Vous êtes sur la page 1sur 9

M.

Jean-François Jacouty

Le « grand homme » selon Guizot


In: Romantisme, 1998, n°100. pp. 49-55.

Citer ce document / Cite this document :

Jacouty Jean-François. Le « grand homme » selon Guizot. In: Romantisme, 1998, n°100. pp. 49-55.

doi : 10.3406/roman.1998.3289

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1998_num_28_100_3289
Résumé
Les « grands hommes » tiennent une place privilégiée dans l'œuvre historique et la conception de
l'action politique de Guizot. Individualités et expressions d'une totalité, ils assument les nécessités d'un
moment de l'Histoire : ils conduisent la « masse » vers le progrès. Mais leur psychologie, et les
influences du temps, ne font pas de tous de vrais « grands hommes » s'ils dérogent à l'éthique.
Différents dans ces conditions, Clovis, Charlemagne, Philippe-Auguste, saint Louis et Louis XIV n'ont
pas moins contribué à bâtir l'ordre politique français. Puis Cromwell et Napoléon ont consolidé l'œuvre
politique et sociale des deux grandes révolutions modernes; mais leur immortalité et leur despotisme
les condamnent. L'action de Washington qui fut aussi morale leur est supérieure à cet égard. Toujours
instable, la France contemporaine a besoin d'un « grand homme » animé par une haute conscience
politique et morale, la seule qui le légitimera comme tel. Ce fut aussi l'ambition de Guizot.

Abstract
"Great men" have a special place in both Guizot's historical work and in political action as he conceived
it. As both individuals and as a parts of a "totality", great men took on the necessities of History at a
given time, thus leading the masses towards progress. But their psychology and the contingencies of
time don't make them into great men if they stray front ethics. In these conditions, Clovis, Charlemagne,
Philippe-Auguste, saint Louis and Louis XTV, however different they may have been from one another,
each contributed to the establishment of France 's political order. Following them, both Cromwell and
Napoleon Consolidated the social and political achievements of the two great modem revolutions. Their
lack of ethics and their despotism lead however to their condemnation. This is why Washington's action
was superior to theirs in this respect. In permanent instability, contemporary France needed a "great
man " driven only by the highly political and moral conscience that would make him legitimate as such.
This was Guizot's ambition.
Jean-François JACOUTY

Le « grand homme » selon Guizot

Chez Guizot le « grand homme » tient une place importante : tant dans son œuvre
historique que dans sa conception de l'action politique, toutes deux intimement liées.
Profondément élitiste, mais aussi pessimiste, Guizot a toujours souligné le rôle majeur
des « supériorités », ces hautes et influentes personnalités qui éclairent et guident
leurs contemporains. Par contraste, leur absence, dans certaines circonstances histo
riques, peut être cause de stagnation, voire de régression. En insistant autant sur la
médiation des « grands hommes » pour que progresse l'Histoire, Guizot partage aussi
une opinion répandue dans les milieux spiritualistes où il évolue; il est ainsi proche
de Jouffroy et V. Cousin, comme de Herder et Hegel, alors même qu'A. Thierry
réagit à cette tendance en lui opposant l'autonomie des « masses ». De plus, il a tiré
leçon des révolutions anglaise et française, que dominent Cromwell ' et Napoléon, la
figure majeure des temps contemporains. Mais, auparavant, le rôle des « grands
hommes » avait été célébré au XVIIIe siècle, notamment par Voltaire et l'Académie
Française (qui fonde des prix d'éloquence pour leur éloge), bien avant que « la patrie
reconnaissante » leur consacre l'église Sainte-Geneviève. « À chaque siècle et à chaque
époque de l'histoire, déclare Guizot en 1821, on voit presque toujours apparaître
quelques individus qui semblent les types de l'esprit général et des dispositions domi
nantes de leur temps » 2. Ils sont à la fois individualité et expression d'une totalité his
torique, dont ils incarnent et assument les tendances dominantes. Animée d'une
volonté et d'une énergie supérieures, leur forte personnalité s'investit à un certain
moment historique au service de nécessités collectives. Définition proche de ce que
V. Cousin dira en 1829 : « chefs » des hommes ordinaires, ces individus représentent
« l'esprit général de[leur] peuple » 3.
Mais toute « supériorité », même représentative de son temps, nécessaire dira-t-on,
est-elle un authentique « grand homme »? Déjà V Encyclopédie ne tient pour tel que
celui qui, suivant la raison et la vertu, « n'écoute que le bien public, la prospérité de
l'état et le bonheur des peuples » 4. Instituteur d'humanité, en somme, il peut être
grand législateur, souverain (ou ministre) progressiste, mais aussi « écrivain » (intel
lectuel par exemple). Voltaire pense de même, qui dit appeler « grands hommes tous
ceux qui ont excellé dans l'utile ou dans l'agréable, les saccageurs de provinces
[n'étant] que des héros » 5. À cette approche normative des Lumières Guizot oppose
une démarche originale et plus complexe.
1. Après l'Histoire de Cromwell de Villemain (1819), qui a inspiré le drame de V. Hugo, Guizot a
beaucoup contribué à faire connaître Cromwell grâce à son Histoire de la révolution d'Angleterre (lre partie :
Histoire de la république d'Angleterre et de Cromwell, éd. 1854/1856 seulement; mais la leçon XIII de son
Histoire de la civilisation en Europe, 1828, donne une vue d'ensemble de la question).
2. Histoire des origines du gouvernement représentatif, deuxième année (1821), leçon II.
3. Cours d'histoire de la philosophie, t. II, leçon X.
4. Article « Héros » (voir aussi « Grandeur »).
5. Lettre à Thiérot, 15 juillet 1735.

