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BAUMGARTEN ET LE RÔLE DE L'INTUITION DANS LES DÉBUTS DE
L'ESTHÉTIQUE

Syliane Malinowski-Charles

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2005/4 n° 75 | pages 537 à 558


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130553618
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-4-page-537.htm
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BAUMGARTEN ET LE RÔLE DE L’INTUITION
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DANS LES DÉBUTS DE L’ESTHÉTIQUE1

Le projet esthétique de Baumgarten développé entre les années 1735 et


17582 s’appuie sur une nouvelle théorie de la sensibilité, vue désormais
comme faculté de connaissance parallèle à la raison. Tandis que le domaine
de cette dernière est la logique, la sensibilité, qu’il appelle analogue de la raison,
peut se déployer dans un nouveau domaine tout aussi digne d’être considéré
comme une science que la logique, et pour lequel il invente le nom
d’ « esthétique » (aesthetica). Par cette promotion à un rang nouveau de la sen-
sibilité, qu’il place à un niveau comparable à la raison, Baumgarten opère le
renversement bien connu dans l’histoire de la philosophie sous l’étiquette de
« naissance de l’esthétique ». Ce qui est moins connu, c’est le bouleverse-
ment que cette nouvelle théorie fait également subir à l’une des plus ancien-
nes traditions en théorie de la connaissance, celle de l’intuition comme
mode de connaissance des essences, et de ce fait même à la notion de vérité.
L’intuition chez Baumgarten est redéfinie, de manière significative, comme
intuition sensible, c’est-à-dire certes encore comme perception directe d’un
type différent de la raison, mais non plus comme saisie de l’essence de la
chose : à l’inverse, ce que l’intuition saisit directement est d’ordre exclusive-
ment sensible et « confus ». Ce renversement, de même que dans le cas de la
sensibilité par rapport à la raison, n’est pas pour autant synonyme de déni-
grement, car l’intuition offre toujours un accès direct à une vérité de la
chose. Ce déplacement ne correspond qu’à une réhabilitation de la sensibi-
lité : c’est l’intuition qui confère son prestige traditionnel à la sensibilité et
non la sensibilité qui en rabaisse la valeur.

1. La réalisation de ce texte s’inscrit dans un projet de recherches postdoctorales sur la


genèse de l’esthétique mené de septembre 2001 à août 2003 au département de philosophie
de l’Université de Montréal, et pour lequel nous avons bénéficié d’une subvention du Fonds
québécois de recherche sur la société et la culture. Nous tenons à remercier le FQRSC ainsi
que notre directeur de recherches Daniel Dumouchel pour leur soutien. Il est à noter qu’une
version très légèrement différente de ce texte est parue en Italie dans des actes de colloque
sous le titre : « Baumgarten, l’intuition sensible et la connaissance vive » (in Visione, percezione e
cognizione nell’eta dell’illuminismo. Filosofia, scienze, estetica, letteratura, dir. Massimo Modica, Paolo
Quintili et Claudia Stancati, Naples, Edizioni scientifische italiane (ESI), 2005, p. 35-75).
2. Baumgarten (1714-1762) publie en 1735 les Méditations philosophiques sur quelques sujets
se rapportant à l’essence du poème et en 1758 le second (et dernier) volume de son Esthétique ina-
chevée. Entre ces deux ouvrages sont publiés ses écrits les plus importants pour l’esthétique
(voir la bibliographie finale pour les éditions).
Les Études philosophiques, no 4/2005
538 Syliane Malinowski-Charles

Comment ce renversement est-il possible, sur quelle base se justifie-t-il,


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et quelle en est la signification philosophique profonde ? Un rappel de la
conception traditionnelle de l’intuition face à laquelle se positionne ici
Baumgarten, et ce avant le criticisme kantien, mettra en évidence le lien
entre intuition et vivacité de la connaissance sensible comme source de
l’inversion que Baumgarten lui fait subir, expliquant que celui-ci ait choisi de
garder ce terme tout en lui faisant subir un détournement majeur de signifi-
cation. Par le fait même, cette interrogation nous permettra d’analyser quel-
ques-uns des germes les plus subversifs de son projet esthétique, en particu-
lier ce qu’on peut voir comme une « phénoménologisation » de la notion de
vérité, et l’apport d’un critère nouveau de vérité pour la connaissance sen-
sible : celui de sa vitalité ou vivacité.

Baumgarten face aux conceptions traditionnelles de l’intuition

On considère généralement que la notion d’intuition remonte à Platon


et Aristote. Ainsi trouve-t-on chez Platon, dans le célèbre passage sur la
ligne de La République1, une opposition nette entre dianoia (ou science discur-
sive) et noûs, intelligence ; à laquelle fait écho non sans lui donner une portée
nouvelle la distinction dressée par Aristote entre epistêmê et noûs, traduits en
latin par scientia et intelligentia (science et intelligence)2. Chez Platon comme
chez Aristote, il s’agit d’une modalité de la connaissance (voire d’une faculté
de connaissance humaine) dont la spécificité réside dans la clarté, et dans la
fonction (puisque l’appréhension des principes lui est réservée). Certes, il
importe de rester conscient du fait que le processus intellectuel que ces
auteurs désignent n’est pas nécessairement l’équivalent exact de ce qu’on a
par la suite désigné sous le terme d’intuitio3, sachant que le problème princi-
pal de la traduction de noûs par « intuition » est que le noûs n’est pas aussi
directement relié au regard ou au contact direct que l’est l’intuitio latine (qui
pour sa part, et par extension ses dérivés dans les langues modernes, renvoie
très exactement au champ sémantique de la vision et du regard4). Toutefois,
certaines caractéristiques centrales, telles précisément que la clarté de la
connaissance et son immédiateté, sont déjà de manière évidente dans l’idée

1. Platon, La République VI, 509 e - 511 e.


2. Cf. plus particulièrement Aristote, Seconds Analytiques II, 19 (100 b) ; Éthique à Nico-
maque, VI, 3 et 6 (1139 b et 1140 b) ; et De Anima, III, 4 et 5 (429 b - 430 a 25).
3. Pour une argumentation complète contre l’usage de traduire noûs par « intuition », on
pourra se référer notamment à l’article de Lambros Couloubaritsis, « Y a-t-il une intuition des
principes chez Aristote ?, in Revue internationale de philosophie, vol. 34, 1980, p. 440-471, ou
encore aux travaux de Charles Kahn.
4. À ce propos, Frédéric de Buzon remarque avec justesse que, « bien que la traduction
de ce terme [noûs] par « intuition » soit attestée à l’époque moderne [contemporaine], elle sur-
détermine le sens du terme grec en lui conférant la métaphore de la vision immédiate et ins-
tantanée » (art. « Intuition », in Sylvain Auroux (dir.), Encyclopédie philosophique universelle, vol. II
(« Les notions philosophiques », t. I), Paris, PUF, 1990, p. 1368-1371 ; ici p. 1368).
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 539

grecque de noûs et font partie intégrante de ce que la notion latine d’intuitio a


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été amenée à recouvrir.
La première utilisation du vocabulaire latin de l’intuitio est due à Boèce,
qui a forgé ce nom à partir du verbe « regarder » dans son De Interpretatione1.
Toutefois, la source de cet ouvrage n’était pas que le Peri Hermeneia
d’Aristote. Boèce s’inscrivait également dans la tradition alexandrine et a
chargé le terme de résonances toutes néo-platoniciennes mettant particuliè-
rement en relief l’idée d’une vision ou contemplation par l’âme des intelligi-
bles. La meilleure indication du caractère étranger à la conception aristotéli-
cienne de cette idée de « regard » est que les traductions latines médiévales
d’Aristote ont continué à utiliser intelligentia et intellectus plutôt qu’intuitio pour
« noûs ». Pourtant, à l’époque moderne, c’est bien ce dernier terme qui a été
repris par Descartes et ses successeurs, en latin ou en langue vernaculaire.
C’est donc essentiellement dans cet héritage du XVIIe siècle que sont à cher-
cher les véritables sources de l’utilisation baumgartenienne de la notion
d’intuition, qui sont par ailleurs également les sources de notre compréhen-
sion du terme2.
Or, que pouvait signifier pour un moderne l’idée d’intuition ? D’abord,
l’idée d’une vision immédiate et entière de l’objet. « D’une manière générale,
le terme d’ “intuition” désigne une forme de savoir dans lequel l’objet connu
est immédiatement et totalement présent à l’esprit. Le terme garde toujours
un rapport proche ou lointain avec l’acte de voir, le regard, que désigne au
sens propre l’intuitus latin. Par là, l’intuition s’oppose aux connaissances dis-
cursives, déductives ou symboliques. »3 L’origine immédiate de cette signifi-
cation est alors, outre le sens même du terme latin, la tradition augustinienne
puis thomiste de la vision en Dieu, dont l’influence à la période moderne est
attestée notamment par sa reprise par Malebranche.
Mais à la simple idée de regard direct viennent se superposer d’autres
connotations essentielles. On trouve chez Descartes le premier usage
moderne de la notion d’intuition. Dans les Règles pour la direction de l’esprit,
dont la rédaction inachevée date probablement de 1628, c’est dès la troi-
sième Règle que Descartes utilise le terme d’ « intuition » (intuitio) :
« Par intuition j’entends, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement
trompeur de l’imagination qui opère des compositions sans valeur, mais une repré-
sentation qui est le fait de l’intelligence pure et attentive, représentation si facile et si
distincte qu’il ne subsiste aucun doute sur ce que l’on y comprend ; ou bien, ce qui

