Vous êtes sur la page 1sur 28

Delphine Montazeaud (2001)

Fiche de lecture: KUHN, T. S. La structure des révolutions scientifiques


(sites.univ-provence.fr/asphix/Contributions/Thomas_KUHN.pdf)

TABLE DES MATIÈRES

* BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

* POSTULATS ET HYPOTHESES

* MODE DE DEMONSTRATION

* RESUME

1. L’acheminement ver la science normale.


2. La nature de la science normale.
3. La science normale. Résolution des énigmes.
4. Antériorité des paradigmes.
5. Anomalie et apparition des découvertes scientifiques.
6. Crise et apparition des théories scientifiques.
7. Réponse à la crise.
8. Nature et nécessité des révolutions scientifiques.
9. Les révolutions dans la vision du monde.
10. Caractère invisible des révolutions.
11. Résorption des révolutions.
12. La révolution, facteur de progrès.

* COMMENTAIRES, CRITIQUES ET ACTUALITE DE LA QUESTION

1. Critiques et précisions apportées en réponse.

a. Les paradigmes et la structure du groupe.


b. Des paradigmes considérés comme ensemble des choix du groupe.
c. Des paradigmes considérés comme des exemples communs.
d. La connaissance tacite et l’intuition.
e. Exemples, incommensurabilité et révolutions.
f. Les révolutions et le relativisme.
g. La nature de la science.

2. Actualité de la question.

* BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE
I. BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR
Il n’existe pas dans la littérature de biographie de l’auteur. Cependant il est important de
préciser la façon dont l’ouvrage Structures des Révolutions Scientifiques se replace dans
l’ensemble de son œuvre, et comment l’idée d’écrire un tel ouvrage lui est venue.

Cet ouvrage n’est paru pour la première fois (nous avons étudié la seconde et dernière
édition) qu’à la fin de l’année 1962, mais l’auteur avait déjà, quinze ans auparavant, le
conviction qu’un livre de ce type (concernant l’Histoire et le développement des
sciences) devait être écrit : il était alors étudiant en doctorat et rédigeait sa thèse de
physique. Peu de temps après, il quittait les sciences pour leur histoire en recevant une
bourse de la Society of Fellows de l’université de Harvard. Pendant plusieurs années, les
résultats de ses recherches furent publiés sous la forme d’articles historiques, le plus
souvent narratifs, concernant l’émergence d’une nouvelle théorie ou découverte.

L’idée lui vint en 1947, quand on lui demanda d’interrompre pour un temps son
programme de physique en cours pour préparer un ensemble de conférences sur les
origines de la mécanique du XVIIème siècle. Pour cela, il dut d’abord se familiariser avec
ce que savaient sur le sujet les prédécesseurs de Galilée et de Newton, et ces études
préliminaires le menèrent rapidement à la Physique d’Aristote, où est discuté le
mouvement, et aux travaux antérieurs qui en ont dérivé. Comme la plupart des historiens
des sciences l’avaient fait avant lui, il entrait dans ces textes en connaissant la mécanique
et la physique newtonienne. Tout comme eux, il se posait à la lecture de ces textes les
questions suivantes : que connaissait de la mécanique la tradition aristotélicienne ? Que
restait-il à en découvrir pour les savants du XVIIème siècle ? Posées dans le vocabulaire
newtonien, ces questions demandent du coup une réponse dans le même langage. Et cette
réponse est tout à fait claire : même au niveau apparemment descriptif, les aristotéliciens
ne connaissaient rien à la mécanique. Cette tradition ne pouvait donc pas fournir un
fondement pour le travail de Galilée et de ses contemporains. Ceux-ci la rejetèrent donc
par nécessité et recommencèrent au début l’étude de la mécanique. Ce type de
généralisation, très répandu, ne manquait pas de surprendre l’auteur. En effet, Aristote a
été un observateur précis de la nature. Dans les domaines tels que la biologie ou la
politique, ses interprétations des phénomènes ont, de plus, souvent été profondes et
pénétrantes. Kuhn en vint donc à se demander comment il se faisait que les talents qui le
caractérisaient lui aient failli lorsqu’il se penchait sur le mouvement. Comment a-t-il pu
dire tant de choses qui apparaissent aujourd’hui comme des absurdités ? Et plus encore,
pourquoi ses vues furent-elles prises au sérieux si longtemps par tant et tant de
successeurs ?

En essayant de répondre à ces questions, l’auteur fit la découverte d’une nouvelle


manière de lire un ensemble de textes, notamment en se replaçant dans le contexte
historique et les connaissances scientifiques acquises de l’époque. Appliquant cette
méthode, les textes d’Aristote ne lui parurent plus aussi absurdes. Il ne s’agissait
notamment pas de grossières erreurs de la part d’un être réputé intelligent, mais
simplement de la généralisation d’un cas particulier : la théorie aristotélicienne n’était pas

2
fausse, mais une généralisation trop importante d’un cas particulier. Pourtant la
conception aristotélicienne a dominé durant une longue période les recherches
scientifiques, avant d’être remplacée (car il ne s’agissait pas d’une modification), par la
théorie newtonienne. Kuhn mit à profit les leçons que lui avait enseignées la lecture
d’Aristote pour étudier d’autres auteurs comme Boyle et Newton, Lavoisier et Dalton, ou
Boltzmann et Planck.

Afin de mieux comprendre la domination d’une conception et l’émergence de nouvelles


théories qui viennent la remplacer, Kuhn s’est également intéressé aux disciplines telles
que la psychologie, notamment gestaltiste, le langage, la philosophie, la sociologie et bien
évidemment l’histoire des sciences.

A partir de ces études, il en arrive à la conclusion que le développement scientifique


dépend en partie d’un processus de changement qui n’est pas une simple croissance, mais
une révolution. Il y a de grandes révolutions comme celles qui sont associées aux noms
de Copernic, de Newton ou de Darwin, mais la plupart sont beaucoup plus petites,
comme la découverte de l’oxygène ou celle de la planète Uranus. Ce qui prélude
ordinairement ce changement, d’après l’auteur, c’est la prise de conscience d’une
anomalie, d’un événement ou d’un ensemble d’événements qui n’entrent pas dans les
cadres existants pour l’ordonnancement des phénomènes. Le changement qui en résulte
est donc de "se coiffer d’un type différent de chapeau pensant", un chapeau qui fait entrer
l’anomalie dans la loi, mais qui, du même coup, transforme aussi l’ordre que présentent
d’autres phénomènes, ordre autrefois sans problèmes. C’est donc ainsi que la conception
de la nature du changement révolutionnaire de l’auteur a émergé.

L’ouvrage Structure des Révolutions Scientifiques a ainsi vu le jour pour la première fois
aux Etats-Unis en 1962, la seconde édition est parue en 1970 outre-Atlantique et en 1972
en France. Deux autres ouvrages principaux lui ont succédé : La Révolution
Copernicienne (1973) qui a pour but de mieux expliquer la conception de l’auteur à partir
de l’exemple de la révolution issue des découvertes de Copernic, et La Tension
Essentielle : Tradition et changement dans les sciences (1990) qui est un recueil de textes
de l’auteur.

II. POSTULATS ET HYPOTHÈSES


Nous avons choisi de traiter ces deux points ensemble car, dans l’ouvrage de T. Kuhn, ils
sont difficilement dissociables. Cela lui sera d’ailleurs souvent reproché dans des
critiques de ses confrères scientifiques ou historiens.

L’auteur part d’un constat : les théories dépassées ne sont pas par principe contraires à la
science parce qu’elles ont été abandonnées. Il entend par là que quasiment aucune de ces
théories ne peut être qualifiées de fausses puisqu’elles respectaient les principes
élémentaires de la science. Il convient ainsi d’accorder une attention toute particulière au
rôle de l’histoire dans le processus de développement de la science.

3
L’auteur souligne ainsi qu’une conception toute différente de celle des manuels
classiques se dégage du compte-rendu historique de l’activité de recherche. Il note
également une difficulté croissante de certains historiens des sciences à remplir les
fonctions assignées par le concept de développement par accumulation. Cela découle
d’un constat : les théories dépassées ne sont pas par principe contraires à la science parce
qu’elles ont été abandonnées. Le premier postulat de Kuhn est qu’il est ainsi difficile de
considérer le développement scientifique comme un processus d’accumulation, car il est
difficile d’isoler les découvertes et les inventions individuelles.

Son hypothèse est qu’il s’agit ainsi plus d’un développement que d’une
accumulation. Plutôt que de rechercher dans les sciences d’autrefois des contributions
(durables) au progrès d’aujourd’hui, il faut s’efforcer de mettre en lumière l’ensemble
historique que constituait cette science à son époque.

Au début du développement de la science, diverses conceptions de la nature,


partiellement dictées par des méthodes, coexistaient et ont donné naissance à diverses
écoles concurrentes qui avaient des manières incompatibles de voir le monde et de
pratiquer la science. Un autre postulat est qu’un élément arbitraire apparemment,
résultant de hasards personnels et historiques, est toujours l’un des éléments formatifs des
croyances adoptées par un groupe scientifique à un moment donné. Mais cet élément
n’indique pas que n’importe quel groupe scientifique puisse se livrer à ses activités sans
un ensemble de croyances revues et intégrées et des réponses fermement ancrées.
L’éducation et la formation professionnelle fournit ces "boîtes conceptuelles" dans
lesquelles la recherche normale cherchera à faire entrer la nature. Mais la recherche peut-
elle avancer sans de telles boîtes ?

