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Revue Philosophique de Louvain

Désiré Mercier et le problème de la psychologie néothomiste


Stephan Strasser

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Strasser Stephan. Désiré Mercier et le problème de la psychologie néothomiste. In: Revue Philosophique de Louvain.
Troisième série, tome 49, n°24, 1951. pp. 699-713;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1951.4372

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1951_num_49_24_4372

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Désiré Mercier et le problème

de la psychologie néothomiste

professeur
Communication
à l'Université
de de
M. Nimègue
St. SîRASSER,
(Pays-Bas)

II est certain que la psychologie a occupé une place importante


parmi les recherches et les préoccupations philosophiques de
Mercier. Même si nous n'avions pas le témoignage précieux de Mgr Noël
et de M. De Wulf (1), un coup d'oeil jeté sur la liste des
publications de Mercier nous en convaincrait (2). Mais il y a quelque chose
que la bibliographie ne nous dit pas : ce sont les difficultés que
le jeune professeur eut à surmonter quand en 1882 il inaugura la
chaire de philosophie thomiste. Quelque épineuse qu'ait été la tâche
du logicien, du cosmologue et du moraliste Mercier, celle du
psychologue avait quelque chose de plus décourageant. Si nous ne nous
en rendons plus compte, c'est que nous avons oublié la situation
dans laquelle se trouvait la psychologie au XIXe siècle. Rappelons-
nous d'abord qu'à cette époque la psychologie faisait encore partie
de la philosophie. Son émancipation comme science empirique
indépendante ne commençait qu'à peine à se dessiner. La situation
était donc foncièrement différente de celle qui existait en
cosmologie. Le philosophe de la nature trouvait alors un terrain solide
dans une physique dont les résultats n'étaient pas discutés et dont
les méthodes étaient reconnues efficaces. La psychologie par contre
n'existait pas comme telle. Il y avait des psychologies intégrées
dans les divers systèmes philosophiques. Elles étaient évolutionistes
avec H. Spencer, mécanistes avec J. F. Herbart, dualistes avec
V. Cousin, panthéistes avec A. Fouillée, criticistes avec P. Natorp.

(1) La personnalité et la philosophie de D. Mercier, Revue Néoscolastique de


Philosophie, 28 (1926), p. 145 et p. 116.
<a> hoc. cit., pp. 250-258.
700 Stéphane Strasser *

D'autres penseurs tels que H. Lotze, F. Brentano, H. Bergson, dont


les idées renfermaient des éléments précieux de vérité, ne
considéraient que d'un point de vue étroit et exclusif le fonctionnement
du psychisme. Même certains savants, dont personne ne saurait
contester les mérites en matière de psychologie empirique,
défendaient des théories métaphysiques les plus osées, qui ne découlaient
nullement de leurs recherches positives. Il suffit de mentionner le
« parallélisme psychophysique » de Th. Fechner, le pragmatisme
de W. James et la « théorie de l'actualité » de W. Wundt. Quelle
tâche surhumaine pour le jeune professeur rien qu'à devoir s'orienter
dans ce labyrinthe de théories, de spéculations et de systèmes !
Travail d'autant plus délicat que Mercier ne voulait pas rejeter
de façon hautaine et farouche tout ce que son siècle avait inventé,
imaginé, trouvé. Il avait la prétention de soumettre à un examen
critique détaillé tout cet enchevêtrement d'idéologies à la fois
différentes et apparentées, de créer de l'ordre dans ce chaos, de profiter
des éléments sains et solides pour dénoncer avec d'autant plus
d'autorité les erreurs manifestes. Dans ses polémiques il se servira
des arguments de F. Paulsen contre les darwinistes, de ceux de
E. Boutroux contre les mécanistes, de ceux de H. Bergson contre
les positivistes. — Parmi les courants qui dominaient la pensée
psychologique de son époque, certains lui paraissaient
particulièrement dangereux et incompatibles avec tout jugement sain sur la
nature humaine. C'est pourquoi Mercier tint spécialement à exposer
et à passer au crible le dualisme cartésien, l'idéalisme kantien et
néo-kantien, le phénoménisme, le monisme matérialiste et spiritua-
liste. Nous ne nous arrêterons pas aux détails de cette discussion
mémorable dont' on retrouve les traces dans le traité de
Psychologie <3) et surtout dans son livre sur Les Origines de la Psychologie
contemporaine (4).
Soulignons encore que le mérite personnel de Mercier en
matière de psychologie est d'autant plus grand, qu'il était en 1882
« un homme formé uniquement aux disciplines spéculatives » (5).
Mercier était donc obligé, tout en enseignant et en composant, de
s'assimiler les résultats de la biologie, de la physiologie et de la

