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DU BON USAGE PAR LE ROMANCIER BALZAC DES SOUFFRANCES

DU JEUNE HONORÉ
Rose Fortassier

L’Esprit du temps | « Imaginaire & Inconscient »

2003/4 no 12 | pages 39 à 52
ISSN 1628-9676
ISBN 284795015X
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Du bon usage par le romancier
Balzac des souffrances
du jeune Honoré

Rose Fortassier

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Oui, le tout puissant créateur de la Comédie humaine a été un enfant
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« blessé », même s’il n’a pas écrit, comme l’a fait, sous un pseudonyme trans-
parent, son confrère Stendhal dans Vie de Henry Brulard, qu’il avait été « un
pauvre petit bambin persécuté, toujours grondé à tout propos », que son
enfance avait été « une époque continuelle de malheurs et de désirs de
vengeance », « une enfance d’esclave ».
L’enfance de Balzac, on ne l’a longtemps connue que par la biographie
consacrée à son illustre frère par Laure de Surville. Or Laure qui écrivait des
histoires pour la jeunesse, et qui avait le sens de la famille et de la respec-
tabilité, a composé un récit très conventionnel. Mais son petit art de la litote
n’arrive pas à cacher les misères de l’enfant. Honoré « enfant blessé », nous
le connaissons vraiment depuis que les balzaciens, il y a un demi-siècle,
se sont mis à interroger à la loupe les manuscrits et leurs indiscrètes ratures,
à comparer les éditions d’une même œuvre, à lire celle non expurgée
des Lettres à Mme Hanska, et à faire évidemment appel aux découvertes
de la psychanalyse.
Dans un premier temps, je résumerai le récit de Laure, augmenté de
quelques documents sûrs.

Balzac naît à Tours en mai 1799. C’est son père, Bernard-François qui,
la mère s’étant complètement désintéressée de la question, lui choisit un
prénom... en consultant le calendrier. Ce sera Honoré, Honoré, et c’est tout.
L’aîné des enfants Balzac, mort à l’âge de trente-deux jours, s’appelait Daniel-
François et les trois enfants encore à naître auront droit, en plus de leur propre
prénom, à celui d’un parent ou d’une marraine. Bon, ce n’est point là une

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« blessure » pour un nouveau-né, mais cette particularité a pu lui fournir


par la suite une preuve de plus qu’il n’était pas exactement le bienvenu.
Je n’appellerai pas « blessure » le fait qu’Honoré soit, d’après le sigle porté,
selon la loi, sur son acte de naissance, un NPE ; je traduis : Nourri par une
étrangère, ou, comme dit plus élégamment Laure, « confié à une “belle
nourrice” », c’est-à-dire, au sein généreux et à la santé florissante qui habite
aux portes de Tours. Un an plus tard, le rejoint une mignonne petite sœur
de lait, sa sœur cadette Laure, dont il prend soin, dit-elle, d’une façon tou-
chante. Elle ajoute que les parents viennent régulièrement voir leurs enfants.
Honoré a quatre ans quand les parents les reprennent, sa sœur et lui.
Ils découvrent alors ce qu’est leur famille. Soit : une petite Laurence née
en leur absence ; une jolie maman pour qui Honoré se sent dès l’abord de
l’adoration, mais une mère peu encline aux câlins et très sévère. Écoutons
Laure : « Son amour pour ses enfants planait sans cesse sur eux, mais elle

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l’exprimait plutôt par des actions que par des paroles. Elle se sentait obligée
d’user de sévérité envers nous pour neutraliser les effets de l’indulgence
de notre père. » Le père, « ce beau vieillard », comme dit notre biographe,
avait en effet, pour sa tranquillité, laissé à sa femme, de trente-deux ans plus
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jeune que lui, le gouvernement de sa maison et de ses enfants.


Ajoutons une gouvernante très sévère, qui apprenait aux enfants « non
seulement à respecter leurs parents, mais à les craindre ». Et elle y réussissait,
car Laure parle des « petits frissons » d’Honoré quand on les conduisait matin
et soir saluer leur mère. Commentaire de Laure : « Honoré ne fut ni trans-
formé en prodige, ni adulé dans cet âge où l’on ne comprend encore l’amour
des parents que par ses baisers et ses sourires ».
À quatre ans et demi, Honoré est externe à la pension Le Guay où on lui
apprend les rudiments. À sept ans, il est mis en pension chez les Oratoriens
sécularisés de Vendôme. Il y restera sept ans pleins, car y sont interdites
les vacances dans la famille. On ne possède qu’une lettre adressée à sa mère
par le petit pensionnaire (il a dix ans) où il demande pardon pour avoir été
mis au cachot. Il tente d’atténuer son crime en affirmant qu’il n’oublie pas
de se frotter les dents avec son mouchoir, selon sans doute les meilleures
règles d’hygiène du temps. Nous n’avons pas de lettre des parents. On peut
supposer qu’il y en eut au moins une pour lui annoncer l’arrivée d’un petit
frère, Henry-François, né le 21 décembre 1806. Laure parle des visites de
ses parents et d’elle-même au pensionnaire pour Pâques et pour la distri-
bution des prix, bien qu’il fût, ajoute-t-elle, « fort peu couronné ». Et de
préciser : « Il recevait plus de reproches que de louanges pendant ces jours
qu’il attendait si impatiemment, et dont il se faisait à l’avance tant de joie ».
Quatorze ans : le drame. En avril 1813, juste avant Pâques, le supérieur
du collège demande aux parents de venir immédiatement chercher leur fils.
Laure parle d’un « coma », dû à une « congestion d’idées », suite à des
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lectures philosophiques trop nombreuses et trop au-dessus de son âge, qui


