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Ce

livre constitue une version revue et augmentée de :


Les Quatre Saisons de Fidel Castro, Seuil, 1996.


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eISBN 978-2-80981008-0

Copyright © L’Archipel, 2013.
DU MÊME AUTEUR

Dix Mille Voyages initiatiques, Barakah, 2011.


Jean Walter & Zellidja ou le Devenir-homme, Keraban, 2010.
L’Afghanistan, otage de l’Histoire, Milan, 2002.
Les Quatre Saisons de Fidel Castro, Seuil, 1996.
Le Duel USA-URSS dans l’espace, avec Paul Iorcète, Autrement, 1986.
Sommaire

Page de titre
Copyright
Sommaire
Introduction : De Cuba au cœur du monde
1. Enfance d’un chef révolutionnaire (1926-1945)
2. Premières armes (1945-1952)
3. La Moncada, la prison, l’exil (1953-1956)
4. La Sierra Maestra (2 décembre 1956-31 décembre 1958)
5. La victoire et l’établissement (1959-1960)
6. Les crises planétaires (1961-1962)
7. Les années fiévreuses (1963-1969)
8. La soviétisation (1970-1975)
9. Les campagnes d’Afrique (1975-1979)
10. Le repli (1980-1985)
11. Le choc de la perestroïka (1985-1990)
12. Les années terribles (1990-1995)
13. L’embellie (1995-1997)
14. Le chant du cygne (1997-2006)
15. Le temps de Raúl Castro (depuis 2006)
Épilogue : Fidel, de commandant à commandeur
Bibliographie
Introduction
DE CUBA AU CŒUR DU MONDE

Plutôt que des hommes de grand mérite, nous sommes des hommes
à qui le hasard a donné des privilèges excessifs.
Fidel Castro, 22 décembre 1975

Fidel Castro aura occupé la chronique mondiale près d’un demi-siècle.


