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BALZAC ET LE FLÂNEUR

Pierre Loubier

Presses Universitaires de France | « L'Année balzacienne »

2001/1 n° 2 | pages 141 à 166


ISSN 0084-6473

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B A L Z AC E T LE F LÂNE U R

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LE FLÂNEUR FLOTTANT

L’immobilité contemplative du regard panoramique sur la


ville, caractéristique, selon Jean Starobinski, de la « conscience
séparée », partage avec l’expérience de la flânerie une dimen-
sion mélancolique1. Mélancolie liée aux vertiges d’une métro-
pole prise de gigantisme et de démesure, liée aux apocalypses
annoncées, aux ruines futures, à ce sentiment du désastre
imminent qui marque très tôt les œuvres romantiques, mais
mélancolie parfois teintée de révolte ou de soubresauts
convulsifs2. De cette ivresse un peu hébétée à la crispation
nerveuse et héroïque se dessinerait ainsi l’histoire d’un malaise
urbain – crise de la dimension, dérèglements perceptifs, faillite
du sujet – qui trouve en Baudelaire sa plus douloureuse incar-
nation. Mais dans la généalogie du « rôdeur parisien » des
Petits Poèmes en prose figure un frère aîné, beaucoup moins
cynique et inquiétant, un peu moins mélancolique aussi : le
Flâneur balzacien. On se gardera donc de superposer les deux
figures, car celle du Flâneur balzacien présente des caractéris-
tiques propres à son histoire, à son lieu et au romancier lui-
même, bien sûr3. Il n’est plus le « promeneur solitaire » de

1. Jean Starobinski, « Fenêtres » [de Rousseau à Baudelaire], dans L’Idée de


la ville, ouvrage collectif, Champ Vallon, coll. « Milieux », 1984, p. 181.
2. Les journées de 1830 ont joué un rôle non négligeable dans cette vision
inquiète de la ville.
3. Il y aurait même quelque gauchissement de la vision à tenter de trop
chausser les lunettes de W. Benjamin pour lire le texte balzacien. On sait par
ailleurs que le critique et philosophe allemand avait traduit Balzac (Ursule
Mirouët en 1924). Robert Kopp a bien montré combien la lecture benjami-
nienne de Balzac est partielle et partiale : elle se fait à travers Baudelaire (et Cur-
142 Pierre Loubier

Jean-Jacques, ni le hibou spectateur de Restif – deux référen-


ces balzaciennes importantes. Il n’est encore ni le Flâneur
baudelairien, ni l’errant nervalien. Il est un personnage roma-
nesque et, à ce titre, son caractère typique n’exclut en rien des

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flottements dans sa définition : au contraire, les multiples visa-
ges qu’il prend dans La Comédie humaine le dotent d’une exis-
tence plurielle – polymorphe et polysémique – telle que la
figure nous semble parfois étrangement contradictoire et
fuyante. Ce caractère flottant (jusque dans les origines et les
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formes du mot4) serait ainsi le premier et principal effet de


sens dégagé par la figure du Flâneur. Réductible, certes, à
quelques invariants, cette figure subit toutefois de telles varia-
tions que l’on peut s’interroger sur sa cohérence et sa fonction
dans le système balzacien. De même que Benjamin parle de
« concept-image » pour le Passage, de même le Flâneur serait
un « personnage-image », car il est une sorte de colporteur du
sens de la ville, voire l’homme-sandwich5 de la civilisation
urbaine des décennies trente et quarante du siècle. Tout à la
fois vagabond en quête de sens et sémaphore (il porte, affiche
du sens, il fait signe dans le texte comme dans la ville), sujet et
objet du regard, le Flâneur est l’homme de toutes les ambiva-
lences. Mobile et labile jusqu’à l’illisibilité et pourtant figé
dans le « type » (sa majuscule et son article défini), parfois
surexposé et pourtant travaillant dans l’ombre, fuyant, fan-
tasque, fantomatique jusqu’à l’effacement dans la gravité d’un
spectre ou la frivolité de l’anecdote, le Flâneur est un inter-
mittent du grand spectacle parisien, à la fois marginal et cen-
tral dans la poétique balzacienne de la ville.

tius), mais Benjamin reconnaît en Balzac ce chiffonnier de l’histoire que lui-même


constitue comme personnage emblématique de son propre travail, le Passagen-
Werk notamment (« créer de l’histoire avec les détritus de l’Histoire »). Voir
« Le Balzac de W. Benjamin », AB 1986, p. 339 et s. Sur Balzac et Baudelaire,
voir l’ouvrage de G. Robb, Baudelaire lecteur de Balzac, Corti, 1988.
4. La première attestation du mot remonte à 1808. L’étymologie est peu
sûre (islandais flanni, « libertin » ? normand flanier, « avare » ? ou « pares-
seux » ?). Le mot varie également morphologiquement : flâner, flânocher, fla-
noter, flânotter. Quant aux sonorités mêlant fluidité et bâillement, nous y
reviendrons.
5. « Colporteur » et « homme-sandwich » appartiennent au vocabulaire de
Benjamin.
Balzac et le Flâneur 143

C’est tout de même un grand paradoxe, presque un oxy-


moron, que d’être à ce point un « type équivoque », un
« individu polysémique » ; mais c’est cette tension même
(comme charge de virtualités multiples) qui le définit comme

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profondément romanesque. Notre définition est donc elle aussi
plurivoque et volontairement fluctuante : d’abord référen-
tielle (historiquement, sociologiquement, géographiquement,
le Flâneur est un homme oisif qui marche en solitaire, d’un
pas généralement lent, qui a du temps à perdre, qui observe
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nonchalamment tout ce qui l’entoure ; son lieu est le boule-


vard – des Italiens, dit alors « de Gand » – ou les passages ; il
est souvent synonyme de « paresseux »). Mais elle est aussi
coextensive à l’univers de la fiction (ce sera, dans La Comédie
humaine, l’homme de la rue, tout personnage qui parcourt et
regarde la ville, mais qui, tout de même, n’est pas l’homme
occupé). Ainsi Birotteau lui-même pourra-t-il être, à un certain
moment, désigné comme Flâneur6... C’est dire le large spectre
de cette définition, voire son caractère problématique.
Avec ce Flâneur flou, il s’agira donc ici d’abord
d’interroger cette résistance à la définition, car elle semble
heuristique, tant sur le plan de ses incidences sur une poétique
romanesque que sur celui d’une anthropologie urbaine balza-
cienne, fondée notamment sur une phénoménologie de la
marche et du regard. De sorte qu’il sera possible de dépasser
cette résistance en proposant une tentative d’interprétation
idéologique de la « configuration » du Flâneur, c’est-à-dire
d’un personnage qui a toutes les apparences d’une allégorie7.

