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AVERTISSEMENT.

tenter une réponse. L'on avait pleinement conscience qu'elle


ne dirait pas tout. Mais on se devait d'essayer. Car la question
se pose dès là qu'on réfléchit. Et il y a quelque lâcheté à l'éviter.
Aussi bien ce livre n'offre-t-il que des études où l'on ne
prétend à rien moins qu'au travail achevé. Les habiles n'y sont
point visés, qui peuvent recourir aux documents et trouver leur
route dans le maquis, mais les étudiants des séminaires et de
nos couvents, dont les loisirs, et les moyens, sont plus limités.
Plaise à Dieu qu'on leur soit un bon guide.
L'introduction donne une esquisse de ce qui peut être nommé
l'idéal traditionnel d'un Grec bien élevé. Du même coup, l'on
voit ce qui manque pour aboutir à cette union intime que cherche,
malgré tout, l'âme religieuse. Les chapitres suivants, qui
forment une première partie, ont dessein de montrer comment
les philosophes veulent répondre à ces aspirations ( 1). Dans
la seconde partie, l'analyse du témoignage de Cicéron, une
brève investigation de la psychologie religieuse au début de
l'ère chrétienne, permettent de s'assurer que cette réponse
n'a point suffi. L'on recourait à d'autres médecines, singulière-
ment au.x mystères. Des deux chapitres qu'on leur consacre,
l'un s'efforce de discerner ce qui mérite proprement le nom
de mystères, l'autre, ce qu'offrent ces cultes pour satisfaire
aux besoins mystiques d'union à Dieu. C'est en ce point
surtout que not1·e essai entend demeurer une étude L'on ne
sait que trop la difticullé du sujet. Après tant de livres et
d'articles, où trouve1· les bases nrcessaires : recueils ~omplets
des textes (2), lexique des termes techniques, chronologie sûre?
Les vocables eux-mêmes sont mal définis, le sens des formules
incertain, l'action symbolique à peine éclaircie. Il n'est possible
encore d'élaborer ce qu'on pourrait appeler une philosophie
des mystères. Mais peut-être en sait-on assez pour distinguer
avec quelque certitude et le but que visait l'initié et la valeur

(t) C',•st à dessein que, se limitant au paganisme à l'état pur, on n'y va pas a~
delà du néo-pythagorisme. La mystique néo-platonicienne souvent décèle· une
réaction contre la reli:.(ion nouvel!<'. Or elle ré,1git en emprunrant, et il y a donc
là des m,•lan:.(eS, inconscients peut-être, qui ne permettent plus de parler d'une
philosophie pnrPment païenne.
(2) Qui manquent en tout cas pour Eleusis, les mystères de Dionysos, les Cabires, etc.
AVERTISSEMENT. 1;;

religieuse des moyens qu'il y employait. Ce but était-il, d'abord,


et par essence, l'union au dieu? Ces moyens conduisaient-ils,
avant tout, à une vie plus proche du divin? Telles sont les
deux questions que l'on se pose ici.
Enfin l'on s'emploie à tirer, des épitaphes, les éléments de la
foi populaire touchant l'immortalité. Si l'homme est appelé à
s'unir au divin, il ne le peut, en plénitude, qu'après la mort.
Le chrétien qui vit de sa foi sait qu'il retrouvera le Christ.
L'éternel bonheur, c'est d'être aùv Xp1cr-rc"?. Quelle pouvait être
l'espérance d'un païen? Philosophe, initié, simple croyant,
il meurt. Lors même qu'on· le dit aùv fi.ai~, s'agit-il bien d'une
union <l'amour, la fin est-elle d'aimer le dieu ou seulement
d'habiter dans les régions fortunées où demeurent les êtres
divins?
Un dernier chapitre, qui suit brièvement l'idée de délivrance
à travers la littérature grecque, nous sert de conclusion. Notre
misère humaine, la Grèce a, pour la dire, les plus poignants
accents. Que d'appels à la délivrance! Ont-ils abouti? Pouvaient-
ils aboutir? Il fallait un Dieu souffrant pour nous expliquer
à nous-mêmes.
Tels sont les chemins qu'on tente. On ne l'a fait qu'avec
crainte. Qui ·peut entrer dans une âme, proche pourtant par
la culture, et l'âge, et l'amitié? Dieu la pénètre seul. C'est pire
lorsqu'il s'agit d'époques révolues. Un maitre très cher, qui
nous initiait jadis aux réalités de la Grèce, termine la préface
de l'un de ses ouvrages sur un conseil de discrétion. Que
savons-nous, au juste, sur la vie religieuse profonde, sur la
prière inrime, d'un Grec pieux? Si ce livre doit sembler,
comme il l'est, bien imparfait, l'on voudrait tout au moins qu'il
parût fraternel. Toute âme qui cherche Dieu, comment n'émou-
vrait-elle notre âme?