l’avaient conduit à écrire un Traité de la volonté que les maîtres avaient brûlé
sans le lire.
Malgré cette déconfiture et ce coma, le jeune philosophe avait gardé
confiance en son avenir : « Il commençait à dire qu’on parlerait de lui un jour
et ces paroles, qui faisaient rire, devinrent le texte de plaisanteries inces-
santes. Au nom de cette célébrité future on lui faisait subir une infinité de
petits tourments, préludes des plus grands qu’on devait lui infliger pour
l’illustration acquise ». Donc retour au bercail et première rencontre avec ce
petit frère de sept ans que sa mère adore, dorlote, mignote, cajole à longueur
de journée, lui prodiguant, écrira Laure à une amie « des caresses folles ».
Cependant, Mme Balzac « femme de devoir », comme dit sa fille, ne manque
pas de promener ses enfants au bord de la Loire et invite même Honoré, trop
enclin aux « rêveries », à jouer au cerf-volant que lui prête sans doute le jeune

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Henry. Honoré n’a pas le temps de devenir un champion de cerf-volant :
quelques leçons particulières, deux mois d’externat au lycée de Tours, et
on l’expédie à Paris dans une pension du Marais qui conduit ses internes
au cours du lycée Charlemagne. Ici un épisode que l’on doit à la décou-
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verte d’une lettre adressée en 1818 à Mme Balzac par Ferdinand Herrera,
comte de Prado-Castellane. C’était un de ces nobles espagnols réfugiés en
France, à Tours, et qui, lorsque les troupes napoléoniennes envahirent
l’Espagne, devint prisonnier sur parole. Il fréquente le salon de la mondaine
Mme Balzac, en est amoureux, et sans doute un peu plus que cela. La lettre
rappelle qu’au début de mars 1814, il a retrouvé sa bien-aimée à Paris où
elle était venue chercher Honoré à la veille de la chute de l’Empire. Qu’en
a su le fils ?
Quelques mois plus tard, les parents quittent définitivement Tours pour
Paris et Balzac regagne sa pension et Charlemagne. Certains de ses condis-
ciples promis à la célébrité se font déjà remarquer et ont droit à la considé-
ration des professeurs. Blessure sans doute pour Honoré, élève médiocre
et souvent privé de sortie par sa mère, mécontente de ses résultats.
À dix-huit ans, c’est avec l’accord de ses parents, qui l’hébergent main-
tenant, qu’Honoré passe dix-huit mois successivement dans une étude
d’avoué puis de notaires voisins, tout en suivant les cours qui feront de lui
en 1819 un bachelier en droit.
Nous aurions dû arrêter depuis longtemps l’enfance-adolescence
d’Honoré. Il a vingt ans ! À cet âge, Stendhal était un homme. À seize ans
et demi il avait quitté Grenoble. Un an plus tard il passait le Saint Bernard
avec l’armée de Bonaparte et arrivait à Milan, l’inoubliable, où il était, avant
ses dix-huit ans, promu sous-lieutenant au 6e Dragon.
Honoré ne s’éloignera jamais de sa famille. Question de lieu, de milieu.
D’époque aussi : il n’a pas eu l’occasion, comme son père Bernard-François,
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de couper, à douze ans, les amarres avec une famille de laboureurs du Tarn,
abondante en enfants et pauvre d’argent, chez qui, ayant fait carrière à Paris
et à Tours, il ne remit jamais les pieds. Balzac me pardonnerait, et vous aussi,
j’espère, de prolonger aussi tard son enfance, lui qui parle des « délicieuses
timidités des grands enfants de vingt ans ».

Première tentative de libération. Il refuse d’être notaire et de suivre


sa famille à Villeparisis. Il obtient d’elle une sorte d’année probatoire d’où
il sortira écrivain : mansarde, froid, misère et, pour finir, une tragédie,
Cromwell, qui est lue devant le conseil de famille et pour laquelle on sollicite
l’avis de deux spécialistes, amis d’amis : le grand acteur Lafon, qui trouve
la chose injouable, et Mr Andrieux, professeur au Collège de France et
membre de l’Institut qui déclare : « L’auteur doit faire quoi que ce soit,
excepté de la littérature ». La libération viendra pourtant de la nécessité où