<»> 3° édition, Paris-Bruxelles, 1892; IIe éd., Louvain-Paris, 1923, abrév. :


Psych." resp. Psych. ".
<4> 2e édit., Louvain-Paris, 1908, abrév.: Orig.
Cs> L. Noël, Zoc. cit.
La psychologie néothomiste 701

psychologie empirique. Il le fit avec une aisance et une intelligence


sans pareilles. On peut se rendre compte de ce travail en comparant
la première édition imprimée de sa Psychologie avec les éditions
ultérieures. Alors que la suite des idées ne subit que peu de
changements, les arguments puisés dans les travaux scientifiques sont
multipliés.
* * •

L'évolution historique de la psychologie néothomiste est


grandement influencée par le rôle de plus en plus important que la
psychologie empirique était appelée à y jouer. Cela se comprend
parfaitement. A mesure que la nouvelle science s'affirme, qu'elle donne
des résultats objectivement valables, qu'elle formule des lois
généralement reconnues, l'attitude de l'auteur néoscolastique va changer.
Il va essayer de trouver une solution de principe au problème des
rapports entre la doctrine métaphysique et la science du psychisme.
D'autre part les essais pour résoudre ce problème se heurteront au
caractère de plus en plus complexe de la psychologie moderne. —
Théoriquement quatre solutions se présentent : 1° ignorer (ou feindre
d'ignorer) l'existence de la recherche empirique ; 2° tâcher d'en
profiter pour étayer des vérités traditionnelles ; 3° juxtaposer un
traité empirique et un exposé philosophique ; 4° examiner selon
une méthode entièrement métaphysique le contenu et la portée des
notions fondamentales dont se sert le psychologue empirique. —
Pour éclairer ces diverses solutions, nous citerons l'exemple
d'auteurs de traités que l'on peut considérer comme caractéristiques
pour les différentes phases de la psychologie néoscolastique. Faisant
notre choix parmi les représentants de diverses nations, c'est à
Matteo Liberatore, à Désiré Mercier, à Michel Maher et au P. André
Marc que nous nous arrêterons.
Les écrits psychologiques de Liberatore sont bien
caractéristiques de l'état de cette discipline avant la renaissance du thomisme.
Ceci veut dire avant tout que la compréhension de la doctrine du
Docteur Angélique laisse encore à désirer. Dans une des premières
phrases de sa Psychologia, Liberatore assure: a Homo... existentiam
cum rebus omnibus, verum etiam vivere cum arbustis, sentire cum
animantibus, intelligere cum spiritibus commune habet » (6). Or,

<•' lnstitutiones Metaphysicae, 10e éd., Rome, 1852, vol. II: Metaphysica spe-
cialis, pars altéra: Psychologia, p. 101.
702 Stéphane Strasser

il est évident que cette conception de l'esse ne correspond pas aux


vues de saint Thomas. D'ailleurs Liberatore interprète parfois la
psychologie de l'Aquinate selon l'esprit de Suarez (7). — Si
Liberatore ne fait pas preuve d'une intelligence profonde de la doctrine
thomiste, il ignore d'autre part entièrement les efforts faits pour
arriver à une psychologie empirique. Ce n'est pas qu'il refuse le
concours des hommes de science. Il n'hésite pas à citer les oeuvres
de médecins, de biologistes, de botanistes, de chimistes. Nous ne
trouverons cependant aucune allusion à celles des psychologues.
Au fond cela n'a rien d'étonnant. C'est que la science empirique
de la vie psychique. n'existe pas encore comme telle à l'époque
de Liberatore. Quant à ses précurseurs immédiats, les Mill, Bain,
Herbart, Lotze, J. Mûller, H. Helmholtz, ils ne sont évidemment
pas encore aussi connus à Naples et à Rome qu'un Cuvier, qu'un
Berzelius, qu'un Bichat, qu'un Tommasi. — Du reste la méthode
adoptée par Liberatore est la « méthode cosmologique » que nous
nous sommes permis de caractériser ailleurs (8). Un tractatus de
homine y fait défaut ; la psychologie se rattache à la cosmologie.
L'univers cosmique est examiné en passant systématiquement d'une
« couche » inférieure à une « couche » supérieure. En parlant des
corps matériels, Liberatore croit avoir traité le corps humain ; la
vie des plantes lui paraît être identique à la vie organique de
l'homme, celle des animaux à sa vie sensitive ; la vie intelligente
est quelque chose de surajouté aux deux autres. L'homme, selon
Liberatore, « se rattache aux animaux par la sensation, par la vie
végétative, il tient en quelque façon aux plantes... Toutefois il y a
pour nous dans l'homme quelque chose par où il surpasse le monde
sensible... C'est la vie intellectuelle » <9>. Il en résulte que l'homme
possède trois vies, tout comme — Liberatore n'hésite pas à l'affirmer
expressément — les animaux en ont deux <10). Malgré ces défauts
évidents, les écrits psychologiques de Liberatore ont leurs mérites.
Ils témoignent d'un effort sérieux : celui d'opposer une philosophie
d'inspiration scolastique aux doctrines erronées du XIXe siècle. Dans
ce sens Liberatore a certainement préparé le renouveau thomiste.