Une autre hypothèse est que lorsque les scientifiques ne peuvent plus ignorer plus
longtemps des anomalies qui renversent la situation établie dans la pratique scientifique,
alors commencent les investigations extraordinaires qui les conduisent finalement à un
nouvel ensemble de convictions, sur une nouvelle base pour la pratique de la science. Les
épisodes extraordinaires au cours desquels se modifient les convictions des spécialistes
sont qualifiées, dans l’essai de Thomas S. Kuhn, de révolutions scientifiques. Newton,
Copernic, Lavoisier, Einstein : chacune de ses révolutions scientifiques a exigé que le
groupe rejette une théorie scientifique consacrée par le temps en faveur d’une autre qui
était incompatible. Cela a amené un déplacement des problèmes et des critères selon
lesquels un problème est admissible ou une solution légitime. C’est une transformation de
l’imagination scientifique, une transformation du monde dans lequel évoluait ce travail
scientifique.

L’auteur pose l’hypothèse qu’une nouvelle théorie n’est jamais un accroissement de ce


que l’on connaît déjà car :

• elle implique un changement dans les règles qui gouvernaient jusque-là la


pratique de la science normale ;
• c’est une remise en cause de la compétence de certains spécialistes qui s’étaient
fait une réputation sur les bases de la théorie antérieure.

4
Ainsi son assimilation exige la reconstruction d’une théorie antérieure et la réévaluation
de faits antérieurs, processus intrinsèquement révolutionnaire, rarement effectué par un
seul homme en un seul jour. Cela peut expliquer les difficultés pour dater les découvertes.

Le monde du savant se trouve donc qualitativement transformé en même temps qu’il est
quantitativement enrichi par les nouveautés fondamentales des faits tout autant que des
théories.

D’autres postulats concernant principalement des définitions de termes apparaissent tout


au long de l’ouvrage. Mais il nous semble plus pertinent de les laisser dans le résumé
pour éviter des répétitions, et surtout pour améliorer la compréhension.

III. MODE DE DÉMONSTRATION


En premier lieu, Kuhn souligne principalement le rôle de l’Histoire et l’importance du
contexte historique qu’il ne faut pas omettre lorsque l’on veut étudier le processus de
développement de la science. En effet, c’est le contexte historique qui a amené Kuhn à
rejeter en premier lieu une théorie d’accumulation de la science qui en fait ce qu’elle est.
L’auteur y développe plus avant la notion de paradigme qui permet la constitution de la
science normale, notamment en fournissant un loi, une théorie et une application et un
dispositif expérimental.

L’auteur met d’abord en avant le fait que les stades primitifs du développement de la
plupart des sciences ont été caractérisés par une concurrence continuelle entre un certain
nombre de conceptions opposées de la nature, dont chacune était partiellement dictée par
la méthode l’observation scientifique et en gros compatible avec elle. Ce qui différenciait
ces diverses écoles, ce n’est pas telle ou telle erreur de méthode (elles étaient toutes
scientifiques) mais ce que l’auteur appelle leurs manières incompatibles de voir le monde
et d’y pratiquer la science. L’observation et l’expérience peuvent et doivent réduire
impitoyablement l’éventail des croyances scientifiquement admissibles, autrement il n’y
aurait pas de science. Mais à elles seules elles ne peuvent pas déterminer un ensemble
particulier de ces croyances. Ainsi, un élément apparemment arbitraire, résultant de
hasards personnels et historiques, est toujours l’un des éléments formatifs des croyances
adoptées par un groupe scientifique à un moment donné.

Après l’acheminement vers la science normale, l’auteur étudie la nature de cette science.
Il en arrive finalement à décrire cette recherche comme une tentative opiniâtre et menée
avec dévouement pour forcer la nature à se ranger dans les boîtes conceptuelles fournies
par la formation professionnelle. Il se demande alors si la recherche pourrait avancer sans
de telles boîtes, quel que soit l’élément arbitraire intervenant dans leurs origines
historiques.

Ensuite, Kuhn aborde plus précisément les crises et leurs conséquences qui sont les
révolutions scientifiques. Les crises concernent les périodes où les scientifiques sont
confrontés à l’incapacité de leur modèle (ou paradigme) à résoudre une énigme. Si la
crise gagne de l’importance et surtout perdure, la validité du modèle est remise en cause

5
par l’émergence d’un nouveau paradigme qui représente une réponse possible à la crise.
La révolution scientifique représente l’assimilation du nouveau paradigme et la
disparition de l’ancien.

L’auteur étudie ensuite l’impact des révolutions sur le groupe scientifique qui la subit,
notamment en termes de vision du monde. Il souligne dans cette partie l’incompatibilité
des paradigmes concurrents, leur incommensurabilité, en raison principalement de
différences de langage et de schémas de pensée. Le processus de résorption et
d’invisibilité des révolutions est également analysé : l’assimilation d’un nouveau
paradigme en fait la norme, et les média de la science (notamment les manuels) passent
sous silence ce processus d’évolution en offrant une présentation synthétique des
connaissances.

Enfin, Kuhn s’interroge sur la notion de progrès et montre que ces révolutions, loin de
faire de la science une discipline inorganisée et aléatoire, sont vecteurs de progrès.

Le schéma de démonstration de l’auteur est ainsi principalement chronologique, tout en


analysant en profondeur la nature des phénomènes. Ainsi, avant de traiter des révolutions
scientifiques, il présente sa conception de la nature de la science normale, comme il la
perçoit à travers les écrits historiques. Il jette dès lors les bases pour la démonstration de
la naissance d’une crise, de sa maturation jusqu’à une révolution, et enfin de la résorption
de cette dernière lorsque son paradigme est devenu dominant. Son analyse est avant tout
descriptive, avec exemples historiques à l’appui, mais également, par moments
prescriptive, ce qui peut poser certains problèmes comme nous le verront dans la partie
critique.

IV. RESUME
1. L’acheminement vers la science normale.

La science normale est une recherche fermement accréditée par une plusieurs
découvertes scientifiques passées, découvertes que tel ou tel groupe scientifique
considère comme suffisantes pour devenir le point de départ d’autres travaux.

Les découvertes (par exemple de Franklin, Newton) étaient d’une part suffisamment
remarquables pour soustraire un groupe cohérent d’adeptes à d’autres activités
scientifiques concurrentes, et d’autre part ouvraient des perspectives suffisamment vastes
pour fournir aux nouveaux groupes de chercheurs toute sorte de problèmes à résoudre.
Les découvertes qui ont en commun ces deux caractéristiques sont
appelées paradigmes par l’auteur. Les paradigmes fournissent une loi, une théorie, une
application et un dispositif expérimental, bref un modèle qui donne naissance à des
traditions particulières et cohérentes de recherche scientifique. Le passage d’un
paradigme à un autre par l’intermédiaire d’une révolution est le modèle normal du
développement d’une science adulte.

6
Cependant, on peut noter que ce processus de développement n’est pas caractéristique de
la période antérieure à Newton. En effet, il n’y avait pas, à cette époque-là, de paradigme
universellement reconnu : il y avait différentes écoles, et tous leurs membres étaient
considérés comme des hommes de science. La route a été longue avant de trouver un
solide accord de base, pour deux raisons principales : d’abord, en l’absence de
paradigme, tous les faits semblaient également importants (aucune théorie préétablie ne
permettait de "faire parler" les faits) ; ensuite, la technologie était peu développée (or elle
joue souvent un rôle vital dans l’émergence de nouvelles sciences).

Pour être acceptée comme paradigme, une théorie doit sembler meilleure que ses
concurrentes, mais il n’est pas nécessaire qu’elle explique tous les faits auxquels elle peut
se trouver confrontée. "La vérité émerge plus souvent de l’erreur que de la confusion".

L’émergence d’un nouveau paradigme affecte la structure du groupe qui travaille dans ce
domaine : l’importance des écoles concurrentes diminue car leurs membres sont convertis
ou ignorés. Cela implique une définition nouvelle et plus stricte du domaine de recherche.
L’étude de la nature devient une spécialité, une discipline avec l’arrivée du paradigme :
ce dernier définit la science. De plus, pourvu qu’il y ait un manuel, le chercheur peut
commencer ses recherches là où s’arrête le manuel et se consacrer aux aspects les plus
subtils et ésotériques de son domaine de recherche. Ainsi, avec la naissance d’un
paradigme et la constitution d’une discipline, les livres, les revues spécialisées
apparaissent, et deviennent souvent illisibles, sauf pour les confrères.

2. La nature de la science normale.

Dans une science, un paradigme (un modèle ou un schéma accepté) est rarement
susceptible d’être reproduit : comme une décision judiciaire admise dans le droit
commun, c’est un concept destiné à être structuré et précisé dans des conditions
nouvelles ou plus strictes. Au début, le paradigme est limité, tant en envergure qu’en
précision. Le succès d’un paradigme est en grande partie au départ une promesse de
succès, révélée par des exemples choisis et encore incomplets. La science normale
consiste à réaliser cette promesse, en étendant la connaissance des faits que le paradigme
considère comme révélateurs, en augmentant la corrélation entre ces faits et les
prédictions du paradigme, et en précisant davantage le paradigme lui-même.

La recherche de la science normale est dirigée vers une connaissance plus approfondie
des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà. Ce sont des tentatives pour
forcer la nature à se couler dans les boîtes préformées du paradigme, il n’y a pas de
nouvelles découvertes ou théories : la recherche de la science normale restreint le champ
visuel, mais cela est essentiel pour le développement scientifique.

La science normale retient trois points de vue pour l’investigation des faits, points de vue
qui lui permettent de définir les problèmes qu’elle reconnaît :

• les faits du paradigme,


• la recherche de la concordance de la théorie avec la nature,

7
• les travaux empiriques pour la précision du paradigme : recherche de constantes
physiques, établissement de lois quantitatives, précision de l’ambiguïté.

Les deux premiers points représentent une partie, minime, qui consiste simplement
à utiliser la théorie existante pour fournir sur les faits des prédictions de valeur
intrinsèque. Ce sont des travaux nécessaires qui amènent la construction d’appareillages,
d’outils techniques et mathématiques, dans le but approfondir le paradigme ou d’en
trouver une nouvelle application.