ROMANTISME n° 100(1998-2)
50 Jean-François Jacouty

D'abord, parmi les « grands hommes », Guizot distingue avant tout les politiques.
Certes, il a reconnu le rôle de quelques grands intellectuels (Abélard, R. Bacon, Desc
artes...6), voire d'hommes d'Eglise (saint Boniface, l'apôtre de la Germanie, saint
Bernard...7). Mais sa préoccupation majeure - la constitution d'un authentique ordre
politique et moral - l'a conduit à privilégier cette dimension de l'activité humaine.
C'est par là qu'il a réfléchi sur ce que doit être le « grand homme » et sur ceux qui
l'ont effectivement été.
Définissant le grand homme, Guizot n'a pas varié. En 1822, il le présente comme
celui dont la volonté « a mieux compris les besoins généraux de la société [car] elle a
pénétré plus avant dans la connaissance de la vraie loi qui doit la régir... » 8. En
1830, il déclare de même « qu'il comprend mieux que tout autre les besoins de son
temps, les besoins réels, actuels, ce qu'il faut à la société [...] et il sait mieux que tout
autre s'emparer de toutes les forces sociales et les diriger vers un but » 9. Agent
exemplaire du progrès, le « grand homme » est donc une conscience individuelle qui
réagit aux nécessités, problèmes et difficultés d'une situation historique. Par la pensée
et l'action, il travaille à éveiller et conduire une « masse » souvent peu « éclairée » et
irrésolue : soit pour consolider ou changer la société et le pouvoir, soit pour améliorer
la condition morale des hommes. Par son « génie » il exprime un vrai besoin, et son
ascendant prouve que beaucoup le ressentent. « Un homme est grand dans le temps,
écrit Guizot, lorsque jetant au milieu du monde le germe de beaucoup de sentiments
et de pensées, il se continue et se propage, pour ainsi dire, dans l'espèce entière, au
développement de laquelle il assiste et concourt » 10.
Seulement il ne saurait, par principe, ni agir hors de la nécessité historique, ni porter
non plus atteinte à l'idéal moral. Mais comme l'Histoire dépend d'une volonté indivi
duelle, l'imperfection qui la guette aussi peut la rendre ambivalente. Si l'objectif du
« grand homme » est de satisfaire « les besoins réels et généraux », il peut aussi se
laisser aller à « l'égoïsme » ou au « rêve » : « tout à l'heure [il] avait mis sa haute
intelligence, sa puissante volonté au service de la volonté générale, du vœu commun,
déclare Guizot; maintenant il veut employer la force publique au service de sa propre
pensée, de son propre désir... » u. Propos qui visent, naturellement, Napoléon, par
rapport à qui raisonne Guizot. « Grand homme » à l'évidence - mais jusqu'à quel
point ? se demande-t-il.
Pessimiste, comme on le voit, Guizot est aussi optimiste : de fait, si l'homme su
ccombe souvent au « mal », il n'est pas moins capable de « bien », et la condition
commune de l'homme est aussi celle des personnalités d'exception. Loin de la
« sécheresse » philosophique de V. Cousin, voire de Hegel, Guizot envisage aussi
celles-ci dans leur humanité concrète comme dans leur historicité : dispositions per
sonnelles et psychologie, mentalités et niveaux de culture introduisent dès lors des
6. Sur Abélard voir Histoire de la civilisation en Europe, leçon VI; sur R. Bacon et Descartes, « les
auteurs de la plus grande révolution philosophique qu'ait subie le monde moderne », voir ibid., leçon XII.
7. Ces hommes ont exercé une forte, et salutaire, influence morale. De saint Bernard Guizot écrit :
« comme le pouvoir peut appartenir à celui qui n'en possède ni les symboles ni les moyens extérieurs, l'a
scendant moral, l'ascendant du caractère et du génie est à lui seul un pouvoir » {Collection des mémoires
relatifs à l'Histoire de France, éd. 1823/1826. Notice sur La Vie de saint Bernard, t. X, p. 139).
8. Histoire des origines du gouvernement représentatif, première année (1821), leçon XIX.
9. Histoire de la civilisation en France, première année (1829), leçon XX.
10. Archives Philosophiques, Politiques et Littéraires, juillet 1818, t. IV, p. 65.
1 1 . Histoire de la civilisation en France, op. cit.

