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Psychanalyse, Bahia, Brésil, le 28 août 1997

La Fonction Maternelle

Hector Yankelevich
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Psychanalyse, Bahia, Brésil, le 28 août 1997

0. D’où vient-elle, la nécessité du concept ‘fonction maternelle’?


Certainement du fait que tout concept, en psychanalyse au moins, tel un
filet, laisse fuir du réel, dans l’acte même de l’appréhender.

1. Pourquoi nommer une nouvelle fonction? Ne suffit-il pas d’une, pour


tenir l’édifice analytique et la structure subjective? Nous oserons donc
avancer : même lorsqu’une femme est référée au Nom du Père, il peut lui
arriver de ne pas être sa passeuse pour l’un de ses enfants, bien qu’elle l’ait
été pour d’autres.
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1.1 Poser l’existence d’une fonction maternelle implique forcément, du seul


fait de le faire, la reconnaissance que l’affirmation du Nom du Père n’assure
pas, de lui-même, le mode par lequel la structure se reproduit. La définition
de cette fonction prescrit qu’une femme, en désirant un enfant
phalliquement marqué, le reconnaît comme un produit étant, dans sa chair,
nom. La reproduction sexuée est bien ainsi, non seulement de façon
métaphorique, mais aussi matériellement, production de noms.
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1.2. Alors, il est permis d’affirmer qu’une mère n’assure pas d’elle-même,
comme sujet, aussi structurée soit-elle dans le discours, que sa fonction
puisse s’accomplir tout court, plus ou moins heureusement.

2. Dans l’origine des psychoses qui viennent du côté maternel –car elles
peuvent venir aussi de celui du père, ou des deux– il existe une
méconnaissance radicale du fait que le phallus est un Nom du Père.
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2.1. Chacun des deux, phallus et NdP sont un et binaires à la fois. Le


troisième, l’objet, est un produit, mais excède à la fois à toute identité avec
les deux autres, et avec lui-même.
2.2. Dans ce fait, que le phallus puisse ne pas être un NdP, gît une
jouissance qui mérite une étude approfondie. La non identité entre l’un et
l’autre, qui n’est pas le simple contraire de leur identité –la négation pouvant
être différement soutenue– résulte, ici, d’un refus spécifique– sens exact de
la Versagung freudienne–.
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3. Par ailleurs, cette Versagung, ce refus, réside comme tel dans la


structure, et se décline de façon non identique chez les femmes et chez les
hommes. Lorsqu’il lui arrive d’être efficace chez une mère, il lui permet de se
penser seule créatrice et de dire à son enfant “ tu es chair de ma chair ”.

4. Curieusement, quand ce décalage se trouve dans la ‘vie sexuelle’ d’une


femme, il n’y a aucune raison pour qu’il se retrouve aussi dans la jouissance
spécifiquement maternelle. Et viceversa.
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5. Le fait que le phallus puisse rester dans le réel, partiellement innominé,


est un effet de la structure dans l’Autre. Ce n’est pas pareil, cependant, qu’il
y ait ou qu’il n’y ait pas une incidence subjective, produite par la mère
comme telle, qui élargisse ou même cristallise cette brèche.
5.1. Brèche qui se dit de plusieurs façons :
—jouissance feminine d’un phallus sans nom –ce qui peut être un bord
un peu trop souligné dans l’hystérie, ce que Lacan appelait son « sans foi » ;
—jouissance maternelle d’un phallus qui jouit tout seul, et de lui-
même, comme l’Idée hegelienne –dans la Petite Logique–; sa seule
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destination étant alors d’être rejeté. Ces deux opérations –qui produisent des
présentations différentes de ce signifiant– sont dissemblables et
dissymétriques et trouvent leur appui grammatical dans la rupture entre les
sens objectif et subjectif du génitif.

6. En général, tout de même, l’entrée d’une femme dans le discours est


celle de désirer le phallus comme nom. Sans cette condition, qui fait à la
structure de la féminité –et à sa forclusion inhérente– la fonction nommante
du NdP serait compromise.
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6.1. Ceci est valable comme règle, pensons-nous, dans l’histoire que nous
connaissons, les exceptions –Messaline, Catherine de Russie, etc.– ne
faisant pas série.
6.2. Valable jusqu’ici car actuellement le discours de la science exerce son
efficace en clivant profondément le binaire phallique et en introduisant par
cette opération des conditions historiquement nouvelles de production de
folie. Ainsi, psychanalyse et discours de la science –en particulier celui
découlant de l’état actuel de la génétique- sont devenus profondément
antinomiques, qui ne l’étaient pas du temps de Freud, et c’est la première
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qui se doit de prendre, sans garantie aucune et profondément solitaire, la


position de gardienne de la culture, car celle-ci a toujours existé dans un
rapport substantiel à la fonction nommante.
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7. Dans les “ psychoses infantiles ” l’enfant est accueilli comme pur objet,
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la marque phallique étant certes inscriptible, mais difficilement 1. Tandis que


dans l’autisme dit primaire, paraissant comme phallus radieux, il ne peut,
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radicalement, et pour cause, en être marqué. Le NdP échouant dans son


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caractère double ou biface : ici il est pure jouissance2.