Le dernier représente le problème de la théorie pour préciser le paradigme : il s’agit d’un


développement scientifique qualitatif, de travaux à la fois sur la théorie et sur les faits car
les chercheurs font appel à d’autres théories pour fabriquer l’outillage qui servira à
préciser et affiner le paradigme.

3. La science normale. Résolution des énigmes.

Ce qui est frappant dans les problèmes de recherche en science normale, c’est qu’ils se
préoccupent très peu de trouver des nouveautés d’importance capitale, tant dans le
domaine des concepts que dans celui des phénomènes. Même le projet de recherche qui
vise à préciser le paradigme n’a pas pour but de découvrir une nouveauté inattendue.

Pourquoi s’attacher à cette recherche-là ? Les résultats obtenus par la recherche normale
ont de l’importance car ils augmentent la portée et la précision de l’application du
paradigme. Mener jusqu’à sa conclusion un problème de recherche normale, c’est trouver
une voir neuve pour parvenir à ce que l’on prévoit, et cela implique la résolution de
toutes sortes d’énigmes sur les plan instrumental, conceptuel et mathématique.
Les énigmes représentent ces problèmes spécifiques qui donnent à chacun l’occasion de
prouver son ingéniosité ou son habileté. Ce qui fait une bonne énigme n’est pas son
importance, mais l’existence d’une solution. Un problème sera considéré comme tel par
les scientifiques s’il est réductible aux données d’une énigme : une solution existe, il faut
la trouver par l’ingéniosité ou l’habileté. C’est ce qui motive le scientifique : s’il est assez
habile, il parviendra à résoudre une énigme encore jamais résolue.

Mais il ne suffit qu’un problème ait une solution pour l’étiqueter "énigme". Il doit aussi
obéir à des règles limitant d’une part la nature des solutions acceptables, et d’autre part
les étapes permettant d’y parvenir. Les problèmes et énigmes doivent être résolus selon
ces règles (point de vue adopté ou préconception) : il s’agit de démontrer la résolution de
l’énigme en termes compatibles avec les fondements de la théorie du paradigme. Ces
règles imposent des restrictions qui limitent le nombre de solutions possibles, et seul un
changement des règles du jeu (donc un changement de paradigme) pourrait fournir une
autre possibilité.

Pour un scientifique, l’acceptation d’un paradigme implique des obligations, c’est-à-dire


plusieurs sortes de règles :

8
• les affirmations explicites de lois scientifiques, ou les affirmations concernant des
concepts et des théories : ces affirmations aident à formuler les énigmes et à
limiter les solutions acceptables,
• les impératifs instrumentaux : ce sont les manières légitimes de les employer,
• les impératifs métaphysiques, par exemple les œuvres de Descartes,
• les impératifs de l’homme de science qui sont d’augmenter la portée de l’ordre et
de la précision dans la compréhension du monde.

L’existence de ce réseau serré d’impératifs conceptuels, théoriques, instrumentaux et


méthodologiques est la principale source de la métaphore qui assimile la science normale
à la solution d’une énigme. Les règles dérivent des paradigmes, mais les paradigmes
peuvent guider la recherche, même en l’absence de règles.

4. Antériorité des paradigmes.

Malgré les ambiguïtés occasionnelles, il est généralement possible de déterminer avec


une aisance relative les paradigmes d’un groupe scientifique arrivé à maturité. Mais
déterminer des paradigmes communs n’équivaut pas à déterminer des règles communes.
Il suffit pour s’en convaincre d’analyser l’évolution d’une tradition scientifique
particulière. Un paradigme peut guider des recherches, même s’il ne se laisse pas réduire
à une interprétation unique ou à des règles généralement admises : l’existence d’un
paradigme n’implique pas celle d’un ensemble complet de règles.

Dès lors, que peut signifier l’expression "influence directe des paradigmes" ? Puisque les
scientifiques ne se demandent généralement pas ce qui légitime telle ou telle solution, on
est tenté de supposer qu’ils connaissent la solution, au moins intuitivement. Il se peut
aussi que les paradigmes soient plus anciens, plus contraignants et plus complets que
n’importe quel ensemble de règles de recherche que l’on pourrait en abstraire sans
équivoque. Les paradigmes se rapprochent dès lors des connaissances tacites : ils
peuvent déterminer la science normale par modelage direct sans l’intervention de règles
perceptibles car la formation scientifique est un processus d’apprentissage qui passe par
l’exercice manuel et l’action et qui se poursuit tout au long de l’initiation professionnelle.

Une autre raison amène à penser que les paradigmes guident la recherche par modelage
direct et sont donc antérieurs aux règles. La période qui précède la formation d’un
paradigme, en particulier, est régulièrement marquée par des discussions fréquentes et
profondes sur les méthodes légitimes, les problèmes, les solutions acceptables, bien que
cela serve plus à définir les écoles qu’à rallier l’unanimité. Ces discussions ne
disparaissent pas pour toujours avec l’apparition du paradigme : elles réapparaissent juste
avant et pendant les révolutions scientifiques, au moment où les paradigmes sont attaqués
et sont susceptibles de changer (tant que les paradigmes sont sûrs, il n’y a pas besoin de
s’entendre sur la rationalisation).

Il ne faut jamais oublier que la science n’est pas un bloc monolithique. Si l’on considère à
la fois toutes les branches, elle apparaît au contraire comme une structure délabrée dont
les différentes parties ne sont liées par aucune cohérence. Les règles scientifiques, quand

9
elles existent, sont habituellement communes à un groupe scientifique très large, mais ce
n’est pas forcément le cas des paradigmes. Par exemple, si la mécanique quantique est un
paradigme de nombreux groupes scientifiques, ce n’est pas pour tous le même
paradigme : ils en font différentes applications. Ainsi, plusieurs traditions de science
normale coexistent : une révolution dans l’une ne s’étendra pas forcément aux autres. Ce
sont les effets de la spécialisation.

5. Anomalies et apparition des découvertes scientifiques.

La science normale, cette activité consistant à résoudre des énigmes, est une forte
accumulation de tentatives qui réussit pleinement à atteindre son but, c’est-à-dire étendre
régulièrement, en portée et en précision, la connaissance scientifique.

Les nouveautés fondamentales dans les faits et la théorie se font jour par inadvertance, au
cours d’un jeu mené avec un ensemble de règles, mais l’assimilation de ces nouveautés
exige l’élaboration d’un autre ensemble de règles.

Les découvertes ne sont pas des événements isolés, mais des épisodes prolongés dont la
structure se reproduit régulièrement. La découverte commence avec la conscience
d’un anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre,
contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science
normale. Il y a ensuite une exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de
l’anomalie. Et l’épisode n’est clos que lorsque la théorie du paradigme est réajustée afin
que le phénomène anormal devienne le phénomène attendu : les nouveautés de faits et de
théories sont intimement liées dans la découverte scientifique.

Les découvertes ne sont pas des processus simples, avec une date et un auteur identifiés,
au contraire. La découverte d’un type nouveau de phénomène est un événement
complexe, qui implique le fait de reconnaître à la fois qu’il y a quelque chose et ce que
c’est. Par exemple, Priestley et Lavoisier ont tous les deux été mis en présence de
l’oxygène par leurs expériences, mais on ne peut décerner la palme de la découverte à
aucun des deux. En effet, Priestley a été le premier à isoler un gaz qui fut par la suite
reconnu comme étant un élément distinct. Mais l’échantillon de Priestley n’était pas pur,
et si l’on peut considérer que tenir dans ses mains de l’oxygène impur équivaut à le
découvrir, l’exploit avait été accompli par tous ceux qui avaient mis en bouteille de l’air
atmosphérique. Quant à Lavoisier, ses travaux de 1775 l’ont amené à voir dans ce gaz (en
fait, l’oxygène) de "l’air même entier" : il était donc face au gaz oxygène, mais sans le
reconnaître.

Si les deux aspects du problème, observation et conceptualisation, fait et assimilation à


une théorie, sont inséparablement liés dans la découverte, il nous faut considérer celle-ci
comme un processus qui demande du temps. La découverte implique un processus
d’assimilation conceptuelle assez étendu dans le temps. Pouvons-nous dire aussi qu’elle
implique un changement de paradigme ? Il n’y a pas de réponse générale.

10
La perception de l’anomalie (par exemple l’oxygène ou les rayons X), c’est-à-dire un
phénomène auquel le paradigme n’avait pas préparé l’expérimentateur, a joué un rôle
important pour préparer la voie à la perception de la nouveauté. Mais ce sentiment que
quelque chose n’allait pas n’était que le prélude de la découverte.

Contrairement au cas de l’oxygène, la théorie établie n’interdisait pas absolument


l’existence de rayons X, mais ceux-ci s’opposaient à ce que des habitudes profondément
ancrées rendaient prévisibles. Les rayons X modifiaient des spécialités déjà existantes, ils
refusaient à certains types d’instrumentation jusque-là conformes au paradigme leur droit
à ce titre. La découverte des rayons X exigeait un changement de paradigme, donc un
changement à la fois dans les procédés et les résultats prévisibles. Les découvertes
prédites par la théorie sont des parties de la science normale et n’apportent aucune
catégorie nouvelle de fait.

C’est seulement lorsque l’expérience et la théorie possible parviennent à une corrélation


étroite que la découverte émerge et que la théorie devient paradigme. On peut citer les
caractéristiques communes aux découvertes qui font apparaître de nouveaux
phénomènes :

• une conscience antérieure de l’anomalie,


• une émergence graduelle de sa reconnaissance, sur le plan simultanément de
l’observation et des concepts,
• une changement inévitable, souvent accompagné de résistances dans les domaines
et procédés régis par le paradigme.

