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 BER N A R D PU D AL 

SCIENCE POLITIQUE :
DES OBJETS CANONIQUES REVISITES *

Les recherches françaises en Science Politique (Grawitz-Leca, 1984), particuliè-


rement en sociologie politique (Lagroye, 1993), connaissent un incontestable déve-
loppement dont ce numéro souhaiterait porter témoignage, même s’il ne peut en
donner qu’une vue très partielle. Encore faut-il préciser ce qu’on entend par
« Science Politique ».
L’étiquette « Science Politique » recouvre un ensemble de chercheurs et
d’enseignants qui appartiennent à une discipline ainsi labellisée, enseignée dans les
instituts d’études politiques et les facultés de droit. Cet ensemble tient son unité
institutionnelle d’une histoire spécifique, celle qui associe l’expression « Science
Politique » à une école, l’École libre des Sciences Politiques (Favre, 1989 ;
Damamme, 1987 ; Charle, 1994), créée en 1872 (devenue Institut d’Études Politi-
ques après la Deuxième Guerre Mondiale), puis à l’introduction progressive,
conflictuelle et inégale de la Science Politique dans les facultés de droit (Lagroye,
1992). L’École Libre des Sciences Politiques dut son incontestable succès social à sa
réussite en matière de formation des agents de la haute fonction publique, puis d’une
manière générale de cadres dirigeants du monde social (économie, communication
politique, journalisme, politique, etc.). À l’IEP de Paris s’ajoute aujourd’hui une
petite dizaine d’IEP (Strasbourg, Lille, Rennes, Bordeaux, Lyon, Aix-en-Provence,
Toulouse, Grenoble ). Associée aux enseignements juridiques dans des proportions
variables, la Science Politique est désormais l’une des dimensions de toutes les
formations juridiques. C’est dire qu’elle se caractérise par sa proximité
institutionnelle au champ politique et au champ du pouvoir politique. Cette
proximité institutionnelle n’est pas sans rapport avec les fonctions politiques
explicitement recherchées par les fondateurs de la Science Politique en France.
Émile Boutmy, fondateur de l’ELSP, souhaitait rapprocher l’Homme d’État du
Savant, mettre au service de la classe politique la légitimité de la Science. En cette
période politiquement instable (1871-1880), Émile Boutmy affirme : « Le privilège

* Je remercie les membres du Comité de Rédaction pour leur relecture de cette introduction à ce
dossier de Sociétés Contemporaines. Elle est conçue de telle sorte qu’elle puisse introduire le
lecteur à d’autres aspects de la Science Politique que ceux traités dans ce numéro.

Sociétés Contemporaines (1994) n° 20 (p.5-10)

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n’est plus ; la démocratie ne reculera point. Contraintes de subir le droit du plus


grand nombre, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne
peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus
capable ». La Science Politique (on dit alors les sciences politiques) est donc carac-
térisée par une explicite politique de la science dont le caractère conservateur est
affiché. Rien d’étonnant d’ailleurs à une époque où Flaubert, par exemple, peut
écrire dans sa correspondance : « Je crois que la foule, le troupeau, sera toujours
haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, qui
se repassent le flambeau » (Croisset, 8 septembre 1871). Ce baptême, on s’en doute,
ne sera pas sans effets sur les savoirs dispensés à l’ELSP (Damamme, 1992). La
Science Politique doit à cette histoire spécifique d’être caractérisée par une ambiva-
lence structurale qui continue de la traverser sous des modalités spécifiques. Science
du politique, certes, mais aussi politique de la science ne coexistent pas sans
tensions.
Ces tensions sont partiellement superposables aux différentes disciplines uni-
versitaires qui concourent aussi à l’analyse scientifique du politique. En effet, la
Science Politique ne représente qu’une fraction des sciences du politique. En un
certain sens, on pourrait sans doute affirmer que toutes les sciences sociales traitent
du politique ou doivent être convoquées pour traiter du politique. L’ouvrage
récemment traduit de Norbert Elias et Éric Dunning, « Sport et Civilisation, la
violence maîtrisée » (1994) démontre que l’analyse du politique gagne à être pensée
avec l’analyse socio-historique d’un champ comme le champ sportif. D’un point de
vue épistémologique, les sociologies spécialisées, qui doivent leur « spécialité » au
redoublement qu’elles opèrent de divisions administratives et sociales, constituent
autant d’obstacles à la recherche, comme le souligne précisément Norbert Elias dans
l’introduction de ce livre. Même si l’on restreint le politique, ne serait-ce que pour
des raisons analytiques, aux relations de pouvoir politique (les formes structurées
d’organisation étatique et leur histoire, les processus d’élaboration et de prise de
décision politique, les champs politiques nationaux et locaux différenciés, les actions
concertées ou non visant à modifier ou transformer, voire subvertir, ces relations),
les sciences du politique désignent l’ensemble des recherches en sciences sociales
qui ont pour objet tel ou tel aspect du politique ainsi préalablement défini. En ce
sens elles couvrent un champ plus large que les études qui relèvent de la Science
Politique. En réalité donc, d’un point de vue épistémologique, la Science Politique
tient aussi sa légitimité de disciplines extérieures pour l’essentiel à son univers.
D’où, on l’aura compris, une situation tendue : une réussite sociale et universi-
taire de la « Science Politique » liée à son inscription dans les institutions de for-
mation des élites dirigeantes et juridiques mais aussi à sa légitimité scientifique,
mais une légitimité « scientifique » pour partie extérieure à cet univers. Cette réalité
institutionnelle ne va pas sans poser problème dans la mesure où l’évidente
proximité des IEP (et surtout de l’IEP de Paris), ainsi que des Facultés de droit, avec
le champ politique contribue à associer, à la fois réellement et fantasmatiquement,
productions savantes en Science Politique et savoirs au service des positions de
pouvoir. Les politistes sont ainsi fréquemment suspectés de produire, plus ou moins
délibérément, des savoirs serviles (Bourdieu, I987). Une telle situation ne va pas
sans malentendus entre les différentes fractions de la communauté des sciences
sociales ni suspicions croisées : les uns suspectent les autres d’être au service « du »