De 1959 à 2006, il a exercé sur son pays un pouvoir presque total comme «
commandant en chef de la Révolution » cubaine. Il a battu des records
planétaires de durée aux affaires. En tant que chef de gouvernement (1959-
2006), c’est incontestable. Comme chef d’État, ses quasi-contemporains
Elizabeth II d’Angleterre, le dalaï-lama, le roi Bumiphol de Thaïlande ont accédé
avant lui à la première marche et exerçaient encore lorsqu’il a quitté la scène –
mais il s’agit d’autres types de pouvoir. Le temps qu’il a passé sur le pavois
n’approche tout de même pas la durée des règnes « imbattables » de Louis XIV,
de François-Joseph ou de Victoria. Mais il se compare à celui de l’empereur
Auguste ; et nul pontificat, pas même celui de Pie IX, ne l’égale !
C’est dès 1945 que, après son éducation chez les jésuites, Castro s’est lancé
dans la vie publique de Cuba, tentant de conquérir l’université par l’élection tant
qu’il l’a cru possible puis, déjà, les armes à la main. Il s’est fait connaître de
l’opinion insulaire en tentant, le 26 juillet 1953, un coup de main contre la
caserne Moncada de Santiago – un des points d’appui du dictateur Fulgencio
Batista qu’il s’était juré de renverser. Le 26 juillet est aujourd’hui encore la fête
nationale de la Révolution castriste.
Après deux années de prison et un exil d’un peu plus d’un an au Mexique,
Fidel Castro a débarqué dans l’Oriente de Cuba avec quatre-vingts compagnons,
dont son jeune frère Raúl et le médecin argentin Ernesto Guevara, dit le « Che ».
Il a mené, dans la Sierra Maestra, une courte guérilla (2 décembre 1956-1er
janvier 1959), qui a fini par contraindre son prédécesseur à s’enfuir. Or, la
notoriété de celui que, dans son île, on ne nommait déjà plus que « Fidel » ou le
« comandante » avait depuis longtemps atteint les États-Unis, à l’occasion d’une
interview dans le New York Times, le 24 février 1957 : Fidel Castro y était «
Robin des bois ».
La fuite du dictateur Batista et la victoire de la guérilla castriste, ainsi que le
soulèvement civique de beaucoup de Cubains des villes, ont livré l’île au
commandant en chef. Sa carrière a commencé sous les vivats de ses
compatriotes et de la partie la plus vibrante de la jeunesse du monde. En moins
de deux ans, pourtant – suivant en cela, d’instinct ou d’après ses lectures, un
conseil que Machiavel donne au prince : exécuter l’ennemi à la vitesse de
l’éclair –, il ne restait plus grand-chose de l’ancienne Cuba.
L’Europe faisait ses premiers pas en tant que Communauté. L’Afrique n’était
pas encore entièrement décolonisée. Le général de Gaulle retrouvait le pouvoir
en France après douze ans de « traversée du désert ». Le « tiers-monde » n’était
alors, pour beaucoup, qu’un ensemble de « pays neufs ». La conférence de
Bandung avait eu lieu mais le « non-alignement » restait à inventer. Parce que
Mao Zedong l’avait trop vite et brutalement « mise en communes », la Chine
souffrait d’une horrible famine. Le « bon pape Jean » XXIII venait de remplacer
l’austère Pie XII – prélude à un aggiornamento de l’Église par Vatican II. Et la
rivalité entre États-Unis et Union soviétique prenait un tour aigre après le
lancement du premier Spoutnik – avec le missile gap redouté par l’Amérique et
la crise montante de Berlin.
Quant à Cuba, qu’en savait-on ? Le havane, la habanera, les plages et les
filles de petite vertu recherchées par les « Yankees » en goguette : rien. Les
cercles cultivés connaissaient l’écrivain Alejo Carpentier, le peintre Wifredo
Lam, le joueur d’échecs José Raúl Capablanca. Tout au plus certains savaient-ils
que le boxeur Kid « Chocolate » ou « le roi du mambo » Pérez Prado y étaient
nés ! Bref, un pays considéré comme insignifiant. Or, lorsque, terrassé par la
maladie, Fidel Castro a dû – en deux épisodes : 2006 puis 2008 – abandonner le
pouvoir, qui pouvait encore ignorer Cuba ?
Le barbudo avait promis de distribuer la terre, éduquer les analphabètes,
soigner les malades, offrir un toit aux mal-logés des villes, améliorer la condition
des plus mal lotis : ces 20 % de citoyens que le vif développement du pays,
alors, laissait pour compte. Le tout, disait-il, dans le cadre de la Constitution
démocratique qu’avait approuvée le peuple en 1940. On sait bien aujourd’hui ce
qui fut tenu et ce qui ne le fut pas.
C’est que Castro s’est aussi confronté à son environnement : les États-Unis.
On ne plaisante pas avec la dignité des Cubains, allait-il montrer à ces « Yanquis
» qui, depuis un demi-siècle, avaient fait de son île une semi-colonie et, depuis
peu, leur tripot, voire le QG de leur pègre et même leur bordel ! Et, afin de
conforter ses arrières, mais également par goût du panache et du risque, il a
décidé d’aider à s’épanouir les élans révolutionnaires d’une Amérique latine
qu’il eût vue castriste elle aussi.
Fidel se sera donc inséré dans la situation planétaire avec une étonnante
maestria, si l’on songe au poids de son pays : six millions d’habitants à l’époque,
onze et demi à présent. Il a joué de l’antagonisme entre les deux que l’on disait «
super-grands ». Il s’y sera forgé l’image flatteuse du David défiant le Goliath
américain. Par lui, l’Union soviétique allait trouver à sortir de son glacis
eurasiatique. Et de fait, il aura contraint les États-Unis à regarder leurs voisins
latinos au-delà de leurs intérêts les plus triviaux.
Fidel Castro se fera connaître de la planète entière d’abord en 1961, lorsqu’il
repoussa un débarquement d’exilés cubains financé par la CIA. Puis en octobre
1962, quand une partie de poker nucléaire qu’il avait engagée en accueillant des
fusées soviétiques dans son pays terrifia le monde treize journées durant. Il aura
également tenté, dans la première moitié des années 1960, de profiter de la
rivalité croissante entre Moscou et Pékin, les deux Mecque du communisme
mondial. L’organisation à La Havane, en janvier 1966, d’une conférence dite «
tricontinentale », rendez-vous d’activistes du monde entier, sera le point d’orgue
d’une tentative d’ériger son pays en troisième pôle de la Révolution mondiale.
Comme tant d’autres entreprises initiées par Castro, celle-ci fera long feu.
Toutefois, elle hantera longtemps l’Amérique latine. Lancée dès 1960, l’aide de
Cuba aux guérillas du sous-continent ne cessera pas durant près d’une décennie.
Le symbole en sera Guevara. Fait président de la Banque centrale puis ministre
de l’Industrie, il avait dû, en désaccord avec Fidel, quitter l’île. Sa mort en
Bolivie, en 1967, en a fait un modèle pour les révolutionnaires ; et, de fait, son
aura est aujourd’hui supérieure à celle de Castro (car « les dieux font mourir
jeunes ceux qu’ils aiment », leur évitant la salissure du pouvoir ?). Mais ces
entreprises guerilleras seront aussi l’occasion pour les généraux latinos de
mener, avec l’aveu de Washington, certaines des répressions les plus sanglantes
de la région. Il faudra attendre plus de vingt ans après la mort du « guérillero
héroïque » pour que, redimensionnée à l’Amérique centrale et caraïbe (le
Nicaragua, Grenade), d’autres révolutions d’inspiration castriste triomphent –
provisoirement.
Devenu, dans les semaines suivant son entrée à La Havane, l’omnipotent et
touche-à-tout chef du gouvernement, Fidel aura présidé à une immense
réorganisation/désorganisation de l’économie. En réponse à quoi la Révolution a
dû se « soviétiser », mettant en œuvre des plans quinquennaux et rejoignant le
bloc socialiste (Comecon) en 1972. Cependant, l’aide considérable de Moscou
(principalement sous forme de livraisons de pétrole bon marché) allait