<T> Voir p. ex. Du Composé humain, Lyon, 1865, pp. 488-9.


<*> Le Point de départ en Psychologie métaphysique, Revue Philos, de Louvain,
48 (1950), pp. 220-238.
O Composé, loc. cit., p. 197.
(10) « Les animaux jouissent... d'une double vie », Composé, loc. cit., p. 43.
La psychologie néothomiste 703

Pourtant la distance qui sépare la Psychologie de Mercier du


manuel de Liberatore est énorme. Soulignons d'abord que le traité
de Mercier est une anthropologie. Dès les premières pages Mercier
remarque que la signification moderne du mot « psychologie »
diffère de la conception aristotélicienne. « L'usage a considérablement
restreint la signification du mot « psychologie », assure-t-il ; « de
fait, c'est l'homme seul qui constitue l'objet de cette partie de la
philosophie. Toutefois, si c'est l'homme seul, ce doit être l'homme
tout entier, c'est-à-dire l'homme envisagé dans toutes les
manifestations de sa vie » <n).
Chez Mercier nous trouvons aussi une confrontation infiniment
plus sérieuse de la philosophie péripatéticienne et thomiste avec
les données des sciences modernes. Que celui qui fut nommé
professeur de « haute philosophie selon saint Thomas » connaissait et
comprenait les textes du Stagirite et du Docteur Angélique, cela
n'a rien de surprenant. Ce qui nous étonne davantage, c'est que
le même homme fasse preuve d'un savoir approfondi en matière
de biologie, de physiologie, de psychologie. Mais il y avait chez
Mercier plus et autre chose qu'une érudition stérile. Son véritable
mérite, c'est son travail de synthèse. Consciemment il aspire à
composer une anthropologie philosophique intégrale. « Pas de
philosophie sans synthèse, pas de philosophie achevée sans synthèse
intégrale », s'écrie-t-il (12). Sa synthèse en matière de psychologie,
nous la trouvons surtout dans les deux tomes de son manuel. En
lisant ce texte dont la disposition est si claire, le style si naturel,
le ton si persuasif, nous ne nous rendons pas compte de l'effort
immense qu'a dû fournir son auteur. On pourrait comparer cette
lecture à un voyage en chemin de fer à travers une forêt vierge.
Le voyageur inattentif ne songe pas qu'il a fallu déboiser des
milliers d'hectares, dessécher des marais, faire sauter des rochers pour
lui permettre de se déplacer avec cette rapidité, ce confort et cette
aisance. Eh bien, en matière de psychologie philosophique
l'ingénieur qui a trouvé un chemin, qui a abattu des arbres centenaires
et qui s'est frayé un passage à travers les obstacles s'appelle Désiré
Mercier. Sa psychologie ne nous offre pas seulement une
confrontation de l'anthropologie thomiste avec les données des sciences
modernes. Elle est surtout une interprétation comprehensive des

<"> Paych. *, pp. V, VI. Voir aussi Orig., p. 295.


<") Vers l'Unité, 1913, p, 132.
704 Stéphane Strasser
l
résultats des recherches positives et une insertion de ces données
dans les catégories traditionnelles. On peut dire sans hésitation que
tous les auteurs néothomistes qui depuis ont publié des traités de
psychologie ont profité directement ou indirectement de ce travail
d'Hercule.
Comment cette pénétration réciproque de la philosophie et des
sciences a-t-elle été possible ? C'est la question que nous croyons
être décisive pour la psychologie et pour l'anthropologie néoscolas-
tiques. Chez Mercier ce problème est résolu d'une façon nette. Pour
lui les faits établis par les recherches empiriques « sont des
matériaux destinés à entrer dans les synthèses plus compréhensives » (13>.
Le philosophie a le droit et même le devoir d'interpréter ces faits
et d'y déceler des rapports plus fondamentaux. C'est par cette
herméneutique que le philosophe se distingue des psychologues
modernes qui se bornent o trop souvent à accumuler des faits
particuliers sans idées directrices, ni conception d'ensemble » (14>.
Mercier éclaire son point de vue de la manière suivante. Comme
psychologues nous observons des faits externes et internes. « A ces
faits l'esprit cherche une cause ». Nous trouvons une première
explication en remontant des faits « à leurs principes immédiats que
nous appelons les facultés de l'âme et ultérieurement à leur principe
premier qui est la nature de l'âme » <15). Toutes nos affirmations
concernant l'âme et ses facultés sont donc « des hypothèses que
l'observation nous suggère » (16>. Et d'où vient-il que nos hypothèses
finissent par former une anthropologie d'inspiration scolastique ?
Parce que « seule la psychologie scolastique possède à la fois un
corps de doctrines systématisé et des cadres assez larges pour
accueillir et synthétiser les résultats croissants des sciences
d'observation », répond Mercier <17).
La méthode de Mercier contient cependant une équivoque. Il
nous semble que nous manquerions à cette « sincérité intégrale »
dont il nous a donné l'exemple, si nous ne discutions pas cette
difficulté en toute franchise. — Selon Mercier le philosophe dépend
entièrement du travail de l'homme de science. Car pour « observer »