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est le malheureux auteur de rallier Villeparisis. Car il y rencontre Mme de
Berny. La suite est connue : il a 23 ans, elle en a 45 et vit séparée de son
triste mari, entourée de ses enfants (elle en a eu 9, 2 sont morts dont un aurait
l’âge d’Honoré). Elle devient pour lui une maîtresse et une mère. Il l’appelle
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« maman », comme Rousseau appelait Mme de Warens. Elle l’appelle « son


enfant » ou « son fils d’amour ». La rencontre avec Mme de Berny nous livre
la blessure essentielle de l’enfant Honoré : un besoin, jamais assouvi
jusqu’alors, de tendresse maternelle. Ce qui explique que les jeunes filles ne
semblent pas l’avoir attiré dans son adolescence, ni plus tard, et qu’il leur
ait préféré le commerce de femme plus âgées qui avaient connu le monde et
la vie et lui apportaient cette éducation que « seule, dit-il, peut donner une
mère et qui se reconnaît tout de suite chez un homme ». Mme de Berny lui
donne cette éducation et elle croit à son destin d’écrivain.
C’est de cet écrivain qu’il est temps de nous occuper maintenant. Relisons
ensemble la Comédie humaine. C’est là, aurait dit Balzac, qu’est la réalité.

Dans les œuvres alimentaires écrites sous divers pseudonymes qui


précèdent, de 1820 à 1829, l’entrée en scène de l’auteur de la Comédie
humaine, il est curieux que l’on trouve peu de références aux souffrances
personnelles de l’enfant Honoré. C’est à ses sœurs qu’il pense d’abord, à
la pauvre Laurence en particulier, mal mariée, phtisique qui ne rencontre
chez sa mère qu’indifférence et meurt misérablement en 1825. Balzac écrira
vingt ans plus tard : « Ma mère a tué Laurence ».
Devenu un temps imprimeur, Balzac trouve tout de même le temps
d’écrire une première Physiologie du mariage qui traite de l’incontournable
adultère. À cette date il sait sans doute depuis deux ou trois ans que son frère
Henry est le fils de Mr de Margonne, le propriétaire de Saché : un enfant
de l’amour, comme on dit. C’est l’enfant d’un mariage sans amour qui écrit :
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« Ce mot “amour” appliqué à la production de l’espèce est le plus odieux


blasphème que les mœurs modernes aient appris à proférer ». L’intermède
commercial se solde par une faillite. Mme de Balzac, « femme de devoir »
prête une grosse somme que son fils ne parviendra jamais à lui rendre et qui
fera d’une mère déjà peu maternelle, une créancière acariâtre.
Et Honoré revient à la littérature.

Ce sont Les Chouans, roman historique et pas du tout autobiographique


qu’en 1829 il signe pour la première fois de son nom, Honoré Balzac, et cela
trois mois avant la mort de son vieux père. On a remarqué qu’un certain
nombre de grands écrivains n’avaient osé se livrer qu’après la disparition
du père. Bernard-François n’était pas un père bien encombrant. Mais enfin,
c’est maintenant lui, Honoré de Balzac, qui va illustrer un nom et une
particule qui sont deux pures inventions paternelles. Liberté, mais aussi

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remords de n’avoir pas assez respecté un père, à vrai dire – mais le savait-
il ? – pas toujours parfaitement respectable ! Balzac a écrit : « Juger son père
est un parricide », et, en 1830, deux de ses nouvelles, El Verdugo et l’Elixir
de longue vie ont pour sujet un parricide. Il est vrai que l’on est en pleine
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époque de littérature frénétique. Faut-il parler de « meurtre rituel du père ».


Je ne sais, mais à coup sûr, la mort de Bernard-François a profondément
remué son fils. En 1820, il écrivait à Laure qu’il était vraiment dommage de
ne pouvoir « mettre en roman » leur famille, « une famille de fiers originaux ».
Il le peut maintenant, mais ce n’est pas à titre de « fiers originaux » qu’ils
paraîtront dans les Scènes de la vie privée dont le drame familial va être,
pendant cinq ans surtout, le véritable fil rouge.
Pendant cinq ans il va revivre les blessures de l’enfance comme si elles
s’étaient soudain rouvertes. Se racontant, toujours sous le masque, tout au
long, tantôt par bribes, par allusion, par lapsus et dans des premiers jets
rejetés. Peut-être pour rassembler les morceaux d’une identité que le manque
d’amour maternel l’a empêché de forger. Assurément pour retrouver le calme,
suivant le conseil que Pauline de Villenoix donne au fragile Louis Lambert,
trop ému par la récit d’un drame familial : « Louis, écris cela, tu donneras
le change à la nature de cette fièvre ». Fiévreusement, consciemment et
souvent inconsciemment, il se délivre des mauvais souvenirs, ressentiments,
hantises et fantasmes de l’enfant mal aimé et du collégien malheureux,
jusqu’à ce que le Lys dans la vallée reconstitue dans l’ordre l’histoire
complète d’une enfance meurtrie.
Le premier grief contre sa mère, c’est de lui avoir préféré le fils adultérin.
Dès 1830, l’adultère et ses terribles conséquences sont dénoncés dans les
Dangers de l’inconduite (le futur Gobseck) et dans Une double famille. Mais
c’est dans le Doigt de Dieu que se lit le mieux, la blessure inguérissable.
La genèse de cette courte scène est intéressante : Henry, trop gâté, vantard
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et paresseux, n’est bon à rien. La famille a recours au remède du temps,


