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Michel Bodin
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À toutes les époques, l’armée française eut recours à des soldats « indi-
gènes » dans ses territoires coloniaux mais, jusqu’à la guerre d’Indochine,
la Légion y échappa. Pourtant, pour faire face aux nécessités du conflit, fut
décidée l’introduction de réguliers indochinois dans la quasi-totalité des
formations légionnaires. On parla alors du « jaunissement ». Ce fut sans
aucun doute un des grands défis de la Légion en Extrême-Orient. Cette
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1. Sur l’ensemble de la question du jaunissement des fteo, voir Michel Bodin M., La France et
ses soldats, Indochine, 1945-1954, Paris, L’Harmattan, 1996, 286 p., et Leclerc et l’utilisation des autochtones
indochinois, Leclerc et l’Indochine, 1945-1947, Paris, Albin Michel, 1992, 433 p., p. 386 à 389.
2. shd/dat (service historique de la défense/département armée de terre), carton 10 H 183,
fiche (f.) no em/cc/faeo du 10 décembre 1949.
Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 237/2010
64 Michel Bodin
l’explique dans ses mémoires : « Je connais le légionnaire. Je suis sûr qu’il
s’entendra fort bien avec les Vietnamiens ; quant à ces derniers, fous de
fierté d’appartenir à la Légion, ils se battront encore mieux que les Blancs.
Toutefois, il ne faut pas exagérer le jaunissement ; je propose dans un
bataillon trois compagnies européennes comme autrefois et une quatrième
moitié vietnamienne moitié européenne. » On était en 19473. À l’instar de
l’opposition qui avait prévalu à la constitution d’unités d’artillerie, de cava-
lerie et de parachutistes, il y eut, dès le début de la guerre d’Indochine, une
véritable prévention contre l’entrée d’autochtones dans les unités légion-
naires du corps expéditionnaire.
Par conservatisme et par tradition, la Légion devait rester un corps d’in-
fanterie lourde voué à recevoir des « Blancs » qui recherchaient une autre
vie, un refuge ou un espoir. Introduire des Indochinois risquait de casser
l’esprit de corps et de la transformer en une espèce de Coloniale bis. Un
inspecteur n’hésitait pas à parler de « formations parasites extérieures à la
Légion » pour qualifier les unités « indigénisées ». Selon lui, rester dans la
tradition garantissait l’emploi de la Légion en tous lieux de l’Union fran-
çaise conformément à ses « missions centenaires ». Un rapport « exception-
nel » est particulièrement net à ce sujet : « La dilution du cadre normal des
sous-officiers d’un régiment pour l’encadrement d’une masse d’autochto-
nes rompt l’homogénéité d’un corps qui garantit par ses traditions la valeur
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classique15. Lever des autochtones rendait les relations avec les populations
plus aisées. Depuis 1947, chaque compagnie était théoriquement dotée
d’un interprète dépendant du cmillat. Cependant, le manque d’effectifs ne
permit ni un contrôle réel des connaissances des interprètes ni une réponse
aux besoins des unités, ce dont elles se plaignaient fréquemment16. Dans une
guerre où dans de nombreux secteurs, le but ultime était la pacification,
les contacts humains prenaient toute leur importance de sorte que si la
barrière de la langue ne tombait pas, tous les efforts devenaient vains. De
même, dans la contre-guérilla, le renseignement s’avère vital ; comment
l’obtenir sans liens avec les populations ou sans traducteurs pour interroger
les suspects ou les prisonniers ? Incorporer des autochtones tempérait la
rigueur des légionnaires pour lesquels, dans de nombreux secteurs, tout
indigène était « partisan » (terme provenant du langage couramment utilisé
sur le front russe pour désigner les résistants antiallemands et repris tout
autant que celui de « viet » dans les premiers temps de la guerre par les
légionnaires allemands). En effet, en plus d’une occasion, les légionnai-
res répondirent avec brutalité aux réalités de la guerre. Ils manquaient de
doigté dans les fouilles des villages, bousculaient parfois les villageois par
exaspération, certains diraient par racisme. Les autochtones baignant dans
l’atmosphère vietnamienne connaissaient mieux toutes les subtilités cultu-
relles des populations et toutes les ruses et astuces du Vietminh17. De plus,
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Les méthodes
des soldes (6 piastres par jour) et des primes (car la région était considé-
rée comme pauvre), la possibilité de faire vivre décemment les familles,
la menace du Vietminh et le prestige de l’uniforme32. Ces tournées de
recrutement étaient menées avec le concours des troupes de secteurs, mais
souvent aussi avec l’appui d’anciens tirailleurs et des chefs de villages. Le
recrutement se faisait ensuite avec des volontaires qui venaient spontané-
ment offrir leurs services pour des raisons très diverses : désir de vengeance
contre le Vietminh, haine des Vietnamiens des plaines, attrait de la solde,
recherche de l’aventure ou du prestige parfois pour des mobiles politiques
ou religieux, en particulier dans les régions habitées par les Khmers Kroms
(Cambodgiens de Cochinchine). Il n’était pas rare que des compagnies en
cours d’opérations ramènent avec elles des hommes qui voulaient fuir le
système vietminh et qui ne voyaient qu’une solution : partir avec la troupe
et s’engager. Enfin, pour la mise sur pied des unités mixtes, au départ, on
puisa dans les formations supplétives et dans des corps des troupes colonia-
les déjà jaunis en choisissant les hommes les mieux aguerris, ce qui suscita
parfois chez eux un ressentiment contre les autorités militaires.