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 SCIENCE POLITIQUE

pouvoir, les autres suspectent les premiers d’être aveugles sur leur contribution
propre à la reproduction des rapports sociaux (Baudoin, 1994), ou utopiques.
Elle ne facilite pas en tout cas les échanges nécessaires d’un strict point de vue
scientifique. D’où l’utilité de ce numéro : faire connaître des travaux (ceux des
auteurs mais aussi l’ensemble des recherches auxquelles ils se réfèrent) qui relèvent
de la Science Politique et qui ont toute leur place dans les sciences sociales.
DES OBJETS CANONIQUES REVISITES

Tous les auteurs de ce dossier ont en commun d’être de jeunes enseignants-


chercheurs en Science Politique et d’avoir pour quatre d’entre eux soutenu leur thèse
de Science Politique récemment. Ils enseignent par conséquent dans des facultés de
Droit ou des instituts d’Études Politiques. Leurs disciplines de référence sont
l’histoire et la sociologie, voire l’anthropologie. Bien que la philosophie politique,
les politiques publiques (Crozier-Friedberg, 1977, Mény-Thoenig, 1989 ; Muller,
1994), l’histoire et la sociologie électorale (Lancelot, 1968 ; Gaxie, 1989 ; Garrigou,
1992), les relations internationales (Merle, 1988 ; Badie, Smouts, 1992), soient des
aspects importants de la Science Politique, ce numéro exclut pour l’essentiel ces
domaines qui feront éventuellement l’objet de futurs dossiers de Sociétés
Contemporaines.
Pour présenter ce dossier, on peut adopter deux points de vue, l’un relatif aux
objets traités, l’autre aux problématiques adoptées.
Ce dossier porte sur certains objets canoniques des sciences du politique (parti
politique – ici le Parti socialiste –, « événements historiques » – ici Mai 68 et la
manifestation du FLN d’Octobre 1961 –, mobilisation – ici les grèves des « sans
papiers » –, citoyenneté – ici l’article de méthode socio-historique consacré à cet
objet). De ce point de vue, on peut regretter l’absence d’autres objets canoniques qui
font actuellement l’objet de recherches nombreuses : la sociologie des crises
politiques (Dobry, 1992), la sociologie des institutions (Lacroix/Lagroye, 1992), la
« biographie » (POLITIX, 1994), la communication politique (Neveu, 1994), la
violence (Braud, 1994). Chacun de ces thèmes relève des thèmes privilégiés par la
Science Politique et renvoie à de multiples travaux et controverses méthodologiques
qui font d’ailleurs l’objet de mises au point synthétiques auxquelles on pourra se
reporter (Mann, 1991 ; Noiriel, 1992 ; Offerlé, 1994 ).
Il reflète, d’autre part, des façons de construire l’objet fondées sur
l’approfondissement de la critique d’objectivismes souvent insuffisamment attentifs
à la labilité du monde social et à son historicité (Lacroix, 1984). Chacun de ces
articles illustre différentes facettes du travail de dénaturalisation de nos catégories de
pensée et de nos catégories politiques.
Brigitte Gaïti et Isabelle Sommier analysent les mises en intrigue
d’« événements » (« Mai 68 », la Manifestation du FLN du 17 octobre 1961) en
montrant que toute analyse de ces événements implique d’abord qu’on interroge les
représentations qui en font (ou pas...) des objets d’étude dignes d’attention (savante,
journalistique, politique, littéraire).
« Journée portée disparue », la manifestation organisée pendant la Guerre
d’Algérie par le FLN le 17 octobre 1961, généralement confondue avec la manifes-

