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DU JEUNE HONORÉ
Rose Fortassier
2003/4 no 12 | pages 39 à 52
ISSN 1628-9676
ISBN 284795015X
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Rose Fortassier
« blessé », même s’il n’a pas écrit, comme l’a fait, sous un pseudonyme trans-
parent, son confrère Stendhal dans Vie de Henry Brulard, qu’il avait été « un
pauvre petit bambin persécuté, toujours grondé à tout propos », que son
enfance avait été « une époque continuelle de malheurs et de désirs de
vengeance », « une enfance d’esclave ».
L’enfance de Balzac, on ne l’a longtemps connue que par la biographie
consacrée à son illustre frère par Laure de Surville. Or Laure qui écrivait des
histoires pour la jeunesse, et qui avait le sens de la famille et de la respec-
tabilité, a composé un récit très conventionnel. Mais son petit art de la litote
n’arrive pas à cacher les misères de l’enfant. Honoré « enfant blessé », nous
le connaissons vraiment depuis que les balzaciens, il y a un demi-siècle,
se sont mis à interroger à la loupe les manuscrits et leurs indiscrètes ratures,
à comparer les éditions d’une même œuvre, à lire celle non expurgée
des Lettres à Mme Hanska, et à faire évidemment appel aux découvertes
de la psychanalyse.
Dans un premier temps, je résumerai le récit de Laure, augmenté de
quelques documents sûrs.
Balzac naît à Tours en mai 1799. C’est son père, Bernard-François qui,
la mère s’étant complètement désintéressée de la question, lui choisit un
prénom... en consultant le calendrier. Ce sera Honoré, Honoré, et c’est tout.
L’aîné des enfants Balzac, mort à l’âge de trente-deux jours, s’appelait Daniel-
François et les trois enfants encore à naître auront droit, en plus de leur propre
prénom, à celui d’un parent ou d’une marraine. Bon, ce n’est point là une
verte d’une lettre adressée en 1818 à Mme Balzac par Ferdinand Herrera,
comte de Prado-Castellane. C’était un de ces nobles espagnols réfugiés en
France, à Tours, et qui, lorsque les troupes napoléoniennes envahirent
l’Espagne, devint prisonnier sur parole. Il fréquente le salon de la mondaine
Mme Balzac, en est amoureux, et sans doute un peu plus que cela. La lettre
rappelle qu’au début de mars 1814, il a retrouvé sa bien-aimée à Paris où
elle était venue chercher Honoré à la veille de la chute de l’Empire. Qu’en
a su le fils ?
Quelques mois plus tard, les parents quittent définitivement Tours pour
Paris et Balzac regagne sa pension et Charlemagne. Certains de ses condis-
ciples promis à la célébrité se font déjà remarquer et ont droit à la considé-
ration des professeurs. Blessure sans doute pour Honoré, élève médiocre
et souvent privé de sortie par sa mère, mécontente de ses résultats.
À dix-huit ans, c’est avec l’accord de ses parents, qui l’hébergent main-
tenant, qu’Honoré passe dix-huit mois successivement dans une étude
d’avoué puis de notaires voisins, tout en suivant les cours qui feront de lui
en 1819 un bachelier en droit.
Nous aurions dû arrêter depuis longtemps l’enfance-adolescence
d’Honoré. Il a vingt ans ! À cet âge, Stendhal était un homme. À seize ans
et demi il avait quitté Grenoble. Un an plus tard il passait le Saint Bernard
avec l’armée de Bonaparte et arrivait à Milan, l’inoubliable, où il était, avant
ses dix-huit ans, promu sous-lieutenant au 6e Dragon.
Honoré ne s’éloignera jamais de sa famille. Question de lieu, de milieu.
D’époque aussi : il n’a pas eu l’occasion, comme son père Bernard-François,
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de couper, à douze ans, les amarres avec une famille de laboureurs du Tarn,
abondante en enfants et pauvre d’argent, chez qui, ayant fait carrière à Paris
et à Tours, il ne remit jamais les pieds. Balzac me pardonnerait, et vous aussi,
j’espère, de prolonger aussi tard son enfance, lui qui parle des « délicieuses
timidités des grands enfants de vingt ans ».
pas poussé Henry dans la Loire, mais on devine ici la pulsion criminelle qu’a
dû ressentir le mal aimé à l’égard du trop aimé. Aveu tardif ? Vengeance
rétrospective ? À coup sûr, mise en accusation d’une mère adultère et qui lui
préfère un petit imbécile. L’année suivante, lorsque le romancier relit sa
courte scène pour l’inclure dans la Femme de trente ans, Francisque, tout
en gardant la chevelure et les yeux bruns, le teint olivâtre et le caractère
énergique de Balzac, devient une petite fille, Hélène.