Jérusalem, féurier 1932.

Au Rév. Père Lagrange qui eut la bonté de revoir ces pages


en manuscrit, qui les honora d'une préface et les accueillit
enfin dans une collection estimée, je dois une gratitude singu-
lière. Qu'il en trouve ici l'hommage.
TABLE DES MATIÈRES

Pages
INTRODUCTION. -.L'idéal grec............................................. 17

PREMIÈRE PARTIE

La Philosophie.
C11APITRB I. - Platon . • • . . . . . . . • . . . . • • • . . . • . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . (1.3
CnAPITRB li. - Aristote . • . . . . . . . . . • . . . . . • . . . • . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . • • oti,
CaAPITRE III. - Épicure •....•.•...•.. _...................•.........•• _ 59
Ca..\PITRE IV. - Les Stoïciens • . . . . • . . . . . . . . . • . . . . . . . . . • . . . . . . • • • • . • . . 66
CHAPITRE V. - Le Néo-pythagorisme • . . . • . .. • . . . . . . . . • . . . . . . • .. . . • . . . 73

DEUXIÈME PARTIE

La religion.
CHAPITRE I. - L'échec des philosophes •.........• , .. , . . . . • • • • . .. • .. .. • 87
CHAPITRli: Il. - L'Heimarménè........ . • • . . . . . . . . . . . . . • . . . • . • . . . • . • . • 101
CaAPITRE m. - Myistères cultuels et mystères iittéraires ... ·.........•.. 116
CHAPITRE IV. - Mystères et mysticisme.............................. 133
CHAPITRE V. - Les croyances populaires en l'immortalité............... .U2
CoNcLus10N. - La délivrance......................................... 161 "

EXCURSUS

A. - Les origines de l'idée de Dieu chez Platon.......................... 170


B; - La division corps-dme-esprit de I Thess., v, 23, et la philosophie
grecque •..... _............................................................ 195
O. - Aristote dans la littérature grecque chrétienne jusqu'à Théodoret,... 220
D. - Saint Panl et Marc Aurèle......................................... 263
E. - La valeur religieuse des Papyrus magiques......................... 280
L'IDÉAL RELIGIEUX DES GRECS
ET L'ÉV.ANGILE

INTRODUCTION

L'IDÉAL GREC

Xpti cptÀoaoipaiv itŒl ixpn:;.c; lmtJ-,Àeio-Oat


tic; ~!hto-TOY yEvfo8ctt,
Euthydème, 275 a.

Si l'on se demande quel pouvait être l'idéal d'un paien grec


ou hellénisé (1) au premier· siècle de notre ère, il est normal
de songer tout d'abord au fonds d'idées traditionnel, populaire
depuis Pindare, qui s'offrait naturellement à un jeune homme
bien élevé. Était.:.il de bonne naissance (eùysv~i;), de parents
riches, influents : on lui enseignait dès l'enfance une morale
essentiellement grecque, forgée pour le citoyen libre, inter-
dite à l'esclave, au barbare. C'est l'éthique de l'°'Fe,~, de
l'honneur (2). Elle se fonde sur quatre vertus qui, si on
les possède, mèneront à coup sûr à la Y.œ),ox&yœOfo:, modèle
de l'humanisme (3). La vie entière y .est toute pénétrée de raison

(1) C'est-à-dire ayant reçu l'éducation grecque.