ROMANTISME n° 100(1998-2)
Le « grand homme » selon Guizot 51

variables dans l'Histoire que régit la nécessité. Mais comme l'idéal éthique donne un
sens à son processus, les valeurs du progrès autorisent à apprécier, donc à juger nor-
mativement les « supériorités ». En conséquence, si de hautes personnalités ont dominé
les différentes périodes de l'Histoire, les principes supérieurs de l'éthique permettent
de qualifier ceux qui furent d'authentiques « grands hommes ». Comme le croit pro
fondément Guizot, exprimer la simple nécessité ne saurait suffire car toute volonté,
celle du « grand homme » comprise, doit être aussi animée par le sens du devoir.
Mais, d'un autre côté, comme son approche dialectique de l'histoire conduit Guizot à
globaliser son processus, son historicisme l'amène à ne pas systématiser cette
approche normative (à l'exemple des Lumières); le « mal » se mêlant toujours au
« bien », comme la déraison à la raison, toutes les « supériorités » ont joué un rôle
dans l'Histoire en influençant son processus.
Ces principes fondent la démarche de Guizot lorsqu'il présente, et juge, les hautes
personnalités qui ont marqué l'Histoire : d'une part, il veut les « comprendre » dans
leur psychologie et leur historicité, loin de tout anachronisme, et montrer que dans le
contexte où elles ont agi elles ont joué un rôle qui compte; mais, d'autre part, il
n'omet pas, en les situant dans le processus historique général, de juger leur bilan par
rapport à ses fins, donc d'apprécier s'il est, ou non, conforme à l'idéal même du
« grand homme ». À cet égard, ses portraits historiques sont autant de leçons pour les
temps actuels. Il en est ainsi de Clovis. Comme toute « supériorité », il s'impose par
son énergie, « force vivante et expansive qui porte en elle-même le principe et le but
de son action... » l2. Puisqu'il est représentatif de l'humanité barbare, c'est en suivant
les impulsions de sa forte nature qu'il a fondé la monarchie franque, non d'après des
vues systématiques ni par une forte conscience morale. Homme d'action avant tout, ce
grand roi barbare a aussi réunifié la Gaule en conduisant un peuple dynamique. Son
œuvre est positive dans ce sens, alors que Voltaire, par exemple, se contente de le
dénoncer comme un chef sanguinaire. D'où cette appréciation de Guizot (qui résume
sa méthode) : « quand la civilisation s'est développée, de tels hommes sont des fléaux
stériles ; dans les temps d'ignorance et de barbarie, ils sont aussi des fléaux mais par
eux commencent les États » 13. Il faut donc « comprendre » le monde de Clovis
comme celui des Nibelungen et de V Iliade.
Les longs portraits que Guizot donne de Charlemagne sont particulièrement éclai
rants, car ils lui sont l'occasion de poser le problème du « grand homme » : comment
et pourquoi agit-il, et pour quels résultats? Question d'autant plus sensible, à
l'époque, que le grand souverain franc pose aussi le problème de Napoléon, autre fon
dateur d'Empire 14. Après avoir vivement admiré son génie et loué son œuvre 15,
Guizot finit par douter qu'il ait réussi à fonder un ordre politique et administratif.
C'est que l'état social et moral de son royaume était fondamentalement contraire à
son projet : comment construire un ordre politique dans une société sans unité et si
peu développée, atomisée par les rapports de force et dominée par une aristocratie en
plein essor? Malgré tout, insiste Guizot, si la volonté d'un « grand homme », ce que fut
Charlemagne, ne peut aller à rencontre de toute la nécessité, son énergie peut conduire
les hommes vers un progrès dont ils ressentent - fût-ce inconsciemment - le besoin.