L’histoire ne s’arrête pas là : le dernier chapitre de la Femme de trente
ans s’intitule l’Expiation : la mère coupable ne peut empêcher l’inceste entre
Moïra, sa fille chérie, elle aussi adultérine, et son demi-frère, fils légitime
de l’amant. Cette année 1832, il poursuit la vengeance contre sa mère qu’il
soupçonne d’un autre adultère. Dans la Grande Bretèche, l’expiation vient
de la mort lente infligée à l’amant emmuré vivant par le mari sous les yeux
de sa femme. Les ratures révèlent le nom de l’amant, Ferdinand Herrera,
dont nous avons déjà parlé. Autre expiation dans le Grand d’Espagne où
la femme infidèle est mutilée par son époux. Ce sont là, comme l’écrira Félix
de Vandenesse dans le Lys « les représailles » des grands enfants qui se
souviennent d’avoir été blessés et qui souffrent encore.
Mais Balzac n’en a pas fini avec Henry. Survivant à sa noyade
romanesque, il débarque en juin 1834 sans le sou et flanqué d’une épouse
et du fils qu’elle a eu d’un premier mariage. La famille Balzac se mobilise.
Surville lui trouve un emploi, Balzac est parrain d’un enfant que lui donne
sa femme et à qui il donne, lui, son prénom d’Honoré. Mais bientôt sœur,
beau-frère et parrain tombent d’accord qu’Henry n’a ni esprit, ni spécialité,
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ni énergie, qu’il n’y a rien à en tirer. Et Mme Balzac ne peut pas dire grande
chose en faveur du fils chéri, car elle a vendu son dernier bien pour le sauver.
Donc rembarquement d’Henry et de sa petite famille. Mais le bon parrain
n’avait pas attendu ce dénouement pour sentir se raviver dès le retour du
frère, la vieille rancœur. En témoigne Un drame au bord de la mer, écrit
dès l’été 1834 : un pauvre pêcheur du Croisic et sa femme ont trop gâté un
fils unique et adoré qui devient un délinquant. Sans attendre l’intervention
de la justice, le père, se faisant justicier, entraîne son fils sur la mer et le
noie. La mère meurt de chagrin.
revécue en ce triste printemps 1832 où Balzac sent roder la folie que lui
imputent déjà de bons confrères et où il tente en se racontant d’exorciser le
destin de Louis Lambert sombrant dans une sorte de folie mystique. Menace
qu’Honoré a sans doute déjà sentie à Vendôme. On se souvient de ce « coma »
qui lui fait brusquement quitter le collège. Dans son Dans Balzac, Pierre
Citron, relisant la nouvelle Sarrasine, s’autorise de la ressemblance entre
la famille du sculpteur Sarrasine et celle de Balzac pour continuer le parallèle
entre les deux artistes, l’écrivain et son double. Or Sarrasine, juste avant
Pâques, est chassé de son collège de Jésuites pour avoir sculpté un Christ
obscène. Le rapport des âges et des dates invite Pierre Citron à se demander
si Honoré ne s’est pas rendu coupable de quelque faute grave, d’un texte
sacrilège, et si son départ n’a pas été un renvoi. Mais cette faute grave ne
serait-elle pas celle que la médecine, à partir du livre du D r Tissot, Véritable
traitement des habitudes et plaisirs secrets ou l’onanisme chez les deux sexes
souvent transporté dans son cabas, les manuscrits, placards et épreuves pour
les porter chez l’imprimeur en l’absence de Balzac et qui lui a même parfois
servi de secrétaire. N’a-t-elle pas frémi en lisant La Femme de trente ans, la
Grande Bretèche, le Lys, la Rabouilleuse? Il faut croire que non. Elle n’aimait
pas son fils. Jusqu’au bout, testament compris, elle lui préféra le déplo-
rable Henry, elle enterrera Honoré et lui survivra.
À cinquante ans, Balzac lui écrit : « Moi qui devrais être un sujet d’orgueil
pour toi », « moi, ton glorieux fils, plein de sentiments respectueux ». Il se
plaint qu’elle lui ait écrit « une lettre-pénitence qui [lui] a fait l’effet des
regards irrités et fixes avec lesquels elle terrifiait ses enfants quand [il] avait
quinze ans ». Dans ses Lettres à Mme Hanska, il se plaint que sa mère ne
cesse de l’« humilier », qu’elle ne lui réserve que des accueils « haineux ».