anesthésier le pays. Elle l’a dispensé de presque tout effort de production, sinon
pour ce qui est, un temps, du sucre, son apport à la « division internationale
socialiste du travail ». Cuba s’est abandonnée à l’euphorie d’« acquis de la
Révolution » largement payés par une Union soviétique dont peu encore
percevaient le déclin. En échange, Fidel a, non sans succès, joué le rôle d’un
valet d’armes de Moscou en Afrique. En 1975, il a engagé l’armée cubaine,
professionnalisée et équipée « à la soviétique » sous l’égide de son frère Raúl,
devenu son adjoint en tout et déjà successeur désigné, sur des théâtres lointains :
en Angola puis en Éthiopie. Seule la logistique d’une Union soviétique alors
elle-même saisie par une sorte de « démon de midi » a rendu possible cette
équipée coûteuse. La gloire ambiguë en est revenue à Fidel sous la forme d’une
éphémère présidence du mouvement des non-alignés (1979-1983), récompense
de tant d’audace.
Au même moment s’était tenu le Ier Congrès du Parti communiste cubain
(PCC). Cette formation, née dix ans plus tôt afin d’encadrer une Révolution que,
en 1961, Fidel avait soudain décrétée « socialiste », était restée jusque-là sans
statut autre que le bon vouloir du commandant en chef. Le Lider máximo,
comme en Europe on s’était pris à le surnommer, en fut confirmé premier
secrétaire, et Raúl Castro le numéro 2.
Cependant, l’arrivée, en 1981, de Ronald Reagan à la présidence des États-
Unis, avec dans son programme la promesse de lutter contre « l’Empire du mal
», a contraint Fidel à plus de circonspection. Il a, en particulier, dû modérer ses
ambitions en Amérique centrale et caraïbe. Et, en 1983, Washington allait
l’emporter sans difficulté lors de sa première bataille frontale contre La Havane,
dans la minuscule île caraïbe de la Grenade.
C’est la désignation, en mars 1985, à Moscou, de Mikhaïl Gorbatchev comme
patron du Parti communiste soviétique qui a marqué l’inversion du cours des
choses pour Fidel. Car, conscient des difficultés de l’Union soviétique,
l’initiateur de la Perestroïka avait pris le parti de diminuer la voilure partout où
ses prédécesseurs avaient engagé le pays : en Afghanistan, et indirectement en
Afrique. C’est alors que prit fin la carrière mondiale du comandante. Cet homme
à l’énergie débordante, à l’imaginaire protéiforme, à la curiosité insatiable, à
l’idéologie rigide, à la volonté de pouvoir abyssale, dur envers ses ennemis au-
delà de l’imaginable – cet homme qui n’avait jamais admis l’étroitesse de sa
base territoriale – a soudain été ramené « aux limites qui nous enserrent tous »,
pour le dire avec les mots de Marguerite Yourcenar.
Toutefois l’activisme de Castro avait aidé à dénouer une situation dont nul ne
savait comment sortir le « continent noir » : pour avoir vivement contribué à
affaiblir le « pouvoir pâle » (celui de la minorité blanche) en Union sud-
africaine, Castro aura aussi contribué de façon décisive à y éradiquer l’apartheid.
De cela, son très cher Nelson Mandela viendra, sitôt parvenu au pouvoir, lui
donner solennellement acte à La Havane.
Mais, déjà, la situation avait changé, car l’Union soviétique supportait de plus
en plus mal de tenir à bout de bras ce que, dans une Moscou en proie à la
révision des concepts sous l’effet de la transparence (glasnost), on appelait
désormais « la danseuse cubaine ». La chute du mur de Berlin, fin 1989, et la
disparition du bloc socialiste qui s’en est suivie, puis la dissolution de l’Union
soviétique fin 1991, allaient précipiter Cuba dans une crise majeure. Ses pires
effets ont duré un lustre, avec d’incroyables reculs de production. La disette et
autres souffrances auront été le lot des citoyens en ces temps baptisés « Période
spéciale en temps de paix ».
Castro allait-il sombrer dans la foulée des Kádár, Honecker, Ceausescu… ? Il
a survécu. Les raisons ? L’organisation d’un contrôle social rendu plus aisé par
l’insularité ; une fierté nationale exaltée par les « exploits » mondiaux du Lider ;
les « acquis de la Révolution », santé et éducation ; la difficulté constamment
renouvelée de la contestation du fait de nombreux départs en exil, volontaires ou
contraints ; une organisation policière portée à un haut niveau par le très
méthodique Raúl Castro…
Fidel aura exercé son « dur désir de durer » par son charisme et sa roublardise.
Son machiavélisme aussi : se souvenir des petites heures du 13 juillet 1989 où, à
l’issue d’un procès inique, ont été fusillés le général Ochoa, héros des guerres
d’Afrique et meilleur ami sans doute de Raúl, Tony La Guardia, damoiseau du
fidélisme, et d’autres officiers. Le régime les avait accusés de trafics, dont celui
de la drogue auquel il voulait qu’on crût Cuba étrangère. Pétrie d’états d’âme
comme elle rentrait d’Angola, l’armée se vit ainsi signifier ce que lui coûterait
toute rébellion. Quant aux civils qui, par dizaines dans les années 1980, ont
commencé de s’opposer pacifiquement, ils allaient eux aussi sentir la dure
poigne du castrisme.
Le reste est l’histoire d’un long déclin, justifié par le souci « fidéliste » de
garder la pureté d’une Révolution toujours proclamée « socialiste », mais se
confondant avec la prolongation indéfinie d’un pouvoir personnel puis familial.
Sans le théoriser, depuis l’accession au commandement de Raúl en 2006-2008,
le régime a fait de petits pas vers une « économie socialiste avec marché » –
mais sous l’autorité maintenue de l’armée, du parti et du « frère leader ». À ce
jour, l’économie cubaine n’est pas encore sortie du gouffre, et les citoyens sont
très loin de ressentir les bénéfices des changements en cours : le salaire mensuel
moyen est de 15 euros.
Fidel n’aura jamais obtenu de Washington une levée de l’embargo imposé en
1960 – ce dont il avait fait sa constante revendication. Car l’Amérique s’est
donné pour loi de refuser toute modification de ses relations avec Cuba tant
qu’un Castro y serait au pouvoir. Toutefois Fidel s’est flatté, en passant le relais,
d’avoir in fine emporté la victoire contre celui qu’il avait d’emblée désigné
comme « l’ennemi » : l’empire américain. Victoire ? Oui, car celui-ci avait
échoué à l’abattre malgré « six cents » tentatives d’assassinats…
Aujourd’hui, un Castro règne donc encore sur Cuba : Raúl, que Fidel avait
nommé, dès la victoire de sa Revolución, ministre des Armées. Une décision qui
allait se révéler géniale car le frère a non seulement veillé sur l’état physique et
moral des forces qui lui ont été confiées, mais il est aussi devenu le « patron »
des redoutés services de Sécurité : « pas une feuille ne bouge dans l’île sans qu’il
en soit informé », dit-on. Et une part des atteintes aux droits de l’homme
attribuées à son frère par les opposants, telle la persécution des homosexuels de
1965 à 1969, a été le fait de Raúl. Pourtant, devenu plus pragmatique que son
aîné, celui-ci est aussi crédité d’avoir contenu les lubies économiques dont a
débordé l’esprit de Fidel.
L’ostracisme américain est maintenu à l’endroit du nouveau détenteur de tous
les pouvoirs. Le million et demi d’exilés cubains demeure en majorité opposé à
un changement de cap. Vu l’âge, quatre-vingt-deux ans en 2012, de celui que
l’on nomme « el general », Washington a peu de motifs de faire bouger les
lignes, bien que nombre d’industriels américains soient intéressés par ce marché
à leurs portes. Même sans Fidel, le castrisme n’a donc pas écrit sa toute dernière
page. Qui prophétiserait comment Cuba en sortira serait aventureux.
1
ENFANCE D’UN CHEF RÉVOLUTIONNAIRE
(1926-1945)

