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Chapitre VII

La Restauration

La première Restauration (avril 1814 – mars 1815)


Louis XVIII fut déclaré roi des Français le 6 avril 1814 ; mais, retenu en Angleterre par
une crise de goutte, il ne put débarquer à Calais que le 24 avril 1814. Jusqu’à son arrivée, son
frère, le comte d’Artois, fut lieutenant général du royaume. Louis XVIII était convaincu qu’il
était roi « de droit divin », tout comme les rois de l’Ancien Régime. Il n’admit jamais le principe
de la souveraineté du peuple, remplaça le drapeau tricolore par le drapeau blanc et il interdit La
Marseillaise. Cependant, il se rendait compte qu’il ne pourrait restaurer l’Ancien Régime. A la
veille d’entrer à Paris, il promit, par la déclaration de Saint-Ouen (2 mai 1814), de garantir les
libertés politiques, l’égalité devant la loi, la liberté des cultes, la possession des biens nationaux
et de donner à la France un régime constitutionnel. Un mois plus tard, il promulgua une
Constitution, nommée La Charte. La nation française était si lasse de la guerre et du despotisme,
qu’elle accepta sans résistance cette restauration des Bourbons qu’elle n’avait pas souhaitée.
Mais quelque mois suffirent pour dresser le pays contre les Bourbons. Beaucoup
d’émigrés, accueillis à la Cour, avaient des prétentions qui les rendaient odieux : ils réclamaient
avec des menaces la restitution de leurs propriétés ; d’autre part, l’attitude de certains prêtres, qui
désiraient aussi recouvrer leurs propriétés, inquiétait et indignait des milliers de propriétaires
bourgeois et paysans. Enfin, la mise à la retraite de 12.000 officiers, en leur laissant seulement
une moitié de leur solde, exaspéra l’armée et transforma ces demi-soldes en de furieux
adversaires du régime, d’autant plus qu’ils voyaient des émigrés avancer dans la hiérarchie
militaire pour des campagnes qu’ils avaient faites dans les rangs des armées ennemies. Dans la
France d’abord indifférente, la colère grandit et l’on assista à un réveil du sentiment
révolutionnaire contre les nobles et les prêtres. En plusieurs régions, les paysans refusèrent de
payer les impôts, des régiments se mutinèrent et brusquement on apprit le retour de Napoléon.
Les Cent-Jours
De l’île d’Elbe, Napoléon avait surveillé attentivement ce qui se passait en France et en
Europe. Il avait appris qu’à Vienne on parlait de le déporter dans une île plus lointaine. Il savait
aussi que les Bourbons étaient impopulaires et il décida de rentrer en France pour reprendre le
pouvoir. Le 1 mars 1815, à bord du navire l’Inconstant, l’Empereur abordait en Provence, à
Golfe-Juan, non loin de Cannes, avec 700 soldats. « L’aigle avec les couleurs nationales volera
de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame ! »1 disait-il en ajoutant qu’il avait
l’intention d’arriver à Paris sans tirer un seul coup de feu.
Pour gagner Paris, il emprunta une route difficilement accessible, à travers les Alpes
(cette route partait de Cannes, traversait Grasse, Castellane, Sisteron, Gap, Vizille et aboutissait à
Grenoble ; elle a été nommée, depuis ce jour, la Route Napoléon). Trois semaines plus tard, il
était à Paris, après une marche forcée de vingt jours, connue dans l’histoire de la France comme
le « Vol de l’Aigle ». Les troupes envoyées pour l’arrêter passèrent à ses côtés, leurs officiers en
tête – le colonel La Bédoyère à Grenoble, le maréchal Ney à Auxerre, en Bourgogne. Pourtant,
celui-ci avait bien promis au roi Louis XVIII que « l’Ogre serait mis en cage ».
Le 20 mars 1815, Napoléon rentrait au palais des Tuileries d’où Louis XVIII s’était enfui
la veille, en direction de la Belgique. Dans la cour de l’Arc de Triomphe du Carrousel, les
Parisiens criaient « Vive l’Empereur ! ». L’enthousiasme de la foule atteignit au délire, car le
peuple voyait en lui un libérateur de la France, tombée sous le joug des Bourbons. Napoléon
aurait pu s’appuyer sur les masses de paysans et d’ouvriers en profitant de leur haine pour les
nobles et les prêtres qui réclamaient très fort la restitution de leurs biens, nationalisés pendant la
Révolution et le Directoire. Il aurait pu donner des armes aux gens du peuple, pour constituer une
grande armée ; mais il n’osa pas le faire, car cette armée sentait trop fort la République et il
craignait de déchaîner un mouvement révolutionnaire qu’il n’aurait pas pu maîtriser. Il avait une
plus grande confiance en la Garde Nationale et en ses anciens combattants. Pour se concilier la
nation, il se contenta de rallier la bourgeoisie libérale, en lui accordant une Constitution analogue
à la Charte, intitulée Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire. Le manque de confiance
de Napoléon en son peuple fut pour beaucoup de Français une grande déception.

1
Voir André Castelot, Napoléon, t. II, București, Editura Politică, 1970, p. 594
La défaite de Waterloo
Le sort de la France dépendait des souverains alliés. Ceux-ci mirent Napoléon « au ban
de l’Europe » et refusèrent de négocier avec lui. L’Empereur décida de prendre l’offensive et de
combattre ses ennemis. Les deux armées prussienne (de Blücher) et anglaise (de Wellington)
tentaient de se rejoindre aux environs de Bruxelles. Napoléon essaya de les anéantir l’une après
l’autre. Il repoussa les Prussiens à Ligny le 16 juin 1815, mais ne put les écraser. Il laissa au
général Grouchy le commandement de ce front et il se retourna contre les Anglais. Wellington
s’était solidement retranché près du village de Waterloo, sur le plateau de Mont Saint-Jean. Le
combat s’engagea le 18 juin 1815 vers midi seulement. Ce retard fut fatal à l’Empereur, parce
qu’il permit aux Prussiens d’arriver sur le champ de bataille avant que les Anglais ne soient
vaincus. La bataille, acharnée, dura jusque vers neuf heures du soir. Ce fut alors dans l’armée
française une brusque panique, puis la déroute provoquée par l’arrivée des Prussiens. La Vieille
Garde fut la seule qui résista à tous les assauts. Napoléon rentra à Paris trois jours plus tard. Il
n’avait pas perdu tout espoir, car il croyait pouvoir trouver le soutien de toute la nation. Mais
Fouché2 intriguait contre lui, comme Talleyrand l’avait fait une année auparavant. A son
instigation, les députés ont sommé l’Empereur d’abdiquer. Il s’y résigna et abdiqua en faveur de
son fils, le roi de Rome, Napoléon II (le 22 juin 1815). Sans tenir compte de sa volonté, les
députés constituèrent un gouvernement provisoire sous la présidence de Fouché. Ce
gouvernement décida de ne pas défendre Paris ; l’armée française se retira au-delà de la Loire, ce
qui permit aux Anglo-Prussiens d’occuper Paris, le 3 juillet 1815. Louis XVIII, qui s’était
réfugié à Gand, les suivait de très près, impatient de se réinstaller aux Tuileries pour couper court
à toutes les intrigues. Il accepta les conditions de Fouché et le prit comme ministre de la Police.
Le jour-même de la capitulation de Paris, Napoléon arrivait à Rochefort, d’où il voulait
s’embarquer pour les Etats-Unis. Mais une escadre anglaise, qui surveillait avec vigilance les
côtes de la France, empêchait son départ. Comme il craignait d’être arrêté par ordre de Fouché,
2
Joseph Fouché, homme politique français, naquit au Pellerin, près de Nantes, en 1759. Elève des oratoriens, puis
professeur à l’Oratoire, il se rallia en 1789 aux idées révolutionnaires. Elu à la Convention en 1792, il siégea avec
les députés montagnards et vota la mort du roi Louis XVI ; chargé de réprimer l’insurrection fédéraliste et royaliste
de Lyon, il y organisa la Terreur et fut nommé pour cela le Mitrailleur de Lyon. Personnage intrigant et sans
scrupules, il fut l’un des instigateurs du 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Nommé ministre de la Police en 1799, il
se mit au service de Bonaparte pour la préparation du coup d’Etat du 18 Brumaire. Maintenu dans ses fonctions,
ainsi que Talleyrand, il devint duc d’Otrante en 1809 et gouverneur des Provinces Illyriennes par la bienveillance de
Napoléon. Ministre de la Police pendant les Cent-Jours, il trahit Napoléon et présida le gouvernement provisoire
après Waterloo et contribua au retour des Bourbons. Il fut à nouveau nommé ministre de la Police, puis ambassadeur
à Dresde (1815). Atteint comme régicide par la loi de 1818, il s’installa à Prague, puis à Linz. Il devint citoyen
autrichien et s’installa à Trieste, où il mourut en 1820.
ministre de la Police, Napoléon fut contraint de rester quelques jours encore à Rochefort.
Pendant ce temps, il songea à sa légende, dans l’espoir de préparer le trône de la France pour son
fils ; il pensait que se livrer aux Anglais ne serait pas dépourvu de grandeur. Ce fut alors qu’il
prit la décision de s’embarquer sur le navire britannique Bellérophon, qui bloquait la rade du
port. Dans son profond abattement, il pensa que cette noble décision lui convenait mieux que de
se faire arrêter comme un brigand en fuite, sur un navire qui aurait tenté de percer le blocus des
navires anglais. Arrivé en Angleterre avec le bateau Bellérophon, il fut constitué prisonnier, car
pour le gouvernement britannique, il n’était pas un souverain vaincu, mais un criminel de guerre.
On lui apprit par un document officiel, qu’il allait être déporté à Sainte-Hélène, une petite île
perdue au milieu de l’Atlantic sud. Le 6 août 1815, le prisonnier fut embarqué, avec trois
officiers et quelques serviteurs sur un impressionnant bateau de guerre, le Northumberland, qui
allait le transporter à son domicile forcé. Il allait rester à Sainte-Hélène jusqu’à la fin de sa vie (5
mai 1821), en butte aux vexations du gouverneur anglais, Hudson Lowe. Ces six années de
souffrances contribuèrent à l’agrandir dans le souvenir et l’imagination des Français, qui ne
voulurent plus voir en lui que le soldat de la Révolution ; après avoir tant de fois triomphé des
rois européens, il avait été abattu sous leurs coups infâmes et il dépérissait lentement, victime de
leur méchanceté et de leur peur, sur un îlot volcanique et inhospitalier, au large de l’Afrique.