Il dit « mourir de ne pas être aimé ». Et encore : « c’est à la fois un monstre
et une monstruosité. Elle me hait pour bien des raisons, elle me haïssait avant
que je ne fusse né. Elle ne me pardonne pas ses fautes. Ma mère est l’auteur
de tous mes maux ». À cinquante ans, le médecin de la famille, le D r
Nacquart, l’a vu « trembler » devant Mme Balzac qu’il dit « méchante ».
Ce devait être vrai. Aussi, débordant le personnage de mère sans cœur et
partiale, le dernier avatar littéraire de Mme Balzac est, de l’aveu même du
romancier, une vieille fille, laide et haineuse, l’horrible cousine Bette, la
dernière création de Balzac (1846).
Et le terrible, c’est que Balzac aime la famille. Ce n’est pas lui qui dirait :
« Familles, je vous hais ». Jamais il ne s’est ouvertement révolté. Jusqu’à
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sa mort il a vu sa mère, l’a prise chez lui à deux reprises et lui a confié
pendant son long séjour en Ukraine, la garde de la Folie-Beaujon. Jusqu’à
sa mort il a aidé son stupide frère qui s’enfonçait, en usant de son crédit près
du gouverneur de la Réunion.
Bien avant la fameuse phrase de l’Avant-propos de la Comédie humaine
qui donne, dans la société, la priorité à la famille sur l’individu, il avait assis
ses Études de mœurs sur ces scènes de la vie privée qui sont souvent des
scènes de fin d’enfance, d’une enfance qui détermine toute la vie.
J’en viens à mon dernier point. Ce sera court. Eugène Delacroix se recon-
naissait en Louis Lambert, et pas seulement parce qu’il était lui aussi un
génie. Il reconnaissait en lui « presque tous les enfants ». Avec la même
générosité Balzac a reconnu dans ses propres blessures celle de beaucoup
d’enfants. Il a eu pitié de ce pauvre petit être entièrement dépendant de ceux
Cet enfant menacé, le Balzac de vingt ans, bien avant d’évoquer ses
propres souffrances, avait réfléchi à sa sauvegarde. Plus tard, quand prend
forme son projet de Comédie humaine, les Études analytiques (sommet de
la pyramide) devaient commencer par une Anatomie (ou Analyse) des corps
enseignants qui comprendrait « l’examen philosophique de tout ce qui influe
sur l’homme, avant sa conception, pendant sa gestation, après sa naissance
et depuis sa naissance jusqu’à vingt-cinq ans, époque à laquelle l’homme
est fait ».
Balzac a deviné l’importance de la vie utérine. Il s’est posé des ques-
tions sur l’hérédité, sur la génération et sur ces « hasards de la création »
qu’il souhaite voir pallier. Il a lu les médecins, Génération de l’homme
de Demongeon et d’un médecin au nom balzacien avant la lettre, le D r de
Rubempré les Secrets de la génération qui mettent les parents en posses-
sion de produire des petits génies, ou du moins de perpétuer leur nom
par un héritier mâle. Il a lu le D r Virey qui, selon la médecine misogyne de
temps, lui fournit, pour la future maman, la distinction entre la nourri-
ture riche qui fait les garçons et la nourriture débilitante qui fait les filles.
Distinction à laquelle dans un texte curieux que j’ai retrouvé et publié,
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comme Armand, que je n’ai plus que trois ans et demi à garder, il me vient
des frissons. L’Instruction fauchera la fleur de cette enfance bénie à toute
heure, dénaturalisera ces grâces et ces adorables franchises [...]. Que fera-
t-on de cette âme d’Armand ? » Balzac a répondu par avance à ces craintes
dans Louis Lambert et dans d’autres écrits, et ce n’est guère rassurant.
Mais Balzac romancier s’offre une fois encore une belle revanche sur sa
triste enfance. Que l’on se rassure ! Armand, lui, s’en tirera. Quand les études
appellent à Paris mère et enfants près du père député, Armand est externe
à Henry IV; il dîne tous les soirs en famille, il est très couronné à la distri-
bution des prix et emporte même un prix au Concours Général. Qui dit
mieux ?
Henry, je serais où il est et, dans un sens, tu as été une bonne mère
pour moi ». Car l’énorme ambition réalisée qu’est la Comédie humaine est,
en partie, la revanche du mal aimé et, « dans un sens », ses blessures
d’enfance ont sans doute été, pour reprendre un titre connu, « un merveilleux
malheur ».
Rose FORTASSIER
Professeur émérite à l’université de Lyon
Membre du Comité de la société d’Études Balzaciennes
121 boulevard Soult
75012 Paris