(2) Que Wilamovitz, dans son Platon, a si justement définie, cf. r, p. 53 ss.
Qu'elle .soit le fruit de la 1t<1.toda, c'est ce que prouvent, entre maints textes,
Lachès, 186 a, où Lysimaque et :Mélésias demandent conseil à Socrate au sujet de
leurs fils pour que ô n «p1o--rac; yevila8"1 -.ètc; ,J,vxti,, Euthyd., 275 a-b, où Socrate
demande aux deux sophistes Euthydème et Dionysodore de persuader le jeune
Clinias si bien né, si beau, si doué, w, XPYl··· ¼pe-.jjc; Èmµùûa8e1.1, Charm., 176 a-d,
où Critias donne l'ordre au jeune Charmide, dont il est le tuteur,. de se livrer à
l'incantation de Socrate.
(3) On ne doit jamais oublier que cette xe1.Àoxœye1.8ie1. implique la beauté physique,
signe de la beauté de l'âme. Pour un pur Grec, le personnage de Socrate olfre une
énigme dès là qu'il est laid et pourtant bon. Cf. par contre l'éloge de la beauté
d'Alcibiade, 1•• Alcib., 119 c, 135 c; de Charmide, Charm., 1M a-e; de Lysis, s.,
204 e, 207 a; de Clinias, Euthyd., 271 b (si l'on rapporte oo-ro; à cet adolescent:
18 INTRODUCTION.

( qipé·rljo-tç). S'agit-il de l'homme privé: cette raison l'invite à se


comporter en homme (&vopefa) (1). C'est dire à se maitriser,
soi-même et ses passions (o-wqipoo-~v'I)) (2), à supporter les maux
(6 .. o!J.ovfi, Y..ap,Ep[a), à se montrer, en tout, plein de mesure
(!J.i't'pioç) (3).
Passe-t-on au citoyen, au membre d'un corps social, la
raison encore règle ses mouvements : qu'il donne au voisin
son dù pour qu'à son tour celui-ci le lui rende (ôtY.atco-~v'I)).
Ainsi la mesure gou':ernant la cité comme elle gouverne l'indi-