(") Psych.; p. 4.
(") Psych.3, p. 2.
<"> Psych.*, pp. X, XL
("> Psych.*, p. III.
(") Psych.', pp. 2, 3.
La psychologie néothomiste 705

en psychologie empirique, il ne suffit pas de regarder et d'écouter ;


il faut avoir une formation professionnelle, connaître des méthodes
extrêmement compliquées, être versé dans des techniques très
spéciales. Par conséquent, si une bombe atomique détruisait les
cliniques et les laboratoires psychologiques, si elle tuait les psychiatres
et les expérimentateurs, nous n'aurions plus le moyen de philosopher
sur la nature de l'âme. — D'autre part, le philosophe est
entièrement indépendant des recherches positives. Mercier le dit
implicitement, mais clairement. La psychologie scolastique possède un corps
de doctrines toutes faites. Il est vrai que les cadres de cette doctrine
sont si larges que Mercier espère pouvoir y insérer tous les résultats
des sciences d'observation. Mais en s'exprimant de la sorte Mercier
laisse entendre que les vérités de la philosophie scolastique ne
dépendent nullement des résultats des expériences de laboratoire. Mais
alors n'a-t-il pas l'air de s'appuyer sur une tradition dogmatique ?
D'ailleurs chez Mercier les cadres ne sont pas seulement larges,
ils sont aussi très souples. Prenons comme exemple le chapitre où
il traite des facultés appétitives. Il y insiste beaucoup sur la douleur
et le plaisir qui résultent de l'accomplissement de l'acte (18). Par
contre il ne mentionne qu'en passant les états affectifs de la
hardiesse, de l'espoir, du désespoir, de la colère etc. qui tiennent
pourtant une place considérable dans le tractatus de passionibus.
En procédant ainsi, Mercier espère rapprocher les catégories tra-
ditionelles des vues des psychologues de son temps. Il souligne
volontiers que les psychologues désignent assez souvent sous le nom
de « tonalité de la sensation » les phénomènes du plaisir et de la
douleur. Il nous renvoie à Sergi, il aurait pu citer tout aussi bien
Th. Ziehen, Th. Ribot, E. B. Titchener et d'autres. Il est vrai que
les psychologues de son temps ont beaucoup insisté sur le plaisir
et la douleur, que plusieurs d'entre eux considéraient comme les
deux seules qualités affectives de la sensation. — II est cependant
très probable que Mercier aurait entièrement refondu le texte de
ce chapitre, s'il avait connu par exemple la psychologie d'Alfred
Adler, qui considère l'audace et le découragement comme décisifs
pour le comportement humain, ou bien celle de M. Pradines qui
traite fort abondamment de sentiments moraux, religieux et de
passions proprement dites (19). — La synthèse chez Mercier n'est

<"> Psych.*, p. 235.


<"> Traité de Psychologie générale, 2« éd., Paris, 1946, t. III, pp. 219-342.
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donc possible que grâce à une certaine accommodation des