8. La mère de l’enfant autiste n’arrive pas à penser, même


inconsciemment, que le bébé qu’elle porte –dans son ventre ou dans ses
bras– est un être parlant depuis toujours, qu’il est parlant dans son être,
même si, à sa naissance et pendant quelques mois, il ne parle pas
effectivement. Le fait de lui parler est pour elle parfaitement incongru.
8.1. Ceci m’ayant été dit, autant par des mères qui consultaient pour un
enfant dit autiste, que par certaines patientes en analyse qui se sont
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trouvées face à un enfant, né pendant la cure, dont elles ne parlaient pas, à


qui elles n’adressaient pas la parole à la maison, et qui, à l’âge où d’autres
enfants parlaient déjà, ne l’avaient toujours pas fait.

9. Ce caractère incongru de la parole avec un être qui ne parle pas


pourrait se dire en trois temps simultanés :
1°) De cet enfant, la jouissance est incommensurable, car
2°) Il n’est pas d’unité de mesure, et en outre
3°) Il n’est aucune jouissance.
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En ceci l’opération n’est pas différente de celle de la psychose adulte; sa monstration clinique
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9.1. Cependant, les conséquences de cette non-congruence –vécue comme


telle – du rapport entre le Un (le 1) —l’instrument de mesure par excellence
— et l’objet, entre la parole et l’enfant ne tarderont pas trop à se faire sentir,
car pour pouvoir incorporer la voix, il est nécessaire qu’elle soit l’altérité de ce
qui se dit (Lacan). Elle n’est pas seulement substance, mais pure différence.
La voix comme objet présente, seul parmi les autres, un isomorphisme avec
le grand Autre.
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10. Ainsi, l’on parle à l’enfant du même ton que l’on parle dans la rue, au
bureau, à son père ou à la famille en général.
La personne qui me communiquait ceci –elle qui passait sa vie en
silence, autant au bureau face à l’écran de l’ordinateur, qu’à la maison face
à son chevalet de peintre, ou bien un bouquin entre les mains– me disait,
après avoir tardé très, très longtemps pour en trouver les mots, qu’employer
un ton de voix différent pour s’adresser au bébé lui eût semblé…une
singerie. Et –nous aurions pu ajouter–, contraire à son éthique, car pour elle
le pain n’était que du pain, et le vin, que du vin. Par ailleurs, elle ne
moins tardive permettant parfois d’y intervenir.
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commençait jamais à parler la première, avec qui que ce soit –sauf à vous…,
n’est-ce pas, mais ici c’est différent…– et le fait de penser s’adresser à son
enfant la soumettait à une étrange sensation de non-sens.
Vite fait et par nos soins envoyé en analyse, l’enfant parla, probablement
non seulement parce que l’analyste choisie était excellente, ni non plus
parce que la mère, dans son analyse put reconsidérer quelque peu son
éthique concernant le pain et le vin, mais surtout –pensons-nous– parce
que, portant un nom d’origine slave, elle avait choisi pour son enfant un
prénom peu ou pas usité en France, aussi slave, et ceci malgré le fait que le
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père portait un nom dont la francité était parfaite et que l’enfant, reconnu,
portait son nom patronymique.

11. La mère de Fabien ne parlait pas, elle non plus. Ou si rarement. C’était
son mari qui me racontait, semaine après semaine ce que son enfant faisait
ou défaisait à la maison, les menus gestes de la vie quotidienne. Née dans
une famille pauvre et nombreuse, elle avait été envoyée dans une école de
bonnes sœurs et ramenée à la maison, des années après, seulement pour
s’occuper des petits frères et sœurs. Le père, alcoolique, battait sa mère, et
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C’est à dire l’Urvater comme tel.
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un soir, avant que les coups n’interviennent, un frère aîné, las de cette scène
qui n’avait que trop durée, avait planté un couteau dans le dos du père.
C’est elle, de toute la maisonnée, qui s’inclina pour le lui retirer de la plaie.
La lame avait glissée sur l’omoplate, mais en entendant le médecin arrivé
sur les lieux, dire à la cantonade que par son geste elle eût pu vraiment
l’achever, elle comprît que sa culpabilité était sans rémission.
Longtemps après, père et mère séparés, elle l’avait retrouvé, lors d’une de
ces cérémonies qui permettent, le temps d’une communion solennelle, fêter
les retrouvailles de toute une famille. Mais il ne l’avait pas reconnue,
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passant à côté d’elle sans la remarquer. A ce moment là, sa pensée fut : “  Je
n’ai pas de père; je n’en ai jamais eu ”.
Fabien est né un week-end où il n’était pas attendu, la grossesse
n’arrivant à son terme que deux semaines après. Comptant sur ce –long–
laps de temps, le père était parti pour deux jours, témoin du mariage de son
frère dans une autre ville.
Lorsque sa mère le prit dans ses bras, elle eut –me
dira-t-elle des années après– deux pensées : “ Plus vite il mourra, mieux ce
sera pour lui ”; “ Il sait tout, tout sur moi ”. S’apercevant de ce qu’elle venait
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de penser, la certitude de son indignité foncière lui revint en force, plus