l’embarquer pour les îles, afin de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle
et d’or dans son escarcelle. Henry s’embarque pour Maurice le 21 mars 1831.
Six jours plus tard paraît, dans la Revue de Paris, le Doigt de Dieu.
Le narrateur y joue le rôle du piéton de Paris observateur curieux des
inconnus rencontrés : il a suivi un jeune et beau couple qu’il devine irrégulier,
se promenant avec deux jeunes garçons dans le jardin des Gobelins où coulait
alors la Bièvre. Toutes les cajoleries des parents sont pour le cadet, joli
bambin de six ans, blond aux yeux verts. Le petit remarque la mauvaise
humeur de son aîné et lui offre gentiment son joujou qui lui est brutalement
refusé (Peut-être Honoré refusait-il aussi le cerf-volant !). Or, profitant d’un
moment d’inattention des parents, l’aîné, Francisque, pousse son petit frère
sur les pierres aiguës du talus : l’enfant roule, tombe à l’eau et se noie.
Francisque a vengé son père et lui-même en tuant le fils adultérin. Et le

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narrateur de conclure : « Je frissonnai en contemplant la mère. Quel épouvan-
table interrogatoire son mari, son juge éternel, n’allait-il pas lui faire subir.
Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible ».
Bernard-François n’était pas du genre « juge éternel », Honoré n’avait
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pas poussé Henry dans la Loire, mais on devine ici la pulsion criminelle qu’a
dû ressentir le mal aimé à l’égard du trop aimé. Aveu tardif ? Vengeance
rétrospective ? À coup sûr, mise en accusation d’une mère adultère et qui lui
préfère un petit imbécile. L’année suivante, lorsque le romancier relit sa
courte scène pour l’inclure dans la Femme de trente ans, Francisque, tout
en gardant la chevelure et les yeux bruns, le teint olivâtre et le caractère
énergique de Balzac, devient une petite fille, Hélène.
L’histoire ne s’arrête pas là : le dernier chapitre de la Femme de trente
ans s’intitule l’Expiation : la mère coupable ne peut empêcher l’inceste entre
Moïra, sa fille chérie, elle aussi adultérine, et son demi-frère, fils légitime
de l’amant. Cette année 1832, il poursuit la vengeance contre sa mère qu’il
soupçonne d’un autre adultère. Dans la Grande Bretèche, l’expiation vient
de la mort lente infligée à l’amant emmuré vivant par le mari sous les yeux
de sa femme. Les ratures révèlent le nom de l’amant, Ferdinand Herrera,
dont nous avons déjà parlé. Autre expiation dans le Grand d’Espagne où
la femme infidèle est mutilée par son époux. Ce sont là, comme l’écrira Félix
de Vandenesse dans le Lys « les représailles » des grands enfants qui se
souviennent d’avoir été blessés et qui souffrent encore.
Mais Balzac n’en a pas fini avec Henry. Survivant à sa noyade
romanesque, il débarque en juin 1834 sans le sou et flanqué d’une épouse
et du fils qu’elle a eu d’un premier mariage. La famille Balzac se mobilise.
Surville lui trouve un emploi, Balzac est parrain d’un enfant que lui donne
sa femme et à qui il donne, lui, son prénom d’Honoré. Mais bientôt sœur,
beau-frère et parrain tombent d’accord qu’Henry n’a ni esprit, ni spécialité,
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DES SOUFFRANCES DU JEUNE HONORÉ

ni énergie, qu’il n’y a rien à en tirer. Et Mme Balzac ne peut pas dire grande
chose en faveur du fils chéri, car elle a vendu son dernier bien pour le sauver.
Donc rembarquement d’Henry et de sa petite famille. Mais le bon parrain
n’avait pas attendu ce dénouement pour sentir se raviver dès le retour du
frère, la vieille rancœur. En témoigne Un drame au bord de la mer, écrit
dès l’été 1834 : un pauvre pêcheur du Croisic et sa femme ont trop gâté un
fils unique et adoré qui devient un délinquant. Sans attendre l’intervention
de la justice, le père, se faisant justicier, entraîne son fils sur la mer et le
noie. La mère meurt de chagrin.

La même année que le Doigt de Dieu, paraît la Peau de chagrin où


quelques mots du récit que fait de son enfance Raphaël de Valentin évoquent
le collège, « ses malheurs fictifs et ses joies réelle » et dédient même un
souvenir attendri aux « légumes du vendredi » (le manuscrit dit « les

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vêpres »). Mais un an plus tard, contemporain de la Femme de trente ans,
Louis Lambert dévoile un Vendôme noir, à la fois couvent, caserne et prison.
Balzac paraît ici dans le rôle de l’auteur d’une Notice biographique consacrée
à l’ami avec lequel il a passé ses dernières années vendômoises, Louis
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Lambert, un enfant génial, doué de ce don de seconde vue que revendique