catégories traditionnelles aux besoins de cette synthèse. — Bien entendu,
nous ne critiquons pas cette souplesse elle-même, nous nous
demandons seulement jusqu'où elle doit aller. Est-ce que finalement les
cadres de la doctrine antique ne céderont pas, si l'on tentait
sérieusement d'y insérer toutes les données, toutes les hypothèses, toutes
les théories de la psychologie de nos jours ?
Voilà pourquoi Michael Maher renonce vingt ans plus tard à
l'idéal de réunir dans un même traité les thèses philosophiques et
l'exposé scientifique. Le titre de son livre : Psychology : empirical
and rational (20), nous dit déjà qu'il s'agit de deux exposés
différents ; l'un nous expose les résultats et les théories les plus
importantes de la psychologie empirique, l'autre contient les réflexions
philosophiques qui s'y rattachent. Il est vrai que l'auteur se défend
de « shut up in water-tight compartments the science of psychology
and the philosophy of human mind » <21). Quant au rapport entre
les deux traités, Maher le conçoit conformément aux principes de
Mercier. Si le deuxième exposé porte l'épithète de « rational »,
c'est « because the truths which are there enunciated are reached,
not by direct experience, but by reasoning from the conclusions
established in the earlier part » <2a). « We argue from the effet to
the cause », nous assure-t-il, «... and for this reason we have begun
this work by so laborious and detailed an investigation into the
character of our mental activities... » (23). Maher est donc tout aussi
persuadé que Mercier que lente de la psychologie métaphysique
doit être greffée sur l'arbre de la recherche scientifique.
Le manuel de Maher se distingue par sa structure logique et
systématique, par sa documentation soignée et par ses formules
prudentes. Ce qui nous frappe cependant, c'est ce procédé
d'accommodation et d'adaptation dont nous avons déjà parlé. Chez Maher
ce phénomène s'accentue. — La psychologie à la mode vers 1900
— date de la parution de la première édition — c'est la psychologie
d'introspection. Ce sont les représentants de l'école de Wûrzburg,
N. Ach, H. J. Watt et Cl. O. Taylor qui exercent une influence
prédominante. Or, comment Maher définit-il l'objet formel de la

<î0> 9» éd., Londres, 1919.


<"> Loc. cit., p. VIII.
<"> Loc. cit., p. 5.
<"' Loc. cit., p. 461.
La psychologie néothomiste 707

psychologie ? « The subject-matter of our science is the Soul or


Mind », déclare-t-il. Il va sans dire que cette conception est tout
à fait conforme à celle des grands psychologues de son époque.
D'ailleurs tout le traité trahit l'influence de la psychologie
d'introspection. Prenons comme exemple le problème des puissances de
l'âme. Après avoir énuméré les cinq genres de puissances d'après
Aristote, il annonce sans la moindre hésitation qu'il ne tiendra
compte que des facultés « mentales » (24). Quant aux passions, il
se borne à mentionner deux phénomènes accompagnant les activités
internes : le plaisir et la peine <a5). — Du reste Maher n'aborde
dans sa psychologie rationnelle que trois questions : la substantialité
de l'âme, son rapport avec le corps et son immortalité. Il est vrai
que les problèmes de la formation des concepts universels et du
libre arbitre sont exposés dans la première partie. Pourtant on ne
peut s'empêcher de constater que l'élément métaphysique y est
singulièrement réduit. Cet appauvrissement s'explique facilement.
C'est que la discussion des hypothèses et des théories empiriques
— l'investigation laborieuse et détaillée dont Maher parle lui-même
— absorbe la plus grande part de son énergie. S'engageant dans
la lutte entre les différents courants psychologiques, Maher est,
malgré lui, détourné de son objectif originaire : celui de donner une
« philosophy of human mind ».
Le traité du P. André Marc (28) par contre nous offre
précisément une philosophie de l'esprit humain. Pour atteindre son but,
Marc se sert d'une méthode relativement nouvelle et — comme
tout novateur — ne trouve son chemin qu'après certaines hésitations
et tâtonnements. Nous nous sommes permis de critiquer ailleurs (27)
quelques-unes de ses inconséquences. Mais si nous faisons
abstraction de ces déviations, nous croyons pouvoir caractériser comme
suit la grande ligne de ce traité : Le point de départ de la recherche
philosophique est « une expérience journalière » (28). Il ne s'agit
cependant pas d'une expérience quelconque ; Marc la choisit avec
soin, car l'analyse métaphysique qui a pour but de déterminer

<M> hoc. cit., p. 36.


<") hoc. cit., pp. 221-228.
(*•> Psychologie réflexioe, lettre-préface de M. R. Le SENNE, 2 tomes,
Bruxelles-Paris, 1949, abrév.: Psych. réfl.
<"> Le point de départ, loc. cit.
(") Phych. réfl., I, p. 17.
708 Stéphane Strasser