clairement que jamais. Aussi, des années plus tard, quand le monde médical
commençait, à juste titre, à s’inquiéter de la mutité de son fils, une autre
pensée l’avait assaillie –et en me les donnant, ce jour-là, ces pensées qu’elle
avait jadis eues, elle s’en débarrassait, subitement, et comme en se
justifiant, d’un grand poids –. De sorte que plus jamais elle n’en est
revenue : “ Il se tait car il ne veut pas qu’on sache comment il est fait
dedans. Comme moi”.
Le soir de la naissance de Fabien, son mari absent, était l’anniversaire
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de la mort, d’une crise d’épilepsie, du frère aîné qui avait naguère planté le
couteau dans le dos du père.
Pendant ce long récit, où la mère joignait bout à bout les fragments
essentiels de sa vie, Fabien était resté dans la salle d’attente avec son père et
n’en avait rien entendu. La semaine d’après, lui qui à cinq ans n’avait jamais
émis un son articulé, commençait à prononcer des mots et ensuite des
phrases, sans hésiter un instant sur l’articulation d’un seul phonème.
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12. Si le propre de la fonction maternelle est de créer l’altérité de ce qui se


dit, c’est qu’une mère n’occupe pas le lieu de l’Autre du seul fait d’être mère.
A contrario sensu, c’est la création de l’altérité qui lui permet, en étant à la
place de l’Autre, de se séparer de l’objet. Autant de l’enfant pour le donner
au père, que du sein pour le donner à l’enfant, ou de sa voix pour être à
même d’écouter comme message langagier les mouvements corporels du
bébé. Quand cette création de l’Autre n’a pas lieu, il ne lui reste que la place
de l’objet, soumise à l’angoisse typique que cela suppose: se sentir
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suctionnée par toute demande, ainsi que constamment menacée de la perte,


non pas de l’objet, mais de son propre corps.

13. De son côté, l’enfant autiste semblerait avoir “ compris ” cela, car il
réalise, à l’égard de sa mère, une tâche qui amènera celle-ci à lui être
éternellement redevable : il ne lui demande rien, verbalement. Même si,
grâce à l’analyse, il arrive à joindre des mots avec des mots, et encore des
phrases avec des phrases.
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14. La fonction maternelle, en outre, aussi bien que le phallus et le NdP,


est biface. Et elle existe, par excellence, dans un pari : que l’objet porté par la
mère, sera sujet. Car ce n’est qu’en le pariant que le sujet existe, qu’il est
produit, en même temps et du même coup que la place de l’Autre. Cette
double création est la propriété spécifique et définitoire de la fonction. En
créant le lieu de l’Autre dans son propre corps, la mère permet et donne à
l’enfant les conditions pour que, en même temps, son corps à lui à son tour
le devienne.
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15. Féminité et fonction maternelle s’enracinent dans un seul et même


lieu, mais leurs relations ne sont pas nécessairement pacifiques, car
chacune destine le phallus à une place différente.
15.1. Ce lieu, qui fait que la fonction soit possible et désirée, mais aussi
faillible et même évanescente, Lacan l’écrit $x Fx. Lieu d’écriture, appelé par
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lui, au moins une fois, celui de la Vierge 3, il fait que chaque homme de sa vie
et chacun de ses enfants soient, pour une femme, uniques. Cependant, si
elle reste là, et seulement là, comme telle, ce lieu est, de plus, le siège d’une
angoisse difficilement bordable. Aussi bien, c’est à cette place et en la
négativant qu’une femme, par son dire, et dans un dire, produit la fonction
de l’Urvater dont elle est séparée : $x Fx, et peut, du coup, articuler F à a,
ce qui est l’effet par excellence de la fonction. En étant passeuse elle devient
passante, et c’est dans cet acte que le passage s’accomplit.
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16. C’est cette corrélation entre a et F qui permet, dans le corps réel de
l’enfant, l’apparition et le nouage des pulsions comme ‘sa’ réponse au dire
de l’Autre.
16.1. Peut-être est-ce ceci que Winnicott appelait, selon les circonstances,
sollicitude maternelle primaire et folie fonctionnelle de la mère.
16.2. L’écriture logique permet d’articuler que la fonction maternelle,
passante du Nom du Père, fait possible non seulement de créer la place de
l’Autre – qui est la condition tout juste nécessaire pour rendre compte de la
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naissance de la pulsion–, mais aussi de s’y croire. Au moins un temps


suffisant.

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Nous pourrions tenter une autre nomination des lettres de Lacan, en énonçant qu’elles écrivent le
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lieu de l’entre-deux-noms, celui du père géniteur, celui du père-à-venir de ses enfants. Bien entendu,
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les lettres écrivent l’irréductible de l’entre-deux. Lieu par excellence de la création.

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