12. Essais sur l'Histoire de France (1823). Essai II.


13. Ibid, (allusion transparente à Napoléon).
14. Aussi la naissance du Premier Empire a-t-elle suscité une abondante littérature sur Charlemagne.
15. Essais sur l'Histoire de France. Essai IV.

ROMANTISME n° 100(1998-2)
52 Jean-François Jacouty

Ce qui fut le cas : dans un monde encore barbare, l'ascendant de ce « caractère supé
rieur » en a imposé, et c'est en prenant appui sur la société réelle, mais en contenant
ses rapports de force, qu'il a tenté de bâtir un ordre politique. Son pouvoir, purement
personnel, a donc apporté quelque progrès en stabilisant la société, ce qui en fait une
étape positive de notre Histoire. Mais ce fut pour un temps limité car la nécessité his
torique lui était trop contraire pour ne pas ruiner son œuvre (en engendrant, après sa
mort, le long « désordre » de la féodalité). Homme de son temps, donc sans idées
« systématiques », Charlemagne n'a pas moins agi de façon exemplaire : animé par
une pensée, voire un idéal, surpassant ses contemporains, il a su leur apporter des él
éments de progrès sans chercher à nier les contraintes de la nécessité, ce qui eût pu
engendrer arbitraire et violences. C'est une « modestie » dans l'action qui fait sa gran
deur morale, puisqu'elle ne fut pas sans effets. C'est en cela, soutient Guizot, qu'il est
supérieur à Napoléon.
Ses portraits des rois capétiens confirment ces leçons. Philippe- Auguste et saint
Louis sont ainsi de « grands hommes » pour avoir énergiquement travaillé à la
construction d'un État, le contexte historique étant plus favorable à la constitution
d'un ordre politique que l'époque de Charlemagne. C'est ainsi qu'ils fondent une
royauté progressiste, même si elle évolue vers l'absolutisme, dès lors qu'elle est mar
quée, dit Guizot, par « ce caractère de bienveillance intelligente et active pour l'amé
lioration de l'état social et les progrès de la civilisation nationale » 16. S'ils agissent
ainsi dans le sens de la nécessité, en répondant à de vrais besoins sociaux, leurs dispo
sitions personnelles pèsent aussi beaucoup car leur pouvoir est de plus en plus absolu.
C'est pourquoi Guizot voit en saint Louis un vrai modèle politique : homme de raison
et de vertu, sa volonté de progrès, insiste-t-il, est toujours guidée par l'éthique et un
respect consciencieux de la justice, un sens équilibré de l'ordre et des droits, autant de
qualités qui fondent un vrai gouvernement moral, l'idéal même de Guizot (« un ferme
bon sens, une extrême équité, une bonne intention morale, le goût de l'ordre, le désir
du bien commun... ») 17. Par contraste, Philippe le Bel, despote par « nature » que
dominent ses « passions », préfigurerait Napoléon. Image inversée de saint Louis,
selon Guizot, il est le contraire du « grand homme » par son immoralité et l'oubli de
l'intérêt public. Enfin, Louis XIV fut aussi un « grand homme » 18, lui qui a créé un
authentique État, base de l'ordre politique moderne, et contribué au progrès de la
France et de la civilisation générale. Mais il vient aussi conclure la tradition réformiste
de la monarchie française, commencée par Philippe- Auguste et saint Louis, car l'évo
lution de la société - montée de la « classe moyenne » et aspiration croissante au
Droit — appelle de plus en plus à mettre un terme à l'absolutisme.
Ces réflexions de Guizot sur les « grands hommes » du passé - Clovis, Charlemagne,
Philippe-Auguste, saint Louis et Louis XIV, mais aussi Philippe le Bel - ramènent
toujours à Napoléon en fait. Sachant que sa préoccupation majeure est la consolida
tion de la France post-révolutionnaire, comment apprécier l'action de celui qui l'a
marquée de sa puissante personnalité, et quelles leçons doit-on en tirer? Question
éminemment politique que Guizot élargit aux autres révolutions modernes : celles
d'Angleterre et d'Amérique que dominèrent aussi des individus d'exception, Cromwell
et Washington, autres figures majeures des temps modernes.