Croire que la conscience doit venir avant la lutte est une erreur.
Fidel Castro, 6 juillet 1966

Fidel Alejandro Castro Ruz est né le 13 août 1926. Croit-on, car, dans cette
vie où les mystères abondent, il y a doute même sur la date de sa venue au
monde. Son frère Raúl a assuré au journaliste Lionel Martín que Fidel était du 13
août 1927. Mais c’est la version officielle, désormais, qui a le plus de chances
d’être la bonne. Castro est du Lion, le signe astrologique flamboyant. « Il ne veut
jamais perdre » : cette citation n’est pas extraite d’un horoscope, mais de
Revolución, jadis journal officiel du régime. Son prénom vient d’un certain Mark
surnommé « Fidelis » (du latin Fidèle), né à Sigmarigen, dans le Bade, vers la
fin du XVIe siècle ; d’abord avocat à Colmar, où il fut défenseur des pauvres, il
devint capucin, d’une éloquence si enflammée que sa congrégation l’envoya
combattre les protestants en Suisse… où il mourut poignardé. Il est peu douteux
que ce prénom, rarissime, et bien sonnant dans toutes les langues romanes, aura
été un élément de sa notoriété, voire de sa popularité. Une précision : en
espagnol, « fidèle » se dit « fiel ».
Que Fidel soit né « hors mariage », selon la désuète expression, voici une
certitude. Son père, Ángel Castro y Argiz, avait épousé en premières noces une
institutrice, Maria Argota. Il en a eu deux enfants : Pedro Emiliano et Lidia. Puis
il a « connu » Lina Ruz, sa servante. Sept autres enfants sont nés de cette liaison.
Et parmi eux Fidel et Raúl – plus d’un demi-siècle à la tête de Cuba. Plus tard,
Maria Argota étant décédée, certaines circonstances ont poussé le père à
régulariser la situation et à épouser Lina, à l’église. Ainsi s’expliquerait le fait
que Fidel, dont la mère était croyante, ne fut baptisé, de son propre aveu, qu’à
l’âge de cinq ans : étonnant, dans ce qui était une « nation religieuse » (Fidel
Castro dixit). Le premier état civil dudit pourrait donc avoir été Fidel Ruz.
Enfant naturel ? Il n’a jamais démenti ni confirmé. D’ailleurs qui cela juge-t-il, à
plus forte raison dans un pays latino-américain, où les unions « du mauvais côté
du polochon » sont courantes ? Mais certains peuvent en être marqués, se sentir
une revanche à prendre.
Dans un récent ouvrage (2005), l’universitaire et écrivain américain Brian
Latell a formalisé ce que tous murmuraient dans l’île depuis des décennies :
Fidel et Raúl n’ont pas « même père, même mère ». Comment le cadet, petit,
imberbe, aux traits « chinois », serait-il frère-frère de ce géant barbu et aux traits
indubitablement « caucasiens » qu’est Fidel ? Et comme ces deux-là ont la
même mère, c’est qu’ils n’ont pas le même père ! Lina aurait donc, une fois au
moins, trompé le maître Ángel. Les « castrologues » assurent tous que cette
femme, pour dépendante qu’elle ait pu être, n’était pas du genre soumise. Les
noms de deux hypothétiques pères biologiques de Raúl, Felipe Mirabal (dit « le
Chinois ») et Narciso Campos, figurent dans le récent Fidel & Raúl, de Jacobo
Machover (2011). L’un et l’autre étaient alors soldats de la garde rurale de
Birán, la petite ville voisine de la ferme d’Ángel Castro. S’il leur fut beaucoup
prêté par la rumeur de l’île, c’est notamment parce que leur fils putatif, devenu
leur supérieur hiérarchique, les a, à un moment ou l’autre, tirés d’un mauvais
pas. Il n’y a rien aujourd’hui qui choque exagérément dans l’éventuelle infidélité
de Lina à son rude amant mais, à l’époque, c’était presque inimaginable.
L’ambivalence des attitudes de Fidel et Raúl, pour ce qu’on en sait, croit savoir
et parfois devine (indéfectible proximité sous la houlette du « grand », mais un
réel quant-à-soi gardé par le « petit ») pourrait trouver là une explication.
Autre « détail » : Ángel Castro n’était pas cubain. Du moins, il n’était pas né
dans l’île. Il était espagnol. Plus précisément de Galice, cette région où les
hommes sont réputés avoir la tête aussi dure que le granit de leur sol natal. Pis :
Ángel était arrivé dans la région à la fin du XIXe siècle, afin de… combattre
l’indépendance de Cuba pour laquelle militaient les patriotes (ou mambis)
comme José Martí. Quand arrive Ángel, la phase répressive de la guerre menée
par Madrid contre les mambis est sur le point de s’achever. Mais le « désastre »
reste à venir pour l’Espagne : l’entrée en guerre des États-Unis, en avril 1898 ;
l’envoi par le fond, trois mois plus tard, devant Santiago de Cuba, de quatre
navires par la flotte américaine ; enfin le traité de Paris, le 10 décembre, qui fait
de l’île caraïbe un protectorat de Washington. Ángel rentre alors dans sa terre
natale, séjournant quelques mois encore dans la misérable ferme où bêtes et gens
vivent les uns sur les autres. Puis, après avoir embrassé une dernière fois ses
parents, il revient à Cuba. Il devait y vivre les soixante années suivantes, et y
mourir.
L’âge venant, Fidel a manifesté de l’intérêt pour ses racines espagnoles. Par
son ambassade à Madrid, il a fait rechercher sa parentèle. À sa tante Juana, il a
même fait parvenir de menus cadeaux. Carlos Rafael Rodríguez, un des grands
du régime, a servi au moins une fois de coursier. Pour le cousin Salustio, le
maître de Cuba a fait mieux : il l’a invité dans son île fin 1976. Le vieux
cantonnier célibataire a été traité comme un prince. Lorsqu’il est reparti, Fidel
lui a donné un peu d’argent pour retaper la maison natale d’Ángel. En 1992, à
l’occasion du deuxième « sommet ibéro-américain », qui a eu lieu en Espagne, le
Lider s’est rendu lui-même sur les lieux, s’attirant un succès de curiosité de la
part de ses « compatriotes ».
La proverbiale obstination et le sens de l’épargne non moins légendaire des
Galiciens des vertes collines du nord-ouest de l’Espagne ne suffisent pas à
expliquer la réussite économique d’Ángel à Cuba. Arrivé avec son baluchon, il
était, à sa mort, à la tête de plusieurs milliers d’hectares et employait des
centaines de journaliers. Certes, Fidel a assuré que l’essentiel de ces terres était
loué, et non en pleine propriété. Rien là, pourtant, qui évoque de près ou de loin
la précarité. Le madré évitait certes de payer ses impôts, comme l’a reconnu son
illustre fils ; et l’on peut aussi penser qu’il ne donnait à ses ouvriers que le
minimum.
Ángel, accueilli à Cuba par un oncle immigré, a d’abord été manœuvre,
employé de la compagnie américaine United Fruit, dans la province d’Oriente. À
Mayari, qui allait devenir le centre de tout pour Ángel, la « pieuvre verte » des
États-Unis possédait d’immenses domaines sucriers et plusieurs importantes
raffineries. Puis le Gallego monte une petite entreprise d’abattage travaillant
pour le compte de la société yankee. Objectif : faire place nette pour les
nouvelles plantations et, en même temps, fournir du bois d’œuvre. Au bout de
quelques années, le Galicien a pu faire l’acquisition d’un modeste domaine
proche de Birán, une localité de quelques centaines d’habitants dépendant de
Mayarí.
Plusieurs hypothèses, peut-être complémentaires, ont été avancées pour
expliquer l’« accumulation primitive du capital » de celui que l’on nomme
désormais don Ángel. Cette force de la nature, gros travailleur, pratiquait une
activité nommée le « défrichage au clair de lune ». L’Oriente de l’époque, très
boisé, était mal cadastré et en partie « à saisir ». La propriété Castro se serait
agrandie de cette façon. Enfin, don Ángel aurait profité des troubles qui ont
accompagné, en février 1917, le retour dans l’île des Américains, décidés à
obtenir l’entrée en guerre du pays aux côtés des Alliés, ainsi que la garantie des
livraisons de sucre.
À cette époque (réputée celle de la « danse des millions »), le Gallego devient
à Mayarí un personnage assez considérable. La prospérité est dès lors au coin de
la plantation, avec les bonnes années de la fin de la Première Guerre mondiale et
du début de l’après-guerre.
Le ralentissement des livraisons aux États-Unis dans les années 1920 ? La
crise de 1929 ? Ángel est devenu assez solide pour survivre à ces aléas. Il
diversifie sa production. Il acquiert un troupeau de vaches ; une étable moderne
remplace celle installée, « à la galicienne », au rez-de-chaussée de la maison de
Birán. Un abattoir, une scierie, et même une petite mine de nickel lui
appartiennent bientôt. Il tient aussi la seule épicerie du village, à laquelle ses
ouvriers sont presque obligés de se ravitailler. « Quand je suis né, mon père avait
fait des sous », convient Fidel. Et une évidence s’impose : l’ascension du père
Castro est liée au boom provoqué en Oriente par l’irruption, vers 1900, de
capitaux américains.