Le second traité de Paris. Le Congrès de Vienne.


Pendant que 1.200.000 soldats des armées alliées occupaient une partie de la France, se
livrant souvent à des abus, les vainqueurs imposèrent à Louis XVIII le second traité de Paris,
beaucoup plus rigoureux que le premier. Par ce traité (20 novembre 1815) la France perdait une
partie de la Savoie et à la frontière du nord on lui enleva Landau, Sarrebruck, Sarrelouis,
Philippeville et Marienbourg, pour permettre une éventuelle invasion. On exigea de la France
une lourde indemnité de guerre et la restitution des œuvres d’art enlevées au cours des guerres de
la Révolution et de l’Empire. Une armée de 150.000 hommes occupa, pendant trois ans, le nord
et l’est du pays. Le résultat final de ce second traité de Paris fut la perte, pour la France, de ses
frontières naturelles et même d’une partie de son territoire d’avant la Révolution. Les
conséquences territoriales étaient doublées de conséquences morales : pour s’être solidarisée
avec Napoléon, la France était mise elle aussi « au ban de l’Europe » ; elle allait être tenue sous
une stricte surveillance par ses vainqueurs. La haine contre les Français, éveillée au cœur des
Allemands par la domination napoléonienne, allait être au cours du XIX ème siècle, la première
forme de la conscience nationale allemande et le liant de la future unité de l’Allemagne.
Cependant, les Français avaient trop vivement ressenti la gloire que leur avait donnée Napoléon
pour ne pas se sentir humiliés de leur condition de vaincus. Ils gardèrent une haine farouche des
traités de 1815 et rendirent les Bourbons responsables de leur humiliation.
Pour régler le sort des territoires libérés de la domination napoléonienne, mais encore
plus pour refaire la carte de l’Europe, un Congrès s’ouvrit à Vienne, entre novembre 1814 et juin
1815, au milieu des fêtes offertes par la Cour impériale d’Autriche. Pour refaire la carte de
l’Europe, les diplomates ne se préoccupèrent pas des aspirations nationales des peuples. Ils
voulurent seulement donner aux puissances victorieuses leur part de butin, tout en veillant à un
certain équilibre de forces entre elles. La Russie et l’Angleterre s’agrandirent considérablement
sans rien perdre de leurs possessions antérieures à 1789. La Prusse et l’Autriche renoncèrent à
certains territoires pour en acquérir de nouveaux. L’Allemagne et l’Italie restèrent morcelées. La
France, dont le sort avait été réglé par le second traité de Paris, semblait n’avoir aucun rôle au
Congrès de Vienne. Cependant, Louis XVIII y envoya son ministre des Affaires étrangères,
Talleyrand, qui, par son habileté diplomatique, réussit à limiter les prétentions de la Prusse et de
la Russie.
Mais ce Congrès contenait un germe de ruine, car il n’avait pas tenu compte du principe
que la Révolution avait proclamé : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Par exemple, la
Pologne était de nouveau partagée entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. La Belgique était
donnée au roi de Hollande, les provinces italiennes de Vénétie et de Lombardie appartenaient à
l’empereur d’Autriche. Toute l’évolution politique de l’Europe au XIX e siècle devait avoir pour
objet de réagir contre les traités de Vienne et de réaliser les aspirations nationales de certains
peuples.

La seconde Restauration (1815 – 1830)


Apres l’épisode des Cent-Jours – pendant lequel Louis XVIII vécut en exil à Gand – il
revint en France et reprit le pouvoir, acceptant les conditions imposées par Fouché 3, pour

3
L’entrée de Fouché dans le cabinet du roi, en juillet 1815, pour déposer son serment de fidélité, est racontée par
Chateaubriand avec une ironie agressive: « Je m’assis dans un coin et j’attendis. Tout-a-coup une porte s’ouvre ;
entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la
vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le Cabinet du Roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et
hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les
contrecarrer les intrigues du duc d’Orléans concernant la couronne de France. Rendu plus sage
par ce second exil, Louis XVIII s’efforça d’appliquer un système fondé sur l’idée qu’« il ne faut
pas être roi de deux peuples » et donc de réconcilier la France révolutionnaire et impériale avec
la monarchie traditionnelle et l’aristocratie d’Ancien Régime. Ayant cette pensée pacifiste, il
conserva la Charte qu’il avait promulguée le 4 juin 1814 (le mot ancien « charte » fut employé
afin d’éliminer le terme révolutionnaire de « Constitution »). Par cette Charte, le roi repoussait le
principe de la souveraineté de la nation, affirmant que l’autorité tout entière était dans la
personne du roi. Mais, malgré ces concessions faites à l’esprit d’Ancien Régime, la Charte
reconnaissait les conquêtes sociales de la Révolution : l’égalité devant la loi, l’admissibilité de
tous à tous les emplois, la propriété des biens nationaux, le Code Civil de Napoléon, la liberté
des cultes (bien que la religion catholique fût déclarée religion d’Etat).
En ce qui concerne le régime politique, Louis XVIII décida que le pouvoir exécutif
devait appartenir seulement au roi : il choisissait et renvoyait les ministres à sa guise et ceux-ci
n’avaient pas de responsabilité politique devant le Parlement (c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas
obligés de démissionner, comme dans un régime parlementaire). Le pouvoir législatif était
partagé entre le roi et les Chambres. Le roi avait l’initiative des lois (il avait le droit de proposer
des projets de loi) ; il y avait deux Chambres, comme en Angleterre : la Chambre des Pairs,
héréditaire, nommée par le roi et une Chambre des Députes, élu au suffrage censitaire, pour une
durée de cinq ans et renouvelable par cinquième tous les ans. Les projets de loi élaborés par les
ministres devaient être votés par les deux Chambres. Les députés avaient le privilège de ne pas
être poursuivis, ni arrêtés pendant les sessions, à l’exception du cas où la Chambre l’autorisait
elle-même. Cette garantie, nommée immunité parlementaire, restera inscrite dans toutes les
Constitutions françaises. Par ce régime, beaucoup plus libéral que le régime impérial, Louis
XVIII espérait rallier à lui tous les Français. En 1815, le roi avait soixante ans ; obèse, souffrant
de la goutte au point de ne pas pouvoir monter à cheval ou de marcher sans aide, il n’était pas un
homme d’action. Il était plutôt un humaniste à l’ancienne mode, il avait des manières royales,
mais ne s’intéressait qu’aux lignes générales de la politique. Pour les détails, il s’en remettait à
ses ministres. Devenu prudent à la suite des événements tragiques subis par sa famille pendant la
Révolution et par deux exils successifs, Louis XVIII était décidé à faire tout son possible pour se