1. Cf. Boèce, De Interpretatione, I, 1, MPL 64, p. 300 : « Simplices intellectus sine ulla composi-
tione vel divisione animi puro capiuntur intuitu », « les [idées] simples sont saisies par l’âme par une
intuition pure sans composition ni division » (traduction nôtre ; citation de Th. Kobuch dans
son article « Intuition », in K. Gründer et J. Ritter (dir.), Historisches Wörterbuch der Philosophie,
11 vol., Basel-Stuttgart, Schwabe & Co., 1971-2001, vol. IV (1976), p. 524-540 ; ici p. 527).
2. Comme le fait remarquer Lalande dans l’article « Intuition » de son Vocabulaire tech-
nique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1972, p. 537-543, « les deux sources de l’usage actuel
du mot intuition [sont] cartésienne et kantienne » (p. 541, section « Critique »).
3. F. de Buzon, art. cité, p. 1368.
540 Syliane Malinowski-Charles

revient au même, une représentation inaccessible au doute, représentation qui est le


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fait de l’intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui,
parce qu’elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction. »1
Cet usage fait assez penser au noûs ancien par le fait que l’intuition est placée
du côté de la simplicité ou de l’immédiateté par opposition au caractère
laborieux de la déduction rationnelle, et aussi par le fait qu’elle permet
l’appréhension des premiers principes :
« Nous distinguons donc ici l’intuition intellectuelle de la déduction certaine, en
ce que l’on conçoit dans l’une une sorte de mouvement ou de succession, et non
pas dans l’autre ; et parce qu’en outre, pour la déduction, il n’est pas besoin comme
pour l’intuition d’une évidence actuelle, mais que c’est à la mémoire qu’elle
emprunte, d’une certaine manière, sa certitude [...]. Les premiers principes eux-
mêmes ne sont connus que par l’intuition, tandis que les conclusions éloignées ne
sauraient l’être que par la déduction. »2
C’est surtout dans les Règles VI à IX, puis dans la Règle XI, que l’idée
d’intuition des vérités premières prend toute son importance, car Descartes
y expose une méthode pour allier l’intuition à la déduction dans le cas de
séries de vérités. L’esprit étant incapable d’avoir une intuition d’idées trop
complexes, il faut parvenir à déduire celles-ci au terme d’une démarche où
chaque étape logique, dûment décomposée, fait l’objet d’une intuition, de
manière à ce que, avec l’aide de la mémoire, la certitude de l’enchaînement
des vérités soit aussi grande que la certitude de l’intuition intellectuelle d’une
idée toute simple. S’y ajoute également une méthode pour renforcer l’acuité
et la rapidité, de telle sorte que, même si l’on ne se souvient plus de toutes
les étapes, on puisse aller directement du premier maillon de la chaîne
logique au dernier sans aucun risque d’erreur3. Dès lors, c’est comme si la
rapidité due à l’habitude de parcourir les séries de vérités permettait une
intuition du résultat lui-même.
Or, de manière intéressante, Descartes ne fait usage du terme intuitio que
dans les Règles, et dans les Réponses aux secondes objections ; mais par la
suite il a remplacé ce concept par celui d’ « idée claire et distincte ». Ce que le
terme d’ « intuition » recouvre sous l’influence directe de Descartes, et dans
la période moderne classique (notamment chez Spinoza, chez Leibniz et
chez Locke), est parfaitement traduit par ce remplacement : l’intuition est

1. Règles pour la direction de l’esprit, Règle III, AT X, p. 368 ; traduction par Jacques
Brunschwig, in F. Alquié (dir.), René Descartes, Œuvres philosophiques, vol. I (1618-1637),
Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1988, p. 87.
2. Ibid., Règle III, AT X, p. 370 ; trad. Brunschwig, p. 89-90.
3. Cf. notamment la Règle IX : « Il faut donc que tous s’accoutument à embrasser de la
pensée si peu d’objets à la fois, et de si simples, qu’ils pensent toujours ne rien savoir, lors-
qu’ils ont de leur objet une intuition moins distincte que de ce qu’ils connaissent le plus dis-
tinctement du monde. Il est sûr que certains s’y trouvent, de naissance, beaucoup plus aptes
que les autres ; mais la méthode et l’exercice aussi peuvent y rendre les esprits beaucoup plus
aptes » (AT X, p. 401-402, trad. Brunschwig, p. 124). L’exposé de cette méthode (d’habitude
et de répétition) est essentiellement fourni dans la Règle XI.
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 541

d’abord et avant tout intuition intellectuelle, saisie de la vérité essentielle de la


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chose. Nous pouvons en résumer les caractéristiques principales en disant :
1 / que l’intuition se distingue de la démarche rationnelle démonstrative,
vue comme laborieuse, par son immédiateté ; 2 / qu’il en découle la certi-
tude la plus haute qu’il soit donné à un esprit d’atteindre. La plupart du
temps, dans la connaissance intuitive, l’esprit humain rejoint presque le
point de vue divin ; en tout cas, la certitude immédiate qu’il acquiert ne lui
laisse aucun doute sur le caractère objectif de la vérité qu’il a saisie. Mais,
dans tous les cas, il s’agit d’une vérité comprise par l’entendement. Baumgarten
ne pouvait ignorer cette tradition qu’il a renversée.

L’intuition sensible
dans la doctrine esthétique de Baumgarten
Baumgarten apparaît comme le premier auteur de la période moderne à
voir dans l’intuition une modalité de la sensibilité à l’exclusion de l’intellect.
Son prédécesseur Wolff est certes le premier, et ce sans raison évidente
venant justifier ce choix, à utiliser le terme d’ « intuition » pour désigner la
perception d’un objet sensible, mais la possibilité d’une intuition intellec-
tuelle est préservée par lui1 et le terme s’applique donc aux deux – tandis
que, chez Baumgartner, l’intuition n’est plus du tout intellectuelle. Puisque
la sensibilité nous fournit des connaissances, il doit y correspondre selon
Baumgarten un degré de clarté, opposée à l’obscurité qui serait le néant de
connaissance. Cette clarté se distingue néanmoins de la clarté distincte
fournie par la connaissance rationnelle par sa confusion. C’est en réalité Leib-
niz qui est le grand théoricien de la différence entre la clarté distincte et la
clarté confuse, et ce dès les Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis de 16842,
avant de reprendre l’idée de degrés entre l’obscurité et la clarté confuse dans
ses plus grandes œuvres métaphysiques sous la forme de la théorie des
« petites perceptions ». Chez Leibniz, ce qui explique la confusion de la
connaissance sensible, c’est qu’on n’y distingue pas les « marques » (notae)
qui permettraient une meilleure identification de l’objet. À ce titre, la
connaissance rationnelle reste pour lui supérieure et le plaisir qui y corres-
pond est plus grand que celui correspondant à la connaissance sensible.
Baumgarten reprend à son compte cette idée de clarté confuse, mais voit en
revanche dans la sensibilité une faculté tout à fait positive de connaissance
puisqu’elle nous fournit un type de perception irréductible à la raison et
ayant une valeur propre : une beauté que la raison ne sait pas susciter. Il

1. Sur les ambiguïtés du vocabulaire wolffien de l’intuition, cf. Jean École, La métaphy-
sique de Christian Wolff, Hildesheim, Georg Olms, 1990, en particulier vol. I, p. 123-126. Nous
tenons à remercier M. Pietro Pimpinella pour avoir attiré notre attention sur l’existence d’une
intuition sensible chez Wolff.
2. Georg Wilhelm Leibniz, Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis, in Die philosophischen
Schriften, New York, Georg Olms Verlag, 1978 (éd. Carl I. Gerhardt), vol. IV p. 422-426, ou
en français dans Opuscules métaphysiques choisis, Paris, Vrin, 1966 (éd. Paul Shrecker), p. 9-16.
542 Syliane Malinowski-Charles

définit alors les règles de la production du beau en fonction de sa compré-


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hension des mécanismes de notre connaissance sensible, en sachant que,
« plus un discours sensible comportera d’éléments faisant surgir des repré-
sentations sensibles, et plus il sera parfait »1. C’est en ce sens qu’à ses yeux la
sensibilité recèle une spécificité à laquelle la raison n’a pas accès, de sorte
que chacun des deux domaines est autonome.
On trouve un lien entre l’intuition (intuitio) et la connaissance confuse
(cognitio confusa) dans l’œuvre de Baumgarten dès son tout premier ouvrage, les
Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus, publié en 1735 (Médi-
tations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème). Baumgar-
ten y reprend là encore en la déformant une distinction opérée par Leibniz,
cette fois entre connaissance « suppositive » ou « symbolique » et connais-
sance « intuitive ». Selon Leibniz, la connaissance suppositive ou symbolique
utilise les mots, et donc suppose la médiation du langage, mais est reliée à la
confusion, tandis que la connaissance intuitive saisit les vérités primitives.
Baumgarten utilise les mêmes termes mais pour leur donner un sens tout à
fait inverse. Leibniz reliait en effet la connaissance symbolique à la confusion,
de manière explicitement opposée à la connaissance intuitive vue comme dis-
tincte : « Quand mon esprit comprend à la fois et distinctement tous les ingré-
dients primitifs d’une notion, il en a une connaissance intuitive, qui est bien
rare, la plupart des connaissances humaines n’étant que confuses ou bien
suppositives. »2 Chez Baumgarten en revanche, c’est la connaissance symbo-
lique qui possède une clarté « intensive » (c’est-à-dire distincte), tandis que la
connaissance intuitive a une plus grande clarté « extensive » (c’est-à-dire
confuse)3 :
« Bien que les imaginations exprimées par les mots et par le discours soient plus
claires que celles qui s’exposent dans le visible, nous ne cherchons pas pour autant à
affirmer la primauté du poème sur la peinture. En effet la clarté intensive, qui donne
à la connaissance symbolique, qui s’effectue par les mots, une primauté sur la
connaissance intuitive, ne contribue en rien à la clarté extensive ; or cette dernière
est la seule poétique. »4
En théorie du moins, c’est toujours la connaissance symbolique qui a la pri-
mauté sur la connaissance intuitive, car dans l’absolu – et cela en suivant le