16. Histoire de la civilisation en France, deuxième année (1829), leçon XII.


17. Ibid., leçon XIV.
18. Histoire de la civilisation en Europe, leçon XIV. Mais pourquoi Guizot ne mentionne-t-il pas Henri IV?

ROMANTISME n° 100(1998-2)
Le « grand homme » selon Guizot 53

De Napoléon (« Buonaparte ») Guizot a eu d' abord une opinion purement négative :


comme B. Constant et Mme de Staël, et suivant Montesquieu, il dénonce avec vigueur
son système despotique et corrupteur 19. Mais son jugement évolue rapidement au
point de reconnaître — au moins en partie — qu'il a été un « grand homme ». Comme
les grands rois capétiens, il a établi l'ordre social et l'autorité politique, reconstitué
l'État surtout : Brumaire et le Consulat ont heureusement mis un terme à l'anarchie et
aux désordres de la Révolution, dont l'acquis a été ainsi consolidé. Mais la recons
truction politique et sociale, si nécessaire et si positive, ne saurait faire oublier ses
atteintes à la raison et à la morale, conséquence d'une « dérive » psychologique.
C'est ainsi que l'Empire, selon Guizot, a compromis l'œuvre du Consulat. « Grand
homme » par son énergie et un bilan partiellement positif, Napoléon n'en est pas
moins condamnable : non seulement il a confondu la nécessité et sa volonté arbitraire
- ce qui fut une faute morale -, mais encore il a nié la liberté et la dignité morales des
Français à une époque de progrès de la civilisation — ce qui fut une faute politique -.
En bref, cet « infatigable mais savant corrupteur de toutes choses » 20 aurait négligé
l'instinct moral de l'homme, et s'il a rétabli l'ordre dans la société, il a finalement
laissé celle-ci sans idéal ni unité. Similaire à Philippe le Bel, mais inférieur à
Charlemagne, Napoléon, selon Guizot, est le contre-exemple de l'authentique « grand
homme », dont il avait pourtant la dimension. Guizot résume ainsi sa pensée
profonde :
tant que Buonaparte n'a fait qu'épurer et régler la révolution, il a servi la France; dès
qu'il n'a vu en nous que des machines de guerre et de servitude contre l'Europe et
contre nous-mêmes, dès qu'il a voulu que toute justice, toute vérité, tout droit, toute
force, toute France fût en lui et en lui seul, il s'est montré le plus illégitime et le plus
fatal des usurpateurs, car il a usurpé et compromis tout ensemble la liberté, le pouvoir,
le trône et la patrie 21.
Formidablement ambivalent, à l'image de l'homme lui-même, grand et corrupteur à la
fois, Napoléon n'exerce pas moins une séduction, dangereuse pour Guizot, auprès
d'une partie de la jeunesse 22. C'est la fascination, potentiellement menaçante, de ce
faux « grand homme » qu'il a aussi voulu combattre, voir exorciser.
De Cromwell, qu'il compare à Napoléon, Guizot a dressé un portrait approfondi.
Portrait étonnant, bien que classique, qui accentue la dimension « dramatique » d'un
homme qui le fascine et le révulse à la fois, à moins qu'il n'ait été l'agent d'une
« ruse de l'Histoire » selon l'expression de Hegel. Alors que Napoléon est venu conclure
la Révolution française, Cromwell a participé aux différentes phases de la Révolution
d'Angleterre avant de s'emparer par les armes du pouvoir. À suivre Guizot, sa haute
intelligence et son ambition ont servi un événement long et difficile (même si le
« sens » en est finalement clair) ; sa forte et contradictoire personnalité en aurait fait
l'homme d'une situation trouble et complexe. Exemple de révolutionnaire converti au
réalisme, selon Guizot, il aurait vite pris conscience de l'irréalisme des projets républicains.