Don Ángel était-il un notable au moment de la naissance de Fidel ? Une rare


photo figurant dans le bureau de son fils montre un homme mûr mais encore
allant, l’air satisfait, son beau crâne rasé ou chauve, bien mis, plus gentleman
que farmer, oserait-on dire, fumant le cigare. On peut le qualifier de notable pour
l’aisance muée en fortune qui met en vue ce propriétaire désormais
quinquagénaire. Il n’a toutefois pas de vie sociale. Même enrichi, il reste un
paysan dégrossi par un apprentissage tardif de la lecture et de l’écriture.
Simplement, a reconnu Fidel, il avait les moyens d’acheter des hommes
politiques. Et il ne s’en privait pas.
Ángel vit comme un rustre dans la maison, agrandie au fil des années, qui
abrite sa famille, de plus en plus nombreuse. Qu’il n’y ait eu, un temps, ni l’eau
courante ni l’électricité, cela va de soi : l’isolement de Birán, le bas niveau socio
culturel de l’Oriente, le souvenir même de la ferme de Galice : rien ne
prédisposait le propriétaire à vivre dans le luxe comme ces messieurs de
Santiago, ou même dans le simple confort des employés américains de l’United
Fruit. C’est en partie à cette « absence de vie de société » que Fidel a dû «
d’échapper à l’idéologie bourgeoise ». Il a admis que sa formation aurait été
différente si la fortune familiale était remontée à une génération. Ses parents
auraient eu leur résidence en ville et le jeune homme aurait méconnu un aspect
crucial de Cuba : la campagne et ses vifs contrastes de situations. Fidel n’a
jamais aimé parler de son père. Ce silence cache-t-il une sourde hostilité ?
Aurait-il eu honte d’être le fils d’un nouveau riche à l’ascension douteuse ? Sur
son enfance et son adolescence, il s’est un jour confié au dominicain brésilien
Frei Betto, un des ecclésiastiques les plus « engagés » de l’Amérique latine. Le
thème de l’entretien était sa foi religieuse. Ce sujet les a fait remonter aux
origines. Fidel a, pour l’occasion, abondamment parlé de ses années de
formation.