1. Alexander Gottlieb Baumgarten, Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant


à l’essence du poème [désormais Méditations philosophiques], § VIII, in Esthétique. Précédée des Médita-
tions philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème, et de la Métaphy-
sique, Paris, L’Herne (trad. et présentation Jean-Yves Pranchère), 1988, p. 32.
2. G. W. Leibniz, Discours de métaphysique, art. 24 (1686). Pour l’association entre
connaissance suppositive et symbolique, cf. les Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis
de 1684 ; et, pour une explicitation des « vérités premières », cf. Nouveaux Essais sur
l’entendement humain, IV, II, de 1704.
3. Pour les définitions des termes « clarté extensive » et « clarté intensive », voir notam-
ment les Méditations philosophiques, XVI, et scolie, op. cit., p. 35-36.
4. Méditations philosophiques, XLI, op. cit., p. 46. Il est à noter que les § XLIII et XLIV qui
suivent presque directement relient la connaissance intuitive à l’admiration pour en tirer des
conclusions concernant le meilleur usage poétique à faire de celle-ci.
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 543

schéma leibnizien – une plus grande détermination rationnelle de l’objet


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connu équivaut à une plus grande connaissance de celui-ci. Mais d’un point
de vue plus particulier, qui est le point de vue poétique, cette primauté dis-
paraît complètement et est même inversée, car ce qui importe est unique-
ment ce qui contribue à la perfection du poème. Or « les représentations dis-
tinctes, complètes, adéquates et profondes ne sont à aucun degré sensibles ;
elles ne sont donc plus poétiques »1. On sait par ailleurs que l’obscurité com-
plète, qui correspondrait à un néant de connaissance, n’est pas poétique non
plus. Il ne reste donc que les représentations claires et confuses qui le soient :
« Les représentations claires sont poétiques, § XIII ; or les représentations clai-
res peuvent être distinctes ou confuses ; mais nous savons déjà que les représenta-
tions distinctes ne sont pas poétiques, § XIV ; ce sont donc les représentations
confuses qui le sont. »2
Ce qui est fort intéressant dans l’usage que Baumgarten fait du terme
« intuition », c’est qu’il le rattache précisément à ces représentations claires et
confuses, et donc qu’il affirme qu’elles sont plus « poétiques » que les repré-
sentations claires et distinctes formées par la raison. Au § 37 de son Esthé-
tique, il va même jusqu’à dire que « l’intuition est nécessaire à la beauté »3. Or
l’intuition, si elle est traditionnellement du côté de la vision directe comme
ici, est aussi, dans la conception classique, du côté d’une vision directe de
type intellectuel, et généralement d’une vision intellectuelle de l’essence des
choses. Il ne devrait donc y avoir aucune place pour les déterminations parti-
culières sensibles qui, comme le pense Baumgarten, augmentent le caractère
poétique de l’œuvre lorsqu’on en augmente le nombre et la précision4. Pour
lui, la clarté augmente toujours en fonction du nombre de marques ou déter-
minations ; mais selon le type de ces marques, c’est-à-dire selon qu’elles sont
sensibles ou intellectuelles, on obtient une clarté extensive ou intensive. C’est-
à-dire, pour le dire de manière plus simple encore, que l’augmentation du
nombre de « marques » dans un objet ne rend pas nécessairement celui-ci
plus « connu » comme chez Leibniz : si ce sont des déterminations intellec-
tuelles, oui, mais si ce sont des déterminations sensibles, cela rend l’objet plus
sensible, plus présent et plus puissant sur l’esprit (sa clarté extensive aug-
mente), mais il reste toujours aussi confus d’un point de vue strictement
intellectuel. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre la manière dont
Baumgarten présente dans la Métaphysique (1739) l’opposition entre connais-

1. Méditations philosophiques, XIV, op. cit., p. 34.


2. Méditations philosophiques, XV, op. cit., p. 35.
3. « Pour qu’elle [la disposition à indiquer par signes ses propres perceptions] s’accorde
par la suite avec l’ensemble des autres facultés, son champ d’action ne doit pas être étendu au
point d’abolir l’intuition, qui est nécessaire à la beauté » (Esthétique, § 37, op. cit., p. 134).
4. Voir par exemple Méditations philosophiques, XIX : « Les individus sont des êtres abso-
lument déterminés ; donc les représentations singulières sont tout à fait poétiques » (op. cit.,
p. 36) ; ou encore les § LIV et LV qui expliquent qu’il est très poétique de faire des descrip-
tions confuses des sensations et imaginations, car cela fait gagner l’objet en clarté extensive
en y distinguant plus d’éléments confus (op. cit., p. 50).
544 Syliane Malinowski-Charles

sance symbolique et intuitive en termes métaphoriques de présence de l’objet


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(d’importance de la perception ou de la représentation) :
« Si le signe et l’objet qu’il désigne sont liés dans une perception, et que la percep-
tion du signe est plus importante que la perception de l’objet désigné, on dit que la
connaissance est symbolique ; si la représentation de l’objet désigné est plus impor-
tante que celle du signe, la connaissance sera intuitive (ce sera une intuition). »1
En déplaçant son intérêt de l’épistémologie vers l’esthétique, c’est-à-dire
en affirmant l’importance de ce qui relève de l’ordre épistémologiquement
confus du sensible, Baumgarten fait donc un usage bien étrange de la notion
d’intuition. L’intuition correspond à une connaissance prégnante, où c’est
l’objet qui est rendu présent (représenté) plutôt que le signe servant à le dési-
gner, mais elle ne fournit pas pour autant de cet objet une « connaissance » au
sens traditionnel, c’est-à-dire une conception distincte de ce qu’il est en soi.
L’intuition ne donne jamais que ce que l’objet est pour nous, pour le sujet
observant2 ; de plus, elle concerne exclusivement les choses sensibles.
Il découle de ce détournement de l’intuition du côté des choses confuses
ou du particulier sensible que la « vérité métaphysique inconditionnée », qui
était traditionnellement l’objet d’une intuition, devient ici carrément incon-
naissable par cette faculté – comme par toute autre faculté humaine3. Désor-
mais, l’intuition n’est même plus complètement à l’abri de l’erreur, alors que la
tradition la voyait comme absolument certaine. Wolff même, lorsqu’il parlait
d’intuition des objets sensibles, désignait par là une connaissance hors de tout
doute. Chez Baumgarten, même si ce ne sont ni la connaissance symbolique ni
la connaissance intuitive en elles-mêmes (en tant que processus mentaux) qui
sont source d’erreur, mais seulement les facultés subordonnées qui leur four-
nissent leurs matériaux, il reste que l’une et l’autre sont pareillement faillibles
en ce sens qu’on ne peut accorder de croyance absolue à leurs résultats4. On
peut donc trouver fort étrange, et même incongru, que Baumgarten ait choisi
d’utiliser le mot « intuition » pour désigner la connaissance esthétique, c’est-à-
dire une connaissance reconnue comme sensible et confuse. Mais comme le
vocabulaire de l’importance dans la citation donnée à l’instant nous permet
déjà de l’esquisser, on peut néanmoins trouver de bonnes raisons à ce choix,
raisons qui font appel aux autres connotations philosophiques du terme.

1. Baumgarten, Métaphysique, § 620, op. cit., p. 115.


2. Cet aspect quasi phénoménologique de l’esthétique baumgartenienne a déjà été souli-
gné par l’insistance sur l’expression « en tant que phénomène », appliquée de manière répéti-
tive aux caractères de la belle représentation, dans les § 18 à 22 de l’Esthétique par Syliane
Malinowski-Charles, « De la poétique à l’esthétique : la métamorphose de l’art chez Baumgar-
ten », in Figures du sentiment : morale, politique et esthétique à l’époque moderne (sous notre dir.), Qué-
bec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 118-119.
3. Voir en particulier le § 91 de la Métaphysique pour l’opposition nette tracée entre vérité
métaphysique inconditionnée et confusion.
4. Cf. par exemple Métaphysique, § 621 : « Supposons qu’en raison d’une illusion de la
faculté de connaître les identités entre les choses on prenne pour un signe ce qui n’en est pas
un, et pour un objet désigné ce qui n’en est pas un ; en résulteront une connaissance symbo-
lique et une connaissance intuitive fausses » (op. cit., p. 116).
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 545

Nous voudrions montrer dans ce qui suit que le rapport à une certaine
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vérité perçue directement est l’une des deux raisons essentielles légitimant
cet usage, tandis que la seconde tient à la vivacité de l’intuition (sur laquelle
nous nous pencherons plus loin). L’examen de cette première raison per-
mettra de saisir autant ce qui légitime le rapprochement terminologique
entre le nouveau sens du terme « intuition » et le sens classique, que ce qui
en constitue également les limites, avec une évolution dans la conception de
la vérité qui devient simple « vraisemblance » pour le point de vue humain.

