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Le jour triomphal
Lettre à Adolfo Casais Monteiro du 13 janvier 1935 sur la naissance des
hétéronymes :
« Un jour où j'avais finalement renoncé — c'était le 8 mars 1914 — je
m'approchai d'une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à
écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je peux. Et j'ai écrit trente et
quelques poèmes d'affilée, dans une sorte d'extase dont je ne saurai saisir la
nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d'autres
comme celui-là. Je débutai par un titre : O Guardador de Rebanhos (Le Gardeur de
troupeaux). Et ce qui suivit fut l'apparition en moi de quelqu'un, à qui j'ai tout de
suite donné le nom d'Alberto Caeiro. Excusez l'absurdité de la phrase : mon
maître avait surgi en moi » (lettre reproduite dans Pessoa en personne, José
Blanco éd., La Différence, 1986, p. 302).
Extrait
« S'il est un fait étrange et inexplicable, c'est bien qu'une créature douée
d'intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même opinion, toujours
cohérente avec elle-même. Tout se transforme continuellement, dans notre corps
aussi et par conséquent dans notre cerveau. Alors, comment, sinon pour cause
de maladie, tomber et retomber dans cette anomalie de vouloir penser
aujourd'hui la même chose qu'hier, alors que non seulement le cerveau
d'aujourd'hui n'est déjà plus celui d'hier mais que même le jour d'aujourd'hui n'est
pas celui d'hier ? Être cohérent est une maladie, un atavisme peut-être ; cela
remonte à des ancêtres animaux, à un stade de leur évolution où cette disgrâce
était naturelle.
Un être doté de nerfs moderne, d'une intelligence sans œillères, d'une sensibilité
en éveil, a le devoir cérébral de changer d'opinion et de certitude plusieurs fois
par jour.
L'homme discipliné et cultivé fait de son intelligence les miroirs du milieu ambiant
transitoire ; il est républicain le matin, monarchiste au crépuscule ; athée sous un
soleil éclatant et catholique transmontain à certaines heures d'ombre et de
silence ; et ne jurant que par Mallarmé à ces moments de la tombée de la nuit sur
la ville où éclosent les lumières, il doit sentir que tout le symbolisme est une
invention de fou quand, solitaire devant la mer, il ne sait plus que l’Odyssée.
Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels. Ceux qui ne font
pas attention aux choses, ne les voient guère que pour ne pas s'y cogner, ceux-là
sont toujours du même avis, ils sont tout d'une pièce et cohérents. Ils sont du bois
dont se servent la politique et la religion, c'est pourquoi ils brûlent si mal devant la
Vérité et la Vie.
Quand nous éveillerons-nous à la juste notion que politique, religion et vie en
société ne sont que des degrés inférieurs et plébéiens de l'esthétique —
l'esthétique de ceux qui ne sont pas capables d'en avoir une ? Ce n'est que
lorsqu'une humanité libérée des préjugés de la sincérité et de la cohérence aura
habitué ses sensations à vivre indépendantes, qu'on pourra atteindre, dans la vie,
un semblant de beauté, d'élégance et de sincérité. » (tiré de Chronique de la vie
qui passe, 5 avril 1915)
Être poète n'est pas une ambition que j'aie,c'est ma manière à moi d'être seul.
(Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes, trad. Armand Guibert, p.38, nrf
Poésie/Gallimard)
La mer est la religion de la Nature.
La science consiste à vouloir adapter un rêve plus petit à un rêve plus grand.
Définir la beauté, c'est ne pas la comprendre.