La science normale est une entreprise qui n’est pas dirigée vers les nouveautés et tend
d’abord à les supprimer, mais elle se révèle néanmoins très efficace pour les amener à la
lumière. La nouveauté n’apparaît ordinairement qu’à l’homme qui, sachant avec
précision ce qu’il doit attendre (grâce à un paradigme développé et rigide), est capable de
reconnaître qu’il s’est produit quelque chose d’autre. L’anomalie n’apparaît que sur la
toile de fond fournie par le paradigme. Dans le processus habituel de découverte, la
résistance au changement a une utilité : elle garantit que les scientifiques ne seront pas
dérangés pour rien.

6. Crise et apparition des théories scientifiques.

Le progrès (dans le sens où les scientifiques sont capables de rendre compte d’un nombre
accru de phénomènes naturels) ne s’est accompli qu’en éliminant ou en remplaçant
certaines croyances et certains procédés admis jusque-là comme des éléments du
paradigme antérieur. Toutefois les découvertes ne sont pas les uniques sources de ces
changements de paradigme, à la fois destructeurs et constructeurs.

Si la conscience de l’anomalie joue un rôle dans l’émergence de nouveaux phénomènes,


on ne trouvera pas surprenant que ce soit là encore, mais en plus profond, la condition
préalable de tous les changements acceptables de théories. Parce qu’elle exige sur une
grande échelle une négation du paradigme et des changements majeurs dans les

11
problèmes et les techniques de la science normale, l’émergence de nouvelles théories est
généralement précédée par une période de grande insécurité pour les scientifiques.

L’échec de règles existantes est le prélude pour la recherche de nouvelles règles. Dans
chaque cas, une nouvelle théorie n’est apparue qu’après des échecs caractérisés de
l’activité normale de résolution des problèmes. Ces échecs et la prolifération de théories
qui en est le signe se sont produits au maximum 10 ou 20 avant la formulation de la
nouvelle théorie. Celle-ci semble une réponse directe à la crise. De plus, également dans
chaque cas, les problèmes à l’origine de l’échec étaient toujours d’un type connu depuis
longtemps. L’activité antérieure de la science normale avait donné à chacun toute latitude
de les considérer comme résolus ou quasi-résolus, ce qui explique pourquoi le sentiment
d’échec, quand il apparut, fut si aigu. Enfin, dans tous les cas, on avait, au moins
partiellement entrevu la solution de chacun de ces problèmes à une époque où il n’y avait
pas de crise dans la science correspondante, et en l’absence de crise, on avait ignoré ces
anticipations. Ainsi, il apparaît que la crise joue un rôle important dans l’apparition de
nouvelles théories. Aussi longtemps que les outils fournis par un paradigme se montrent
capables de résoudre les problèmes qu’il définit, la science se développe plus vite et
pénètre plus profondément les faits en employant ces outils avec confiance. La raison en
est claire. Il en est des sciences comme de l’industrie : le renouvellement des outils est un
luxe qui doit être réservé aux circonstances qui l’exigent. La crise signifie que l’on se
trouve dans l’obligation de renouveler les outils.

7. Réponse à la crise

Admettons que les crises sont une condition préalable et nécessaire d’une nouvelle
théorie : comment les scientifiques réagissent-ils en leur présence ? Nous pouvons déjà
dire ce qu’ils ne font pas, même en face d’anomalies graves et durables : ils ne renoncent
pas au paradigme qui les a menés à la crise, ils ne considèrent pas les anomalies comme
des preuves contraires.

La première raison est qu’une fois qu’elle a rang de paradigme, une théorie scientifique
ne sera déclarée sans valeur que si une théorie concurrente est prête à prendre sa place. Il
est fondamental de comprendre que l’acte de jugement qui conduit les savants à rejeter
une théorie antérieurement acceptée est toujours fondé sur quelque chose de plus qu’une
comparaison de cette théorie avec l’univers ambiant. Décider de rejeter un paradigme est
toujours simultanément décider d’en accepter un autre.

La deuxième raison est que les preuves infirmant une théorie épistémologique
généralement admise ne peuvent tout au plus que contribuer à créer une crise. Mais elles
ne pourrons pas prouver la fausseté de cette théorie philosophique car ses adeptes feront
ce que nous avons vu faire aux savants face à une anomalie : ils élaboreront de nouvelles
versions et des remaniements adéquats de leur théorie afin d’éliminer tout conflit
apparent. Sous l’angle d’une nouvelle théorie de la connaissance scientifique, ces
anomalies n’apparaîtront plus alors comme de simples faits, mais comme des tautologies.
Les scientifiques ne peuvent pas rejeter un paradigme et rester des scientifiques. Certains
hommes ont sans doute été amenés à déserter la science, étant incapable de supporter un

12
état de crise. La crise est une "tension essentielle" de la recherche scientifique pour créer,
mais rejeter un paradigme sans lui en substituer un autre, c’est rejeter la science elle-
même.

Mais sans la recherche, il n’y a pas de preuve contraire. Qu’est-ce qui différencie, alors,
la science normale de la science en état de crise ? La première se caractérise par l’énigme
(définie par la théorie existante), et la seconde par la preuve contraire que l’on ne parvient
pas à résoudre avec le paradigme existant.

Si une anomalie dans la cohérence entre la théorie et la nature doit faire apparaître une
crise, il faut généralement qu’elle soit plus qu’une simple anomalie. Il y a toujours des
difficultés quelque part dans la cohérence paradigme-nature, mais la plupart se résolvent
souvent tôt ou tard, par des processus souvent imprévisibles. Ce sont les circonstances
qui donnent à l’anomalie une valeur particulière. Quand, pour ces raisons, une anomalie
semble être plus qu’une énigme de la science normale, la transition vers la crise, le
passage à la science extraordinaire a déjà commencé. L’anomalie commence à être plus
généralement reconnue. Elle résiste à l’explication: les scientifiques lui portent de plus en
plus d’attention. Ce faisant, plus de personnes acceptent des divergences plus ou moins
grandes par rapport au paradigme : les règles perdent de leur précision, le paradigme
existe encore, mais peu de spécialistes sont entièrement d’accord sur sa nature.

La crise a deux effets universels. D’abord, toutes les crises commencent par
l’obscurcissement du paradigme et par un relâchement consécutif des règles de la
recherche en science normale. Ensuite, toutes les crises se terminent d’une des manières
suivantes :

• la science normale résout in extremis le problème à l’origine de la crise,


• le problème résiste, même si le point de vue est totalement nouveau,
• un nouveau candidat au titre de paradigme apparaît et une bataille s’ensuit.

Le passage d’un paradigme en état crise à un nouveau paradigme d’où puisse naître une
nouvelle tradition de science normale est loin d’être un processus cumulatif, réalisable à
partir de variantes ou d’extensions de l’ancien paradigme. C’est plutôt une
reconstruction de tout un secteur sur de nouveaux fondements, reconstructions qui
changent certaines des généralisations. Durant la période transitoire, il y a un
chevauchement, important mais jamais complet, entre les problèmes qui peuvent être
résolus par l’ancien et le nouveau paradigme, mais il y a des différences décisives entre
les modes de solution. Lorsque la transition est complète, les spécialistes ont une tout
autre manière de considérer leur domaine, ses méthodes et ses buts : c’est un passage
d’une forme à une autre.

C’est parce qu’une nouvelle théorie brise une tradition de recherche scientifique et en
introduit une nouvelle qu’il est probable que cette apparition ne se produira que lorsque
l’impression prévaudra que la première tradition est gravement erronée. Il est ainsi
fréquent qu’un paradigme apparaisse, embryon, avant qu’une crise ne se soit développée
ou ait été reconnue (exemple de Lavoisier). Dans d’autres cas (exemples de Einstein et

13
Copernic), un temps considérable s’est écoulé entre le premier sentiment d’échec et
l’émergence du nouveau paradigme. Le recours, fragmentaire ou total, à ces procédures
extraordinaires peut avoir une autre conséquence : la crise amène souvent une
prolifération de découvertes nouvelles en préparant l’esprit scientifique à reconnaître aux
anomalies leur valeur réelle.

Ainsi, la crise diminue l’emprise des stéréotypes et fournit les données supplémentaires
nécessaires à un changement fondamental de paradigme. Il y a circularité entre le passage
à un nouveau paradigme et la révolution scientifique.

8. Nature et nécessité des révolutions scientifiques.

Il a été indiqué que les révolutions scientifiques sont considérées comme des épisodes
non cumulatifs de développement, dans lesquels un paradigme plus ancien est remplacé,
en totalité ou en partie, par un nouveau paradigme incompatible. Pourquoi appeler
révolution ce changement de paradigme ?

Comme les révolutions politiques, les révolutions scientifiques commencent avec un


sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction du groupe scientifique, qu’un
paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l’exploration d’un
domaine de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les
recherches. Les révolutions scientifiques ne paraissent obligatoirement révolutionnaires
qu’aux yeux de ceux dont le paradigme subit le contre-coup de la révolution. Pour
l’observateur extérieur, elles apparaissent comme les étapes normales d’un processus de
développement. De plus, comme en politique, un choix entre les paradigmes concurrents
s’avère être un choix entre des modes vie incompatibles de la communauté.

Quand les paradigmes sont pris en considération dans une discussion concernant le choix
du paradigme, leur rôle est nécessairement circulaire. Chaque groupe se sert de son
paradigme et y puise ses éléments de défense. Les prémisses et valeurs communes aux
deux partis ne sont pas assez importantes pour que l’accord soit facile. Le choix du
paradigme ne peut être imposé par aucune autorité supérieure à l’assentiment du groupe
intéressé. Pour comprendre comment se font les révolutions scientifiques, il faut étudier
la force des éléments tirés de la nature et de la logique, mais aussi les techniques de
persuasion par la discussion. Le problème du choix du paradigme ne peut jamais être
réglé sans équivoque par le seul jeu de la logique et de l’expérimentation.