6. « Désolé de quelques expériences infructueuses, il flânait un jour le


long des boulevards en revenant dîner, car le flâneur parisien est aussi souvent
un homme au désespoir qu’un oisif » (César Birotteau, Pl., t. VI, p. 63). C’est
sans doute ce caractère d’homme aux abois, bien plus que son statut de com-
merçant, on s’en doute, qui le fera ranger par Baudelaire au nombre des per-
sonnages héroïques de La Comédie humaine, aux côtés de Vautrin et de Rastignac
(Salon de 1846, dans les Œuvres complètes, Pléiade, t. II, 1976, p. 496).
7. Ce terme de « configuration » est emprunté à Ruth Amossy et Elisheva
Rosen (« La configuration du dandy dans Eugénie Grandet », AB 1975, p. 247
et s.). Le mot présente l’intérêt de traduire le caractère réticulaire, et, selon nos
hypothèses, systématique au moins inconsciemment chez Balzac, des images du
Flâneur. « Allégorie » n’est peut-être que la variante benjaminienne du « type »
lukacsien défini ainsi : « [...] en lui convergent et se rencontrent tous les élé-
ments déterminants, humainement et socialement essentiels, d’une période his-
144 Pierre Loubier

FLÂNERIE ET POÉTIQUE ROMANESQUE

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Quelle que soit la définition exacte du Flâneur, il apparaît
certain que l’écriture romanesque de la ville doit s’adapter à la
réalité de l’espace, à son caractère fragmenté, discontinu,
fugace, mais aussi à son énormité, à son aspect massif et
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débordant. Le Flâneur a ici son rôle. Pour simplifier, on passe


d’une vision panoramique, verticale, statique, de caractère
souvent allégorique, à une vision horizontale, mobile, frag-
mentée, d’apparence très littérale, référentielle. Bien sûr, on
trouve chez Balzac de ces grands tableaux, comme dans La
Femme de trente ans, cette évocation d’une « perspective digne
de ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasé sur les jouissances
de la vue »8, comme chez Hugo (« Paris à vol d’oiseau », dans
Notre-Dame de Paris) ou chez Vigny (« Paris. Élévation », dans
les Poèmes antiques et modernes). Mais l’impression dominante
est que Balzac fait descendre le roman dans la rue et instaure
un nouveau régime de la représentation, fondé non plus sur
un panoptique conquérant – voir la phrase si (trop ?) souvent
citée de Rastignac, à la fin du Père Goriot –, mais sur une phy-
sique de la ville, plus proche des sensations et des rythmes de la
marche. C’est à cette adéquation, voire à ce mimétisme du
parcours et du discours que nous paraît travailler Balzac.

Description et flânerie

La descente au ras de la rue affecte en premier lieu le tra-


vail descriptif au moyen d’un effet perceptif très simple mais
capital : un resserrement du cadrage, et même du champ de la

torique [...]en créant des types on montre ces éléments à leur plus haut degré
de développement dans le déploiement extrême des extrêmes qui concrétise en
même temps le sommet et les limites de la totalité de l’homme et de la
période » (Balzac et le réalisme français, cité par les auteurs de l’article ci-dessus
mentionné, p. 250, n. 2).
8. Pl., t. II, p. 1142.
Balzac et le Flâneur 145

vision tridimensionnelle. Elle n’est plus à 360o, comme dans


les panoramas ou certains daguerréotypes, ou comme dans les
« grandes descriptions »9, mais réduite à une rue, un lieu, un
objet (la rue de Langlade dans Splendeurs et misères des courtisa-

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nes, la rue du Fouarre dans L’Interdiction, la rue et l’impasse du
Doyenné dans La Cousine Bette, la rue du Tourniquet-Saint-
Jean dans Une double famille, une maison dans La Maison du
chat-qui-pelote, etc.). Cette limitation de la largeur, de la lon-
gueur et de la profondeur a pour corollaire une concentra-
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tion, voire une spécialisation du regard descriptif, qui ne sera


plus faisceau qui « balaie », se disperse, se tend vers l’horizon
(voire vers la transcendance), mais qui se focalise, transperce,
pénètre. Sommervieux, l’amoureux artiste du début de La
Maison du chat-qui-pelote, ou Maulincour, l’amoureux espion
du début de Ferragus, illustrent ce type de regard du Flâneur
qui n’a donc rien de vague. Au contraire, son acuité est liée à
l’énergie (ici celle du désir amoureux), si active chez Balzac.
Un travail de précision de la description s’élabore donc dans
le texte balzacien par l’intermédiaire d’un regard qui pourra
descendre au niveau même du sol, pour s’attacher aux infimes
détails du caniveau (voir la fameuse scène de l’averse dans Fer-
ragus). On passe ainsi du macrocosme au microscope, du
tableau panoramique à l’observation focalisée.
Le deuxième effet, lié à ce morcellement et à cette
concentration de la vision piétonnière, est d’ordre cinétique.
Pour compenser la perte d’unité de la vision, la disparition de
ce que K. Lynch nomme l’ « image de la cité »10, comme per-
ception globale de la ville, le romancier est amené à multiplier
les pauses descriptives, à ménager de petits temps d’arrêt
consacrés à tel ou tel aspect de la rue. Cette description,
émiettée pour ainsi dire dans le corps du roman, partage avec

9. Voir le début de « Paris. Élévation », dans les Poèmes antiques et moder-


nes de Vigny (Œuvres complètes, Pléiade, 1986, t. I, p. 105) : « Prends ma main,
Voyageur, et montons sur la Tour. / Regarde tout en bas, et regarde à
l’entour. [...]. »
10. Kevin Lynch, L’Image de la cité, MIT Press, 1960, et Dunod, 1976.
Voir également les travaux de la géographie comportementaliste : Antoine
Bailly, « La perception des paysages urbains. Essai méthodologique », L’Espace
géographique, no 3, 1974. Voir également, de Jean Cousin, L’Espace vivant, Édi-
tions du Moniteur, 1980.
146 Pierre Loubier

la flânerie son caractère à la fois aléatoire, impérieux (les


intempéries sont imprévisibles et elles imposent un arrêt, donc
un regard plus fixe11, de même les hasards du trafic, des ren-
contres, etc.) et digressif (dérive ou vagabondage générique

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vers le croquis de peintre, de mœurs, vers l’exposé didactique,
vers des considérations sociologico-politico-philosophiques,
vers d’autres écritures, celle du journaliste en particulier).
C’est parfois la description elle-même, comme unité
sécable du texte romanesque, qui vient s’imposer, s’incruster
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dans la trame narrative : ainsi de ces placards composés pour la


Théorie de la démarche et insérés dans Ferragus12. La technique,
proche du collage, est certes due à des contraintes matérielles
liées au mode de production du texte ; mais cette incrustation
montre comment le discontinu de l’expérience physique de la
rue s’impose à l’écriture proprement dite. Des débris de
monographies viennent combler les manques, viennent gros-
sir le flot de l’imagination romanesque. Baudelaire étendra au
domaine poétique et à la lecture ces lois du fragmentaire et du
discontinu. Rien n’interdit de tenter une lecture discontinue
de certains romans de La Comédie humaine, picorant çà et là
(flâner et glaner sont voisins) les éléments qui attirent en
jugeant avec Baudelaire inutile de « se suspendre au fil inter-
minable d’une intrigue superflue »13. D’ailleurs, la composi-
tion « panoramique »14 du cycle romanesque entier peut don-
ner cette impression d’une intrigue générale volontiers
11. Voir l’averse déjà mentionnée dans Ferragus (Pl., t. V, p. 815), mais
aussi ce passage de L’Interdiction consacré à la rue du Fouarre : « Si, par un jour
de pluie, quelque passant s’abrite sous la longue voûte à solives saillantes et
blanchies à la chaux qui mène de la porte à l’escalier, il lui est difficile de ne pas
contempler le tableau que présente l’intérieur de cette maison » (Pl., t. III, p. 428).
Nous soulignons.
12. Voir Pl., t. V, p. 1432, la var. b de la p. 814 et la var. a de la p. 815.
Voir aussi, dans l’édition GF du roman, les n. 33 et 37.
13. Voir la lettre-préface au Spleen de Paris (Œuvres complètes de Baude-
laire, éd. citée, t. I, 1975, p. 275) : « Nous pouvons couper où nous voulons,
moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas
la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. »
14. Au sens que lui donne W. Benjamin, quand il fait allusion aux
« tableaux » de Paris, ou aux « physiologies », ouvrages souvent collectifs qui
rassemblent des savoirs sur la ville. Voir également Expositions de Philippe
Hamon, Corti, 1989, et Les Physiologies en France au XIXe siècle. Étude historique,
littéraire et stylistique de Nathalie Preiss, Éditions interuniversitaires, 1999.
Balzac et le Flâneur 147

flâneuse. L’écriture de la flânerie entraîne donc une flânerie


de l’écriture : le roman se fait – littéralement – rhapsodie,
assemblage cousu, parfois à la diable comme dans La Femme de
trente ans, de pièces et de morceaux, collecte ou collection de