mains du frère du Roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment. » (Mémoires d’Outre-Tombe, troisième
partie, Livre 23, chap. 20, p. 664, http://www.ebooksgratuits.com/ebooksfrance/chateaubriand_memoires_outre-
tombe.pdf, consulté le 20 octobre 2014)
maintenir sur le trône. Il faisait preuve d’une sage modération, qui contrastait avec les
prétentions de son frère, le comte d’Artois, qui avait conservé les idées de l’émigration. Mais
Louis XVIII ne savait pas encore qu’il lui serait très difficile de réconcilier les deux France qui
s’affrontaient alors : la France de l’émigration, qui représentait la droite, et la France de la
Révolution, qui représentait la gauche. Les modérés n’étaient qu’une minorité, encadrée par les
deux France qui se haïssaient. Les royalistes les plus ardents reprochaient à Louis XVIII d’avoir
accordé la Charte ; le maintien de l’œuvre sociale de la Révolution et le partage du pouvoir entre
le roi et la nation leur paraissaient inacceptables. Ils voulaient rétablir la noblesse et le clergé
dans leurs biens et leur donner la direction de l’Etat. Ils souhaitaient donc l’union intime du
gouvernement et de l’Eglise catholique (l’union du trône et de l’autel) et ils s’indignaient que des
non-catholiques fussent acceptés dans des fonctions publiques. Ils étaient plus royalistes que le
roi, raison pour laquelle leurs adversaires les appelaient des ultra-royalistes (ou ultras).
Si les Français de la droite refusaient d’accepter la Charte, ceux de la gauche refusaient
d’accepter les Bourbons, car ils ne voyaient en eux que des princes sans honneur, qui avaient
consenti à signer les traités de 1814 et 1815, et qui se laissaient dicter leur politique par les
ambassadeurs étrangers, qui interdisaient le drapeau tricolore, symbole de la gloire de la
Révolution et de l’Empire. La lutte de ces deux France irréconciliables allait dominer toute
l’histoire de la Restauration.
Peu après le retour de Louis XVIII en France, à la suite de la défaite de Waterloo, les
ultras commencèrent une impitoyable réaction, appelée la Terreur blanche. Dans le midi de la
France, à Marseille, à Nîmes, à Avignon, des centaines de bonapartistes furent massacrés et
l’ancienne haine religieuse contre les protestants reparut. Pendant ce temps, les électeurs
choisissaient comme députés des royalistes fanatiques. Louis XVIII, très satisfait, s’était écrié :
« C’est une Chambre introuvable ! », croyant que la France avait la meilleure Chambre possible.
Ce mot est resté dans l’histoire avec un sens ironique, car à Paris, les députés se montrèrent
assoiffés de vengeance contre le « complot » des Cent-Jours. Le gouvernement était alors dirigé
par un royaliste convaincu, mais d’esprit modéré, le duc de Richelieu. Les violences de la
Chambre introuvable le déterminèrent à aller dans la réaction plus loin que le roi et lui-même
ne l’auraient voulu. Des lois d’exception furent promulguées et on suspendit toutes les libertés ;
des tribunaux extraordinaires (appelés cours prévôtales) furent créés pour rendre des jugements
sans appel. Beaucoup de fonctionnaires furent révoqués, des Conventionnels régicides, qui
s’étaient ralliés à Napoléon au retour de l’île d’Elbe furent bannis (tels Carnot, Fouché, le peintre
David), seize généraux furent condamnés à mort (l’exécution qui causa l’émotion la plus forte
fut celle du maréchal Ney). Très vite, le parti ultra-royaliste se donna une solide organisation. Le
comte d’Artois se mit ouvertement à la tête du parti, constituant à côté du gouvernement, un
gouvernement secret et rival. Leurs principaux journaux furent « La Quotidienne » et le « Journal
des Débats ». Dans chaque département, un comité ultra-royaliste surveillait les fonctionnaires,
faisait pression sur les magistrats. Les ultras ont habilement confondu leurs intérêts avec ceux de
l’église, entraînant le clergé à travailler au succès de leur cause. La société secrète « Les
Chevaliers de la Foi » dirigeait secrètement la réaction monarchiste et catholique. Les Jésuites,
supprimés en 1773 et reconstitués par le Pape Pie VII en 1814, ouvraient des collèges et
dirigeaient des séminaires. Les Chambres interdirent le divorce et donnèrent au clergé la
surveillance de l’enseignement. Ces ultra-royalistes entrèrent bientôt en lutte ouverte avec le
gouvernement (ils demandèrent le suffrage universel, car ils avaient l’appui des masses
paysannes, et le régime parlementaire, car ils voulaient imposer leur volonté aux ministres. Le
seul moyen que le roi trouva pour rétablir l’équilibre à l’intérieur du pays, fut de se débarrasser
de la Chambre introuvable : le 5 septembre 1816, Louis XVIII signa l’ordonnance de dissolution
de la Chambre introuvable. Pendant la période suivante la France connut la formation d’un parti
modéré, que l’on peut appeler le parti constitutionnel, parce qu’il avait comme programme
l’application loyale de la Charte. Pourtant il y avait entre les modérés des divergences d’opinion :
certains penchaient vers la droite et se retirèrent de leurs postes de ministres à la fin de 1818.
Aux élections d’octobre 1816 fut envoyée à la Chambre une majorité de députés modérés, qui
augmenta aux élections partielles des années suivantes. Pendant trois ans ils réalisèrent une
œuvre d’organisation du royaume qui survécut à la Restauration elle-même. On assista à un
redressement des finances, même si la Restauration avait pris à son compte les dettes de l’Empire
et des Cent-Jours. C’est à cette époque que furent instituées les règles qui servent
à l’établissement du budget de l’Etat. Des réformes dans la vie politique apparurent aussi : la loi
électorale de 1817 accorda le droit de vote à tous les contribuables âgés de trente ans qui
payaient 300 francs d’impôt direct. En ce qui concerne la loi militaire, Louis XVIII avait promis
à son avènement au trône, la suppression de la conscription. La loi militaire de 1818 décida que
l’armée se formerait par engagements volontaires. Si ces engagements ne suffisaient pas à
fournir un contingent, on recourait au tirage au sort, avec le droit, pour celui qui était appelé aux
armes, de s’acheter un remplaçant. La durée du service militaire était de six ans. Les soldats
libérés constituaient une armée de réserve, ce qui permit de réintégrer des vétérans de l’Empire.
La loi fixa les conditions de l’avancement des officiers de façon à rendre impossibles les
nominations par la seule faveur. Le régime de la presse fut fixé de façon très libérale en 1819 par
le comte de Serre, ministre de la Justice. La censure et l’autorisation préalable furent supprimées
et les délits de presse furent déférés non plus aux tribunaux correctionnels, mais aux Cours
d’assises, où le jury était moins sévère que les juges de profession.
Ces réformes dans la vie politique et militaire de la France profitèrent surtout aux
libéraux. A la fin de 1818 se forma un parti de gauche, les Indépendants, où fusionnèrent des
éléments très divers : des patriotes comme le général Foy, soldat de la Révolution et de l’Empire,
des libéraux comme l’écrivain Benjamin Constant et des banquiers comme Casimir Perrier et
Laffitte, qui demandaient un régime politique plus libéral, des républicains comme La Fayette,
ou des bonapartistes comme l’avocat Manuel. Depuis 1818 jusqu’à 1819 leur nombre à la
Chambre fut croissant. 
Les progrès des Indépendants finirent par inquiéter les ministres et même les
gouvernements étrangers. La loi électorale allait être modifiée dans un sens réactionnaire,
lorsque survint une catastrophe : pendant la nuit du 13 au 14 février 1820, le duc de Berry (fils
du comte d’Artois) fut assassiné à la porte de l’Opéra. Le meurtrier, un ouvrier nommé Louvel,
espérait anéantir ainsi la dynastie des Bourbons, mais son calcul fut déjoué par la naissance d’un
fils posthume du duc de Berry, le duc de Bordeaux. L’occasion de cet assassinat parut bonne aux
ultra-royalistes pour élever de nouvelles prétentions. Ils demandèrent au roi la mise en accusation
de Decazes (ministre de la Police) comme complice du meurtrier. La chute de Decazes marqua la
fin de la période modérée de la Restauration, qui n’avait pas duré quatre ans (1816-1820).
Le renvoi de Decazes amena la droite au pouvoir où elle resta presque sans interruption
jusqu’en 1830. Elle multiplia les mesures de réaction, déchaînant dans les Chambres des
discussions furieuses et créant souvent dans le pays une atmosphère de révolte. Le duc de
Richelieu redevint président du Conseil du roi et modifia immédiatement le régime électoral. La
loi électorale de 1817 fut remplacée en 1820 par la loi du double vote, qui favorisait les électeurs
les plus riches, qui avaient le droit de voter deux fois, ce qui réduisit considérablement
l’opposition.
Pour arrêter la propagation des idées libérales et faire disparaître les journaux de gauche,
le nouveau président du Conseil, l’ultra-royaliste Villèle fit voter en 1822 une nouvelle loi de la
presse : l’autorisation préalable et la censure furent rétablies, les délits de presse jugés par des
tribunaux correctionnels et désormais on pouvait intenter aux journaux des procès de tendance.
L’alliance du trône et de l’autel se resserra : un prélat devint Grand Maître de l’Université, à la
Sorbonne les cours de l’historien Guizot et du philosophe Victor Cousin furent supprimés.
L’Ecole Normale, les Facultés de Droit et de Médecine furent provisoirement fermées. Les
professeurs d’opinions libérales furent révoqués et remplacés par des ecclésiastiques.
Dépouillée de ses armes légales, l’opposition prit une forme secrète, en recourant à la
force. Au début de 1821 se constitua La Charbonnerie, vaste association secrète fondée par de
jeunes hommes qui avaient connu les Carbonari en Italie. Les chefs en furent La Fayette,
l’avocat bonapartiste Manuel, le député Dupont de l’Eure. Les adhérents, environ 35000 étaient
des intellectuels, des étudiants, la jeunesse du commerce, des militaires en activité ou en demi-
solde. Certains étaient bonapartistes, d’autre républicains, mais ils désiraient tous chasser les
Bourbons et rétablir le drapeau tricolore. La Charbonnerie organisa en 1821-1822 plusieurs
conspirations militaires qui échouèrent et menèrent à de nombreuses condamnations à mort.
Apres ces insuccès, La Charbonnerie se dispersa en 1823. Le seul résultat de ces complots fut de
renforcer la majorité de la droite : aux élections de 1824 l’opposition ne comptait plus que 17
députés.
La Chambre retrouvée de 1824 fut le pendant de la Chambre introuvable de 1815.
Pour consolider son pouvoir, Villèle fit voter la loi de la septennalité, qui fixait la durée de la
législature à 7 ans. Depuis le départ du duc de Richelieu en 1821, le roi se désintéressait de plus
en plus de la politique intérieure et laissait les choses aller au hasard. Quelques mois plus tard, en
septembre 1824, il mourut. L’avènement de son frère, le comte d’Artois au trône sous le nom de
Charles X, redoubla les espoirs des ultras. Ceux-ci imposèrent à Villèle quatre mesures
réactionnaires, par lesquelles ils pensaient réaliser leurs désidérata : la loi du sacrilège de 1825,
qui punissait de mort la profanation des hosties consacrées dans les églises (ainsi on introduisit
dans le Code Civil le principe du crime religieux) ; la loi du milliard des émigrés, qui prévoyait
des remboursements compensatoires pour les émigrés qui avaient perdu leurs propriétés (ces
remboursements étaient une somme égale à 20 fois le revenu de leurs propriétés en 1790) ; le
projet de rétablir le droit d’aînesse (selon lequel le premier fils été avantagé par rapport aux
cadets dans la succession des parents) ; le projet de loi sur la presse, donné en 1827, pour
anéantir la presse politique. Ces quatre mesures provoquèrent l’indignation de l’opposition
libérale et la croissance du nombre des députés libéraux par rapport aux ultras et aux modérés :
aux élections de janvier 1828, les libéraux élus comme députés étaient en nombre de 180 sur 170
députés royalistes et 75 modérés.
Charles X hésitait à engager la lutte entièrement : il confia d’abord le pouvoir à des
royalistes modérés, dont le plus important était Martignac. Mais le roi saisit le premier prétexte
pour se débarrasser de Martignac et appeler au pouvoir son ami, Polignac, l’un des chefs du parti
ultra-royaliste. Immédiatement, deux partis se formèrent, décidés à aller jusqu’au renversement
de la dynastie des Bourbons : le parti républicain, formé d’étudiants, d’ouvriers, de débris de
sociétés secrètes et un parti orléaniste, formé de quelques libéraux groupés autour de Talleyrand,
du baron Louis et du banquier Laffitte qui voulaient remplacer Charles X par le duc d’Orléans.
Une habile propagande fut entreprise en sa faveur par de jeunes journalistes, spécialement par
Thiers.
Charles X fit dissoudre la Chambre qui était dominée par ces deux partis de l’opposition.
Les nouvelles élections eurent lieu en juin-juillet 1830 et furent gagnées toujours par l’opposition
libérale. Charles X refusa de se soumettre à la volonté des Français, exprimée par les élections et,
conseillé par ses ministres, il pensa qu’ils avaient le droit de légiférer par des ordonnances et de
modifier les lois. Ils préparèrent quatre Ordonnances qui constituèrent un véritable coup d’Etat.
Les deux premières ordonnances créaient une nouvelle loi sur la presse et une nouvelle loi
électorale (celles-ci n’avaient pas été votées par les deux Chambres, elles étaient donc illégales).
Une troisième ordonnance dissolvait la Chambre nouvellement élue ; ainsi, le roi commettait une
nouvelle illégalité en déniant les élections. La quatrième ordonnance fixait la date des nouvelles
élections.
Les ordonnances parurent au « Moniteur » le 26 juillet 1830. Les journalistes,
directement atteints par l’ordonnance sur la presse, se réunirent aux bureaux du « National » et
publièrent une protestation rédigée par Thiers.
Comme au 14 juillet 1789 et au 10 août 1792, le peuple de Paris se souleva en faveur des
libertés politiques menacées. En trois journées, 27, 28, 29 juillet 1830, restées célèbres dans
l’histoire de la France, sous le nom des Trois Glorieuses les Bourbons allaient être renversés.
Le roi Charles X et son ministre Polignac n’avaient prévu aucune mesure en cas de
révolte. Dans l’après-midi du 27 juillet 1830, les premiers coups de feu furent tirés et les
premières barricades furent élevées. Le peuple s’arma dans les boutiques des armuriers et dépava
les rues. Le 28 juillet les gardes nationaux, armés se joignirent au peuple et adoptèrent le drapeau
tricolore. Les troupes armées du général Marmont échouèrent dans leur offensive et se replièrent
autour des Tuileries et du Louvre. Le 29 juillet le peuple attaqua à son tour, enleva le Palais
Bourbon, puis le Louvre. Deux régiments firent défection et le général Marmont évacua ses
troupes de Paris. Le soir, Charles X annonça qu’il retirait les quatre Ordonnances, mais c’était
trop tard : le peuple vainqueur ne voulait plus les Bourbons au pouvoir. Pendant ce temps, les
deux partis de l’opposition, les républicains et les orléanistes manœuvraient pour s’emparer du
pouvoir. Les insurgés comptaient sur La Fayette pour proclamer la République. En même temps,
les orléanistes posèrent la candidature du duc d’Orléans. Pour éviter la République qui leur
faisait peur, les députés et les Pairs se rallièrent à la candidature du duc d’Orléans. Celui-ci
accepta et le 31 juillet 1830, au matin, il se rendit à l’Hôtel de Ville, quartier général des
républicains, pour y recevoir l’investiture populaire. Cette action audacieuse lui réussit : à
l’Hôtel de Ville, le duc d’Orléans et La Fayette s’embrassèrent aux acclamations de la foule.
Ainsi, la victoire des républicains était escamotée par les orléanistes. Cependant, pour sauver au
moins sa dynastie, Charles X et son fils, le duc d’Angoulême, abdiquèrent le 2 août 1830, en
faveur du duc de Bordeaux (fils posthume du duc de Berry) et pour empêcher le duc d’Orléans
d’usurper la couronne, Charles X le nomma régent.
Mais ni le peuple ni les Chambres ne tinrent compte de ses décisions. Le roi Charles X et
sa famille gagnèrent Cherbourg, d’où ils s’embarquèrent pour l’Angleterre. Pendant ce temps, le
duc d’Orléans devenait roi des Français, sous le nom de Louis Philippe Ier.
Commentaires de textes et d’œuvres d’art