Selon l’image idéale de la science, une connaissance nouvelle remplacerait l’ignorance


suivant un processus cumulatif. Mais à partir de l’apparition du premier paradigme,
l’assimilation de toute nouvelle théorie et de presque tous les phénomènes d’un genre
nouveau a exigé en fait l’abandon d’un paradigme antérieur, suivi d’un conflit entre les
écoles de pensée scientifiques concurrentes. Il ne s’agit donc pas d’un développement
cumulatif.

L’acquisition cumulative de nouveautés n’est pas seulement rare en faits, mais


improbable en principe. Une nouveauté inattendue, une découverte nouvelle ne peuvent

14
apparaître que dans la mesure où ce que le scientifique attend de la nature et de ses
instruments sera démenti par les faits. L’importance de la découverte qui en résulte sera
souvent proportionnelle à l’étendue de l’anomalie qui l’a annoncée et des difficultés
rencontrées. Il y a ainsi nécessairement un conflit entre l’ancien paradigme (anomalie) et
le nouveau (phénomène conforme à la loi) : il n’y a pas d’autre façon de promouvoir les
découvertes.

L’argument est le même pour l’invention de nouvelles théories, car il n’y a que trois
types de phénomènes :

• ceux expliqués par les paradigmes existants,


• ceux dont les détails demandent de plus préciser la théorie,
• ceux qui représentent des anomalies reconnues dont la caractéristique est un refus
de se laisser assimiler par les paradigmes existants.

Ce troisième type de phénomène est le seul à pouvoir donner naissance à de nouvelles


théories car à tous les phénomènes, sauf les anomalies, les paradigmes donnent une place
déterminée par la théorie dans le champ de vision de l’homme scientifique. Les nouvelles
théories sont élaborées pour résoudre les anomalies inconnues : une théorie nouvelle et
plus adéquate doit alors permettre des prédictions différentes de celles qu’autorisait le
premier paradigme. L’ancienne théorie et la nouvelle sont logiquement incompatibles.
Dans le processus d’assimilation, la seconde doit remplacer la première : les nouvelles
théories ne peuvent se faire jour sans un changement destructeur dans les idées sur la
nature.

Sans soumission à un paradigme, il ne pourrait y avoir de science normale, sinon il n’y


aurait pas de recherche pour progresser : le paradigme permet la résolution des énigmes
et l’apparition des anomalies.

La révolution scientifique est un déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les


hommes voient le monde (de Newton à Einstein, de la phlogistique à l’oxygène, du
géocentrisme à l’héliocentrisme).

Une théorie dépassée peut toujours être considérée comme un cas particulier de la théorie
moderne qui lui aurait succédé, mais il faut lui faire subir une transformation
(rétrospective) dans ce sens (sous la conduite de la théorie la plus récente).

Les différences entre les paradigmes sont à la fois nécessaires et irréconciliables. Quelle
est la nature de ces différences ? Les paradigmes ne diffèrent pas seulement par leur
substance puisqu’ils ne sont pas dirigés seulement vers la nature mais aussi, en sens
inverse, vers la science qui les a produits : ils sont la source des méthodes, des domaines
de recherche et des niveaux de solution acceptés à n’importe quel moment donné par tout
groupe scientifique à maturité. Par conséquent, l’admission d’un nouveau paradigme
nécessite souvent une définition nouvelle de la science correspondante. Ces déplacements
caractéristiques des conceptions d’un groupe scientifique, en ce qui concerne ses
exigences légitimes et ses problèmes, ne se font pas toujours dans un sens ascendant sur

15
le plan des méthodes. Comme pour les théories, il n’y a pas de développement cumulatif
des problèmes et exigences de la science. En effet, les faits montrent que le niveau
d’explication ne s’est ni abaissé, si surélevé, mais, simplement, un changement était
nécessaire à la suite de l’adoption d’un nouveau paradigme.

Dans cette partie, l’accent a été plus particulièrement mis sur les fonctions normatives des
paradigmes que sur leurs fonctions cognitives : il s’agissait de mieux comprendre
comment les paradigmes façonnent la vie scientifique. Les paradigmes ont un rôle de
véhicule d’une théorie scientifique : ils renseignent les scientifiques sur les entités que la
nature contient ou pas, comment elles se comportent. Ces renseignements dessinent une
carte géographique essentielle au développement continu de la science (la nature étant
complexe), comme l’observation et l’expérimentation. Par l’intermédiaire des théories
qu’ils représentent, les paradigmes sont un élément constituant de l’activité de
recherche. Les paradigmes fournissent non seulement une carte mais aussi certaines
directives essentielles à la réalisation d’une carte. En apprenant un paradigme, l’homme
de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes, des critères de jugement en un
mélange inextricable. Lors des changements de paradigme, il y a généralement un
déplacement significatif des critères déterminants la légitimité des problèmes et aussi des
solutions proposées.

Le choix entre deux paradigmes concurrents pose régulièrement des questions qui ne
peuvent être résolus par les critères de la science normale (ce n’est pas une question de
logique): les valeurs des scientifiques entrent en jeu. Les paradigmes sont des éléments
constituants de la science, mais aussi, dans un sens, des éléments constitutifs de la nature
et du monde.

9. Les révolutions dans la vision du monde.

Les changements de paradigmes font que les scientifiques, dans leur domaine de
recherche, voient tout d’un autre œil. Dans la mesure où ils n’ont accès au monde qu’à
travers ce qu’ils voient et font, nous pouvons dire que les scientifiques, après une
révolution, réagissent à un monde différent : un canard devient un lapin. Les
transformations de ce genre, souvent plus graduelles et presque toujours irréversibles,
sont concomitantes de la formation scientifique.

Un paradigme est indispensable à la perception elle-même : ce que voit un sujet dépend à


la fois de ce qu’il regarde et de ce que son expérience antérieure lui a appris à voir.
Cependant, l’homme de science ne dispose d’aucun recours lui permettant de dépasser ce
qu’il voit de ses yeux et constate d’après ses instruments. Si dans la science des
renversements perceptifs accompagnent les paradigmes, on ne peut pas s’attendre à ce
que les scientifiques attestent directement ces changements. Ces hommes voyaient-ils
réellement des choses différentes lorsqu’ils regardaient le même genre d’objets ? Bien
que le monde ne change pas après un changement de paradigme, l’homme de science
travaille désormais dans un monde différent. Par exemple, face à un objet pendu à une
ficelle, Galilée voyait une chute entravée tandis que Aristote voyait un pendule. De
même, Priestley voyait du gaz phlogistique lorsque Lavoisier voyait de l’oxygène.

16
L’homme de science, placé devant les mêmes objets et le sachant, les trouve néanmoins
transformés dans nombre de leurs détails.

L’entreprise d’interprétation des données ne peut que préciser un paradigme et non le


corriger. Les paradigmes sont non corrigibles par les moyens de la science normale qui
conduit seulement à la reconnaissance des anomalies et des crises. Les anomalies et les
crises se résolvent non pas par un acte de réflexion volontaire ou d’interprétation, mais
par un événement relativement soudain et non structuré qui ressemble au renversement de
la vision des formes. Ce sont un peu des éclairs d’intuition.

L’homme de science qui regarde une pierre qui se balance ne peut en avoir une
expérience qui soit en principe plus élémentaire que la vision d’un pendule. Ce qu’il peut
voir d’autre n’est certes pas une quelconque vision fixe hypothétique, mais la vision
imposée par un autre paradigme qui, celui-ci, fera de la pierre qui se balance quelque
chose d’autre.

Rappelons ici que ni les scientifiques ni les autres hommes n’apprennent à voir le monde
fragmentairement, un objet après l’autre : les scientifiques, aussi bien que les non-
scientifiques extraient du flux de l’expérience des ensembles complets (sauf lorsque les
catégories conceptuelles sont prêtes d’avance).

Les opérations de laboratoire changent avec les paradigmes. Après une révolution
scientifique, nombre d’anciennes mesures et d’anciennes manipulations perdent tout
intérêt et cèdent la place à d’autres. Mais les changements de ce genre ne sont jamais
totaux : quoiqu’il puisse voir, l’homme de science, après une révolution, voit après tout le
même monde. En outre, bien qu’il les emploie autrement peut-être, la plus grande partie
des termes de son langage et des instruments de son laboratoire reste les mêmes. La
science post-révolutionnaire utilise les mêmes instruments, les mêmes termes, les mêmes
manipulations que la science pré-révolutionnaire. Si dans ces manipulation quelque chose
a changé, le changement se situe soit dans leurs rapports avec le paradigme, soit dans
leurs résultats concrets. Une seule et même opération, quand elle est rattachée à la nature
dans le cadre d’un paradigme différent, peut devenir l’indice d’un phénomène naturel
tout à fait différent.

10. Caractère invisible des révolutions.

Les manuels scientifiques, les ouvrages de vulgarisation et les travaux scientifiques qui
se modèlent sur eux représentent la source "autorisée" de la science. Ces trois catégories
ont une chose en commun : elles se réfèrent à un ensemble déjà organisé de problèmes,
de données et de théories, le plus souvent à l’ensemble particulier des paradigmes
auxquels obéit le groupe scientifique au moment où sont rédigés ces textes. Les manuels
s’efforcent de communiquer le vocabulaire et la syntaxe d’une logique scientifique
contemporaine, les vulgarisations s’efforcent de décrire les mêmes applications dans un
langage plus proche de celui de la vie courante, la philosophie des science analyse la
structure logique de ce même ensemble complet de connaissances scientifiques. Ils
exposent tous les trois le même résultat stable des révolutions passées, mettant ainsi en

17
évidence les bases de la tradition courante de science normale. Ils ne prêtent pas attention
aux processus de développement et induisent de cette manière les lecteurs en erreur.