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tation de Charonne, dont l’histoire semble toujours à faire et à refaire, comme si son
souvenir ne pouvait « s’imprimer durablement dans les mémoires individuelles, dans
les calendriers de célébration politiques ou encore dans les livres et les manuels
d’histoire », tel est l’objet de l’étude de Brigitte Gaïti qui doit être lue en ayant en
tête les conflits qui ont aujourd’hui pour enjeux la « mémoire » (Vichy par
exemple). La démarche analytique adoptée par l’auteur peut participer à construire
un cadre de compréhension permettant de se déprendre des enjeux actuels incon-
sciemment investis dans la réactivation, la commémoration ou la censure du passé
(Lavabre, 1994).
À l’analyse de cette histoire exemplaire « oubliée », l’étude d’Isabelle Sommier
sur certaines interprétations de « Mai 68 » apporte un utile contrepoint. Étudiant sur
le vif, elle aussi, la mise en intrigue dominante de ces événements de Mai 68 et le
travail de « sélection d’intrigue » qui l’organise, elle suggère tout ce que doit cette
réception aux logiques propres du champ intellectuel, tel qu’il est régi par le travail
de réinterprétation auxquels s’adonnent ceux qui donnent sens aux événements en
tentant de trouver le sens de leurs déplacements et placements propres.
Quant à Johanna Siméant, son étude des mobilisations d’étrangers en situation
irrégulière met en œuvre nombre de schèmes d’analyse issus des travaux anglo-
saxons consacrés aux mobilisations collectives. Le déplacement du questionnement
qu’elle opère ainsi sur la question de l’immigration participe à restituer
intellectuellement aux immigrés leur dimension de sujets actifs et militants, se
mobilisant au prix d’actions souvent « auto-mutilantes » (les grèves de la faim). Elle
évite ainsi que l’analyse scientifique ne reproduise, même au nom d’intentions
généreuses, un point de vue misérabiliste ou populiste.
L’article que Frédéric Sawicki consacre au Parti Socialiste tente, sur le cas précis
du Finistère, de montrer les limites des analyses qui ne prennent pas en compte
l’ensemble des déterminants qui donnent leur forme spécifique à une configuration
partisane locale, à la fois exprimée et masquée par des analyses dont la focale est
réglée sur des catégories trop grossières pour être effectivement explicatives. Ainsi
qu’il le souligne, « un parti est à la fois indissociablement ce qui se passe en
différents sites et le produit de l’interaction entre ces sites ; de même l’identité du
parti est à la fois celle que tentent d’en construire ses dirigeants locaux et fédéraux et
ses dirigeants nationaux à travers des logiques plus ou moins concurrentielles ».
Loin de l’histoire des idées, Yves Déloye montre l’extrême complexité
méthodologique que revêt toute étude d’une question comme celle de l’analyse
socio-historique des définitions sociales de la citoyenneté dès lors qu’on se donne
pour support les manuels scolaires et qu’on s’interroge sur la réception de ces
manuels. Il préconise le détour nécessaire par des études socio-génétiques dont on
peut penser, avec Pierre Bourdieu, qu’elles s’imposent pour restituer
l’historiquement cristallisé dans l’ensemble des possibles qui n’ont pas vu le jour.
Notons enfin que ces études ont aussi le mérite d’intéresser le débat politique,
mais en le prenant à revers. Peut-être est-ce l’apport propre des Sciences Sociales à
la vie politique que de ne pouvoir y participer qu’en imposant un rapport au monde
social qui implique aussi la mise en question de son rapport au monde social.

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 SCIENCE POLITIQUE

BERNARD PUDAL
CNRS – IRESCO – CSU
59 rue Pouchet – 75849 PARIS CEDEX 17

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