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bribes de savoir sur la ville.
Le personnage du Flâneur intervient même nommément
chaque fois que le descripteur a besoin de son aide ou de son
alibi pour introduire une description, voire une tartine, selon le
terme même de Balzac. Un exemple simple viendra illustrer
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cette technique : « Il est peu de flâneurs qui n’aient rencontré


cette geôle roulante [i.e. le “panier à salade” qui emporte
Lucien à la Conciergerie] ; mais, quoique la plupart des livres
soient écrits uniquement pour les Parisiens, les étrangers seront
sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formi-
dable appareil de notre justice criminelle. »15 Mais cette fonc-
tion d’auxiliaire (le Flâneur joue le même rôle structural que le
Peintre pour les portraits de personnages16), d’embrayeur (il est
préposé, affecté aux incipit) voire de signal (humoristique) du
descriptif, n’est pas seulement d’ordre « technique » (une cou-
ture textuelle à la « ficelle »), elle propose une médiation entre
l’auteur et son lecteur. Ainsi de l’incipit des Employés : « À Paris,
où les hommes d’étude et de pensée [périphrase fréquemment
utilisée pour désigner, en bonne part, le Flâneur] ont quelques
analogies en vivant dans le même milieu, vous avez dû rencon-
trer plusieurs figures semblables à celle de M. Rabourdin, que
ce récit prend au moment où il est chef de bureau [...]. »17
Cette médiation est proche de l’effet de réel, de l’allusion-
illusion référentielle, et par là proche de la complicité :
l’auteur comme vous est un Flâneur. Partage du savoir, partage
de l’émotion esthétique ou du jugement social : le lecteur
pénètre dans l’aristocratie d’une création fondée sur l’obser-
vation. Au gré de son parcours, il reconnaît çà et là des bribes
– parfois très triviales – de sa propre réalité vécue. Son savoir

15. Splendeurs et misères des courtisanes, Pl., t. VI, p. 697.


16. Lorsque Balzac amorce un portrait de personnage, c’est au peintre
qu’il recourt pour justifier ou écourter la pause descriptive : une jeune femme
est toujours peinte par Raphaël, un mendiant est toujours pittoresque. De même,
le Flâneur tout à la fois induit le pittoresque urbain et contribue au descriptif.
17. Les Employés, Pl., t. VII, p. 898.
148 Pierre Loubier

sommeillant rencontre celui de l’auteur, qui lui fait l’honneur


de l’inviter parmi les happy few qui « savent leur Paris ». Lec-
ture d’initié. Ce type d’ « accroche » est très souvent placé en
incipit, comme si le récit, par son amorce in medias res trouvait

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sa légitimité réaliste. Le Flâneur entre alors pleinement au ser-
vice du pacte de lecture. Malheur donc au lecteur qui n’est
pas Parisien : « À Bourg-la-Reine, à peine serait-on com-
pris »18, des « observations » peuvent être « incompréhensibles
au-delà de Paris », écrit même Balzac19.
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Narration et flânerie

Avec le Flâneur, la ville devient également un réservoir de


la fiction narrative. La rue parle, note Balzac : elle-même lan-
gage, elle engendre du langage. Paris est « la ville aux cent
mille romans »20. Le regard du Flâneur suppose donc une apti-
tude particulière au mouvement de la fiction, à condition
qu’il trouve un support physique à sa projection romanesque.
Le boulevard, en particulier, est l’espace privilégié du Flâneur
en raison même du caractère théâtral (on oserait dire cinéma-
tographique) qu’il revêt. La promenade sur le boulevard se
présente en effet comme un « travelling » le long d’un
ensemble de signes, non pas miroir promené sur une route,
mais œil glissant sur une galerie d’objets, d’êtres, d’apparences.
Ainsi de cette procession des prostituées qui se laissent « exa-
miner » comme des marchandises dans les Galeries de Bois
d’Illusions perdues21. Sur le boulevard, qui est le territoire, voire
le terrain de chasse du Flâneur, ce défilé d’images a des zones
d’intensité signifiante, d’autres qui sont des ellipses, des no
man’s land du sens. Ainsi, « de la Madeleine à la rue Caumar-
tin, on ne flâne pas. [...] On y passe, on ne s’y promène pas »,
alors qu’en d’autres lieux « tout vous grise et vous surex-

18. Voir, dans l’ « histoire du texte » de Ferragus, les variantes de l’incipit,


Pl., t. V, p. 1412.
19. Ferragus, Pl., t. V, p. 794.
20. Ibid., p. 795.
21. Illusions perdues, Pl., t. V, p. 360.
Balzac et le Flâneur 149

cite »22. L’espace se lit comme un texte, une partition, avec ses
silences et ses accents : « Toute capitale a son poëme où elle
s’exprime, où elle se résume, où elle est plus particulièrement
elle-même. »23 La ville accède au statut de texte : surface cou-

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verte de sens, tissu de fables, partition à interpréter.
Mais le Flâneur n’établit pas forcément de hiérarchie, il
collecte sans collationner. Il semble capter et se limiter à cette
fonction de relais visuel. Le romancier, lui, prélève des bribes
de signes au fil de la marche et les investit d’une charge roma-
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nesque, d’une virtualité de fiction. Ainsi la fenêtre et le visage


pourront-ils, par exemple, constituer de ces surfaces urbaines
privilégiées par le regard du Flâneur-romancier, écrans,
« plans », matrices de récit.

Fenêtres et visages

Fenêtre ou visage, le regard tente de percer une surface


porteuse de signes. Lorsque le Flâneur est mû par une énergie
(désir amoureux, espionnage, regard d’esthète, etc.), il
découpe dans l’étendue urbaine des espaces qu’il interroge.
Exemple particulièrement significatif : au début de La Maison
du chat-qui-pelote, la façade apparaît comme une sorte de
rébus : « Les murs menaçants de cette bicoque semblaient
avoir été bariolés d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur
pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade
les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le
badigeon par de petites lézardes parallèles ? » Mais le passant
(nommé ici « flâneur » et plus loin « observateur ») qui est
posté devant la maison surveille en fait la fenêtre de celle qu’il
aime. La voici qui apparaît découpée par le cadre que dessine
la fenêtre : « En ce moment, une main blanche et délicate fit
remonter vers l’imposte la partie inférieure d’une de ces gros-
sières croisées du troisième étage, au moyen de ces coulisses
dont le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste le

22. Histoire et Physiologie des Boulevards de Paris, dans Le Diable à Paris


(1845), B0, t. 26, p. 319 et 321.
23. Ibid., p. 315.
150 Pierre Loubier

lourd vitrage qu’il doit retenir. Le passant fut alors récom-


pensé de sa longue attente. »24
À ce visage à la fenêtre fait écho celui du portrait peint, de
mémoire, par l’amoureux. Détail étrange, cette fenêtre s’abat