Tout volontaire devait théoriquement pouvoir justifier de son identité,
et on préférait des hommes mariés aux célibataires, malgré les problèmes
que pouvait causer la proximité des familles. On levait des hommes de
moins de quarante ans de corpulence robuste, mais au 1er rec, on préféra
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quelques officiers aux trois autres bataillons qui, selon lui, n’avaient « pas de
charges supérieures à celles du IV » et en demandant qu’un sous-lieutenant
du train blindé lui soit rendu40. On parfois l’impression d’une mesquinerie
tatillonne pour « grappiller » quelques moyens supplémentaires. Pourtant, il
est vrai que la plupart des unités souffraient d’un déficit en officiers et en
sous-officiers européens et que des ponctions accentuaient encore la pénu-
rie. De nombreux chefs de corps mettaient en avant le fait que le légionnaire
devait être bien encadré pour obtenir un bon rendement, donc se priver de
quelques cadres revenait, en fait, à diminuer la valeur des unités de la Légion
et à casser l’homogénéité des formations. Début 1951, les tableaux d’effectifs
théoriques firent tomber de 22 à 15 le nombre d’officiers par bataillons. Cela
augmentait encore le déficit sur le terrain. En mai 1952, au IV/13e dble, il
manquait des officiers : quatre (18 présents au lieu de 22), quatre au IV et
V/5e rei et deux au III/5e rei. Cependant, un examen approfondi de tou-
tes les unités « jaunies » montre que le commandement fit un effort réel
pour doter ces unités du nombre réglementaire d’officiers. En mai 1952, six
bataillons avaient un excédent d’officiers (quatre de plus au III/5e rei, deux
aux I et II/3e rei ; en mai 1953, ils étaient encore cinq, mais le nombre des
bataillons était passé de treize à huit. Le problème était à la fois similaire et
différent pour les sous-officiers. En mai 1952, le déficit était sévère pour six
bataillons sur treize ; il atteignait 30 au IV/5e rei et 32 au IV/13e dble. Un
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puissent avoir accès aux repas du mess, tandis qu’au IV/5e rei, des cadres
accompagnèrent les Nungs qui rechignaient à rejoindre le 74e bvn60. Dans la
troupe, les contacts se passaient sans anicroches. Certains légionnaires plus
rigides ne voyaient pas d’un bon œil qu’on accepte des Indochinois des
entorses à la discipline contraires à ce qu’ils avaient appris à Sidi-bel-Abbès.
Certes, ils n’aimaient pas le corps-à-corps ni les travaux de terrassement ou
de fortification, mais ils apportaient une grande finesse dans les fouilles de
maisons et une capacité aux déplacements silencieux. Dans certaines unités,
on finit par les considérer comme des légionnaires d’une nationalité non
européenne, et on s’accommoda de leur présence, surtout si le jaunissement
ne dépassait pas les 30 %61.
En dépit des difficultés, des oppositions et des récriminations, le jau-
nissement s’avéra une expérience pleine d’enseignements et de richesses
pour la Légion. Dans de nombreux cas, l’amalgame fut une réussite à tel
point que de nombreux Indochinois préféraient encore rester à la Légion
plutôt que d’intégrer les unités de l’armée nationale vietnamienne même
avec un avancement. Beaucoup avaient pris conscience d’être des soldats
réguliers de l’armée française, conclut le commandant du IV/2e rei pour
décrire l’ambiance qui prévalait au moment du transfert de son bataillon
à l’anvn62.
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64. Bodin M., Le Corps expéditionnaire français en Indochine, 1945-1954, thèse de doctorat d’État,
Paris, Sorbonne, 1991.
65. shd/dat, carton 10 H 2283, f. de synthèse du 1er mars 1951.
66. shd/dat, carton 10 H 186, état des bataillons de mai 1953.
67. shd/dat, cartons 10 H 375 et 10 H 376, synthèse des rm, 1951-1954.
68. Documentation du cmidom sur le IV/13e dble.
69. shd/dat, carton 10 H 375, rm du 2e rei du 1er semestre 1952.
Le jaunissement de la Légion en Indochine, 1950-1954 79
Michel Bodin
Docteur ès lettres
GLOSSAIRE
apvn : Armée populaire du Vietnam
bep : Bataillon étranger parachutiste
bmeo : Bataillon de marche d’Extrême-Orient
bvn : Bataillon vietnamien
cmillat : Corps militaire d’interprètes de langue locale
dble : Demi-brigade de la Légion étrangère
fteo : Forces terrestres d’Extrême-Orient
ftcv : Forces terrestres du Centre-Vietnam
gcma : Groupe de commandos mixte aéroporté
rec : Régiment étranger de cavalerie
rei : Régiment étranger d’infanterie
tfeo : Troupes françaises d’Extrême-Orient
tfin : Troupes françaises d’Indochine du Nord
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