Victor Hugo, Waterloo (texte intégré au roman Les Misérables, 1862)4

Dès 1845, Victor Hugo se proposait d’écrire un ample roman qu’il voulait intituler Les
Misères. Il en rédigea une partie du 17 novembre 1845 au 14 février 1848, puis il s’interrompit à
cause des journées révolutionnaires de février 1848 et des événements ultérieurs qui allaient
précipiter la France vers le Second Empire.
Pendant ce temps, la situation du grand poète et écrivain allait changer du tout au tout : si,
en avril 1845 il avait été nommé pair de France par le roi Louis-Philippe, les journées
révolutionnaires de février 1848 l’ont détaché de la monarchie et l’ont déterminé à se rallier à la
République. Il a ensuite soutenu la candidature du prince Louis-Napoléon Bonaparte à la
présidence de la République ; peu après, sa ferme opposition au prince-président et sa vaine
résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, l’ont transformé en proscrit et en exilé pour les
vingt années suivantes. C’est bien le sens de l’affirmation qu’il fit en 1853, en reprenant la
rédaction du roman Les Misérables : « Ici le pair de France s’est interrompu et le proscrit a
continué. »5
Dans ce roman impressionnant de lucidité et de tendresse pour le menu peuple, roman à
portée sociale et humanitaire, il a inséré aussi de longs passages construits en manière de
poèmes. Les accents épiques et lyriques s’entremêlent, se fondent les uns dans les autres, pour
éblouir finalement le lecteur par des scènes inoubliables. Non seulement les personnages
principaux – tels le bagnard Jean Valjean, l’impitoyable policier Javert, la petite orpheline
Cosette, Gavroche, le gamin des rues de Paris – mais aussi certains épisodes et certains
personnages, de moindre importance dans la trame principale du roman, émeuvent profondément
le lecteur, par une force évocatoire peu commune et par une sensibilité romantique qui frise la
démesure.
Nous allons tenter d’exemplifier notre propos par des fragments d’inspiration historique,
car Victor Hugo, en écrivain engagé et en penseur lucide de son époque, ne pouvait rester
insensible aux grands événements qui avaient marqué la vie sociale et politique de son pays.
4
Toutes les références au roman Les Misérables, données entre parenthèses à la fin des citations, renvoient à
l’édition Bookking International, Paris, 1996, t. I.
5
Voir Arnaud Laster, Pleins feux sur Victor Hugo, Comédie-Française, 1981, p. 160.
Les textes que nous allons analyser sont consacrés à la bataille de Waterloo (épisode
que Hugo rédigea seulement en décembre 1861, après avoir visité les lieux précis du combat et
après s’être documenté dans les livres d’histoire, sur le terrain et en interrogeant des habitants de
la contrée et des témoins. Nous nous sommes demandé pourquoi Hugo n’a pas écrit plus tôt ces
pages sur cette terrible bataille, qui a mis fin, d’une façon sanglante et irrémédiable, au règne de
Napoléon Ier. Nous pensons qu’il a laissé s’écouler près d’un demi-siècle entre Waterloo et son
écriture pour pouvoir mieux discerner en son cœur ce qu’il y avait d’admiration, d’adhésion
patriotique et de colère ou de dépit contre l’Empereur et contre les ennemis de la France. A ce
moment-là en 1861, Hugo avait atteint la maturité intellectuelle et artistique et il a probablement
senti qu’il pourrait tirer de cette bataille l’un de ses récits les plus troublants, en même temps
qu’une scène génératrice des drames racontés dans son roman.
La bataille de Waterloo est évoquée dans la deuxième partie du roman, intitulée Cosette.
L’écrivain lui a consacré le Livre premier, formé de dix-neuf chapitres. Ces chapitres sont des
segments textuels de trois ou quatre pages chacun, mais si denses, comprenant des informations
si précises, si serrées autour des événements, qu’il est difficile au lecteur de marquer sa
préférence.
Nous nous attarderons pourtant sur quelques passages qui nous ont semblé édifiants, tant
pour la précision des informations que pour la sensibilité de l’écrivain.
Dans le second chapitre, intitulé Hougomont, Hugo décrit un vieux château détruit par
des coups de canon pendant la terrible bataille, dont il ne reste qu’une ferme encore habitée. Les
descriptions de la chapelle incendiée, du puits où l’on avait jeté trois cents soldats morts ou
mourants, du verger dévasté par les obus et la mitraille, sont teintées d’une ironie amère et d’une
vive sensibilité, qui ne peuvent pas passer inaperçues au lecteur, comme en témoigne le passage
suivant :

« Le verger pourtant fut pris. On n’avait pas d’échelles, les Français grimpèrent avec les
ongles. On se battit corps à corps sous les arbres. Toute cette herbe a été mouillée de sang. Un
bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroyé là. Au dehors, le mur contre lequel furent
braquées les deux batteries de Kellermann est rongé par la mitraille. Ce verger est sensible comme
un autre au mois de mai. Il a ses boutons d’or et ses pâquerettes, l’herbe y est haute, des chevaux de
charrue y paissent […] On marche dans cette friche et les pieds enfoncent dans les trous des taupes.
Au milieu de l’herbe on remarque un tronc déraciné, verdissant. Le major Blackman s’y est adossé
pour expirer. Sous un grand arbre voisin est tombé le général allemand Duplat… » (pp. 354-355)

Les images surprises par Hugo dans ce passage sont saisissantes : à quarante-six ans de distance,
le verger porte encore les marques de sa mutilation : les troncs déracinés des arbres, recouverts
de mousse verdâtre, pourrissent déjà, rappelant à l’esprit des témoins les soldats qui sont morts
en s’y appuyant. Et en antithèse avec cette image de la mort, apparaît l’image du verger fleuri et
verdoyant, souriant au doux mois de mai.
Dans le chapitre III, intitulé Le 18 juin 1815, Hugo s’attache à expliquer les raisons pour
lesquelles, malgré le génie militaire de Napoléon, la bataille a été perdue. La conviction de
l’écrivain était que Napoléon, en vieillissant, n’avait pas perdu « le sens direct de la victoire » et
« que son plan de bataille était, de l’aveu de tous, un chef d’œuvre » (p. 357)
Les principales raisons de cette terrible défaite ont été, selon Hugo, le retard avec lequel
le combat a commencé (à cause de la terre détrempée par l’orage de la veille, ce qui rendait
presque impossibles les manœuvres de l’artillerie française) ce qui a permis aux troupes
prussiennes de Blücher d’arriver avant que les Anglais de Wellington ne fussent vaincus.
Hugo pensait que le résultat du combat aurait été tout autre si les conditions
atmosphériques et celles du terrain avaient été favorables. Et par surcroît de malheur, l’imprévu
s’est mêlé aux événements de la bataille, conduisant l’armée française à la débâcle.
L’imprévu dans cette bataille, a été une certaine particularité du terrain, dont Napoléon
n’avait pas été informé. Il s’agit d’un chemin creux, une sorte de ravin entre les villages Braine
l’Alleud et Ohain. Avec la minutie d’un historien, Hugo précise que le 18 juin 1815, sur le
plateau de Mont-Saint-Jean, « les pluies avaient encore raviné cette roideur, la fange compliquait
la montée, et non seulement on gravissait, mais on s’embourbait. Le long de la crête du plateau
courait une sorte de fossé impossible à deviner pour un observateur lointain. » (p. 370)
Napoléon, présenté par Hugo comme une figure hyperbolique, comme « un de ces génies
d’où sort le tonnerre » et qui « venait de trouver son coup de foudre » avait ordonné aux
cuirassiers de Milhaud d’enlever le plateau de Mont-Saint-Jean.
Dans le chapitre suivant, intitulé L’Inattendu, Hugo décrit les trois mille cinq cents
cuirassiers français, « des hommes géants sur de chevaux colosses » (p. 374) La description qui
suit est faite non pas de la perspective froide et précise d’un historien, mais de celle d’un poète
épique, imprégné par le souffle immense de cette cavalcade héroïque :