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immédiatement comme le couperet d’une guillotine, annonce
de la destruction du portrait et de la mort de son modèle à la fin
du roman. Reste, cependant, que l’amour trouve sa naissance
dans la vision furtive d’une femme (Augustine) par un passant
(le peintre Sommervieux) : « À la nuit tombante, un jeune
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homme passant devant l’obscure boutique du Chat-qui-pelote


y était resté un moment en contemplation à l’aspect d’un
tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le maga-
sin, n’étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond
duquel se voyait la salle à manger du marchand. »25 Le regard
est soudain comme happé par la profondeur de la scène, qui est
déjà un tableau. L’éclairage du magasin est pictural, scénique.
Cette scène de genre fige tout à coup le mouvement du mar-
cheur et le plonge dans l’espace d’une révélation picturale. Le
regard « sans qualités » du passant se fait immédiatement spécia-
liste (presque au sens que lui donne Louis Lambert : « Voir tout
et d’un seul coup »26), c’est-à-dire qu’il a le don de métamor-
phoser et de transcender (à la manière de l’éclair photogra-
phique) le réel en représentation. Le regard du Flâneur ne
fonctionnera pas autrement.
L’amour naît donc du contact soudain d’un œil et d’une
image, découpée de façon impromptue dans le continuum des
images de la ville qui se déroule dans la marche. D’où
sans doute la méprise de Sommervieux, plus amoureux d’un
portrait que d’une femme. D’autres exemples pourraient
confirmer cette lecture : celui de Maulincour qui suit Madame
Jules, la voit pénétrer dans une maison « à quatre étages et à
trois fenêtres » : « Aussitôt la silhouette d’un chapeau de
femme se dessina vaguement » à celles du second. La « vue des
ombres qui se jouaient sur ces deux fenêtres éclairées »27 est

24. Pl., t. I, p. 39 et 43.


25. Ibid., p. 52.
26. Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 688.
27. Ferragus, Pl., t. V, p. 798-799.
Balzac et le Flâneur 151

source de douleur chez l’amoureux, mais aussi de mille


conjectures fort romanesques. L’espoir et le drame se meuvent
dans ce petit théâtre d’ombres improvisé. De même, les pre-
mières pages d’Une double famille décrivent la progressive nais-

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sance de l’amour entre M. de Granville et Caroline « à travers
la fenêtre ». Le « monsieur à l’habit marron » remarque la jeune
couturière que sa mère expose littéralement à la fenêtre, et son
regard change alors de registre : comme celui de Sommer-
vieux, il atteint une sorte d’intensité électrique quand l’ « œil
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fauve et perçant » de Granville traverse la fenêtre28. Le tourni-


quet (de la fenêtre dans La Maison du chat-qui-pelote, de la rue du
Tourniquet-Saint-Jean dans Une double famille) est en quelque
sorte le signal de ce basculement soudain du regard, ou du
cours des choses. Il intensifie une énergie jusqu’alors sommeil-
lante et fixe un destin romanesque.
Les visages dans la ville sont eux aussi des façades, « visages
de plâtre », marqués de rides, de fissures, couverts de signatu-
res qui s’offrent au décryptage. Ainsi celui du Cousin Pons
sera-t-il aisément décodé par « les connaisseurs en flânerie »,
doués de « l’attention analytique » et qui savent observer les
passants sur le boulevard des Italiens29. Mais cette connais-
sance, proche dirait Benjamin, de la science occulte, trouve
toute son intensité dans la rencontre amoureuse. Ainsi de « la
chute de reins » de madame Jules, illuminée soudain dans la
rue et reconnue par Maulincour30 : dans l’érotique urbaine
balzacienne, la rencontre n’est pas forcément frontale. De dos,
une femme suivie est littéralement plus attirante. Mais cette

28. Pl., t. I, p. 18 et 22. Le racolage aux fenêtres avec ses gracieux retrous-
sis de rideaux est sans doute plus tardif (voir les travaux d’Alain Corbin), mais il
n’est pas douteux qu’une fenêtre au rez-de-chaussée est source de tentation
insurmontable : elle « excite la curiosité », écrit Balzac (ibid., p. 22). Cette
curiosité confine même au voyeurisme. Ainsi la Caroline des Petites misères de la
vie conjugale se met-elle à épier ses voisins d’en face : « Elle se met à l’affût
comme un chasseur », car, à Paris, « chacun plonge à volonté ses regards chez le
voisin » (Pl., t. XII, p. 93-94).
29. Voir l’incipit du Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 484.
30. Ferragus, Pl., t. V, p. 798. Les épaules d’Henriette de Mortsauf, dans
Le Lys dans la vallée (Pl., t. IX, p. 984), jouent sensiblement le même rôle :
comme la chute de reins, comme la cheville entr’aperçue, elles constituent un
objet partiel, une parcelle de la surface corporelle sur laquelle le désir se
concentre.
152 Pierre Loubier

rencontre proche de l’illumination annonce aussi la Passante


baudelairienne, par cette esthétique du saisissement, de la
commotion, par ces jeux lumineux ( « Un éclair... puis la
nuit ! » ), par ces « effets de nuit singuliers, bizarres, inconce-

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vables »31, note Balzac. Lorsque la scène de première vue a
lieu dans le cadre de la rue, elle semble trouver une intensité
nouvelle, que son statut de topos avait quelque peu émoussée.
Ainsi de Nucingen (il est vrai, au Bois de Vincennes) voyant
Esther : « À la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut
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comme illuminé par une lumière intérieure »32, ou du


« magnétisme animal » de la rencontre de Paquita et de de
Marsay33.
Fenêtres et visages – écrans sur lesquels se projette le grand
théâtre d’ombres de la comédie urbaine – sont autant que sur-
faces des énergies en sommeil qui se déchargent soudain, tout
comme plus tard, pour le Flâneur baudelairien, la foule sera
un « réservoir d’électricité »34. Le Flâneur, en passant, en dépit
de son apparence nonchalante ou anodine, capte ces moments
fugitifs par l’acuité en permanence imminente de son regard.
Il est, comme l’écrit Balzac, « à l’affût ». De sorte qu’il semble
très proche du romancier lui-même.

Statut du romancier

Le rapport que Balzac entretient avec le Flâneur permet


en effet de préciser la position du créateur, de définir une pos-
ture du romancier, non seulement à l’extérieur mais aussi à
l’intérieur même de sa création. C’est en termes de pouvoir
qu’il semble falloir l’analyser. Trois formes de pouvoir se des-
sinent alors. Tout d’abord un pouvoir d’observation. Walter
Benjamin écrit que le Flâneur est l’espion que le capitalisme
envoie dans le marché. Chez Balzac, le Flâneur est celui qui

31. Voir la pièce XCIII des Fleurs du mal, et Ferragus, Pl., t. V, p. 797.
32. Splendeurs et misères des courtisanes, Pl., t. VI, p. 493.
33. La Fille aux yeux d’or, Pl., t. V, p. 1063.
34. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, dans Œuvres complètes, éd. citée,
t. II, p. 692.
Balzac et le Flâneur 153

semble seulement voir, mais qui regarde, c’est-à-dire qui ana-


lyse déjà. Ensuite, un pouvoir de distribution. Le Flâneur,
comme le romancier, dispose d’un capital de fictions dont le
commerce dépend d’un bon vouloir et d’une maîtrise des

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techniques d’exposition35. Les premières pages de Facino Cane
nous éclairent sur ce caractère inépuisable de la réserve de fic-
tions qu’est la ville :
« Vous ne sauriez imaginer combien d’aventures perdues, com-
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bien de drames oubliés dans cette ville de douleur ! Combien


d’horribles et belles choses ! L’imagination n’atteindra jamais au vrai
qui s’y cache et que personne ne peut aller découvrir ; il faut des-
cendre trop bas pour trouver ces admirables scènes ou tragiques ou
comiques, chefs-d’œuvre enfantés par le hasard »36.