Les connaissances scientifiques du non-spécialiste aussi bien que du spécialiste se


fondent sur les manuels et quelques autres types de littérature qui en dérivent. Ces
manuels sont à réécrire chaque fois que le langage, la structure des problèmes ou le
niveau de solution des problèmes de la science normale change, bref, à la suite de chaque
révolution scientifique. Une fois réécrit, ils déguisent inévitablement non seulement le
rôle, mais l’existence même des révolutions qui sont à leur origine. Les connaissances
sont ainsi limitées, pour le lecteur, aux seuls résultats des révolutions les plus récentes
dans le domaine. Les petits chapitres dans les livres pour retracer l’historique en sont un
fait caractéristique. Les scientifiques ne sont pas le seul groupe à voir le passé de leur
discipline comme un développement linéaire vers une état actuel plus satisfaisant : c’est
une réécriture de l’histoire à rebours.

La dépréciation du fait historique est profondément et sans doute fonctionnellement


intégrée à l’idéologie de la profession scientifique, cette même profession qui accorde
tant de valeur aux détails des faits d’un autre genre. Il en résulte une tendance persistante
à faire apparaître l’histoire des sciences linéaire ou cumulative. En déguisant les
changements, la tendance des manuels à présenter un développement linéaire de la
science cache le processus qui se trouve au cœur des épisodes les plus signifiants du
développement scientifique. Cette reconstruction n’implique pas seulement une
multiplication des distorsions : les révolutions y deviennent invisibles.

Plus que tout autre aspect particulier de la science, cette forme de littérature pédagogique
a déterminé l’image que nous nous faisons de la nature de la science et du rôle de la
découverte et de l’invention dans son développement.

11. Résorption des révolutions.

C’est seulement dans le sillage d’une révolution scientifique que les manuels dont nous
venons de parler sont produits : ils constituent les bases d’une nouvelle tradition de
science normale.

Un autre problème doit être abordé : quel est le processus par lequel un nouveau candidat
au titre de paradigme remplace-t-il son prédécesseur ? Toute nouvelle interprétation de la
nature, qu’il s’agisse de découverte ou de théorie, apparaît d’abord dans l’esprit d’un
individu ou de quelques-uns. Ce sont les premiers qui apprennent à voir le monde et la
science différemment, aidés par deux circonstances étrangères aux autres membres de
leur profession :

• leur attention s’est concentré intensément sur les problèmes qui ont provoqué la
crise,
• ce sont d’ordinaire des hommes si jeunes et si nouveaux dans le domaine
scientifique travaillé par la crise que la pratique de leur travail les a soumis moins

18
profondément que la plupart de leurs contemporains à la vision du monde et aux
règles fixées par l’ancien paradigme.

Comment peuvent-ils convertir les autres ? Qu’est-ce qui pousse à l’abandon d’un
paradigme ?

Dans la mesure où il est engagé dans la science normale, le chercheur résout des
énigmes, il ne vérifie pas des paradigmes. La mise à l’épreuve du paradigme se produit
donc seulement après que des échecs répétés, pour résoudre une énigme importante, ont
donné naissance à une crise. Encore faut-il que le sentiment de la crise ait fait apparaître
un autre candidat au titre de paradigme, car cette mise à l’épreuve ne consiste jamais,
comme la résolution des énigmes, en une simple comparaison du paradigme unique avec
la nature. Elle intervient au contraire à l’occasion de la concurrence entre deux
paradigmes rivaux réclamant l’adhésion d’un groupe scientifique.

S’il n’y avait qu’un seul ensemble de problèmes scientifiques, un seul monde dans lequel
y travailler, et un seul ensemble de niveaux de solution, la rivalité entre paradigmes
pourrait se régler par quelque procédé routinier, par exemple en faisant le compte des
problèmes résolus par l’un ou par l’autre. Mais en fait, ce n’est jamais ainsi que les
choses se présentent. Les adeptes de paradigmes ne s’entendent jamais complètement,
aucun des partis ne voulant admettre toutes les suppositions non empiriques dont l’autre a
besoin pour rendre valable son point de vue : leur discussion est un dialogue de
sourds. La bataille des paradigmes ne se gagne pas avec des preuves.

Cela tient à l’incommensurabilité des traditions de science pré-révolutionnaire et post-


révolutionnaire. En premier lieu, les adeptes d ‘un paradigme sont souvent en désaccord
sur la liste des problèmes que devraient résoudre les candidats au titre de paradigme :
leurs niveaux de solution et leurs définitions de la science ne sont pas les mêmes. Ensuite,
dans le cadre du nouveau paradigme, les termes, les concepts et les expériences anciens
se trouvent les uns par rapport aux autres dans un nouveau rapport, d’où des malentendus.
Enfin, les adeptes de paradigmes concurrents se livrent à des activités dans des mondes
différents. Travaillant dans des mondes différents, les deux groupes de scientifiques
voient des choses différentes quand ils regardent dans la même direction à partir du
même point.

Avant de pouvoir espérer communiquer complètement, l’un ou l’autre des groupes doit
faire l’expérience de la conversion que l’on a appelée modification du paradigme. En
raison de l’incommensurabilité, la transition entre les deux paradigmes ne peut se faire
par petites étapes, sous l’influence de la logique ou d’une expérience neutre : la transition
se produit tout d’un coup ou pas du tout. Mais la conversion est souvent très difficile,
comment y est-on amené ?

L’argument le plus lourd, pour les adeptes du nouveau paradigme, est de prétendre qu’ils
sont en mesure de résoudre les problèmes qui ont conduit l’ancien paradigme à la crise.
Mais cette prétention est rarement suffisante, et ne peut être toujours légitimement
avancée. Des considérations plus subjectives ou esthétiques sont importantes également.

19
Mais les discussions sur les paradigmes ne portent pas vraiment sur les possibilités
relatives de résolution des problèmes. Ce qui est en jeu, c’est de savoir quel paradigme
devra à l’avenir guider les recherches sur des problèmes qu’aucun des concurrents ne
peut déjà prétendre avoir résolus complètement. La décision est fondée moins sur des
réalisations passées que sur des promesses futures. Celui qui adopte un nouveau
paradigme doit lui faire confiance pour résoudre les importants et nombreux problèmes
qui sont posés, simplement parce qu’il connaît l’incapacité de l’ancien à en résoudre
quelques uns. Une décision de ce genre ne relève que de la foi. C’est pourquoi les crises
sont aussi importantes. Ce qui fera pencher la balance et le sentiment que la nouvelle
proposition est dans la bonne voie, et parfois ce sentiment dépend seulement de
considérations imprécises et esthétiques. Mais si un paradigme doit triompher un jour, il
faut d’abord qu’il obtienne quelques adhérents, des hommes qui le développeront
jusqu’au stade où des arguments rigoureux pourront être avancés et multipliés.

12. La révolution, facteur de progrès.

Si ce qui a été développé est bien la structure essentielle de l’évolution continue d’une
science, pourquoi l’entreprise scientifique progresse-t-elle régulièrement, par rapport à
l’art ou à la philosophie ? Pourquoi le bénéfice du progrès revient-il aux activités
scientifiques ?

Précisons tout d’abord qu’il est difficile de qualifier une activité de science. Mais nos
notions de progrès et de science sont inextricablement liées : on tend à considérer comme
une science tout domaine dans lequel le progrès est net (la peinture à la Renaissance était
considérée comme une science, au même sens que la technologie aujourd’hui). Il reste à
comprendre pourquoi le progrès est la caractéristique si remarquable d’une entreprise
conduite avec les techniques et les objectifs décrits plus haut. Une spécialité progresse-t-
elle parce qu’elle est une science, ou est-elle une science parce qu’elle fait des progrès ?

Pourquoi une entreprise comme la science normale doit-elle progresser ? Nous rappelons
ci-dessous quelques-unes de ses caractéristiques.

• les membres d’un groupe scientifique adulte travaille à partir d’un même
paradigme ou d’un ensemble de paradigmes très proches,
• le résultat du travail créateur réussi est un progrès : un succès créateur est une
addition au progrès collectif du groupe qui poursuit un objectif,
• durant toute la période antérieure à l’adoption d’un paradigme, quand il y a une
multitude d’écoles concurrentes, les preuves de progrès, sauf à l’intérieur même
des écoles, sont difficiles à trouver,
• durant la révolution, l’adoption d’un paradigme concurrent revient, pour certains,
à mettre en doute le progrès continu.

Bref, c’est seulement en période de science normale que le progrès semble à la fois
évident et certain. Mais, durant ces périodes, il est impossible que le groupe scientifique
considère autrement le fruit de son travail. En ce qui concerne la science normale, donc,
une partie de la réponse au problème du progrès vient seulement du point de vue adopté

20
par le spectateur. Le progrès scientifique n’est pas par nature différent du progrès réalisé
dans les autres domaines, mais, dans la plupart des cas, l’absence d’écoles concurrentes
jetant le doute sur les buts et les niveaux de solution des autres rend plus visible le
progrès d’un groupe adonné à la science normale bien plus facile à voir. Un groupe
scientifique, une fois libéré par la possession d’un paradigme commun de la nécessité de
réexaminer constamment ses premiers principes, peut se concentrer exclusivement sur les
phénomènes les plus subtils et les plus ésotériques qui l’intéressent. Dès lors, on assiste à
une augmentation de l’efficacité aussi bien que de la compétence avec lesquelles le
groupe dans son ensemble résout les nouveaux problèmes.