« Alors on vit un spectacle formidable. Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et
trompettes au vent, formée en colonne par divisions, descendit d’un même mouvement et comme
un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de Belle-
Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommes étaient déjà tombés, y disparut
dans la fumée, puis sortant de cette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacte et
serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente
de boue du plateau Mont-Saint-Jean.
Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie
et de l’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Etant deux divisions, ils étaient deux
colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de
loin s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille
comme un prodige. » (p. 374-375)

L’art de l’écrivain consiste ici en une description passionnée de cette masse d’hommes
armés, à cheval, recouverts de cuirasses de fer battu et de casques, se ruant sans hésitation sur les
rangs de l’armée ennemie. La force suggestive de cette image réside dans le fait que les
cuirassiers lancés au combat semblent former deux immenses serpents d’acier, dangereux et
menaçants. Hugo les compare à une hydre et à un monstre n’ayant qu’une seule âme ; il
témoigne son admiration à leur endroit en les comparant ensuite aux héros des épopées orphiques
« racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à
poitrail équestre. » (p. 375)
Présentés de cette manière, les braves cuirassiers de Napoléon semblent invincibles. Mais
l’inattendu allait se produire et les entraîner à leur perte : en montant vers la crête du plateau,
conduits par l’intrépide maréchal Ney, ils étaient attendus par les troupes anglaises et par une
déclivité imprévue du terrain:

« Derrière la crête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterie anglaise


formée en treize carres, la crosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette,
attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers, et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait
monter cette marée d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le
frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le
cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eu un silence redoutable, puis,
subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête et les
casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant : vive
l’empereur ! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau et ce fut comme l’entrée d’un
tremblement de terre.
Tout-à-coup, chose tragique, à la gauche des anglais, à notre droite, la tête de la colonne de
cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crête, effrénés,
tout à leur furie et à leur course d’extermination sur les carrés et les canons ennemis, les cuirassiers
venaient d’apercevoir entre eux et les anglais un fossé, une fosse. C’était le chemin creux
d’Ohain. L’instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu, béant, à pic sous les pieds des
chevaux, profond de deux toises entre son double talus ; le second rang y poussa le premier et le
troisième y poussa le second ; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la
croupe, glissaient les quatre pieds en l’air, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de
reculer, toute la colonne n’était plus qu’un projectile, la force acquise pour écraser les anglais
écrasa les français, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que comblé, cavaliers et chevaux y
roulèrent pêle-mêle, se broyant les uns les autres, ne faisant qu’une chair dans ce gouffre, et quand
cette fosse fut pleine d’hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa. Presque un tiers de la
brigade Dubois croula dans cet abîme. Ceci commença la perte de la bataille. » (pp. 375-376)

Nous pensons que dans cet extrait, l’écrivain dépasse largement la rigueur et la précision
documentaire de l’historien, donnant à son écriture une dimension épique inégalable : la
description cède la place au récit mouvementé, dont était grandement capable le romancier
visionnaire Hugo. La première partie de ce fragment est dominée par les suggestions auditives :
l’infanterie anglaise entendait cette marée d’hommes, le bruit grossissant des sabots, le cliquetis
des sabres, le son métallique des cuirasses et un souffle farouche. L’effet en est très puissant sur
le lecteur aussi, qui ressent l’anxiété grandissante des soldats anglais, culminant au moment de
silence redoutable qui a précédé l’affrontement décisif ; à notre avis, par la caractère visionnaire
de son écriture, Hugo arrive à susciter dans l’esprit et dans le cœur du lecteur un effet d’adhésion
affective aux braves cuirassiers français, qui se précipitaient aveuglement vers la mort : juste
après leurs déferlement sur le plateau, semblable à un tremblement de terre, les cavaliers français
se sont engouffrés dans le ravin profond et étroit qui les séparait de l’infanterie anglaise. Ce
ravin, « ce fossé » est devenu pour eux « une fosse », c’est-à-dire un sépulcre.
La seconde partie du fragment reproduit ci-dessus, commençant par « l’instant fut
épouvantable » prépare déjà le lecteur pour une scène d’horreur. Et c’est bien ce qui suit, car
avec un art accompli, Hugo évoque cette chute terrifiante d’une partie des chevaux et des
cavaliers dans ce gouffre, d’une hauteur de deux toises (quatre-cinq mètres). Au niveau du style,
on remarque la profusion des verbes d’action, qui se succèdent à un rythme de plus en plus
accéléré, suggérant la course effrénée vers la mort, les phrases sont longues, mais formées de
propositions juxtaposées, séparées uniquement par des virgules, comme pour rendre la sensation
de rapidité de la course destructrice irrépressible. L’insistance du romancier sur les termes
gouffre, abîme, fossé, fosse, transmet au lecteur l’idée de l’anéantissement, de la mort prochaine.
La fin du chapitre L’Inattendu est un très bel exemple de la réflexion philosophique de
Hugo, fondé sur son profond entendement des événements historiques, autant que sur ses
préoccupations pour les phénomènes sociaux qui marquent l’évolution de l’humanité :

« Etait-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? nous répondons non. Pourquoi ? à
cause de Wellington ? à cause de Blücher ? Non. A cause de Dieu.
Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n’était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. Une
autre série de faits se préparait, où Napoléon n’avait plus de place. La mauvaise volonté des
événements s’était annoncée de longue date. Il était temps que cet homme vaste tombât.
L’excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l’équilibre. Cet individu
comptait à lui seul plus que le groupe universel. » (p. 377)

Malgré l’admiration que Hugo ressentait pour Napoléon, génie militaire, symbole de la France
révolutionnaire et impériale, l’écrivain le juge avec l’esprit lucide de la maturité, ayant la
profonde intuition du sens de sa chute : cette surabondance de vitalité humaine, concentrée dans
un seul homme aurait été nuisible à la société si elle avait duré. Alors, pense Hugo, avec son
humanisme chrétien « le moment était venu pour l’incorruptible équité suprême d’aviser », c’est-
à-dire de prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier à ce mal. Les phrases suivantes,
tout en poursuivant l’idée chrétienne de la miséricorde divine, illustrent fort bien la
préoccupation du romancier pour les souffrances humaines et pour la nécessité de les soulager :
« Le sang qui fume, le trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des
plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d’une surcharge, de mystérieux gémissements
de l’ombre, que l’abîme entend.
Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée.
Il gênait Dieu.
Waterloo n’est point une bataille ; c’est le changement de front de l’univers. » (p. 377)

Ce qui frappe l’esprit du lecteur dans ce passage, c’est la profonde gravité


de l’expression, soulignant la croyance de Hugo en la justice divine qui s’accomplit, implacable,
en dépit de la puissance et de la grandeur qu’un être humain puisse atteindre. La sagesse
désabusée de Hugo l’a mené, à son âge mûr, à la conviction que les actions violentes et les lois
iniques imposées par certains hommes à l’humanité sont finalement punis par Dieu, pour rétablir
l’équilibre du monde et réintégrer l’humanité dans l’harmonie universelle.
Dans le chapitre XII, intitulé La Garde, Hugo fait l’éloge du courage héroïque des soldats
de la garde impériale, qui, après la charge furieuse, mais vaine des cuirassiers, s’avance à son
tour pour couvrir la retraite de l’armée française :

« Comme elle sentait qu’elle allait mourir, elle cria : vive l’empereur ! L’histoire n’a rien
de plus émouvant que cette agonie éclatant en acclamations […] Quand les hauts bonnets des
grenadiers de la garde, avec la large plaque à l’aigle apparurent, symétriques, alignés, tranquilles,
superbes, dans la brume de cette mêlée, l’ennemi sentit le respect de la France ; on crut voir vingt
victoires entrer sur le champ de bataille, ailes déployées, et ceux qui étaient vainqueurs s’estimant
vaincus, reculèrent ; […] Une nuée de mitraille cribla le drapeau tricolore frissonnant autour de nos
aigles, tous se ruèrent, et le suprême carnage commença. La garde impériale sentit dans l’ombre
l’armée lâchant pied autour d’elle, et le vaste ébranlement de la déroute, elle entendit le sauve-qui-
peut ! qui avait remplacé le vive l’empereur ! et avec la fuite derrière elle, elle continua d’avancer,
de plus en plus foudroyée et mourant davantage à chaque pas qu’elle faisait. Il n’y eut point
d’hésitants, ni de timides. Le soldat dans cette troupe était aussi héros que le général. Pas un
homme ne manqua au suicide.
Ney, éperdu, grand de toute la hauteur de la mort acceptée, s’offrait à tous les coups dans
cette tourmente. Il eut là son cinquième cheval tué sous lui. En sueur, la flamme aux yeux, l’écume
aux lèvres, l’uniforme déboutonné, une de ses épaulettes à demi coupée par le coup de sabre d’un
horse-guard, sa plaque de grand-angle bosselée par une balle, sanglant, fangeux, magnifique, une
épée cassée à la main, il disait : Venez voir comment meurt un maréchal de France sur le champ de
bataille ! Mais en vain : il ne mourut pas. Il était hagard et indigné […] Il criait au milieu de toute
cette artillerie écrasant une poignée d’hommes : Il n’y a rien pour moi ? Oh ! Je voudrais que tous
ces boulets anglais m’entrassent dans le ventre ! Tu étais réservé à des balles françaises,
infortuné ! » (pp. 385-386)