Intuition et vérité d’expérience


Le lien intrinsèque entre intuition (sensible) et vérité est particulièrement
explicite dans les sections suivant le § 481 de l’Esthétique, où l’on comprend
de plus que l’intuition n’est autre qu’une forme très pure d’expérience :
« [§ 481] Supposons qu’une certaine vérité, même esthétique, soit connue
comme telle par l’analogon de la raison [la sensibilité] de façon complète, c’est-à-dire
avec une certitude et une persuasion complètes. Quelle sera-t-elle donc ? [...] [§ 482]
Elle contiendra ces très rares intuitions véritablement telles que nous les percevons immédiatement,
sans qu’elles soient entachées d’aucun vice de subreption. J’entends par là uniquement
l’expérience au sens strict, et non l’expérience au sens large, qui embrasse chaque sorte de
connaissance, fait une certaine place à la sensation et est trop peu certaine, ainsi que
le prouvent ceux dont les points de vue s’opposent et cependant font l’un et l’autre
résolument appel à cette même expérience. L’expérience au sens strict doit, si l’on a
l’intention de penser quelque objet avec beauté, être émaillée de nombreuses percep-
tions, en outre des sensations, qui relèvent des autres facultés inférieures de l’âme.
Ces perceptions sensibles qui, ainsi que je l’ai concédé, peuvent être complètement certaines
même pour l’analogon de la raison, ne le sont pas toujours, ni pour tout le monde. »1
Comme la dernière phrase citée le fait bien voir, l’expérience intuitive que
l’on tire du sensible peut avoir un degré absolu de certitude, et néanmoins
cette affirmation doit être conciliée avec l’idée énoncée précédemment du
caractère faillible de l’intuition. Il s’agit donc de comprendre la nature de la
certitude que l’on peut acquérir par intuition de l’objet sensible. De plus,
l’expérience au sens strict se distingue de l’expérience au sens large du fait
que la seconde est « trop peu certaine », ce qui de nouveau établit un lien
étroit entre intuition et vérité ou conviction (sentiment de vérité, certitude).
On peut comprendre par là que ce qui fait l’objet d’une « intuition » a réelle-
ment un caractère de vérité, mais que cette expérience est rare (début du
§ 482) et, de plus, varie tant selon les moments pour la même personne que
selon les personnes (fin du même paragraphe2). Ainsi, Baumgarten établit

1. Esthétique, § 481 et 482, op. cit., p. 183-184. C’est nous qui soulignons.
2. Cette dernière affirmation se comprend par l’existence d’une différence de naturel ou
de tempérament entre les personnes, certaines ayant une sensibilité poétique plus développée
que d’autres ou, à l’inverse, de meilleures habilités logiques : « Il est possible qu’existe un bel
esprit qui ait malencontreusement négligé d’user de son entendement et de sa raison, ou
encore qu’existe un esprit philosophique et mathématique suffisamment instruit pour appré-
546 Syliane Malinowski-Charles

bien un lien fort entre l’intuition, faculté de l’analogon de la raison (la sensibi-
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lité) nous fournissant une « expérience au sens strict »1, et une forme de
vérité dans la saisie de l’objet. Cette vérité tient à l’immédiateté de la percep-
tion (première phrase du § 482), et elle peut être donnée sans qu’aucun
doute n’en accompagne la saisie, mais d’autres formes d’expérience peuvent
la masquer (Baumgarten parle alors de « vice de subreption »).
Cette vérité intuitive à laquelle on accède par une expérience directe de
l’objet est en réalité d’un type particulier, qui lui fera mériter la désignation de
« vérité esthétique » (veritas aesthetica)2 : elle est vraie pour nous, mais personne
ne peut quitter son point de vue humain pour porter un jugement sur sa
vérité absolue, et elle est donc au mieux vraisemblable. Ici s’opère une modifi-
cation significative qui montre bien la nouveauté des catégories épistémolo-
giques introduites par Baumgarten pour la sensibilité. Celui-ci s’en explique
dans le paragraphe suivant immédiatement le passage cité ci-dessus :
« J’ai désormais lieu de penser avoir établi, pour un raisonnement très clair, que
la plupart des perceptions intriquées dans le beau-penser ne sont pas complètement
certaines, et que leur vérité n’est pas aperçue dans une complète lumière. Et cepen-
dant aucune fausseté sensible ne peut se découvrir en lui sans laideur. Or les choses
dont nous ne sommes pas complètement certains, sans toutefois y apercevoir quelque fausseté, sont
vraisemblables. Il est donc préférable de nommer la vérité esthétique vraisemblance,
d’un terme qui désigne ce degré de vérité qui, même s’il ne s’élève pas à la certitude
complète, ne contient cependant aucune fausseté observable. »3
On remarque en particulier dans ce passage le rapport intrinsèque entre
la vraisemblance et la beauté. La fausseté sensible, c’est la laideur, c’est-à-
dire ce qui répugne à notre esprit. La caractéristique des perceptions que

cier l’ornement des beautés que nous offre l’analogon de la raison ; il est même possible
qu’existe un esprit qui, n’ayant que peu de grâce, soit toutefois incapable, en raison de sa
nature même, de s’adonner aux sciences plus strictement logiques », Esthétique, § 42, op. cit.,
p. 135 (cf. également le § 44, p. 136, sur le « tempérament esthétique inné »).
1. La même terminologie se retrouve dans différents écrits de Baumgarten, tant en latin
(langue de ses principaux ouvrages) qu’en allemand. Par exemple, l’identification de l’in-
tuition à l’expérience justifie que l’intuition fasse l’objet de la partie désignée comme « esthé-
tique empirique » dans la nouvelle division de la science proposée anonymement par Baum-
garten dans sa Deuxième lettre philosophique (1741, original en allemand) : « Vient ensuite
l’esthétique empirique, ou art d’améliorer son expérience même si elle ne peut pas réellement
accéder à une distinction propre. L’auteur [Baumgarten parle en réalité de lui-même] dis-
tingue par là l’ensemble des lois de la sensation, qu’il faudrait stipuler, de la logique empi-
rique, ou doctrine de l’expérience, dont la tâche n’est pas tant de montrer les avantages four-
nis par les expériences, les observations et les essais eux-mêmes, que d’indiquer comment il
est possible de tirer de leurs données des concepts distincts, des explications et des juge-
ments d’intuition déterminés, et de tirer de ces derniers des propositions universelles ainsi
que d’autres conséquences » (in Baumgarten, op. cit., p. 238). On remarque de surcroît ici que
Baumgarten suit le modèle scolastique empiriste hérité d’Aristote selon lequel la raison tra-
vaille les matériaux que lui fournit l’expérience pour en tirer une connaissance universelle et
distincte. La grande différence réside dans le fait que, selon Baumgarten, une partie de cette
expérience est la saisie directe par intuition de la réalité de l’objet présenté à l’esprit.
2. Sur la vérité esthétique, cf. la section XXVII de l’Esthétique (§ 423-444, op. cit., p. 151-
163). On trouvera une excellente synthèse de l’argumentation de Baumgarten dans
D. Dumouchel, Kant et la genèse de la subjectivité esthétique, Paris, Vrin, 1999, p. 188-196.
3. Esthétique, § 483, op. cit., p. 184-185.
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 547

nous fournit l’intuition, c’est qu’elles sont certaines selon les critères de
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notre sensibilité, ce qui doit immédiatement se traduire par un sentiment de
beauté sensible. La vérité est naturellement belle, et vice versa1, mais, comme
toujours avec Baumgarten, il convient de se rappeler que tant la vérité que la
beauté sont d’abord et avant tout dans un esprit, plutôt que dans la chose
même2. Une vérité de l’objet existe (sa vérité métaphysique), mais seul Dieu
la perçoit ; la vérité qui nous est accessible est le reflet de cette vérité objec-
tive sur nous. Nous ne parvenons jamais au stade objectif avec les choses
connues car notre aperception est toujours reliée à nos facultés de connais-
sance – idée que le criticisme kantien développera sous une forme radicale.
Chez Baumgarten déjà, on n’accède plus à la vérité absolue, et c’est sans
doute là une des significations les plus profondes du détournement de sens
opéré envers la notion d’intuition : l’intuition ne nous fait pas sortir de notre
point de vue subjectif, elle ne nous donne aucunement la chose « en soi »,
elle n’est qu’une manière de penser la chose de manière immédiate, c’est-à-
dire sans médiation rationnelle. Cette perception a bien une vérité : mais
c’est la vérité de toute perception sensible – à savoir, celle de ne pas paraître
fausse ou contradictoire.
En réalité, cette situation n’est pas que celle de la vérité esthétique. Il
existe certes une vérité absolue ou « objective », encore appelée « métaphy-
sique », mais il faudrait être Dieu pour la saisir. À l’échelle humaine, la vérité
« logique » (celle correspondant à la sphère de la raison) est, comme la vérité
« esthétique », rangée sous la catégorie de la connaissance « subjective » dans
le schéma fourni par Baumgarten au § 424 de son « Cours d’esthétique »3.
Vérité logique et vérité esthétique forment la catégorie nouvelle de la « vérité
esthéticologique » (veritas aestheticologica) introduite au § 427 de l’Esthétique dans
un désir d’unification4. En somme, Baumgarten veut atténuer l’impression de
hiatus que sa présentation de la vérité esthétique a pu donner jusqu’alors par