l'essence de l'homme doit se rattacher à une « activité


fondamentale qui se monnaie nécessairement pour l'humaniser tout en lui
interdisant d'être entièrement animal ou purement spirituel » (29).
Cette expérience élémentaire concerne l'acte de faire signe, de
parler, de discourir. Voilà l'acte qui montre mieux que tout autre
le progrès de notre conscience, « la prise de possession d'elle-même
et du monde par la personne » (30). Le phénomène du langage nous
oriente ensuite tout naturellement « vers la recherche de ses
conditions de possibilité, c'est-à-dire vers ses sources mêmes. Après l'avoir
décrit, il faut le ' réfléchir ' » (31). La méthode de Marc consiste
donc en une réflexion métaphysique qui se rattache à un
phénomène « familier » <32>. Tout en se basant sur une analyse du signe,
Marc traite les problèmes de la connaissance sensible et
intellectuelle, de la volonté, de la liberté, de la spiritualité de l'homme,
du rapport entre l'âme et le corps humain, entre l'individu et la
personne. En général on peut dire que Marc aborde de façon
systématique les sujets les plus importants de la psychologie
philosophique.
Le traité de Marc a ceci de commun avec celui de Mercier,
qu'il constitue une anthropologie philosophique. L'homme n'y est
pas considéré comme une sorte de substance qu'on rencontre en
traversant l'univers cosmique, ni d'ailleurs comme une conscience
qui, d'une manière spéciale, est unie à un corps. Le point de départ,
c'est l'homme concret, respectivement une activité humaine
concrète.
Ce qui distingue la méthode de Marc de celle de Mercier et
de Maher, c'est qu'elle ne présuppose pas la recherche positive.
Les méditations de Marc se rattachent à une « expérience
journalière », à un phénomène « familier ». Il est vrai que sa réflexion
se déploie également dans l'expérience. Toutefois cette expérience
n'est pas une observation scientifique, ni une expérimentation, ni
une induction basée sur des données statistiques ; elle est une
expérience préscientifique. « Expérience et réalité ne sont pas
synonymes d'empirique et d'expérimental », écrit- il <33). Pour Mercier

("•) Loc. cit., I, p. 18.


("> Loc. cit., I, p. 19.
<") Loc. cit., I, p. 53.
<") Loc. cit., I, p. 19.
<M Loc. cit., I, p. 18.
La psychologie néothomiste 709

par contre la recherche expérimentale, « la psycho-physiologie »,


« est une science auxiliaire entendue au sens traditionnel » <34). La
philosophie n'est donc pour lui qu'une continuation approfondie
de la science fondée sur l'observation physique et psychologique.
Il considère les grands principes de la psychologie philosophique
comme des hypothèses que l'observation nous suggère (35>.
La deuxième différence concerne la nature de la recherche
philosophique même. Selon Mercier et Maher la tâche du philosophe
psychologue consiste à chercher les causes des phénomènes. La
découvertes des causes est possible grâce à des activités que Mercier
résume dans les mots : « observer, supposer, vérifier » <36). Or cette
méthode n'est autre que la méthode inductive, ce terme pris au
sens de Stuart Mill à qui Mercier nous renvoie d'ailleurs
expressément (37>. Marc ne se sert pas de l'induction basée sur les données
scientifiques, car il remarque que « le psychologue se meut sur le
plan objectif, c'est-à-dire traite l'homme comme objet » <38). Il ne
procède pas non plus de manière deductive, c'est-à-dire qu'il ne
présuppose pas des vérités fondamentales pour en déduire des
principes secondaires. La méthode de Marc, c'est l'analyse reflexive.
« La merveille de cette analyse reflexive est que ' la pensée toute
'
entière soit impliquée dans toute pensée », nous dit-il. « Elle y est
au moins implicitement et la méthode assure le passage de
l'implicite à l'explicite » <39>. Le moyen d'atteindre le niveau proprement
métaphysique est donc un acte d'intériorisation. Il s'agit de remonter
« par delà toutes les manifestations de la conscience, en tant qu'elle
est acte, pour y étudier, selon le mot de Lachelier, ' la lumière
dans sa source '. Le savoir pénètre alors dans la Métaphysique, en
se situant dans cette activité même » (40). Il ne s'agit, bien entendu,
pas d'un cogito cartésien. La réflexion se rattache à un
comportement humain, qui est d'abord décrit dans toute sa réalité concrète.
Mais ensuite l'analyse philosophique nous fait voir les structures
métaphysiques qui, seules, rendent intelligible ce fait psychologique.
« ... en poursuivant ainsi dans un fait ses conditions de possibilité,

c*) Orig., p. 473.


<"> Psych.11, p. 6.
<••> Psych.11, pp. 4, 5 et 7.
<ir> Psych.11, p. 4, notes I et 2.
<"> Psych. réfl., II, p. 404.
<■•> hoc. cit., II, p. 409.
<*•> hoc. cit., II, p. 405,
710 Stéphane Strasser