Mais c’est d’abord un portrait de sa mère qui y surgit. Lina Ruz n’était certes
dépourvue ni de personnalité ni d’un grand bon sens dérivé de ses origines
rurales pauvres. Elle montrait à ses proches une affection bourrue. Devenue
l’épouse d’Ángel Castro, les rigueurs de la vie l’avaient blindée tant contre les
emballements que les faiblesses. Une photo prise peu après le triomphe de ses
fils à La Havane, en 1959, la montre bien plantée, le visage rond demeuré assez
juvénile, et les yeux pétillants derrière les lunettes légèrement teintées. Lina était
créole, c’est-à-dire native de l’île. C’était une « fille de l’Ouest » : sa famille
était installée dans cette région de Pinar del Rio où poussent les meilleurs tabacs
à cigare du monde. Pour quelle raison, au début de ce siècle, le vieux Ruz a-t-il
chargé sa femme, ses filles et un baluchon sur cette charrette qui était son outil
de travail puisqu’il était transporteur de canne ? Le père de Lina avait sans doute
été attiré par la rumeur industrieuse qui montait alors de l’Oriente.
Pas plus qu’Ángel, Lina n’était allée à l’école. Plus tard, elle aussi apprendra,
seule ou aidée par ses filles, à lire et à écrire : le minimum pour suivre dans un
journal les aventures de ses fils ! À Birán, la jeune fille est remarquée par Ángel,
chez qui elle a été, comme on dit, « placée ». Elle lui donnera quatre filles,
Ángela, Agustina, Enma et Juana, puis trois garçons, Ramón, Fidel et Raúl.
Raúl, le petit dernier, est né plus de quatre ans après son illustre aîné.
Deux autres frère et sœur ont eu un petit rôle dans cette grande histoire. Juana
est devenue célèbre à l’été 1964. Autorisée à quitter Cuba par Fidel qui ne
supportait plus ses activités « contre-révolutionnaires », elle a donné à Life une
tonitruante interview dans laquelle elle décrivait son célèbre frère comme un
monstre assoiffé de pouvoir. L’intéressé se contenta de regretter que les «
impérialistes n’aient pas vacillé dans leurs détestables tentatives pour soudoyer,
corrompre et même prendre à leur service des parents proches ». Juana, installée
à Miami comme tant de Cubains, a réitéré. Elle a, un jour, accusé son frère d’être
devenu, par la corruption, « l’homme le plus riche d’Amérique latine ». Gérante,
désormais d’une pharmacie-drugstore à l’angle de la 7e Avenue et de la 5e Rue
de Miami, « Juanita » a encore fait parler d’elle en organisant une manifestation
anticastriste à New York lors de la venue de son frère aux Nations unies en
1979. Avec l’âge, elle a quelque peu baissé le ton.

Ramón, aîné de Fidel, a, quant à lui, été nommé directeur d’une ferme modèle
non loin de La Havane. C’est là le compromis trouvé entre deux parents que tout
sépare. Ce géant (il est encore plus grand que Fidel) avait été désigné par Ángel
pour être son successeur à Manacas. Au moment de la réforme agraire de 1959,
le gaillard a eu avec Fidel une explication orageuse. L’affaire était d’autant plus
chaude que la « vieille Lina », la mère, s’en est mêlée. Elle avait promis, a assuré
Guevara, que « s’il essayait de nationaliser ses terres, elle l’attendrait avec un
fusil ». Fidel aurait dû pouvoir compter sur l’appui de Raúl, beaucoup plus
radical que lui à l’époque, mais le puîné n’aimait pas faire de peine à sa mère,
dont il était d’ailleurs le chouchou. La chose est devenue publique lorsque, le 25
novembre 1959, alors que se faisaient entendre les premiers opposants à Fidel,
Ramón a écrit au journal Prensa Libre une lettre à tonalité antigouvernementale.
Le nouveau maître de Cuba avait d’autres soucis. On a donc imaginé une
formule pour après la mort de Lina survenue en 1963, et la transformation
conséquente de Manacas en ferme expérimentale publique : Ramón deviendrait
directeur d’un domaine d’élevage, Valle de Picadura, auquel l’État prodiguerait
l’aide nécessaire. L’aîné s’est satisfait de l’arrangement. Depuis lors, on l’a vu
maintes fois sur les écrans de télévision, tapotant la croupe de ses Holstein.
Ramón aura été un bon professionnel, très intéressé par les réalisations
françaises dans son domaine. Pour une délégation se rendant à Cuba, la visite à
sa ferme modèle était une étape obligée. Le « patron » se montrait passionné
lorsqu’il parlait des cent quinze litres de lait de cette vache qui lui a valu d’être
inscrit au Livre Guinness des records. Mais Ramón a toujours détesté qu’on lui
fît remarquer, dans la chaleur du déjeuner subséquent, qu’il ressemblait à son
frère : « C’est le contraire, disait-il, c’est moi l’aîné. »
De sa mère, Castro a encore assuré qu’il ne l’avait pas fait souffrir en naissant,
malgré ses quatre kilos et demi de colosse précoce. Il a aussi rapporté qu’il était
venu au monde à 2 heures du matin, et sans doute cette naissance nocturne
l’avait-elle « fait guérillero ». À la différence d’Ángel, Lina était très croyante.
Le choix d’un prénom comme « Fidel » pour son fils ne peut être dû au hasard. Il
n’est pas malaisé de se représenter les effigies de la Vierge de la Charité,
patronne de Cuba, dans les chambres et la salle commune. Fidel a évoqué les
cierges allumés par sa mère. On retrouverait aisément les formules utilisées pour
« implorer sur cette maison la bénédiction divine, en éloigner le feu, le tonnerre,
les inondations, les accidents et les esprits mauvais » : pas de paysans chez qui
cela ne se fît alors. Raúl, beaucoup plus rebelle que Fidel à cette atmosphère
bondieusarde, a dit un jour que l’air de l’Oriente en était « infesté ». Il parlait
surtout de l’école privée, qu’il a détestée ; mais comment ne pas imaginer que la
maison en ait aussi été imprégnée ? Pas de messe, cependant, dans ces tendres
années, car il n’y avait pas de curé dans ce coin perdu de Birán. Et Fidel, qui ne
fut baptisé que vers cinq ans, on l’a dit, se souvient d’avoir été, pour cette raison,
traité de « juif ».
À la maison, l’atmosphère n’était pas chaleureuse. D’ordinaire laconique, le
père pouvait entrer dans de violentes colères. Ángel, de vingt-cinq ans plus âgé
que sa femme, vivait, au fond, dans un monde à part. Ainsi, lorsque la faim le
prenait, allait-il se tailler une tranche de pain à la miche ; puis il retournait
vaquer. La maison de bois, construite sur pilotis pour rattraper la pente, était
vaste. Les chambres, à l’étage, donnaient sur les premiers contreforts de ces
sierras qui allaient être un jour le théâtre des exploits de Fidel et de son jeune
frère. La mère veillait, avec l’aide de domestiques et de ses filles, à ce que tout
fût propre et rangé. Mais Fidel, pas plus qu’Ángel, n’y contribuait : son désordre
a toujours été proverbial.