1. Cf. en particulier Esthétique, § 556, op. cit., p. 198 ; toutefois Baumgarten pense aussi
que les extrêmes ne peuvent s’allier : « La connaissance et la vérité logique doivent payer par
une importante perte de perfection matérielle [beauté] tout ce qui leur confère une excep-
tionnelle perfection formelle [logique] » (ibid., § 560, op. cit., p. 201).
2. On peut, en guise de rappel, mentionner la définition révolutionnaire que donne
Baumgarten de l’esthétique comme « art de la beauté du penser » au premier paragraphe de
l’Esthétique : « L’esthétique (ou théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, art de la
beauté du penser, art de l’analogon de la raison) est la science de la connaissance sensible »
(op. cit., p. 121). Pour une étude plus élaborée de cette formule, voir en particulier Daniel
Dumouchel, « A. G. Baumgarten et la naissance du discours esthétique », Dialogue, XXX,
1991, p. 473-501.
3. Ce schéma est retranscrit par D. Dumouchel dans Kant et la genèse de la subjectivité esthé-
tique, op. cit., n. 1, p. 188, mais avec une erreur intervenue au moment de la mise en pages dans
les désignations (la dernière ligne, veritas aestheticologica, devait en réalité être placée au niveau
de subiectiva comme étant son équivalent). Étant donné que seul le premier paragraphe du
« Cours d’esthétique » est traduit en français en appendice de l’édition de Baumgarten réalisée
par J.-Y. Pranchère, il convient de se reporter à l’ouvrage de B. Poppe pour retrouver ce pas-
sage (A. G. Baumgarten. Seine Bedeutung une Stellung in der Leibniz-Wolffischen Philosophie und seine
Beziehungen zu Kant, Borna-Leipzig, R. Noske, 1907).
4. Esthétique, op. cit., p. 153. Cf. également les § 440-441, op. cit., p. 160-161.
548 Syliane Malinowski-Charles

rapport à la vérité logique. Il n’y a qu’une seule réalité, qui peut être envisagée
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sous deux angles différents (sensible ou théorique), de sorte qu’à quelques
exceptions près la représentation sensible ne doit pas être considérée comme
absolument sans rapport avec ce dont la logique et la raison parlent :
« Si nous donnons à la vérité spirituelle et subjective, qui désigne la vérité des
représentations dans son ensemble et a jusqu’ici simplement été nommée logique, la
dénomination de vérité esthéticologique, c’est que nous ne nous rangeons pas de
l’avis de ceux qui établissent ici une stricte séparation, comme si un certain nombre,
ou bien plutôt un grand nombre de vérités esthétiques n’étaient pas vraies égale-
ment au point de vue logique – ce que nous concédons volontiers [...]. Presque tout
ce qui est vrai l’est aussi au point de vue logique. »
Cette union des deux types de vérité concourt à la réhabilitation de la sphère
sensible puisque la vérité logique n’est pas supérieure à la vérité esthétique,
mais que les deux se recoupent généralement. En spécifiant l’unité de leur
objet, Baumgarten souligne bien l’importance égale de la vérité sentie et de la
vérité comprise, même si cela se fait en quelque sorte au prix d’un rabaisse-
ment relatif de la seconde par rapport aux prétentions d’absoluité qui avaient
toujours été les siennes. Clairement, ni la vérité logique ni la vérité esthétique
ne sont absolument infaillibles. Ces deux facettes de la vérité esthéticolo-
gique sont néanmoins bien des vérités : leur appréhension s’accompagne de
certitude et, dans le cas du versant esthétique (sensible), d’un sentiment de
beauté ou d’unité de la chose considérée, car la fausseté sensible serait perçue
immédiatement comme une laideur1. De manière intéressante, chez le prédé-
cesseur de Kant, chacun a un sens esthétique – la sensibilité – lui faisant
immédiatement ressentir comme laid l’objet dans lequel son esprit découvre
de la fausseté, idée que le philosophe de Königsberg ne poursuivra pas pour
sa part (Kant verra la beauté dans l’accord entre la sensibilité et l’enten-
dement plutôt que dans la première seule comme Baumgarten2). Mais, pas
plus que dans le cas des vérités logiques, la certitude qui en émane n’a le
caractère absolu d’une connaissance objective, de la vérité métaphysique
inconditionnée qui est réservée au point de vue divin.
En bref, si Baumgarten parle – avant la philosophie critique – d’une
intuition sensible plutôt qu’intellectuelle, c’est parce qu’il envisage lui aussi la
réduction du champ de la connaissance à l’esprit humain, avec ce que peut un
esprit humain. L’homme ne sort pas de soi pour parvenir à une quelconque
transcendance de sa propre subjectivité. Il a certes recours à des critères lui
permettant de désigner comme « fausses » certaines idées ou représenta-
tions, mais il n’a aucun critère absolu de la « vérité » de sa représentation du

1. En quoi consiste la fausseté ressentie comme une laideur chez Baumgarten ? Elle est
de l’ordre de la contradiction interne, du manque d’harmonie et d’unité – bref, de tout ce qui
à l’inverse, en positif, permet de définir les critères d’une poétique. La poétique promeut
donc la règle des trois unités, ainsi que la cohérence et la pertinence de la représentation sen-
sible ou artistique (voir en particulier Esthétique, § 439, op. cit., p. 159-160), mais la faculté per-
mettant de juger ces critères apparemment objectifs reste la sensibilité seule.
2. Voir notamment le § IX de la Critique de la faculté de juger de Kant.
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 549

monde sensible : la vérité sensible est vraisemblance. Pourtant, Baumgarten


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ajoute à cette restriction l’idée d’un critère possédé par notre sensibilité elle-
même, et apparenté au sens du beau : dans la saisie immédiate de l’objet,
l’intuition « sent » qu’elle lui est conforme. Comme dans la tradition clas-
sique, un rapport à cette forme de vérité est donc essentiel dans la définition
de l’intuition. Mais chez Baumgarten, cela devient une vérité-vraisemblance
perçue directement par l’esprit (la sensibilité1), et non une vérité en soi, qui
reste inaccessible même si elle donne son fondement à la vérité perçue. De
même que la beauté n’est pas tant dans l’objet que dans l’esprit, la vérité est
toujours en un certain sens subjective : elle est toujours mesurée à l’aune de
nos facultés humaines, tout universelles que celles-ci soient (tant la raison
que la sensibilité sont universelles, ce qui empêche le subjectivisme de deve-
nir un relativisme).

Vitalité de la connaissance intuitive

Que l’intuition corresponde chez Baumgarten à la saisie directe d’un objet


(ce que traduit notamment l’expression d’ « expérience pure » qu’il utilise)
nous permet de comprendre la seconde caractéristique essentielle rappro-
chant, non sans nouveauté cependant, l’usage qu’il propose du terme
d’ « intuition » de celui fait avant lui. Cette seconde caractéristique est la
vivacité ou vitalité de la connaissance intuitive, élément de l’entreprise phi-
losophique baumgartenienne qui mérite d’être souligné plus qu’il ne l’est en
général. La connaissance sensible, avons-nous dit, acquiert un statut paral-
lèle (analogue) à la connaissance intellectuelle, sans qu’une comparaison de
valeur semble devoir intervenir entre l’une et l’autre puisqu’elles sont désor-
mais considérées chacune de manière autonome. En ce sens, elles sont
« égales ». Or nous savons aussi que la connaissance rationnelle ou intellec-
tuelle est plus distincte que la connaissance sensible désignée comme
confuse, ce qui vaut à la seconde le nom de « faculté de connaissance infé-
rieure ». Pourtant, si la sensibilité n’avait pas un avantage d’un autre type sur
la raison, l’entreprise consistant pour Baumgarten à prétendre que les deux
peuvent faire l’objet d’une science serait non fondée, et la « science esthé-
tique » ne serait qu’un rejeton de la « science logique ». Ce qui n’est pas le
cas : Baumgarten écrit formellement que la raison est limitée dans ses capa-
cités d’appréhension du réel, et qu’il convient de la cantonner aux objets qui
sont à sa portée pour faire de la place à l’autre mode de saisie des êtres et des
vérités, la sensibilité. « Ce serait assurément la tâche de la logique au sens
général que de donner à cette faculté [de connaissance inférieure] des règles