Balzac écrivain. Le goût commun aux deux inséparables pour la lecture et
la méditation, qui remplace souvent chez un enfant l’affection parentale, leur
aliène maîtres et camarades.
Il va de soi que les blessures de Louis, double imaginaire, ce sont bien
celles d’Honoré : « blessures de la chair et de l’âme », écrit-il. De la chair,
ces engelures, gerçures, crevasses que seule une mère, écrit le narrateur,
saurait éviter ou soigner ; la férule, le cachot, les heures d’enfermement,
pendant la récréation, passées à écrire l’interminable pensum. Louis a l’épi-
derme fragile et une « perfection des sens », un odorat surtout qui fait pour
lui un supplice de « ce fumier d’une insupportable puanteur », de « cet humus
collégial » fait de boue, de restes de nourriture gardés dans les casiers, de
corps et de linge sales. J’en passe ! Blessures de l’âme : le cruel bizutage,
le mépris que vaut aux deux amis l’absence de subsides parentaux, l’incom-
préhension des maîtres lisant à haute voix, pour faire rire leurs camarades,
les devoirs où ils ont mis le meilleur d’eux-mêmes. Et, pour finir, le vol
par leurs condisciples de la cassette qui contient la fameuse Théorie de la
volonté, la clé qu’il faut livrer au père Haugoult, le manuscrit moqué, jeté,
perdu. Louis est un enfant « enveloppé de souffrance », « une âme esclave ».
Est-il besoin de dire que l’on a des témoignages d’anciens de Vendôme
très contents de leur bon vieux collège : la férule n’y était plus utilisée, les
cages-prisons restaient vides etc. Dans les éditions suivantes de Louis
Lambert, Balzac lui-même a mis un bémol au procès intenté à Vendôme.
Peu importe ce qu’on appelle « la réalité », ce qui est vrai, c’est la souffrance
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revécue en ce triste printemps 1832 où Balzac sent roder la folie que lui
imputent déjà de bons confrères et où il tente en se racontant d’exorciser le
destin de Louis Lambert sombrant dans une sorte de folie mystique. Menace
qu’Honoré a sans doute déjà sentie à Vendôme. On se souvient de ce « coma »
qui lui fait brusquement quitter le collège. Dans son Dans Balzac, Pierre
Citron, relisant la nouvelle Sarrasine, s’autorise de la ressemblance entre
la famille du sculpteur Sarrasine et celle de Balzac pour continuer le parallèle
entre les deux artistes, l’écrivain et son double. Or Sarrasine, juste avant
Pâques, est chassé de son collège de Jésuites pour avoir sculpté un Christ
obscène. Le rapport des âges et des dates invite Pierre Citron à se demander
si Honoré ne s’est pas rendu coupable de quelque faute grave, d’un texte
sacrilège, et si son départ n’a pas été un renvoi. Mais cette faute grave ne
serait-elle pas celle que la médecine, à partir du livre du D r Tissot, Véritable
traitement des habitudes et plaisirs secrets ou l’onanisme chez les deux sexes

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(1790), considérera pendant un siècle comme très dangereux pour la santé.
Ce qu’illustre dans le Médecin de campagne (écrit la même année que Louis
Lambert) le diagnostic du D r Benassis sur l’état de santé du lycéen Hadrien
Genestas ? S’il en a été ainsi pour le collégien Balzac, le pauvre Honoré
serait revenu dans sa famille déjà peu accueillante bien coupable et honteux.
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En 1835 paraît le Lys dans la vallée. C’est un récit à la première personne


– une longue lettre – fait par Félix de Vandenesse. dont la biographie est
littéralement calquée sur celle, véritable, de Balzac, encore que l’auteur se
soit véhémentement défendu, dans sa préface, d’avoir fait là son autobio-
graphie, et que le manuscrit prouve que l’histoire de l’enfance, il l’a écrite
après coup, comme malgré lui. Donc mêmes blessures. Seul change le milieu,
bourgeois d’un côté, aristocratique de l’autre. Mis en nourrice dès sa
naissance Félix y est « quasiment oublié ». Pas la moindre visite des parents.
Et quand il revient dans sa famille, « j’y comptais, dit-il, pour si peu de chose
que j’y subissais la compassion des gens ». Punitions injustes à la maison,
et à la pension où on le conduit (comme Honoré à la pension le Guay, dont
Laure se contente de citer le nom), méchanceté des enfants de la petite
bourgeoise qui, grassement nourris des célèbres rillons de Tours, se moquent
du maigre panier du petit aristocrate.
À huit ans, Félix est mis chez les Oratoriens (ceux de Pont-le-Voy) : pas
d’argent de poche – et là aussi autre son de cloche que chez Laure – ni parents
ni sœurs ne répondent au souhait, exprimé dans des lettres touchantes de les
voir assister à la distribution des prix. Puis le lycée, l’absence d’argent de
poche et l’enlèvement par sa mère au printemps 1814, mais suivi ici d’une
tentative de suicide déterminée par l’inexorable dureté de Mme de Vande-
nesse, tentative – on a des témoignages – qui fut celle d’Honoré lui-même.
Tout le monde connaît la suite. À vingt ans, Félix qui ne s’est pas encore
développé physiquement, habillé au rabais par sa mère, est délégué, faute
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de mieux, pour représenter la famille à la soirée donnée pour le passage à