Dans le passage que nous venons de reproduire ci-dessus, Hugo nous fait assister à une
scène tout aussi émouvante que celle présentée antérieurement. Les grenadiers de la garde
impériale ayant reçu l’ordre d’entrer en ligne, sous l’épouvantable mitraille anglaise et
prussienne, s’avancent sans hésitation, sûrs de mourir et acclamant encore leur empereur. Ils se
dévouent complètement à celui-ci, tâchant, par leur sacrifice, de sauver les troupes démantelées
de l’armée française, aussi bien que l’honneur militaire de la France. L’admiration de Hugo à
leur endroit est immense, évoquant aussi, avec sa force visionnaire et hyperbolique, le respect
des Anglais pour l’héroïsme de ces soldats français. Les lignes consacrées ensuite par Hugo au
maréchal Ney6 lui rendent une justice devant la postérité, contre ces pairs de France ralliés à
Louis XVIII qui, l’ayant accusé de trahison, l’ont impitoyablement condamné à mort. Dans ces
lignes, Ney apparaît dans toute la grandeur d’un homme dévoué à l’Empereur et désespéré de
voir s’écrouler le monde qu’il l’avait aidé à bâtir. La longue phrase dans laquelle il est décrit
emprunte le rythme affolant de la bataille et nous le montre surexcité, furieux et hagard, criant,
s’offrant avec exaltation à la mort, cherchant en vain un coup de mitraille ou un boulet de canon
pour se faire tuer. Et le romancier conclut, sur un ton amer : « Tu étais destiné à des balles
françaises, infortuné ! » Ainsi, Hugo met en valeur encore une destinée exceptionnelle, celle
d’un soldat devenu maréchal de France, prince d’Empire, pour finir sa vie non héroïquement,
comme il le souhaitait, sur le champ de bataille de Waterloo, mais fusillé misérablement, comme
un traître, par un peloton d’exécution.

6
Michel Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskova, maréchal de France (1769-1815). Fils d’un tonnelier, il
s’engagea dans l’armée en 1788 et en 1796 il était général de brigade après la prise de Mannheim. Il était un homme
intrépide, surnommé « le brave des braves ». Maréchal d’Empire en 1804, il remporta la victoire d’Elchingen en
1805. En 1812 il fit la campagne de Russie, où il se couvrit de gloire, et fut fait prince de la Moskova. Il participa à
la campagne de 1813 (Bautzen, Lützen, fut battu à Dennewitz). Il poussa Napoléon à abdiquer en 1814 et se rallia à
Louis XVIII qui le fit pair de France et gouverneur de Besançon. Le roi le chargea d’arrêter Napoléon à son retour
de l’île d’Elbe, mais Ney se rallia à l’Empereur le 13 mars 1815. Il fit preuve d’un grand courage à la bataille de
Waterloo. S’étant caché, après la défaite, il fut arrêté et il comparut devant la Chambre des pairs, qui le condamna à
mort pour avoir trahi les Bourbons. Il fut fusillé peu après, à proximité de l’observatoire de Paris (voir Le Robert
Encyclopédique des Noms Propres, éd. cit., p. 1615).
Par sa prodigieuse imagination évocatoire, par la magie des mots, plus que par la
précision de la documentation historique, Victor Hugo réussit à faire du lecteur un spectateur
vivant de Waterloo et à lui faire sentir toute la férocité, toute la sanglante énormité de cette
bataille. Et au-dessus de tout ce carnage plane la volonté divine, car ce 18 juin 1815 a été « la
journée du destin » et a fait de Waterloo « le gond du dix-neuvième siècle qui allait mener, par la
disparition du grand homme, à l’avènement du grand siècle » (p. 388)
Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830)

Lorsque le roman Le Rouge et le Noir7 parut, à la mi-novembre 1830, les critiques


littéraires de la presse ultra-royaliste et même les moralistes, ne furent pas tendres pour Stendhal,
ni pour son œuvre. Le roman leur avait déplu parce que Stendhal, esprit solitaire et original, les
avait choqués par la peinture trop acide des mœurs de la société française, provinciale et
parisienne, de son époque, de même que par l’arrivisme trop évident du personnage principal,
Julien Sorel.
Pourtant, Stendhal avait sous-titré son roman « Chronique de 1830 », ce qui devait
convaincre ses contemporains qu’il avait fidèlement transcrit dans son livre des événements
réels, qui s’étaient passés quelques mois avant sa publication. Mais l’écrivain contribua lui-
même à brouiller les pistes de l’interprétation univoque, en faisant précéder son roman d’un
« Avertissement à l’éditeur », que nous reproduisons ci-dessous :

« Cet ouvrage était prêt à paraître lorsque les grands événements de juillet [1830] sont
venus donner à tous les esprits une direction peu favorable aux jeux de l’imagination. Nous avons
lieu de croire que les feuilles suivantes furent écrites en 1827 » (p. 19)

Comment interpréter l’intention de l’auteur de tromper son public et ses commentateurs


sur la période à laquelle il avait écrit ce roman ? Nous pensons, tout comme Claude Roy, que
cette « chronique » était une œuvre politique, retraçant « l’histoire d’un plébéien qui dissimule
son insoumission sous les apparences hypocrites de l’extrême soumission, qui a trop de feu pour
y parvenir et pour parvenir »8 et finit par être broyé par une société impitoyable, formée de
bourgeois riches et corrompus, apeurés devant des jeunes gens d’une classe inférieure, qui
pourraient renverser l’ordre établi par la Restauration, et les anéantir eux-mêmes, comme cela
s’était déjà passé pendant la Révolution et la Convention.
Nous pensons que celle-ci est la véritable raison pour laquelle le roman a déplu aux
critiques littéraires accrédités de l’époque. Nous pensons que c’est aussi la raison pour
laquelle, lors de la publication, en novembre 1830 (la chute de la Restauration s’étant produite en

7
Toutes les références au roman Le Rouge et le Noir, données entre parenthèses à la fin des citations, renvoient au
volume paru aux Editions Gallimard, 1972.
8
Claude Roy, « Préface » au roman Le Rouge et le Noir, éd. cit., p. 10.
juillet 1830), Stendhal tenta de faire croire au public que les événements racontés dans ce roman
étaient antérieurs à la dernière année du règne de Charles X. C’était une manière de protéger son
œuvre contre une possible accusation d’écriture subversive, même pour le nouveau régime
instauré par le roi Louis-Philippe Ier.
Mais les faits racontés, ainsi que la peinture de la société, même en l’absence des noms
réels de certaines personnalités politiques, renvoient avec certitude à la dernière période du règne
de Charles X. Pour être fidèle à sa conception de la réalité et peut-être pour ne pas gâter la fin de
cette peinture si véridique de la société, Stendhal a repoussé la solution romanesque de faire
gracier son héros ; comme on le sait, à la fin du roman, Julien Sorel est condamné à mort par les
jurés de la Cour d’assises de Besançon, appartenant tous à cette bourgeoisie riche, préoccupée
uniquement de son bien-être et de sa stabilité. Julien Sorel accepte dignement l’idée de sa
condamnation à la peine capitale, plus encore, il la provoque lorsque, dans un sursaut de fierté, il
prononce pendant la dernière séance de son procès, une sorte de réquisitoire à l’adresse des jurés,
comme le prouve la citation suivante :

« Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité que, dans le
fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés, quelque paysan
enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés. » (p. 549)

Ce personnage, Julien Sorel, est un petit bourgeois de province, fils d’un charpentier
bourru et grossier ; il est fort différent de son père et de ses frères aînés : il est sensible,
intelligent et quelque peu cultivé (connaissant le latin et pouvant réciter la Bible par cœur). Ce
jeune homme, malgré sa constitution physique plutôt délicate, est ambitieux et calculateur, ayant
le culte de l’énergie et comme modèle, le grand Napoléon Bonaparte. Il réussit, grâce à son
ambition et à son hypocrisie, à gagner une place dans le monde de la petite noblesse de province,
étant engagé comme précepteur des enfants de M. de Rênal, le maire de Verrières.
Le roman poursuit l’évolution de Julien dans des milieux sociaux différents de celui dont
il provient : d’abord dans le milieu bourgeois et aristocratique de Verrières, ensuite dans le
séminaire de Besançon, et finalement dans le milieu de la grande noblesse parisienne, comme
secrétaire du marquis de la Mole. C’est un roman de formation, car, du jeune homme ignorant et
de condition modeste qu’il était, il arrive – à force d’intelligence, de patience et d’actions qu’il
s’impose comme autant de devoirs envers lui-même, mais aussi par des gestes impulsifs et
passionnés – à connaître profondément ces milieux dominés par l’hypocrisie, les intérêts
d’argent et les différences de classe sociale. Malgré les qualités et l’énergie qui le caractérisent,
Julien commet une action blâmable sous l’impulsion d’une colère juvénile irréfléchie : dans
l’église de Verrières, il blesse madame de Rênal en tirant sur elle deux coups de pistolet ; il en
sera jugé et, malgré l’intervention des deux femmes qui l’aiment, madame de Rênal et Mathilde
de la Mole, il sera condamné à mort et guillotiné.
Dans ce commentaire, nous avons l’intention de montrer que le roman a de l’importance
non seulement par cette intrigue sentimentale, digne d’un roman romantique plein de fougue et
d’exaltation, mais aussi par la manière très réaliste de rendre les mœurs de la société française
pendant la dernière année de la Restauration. Le texte que nous allons analyser de ce point de
vue et le chapitre XVIII du Livre premier, chapitre intitulé Un Roi à Verrières. Au début du
chapitre, les habitants de la petite ville de Verrières apprenaient la nouvelle que « Sa Majesté, le
roi de *** arrivait le dimanche suivant. » (p. 127)
En quelques phrases, Stendhal réussit à rendre à merveille l’agitation et le remue-ménage
qui s’emparent d’une petite ville de province à l’annonce d’une visite royale ; en plus, l’écrivain
nous dévoile les intrigues à substrat politique : M. de Rênal, le maire de Verrières étant un ultra-
royaliste, veut à tout prix faire nommer M. de Moiraud, l’homme le plus dévot du pays, son
premier adjoint, pour contrecarrer les prétentions des libéraux, riches fabricants de la région qui
espèrent voir cette fonction occupée par un des leurs. La prochaine visite du roi semble une
bonne occasion à M. de Rênal pour hâter la nomination de son protégé ; pour cela il lui propose
de commander la garde d’honneur préparée pour l’arrivée du roi.
A ce moment du récit, le narrateur intervient ironiquement, sans en avoir l’air :