19. Voir son Exposé sur la situation du royaume (1814).


20. Des moyens de gouvernement et d'opposition, 1821, p. 235.
21. Ibid., p. 239.
22. « Buonaparte peut, dans l'ordre politique, n'avoir rien fondé de stable ni de fécond, sa trace demeur
e dans l'ordre moral; l'empire qu'il a exercé sur l'imagination des peuples, l'ébranlement qu'il a donné
aux esprits, les sentiments et les idées dont il a fait un besoin et une habitude, c'est là ce qu'il en reste »;
en bref il a fait de « la politique un grand spectacle » (ibid., p. 227).

ROMANTISME n° 100(1998-2)
54 Jean-François Jacouty

De fait, en rétablissant l'ordre, il a obéi à la nécessité objectivement en préparant


l'achèvement de la Révolution. Aussi a-t-il pu satisfaire sa soif de pouvoir puisqu'il y
avait besoin d'ordre; mais, dans le même temps, son pouvoir a dû composer avec
l'aspiration à la liberté politique, la cause même de la Révolution (ce qui le distingue
de Napoléon). Exemple d'alliance d'ordre et de liberté, chère à Guizot, la politique de
Cromwell fut aussi nécessaire, mais elle reste moralement condamnable. A la volonté
arbitraire, mais franche, de Napoléon s'oppose la ruse immorale de Cromwell : le pre
mier a nié positivement les droits, mais le second, forcé de transiger, ne les a reconnus
qu'à demi. C'est pourquoi Guizot ne le juge finalement pas représentatif de l'Angleterre
du XVIIe siècle, bien qu'il l'ait dominée : « il exerçait un pouvoir reconnu nécessaire,
mais qui n'était accepté de personne, conclut-il, au fond il n'a jamais régné sur les
esprits, il n'a jamais été qu'un pis-aller, une nécessité du moment », ce qui est peu.
Finalement, des trois grandes figures révolutionnaires modernes, Washington,
selon Guizot, est le seul à avoir été un authentique « grand homme ». Issu de l'élite
sociale, homme de conviction et de devoir, toujours guidé par la « vérité », il a com
mencé, conduit et conclu la Révolution américaine. À tous il a su imposer son autorité
et un gouvernement respecté, émanant des vraies « supériorités sociales ». C'est pour
quoi il a construit un ordre politique durable, autant adapté aux conditions du pays
que respectueux des principes moraux. C'est cette adéquation entre ordre politique,
social et moral, conforme à la nécessité comme à l'idéal, qui fait toute la grandeur de
l'œuvre washingtonienne. Une telle analyse exagère, à l'évidence, la dimension « ari
stocratique » de la société américaine, alors même que la « démocratie » y est en pro
grès ; mais à travers un Washington fortement idéalisé, anti-Napoléon et
anti-Cromwell à la fois, elle nous révèle la pensée profonde de Guizot. Non sans
orgueil, il écrit que le « gouvernement sera toujours et partout le plus grand emploi
des facultés humaines, par conséquent celui qui veut les âmes les plus hautes » 23.
De ces réflexions sur les « grands hommes » du passé - ceux qui l'ont vraiment
été ou à demi —, et les grandes figures contemporaines — Napoléon, Cromwell, et sur
tout Washington -, Guizot tire d'importantes leçons politiques. Comme toujours
éthique, histoire et politique se mêlent chez lui afin d'être pensées dans leur plus
grande cohérence et adéquation possible. La France contemporaine étant dans une
phase de difficile consolidation - politique, sociale et morale -, elle a d'autant plus
besoin d'une forte personnalité pour la conduire avec conscience et énergie, convic
tion et volonté. En conséquence, de quelle « supériorité », voire de quel « grand
homme », la France post-révolutionnaire et post-napoléonienne a-t-elle besoin ?
De ses bilans - positifs et/ou négatifs - des grandes figures de l'Histoire, comme
de ses convictions, Guizot conclut que l'idéal même du « grand homme » est de penser
et d'agir dans la pure transparence éthique; « l'activité désintéressée et morale »
seule, dit-il, peut légitimer son action et lui valoir reconnaissance et confiance
sociales, car elle suppose d'oublier l'intérêt individuel pour se dévouer à la seule
« vérité ». Agir ainsi par devoir, au service de la nécessité et de l'idéal, loin des
entraînements de la volonté arbitraire, fait donc du « grand homme » une figure plus
éthique que proprement politique. Comme l'autorité morale au fond est la seule qui
compte, il conduira d'autant mieux des « masses » encore incertaines que son