Tours du Duc d’Angoulême. La pulsion qui jette Félix sur la gorge de sa
voisine au beau décolleté n’est pas uniquement la pulsion sensuelle qui
s’empare de Raphaël de Valentin ou de Louis Lambert à l’Opéra, mais le
mouvement de l’enfant qui se jette sur le sein maternel. Félix, jeune Œdipe,
avouera à Mme de Mortsauf qu’il l’aime « comme une mère secrètement
désirée ». Ce que Balzac reproche en effet à sa mère, c’est de l’avoir volon-
tairement et au prix d’un mensonge maintenant prouvé, privé du sein
maternel, et il forme pour dire l’allaitement par une femme stipendiée,
l’expression de « sein amer ». Rousseau est peut-être pour quelque chose
dans cela, mais aussi cette intuition, ou confidence d’une amie, que souvent
le sentiment maternel ne naît pas chez une femme pendant qu’elle attend son
enfant – surtout si elle a été mariée sans amour – mais lorsqu’elle l’allaite.
Dans l’Enfant maudit se crée ainsi un lien très fort entre Étienne d’Hérouville

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et sa mère qui l’a nourri longtemps pour le sauver et qui le soigne, écrit
Balzac, « comme un amant ». Sept ans plus tard dans les Mémoires de deux
jeunes mariées, Renée de l’Estorade écrit à son amie Louise de Chaulieu :
« Enfanter, ce n’est rien, mais nourrir c’est enfanter ».
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La complète autobiographie sous le masque qu’est le Lys n’éteint pas


le procès que Balzac n’a cessé de faire à sa mère. Sur le thème obsédant
de l’injuste préférence pour l’un des enfants, il ne cessera de composer
des variations. Ici (Les Marana) une mère admirable qui préfère l’enfant
naturel mais réserve pourtant ses meilleures caresses au fils légitime pour
le soustraire à la mauvaise influence du père. Là (l’Enfant maudit) deux
enfants légitimes, mais l’aîné, considéré par son père comme un enfant
illégitime parce que prématuré, le cadet élevé par son affreux soudard de
père ... et qui se noie à vingt ans sans qu’on ait besoin de le pousser. Ailleurs
(le lys) deux fils légitimes aussi, mais l’aîné est le seul aimé car il porte tous
les espoirs de la famille. Et plus tard entre les fils un interminable procès
Vandenesse contre Vandenesse. Dans la Rabouilleuse (1841) une bonne mère,
veuve et un peu sotte, deux fils légitimes, l’aîné préféré car il est beau garçon
et brave militaire, mais qui devient un très mauvais sujet. Mais ici la mère
finit par reconnaître le cœur et le génie de l’excellent cadet, le futur grand
peintre Joseph Bridau.

Rien d’émouvant comme cette reconnaissance finale que Balzac imagine,


souhaite, implore de sa propre mère. En même temps que, doublant son
« immense besoin de filialité trompée », se fait jour un immense besoin de
fraternité trompée. Et qu’il trompe en imaginant des frères qui s’aiment
malgré la préférence de la mère pour l’un d’eux (Mémoires de deux jeunes
mariées), deux frères illégitimes qui s’adorent (la Grenadière) ou les jumeaux
48 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

d’Une ténébreuse affaire qui ne font qu’un et meurent à la même heure.


L’écrivain soigne les blessures du vieil enfant. Et même le triste héros d’Un
début dans la vie (1842) en qui on reconnaît Henry devient un adulte très
convenable. Le romancier ne cesse de refaire l’histoire en créant aussi
d’excellentes mères, comme la comtesse des Proscrits qui, longtemps séparée
de son fils peut enfin le reconnaître, et, pour le jeune homme c’est le ciel
qui s’ouvre. Ou la mère, tendre et spirituelle, de l’illégitime Albert Savarus
qui élève parfaitement son fils. Il n’est pas jusqu’à la très légère Duchesse
de Maufrigneuse qui, devenue princesse de Cadignan, ne se montre une mère
parfaite. Quant à la mondaine marquise d’Espard, elle est sans haine et sans
préférence, tout simplement enchantée, quand elle se sépare de son mari, de
lui laisser ses deux grands fils dont l’âge dénoncerait le sien. Variation
intéressante, car ici le père remplace parfaitement la mère, élevant très bien
ses enfants dont il est aimé. Peut-être faut-il lire ici le regret que Mme Balzac

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n’ait pas laissé au bon Bernard-François l’éducation de ses enfants. Petite
preuve : l’auteur de l’Interdiction a prêté au marquis d’Espard un des dadas
de son père : son très grand intérêt pour la civilisation chinoise !
Question : Mme Balzac lisait-elle les ouvrages de son fils, elle qui a
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souvent transporté dans son cabas, les manuscrits, placards et épreuves pour
les porter chez l’imprimeur en l’absence de Balzac et qui lui a même parfois
servi de secrétaire. N’a-t-elle pas frémi en lisant La Femme de trente ans, la
Grande Bretèche, le Lys, la Rabouilleuse? Il faut croire que non. Elle n’aimait
pas son fils. Jusqu’au bout, testament compris, elle lui préféra le déplo-
rable Henry, elle enterrera Honoré et lui survivra.