« Il n’y avait rien à dire de la dévotion de M. de Moiraud, elle était au-dessus de toute comparaison,
mais jamais il n’avait monté à cheval. C’était un homme de trente-six ans, timide de toutes les
façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule » (p. 127)

Mais malgré la peur terrible que lui fait l’idée de monter un cheval, M. de Moiraud
accepte cet honneur « comme un martyre », pour freiner l’ascension des libéraux qui, devenant
millionnaires, aspirent au pouvoir, au détriment des ultras, propriétaires terriens conservateurs,
attachés au roi et à l’autel. Une action de grande importance, dans le déroulement de ce chapitre,
est celle de Mme. de Rênal, qui obtient de M. de Moiraud et de M. le sous-préfet, de nommer
Julien Sorel « garde d’honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort
aisés. » (p.128) En plus, poussée par l’amour et par son orgueil de voir briller Julien, elle lui fait
faire un uniforme neuf, bleu de ciel, avec des épaulettes de colonel, en argent.
De son côté, M. de Rênal, en sa qualité de maire de la ville, s’est occupé d’une grande
cérémonie religieuse pendant laquelle le roi doit visiter la fameuse relique de saint Clément.
C’est dans l’organisation de cette cérémonie que l’on voit le mieux les rivalités sourdes qui
dominaient alors la société de province, même dans les rangs du clergé : M. Maslon, le nouveau
curé de Verrières, ne voulait à aucun prix que l’abbé Chélan (vieux prêtre janséniste, qui avait
été révoqué de sa fonction pour qu’elle soit occupée par le jésuite abbé Maslon) parût avec les
autres membres du clergé à la cérémonie. Mais ce manque d’égards lui a été déconseillé par M.
de Rênal, car il savait que l’abbé Chélan était connu et estimé par le Marquis de la Mole, qui
accompagnait le roi. Craignant l’influence de ce puissant marquis à la cour, autant que son esprit
moqueur, M. de Rênal réussit à convaincre l’abbé Maslon de céder et d’envoyer à l’abbé Chélan
une lettre « mielleuse » d’invitation à la cérémonie de la relique de Bray-le-Haut. Non seulement
le vieil abbé accepta, mais encore demanda-t-il une lettre d’invitation pour son ancien élève,
Julien Sorel.
Ainsi, Julien eut l’occasion de prendre part à la visite du roi, tant en qualité d’officier de
la garde d’honneur, qu’en qualité de sous-diacre. Ces deux rôles, celui de militaire et celui de
clerc d’un ecclésiastique (même s’il n’est en réalité ni l’un, ni l’autre) il les remplit fort bien,
traitant avec un superbe dédain l’opinion publique de la ville, qui commençait déjà à le regarder
avec hostilité, comme un parvenu qui n’avait aucun droit à la grandeur. Cette hostilité est bien
évidente dans le passage suivant :

« Mais une remarque fit oublier les autres : le premier cavalier de la neuvième file était un
fort joli garçon, très mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d’indignation chez les
uns, chez d’autres le silence de l’étonnement, annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait
dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du
charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit
ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde
d’honneur, au préjudice de MM. tels et tels, riches fabricants ! Ces messieurs, disait une dame
banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. – Il est sournois et
porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure. » (p. 130)

On peut observer, dans la citation ci-dessus, l’indignation de la société libérale de


Verrières, rendue en style indirect-libre, puis en style direct, par les soins du narrateur, soucieux
de faire sentir au lecteur combien ces gens voudraient adresser des insultes à ce petit parvenu,
mais ils s’abstiennent, non pas par politesse, mais par lâcheté, ayant peur que, muni d’un sabre,
le sournois ne les blesse. Malgré les propos malveillants de la société bourgeoise et noble du
pays, malgré les regards indignés qu’on lui jetait, Julien était le plus heureux des hommes ; soit
insouciance juvénile, soit inconscience de sa position ingrate, il fit bonne figure sur son cheval,
même lorsque celui-ci, effrayé par le bruit des coups de canon, tirés en l’honneur du roi, sauta
hors de son rang : « Par un grand hasard, il ne tomba pas, de ce moment il se sentit un héros. Il
était officier d’ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie. » (p. 131)
Grâce à ces phrases, le lecteur peut pénétrer dans l’esprit du jeune homme, qui était à
mille lieues de se douter des intrigues mesquines ourdies par des gens aux intérêts opposés. Il
vivait en imagination, avec l’exaltation spécifique à son âge et à son tempérament, sa situation
présente : le bond du cheval et son adresse à se maintenir en selle le transportèrent dans le rôle
d’un officier de Napoléon, son modèle vénéré, son idole. Mais l’illusion ne dura qu’un instant,
car ce rôle héroïque était désormais irréalisable, puisque l’empereur était mort en exil en 1821.
Julien dut revenir à la réalité et quitter rapidement son habit bleu de ciel et son sabre, pour
reprendre l’habit noir râpé, de sa condition subalterne de précepteur. Il se hâta ensuite d’arriver,
en galopant, à l’antique abbaye de Bray-le-Haut, pour rejoindre l’abbé Chélan, le seul homme
qui voulût vraiment l’aider à réussir, en le poussant vers une carrière ecclésiastique. C’est grâce à
celui-ci qu’il revêtit une soutane et un surplis, qui couvraient à peine les éperons du garde
d’honneur.
Comme le roi devait assister à une cérémonie religieuse dans l’abbaye, on avait fait venir
l’évêque d’Agde, un jeune prélat, neveu du marquis de la Mole, récemment nommé à cette haute
dignité. Pour respecter les usages d’Ancien Régime, on avait réuni aussi vingt-quatre curés, qui
devaient figurer l’ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de vingt-quatre
chanoines. Tous ces curés déploraient la jeunesse de l’évêque, mais n’osaient pas le désavouer à
haute voix, puisqu’il avait occupé cette fonction par la protection du puissant marquis de la
Mole. Julien n’était pas intéressé par ce sujet, souhaitant seulement remplir son rôle de son
mieux, pour apaiser la colère de l’abbé Chélan, causée par son apparition en public comme garde
d’honneur. En sa qualité de sous-diacre du vénérable vieillard, il le suivit à l’intérieur de
l’abbaye, pour prier l’évêque de hâter un peu les préparatifs, parce que la cérémonie devait
commencer. Au refus insolent des laquais « bien chamarrés » d’introduire l’abbé Chélan, doyen
du Chapitre de Bray-le-Haut, auprès de l’évêque, Julien Sorel eut un sursaut d’indignation et il se
mit à parcourir l’antique abbaye, jusqu’à ce qu’il découvrît la salle où se trouvait l’évêque. La
scène qui suit vaut la peine d’être rapportée, car elle est une des plus représentatives du roman,
tant pour éclairer la vie intérieure de Julien, que pour faire connaître au lecteur les défauts de la
période historique de la Restauration.
Dans une immense salle gothique (dont les fenêtres en ogive avaient été grossièrement
murées de briques pendant l’époque révolutionnaire, qui avait interdit le culte chrétien et
persécuté les prêtres catholiques) Julien fut touché par la mélancolique magnificence de
l’architecture et des boiseries richement sculptées. Emu, il s’arrêta en silence et vit, à l’autre bout
de la salle, « un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue. » (p.
133) Il donnait gravement des bénédictions de sa main droite devant un miroir mobile en acajou.
Julien était surpris par la présence de ce meuble profane dans un endroit sacré et se demandait ce
que pouvait signifier le geste de ce jeune prêtre. Malgré son émotion, Julien s’imposa comme un
devoir de parler, même si le jeune prêtre avait un air fâché, tout en donnant des bénédictions sans
fin du côté du miroir. Ce ne fut que lorsqu’il se retourna vers Julien que celui-ci découvrit,
d’après la croix pectorale brodée sur le devant de la robe, que c’était l’évêque d’Agde en
personne. La surprise de Julien redoubla en observant la jeunesse de l’évêque et en le voyant
quitter subitement son air irrité, pour lui parler avec douceur. Cette politesse, cette douceur de la
voix, charmèrent Julien, mais nous y voyons plutôt un signe d’hypocrisie, cultivée pendant de
longues années d’état ecclésiastique. Le petit précepteur en habit râpé eut alors l’honneur
d’apporter à l’évêque la mitre qu’il devait porter pendant la cérémonie ; elle avait été abîmée
pendant le voyage et c’était la raison de l’irritation de l’évêque, liée plutôt à la vanité et au désir
de paraître qu’à une véritable piété. Le passage suivant est bien révélateur en ce sens :

« Julien l’aida à placer sa mitre. L’évêque secoua la tête.