1. Mentionnons que, comme chez Pascal, l’ « esprit » est du côté du sentiment chez
Baumgarten et s’oppose à la raison et l’entendement. Voir notamment les § 38 et 41 de
l’Esthétique pour l’usage concomitant des différents termes d’ « esprit » et de « sensibilité »
(op. cit., p. 134-135).
550 Syliane Malinowski-Charles

pour s’orienter dans la connaissance sensible des choses », déclare Baumgar-


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ten dans les Méditations philosophiques, « mais qui connaît notre logique sait à
quel point elle est en friche »1. De sorte qu’il est nécessaire de créer côte à
côte deux sciences distinctes : « Les noêta doivent donc être connus au
moyen de la faculté de connaissance supérieure, et sont l’objet de la
Logique ; les aisthèta sont l’objet de l’épistèmè aisthètikè, ou encore de
l’Esthétique. »2 Le statut même de science (épistèmè) accordé à l’esthétique
prouve que nos sens nous fournissent un accès suffisant au monde pour que
des vérités en soient perçues, mais il prouve aussi que ce mode de perception
a une valeur intrinsèque d’un type différent des facultés logiques. Il ne s’agit
pas de comprendre le monde, il s’agit de le sentir. Dans ce mélange de sen-
sation (physique) et de sentiment (psychologique), se révèle quelque chose
d’unique qui resterait, sinon, ignoré de la raison et de l’entendement : une
certaine beauté. Or cette manière qu’a le monde de se faire objet esthétique
(au sens baumgartenien comme au sens actuel) pour notre sensibilité a cer-
taines caractéristiques de vitalité et de force que la froide raison reste totale-
ment incapable de saisir ou de produire. C’est là la deuxième caractéristique
légitimant, selon nous, le fait que Baumgarten utilise le terme d’ « intui-
tion » : toute connaissance intuitive est vive. Ce qui rejoint l’un des éléments
définitoires traditionnels de l’intuition.
Le champ lexical de la vivacité est omniprésent dans tous les écrits
esthétiques de Baumgarten, où il désigne une caractéristique principale de la
connaissance sensible – et, a fortiori, de l’intuition. Associé tant à la produc-
tion qu’à la perception des représentations sensibles, il réunit principale-
ment les notions de vivacité, de vitalité et de force, mais aussi celles
d’importance, de prégnance, de vigueur et d’intensité. Certains de ces
termes font l’objet d’une définition. Dans les Méditations philosophiques, on
trouve par exemple une définition du caractère « plein de vie » d’une repré-
sentation, avec une association très significative entre ce caractère et celui
d’être clair au point de vue extensif :
« CXII. Nous disons que ce en quoi il est possible de percevoir de nombreux
éléments, qu’ils soient simultanés ou successifs, est plein de vie [...].
« CXIII. Si, en accord avec le vénérable Arnold et son Essai d’une introduction sys-
tématique à la poésie allemande, on définit le poème comme « le discours qui, en respec-
tant les règles d’accentuation » (le mètre) « représente une chose de la façon la plus

1. Méditations philosophiques, CXV, op. cit., p. 75. Cf. également la Deuxième lettre philoso-
phique : « Notre âme possède beaucoup de facultés servant à la connaissance et qui sont autres
que celles qu’on pourrait simplement mettre au compte de l’entendement ou de la raison ; il
semble donc à notre auteur [Baumgarten lui-même] que la logique promet plus qu’elle ne
tient lorsqu’elle se fait forte d’améliorer notre connaissance en général, et n’est ensuite
occupée que de la connaissance distincte et du chemin qui y mène. Il se la représente donc
comme une science de la connaissance de l’entendement ou de la connaissance distincte, et
réserve les lois de la connaissance sensible et vivante, quand bien même celle-ci ne devrait
pas s’élever à la distinction au sens le plus précis du terme, pour une science particulière.
Cette dernière science, il la nomme l’esthétique » (op. cit., p. 237).
2. Ibid., CXVI, op. cit., p. 75-76.
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 551

vivante possible, et s’insinue avec toute la force possible dans l’âme du lecteur, afin
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de l’émouvoir d’une certaine façon », on en définit alors les marques distinctives
suivantes : 1 / le mètre ; 2 / les représentations les plus vivantes possibles ; 3 / l’ac-
tion sur l’âme du lecteur, qui vise à l’émouvoir. Notre définition indique les déter-
minations du mètre, § CIV ; les représentations pleines de vie reviennent aux repré-
sentations claires au point de vue extensif, § CXI et XVI ; l’action sur l’âme du
lecteur est impliquée dans notre définition par les § XXV, XXVI, XXVII. »1
Le lien établi très nettement ici entre la vitalité d’une représentation, son
caractère poétique et sa clarté extensive révèle une équivalence entre ces dif-
férentes notions, puisqu’une représentation est d’autant plus poétique
qu’elle a une plus grande clarté extensive, c’est-à-dire un plus grand nombre
de marques distinctives de type sensible ( « ce en quoi il est possible de per-
cevoir de nombreux éléments » ), et que cela revient également à dire qu’elle
est plus vivante ou pleine de vie. De plus, on comprend que cette vitalité est
l’effet (ou le sentiment) produit par la représentation sur le sujet tout autant
que la caractéristique de l’objet poétique (à savoir, le poème, la pein-
ture, etc.) ; elle désigne donc à la fois la cause et l’effet, une donnée objective
et une donnée subjective (nous avons déjà souligné le fait que tout objet res-
tait toujours, chez Baumgarten, objet pour une perception, et donc qu’il n’était
jamais question de caractéristiques intrinsèques qui seraient données hors de
tout point de vue humain).
Or, dire comme ici que « les représentations pleines de vie reviennent aux
représentations claires au point de vue extensif », c’est poser une affirmation
centrale pour légitimer un usage scientifique de l’intuition sensible : la vitalité
est un type de clarté différent de la clarté distincte (intensive), mais c’est bien
une clarté supérieure. Ce qui est plein de vie est plein de ces marques ou élé-
ments sensibles dont l’augmentation augmente la clarté extensive ou confuse,
de la même manière, sur un plan parallèle, qu’une représentation logique est
d’autant plus claire intensivement ou distinctement qu’elle possède un plus
grand nombre de marques distinctives intellectuelles. Dans le cas des objets sensi-
bles, la clarté peut donc être augmentée en même temps que la confusion, et ce par le simple
fait que l’augmentation des marques permettant une meilleure reconnaissance
sensible de l’objet correspond à l’augmentation du caractère poétique de la
représentation – ce qui est excellent et louable. Clarté intensive (distincte,
intellectuelle) et clarté extensive (confuse, sensible) sont bien deux types de
clarté. Il existe donc au sein de l’appréhension sensible ou intuitive, expérien-
tielle, du monde sensible une manière plus claire de s’y rapporter qui n’est pas
pour autant une manière de mieux le comprendre. Ce que nous enseigne ici
l’esthétique de Baumgarten, c’est précisément que cette « clarté » se traduit par
une intensité, une vitalité, une vivacité ou une présence plus fortes sur l’esprit.
Le but de la poétique est de produire un tel effet. Mais ontologie et gno-
séologie se rejoignent ici, car, selon Baumgarten, ce qu’est l’objet sensible est
immédiatement senti ou perçu, et donc toute perception d’une clarté supé-

1. Méditations philosophiques, CXII et CXIII, op. cit., p. 74.


552 Syliane Malinowski-Charles

rieure (même extensive ou confuse) est l’effet d’une plus grande vérité de
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l’objet. Cette superposition fort intéressante des deux niveaux, qui montre
bien le caractère systématique du projet baumgartenien, est particulièrement
visible dans le long § 515 de la Métaphysique, qui introduit de plus comme des
quasi-synonymes différents termes relevant du champ lexical de la force
ou de la vivacité de la connaissance (importance, abondance, profusion,
dignité, exactitude, vigueur, efficacité, force) :
« La connaissance vraie est réalité ; s’y opposent la non-connaissance, ou encore
l’absence de connaissance, qui est l’ignorance, ainsi que le semblant de connaissance,
c’est-à-dire l’erreur, qui sont des négations. La plus ténue des connaissances est celle
qui, ne portant que sur un seul objet, le plus insignifiant de tous, contient le moins de
vérité. Plus donc ses objets gagnent en nombre et en importance, et plus la connais-
sance gagne en importance et en vérité, jusqu’à ce que, s’étendant au plus grand
nombre d’objets possible, et aux objets les plus importants, elle soit la plus impor-
tante et la plus vraie de toutes. Parvenue au degré où elle connaît un nombre maximal
d’objets, la connaissance se caractérise par son abondance (sa profusion, son étendue,
sa richesse, son immensité) ; mais au degré où elle ne connaît qu’un nombre minimal
d’objets, elle se caractérise par sa ténuité ; lorsque ses objets sont les plus importants,
elle se définit par sa dignité (sa noblesse, sa grandeur, son sérieux, sa majesté) ; lorsque
ses objets sont les plus insignifiants, elle se définit par sa trivialité (sa pauvreté, sa futi-
lité). Plus elle contient de vérités, plus elle les relie avec ordre – et plus elle est vraie,
donc plus elle est importante ; la connaissance comprenant le plus grand nombre de
vérités est exacte (minutieusement dégrossie), celle qui en offre le moins grand
nombre est grossière [...]. Aucune connaissance n’est totalement stérile ; toutefois, plus
une connaissance a d’efficacité ou de vigueur, et plus elle est forte ; moins elle a de
vigueur – (plus donc on peut la dire chétive) –, plus elle est faible (chétive, inconsis-
tante). Les représentations les plus faibles, lorsqu’elles surgissent, modifient le moins
l’état de l’âme, les représentations les plus fortes le modifient le plus. »1
Nous avons déjà noté plus haut que le rapprochement opéré par Baum-
garten entre intuition et vérité ne se faisait pas sans une redéfinition de la
vérité comme vraisemblance, c’est-à-dire comme vérité apparente pour un
sujet. Ici, de même2, on remarque bien que l’importance de la représentation,
donc sa puissance ou force sur un esprit, est le tout de sa vérité (cf. « Plus
donc ses objets gagnent en nombre et en importance, et plus la connais-
sance gagne en importance et en vérité, jusqu’à ce que, s’étendant au plus
grand nombre d’objets possible, et aux objets les plus importants, elle soit la
plus importante et la plus vraie de toutes [c’est nous qui soulignons] », ou encore :
1. Métaphysique, § 515, op. cit., p. 83-84.
2. Ou ailleurs – on peut citer une affirmation relativement similaire dans l’Esthétique par
exemple, au § 22 : « Toute connaissance atteint la perfection grâce à l’abondance [ubertas], la
grandeur [magnitudo], la vérité [veritas], la clarté [claritas], la certitude [certitudo] et la vitalité de la
connaissance [vita cognitionis], pour autant que celles-ci s’accordent en une seule perception et
entre elles – par exemple, l’abondance et la grandeur avec la clarté, la vérité et la clarté avec la
certitude et tout le reste avec la vitalité –, et pour autant que les autres variétés de la connais-
sance s’accordent avec elles, ces qualités en tant que phénomènes ont pour effet la beauté
universelle de la connaissance sensible, avant tout celle des choses et des pensées, en les-
quelles nous réjouissent la profusion [copia], la noblesse [nobilitas], la sûre lumière du Vrai en
mouvement [veri lux certa moventis] » (Esthétique, § 22, op. cit., p. 129).
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 553