À cinquante ans, Balzac lui écrit : « Moi qui devrais être un sujet d’orgueil
pour toi », « moi, ton glorieux fils, plein de sentiments respectueux ». Il se
plaint qu’elle lui ait écrit « une lettre-pénitence qui [lui] a fait l’effet des
regards irrités et fixes avec lesquels elle terrifiait ses enfants quand [il] avait
quinze ans ». Dans ses Lettres à Mme Hanska, il se plaint que sa mère ne
cesse de l’« humilier », qu’elle ne lui réserve que des accueils « haineux ».
Il dit « mourir de ne pas être aimé ». Et encore : « c’est à la fois un monstre
et une monstruosité. Elle me hait pour bien des raisons, elle me haïssait avant
que je ne fusse né. Elle ne me pardonne pas ses fautes. Ma mère est l’auteur
de tous mes maux ». À cinquante ans, le médecin de la famille, le D r
Nacquart, l’a vu « trembler » devant Mme Balzac qu’il dit « méchante ».
Ce devait être vrai. Aussi, débordant le personnage de mère sans cœur et
partiale, le dernier avatar littéraire de Mme Balzac est, de l’aveu même du
romancier, une vieille fille, laide et haineuse, l’horrible cousine Bette, la
dernière création de Balzac (1846).
Et le terrible, c’est que Balzac aime la famille. Ce n’est pas lui qui dirait :
« Familles, je vous hais ». Jamais il ne s’est ouvertement révolté. Jusqu’à
ROSE FORTASSIER • DU BON USAGE PAR LE ROMANCIER BALZAC 49
DES SOUFFRANCES DU JEUNE HONORÉ

sa mort il a vu sa mère, l’a prise chez lui à deux reprises et lui a confié
pendant son long séjour en Ukraine, la garde de la Folie-Beaujon. Jusqu’à
sa mort il a aidé son stupide frère qui s’enfonçait, en usant de son crédit près
du gouverneur de la Réunion.
Bien avant la fameuse phrase de l’Avant-propos de la Comédie humaine
qui donne, dans la société, la priorité à la famille sur l’individu, il avait assis
ses Études de mœurs sur ces scènes de la vie privée qui sont souvent des
scènes de fin d’enfance, d’une enfance qui détermine toute la vie.

J’en viens à mon dernier point. Ce sera court. Eugène Delacroix se recon-
naissait en Louis Lambert, et pas seulement parce qu’il était lui aussi un
génie. Il reconnaissait en lui « presque tous les enfants ». Avec la même
générosité Balzac a reconnu dans ses propres blessures celle de beaucoup
d’enfants. Il a eu pitié de ce pauvre petit être entièrement dépendant de ceux

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qui ont à charge de l’aider à s’épanouir. Pour dire « les mille souffrances
de l’enfance « il trouve des images émouvantes souvent empruntées au règne
végétal : à la graine tombée dans un sol dur et caillouteux », à la plante « dont
les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses », aux fleurs
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« atteintes par la gelée au moment où elles s’ouvrent ». On trouve chez Balzac


ce mot terrible : « le père et la mère tuent presque toujours, moralement
parlant, leurs enfants ». C’est lui qui a inventé en France avec Pierrette, le
roman de l’enfance malheureuse, avant Cosette et ces victimes de leur mère
que seront Poil de Carotte et Jacques Vingtras.

Cet enfant menacé, le Balzac de vingt ans, bien avant d’évoquer ses
propres souffrances, avait réfléchi à sa sauvegarde. Plus tard, quand prend
forme son projet de Comédie humaine, les Études analytiques (sommet de
la pyramide) devaient commencer par une Anatomie (ou Analyse) des corps
enseignants qui comprendrait « l’examen philosophique de tout ce qui influe
sur l’homme, avant sa conception, pendant sa gestation, après sa naissance
et depuis sa naissance jusqu’à vingt-cinq ans, époque à laquelle l’homme
est fait ».
Balzac a deviné l’importance de la vie utérine. Il s’est posé des ques-
tions sur l’hérédité, sur la génération et sur ces « hasards de la création »
qu’il souhaite voir pallier. Il a lu les médecins, Génération de l’homme
de Demongeon et d’un médecin au nom balzacien avant la lettre, le D r de
Rubempré les Secrets de la génération qui mettent les parents en posses-
sion de produire des petits génies, ou du moins de perpétuer leur nom
par un héritier mâle. Il a lu le D r Virey qui, selon la médecine misogyne de
temps, lui fournit, pour la future maman, la distinction entre la nourri-
ture riche qui fait les garçons et la nourriture débilitante qui fait les filles.
Distinction à laquelle dans un texte curieux que j’ai retrouvé et publié,
50 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

il donne la force de l’aphorisme et de la recette : « La marée donne les filles,


la viande fait les garçons ». La recette est mauvaise, mais louable l’intérêt.
Comme l’est celui qu’il porte, en lecteur inconditionnel de Sterne, à « l’art
de l’accouchement », « plus important, écrit-il que toutes les sciences et les
philosophies ».
Si nous n’avons pas le texte de l’Anatomie, les Études de mœurs nous en
offre du moins par avance les illustrations. Dans les Mémoires de deux jeunes
mariées Renée de l’Estorade développe de façon charmante « le grand art
de la maternité », nous faisant assister aux jeux des enfants dans le lit de leur
mère où ils ont grimpé, à la toilette faite par la maman et la nurse anglaise
du fragile épiderme des babies, l’épongeage au « papier brouillard » (notre
Kleenex, je suppose). Puis à l’habillage coquet, à la promenade, aux jeux en
liberté. Pendant ces éclats, la mère suivant les conseils du jeune Balzac
célibataire, « veille avec scrupule aux jeux et aux caprices de l’enfant pour