-Ah ! elle tiendra, dit-il à Julien d’un air content. Voulez-vous vous éloigner un peu ?
Alors l’évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit
l’air fâché, et donnait gravement des bénédictions. » (p. 135)

Loin de juger sévèrement l’évêque pour sa vanité, Julien était subjugué par la politesse et
la douceur de celui-ci et plein de respect pour sa haute position cléricale. Dans la scène suivante,
où Julien assiste à la cérémonie officiée par l’évêque dans l’abbaye, le narrateur note avec une
grande finesse les pensées et les sentiments du jeune homme :

« Julien était stupéfait d’admiration pour une si belle cérémonie. L’ambition réveillée par le jeune
âge de l’évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son cœur. […] Plus
on s’élève vers le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces manière
charmantes » (p. 136)

Nous pensons qu’en regardant l’évêque pendant l’office en l’honneur du roi, Julien
admirait l’art consommé avec lequel celui-ci avait réussi « à se donner l’air vieux » et à
introduire dans sa voix « une petite nuance de trouble, fort poli pour Sa Majesté. » (p. 137) C’est
une expérience utile pour un pauvre jeune homme, sans autre fortune que son intelligence et sa
volonté de parvenir. Cette dévotion affichée avec ferveur par le roi et par tous les participants,
émut Julien, mais ne le gagna pas. Pendant que le roi « priait avec abandon » Julien regardait
curieusement autour de lui, remarquant « un petit homme au regard spirituel et qui portait un
habit presque sans broderies […] qui était plus près du roi que beaucoup d’autres seigneurs. » (p.
137)
Ce passage nous dévoile le caractère de Julien, nullement pieux, mais vivement intéressé
par le jeu des apparences, par l’exercice de l’hypocrisie et par les personnes remarquables de
l’entourage du roi. Le petit homme au regard spirituel qu’il avait remarqué était le marquis de la
Mole, un homme politique influent, auprès duquel le hasard allait le placer, pour l’élever à la
position sociale souhaitée – celle de l’aristocratie hautaine et difficilement accessible à un
roturier – pour le précipiter à la fin dans la plus noire détresse, celle de la désillusion, de la prison
et de la condamnation à mort.
Nous pouvons dire que ce chapitre, situé dans le Livre premier, contient en germe toute
l’évolution de Julien Sorel, car il est déjà placé au cœur des intrigues politiques de l’époque de la
Restauration ; les gens dont dépend l’avenir de Julien sont M. de Rênal, nommé maire de
Verrières par la Congrégation9 en 1815 et l’abbé Chélan, prêtre vertueux et bon,
malheureusement sapé par le vicaire Maslon, envoyé par la même Congrégation, pour surveiller
le curé et le maire qui ne semblaient pas assez dévoués à ses intérêts.
Les responsables de l’étroitesse10 du jugement en province sont surtout Louis XVIII et
Charles X, comme le pense à juste titre Stendhal. La condition de Julien Sorel à Verrières, cette
ville imaginaire de la Franche-Comté, s’explique surtout par les rivalités et les rapports d’argent
établis entre les différents personnages.
Dans ce monde avide d’argent et de pouvoir, dominé par les gens les plus féroces, les
plus cupides et les plus corrompus, il était presque impossible à un jeune homme pauvre, même
intelligent et volontaire, de réussir dans une carrière brillante, ou d’accéder à une position sociale
plus haute ; l’échec de Julien n’est pas dû à son arrivisme et à son hypocrisie, mais bien au
contraire, à la découverte de l’amour passionné, de la sincérité et des principes moraux
inflexibles et purs.

9
Il s’agit de la Congrégation de la Sainte-Vierge, association religieuse fondée à Paris en 1801, par un ancien
jésuite, l’abbé Delpuis. Supprimée sous l’Empire, en 1809 et reconstituée en 1814, elle avait plusieurs filiales en
province, regroupant des représentants de l’aristocratie, des magistrats et des chevaliers de la Foi, au service du
trône et de la religion. Critiquée par les milieux gallicans et libéraux qui la considéraient une forme de
gouvernement occulte, la Congrégation fut dissoute en 1830 (voir Le Robert Encyclopédique des Noms Propres, éd.
cit., p. 549).
10
Voir Béatrice Didier, « Postface » au roman Le Rouge et le Noir, éd. cit., p. 586.
Eugène Delacroix11, La Liberté guidant le peuple (1830)

Le tableau est inspiré par les trois journées insurrectionnelles de Paris, 27, 28, 29 juillet
1830, appelées « Les Trois Glorieuses », pendant lesquelles le roi Charles X perdit le pouvoir, à
cause des lois et des ordonnances réactionnaires qu’il avait données. L’insurrection parisienne
avait pour but l’instauration de la République ; le roi fut donc contraint d’abdiquer et de partir en
exil, d’abord en Angleterre, puis en Vénétie, où il mourut en 1836. Malheureusement, la
Révolution de juillet fut confisquée par les partisans du duc d’Orléans, qui allait être proclame
roi des Français, sous le nom de Louis Philippe Ier.
D’opinion libérale et de tempérament romantique, Delacroix dépasse grandement la
description historique des événements ; il réussit à mêler indissolublement l’observation réaliste
à l’émotion poignante et à la grandeur.
La scène représentée est dominée, au premier plan par une jeune femme conduisant le
peuple au combat, pour s’affranchir des servitudes et de l’état de soumission. Coiffée du bonnet
phrygien, la poitrine dénuée dans l’essoufflement de sa course, brandissant de la main droite le
drapeau tricolore – symbole de la Révolution – et tenant de la main gauche un fusil à baïonnette,

11
Eugène Delacroix, peintre, aquarelliste et dessinateur français (1798-1863) entra en 1816 comme élevé dans
l’atelier du peintre Guérin. Dans son premier envoi au Salon, Dante et Virgile aux Enfers (1822), l’expression
dramatique et les tonalités sombres rappellent les toiles de son ami et condisciple Théodore Géricault. L’œuvre fut
vivement critiquée, mais lui valut l’appréciation du journaliste Thiers. Au Salon de 1824 il exposa Les Massacres de
Scio, considéré comme un manifeste de l’école romantique, à cause du souffle tragique de l’œuvre et des couleurs
éclatantes. Delacroix subissait encore l’influence d’Antoine Gros, auteur des Pestiférés de Jaffa. Ayant découvert en
1825, lors d’un voyage en Angleterre, le théâtre de Shakespeare, l’œuvre de Walter Scott, de lord Byron et de
Goethe, il revint en France pénétré du souffle passionné du romantisme européen ; au Salon de 1826, La Mort de
Sardanapale, fut vivement critiquée par les défenseurs du classicisme, à cause de son coloris vif et de sa
composition sensuelle. Il exécuta aussi des allégories inspirées par les grands événements contemporains, comme
La Liberté guidant le peuple et La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi. Ces tableaux étaient toujours
dominés par un puissant dramatisme et par des couleurs vives, qui firent de Delacroix le chef de file du Romantisme
pictural. En 1832 il accompagna le comte de Mornay dans sa mission auprès du sultan du Maroc et séjourna six
mois en Afrique du Nord et en Egypte. Il y prit de nombreux croquis, il fit des aquarelles qui allaient nourrir son
inspiration pendant de longues années (en 1834 il réalisa le tableau Femmes d’Alger dans leur appartement) et par
lesquels il contribua à propager en France le goût pour l’exotisme oriental parmi les peintres romantiques. A son
retour il reçut la commande officielle des grandes décorations pour le Salon du Roi au Palais Bourbon (1832-1838),
puis des bibliothèques de la Chambre et du Sénat (1839-1847), de la Galerie d’Apollon au Louvre (1848-1851) et de
la Chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice (1849-1861). Ces fresques, très grandes, purent satisfaire son
aspiration à la grandeur, son goût du monumental et sa dette envers les décorateurs baroques et la peinture de
Rubens. Il s’opposait aux compositions statiques et au culte du dessin, prônés par les néoclassiques, leur substituant
le dynamisme dans l’attitude des personnages et les couleurs éclatantes, passionnées. L’alliance de l’inspiration
romantique et de la recherche de l’expressivité fait de Delacroix le génie complet «  passionnément amoureux de la
passion et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion de la manière la plus visible » comme
le considérait Baudelaire (voir Le Robert Encyclopédique des Noms Propres, éd. cit., p. 629).
cette femme est une figure allégorique de la Liberté. Elle est flanquée à droite par des hommes
armés, à l’expression grave et concentrée, en costume ouvrier ou petit bourgeois, en accord avec
les couches sociales qu’ils représentent ; à sa gauche se trouve un adolescent, dont le visage
animé et enthousiaste est en pleine lumière, comme celle de la Liberté. Il tient lui aussi, des
pistolets dans ses mains et, en le voyant, un spectateur cultivé ne peut s’empêcher d’évoquer la
figure du gamin héroïque Gavroche, personnage du roman Les Misérables de Victor Hugo.
Tandis que la partie droite du tableau est baignée de lumière, la partie gauche est plutôt
sombre, le ciel est d’un bleu foncé, presque noir, voilé par la fumée grise et menaçante des
explosions.
L’homme habillé d’une redingote noire et portant un chapeau haut-de-forme, un fusil à la
main, ressemble au peintre qui s’est peut-être représenté soi-même dans son tableau, comme
pour suggérer une fois de plus, son adhésion totale à l’idéal de liberté figuré par sa toile.
Au-devant du tableau, une femme tombée, blessée peut-être, fait un effort pour se relever
et, rampant sur ses genoux et sur ses mains, lève la tête en adoration, vers l’ange Liberté, qui
évoque pour elle la victoire.
Les accents dramatiques de la scène sont rendus non seulement par le dynamisme des
personnages représentés, mais aussi par la violence de leurs visages convulsés, de même que par
les cadavres étendus au premier plan, suggérant au spectateur l’influence exercée sur Delacroix
par son ami Théodore Géricault, auteur du dramatique Radeau de la Méduse (1819).
La tonalité des couleurs – plus claires dans la partie droite du tableau, plus sombres dans
la partie gauche – est en contraste avec le drapeau aux couleurs nationales de la France, rouge,
blanc et bleu, qui se trouve au centre. Cette répartition des couleurs est vibrante, fortement
expressive, réussissant à rendre à l’esprit du spectateur une scène dramatique, où le peintre a mis
tous son cœur, toute sa passion.
La toile, de grandes dimensions (260 cm x 325 cm), actuellement exposée au Louvre, a
été l’une des premières compositions politiques de la peinture moderne, car elle est apparue au
moment où le Romantisme refusait de suivre les modèles et les sujets de l’antiquité, pour rendre
les bouleversements historiques et sociaux de l’époque, les tressaillements de révolte de la
société contemporaine, saisis sur le vif.
Figure 12 : Eugène Delacroix – La Liberté guidant le peuple

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