D’autres aspects de la vie professionnelle scientifique témoignent encore mieux de cette


efficacité très spéciale, notamment l’indépendance, l’isolement inégalés dont jouissent les
groupes scientifiques adultes par rapport aux besoins des non-spécialistes et de la vie
quotidienne. En effet, justement parce qu’il travaille pour un auditoire de confrères qui
partagent ses valeurs et ses convictions, l’homme de science peut considérer certains
points comme acquis. L’homme de science n’est pas obligé de choisir tel problème qu’il
est urgent de résoudre (contrairement aux sciences sociales). Au niveau de
l’apprentissage en science de la nature, les manuels sont substitués systématiquement à la
littérature scientifique créatrice dont ils dérivent : le forme condensée est efficace. Dans
son état normal, un groupe scientifique est donc un instrument extrêmement efficace pour
résoudre les problèmes ou les énigmes que définit le paradigme, et le résultat de cette
efficacité doit inévitablement être un progrès.

Pourquoi le progrès est-il en apparence un phénomène universellement concomitant des


révolutions scientifiques ? Mais une révolution peut-elle se terminer par autre chose
qu’un progrès ? En effet, la victoire d’un paradigme apparaît à son groupe comme un
progrès.

Le groupe scientifique est un instrument remarquablement efficace pour porter à leur


maximum le nombre et la précision des problèmes résolus par un changement de
paradigme. Il y a un changement de paradigme si et seulement si un nouveau candidat
semble résoudre un problème primordial, reconnu comme tel, et qu’on a pu aborder
d’aucune autre manière ; si et seulement si le nouveau paradigme permet de préserver une
part relativement large des possibilités concrètes de résolution des problèmes que la
science avait conquise grâce au paradigme antérieur.

Un certain genre de progrès caractérisera toujours l’entreprise scientifique. Nous devrions


peut-être abandonner la notion, implicite ou explicite, selon laquelle les changements de
paradigme amènent les scientifiques, et ceux qui s’instruisent auprès d’eux, de plus en
plus près de la vérité. Selon l’essai de Kuhn, le processus de développement scientifique
se fait à partir de quelque chose, mais pas vers quoi que ce soit.

V. COMMENTAIRES, CRITIQUES, ACTUALITE DE


LA QUESTION

21
1. Critiques et précisions apportées en réponse.

L’auteur est conscient des imperfections du titre original. Il reconnaît également qu’il est
souhaitable de dégager le concept de "paradigme" de la notion de "groupe scientifique".

Dans l’essai, le terme de paradigme est utilisé dans deux sens différents :

• il représente tout l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques


qui sont communes aux membres d’un groupe donné. C’est le sens sociologique ;
• d’autre part, le terme paradigme dénote un élément isolé de cet ensemble : les
solutions d’énigmes concrètes qui, employées comme modèles ou exemples,
peuvent remplacer les règles explicites en tant que bases de solution pour les
énigmes qui subsistent dans la science normale. Ce deuxième sens est le plus
profond.

Des accusations portées contre le livre ont été notamment de faire apparaître la science
comme subjective et irrationnelle, de présenter une conception de la science comme
relativiste.

a. Les paradigmes et la structure du groupe.

Un paradigme est ce que les membres du groupe scientifique possèdent en commun, et,
réciproquement, un groupe scientifique se compose d’hommes qui se réfèrent au même
paradigme. Cette présentation circulaire du mot peut être source de difficultés.

Les groupes scientifiques peuvent et doivent être isolés sans recours préalable à des
paradigmes ; ceux-ci peuvent être découverts ensuite par l’examen détaillé du
comportement des membres d’un groupe donné. Dans cette optique, la réécriture du livre
pourrait être commencée par une étude de la structure des groupes constituant le monde
scientifique.

Le groupe scientifique peut se définir comme composé de ceux qui pratiquent une
certaine spécialité scientifique. Ces membres ont reçu la même formation et la même
initiation professionnelle, lisent la même littérature technique, à un degré inégalé dans les
autres professions. Ainsi, les membres d’un groupe scientifique sont considérés et se
considèrent comme les seuls responsables de la poursuite d’un ensemble d’objectifs qui
leur sont communs et qui englobent la formation de leurs successeurs. Au sein de tels
groupes, la communication est généralement complète et les avis relativement unanimes
sur le plan professionnel. Par contre, la coalition de groupes centrés sur des questions
différentes rend la communication professionnelle d’un groupe à l’autre souvent difficile.

Les groupes de ce genre sont les unités où est produite et validée la connaissance
scientifique. Les paradigmes sont ainsi ce que possèdent en commun les membres de tels
groupes.

b. Des paradigmes considérés comme ensemble des choix du groupe.

22
Quelles sont les convictions partagées par ces membres et qui expliquent la relative
plénitude des communications sur le plan professionnel et la relative unanimité des
jugements professionnels ? Un paradigme ou un ensemble de paradigmes. C’est un terme
qui peut paraître inapproprié : les scientifiques diraient qu’ils ont en commun une théorie
ou un ensemble de théories. Mais le terme "théorie" dénote une structure trop limités par
sa nature et sa portée, d’où le choix de l’auteur pour le terme de "matrice disciplinaire" ,
en tant que précision:

• "disciplinaire" implique une possession commune de la part des spécialistes d’une


discipline particulière ;
• "matrice" parce que cet ensemble se compose d’éléments ordonnés de différentes
sortes, dont chacune demande une étude détaillée.

La totalité ou la plupart des éléments faisant l’objet du choix du groupe et que le texte
original désigne sous le nom de paradigme, parties de paradigme ou paradigmatiques,
sont les éléments constituant cette matrice disciplinaire. En tant que tels, ils forment un
tout et fonctionnent ensemble.

Différents éléments constituent une matrice disciplinaire :

• les généralisations symboliques sont des expressions revêtissant une forme


logique ou formalisable. Elles ont à la fois un rôle comme loi et un rôle comme
définition de certains symboles qu’elles contiennent ;
• la "partie métaphysique" des paradigmes : c’est le fait d’adhérer collectivement à
certains croyances scientifiques, à certains principes qui fournissent au groupe des
métaphores et des analogies préférées ou permises. Ces croyances et principes
contribuent ainsi à déterminer ce qui sera accepté comme une solution ou une
explication de l’énigme, et, réciproquement, à déterminer la situation des énigmes
non résolues et l’importance de chacune.
• Les "valeurs" contribuent beaucoup à donner le sentiment à tous les spécialistes
des sciences de la nature d’appartenir à un vaste groupe. Cela prend une force
particulière lorsqu’il s’agit d’identifier une crise ou de choisir entre deux manières
incompatibles de pratiquer leur discipline. Des savants peuvent avoir en commun
certaines valeurs, mais différer dans leur application.
• Les "exemples" : ce sont des illustrations de théories ou les éléments permettant
les généralisations.

c. Des paradigmes considérés comme des exemples communs.

Il s’agit des relations de similitude, des analogies entre problèmes connus et problèmes à
résoudre. Les problèmes apprennent à voir que des situations se ressemblent et à les
considérer comme des applications des mêmes lois, ou résumés de lois, scientifiques.

d. La connaissance tacite et l’intuition.

23
Quand l’auteur parle de connaissances contenues dans des exemples communs, il ne fait
pas allusion à un mode de connaissance moins systématique ou moins analysable que la
connaissance enfermée dans des règles, des lois ou des critères d’identification.

Quand il parle d’acquérir à partir d’exemples la possibilité de reconnaître qu’une


situation ressemble ou non à d’autres situations rencontrées antérieurement, l’auteur ne
fait pas appel à un process impossible à expliquer pleinement en termes neuro-cérébraux.
L’explication, par sa nature, ne répondra pas à la question "semblable par rapport à
quoi ?".

L’interprétation commence là où cesse la perception. Les deux process ne sont pas les
mêmes, et ce que la perception laisse compléter à l’interprétation dépend éminemment de
la nature et de l’étendue de la formation et de l’expérience préalable.

e. Exemples, Incommensurabilité et Révolutions .

Les deux partis voient inévitablement de manière différente certaines situations


expérimentales. Etant donné que le vocabulaire dans lequel ils discutent se compose, en
grande partie, des mêmes termes, ils doivent établir entre ces termes et la nature un
rapport différent, ce qui rend leur communication inévitablement partielle. En
conséquence, la supériorité d’une théorie sur l’autre ne peut se prouver par la discussion :
au lieu de prouver, chaque parti doit essayer de convertir l’autre par persuasion.

Les discussions sur le choix d’une théorie ne peuvent pas prendre la forme d’une preuve
logique ou mathématique : c’est un débat sur les prémisses et les règles de référence.

Ce qu’il importe de comprendre, c’est la manière dont un ensemble de valeurs communes


entre en interaction avec les expériences particulières communes au groupe de
spécialistes de telle sorte que la plupart des membres du groupe trouve finalement qu’un
ensemble d’arguments est plus décisif qu’un autre. Ce processus relève de la persuasion.
Etant donné les points de vue incommensurables des partis, le langage joue un rôle non
neutre. Persuader quelqu’un est le convaincre que l’on a un point de vue supérieur qui
devrait remplacer le sien.

f. Les révolutions et le relativisme.

Dans la science, une grande valeur est accordée à l’aptitude à résoudre les énigmes.

On trouve une théorie scientifique meilleure que les précédentes non seulement parce
qu’elle est un meilleur instrument pour cerner et résoudre les énigmes, mais aussi en un
sens parce qu’elle donne une vue plus exacte de ce qu’est réellement la nature. Pour
l’auteur, le terme de relativisme est inexact.