C’est alors que le garçon avait six ans que, selon la légende dorée, se situe sa
première révolte. L’histoire a été racontée par Matthews, du New York Times,
qui a assuré la tenir de Castro lui-même. Le jeune garçon serait allé trouver son
père pour lui demander d’aller à l’école. Sursaut d’Ángel : « Et moi, j’y suis allé
? » Alors le gamin : « J’irai à l’école ou bien je mettrai le feu. » Matthews ajoute
: « Cette histoire montre que, très tôt, un esprit de rébellion l’animait. » Castro
n’a pas repris cette anecdote dans ses entretiens avec Frei Betto. Il indique au
contraire qu’on l’avait mis très jeune à l’école près de Birán, un peu pour s’en
débarrasser : la famille ne savait pas trop à quoi occuper le turbulent bambin.
Vers cinq ans, il fut envoyé à Santiago, la capitale de l’Oriente, distante d’une
centaine de kilomètres de la ferme vers le sud. Était-ce en raison de ses
désordres de conduite ?
Ici prend place une histoire à dormir debout, racontée par Castro lui-même. À
Santiago, il aurait vécu, de la fin de 1931 au début de 1935, dans la maison de
famille d’une de ses anciennes institutrices de Birán, Eufrasia Feliú. Pour
d’obscures raisons, le garçon aurait, un temps assez long, été traité avec dureté.
Les récits de Fidel – d’autres occasions seront données de le vérifier – sont
souvent embrouillés et, surtout, ils varient d’une fois à l’autre. L’explication de
ce petit mystère-ci pourrait être que Castro, fils de riches, doit tout de même
montrer à la face de l’histoire qu’il a « connu la pauvreté et souffert de la faim ».
En outre, ce garçon doué n’a certes pas eu une scolarité éblouissante – à cause de
sa mauvaise préceptrice, qui lui a fait perdre trois années ! Mais à cette période
remontent également les quelques mots de français qu’il a retenus et cités au
directeur du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet : « Bonjour, bonsoir,
fourchette, merci… » (« Liberté, égalité, fraternité » remontent à une époque
plus récente : celle de ses lectures boulimiques.)
Fidel finit, à plus de huit ans, par entrer au cours préparatoire de l’école des
Frères La Salle, chez les maristes, une institution cotée de Santiago. Il est
possible que ce soit à ce moment qu’Ángel, devenu veuf, ait régularisé sa
situation avec Lina : on n’entrait pas dans une « bonne école » sans garanties de
moralité ! Le jeune garçon restera pensionnaire « chez les Frères » durant trois
ans, jusqu’en septième – après avoir, assure-t-il, « sauté » sa huitième en raison
de bonnes notes. Mais, à la fin de 1937, Fidel s’emporte contre un répétiteur qui
l’a frappé : il le mord. Il est vrai que le nom de l’établissement, La Salle, laisse
percer un esprit « Frères des Écoles chrétiennes », dits « Frères quatre bras »,
notamment pour leur propension bien connue à ne pas ménager les élèves. Les
maristes renvoient Fidel. Ils tentent même, assure celui-ci, de persuader ses
parents qu’il vaut mieux mettre un terme à sa scolarité. C’est là sans doute
qu’intervient la vive discussion avec le père, magnifiée par Matthews. Il est alors
décidé, Lina aidant, non pas à mettre Fidel « au cul des vaches » mais à le
changer d’école : le garçon ira au collège Dolores, chez les jésuites, à Santiago.
Il est très improbable que les disciples d’Ignace de Loyola aient accepté sans
bénéfice d’inventaire un garnement qui venait d’être renvoyé d’un établissement
religieux, de la même ville de surcroît. C’est là sans doute qu’intervient le «
coup de pouce » du père Pérez Serántes dont fait mention l’Américain Hugh
Thomas. Enrique Pérez Serántes, qui allait devenir archevêque de Santiago, était
un proche du père Castro – non pas comme directeur de conscience, mais en tant
que Galicien. Ce coup de main pourrait avoir été double. Témoin de moralité
pour les Castro, l’ecclésiastique aurait également arrangé un problème ennuyeux
: l’âge de Fidel. C’est Lionel Martín qui nous met sur la voie. L’Américain
Martín, qui a vécu à Cuba à partir de 1961, n’est pas suspect d’antipathie pour le
chef de la Révolution. Or, il révèle que l’état civil du jeune garçon a été «
retouché ». On a retardé d’une année sa date de naissance afin qu’il puisse être
admis dans le secondaire, a précisé le frère aîné, Ramón. « Né » désormais en
1927 au lieu de 1926, Fidel se retrouve alors en septième à onze ans et demi au
lieu de douze ans et demi. Mais Castro, à soixante ans, a voulu récupérer son état
civil. Il n’entendait pas, cependant, avouer les tricheries du passé. Une seule
solution dès lors : retrouver « quelque part » cette tranche de vie manquante –
entre le 13 août 1926 et le 13 août 1927 ! Il faut faire « sauter » une année : ce
sera cette huitième que Fidel déclare à Frei Betto n’avoir pas eu à faire « en
raison de ses bonnes notes ». L’incident est dérisoire. Il ne mériterait pas
mention s’il ne montrait que, Castro, contrairement à une légende complaisante,
a un vif souci de son image.