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y deviner la route tracée par la Nature à l’homme ». Pour l’orienter, dirions-
nous !
Heureux enfants Lestorade. Mais l’aîné approche de l’âge de raison et la
mère s’inquiète : « Quand je songe qu’il faudra mettre au collège un enfant
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comme Armand, que je n’ai plus que trois ans et demi à garder, il me vient
des frissons. L’Instruction fauchera la fleur de cette enfance bénie à toute
heure, dénaturalisera ces grâces et ces adorables franchises [...]. Que fera-
t-on de cette âme d’Armand ? » Balzac a répondu par avance à ces craintes
dans Louis Lambert et dans d’autres écrits, et ce n’est guère rassurant.
Mais Balzac romancier s’offre une fois encore une belle revanche sur sa
triste enfance. Que l’on se rassure ! Armand, lui, s’en tirera. Quand les études
appellent à Paris mère et enfants près du père député, Armand est externe
à Henry IV; il dîne tous les soirs en famille, il est très couronné à la distri-
bution des prix et emporte même un prix au Concours Général. Qui dit
mieux ?

Concluons. Par chance Balzac possède la « faculté souveraine » de voir


toujours les deux aspects des choses. Il sait qu’une éducation peut être aussi
vicieuse par excès de tendresse et d’indulgence. Il va plus loin. Son double,
le D r Benassis avoue, dans un premier jet : « une enfance toute malheu-
reuse avait développé dans mon âme une énergie qui me permettait de
tout tenter, parce que j’avais appris à tout souffrir ». Et Balzac lui-même :
« la souffrance doit être la substance de toute bonne éducation ». Et encore :
« Le talent doit être nourri de larmes ».
Aussi, un an avant de mourir, il donne quitus à celle qui l’a « nourri
de larmes ». Il lui écrit d’Ukraine le 22 mars 1849 : « Dieu et toi savez bien
que tu ne m’as pas étouffé de caresses ni de tendresse depuis que je suis
au monde. Et tu as bien fait, car si tu m’avais aimé comme tu avais aimé
ROSE FORTASSIER • DU BON USAGE PAR LE ROMANCIER BALZAC 51
DES SOUFFRANCES DU JEUNE HONORÉ

Henry, je serais où il est et, dans un sens, tu as été une bonne mère
pour moi ». Car l’énorme ambition réalisée qu’est la Comédie humaine est,
en partie, la revanche du mal aimé et, « dans un sens », ses blessures
d’enfance ont sans doute été, pour reprendre un titre connu, « un merveilleux
malheur ».

Rose FORTASSIER
Professeur émérite à l’université de Lyon
Membre du Comité de la société d’Études Balzaciennes
121 boulevard Soult
75012 Paris

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Rose Fortassier – Du bon usage par le romancier
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Balzac des souffrances du jeune Honoré

Résumé : C’est dans des biographies sous le masque que


Balzac romancier se venge et se libère de ses souffrances
d’enfant à qui une mère sans cœur a toujours préféré un frère
adultérin et nul. Hanté jusqu’à sa mort par ce manque d’amour
et pour le compenser, il a aussi multiplié les figures de mères
sublimes et de frères qui s’aiment. Il a été le premier romancier
de l’enfance malheureuse (Pierrette). Enfin, dans les Études
analytiques qui devaient être le couronnement de la Comédie
Humaine, il s’est penché en médecin sur le sort de l’enfant et
a fait œuvre de pionnier en donnant une place à la vie utérine,
aux premiers soins et à la toute première éducation.
Mots-clés : Autobiographie – Frère adultérin – Allaitement
maternel – Père et parricide – Préférences maternelles –
Eugénisme – Vie utérine.

Rose Fortassier – About the good use made by the


novelist Honoré de Balzac of the sufferings of the
young Honoré

Summary : It is in the biographies under the mask that the


novelist Balzac has his revenge and frees himself from his
childhood sufferings to whom a heartless mother always
preferred a worthless adulterine brother. Haunted until death
by this lack of love and so as to compensate it, he also multi-
plied the figures of sublime mothers and brothers loving each
52 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

other. He was the first novelist of unhappy childhood


(Pierrette). At last, in the Analytical studies that ought to
become the crowning of his Humane comedy, he studied, as if
a doctor, the fate of children : his work was pioneering as he
gave room to uterine life, first cares and primary education.
Key-words : Autobiography – Adulterine brother – Breast
feeding – Father and parricide – Maternal preferences –
Eugenism – Uterine life.

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