Enfin, au-delà, un pouvoir lié à la rétribution : comme


auteur, littérateur, dans le champ culturel et scientifique de
son temps, le romancier recueille les fruits de son activité :
capital économique certes, mais capital symbolique. Le Flâ-
neur ne ferait pas autre chose que reconquérir les insignes
perdus d’une certaine aristocratie, à laquelle le romancier se
rattache du même coup. Par ailleurs, le Flâneur joue simulta-
nément, dans la psychologie balzacienne, le rôle d’un double
idéal et d’un double dénié (et c’est là sans doute une des sour-
ces du flottement sémantique qui affecte la définition du
« type » du Flâneur), selon qu’il est présenté comme un aristo-
crate de l’esthétique de la rue (l’homme élégant, l’homme
d’étude et de pensée, pas le Dandy, nous le verrons), ou
comme un paria (le mendiant), un paresseux (Wenceslas), ou
un parasite (Philippe Bridau dans La Rabouilleuse est momen-
tanément les trois à la fois).
De ce point de vue, le Flâneur figure l’état potentiel du
romancier, car comme lui, il détient une pluralité de romans
virtuels. C’est peut-être pour cette virtualité que Balzac
le regarde parfois avec une certaine ironie, légèrement
teintée d’envie : le Flâneur est, en effet, l’être régi par la pro-

35. Sur ce rapport de l’exposition commerciale et de l’exposition litté-


raire, voir l’ouvrage de Philippe Hamon, Expositions, Corti, 1989.
36. Facino Cane, Pl., t. VI, p. 1020. Balzac enchaîne en disant qu’il garde
en réserve bien d’autres sujets de romans.
154 Pierre Loubier

crastination. Ce « mot suprême des flâneurs : “Je vais m’y


mettre !” »37, Balzac producteur ne peut se permettre de le
faire sien, ce serait, selon son expression, un « suicide moral ».
Le Flâneur obéit à une théorie de la velléité, Balzac à une

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théorie de la volonté. Le Flâneur est une énergie latente, qui
ne s’éveille que par intermittence. Balzac et ses doubles sont
des énergies agissantes, par nécessité. Le rapport très ambiva-
lent que Balzac entretient avec le Flâneur reproduit donc le
rapport lui-même très ambivalent qu’il entretient avec la
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création littéraire comme travail, comme activité profession-


nelle. Cette tendresse mêlée de rigorisme de Balzac à l’égard
du Flâneur, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un créa-
teur, rappelle l’attitude maternelle, mais sévère, de Bette
envers Wenceslas. Si Balzac ironise sur l’artiste velléitaire
(Wenceslas, Sommervieux), c’est qu’il lui jalouse sa capacité à
flâner (c’est-à-dire à ne rien faire). Symétriquement, s’il valo-
rise l’artiste travailleur, méritant et même un peu laborieux
(Joseph Bridau), c’est qu’il lui envie une certaine réussite
sociale. Ce qui fascine tant Balzac dans cette figure du Flâ-
neur, c’est peut-être son caractère malléable à souhait. Le Flâ-
neur n’a pas de consistance réelle parce que, précisément, sa
fonction est celle d’un écran (miroir, vitrine) sur lequel Balzac
projette (c’est-à-dire évacue et/ou rêve) des images de soi,
toutes les images possibles. Être de l’anamorphose, le Flâneur
est flou en raison même de sa capacité à accueillir et à réguler
les flux du désir. Une image chasse l’autre, comme, dans la
marche, le long des surfaces de la rue.

« LA MASSE DES JOUISSANCES FLOTTANTES »

Dans l’incipit de Ferragus, Balzac évoque d’un ton complice


et quasi fraternel ces « hommes d’étude et de pensée, de
poésie et de plaisir qui savent récolter, en flânant dans Paris, la
masse de jouissances flottantes, à toute heure, entre ses

37. La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 243.


Balzac et le Flâneur 155

murailles »38. Là se trouve défini le Flâneur balzacien au plus


près, peut-être, de sa réalité projective. Là se trouve sans
doute la plus approchante des identifications de Balzac à la
figure.

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L’espace de la flânerie est donc l’espace de la projec-
tion, comme « perception placée sous le signe du désir »39.
À l’horizon du parcours se dessine peut-être un Flâneur heu-
reux, ou plus précisément qui a su utiliser son savoir pour
s’incorporer la ville et jouir d’elle. D’où cette définition qui
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condense tout : « Flâner est une science, c’est la gastronomie


de l’œil. »
Le but du Flâneur est l’extase, mais une extase à la fois
charnelle – une sorte de jubilation sensorielle, phénoménolo-
gique – et désincarnée, d’ordre mystique, proche d’une acti-
vité sublimatoire. Un régime étal de la jouissance est recher-
ché, une économie du plaisir capable de tenir la bride aux
appétits, de canaliser les énergies primaires. Pour transformer
la ville en lieu non pas de plaisir mais de bonheur, il faut éta-
blir une adéquation entre le désir et son objet, faire en sorte
qu’ils se rencontrent sans se détruire, se consomment mutuel-
lement sans se consumer. Le collectionneur rejoint par là le
Flâneur, car il parvient à posséder sans dépenser, comme le
cousin Pons qui fait en quelque sorte abstraction de la valeur
vénale des objets : « Il ignorait la valeur vénale de son tré-
sor. »40 Semblablement, le Flâneur serait capable de s’abstraire
du mouvement urbain même. Le stade ultime de la flânerie,
c’est le voyage immobile – du type de celui de Baudelaire
dans « Les Projets »41. L’antiquaire de La Peau de Chagrin, à sa
façon, est parvenu à réaliser cet idéal du déplacement mental,
de la « vision intérieure » : « La pensée est la clef de tous les
trésors, elle procure les joies de l’avare sans en donner les sou-
cis. Aussi ai-je plané [flâné ?] sur le monde, où mes plaisirs ont
toujours été des jouissances intellectuelles. [...] J’ai tout vu,
mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré,

38. Pl., t. V, p. 794.


39. Voir Sami Ali, De la projection. Une étude psychanalytique, Payot, 1977.
40. Le Cousin Pons, Pl., t. VII, p. 490.
41. Voir la pièce XXIV du Spleen de Paris, in Œuvres complètes, éd. citée,
t. I, p. 315.
156 Pierre Loubier

j’ai tout attendu. »42 La substitution de l’attente au désir per-


met, dans la flânerie, de faire flotter la jouissance. Non pas rapt,
ravissement, élévation, mais pas plus plongée dans la matière.
À travers la flânerie, Balzac tenterait donc de définir une éco-

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nomie érotique de l’expérience urbaine.
Cette euphorie diffuse emprunte trois canaux : l’œil, la
bouche, le cerveau. Le regard, l’ingestion, la pensée, autant
d’activités qui transforment le quantitatif de la ville en qualita-
tif, et qui sont des laboratoires du créateur, chimie et alchimie
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se côtoyant, comme raison et imagination, science et poésie.


Ils permettent une consommation savante, une intensité qui
s’équilibre : une dégustation de la ville.

Œil

La précellence du visuel se relie, chez Balzac, à un véri-


table imaginaire épistémique, ou épistémologique. Dans la
flânerie, « l’hypertrophie de l’œil »43 a pour corrélat une surva-
lorisation du savoir acquis. Ce pouvoir « pan-scopique » de
l’œil qui voit tout n’est peut-être que l’équivalent sur le plan
horizontal de la ville du regard panoramique et circulaire,
illustré, chez Vigny, par cet « œil du serpent / Qui pompe du
regard ce qu’il suit en rampant », et chez Balzac, par celui de
Rastignac au Père-Lachaise qui pompe par avance le miel de
cette « ruche bourdonnante » qu’est Paris44. La boulimie de
l’œil est volonté de connaissance, appétit de consommation,
désir d’appropriation encyclopédique.
De sorte que la ville, par l’effet conjugué de l’offre et de
la demande (de signes, de savoirs, de marchandises), acquiert
une dimension « babylonienne », selon le mot même de Bal-
zac. La première page du Gaudissart II souligne l’importance
de cet « organe » qu’est « l’œil des Parisiens » : Balzac y
évoque « le poème de l’étalage », les « espaces immenses et le

42. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 86.