Cependant, cette critique concernant le relativisme de la science dans l’ouvrage de Kuhn


est peut-être la plus fondée. L’historien envisage la science, non seulement comme un
système de croyances parmi d’autres (les paradigmes sont également un ensemble de

24
valeurs et de croyances), mais comme un système de croyances de type religieux,
particulièrement sectaire du reste puisqu’il génère des "adeptes" inconditionnels, des
"résistances acharnées", des "conversions" spectaculaires. De plus, l’ensemble de ces
attitudes ne sont même pas motivées par des convictions qui pourraient être, au départ, de
nature scientifique : Kuhn prétend au contraire que ces convictions peuvent être
complètement irrationnelles (comme l’ "esthétisme" d’une théorie par rapport à une
autre). Par exemple, il soutient que l’adoration du soleil aurait contribué à faire de Kepler
un "adepte" de Copernic (p.183). Il dit explicitement, par ailleurs, que la décision
d’adhérer à un nouveau paradigme "ne relève que de la foi". La science apparaît donc,
dans le portrait décapant qu’en a brossé Kuhn, comme une forme de théologie
particulièrement rigide, ce que l’auteur affirme explicitement à plusieurs reprises : "Cette
formation est étroite et rigide, plus sans doute que n’importe quelle autre, à l’exception
peut-être de la théologie orthodoxe." (p. 196). Cela peut conforter le non-scientifique
dans un sentiment de totale défiance à l’égard de la connaissance savante…

g. La nature de la science.

Une critique a souvent été faite à l’auteur : il confond parfois description et prescription,
alors que "est" ne peut impliquer "devrait". Mais description et prescription sont parfois
inextricablement mêlés dans certains contextes. Ses généralisations descriptives sont des
preuves de la théorie justement parce qu’elles peuvent aussi en dériver, tandis que par
rapport à d’autres conceptions de la nature de la science, elles constituent des
comportements anormaux.

Dans la mesure où ce livre décrit le développement scientifique comme une succession


de périodes traditionalistes, ponctuées par des ruptures non cumulatives, les thèses de
l’auteur sont sans doute applicables à de nombreux autres domaines. Et elles devraient
l’être, car elles sont empruntées à d’autres domaines.

Bien que le développement scientifique puisse ressembler à celui des autres domaines
plus étroitement qu’on ne l’avait supposé, il en diffère aussi de manière frappante. Il ne
peut être entièrement faux de dire, par exemple, que les sciences, tout au moins à un
certain stade de leur développement, progressent d’une manière qui n’est pas celle des
autres domaines, quel que puisse être le progrès lui-même. On peut citer à titre
d’exemples la rareté des écoles concurrentes dans les sciences développées, les membres
d’un groupe scientifique qui sont les seuls spectateurs et les seuls juges du travail de ce
groupe, une formation scientifique très spécialisée, le mode de résolution des énigmes…

Comme le langage, la connaissance scientifique est intrinsèquement la propriété d’un


groupe, ou bien elle n’est pas. Pour la comprendre, il nous faudra connaître les
caractéristiques spéciales des groupes qui la créent et l’utilisent.

C’est ainsi que l’on peut peut-être estimer que Kuhn fait moins le procès de la raison que
celui d’une petite pédagogie mécaniste, parfois encore en vigueur chez les scientifiques,
notamment américains. En ce sens son texte n’expliquerait nullement le développement

25
réel de la connaissance scientifique, il apporterait une contribution à la psychosociologie
d’une certaine communauté savante.

2. Actualité de la question.

Dans son ouvrage, Kuhn dissèque le processus à travers lequel, dans les sciences de la
nature, les paradigmes de la science normale sont parfois discrédités et remplacés par de
nouveaux. Il écrit que la découverte scientifique commence avec la conscience d’une
anomalie, qu’elle continue ensuite avec une exploration du domaine de l’anomalie, et
qu’enfin elle finit lorsque la théorie du paradigme est ajustée afin que l’anormal devienne
l’attendu.

Les disciplines académiques utilisées pour analyser le monde (la science politique,
l’économie, la sociologie, la finance, la psychologie, etc…) diffèrent significativement
des sciences de la nature. Cependant, les paradigmes que nous utilisons pour comprendre
les tendances et les conditions de notre monde sont simplement aussi vulnérables par
rapport aux anomalies qu’ils ne peuvent pas expliquer, et aux événements qu’ils ne
parviennent pas à prévoir. Dans un cadre général, on peut citer en exemple les
spécialistes du problème qui n’ont pas pu prédire la fin de la Guerre Froide, ou encore la
Révolution Iranienne de 1979 alors que les experts qualifiaient le régime du Shah comme
l’un des plus stables de la région. Fidel Castro demeure au pouvoir à Cuba alors que les
spécialistes prétendaient que son régime ne survivrait pas à la chute de l’Union
Soviétique. En économie, personne ne prévoyait la crise asiatique…

Après ce détour général dans les affaires internationales, nous pouvons nous intéresser au
cas plus particulier des sciences de gestion. Malgré l’importance et les capacités accrues
(notamment grâce aux systèmes d’information) de la comptabilité, de la finance, du
contrôle de gestion et de la gestion prévisionnelle, il apparaît clairement que personne n’a
vraiment raison ou vraiment tort, et qu’il n’existe pas de recette pour mener une
entreprise de façon optimale. Les sphères dirigeantes se sont trouvées tour à tour
dominées par des ingénieurs (qui possédaient la technique), puis en présence de certains
dérapages, les financiers ont pris le pouvoir afin d’assurer le profit de l’entreprise
(souvent à court terme)… Cependant, les financiers ne peuvent également pas tout
prévoir, maîtriser et analyser, notamment ce qui ne s’exprime pas ou difficilement en
termes financiers. Se pose aussi la question, pour les sciences de gestion, de savoir s’il
existe un paradigme arrivé à maturité. On serait tenté de le croire au vu de la prolifération
des manuels, et de la reconnaissance universitaire et académique de ses spécialistes. Mais
le paradigme financier n’est-il pas en train d’être montré du doigt, notamment lorsqu’il
s’intéresse essentiellement au tout-profit ? Ne se montre-t-il pas incapable de répondre de
prévoir et de comprendre certaines anomalies telles que les hauts et les bas de la Bourse
sans véritable raison ? N’y aurait-il pas d’autres acteurs qu’il oublie d’intégrer, tels que
les employés, les citoyens… ?

Ainsi notre paradigme dominant de la finance (ses théories, ses méthodes, ses
applications) ne parvient pas à répondre à certaines questions, et se trouve parfois remis
en cause. Si l’on rétrécit le domaine, on peut souligner que le modèle de contrôle de

26
gestion (largement influencé par la finance) s’est trouvé remis en question dans les
années 70 en raison de son caractère policier considéré comme particulièrement
inhibiteur. Cependant, comme la finance plus généralement, aucun modèle, paradigme
n’a pu le remplacer, être proposé en alternative.

Dès lors on peut penser que le financier traverse une crise, mais qu’en l’absence de
paradigme alternatif, soit cette crise va se résorber d’elle-même (car elle n’est pas
insoutenable pour la communauté de ses spécialistes), soit une solution à l’intérieur du
modèle va être trouvée, c’est-à-dire des améliorations, des prises en compte de nouveaux
éléments.

VI. BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE


Nous pouvons citer en premier lieu deux autres ouvrages de Kuhn :

• La Révolution Copernicienne, Paris : Fayard, 1973, 331p.


• La Tension Essentielle : Tradition et Changement dans les Sciences, Paris :
Gallimard, 1990, 480p.

Le premier ouvrage développe un exemple de la théorie de Kuhn, son application à la


révolution copernicienne. Le second est un recueil de textes qui montrent le cheminement
et l’affinement de la pensée de l’auteur qui précise peu à peu certains de ses concepts.

L’œuvre d’un philosophe des sciences peut également apporter un éclairage intéressant :

• POPPER Karl, La logique de la découverte scientifique, Paris : Payot, 1973.

Cet ouvrage aborde notamment les conditions qui font d’une théorie une théorie
scientifique, par opposition à la métaphysique. Ces conditions sont notamment la
reproductibilité et la réfutabilité (un système faisant partie de la science empirique doit
pouvoir être réfuté par l’expérience) de la théorie. Les corroborations et les réfutations se
font à l’aune d’éléments nouveaux. Ainsi, en matière de théorie scientifique, il en va de
même qu’en matière de justice : l’affaire est close (la théorie est acceptée et appliquée), à
moins qu’un fait nouveau n’invite à rouvrir le dossier. Selon les mots de Popper, "nous ne
savons pas, nous ne faisons que conjecturer." L’idéal d’une connaissance absolument
certaine et démontrable s’est révélé être une idole. Le grand problème laissé ouvert par la
théorie de Popper était la question de savoir sur quoi reposait, en définitive, la
corroboration et la réfutation. Autrement dit, la question était de déterminer ce qui
justifiait l’ensemble des énoncés de base à prendre en compte pour décider de la
pertinence de la théorie. Il y avait là de multiples aspects (psychologique, sociologique,
linguistique…) du travail scientifique qui n’avait pas été développés par le philosophe
viennois, et qui allaient constituer la brèche par où devaient s’engouffrer de nombreuses
théories "culturalistes" de la science. La plus célèbre étant sans doute celle de… Thomas
Kuhn.

27
Pour un développement sur les révolutions scientifiques du XX° siècle, on peut
consulter :

• PARROCHIA Daniel, Les Grandes Révolutions Scientifiques du XX° siècle,


Paris :PUF, 1997.

Enfin, pour sortir de l’application de la théorie de Kuhn aux domaines de la science de la


nature, on peut se reporter à une revue qui analyse justement les grands événements
politiques ou économiques, imprévus par les experts, ce qui démontrerait que certaines
sciences sociales, elles aussi, pourraient être face à une "anomalie" qui ouvrirait la voie à
une "révolution scientifique" dans le domaine :

• Foreign Policy, "Frontiers of Knowledge, the state of the art in world affairs",
Special Edition, Spring 1998.

28

Vous aimerez peut-être aussi