23. Introduction (p. CLXX) à son édition de Vie, correspondance et écrits de Washington (1840, adapta
tion
d'une édition américaine).

ROMANTISME n° 100(1998-2)
Le « grand homme » selon Guizot 55

exemple y éveillera les consciences individuelles sur le « sens » de leurs devoirs, l'a
ffermis ement d'un ordre de Justice et de raison. Même restreint au champ politique, le
« grand homme » apparaît ainsi comme une figure exemplaire d'humanité, le modèle
d'un devoir-être collectif.
Au début de la Restauration, Guizot avait cru trouver en Decazes la « supériorité »
qu'attendait la France; mais ce ministre de la « constitutionnel » finira par le décev
oir, et aucun autre responsable de cette époque ne trouvera grâce à ses yeux. Malgré
tout, avant comme après 1830, l'obsession de la « supériorité », ou du « grand
homme », reste constante chez Guizot (comme le prouve son travail sur Washington,
qui est de 1840). Les incertitudes et l'instabilité persistantes de la France, comme ses
déceptions sur le personnel et l'action politiques, expliquent ce souci, très « aristocra
tique », de la voir conduite par des personnalités plus élevées et « responsables ». Dès
1820, il en avait ainsi tracé la figure : comme le gouvernement est « chef et sentinelle
de l'ordre social », écrivait-il, « si un homme se rencontre qui sache reconnaître dans
la société les forces vivantes, et démêler l'avenir qu'elles invoquent, qui se donne à
ces forces, les rattache à leurs vrais principes, les rassure dans leurs intérêts, les
concentre ainsi dans sa main, et les porte partout où quelque désordre se manifeste,
celui-là aura bientôt dissipé les inquiétudes et dompté les résistances » 24. C'est le rôle
qu'il tentera de jouer sous la monarchie de Juillet, avant que la Révolution de 1848 ne
le condamne à un échec définitif. Mais le « grand homme » tel qu'il le conçoit, limité
au champ politique, a-t-il encore sa place? Profondément assuré de sa (la?) « vérité »,
Guizot restera pourtant fidèle à sa conception du « grand homme », persuadé jusqu'à
sa mort que la France attend toujours d'être redressée pour retrouver la voie de son
vrai progrès.

(Agrégé d'histoire et docteur es lettres)

24. Du gouvernement de la France depuis la Restauration, 1820, p. 75.

ROMANTISME n° 100 (1998-2)

Vous aimerez peut-être aussi