43. Isaac Joseph, Le Passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace
public, Librairie des Méridiens, 1984, p. 43.
44. Vigny, « Paris. Élévation », éd. citée, p. 105 (nous soulignons), et Bal-
zac, Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 290.
Balzac et le Flâneur 157

luxe babylonien des galeries », les « continuelles expositions


de chefs-d’œuvre », les « mondes de douleurs et les univers
de joies en promenade sur les Boulevards ou errant par
les rues ». Au centre de ce flot : l’œil, « organe le plus avide

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et le plus blasé qui se soit développé chez l’homme depuis la
société romaine, et dont l’exigence est devenue sans bornes,
grâce aux efforts de la civilisation la plus raffinée », « cet
œil qui consomme des feux d’artifice de cent mille
francs », qui « lampe pour quinze mille francs de gaz tous les
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soirs »45.
Malgré l’énormité de cet œil, cette orgie du regard est en
quelque sorte bridée, chez Balzac, par l’activité intellectuelle.
L’ogre se double d’un savant. L’antiquaire de La Peau de cha-
grin déclare : « Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune
homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? », tandis que pour
Louis Lambert, « penser, c’est voir ! [...] Toute science
humaine repose sur la déduction, qui est une vision lente par
laquelle on descend de la cause à l’effet, par laquelle on
remonte de l’effet à la cause ; ou, dans une plus large expres-
sion, toute poésie comme toute œuvre d’art procède d’une
rapide vision des choses »46.
Le « travail » du Flâneur nous paraît réunir une grande
partie des caractéristiques de ce regard : lenteur et rapidité,
nonchalance et acuité, consommation et intuition, matéria-
lisme et spiritualisme, science et poésie... Cette double postu-
lation définit très précisément un art de jouir de la ville. On la
retrouve dans la dimension orale de la perception, sous la
forme de la gastronomie.

Gastronomie

D’autres sens en effet sont à l’œuvre dans la flânerie, en


particulier l’odorat (« la senteur parisienne des détails » qui ont
séduit l’auteur de l’Histoire des Treize)47, mais surtout le goût.

45. Pl., t. VII, p. 847-848.


46. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 86 ; Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 615.
47. Préface de l’Histoire des Treize, Pl., t. V, p. 792.
158 Pierre Loubier

Balzac, dont l’appétit était proverbial48, a toujours professé


une théorie du goût qui police cette tendance à la glouton-
nerie. La spirituelle diatribe qu’on lui a prêtée contre « le
glouton », qui « mange sans méthode, sans intelligence, sans

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esprit »49, tendrait à prouver cette nécessité ressentie de subli-
mer l’activité manducatoire et digestive en activité créatrice,
voire génésique, selon son propre mot. La flânerie, comme
science et gastronomie de l’œil, relève de cette démarche de
déplacement et de sublimation, selon le processus suivant :
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activités sexuelles déplacées vers l’activité orale, alimentaire,


puis vers l’activité oculaire, voire ambulatoire, et enfin subli-
mées en théorie de la flânerie, comme collecte et collection
de savoirs, puis comme expérience intuitive, voire spirituelle,
de la réalité urbaine. Ici encore, le Flâneur est celui qui sait
équilibrer sa consommation, car tout excès tue la « capacité de
générer »50, hantise suffisamment forte chez Balzac pour expli-
quer la censure qu’il impose à ses appétits les plus primaires. Si
les plaisirs de la digestion valent les « jouissances de
l’amour »51, ceux de la flânerie valent bien ceux de la
conquête du monde urbain. Le Flâneur viendrait en quelque
sorte tempérer la voracité du prédateur parisien (le Crevel de
La Cousine Bette, le Rastignac de la fin du Père Goriot). Le Flâ-
neur est donc à la ville ce que Brillat-Savarin est à
l’alimentation.

Science

L’érudition est la gastronomie du savoir. Savoir et saveur


se conjuguent ainsi dans le plaisir de l’accumulation et de la

48. Voir, sur cette question, Robert Courtine, Balzac à table, Laffont,
1976 ; M.-C. Aubin, « Balzac et la gastronomie européenne », AB 1992,
p. 245 ; et P.-G. Castex, « Balzac et Brillat-Savarin », AB 1979, p. 7.
49. Physiologie gastronomique, II, « Le mangeur et le glouton », La Silhouette,
octobre 1830 (voir BO, t. 25, p. 380). Dans Balzac journaliste. Le Tournant
de 1830 (Klincksieck, 1983, p. 404), R. Chollet juge incertaine l’attribution de
ce texte à Balzac.
50. Voir l’excès du tabac, dans le Traité des excitants modernes, Pl., t. XII,
p. 325.
51. Le Cousin Pons, Pl.,. VII, p. 495.
Balzac et le Flâneur 159

dégustation : « la friandise intellectuelle », écrit plaisamment


Balzac, procure une jouissance comparable à celle du gastro-
nome. Mais cette expression illustre très clairement un postu-
lat capital de l’épistémologie balzacienne, à savoir la synthèse

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de la finesse de l’observation, de l’acuité du processus déduc-
tif, de la capacité intuitive de « faire converger les phénomè-
nes vers un centre » et de la compétence (imagination et rhé-
torique) de l’écrivain. Ce « génie multiple » est celui qui
parvient à être simultanément « un grand écrivain et
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un grand observateur, Jean-Jacques et le Bureau des Longi-


tudes »52. Pour compléter cette synthèse, on ajouterait volon-
tiers d’autres activités comme la collection, et surtout
l’archéologie53, comme science proche parfois de la divina-
tion. Le Flâneur serait donc la synthèse (flottante) de toutes
ces qualités que l’on pourrait limiter à deux : l’observation et
l’imagination déductive54. N’est-ce pas la définition même du
romancier telle que Balzac la propose au début de Facino
Cane ?
Mais l’ « ivresse des facultés morales » du romancier, pro-
duite par une « observation [...] déjà devenue intuitive » peut
générer des positions plus que flottantes : vacillantes, voire
vertigineuses. Balzac sent confusément le danger d’aliénation
qui le guette : l’abus de ce don le mènerait « à la folie »55. Il
semble que Balzac s’arrête sur ce seuil qu’ont franchi, chacun
à sa manière, Nerval et Baudelaire dans leur expérience de la
ville. Le goût du paradoxe accuse peut-être un abus de la
structure de l’ambivalence : Raphaël de Valentin va mourir,
mais sa curiosité est excitée par des livres, des objets ; le Flâ-
neur est nonchalant mais curieux ; son énergie est molle
et paresseuse, mais son oisiveté est productive, etc. De
sorte que la dualité est proche de la duplicité. La théorie de

52. Théorie de la démarche, Pl., t. XII, p. 275 et 277.


53. Sur cette question, voir l’ouvrage de J. Guichardet, Balzac archéologue
de Paris (Paris, SEDES, 1986), mais aussi l’étude très fouillée de Philippe Bru-
neau, « Balzac et l’archéologie », AB 1983, p. 15 et s.
54. Au début du Cousin Pons, Balzac évoque cet « ensemble de petites
choses qui voulait l’attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flâ-
nerie » (Pl., t. VII, p. 484).
55. Incipit de Facino Cane, Pl., t. VI, p. 1019 et 1020.
160 Pierre Loubier

l’homo duplex (soutenue par Louis Lambert, par exemple)56


peut trouver son illustration malheureuse dans le destin
même du personnage : Louis Lambert se scinde en deux, il
se dépersonnalise littéralement. Le Flâneur lui aussi joue sou-

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vent double jeu, mène double vie. W. Benjamin a bien
montré, en étudiant notamment le personnage du conspira-
teur, combien cette duplicité affectait le type du Flâneur
jusque dans la multiplicité pour le moins hétérogène de ses
identités sociales57 : policier, conspirateur, bandit, faussaire,
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espion, historien, badaud, observateur, archéologue, roman-


cier, etc. C’est pourquoi la teneur du Flâneur est d’ordre
idéologique et s’incarne dans la dimension allégorique du
personnage.