le philosophe veut obtenir en lui du nécessaire et découvrir de l'a


priori, sans oublier que ce dernier est identifié au sein d'une donnée
réelle et qu'il est le point d'arrivée d'une analyse dont le point de
départ est à posteriori » <41).
Nous ne croyons pas que la solution proposée par Marc soit
la seule possible, ni que le phénomène du langage forme un « terrain
privilégié ». Il nous paraît cependant que l'œuvre de Marc contient
une indication quant au sens dans lequel évolue la psychologie
néothomiste. En revenant à la question qui nous a occupés tout d'abord,
il nous faut constater que, de façon générale, la pensée
philosophique de notre époque tend à s'émanciper dans une certaine
mesure des procédés empiriques et scientifiques. Il y a à cela une
excellente raison : c'est que le fait scientifique n'est pas une donnée
primitive, originaire, élémentaire. Les faits qui comptent en sciences
sont au contraire des données soigneusement choisies, sélectionnées,
bien entendu, d'après des principes techniques et non pas d'un
point de vue philosophique. Le fait par exemple que quelque chose
est beau existe pour le physicien tout aussi bien que pour n'importe
qui. Mais dans sa qualité de physicien il doit l'ignorer parce qu'il
n'arrive pas à le saisir avec ses méthodes exactes. En psychologie
la situation est analogue. Le psychologue a, lui aussi, ses méthodes
propres et il ne tiendra compte que des faits qui sont établis d'après
les règles de son é|i7tetpfa. On doit même dire que
l'expérimentateur psychologique de nos jours est devenu très exigeant quant
aux possibilités de contrôle d'une constatation scientifique. Le mot
de Robert S. Woodworth : « ... human activity can be surveyed in
preliminary way with good prospect of finding an opportunity for
some incisive experiments » (42), est significatif à cet égard. Il en
ressort que l'observation psychologique, au sens populaire de ce
mot, n'a qu'un but provisoire: celui de préparer le terrain pour les
expériences décisives. — Le philosophe par contre sera surtout
attentif à la réalité qui se présente d'une façon immédiate, simple,
élémentaire. Nous croyons donc avec Marc que le point de départ
en psychologie métaphysique doit être une expérience humaine
familière, journalière, préscientifique.
Méfions-nous d'ailleurs du double sens du mot cause. L'homme
de science, lui aussi, s'acharne sur les causes. Mais quand il dit

<41> hoc. cit., II, p. 409.


<42> Experimental Psychology, 2e éd., New York, 1947, p. 1.
La psychologie néothomiste 711

« cause », cela signifie pour lui « quelque chose », une réalité


substantielle ou accidentelle d'où émane une certaine action. En tant
que philosophes nous ne sommes pas à la quête de pareilles causes
et nos questions fondamentales ne concernent pas le « quid »,
« unde » ou « propter quid », comme prétend Mercier, mais le
« quo ». C'est-à-dire que nous nous demandons ce que doit être
la structure métaphysique sousjacente à la réalité physique,
biologique ou psychologique dont s'occupe l'observateur. Ce qui nous
intéresse c'est le principe ontologique qui fait que telle chose, tel
état, telle activité sont ce qu'elles sont. Or, un principe
métaphysique n'est jamais quelque chose, il n'est jamais une donnée
scientifique, il n'est jamais un xdSe Tt. — Autant dire que les jugements
métaphysiques n'ont rien de commun avec des hypothèses
scientifiques. De pareilles hypothèses sont des tentatives de donner une
explication provisoire d'une série de faits ; elles concernent
toujours un « id quod » (et jamais un « id quo ») et elles ont un
caractère heuristique ; les hommes de sciences sont les premiers à en
convenir. La recherche métaphysique par contre aboutit à la
découverte d'un principe ontologique et non pas de quelque chose.
L'affirmation de la réalité d'un pareil principe a toujours un
caractère nécessaire et définitif, elle n'est jamais provisoire, ni heuristique.
On ne doit pas non plus confondre la psychologie théorique
avec la psychologie philosophique. La théorie associationiste de
Stuart Mill, celle de la Gestalt de Kurt Koffka ou la psychanalyse
de Sigmund Freud par exemple, ne sont que des complexes
d'hypothèses destinés à expliquer des faits psychologiques par d'autres
faits (constatés ou supposés). La psychologie philosophique n'est
pas comparable à de pareilles théories. Elle cherche une explication
métaphysique de la nature essentielle dune certaine catégorie de
faits (par exemple des faits psychiques), peu importe qu'ils soient
imaginés ou effectivement constatés.
En somme, nous croyons que la tendance générale de la pensée
contemporaine nous oblige de plus en plus à concevoir la
psychologie et l'anthropologie philosophiques comme des branches
spéciales de la métaphysique et non comme une continuation de la
recherche empirique et inductive. La différence entre les deux points
de vue saute aux yeux. En psychologie empirique, nous enregistrons
tous les faits appartenant au domaine du psychique, en psychologie
philosophique nous cherchons à déceler la structure ontologique qui
les rend possibles ; en psychologie empirique nous formulons des
712 Stéphane Strasser