« Plus elle est vraie, donc plus elle est importante »). Il existe une adéquation
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immédiate avec le monde qui permet de faire confiance à ses sens pour le
saisir dans ce qu’il est véritablement. Si Baumgarten ne posait pas cette cor-
respondance parfaite, il ne pourrait pas faire de la sensibilité un critère ou un
outil adéquat pour élaborer une science du sensible. Il est donc essentiel de
voir que tout objet perçu de manière plus pressante ne peut produire cet
effet que parce qu’il est, effectivement, plus vrai (et plus vraisemblable), ce
qu’exprime bien le terme d’ « intuition ».
Il en découle une compréhension réellement différente de la vérité et de
la clarté :
« 517. Plus une perception comprend de marques distinctives, plus elle est
forte. C’est pourquoi une perception obscure, mais comprenant davantage de mar-
ques distinctives qu’une perception claire, est plus forte que cette dernière ; et une
perception confuse, mais comprenant davantage de marques distinctives qu’une
perception distincte, est plus forte que cette dernière. Les perceptions qui contiennent
en elles le plus grand nombre de marques distinctives se nomment prégnantes. Donc
les perceptions prégnantes sont les plus fortes [...].
« 518. L’état de l’âme où les perceptions qui dominent sont obscures est le règne
des ténèbres ; celui où règnent les perceptions claires est le règne de la lumière. »1
La lumière [lux] ou la clarté [claritas] dont il est ici question admet des degrés
par rapport à l’obscurité qui correspond à l’absence de connaissance, mais
c’est comme si Baumgarten envisageait deux échelles de clarté parallèles et dis-
tinctes l’une de l’autre : l’une intensive, l’autre extensive. Sur chacune d’entre
elles, on retrouve les mêmes graduations, à ceci près que l’aboutissement de
l’une est une connaissance de type intellectuel très claire et distincte, et l’abou-
tissement de l’autre une connaissance de type sensible très claire et confuse. Il y
a en fait deux règnes de la lumière, parce qu’il y a deux types de clarté, et donc
deux types de marques distinctives aussi (intensives ou extensives).
Enfin, il est à noter que de très nombreux passages permettent d’élaborer
en détail des règles poétiques à partir de ce fondement théorique selon lequel
les représentations qui sont le fruit d’une intuition, donc de la sensibilité, sont
plus vivaces et plus prégnantes que les autres. Ce sont les perceptions les plus
fortes qui sont les plus poétiques car elles touchent plus l’esprit ; par consé-
quent, différentes règles doivent permettre d’optimiser la vitalité d’une repré-
sentation, et Baumgarten tente d’en faire l’énumération. On peut notamment
juxtaposer les opposés (par exemple, le connu et l’inconnu)2, utiliser la répéti-
tion (sans lasser) des motifs pour les rendre plus clairs3, augmenter le nombre
de marques sensibles en singularisant la représentation4, les ordonner selon
des figures5, être le plus vraisemblable possible pour remporter la persua-

1. Métaphysique, § 517-518, op. cit., p. 84.


2. Métaphysique, § 549, op. cit., p. 94.
3. Métaphysique, § 581 et 598, op. cit., p. 103 et 108.
4. Méditations philosophiques, XIX, op. cit., p. 36 (voir n. 2, p. 543).
5. Esthétique, § 26, op. cit., p. 130 : « Il y a donc des arguments qui enrichissent, qui
rehaussent, qui démontrent, qui illustrent, qui persuadent ; et d’autres enfin qui donnent vie
554 Syliane Malinowski-Charles

sion1, maintenir le mieux possible la variété au sein de l’uniformité en usant


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de concision et de liens fréquents avec le sujet, etc.
Ces derniers préceptes sont illustrés notamment dans un paragraphe de
synthèse de l’Esthétique que nous désirons citer presque au complet pour dif-
férentes raisons. Notamment parce qu’il reprend plusieurs des éléments
mentionnés ci-dessus, mais aussi parce que nous ne sommes pas d’accord
avec l’idée relativement répandue dans la littérature secondaire selon
laquelle Baumgarten aurait abandonné le vocabulaire de la « vie » dans
l’Esthétique. Nous voyons au contraire une complémentarité entre ses ouvra-
ges sur ce point, que nous avons tenté d’illustrer dans toute cette section en
utilisant des références tirées des trois traités esthétiques principaux de
Baumgarten. Nous utiliserons donc encore une citation pour appuyer notre
propos, en faisant remarquer que le paragraphe suivant de l’Esthétique inscrit
avec beaucoup d’insistance la vivacité et la vie parmi les éléments poétiques
devant permettre d’augmenter la beauté d’une représentation :
« C’est pourquoi celui qui vise à la beauté du penser doit se choisir un matériau
suffisamment déterminé, pris dans les sous-concepts génériques, ou même simple-
ment dans les idées spécifiques des choses ; ou bien, s’il lui semble bon de se haus-
ser jusqu’à des concepts génériques plus élevés, il doit néanmoins les revêtir de ces
nombreux signes et caractères distinctifs qu’une science plus pure laisse de côté ; ou
enfin il doit prendre pour thèmes des choses singulières, en lesquelles règne la per-
fection de la vérité matérielle. Ces thèmes doivent être enveloppés d’une immense
foule de marques distinctives ; celles qui ne permettent pas la beauté de la forme
doivent être rejetées. Doivent rester celles dont une seule à peine ne saurait man-
quer, sinon au détriment des qualités suivantes : la « rondeur », qui implique la
concision mais aussi la beauté de la plénitude ; la beauté de la noblesse, qui est tan-
tôt absolue tantôt relative ; la perfection matérielle de la vérité même ; la grâce de la
vivacité, ainsi que l’éclat nécessaire à la pensée ; la plus profonde persuasion ; et sur-
tout la vie, ainsi que les éléments qui ont pour effet de susciter le plaisir et
l’émotion. »2
Toutefois, Baumgarten n’est pas toujours cohérent dans l’usage nou-
veau qu’il fait de cette idée, et sa terminologie n’est pas exempte de contra-
dictions qui font douter du caractère véritablement assuré de sa « révolution
philosophique ». On peut citer ici une illustration frappante de ces hésita-
tions en rappelant quelle était l’échelle (unique) de progression dans la

et mouvement ; l’esthétique exige d’eux qu’ils aient non seulement de la force et de


l’efficacité, mais encore de l’élégance. La partie de la connaissance en laquelle un cas unique
d’élégance est mis au jour est la figure. »
1. Ibid., § 572, op. cit., p. 207 : « La passion pour la vérité [...] s’applique avant tout à
dépeindre, avec le plus de vie et de vraisemblance possible, le lien de sa matière avec ses prin-
cipes (ce qui donne lieu à une présentation brève) et avec ses plus importantes conséquences
(ce qui donne lieu à une riche description) ; cette peinture n’est pas sans avoir une force de
persuasion enviable. » Il est à noter que la vraisemblance peut préférer des vérités hétérocos-
miques « lorsqu’on prévoit que la vérité, entendue au sens le plus strict, contiendra tout, sauf
l’aspect de la vie que l’on a principalement en vue » (ibid., § 585, op. cit., p. 215), du fait précisé-
ment que le caractère poétique d’une création est avant tout suscité par sa vitalité.
2. Esthétique, § 565, op. cit., p. 203-204.
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 555