LE FLÂNEUR ALLÉGORIQUE

L’ivresse des grandes villes

Cette dimension allégorique trouve sa naissance dans la


structure même du Flâneur, dans l’hybris liée à l’ambivalence
généralisée qui le définit. Une consommation mal gérée et le
Flâneur sombre dans la gloutonnerie, l’ivresse, la surdose, la
catalepsie, la folie scientifique58, la paresse, bref : dans le
désordre, dans « les horreurs ». C’est pourquoi la loi sociale
et morale (incarnée de façon très perverse par la cousine
Bette) impose des limites à cette flânerie : « Sans ces précau-
tions, votre sculpteur flânera, et si vous saviez ce que
les artistes appellent flâner ! des horreurs, quoi ! »59 Mais

56. Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 622.


57. Voir Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, « La
Bohême », « Le Flâneur », trad. J. Lacoste, Payot, 1982.
58. « Je me place au point précis où la science touche à la folie, et je ne
puis mettre de garde-fous », écrit Balzac dans la Théorie de la Démarche, Pl.,
t. XII, p. 266.
59. La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 116.
Balzac et le Flâneur 161

l’allégorie trouve également sa naissance dans la structure


même du monde urbain auquel le Flâneur a tendance à se
fondre, à s’aliéner : l’ « extase douloureuse » qui s’empare de
Raphaël dans son errance avant de pénétrer chez l’antiquaire

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est une ivresse qui fait « ondoyer » l’identité, qui fait « arriver
insensiblement son organisme aux phénomènes de la flui-
dité »60. Par certains aspects, l’expérience de la flânerie est
donc voisine de l’ « empoisonnement momentané » dont est
victime le fumeur de houka61. Il y aurait donc interaction,
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voire confusion du sujet et de l’objet, entre la psyché du


marcheur et la matérialité du monde urbain. Par le person-
nage du Flâneur, Balzac exprimerait ainsi sa fascination mêlée
d’angoisse devant l’influence magnétique de la ville sur le
moi.
Cette angoisse de la perte est fortement vécue par Lucien
lors de son arrivée à Paris :
« Pendant sa première promenade vagabonde à travers les Bou-
levards et la rue de la Paix, Lucien, comme tous les nouveaux
venus, s’occupa beaucoup plus des choses que des personnes. À
Paris, les masses s’emparent tout d’abord de l’attention : le luxe des
boutiques, la hauteur des maisons, l’affluence des voitures, les cons-
tantes oppositions que présentent un extrême luxe et une extrême
misère saisissent avant tout. Surpris de cette foule à laquelle il était
étranger, cet homme d’imagination éprouva comme une immense
diminution de lui-même. [...] Être quelque chose dans son pays et
n’être rien à Paris, sont deux états qui veulent des transitions ; et
ceux qui passent trop brusquement de l’un à l’autre tombent dans
une espèce d’anéantissement. [...] Paris allait être un affreux
désert. »62

60. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 68. Nous soulignons.


61. Voir le Traité des excitants modernes, Pl., t. XII, p. 314 et 322.
62. Illusions perdues, Pl., t. V, p. 264. L’arrivée à Paris du jeune provincial
est déjà un topos à l’époque. Voir Rousseau, voir Jocelyn, voir, dans René, la
formule « Inconnu, je me mêlais à la foule : vaste désert d’hommes ! », que l’on
retrouve au début de La Peau de chagrin : « Il marchait comme au milieu d’un
désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas [...] » (Pl., t. X, p. 64). Ici
la dépersonnalisation a un accent presque baudelairien : « Perdu dans ce vilain
monde, coudoyé par les foules, je suis un homme lassé dont l’œil ne voit en
arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume [...] »
(Fusées, XV, Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. 667).
162 Pierre Loubier

La peur du devenir-autre rejoint également la fascina-


tion/répulsion pour les figures séduisantes/dangereuses (la
sirène63, le Minotaure-Fœdora ou Vautrin64).

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Moriturus, le Flâneur noir

Le Flâneur passe en permanence d’un registre à l’autre :


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tantôt frivole, tantôt tragique. On voit apparaître sa silhouette


aussi bien dans des œuvres d’apparence « légère » et plaisante,
comme la Théorie de la démarche, que dans des romans « tragi-
ques », comme La Peau de chagrin. On pourrait a priori trouver
étrange de classer Raphaël dans la catégorie des flâneurs, mais
un petit détail autorise le rapprochement. Raphaël a un geste
typique du Flâneur : il remet « philosophiquement les mains
dans ses goussets ». Dans la Théorie de la démarche, le Flâneur se
caractérise par la « dislocation de ses goussets », où il met sou-
vent les mains65...
Mais, plus profondément, le Flâneur et Raphaël sont
« ceux-qui-vont-mourir ». César Birotteau est au désespoir et
il trouve en flânant sur le boulevard le livre qui lui suggère
l’idée de l’huile céphalique. Raphaël est proche du suicide et
c’est en errant dans le magasin qu’il « rencontre » la peau. À
vrai dire, ce sont ici plus des sursis que des sursauts. La vraie
mort, cette assomption dans laquelle se vit enfin l’adéquation
du désir et de l’être dans leur anéantissement (voir la mort de
Raphaël face à Pauline, ou celle de Madame de Mortsauf),
n’est pas à l’œuvre dans la flânerie. Le Flâneur n’est mort qu’à
demi, c’est, si l’on veut, un esprit errant et sans patrie, un
exilé de l’intérieur. Il ne trouve sa place ni dans l’espace de la
ville, ni dans l’espace social.

63. Voir l’étude d’Adélaïde Perilli, « La sirène et l’imaginaire dans Ferra-


gus », AB 1993, p. 229 et s.
64. Voir l’étude de Jeannine Guichardet, qui développe la pertinence de
la métaphore du labyrinthe dans Le Père Goriot (« Un jeu de l’oie maléfique :
l’espace parisien du Père Goriot », AB 1986, p. 169 et s).
65. Voir La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 66, et le Traité de la vie élégante,
Pl., XII, p. 252.
Balzac et le Flâneur 163

C’est pourquoi il se rapproche souvent de la figure penchée,


dont le pas lent exprime la mélancolie66, ou de l’homme en
habit noir (la « pelure du héros moderne », selon Baudelaire),
portant le deuil de lui-même. En un mot, le Flâneur n’est pas

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loin d’exprimer l’amertume d’une jeunesse sacrifiée, mal du
siècle qu’incarnent, par exemple, Z. Marcas : « Il allait lente-
ment, d’un pas qui peignait une mélancolie profonde, la tête
inclinée en avant et non baissée à la manière de ceux qui se
savent coupables », et encore le Godefroid de L’Envers de
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l’histoire contemporaine :
« En se promenant sur les boulevards, il souffrait [...] en lui-
même [...]. Aussi Godefroid offrait-il ce visage qui se rencontre
chez tant d’hommes, qu’il est devenu le type parisien : on y aperçoit
des ambitions trompées ou mortes, une misère intérieure, une haine
endormie dans l’indolence d’une vie assez occupée par le spectacle
extérieur et journalier de Paris, une inappétence qui cherche des
irritations [...]. »67
Il faut remarquer ce fort jeu de contrastes : haine/indo-
lence, inappétence/irritations. La dérive est un dérivatif. Elle
est une sublimation minimale, molle, accessible somme
toute, d’un sentiment profond d’échec. Elle est un suicide,
mais seulement « moral ».
Parmi ces figures presque anonymes à force, écrit Balzac,
de « ne tenir à aucune forme sociale »68, on voit glisser les for-
mes incertaines d’une foule d’ « êtres bizarres qui ne sont
d’aucun monde » comme dans la rue de Langlade69. Ce pas-
sant flasque et ectoplasmique figure allégoriquement le destin
négatif du Flâneur. Raphaël est un « zéro social ». Il est
l’homme de la rue au superlatif de l’inconsistance. Il n’y est
pour personne, pas même pour lui-même : ainsi traverse-t-il
tout l’incipit de La Peau de chagrin sans être nommé, tout
comme Granville qui, au début d’Une double famille, est seule-
ment désigné comme « l’homme noir ». Il s’oublie, se vide de