hypothèses heuristiques pour nous rendre compte de l'enchaînement


des données et des processus concrets, en psychologie philosophique
nous tâchons d'expliquer l'existence de pareilles données et
processus ; la psychologie empirique est une science dont les jugements se
justifient par des inductions basées sur des expériences, des
statistiques, des observations faites dans des conditions privilégiées ; la
psychologie philosophique est une science « eidétique » qui s'efforce
de découvrir ce qui, de façon universelle et nécessaire, forme
l'essence de la réalité psychique et humaine. Si la méthode en
psychologie empirique se résume dans les termes : « observer, supposer,
vérifier » celle de la psychologie philosophique pourrait être
caractérisée par les mots : décrire, analyser, réfléchir et raisonner. Grâce
à cette méthode, il apparaîtra que la vérité des grandes thèses
thomistes ne se réclame pas d'une tradition quelque vénérable qu'elle
soit, mais d'évidences plus élémentaires et plus fondamentales que
les « observations » scientifiques et empiriques.
Est-ce à dire qu'il faudra accepter qu'une cloison étanche sépare
les deux disciplines ? Nous ne le croyons pas plus que Maher. C'est
qu'une des tâches les plus importantes de la psychologie
métaphysique est la critique de la psychologie empirique et surtout de la
psychologie théorique. Entendons-nous bien : cette critique doit
avoir un caractère très spécial. Il ne s'agit pas du contrôle d'un
observateur par un autre ou d'un statisticien par un de ses collègues.
Pareille vérification devrait être réservée à un psychologue qui est
à la hauteur des techniques en question. — Cependant une autre
sorte de critique incombe au psychologue-philosophe : c'est la
critique du système théorique comme tel. Le philosophe est autorisé
à se poser les questions suivantes : Est-ce que le système en question
ne contient pas une contradiction (explicite ou implicite) ? Telle
théorie psychologique n'offre-t-elle pas une image très incomplète
de la nature humaine, image où des traits essentiels sont négligés ?
Est-ce que cette hypothèse est compatible avec des vérités plus
fondamentales ? — Or il est évident que le philosophe chargé de
cette tâche délicate ne pourra réussir que s'il reste en contact avec
la recherche psychologique de nos jours. Il doit suivre
attentivement son évolution ; il doit en comprendre les objectifs, les
méthodes, les résultats ; il doit en connaître les différents courants.
Il va sans dire que cette critique philosophique n'est pas faite
pour remplacer l'autre, dont nous avons parlé plus haut, celle de
l'observateur, de l'expérimentateur, du statisticien. Voilà pourquoi
La psychologie néothomiste 713

il nous faut des psychologues partageant nos convictions essentielles,


voire des psychologues néoscolastiques et thomistes. Personne n'a
mieux compris cette nécessité que Mercier. « Les faits sont des
matériaux destinés à entrer dans les synthèses plus compréhensives
de l'avenir », dit-il. « Si celles-ci se font sans nous, il est à craindre
qu'elles ne se fassent contre nous » <43>. Mais Mercier a fait plus. A
une époque où, suivant le mot de Woodworth, la psychologie
expérimentale était elle-même la plus grande expérience, il a créé un
centre de recherches empiriques : le fameux laboratoire de l'Institut
supérieur de Philosophie qui d'abord sous la direction de M. A.
Thiéry, puis sous celle de M. A. Michotte van den Berck, a joué
et joue toujours un rôle très important dans le progrès de la science
psychologique en Belgique et en Europe. C'est peut-être en fondant
ce laboratoire, que Mercier a contribué de la façon la plus efficace
à la solution du problème qui nous occupe.
Notre petit aperçu historique nous a appris deux choses: une
psychologie d'inspiration thomiste ne saurait être conçue ni par
des métaphysiciens qui ignorent entièrement la recherche
expérimentale, ni par des hommes de science absorbés dans la
discussion des hypothèses inductives. La solution qui se révélera comme
la plus heureuse résultera probablement de la collaboration de
deux penseurs: d'un philosophe qui est au courant des
découvertes psychologiques de son époque et d'un savant préoccupé du
fondement philosophique de ses recherches. Dans ce cas le mot
« psychologie » ne désignerait pas une, mais deux « sciences à
faire », deux disciplines à la fois indépendantes l'une de l'autre et
inséparables.
St. STRASSER.

Echange de vues

Ont pris part à l'échange de vues : M. Albert Michotte,


professeur à l'Université de Louvain ; le R. P. André Marc, professeur
au Scolasticat de Philosophie, Chantilly ; le R. P. Norbert Luyten,
professeur à l'Université de Fribourg (Suisse) ; M. Nicolas Balthasar,
professeur à l'Université de Louvain ; M. Paul Asveld, de Louvain ;
M. Juan Zaragiieta Bengoechea, professeur à l'Université de Madrid.

w Psych. \ p. in.

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