connaissance selon Leibniz1 : de l’obscurité confuse, on passait à la clarté


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confuse, puis à la clarté distincte, puis (quittant le point de vue humain) à la
connaissance intuitive. Or, tout en se départant de ce modèle, Baumgarten
en garde un élément étrange, et selon nous contradictoire, avec ce qu’il met
de l’avant par ailleurs : l’idée que la confusion a plus à voir avec l’obscurité
que ce n’est le cas pour la distinction. Au § 542 de la Métaphysique, il affirme
en effet que la force d’une sensation (donc sa grande clarté extensive) « obs-
curcit toutes les autres perceptions », ce qui peut également signifier qu’elle
nuit à la clarté intensive des représentations intellectuelles :
« Les sensations ont par rapport à toutes les autres perceptions une grande force.
Les sensations obscurcissent donc toutes les autres perceptions. Celles-ci peuvent
toutefois, si elles sont en assez grand nombre et forment un ensemble, avoir plus de
force que telle ou telle sensation particulièrement faible, et donc obscurcir cette der-
nière. Et, à plus forte raison, une sensation isolée peut être obscurcie par une sensation
plus forte, ou encore par un assez grand nombre de sensations dont l’ensemble aura
plus de force qu’elle, alors même que chaque sensation prise à part en aurait moins. »2
Certes, Baumgarten énonce une trivialité dont chacun a déjà fait l’ex-
périence – à savoir, le fait que la mobilisation des sens dans une situation
empêche ou diminue l’analyse rationnelle de celle-ci, tout comme la capacité
de sentir d’autres choses. Si je me brûle, je suis d’abord tout entière dans
cette brûlure, et ce n’est que par un effort que je peux faire attention aux
autres sensations qui m’habitent ou réfléchir sur ma situation physique en la
mettant en distance. Il en va de même pour le plaisir et, dans chaque cas,
c’est évidemment d’autant plus vrai que la prégnance de la sensation est plus
forte : une sensation très forte éclipse les autres. Pourtant, il nous semble
que Baumgarten ne devrait pas rejoindre le sens commun sur ce point ou,
du moins, ne devrait pas parler de « toutes les autres perceptions », ce qui
inclut les perceptions distinctes. Les prémisses de son raisonnement posant
l’autonomie des deux types de clarté devraient l’empêcher de dire que la
force de l’une nuit à la force de l’autre. De plus, la confusion peut être – en
théorie – parfaitement claire, donc l’usage du verbe « obscurcir » est déplacé
(on comprendrait à la rigueur l’usage de « rendre confus », par une sorte de
contamination, même si l’idée serait encore problématique). On peut tenter
de sauver l’unité de la pensée de Baumgarten en disant que, si la différence
de nature entre les deux types de clarté semble bafouée par cette affirma-
tion, qui tend à nous faire revenir à une échelle de gradation unique entre
obscurité et clarté, c’est peut-être tout simplement parce que l’objet des
deux approches cognitives est ici le même : un objet sensible. Or celui-ci n’a
qu’une vérité, la vérité esthéticologique, qui, comme nous l’avons vu plus
haut, permet aux deux points de vue (intellectuel et sensible) de se rejoindre.
Mais on peut aussi, et c’est ce vers quoi nous inclinons, s’en tenir à un cons-

1. Telle que présentée dans les Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis, op. cit.
2. Métaphysique, § 542, op. cit., p. 91. Voir également les § 564 et 594 du même ouvrage
(op. cit., p. 97-98 et 107).
556 Syliane Malinowski-Charles

tat de tension entre le projet peut-être encore trop ambitieux et la réalité de


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la réalisation. Ce point précis n’est qu’une illustration parmi de nombreuses
autres de ce clivage et montre bien que la théorie de Baumgarten n’est pas
sans ambiguïtés ni problèmes laissés irrésolus.
Nous voulions attirer l’attention dans cette dernière partie sur le fait que
l’expérience immédiate d’un objet correspondant à son « intuition » sensible
gardait l’une des modalités traditionnelles de l’intuition : la force, la vitalité.
Malgré quelques hésitations et lignes de faiblesse dans l’argumentation, chez
Baumgarten une clarté extensive plus grande est plus puissante sur l’esprit
qu’une clarté extensive moindre, de sorte que cette puissance vive est même
la caractéristique principale du type de clarté non intellectuelle à laquelle elle
s’associe automatiquement.
En guise de conclusion, nous pouvons dès lors étendre à la totalité de
notre propos les trois remarques que nous pouvions également formuler à
titre de synthèse de cette partie :
1 / nous avons pu citer indifféremment des textes de différentes périodes,
signe que la théorie de l’intuition sensible comme connaissance vive
était présente dans l’esthétique baumgartenienne dès ses premières
ébauches, et signe également de son importance pour la compréhension
du projet esthétique de réhabilitation du sensible ;
2 / l’emploi du terme d’ « intuition » pour désigner l’opération de la sensibilité
se légitime en partie par son rapport intrinsèque à la vérité, que Baumgar-
ten définit comme vraisemblance, et en partie par la très grande clarté qui
l’accompagne, les deux légitimant le projet d’une « science » esthétique ;
3 / la clarté de la sensibilité est celle d’une expérience prégnante, forte, vive
ou importante, c’est-à-dire d’une « occupation » de nos sens par la repré-
sentation sensible. La force est du côté de la représentation sensible ;
mieux : c’est la vitalité d’une connaissance qui fait sa clarté extensive.
Il y a donc bien deux sens au mot « clarté », l’une étant intellectuelle,
l’autre étant sensible. Sur le plan de la vérité, cependant, nous avons vu que
les deux sphères se superposaient, quoique parfois à la limite de la contra-
diction. La certitude de la clarté intellectuelle se fait sentir avec force comme
une clarté également sensible : la vérité esthéticologique englobe finalement
la vérité logique et la vérité esthétique, et lorsque l’objet de la représentation
est le même1 toute connaissance intellectuelle de l’objet se fait également
sentir comme une beauté en cet objet par la sensibilité. Intellect et esprit se
rejoignent2. Cette idée tend cependant à entraîner parfois Baumgarten dans

1. C’est nous qui ajoutons cette condition car Baumgarten limite généralement la sphère
de la beauté à celle des êtres et représentations sensibles. On voit mal comment, dans ce cadre,
une idée purement intellectuelle pourrait rentrer dans sa poétique, ou encore comment il
pourrait, comme Leibniz par exemple, parler de la beauté des mathématiques.
2. Cf. notamment Esthétique, § 41, sur la complémentarité des facultés supérieures et
inférieures, Baumgarten allant même jusqu’à dire que « les facultés supérieures requièrent les
facultés inférieures comme leur condition sine qua non » (op. cit., p. 135).
Baumgarten et le rôle de l’intuition dans les débuts de l’esthétique 557

des formules malheureuses pour l’unité de son propos, car le projet d’une
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autonomisation de la sphère sensible entre alors en tension avec la poursuite
du modèle plus classique que nous avons rappelé en première partie. En
réalité, la théorie baumgartenienne contient les germes d’une véritable sub-
version de la notion même de vérité, dont le caractère objectif – l’adéqua-
tion avec la vérité subjective – devient un pur postulat.
Avant la philosophie kantienne, par conséquent, l’inventeur de l’esthé-
tique comme science du sensible a contribué à détourner de manière très
significative le sens de certaines des catégories les plus importantes de
l’histoire de la philosophie. Sa réévaluation de la sensibilité est bien connue,
mais l’impact de celle-ci sur la notion d’intuition, et ses racines dans une
conception originale de la vérité, le sont beaucoup moins. Nous avons tenté
de montrer que c’était à travers la notion de vivacité de la représentation que
s’échafaudait ce nouveau modèle permettant au type traditionnellement le
plus élevé de la connaissance, l’intuition, d’élever les objets sensibles au rang
d’objets dignes de science. Mais si, chez Baumgarten, on peut être frappé
par l’adéquation nécessaire qui existe entre la beauté et la vérité, c’est-à-dire
entre la sensibilité et la réalité de l’objet, on ne peut s’empêcher de penser
aussi que c’est de la faille ouverte par la subjectivisation du concept de vérité
qu’est né le problème de l’adéquation de notre connaissance rationnelle elle-
même avec le monde. Par-delà le criticisme kantien, ce problème n’a cessé
de hanter la pensée allemande.
Syliane MALINOWSKI-CHARLES,
Temple University.

Bibliographie

Sources primaires
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(repr. Hildesheim, Georg Olms, 1961, 1 vol., 624 p.) ; en traduction allemande :
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baden, 1973, 146 p. ; fac-sim. de l’éd. de Halle an der Saale, 1928.
— Esthétique. Précédée des Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à
l’essence du poème, et de la Métaphysique, Paris, L’Herne ( « Bibliothèque de philo-
sophie et d’esthétique » ), 1988 (trad. et présentation Jean-Yves Pranchère), 249 p.
— Metaphysica, Halle, 1779 (repr. Hildesheim, Georg Olms, 1963, 432 p.).
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1968, 162 p.).
— Die Vorreden zur Metaphysik, herausgegeben, übersetzt und kommentiert von
Ursula Niggli, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1999, 262 p.
Descartes René, Œuvres complètes [AT], éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris,
Vrin-CNRS, 1964-1974, 11 vol. (nouvelle présentation P. Costabel et B. Rochot).
558 Syliane Malinowski-Charles

Descartes René, Œuvres philosophiques, 3 vol., dir. Ferdinand Alquié, Paris, Bordas
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chen Schriften, New York, Georg Olms, 1978 (éd. Carl I. Gerhardt), vol. IV,
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