autrement il s'agit de Critobule dont la beauté est aussi louée dans XÉNOPHON,
Banquet, Iv, 10 ainsi que celle de Clinias, ibid., 1v, 12); d'Agathon, Protagor.,
31" d-e, Banquet, 17li a, 193 b, e, 212 e, 213 c.
Pour la division de l'cipe-r~ en quatre vertus qui en sont comme les parties, cl.
Lachès, 198 a, et surtout l'Eth. Nic., où le traité de l'&.pm\ (1, 13 à 11, 6) précède
l'étude de ses parties 11, 7 (puis, pour chacune des vertus particulières, m, 6-9
&.vapelœ, m, 10-12 aw:ppoa-JVl'J, v, ôixœ1oavvl'}, n, <pp6vr.a1,).
(1) ·Cf. lachès où le courage militaire, 190 e e, ·n; i8ÉÀ01 Èv T~ TcxçEt µivwv ciµ.lveaOat
-:-ov; 11:ohµfovç xœ\ µ-li q,eJyo1 est distingué du courage en général, 192 c xcr.pTE?l<X Tt;
-rij; ,J,vxii,, ainsi précisée 192 d <pp6v1µoç ><0tpiepl0t. Autres précisions 197 b.
(2) Le mot ne peut se traduire, la chose rst essentiellement grecque. Cf. dans
le Charmide, qui roule tout entier sur cette vertu, 159 a (Socrate au jeune Charmide)
oùxoiiv toiit6 ye, lq,11v, 6 o!et (au sujet de laa.), Èia1ô')11tep Dhiv(~e1v s1tla-rcxa0«,
xèiv efoo,ç Ô')lnov 0tù-ro 6 'tL a01 cp01[veTcx1; Il me semble que l'expression dit bien
plus que le« puis<1ue tu sais le grec» de la l.rad. Croiset. Il est évident que Charmide
sait Je grec et aussi bien ne lui demande-t-on pas une définition étymologique.
'EÀÀ,;v!~e1v, ·c·est vivre selon les maximes grecques, pour avoir reçu l'éducation
grecque. Et la réponse de Charmide dit, à rnon sens, admirablement ce qu'est
donc, en bon hellénisme, la aw:ppoavvl'J, 159 b ehrev on o! ôoxo•l'J a. eÎvœ1 'to xoaµ!w;
(le mot se rencontre dans les décrets honorifiques en faveur des éphèbes dont
Je maitre est précisément appelé xoaµ'r)-r~ç. Dans un décret de consolation de
40 env. ap. J.-C .. DITTENBERGEII, Sylloge inscr. graec., 3· éd., 1915-1924 (:;yll,3),
796B, 26 ss., Athènes, un adolescent de bonne famille est dit veœv/01ç xôaµwç xt1l
awcppwv XOtt 1tlXGl'Jt cxpETîjt SV 'tij1 1tpw'tij1 fiÀ,x/011 'tOÏi (1/ov X0t't"' &.ç[01v 't-/',ç TWV 1tpoyovwv
&5t'llç xexoaµl'JµÉvo,) mivt01 11:pa.ne,v ul -IJavxt,, lv TE -rœi; oôoiç (1œlJ!~etv xcxl fücxUyzaOœt,
xœl 't<X aÀÀ01 1tixv't0t wa0tv-rwc; 11:otdh C'est une +10-vx16t1J,, une « dignité calme » (Croiset.
Cf. Syll. a, 1109, 65, loi des Jobacchoi, 178 ap. J.-C., Athènes: µetèt 11:a.a'l)c; eùxocrµ(cxç
xœl 'rlaux!cx,). La seconde définition du jeune Charmide ne témoigne pas moins en
faveur de sa bonne éducation, cf. 160 e ôoxer -rolvvv µo,, lq;l'J, 01!c;xvvea801, 11:0,a!v
fi a. xœl 01!ax1M1JÀov -rov lîv8pw11:ov. C'est comme un réflexe de pudeur, a!awç, ibid.
Sur ce sens de la pudeur dans l'éducation,cf., pour Athènes, Aristopham,, Nuées,
960-1030 (portrait du jeune athénien) et, pour Sparte, le joli texte de Xénophon,
Pol. Lac., 3, 5 èxe/vwv yovv iljnov µÈ.v ilv cpwv'lj~ lixoua011c; l\ Twv Àt8/vwv, iljnov ô'ilv
oµµcx-rœ µanarpé,J,01,c; l\ -rwv y01ÀXwv, cx!o'l)µovecrtépouç l'i' ilv œù-rovç -/Jy710-0t10 xœl aùTwv Èv
Toî, 601Àixµo1ç 1tcxp8e'.vwv. La troisième définition au contraire, qui d'ailleurs ne vi,,nt
pas de Charmide, mais de Critias, élève des sophistes, est déjà de la sophbtique,
cf. 161 b ss. La quatrième, donnée par Critias, détomne Je fameux yvw81 crœvT6v
delphique de sou acception première : connais-toi mortel (et non dieu), cf. 164 d
ss. et 1" Alcib., 129 b ss., 133 c. (identification du yvw8t aœv-r6v avec la o-wcppoavvl'J).
(3) Cf. le µl'Jôèv ciy01v delphique, Theognis, v. 335, Pindare, fg. 235, Aristote,
Rhet., Il, 12 et Eth. Nic., II, 6, 1106 b 8; 1107 a 6; VI, 1, 1138 b 18.

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