66. Voir les analyses de Jean Starobinski, La Mélancolie au miroir, Juillard,


1989.
67. Voir Z. Marcas, Pl., t. VIII, p. 834, et L’Envers de l’histoire contempo-
raine, Pl., t. VIII, p. 223.
68. L’Envers de l’histoire contemporaine, Pl., t. VIII, p. 223.
69. Splendeurs et misères des courtisanes, Pl., t. VI, p. 447.
164 Pierre Loubier

sa substance, est régi par la fluidité. Plus que jamais les sonori-
tés « fluantes » du mot Flâneur correspondent et contribuent à
cette fuite, ce flou de l’être. Ainsi du portrait de Poiret, per-
sonnage peu sympathique, si amorphe qu’il en devient

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inquiétant : mécanique « ratatinée » qui s’étend sur les murs
« comme une ombre grise », sa casquette est « flasque », il laisse
« flotter les pans flétris de sa redingote qui cach[e] mal une
culotte presque vide, et des jambes en bas bleus qui
flageol[ent] comme celles d’un homme ivre », si bien que le
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voyant, « bien des gens se demandaient si cette ombre chinoise


appartenait à la race audacieuse des fils de Japhet qui papillon-
nent sur le boulevard italien »70.
Cette métamorphose entraîne ce dernier Flâneur vers le
« rôdeur » baudelairien, vers le suicidé de la société qu’a pu
être Nerval, vers les ombres anonymes et sans qualités des
« hommes de la rue », tous les anti-héros de notre modernité.

La reconquête du signe

À y bien regarder, si le mot « bonheur » est plutôt rare


dans La Comédie humaine, c’est qu’il est bien peu roma-
nesque : le bonheur ne se raconte pas. Et pourtant les seuls
êtres heureux à Paris – avec les femmes, écrit Balzac – sont
ceux qui appartiennent à la « molle et heureuse espèce des
flâneurs ». Le Flâneur présente la troublante particula-
rité d’être simultanément romanesque (comme double du
romancier, comme auxiliaire du Descriptif, comme com-
parse, type, voire allégorie) et peu romanesque : sa relative
inconsistance l’exclut d’un rôle de premier plan, l’exclut à
vrai dire du Narratif. Il rend, dit Baudelaire, toute intrigue
« superflue ».
Mais ce mot de bonheur pourrait être aisément remplacé
par « attente ». Dans Z. Marcas, en effet, les jeunes gens se
donnent l’apparence de la flânerie, dans toutes les acceptions
que nous lui connaissons : en fait, ils attendent et préservent
leur énergie : « Nous préférions l’oisiveté des penseurs à une

70. Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 58. Nous soulignons.


Balzac et le Flâneur 165

activité sans but, la nonchalance et le plaisir à des travaux inu-


tiles qui eussent lassé notre courage et usé le vif de notre intel-
ligence. Nous avions analysé l’état social en riant, en fumant,
en nous promenant. »71

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De sorte que la flânerie est une attitude éminemment
politique en ce qu’elle affiche – comme l’avait noté Benja-
min72 – l’oisiveté en valeur protestataire. Mais elle est donc
aussi matérialisation d’une idée. Pour Louis Lambert, en effet,
il existe une physique, une pesanteur de l’attente73, une
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« Pensée matérielle », selon son expression. Le Flâneur idéal


est donc celui qui sait matérialiser l’idée et spiritualiser la
matière : en l’occurrence, celui qui sait faire d’un comporte-
ment un signe. Le Flâneur idéal ou heureux serait un Louis
Lambert qui aurait su rester en contact avec le réel, qui aurait
l’esprit, l’argent, le succès amoureux, la beauté et l’élégance
de De Marsay. Il serait aussi un Raphaël qui aurait su, ou pu,
désirer à bon escient, un Rubempré plus volontaire, un
Z. Marcas qui aurait exercé le pouvoir. Somme toute, ce Flâ-
neur qui se définit par une pure virtualité est un être du
conditionnel passé : il aurait pu...
Le Flâneur idéal est donc politique en ce qu’il est une
figure centrale de la polis : c’est, si l’on veut, pour reprendre
une formule de l’épilogue de La Peau de chagrin, le romancier,
le poète dont la voix pourrait encore être entendue dans la
foule, dont l’image porterait encore sens. Son énergie ne
serait pas gaspillée, gâchée : « À quelle époque vivons-nous ?
Quel absurde pouvoir laisse ainsi se perdre des forces immen-
ses ? » Le Flâneur idéal serait le produit d’un nouveau contrat
social.
C’est pourquoi la flânerie ne relève en rien du Dandysme,
mais de « la vie élégante » telle que la définit Balzac dans le
traité du même nom. Le Flâneur est un « être pensant » à la
différence du Dandy qui finit par n’être qu’un « beau
meuble ». Si une figure a pour fonction d’exprimer les
conceptions balzaciennes de l’art et du travail créateur, ce

71. Z. Marcas, Pl., t. VIII, p. 832.


72. Op. cit.
73. Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 633.
166 Pierre Loubier

n’est pas celle du Dandy74. Le Flâneur, en revanche, est peut-


être celui qui a pour tâche, sous l’espèce idéale de l’homme
élégant, de reconquérir le capital symbolique perdu avec
l’effondrement des valeurs de l’Ancien Régime, et qui définit

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ainsi une nouvelle aristocratie – celle de la pensée, de la
poésie, de l’intelligence... – réalisée dans le monde réel de la
ville. Le Traité de la vie élégante75 développe cette théorie de la
reconquête des signes ou des insignes perdus. On sent bien
tout de même que Balzac est conscient du caractère artificiel,
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voire dérisoire, de ces signes : c’est, écrit-il ailleurs « un luxe


coûteux »76. On pourrait dire avec Lousteau que le Flâneur a
« l’air de créer, or le semblant coûte aussi cher que le réel ! »77.
La vie élégante est l’incarnation de cette nouvelle valeur qui
sait allier l’être (l’être pensant) et le paraître, aussi le Flâneur
serait-il un philosophe du gai savoir, ou pour le dire comme
Balzac, « un gai bohémien de l’intelligence »78, car « la vie élé-
gante n’exclut ni la pensée ni la science ; elle les consacre »79.
Artiste de la rue, il affiche son oisiveté comme un luxe mais
sans ostentation : car l’ « oisiveté [de l’artiste] est un travail »80.
La flâne et le flegme sont donc deux modes aristocratiques du
rapport du sujet à la ville et à la société, et c’est en quoi la
fonction du Flâneur peut être dite idéologique.

Pierre LOUBIER.

74. Comme l’ont montré Ruth Amossy et Elisheva Rosen : « C’est une
fonction toute différente que la poétique de Balzac assigne à l’art », art. cité,
AB 1975, p. 248. Voir également la conclusion.
75. Traité de la vie élégante, Pl., t. XII, p. 219 notamment.
76. Ferragus, Pl., t. V, p. 795.
77. La Muse du département, Pl., t. IV, p. 733.
78. Illusions perdues, Pl., t. V, p. 317.
79. Traité de la vie élégante, Pl., t. XII, p. 247. Nous soulignons.
80. Ibid., p. 215.

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