Le collège Dolores de Santiago provoque l’éblouissement de Fidel. Non


seulement ce sont de bons profs, ces « Jèses », mais ce sont aussi des hommes
qui ont à cœur de « former les caractères ». « Quand ils observaient chez un
élève des traits qui leur plaisaient, dit-il, l’esprit de risque, de sacrifice, d’effort,
ils cherchaient à l’encourager, et non à le transformer en un efféminé. » Élément
séduisant pour ce garçon qui, à douze ans, avec sa carcasse déjà
impressionnante, a besoin de dépenser une énergie folle. Il y avait chez les
jésuites quelque chose de « spartiate » et même de « militaire », accordé à leur
caractère d’Espagnols. Le garçon rayonne devant l’objectif du photographe, au
milieu de ses camarades, dans l’uniforme de Dolores : pantalons blancs, veste
bleue, cravate.
Fidel était déjà, depuis Birán, un bon nageur et un passionné d’escalade. Ces
qualités lui serviront plus tard. Le jeune Castro brille moins dans des activités
collectives comme le foot. En base-ball, qui est le sport le plus populaire à Cuba,
il a, selon l’Américain Lee Lockwood, « un bon contrôle » comme lanceur, mais
« guère d’étoffe ». C’est un de ses regrets. Il sera un bon joueur de volley, avec
son quasi-mètre quatre-vingt-dix ; et plus encore il brillera au basket : un sport
qui, « requérant sens tactique, vision stratégique, rapidité et agilité, prépare très
bien à la guérilla ».
L’été 1939, au lieu de prendre des vacances, Fidel reste à Santiago et suit des
cours particuliers avec une enseignante « de qualité ». L’objectif est de mettre
les bouchées doubles pour réussir à bifurquer du « primaire supérieur » au
secondaire général. Détail souligné par Fidel : cette enseignante était noire. Le
trait retient d’autant plus l’attention que sa première institutrice à Birán était, dit-
il, « métisse ». Ainsi le futur chef a-t-il eu la chance, selon lui, de boire aussi à la
mamelle culturelle de « l’autre race » insulaire. Sa marraine était d’ailleurs, elle
aussi, métisse, a-t-il affirmé, et son parrain, son époux, n’était-il pas, lui, «
haïtien » ?
Plusieurs aspects des établissements jésuites – Dolores de Santiago puis, à
partir de 1941, Belén de La Havane – déplairont à Castro : outre le dogmatisme
de l’enseignement religieux, une certaine discrimination sociale. Bien que les
droits d’inscription fussent, tout compte fait, assez bon marché, « il fallait pour
aller dans ces collèges appartenir à une classe relativement riche » assurera-t-il à
Frei Betto. À l’intérieur même de cette couche privilégiée, le garçon sent une
distinction entre « ceux qui appartenaient à la moyenne bourgeoisie et les fils de
la haute bourgeoisie ». Chez ces derniers se « notait un certain esprit
aristocratique de supériorité ».
C’est là une des sources de la construction de la personnalité de Fidel. Voici
donc un jeune homme non dépourvu de qualités intellectuelles, doté d’énergie et
nullement compté parmi les damnés de la terre ; et pourtant certains le snobent !
Il pourrait leur « casser la gueule », il en a la force ; mais le milieu ne le permet
pas. Quelque chose, à Birán, peut lui avoir évoqué cette discrimination :
d’évidence, sa famille tient le haut du pavé parmi la masse des petits paysans et
ouvriers agricoles. Mais trois latifundios nord-américains, cent fois plus étendus
que Manacas, encerclent le domaine paternel ; et on peut faire confiance aux
Yankees : il n’était certainement pas question pour eux de faire ami-ami avec le
fermier du coin.
Alors le jeune Castro se replie dans ce qu’il nomme « sa dignité personnelle »,
secrètement blessée. Son orgueil – qui est immense, parce qu’il a conscience de
ses qualités – lui facilitera cette opération alchimique interne ; ce « et, d’abord,
je m’en fous » que connaissent bien les psychologues. C’est un état d’esprit qui
peut conduire soit à un renfermement involutif, soit à une hyper affirmation de
l’ego. Et, de fait, des camarades de lycée de Fidel se remémorent des phases de
repli dépressif suivies d’éclats violents. Fidel a d’autant plus aisément privilégié,
in fine, l’extraversion du moi qu’il est, dans certains domaines, en mesure de
faire reconnaître sa supériorité : pour l’essentiel dans les disciplines sportives, où
il pulvérise ses camarades aristocrates ou bourgeois. Il a été, en 1944, dans le
collège Belén de La Havane qui accueille selon son expression « la crème de la
crème » de l’île, consacré « meilleur athlète lycéen de Cuba » : première
reconnaissance d’une excellence nationale.
En courant plus vite, en nageant mieux, en étant meilleur au basket, le jeune
homme se conforte dans le sentiment de sa supériorité, dans ce besoin de devenir
puis de rester le premier qui l’accompagnera toute sa vie.
Son sens et son goût de la nature, acquis à Birán, sont un autre atout face aux
gosses de riches des villes. Car les jésuites, pour favoriser la formation du
caractère de leurs élèves, mettent l’accent sur les sorties. L’autobus du collège
conduit la classe au pied de la Sierra Maestra, qui se dresse à l’ouest de
Santiago. Une sorte de scoutisme : « Ils organisaient un ou deux jours de
camping. On montait la garde et tout ça », racontera Fidel. Sa première victoire a
été sa désignation comme « général » des « explorateurs » du collège Dolores.
Ce goût de se porter en avant et un net talent pour l’organisation lui valent ainsi
des suffrages parmi ses camarades. « Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai
acquis une certaine popularité. » Castro ne peut s’empêcher d’ajouter : «
Probablement qu’à cette époque surgissaient déjà certaines qualités politiques
innées ! »
Certes, Fidel a d’autres explications que freudiennes à la formation de sa
conscience révolutionnaire – même s’il reconnaît que compte en cela « le sens
de la dignité personnelle ». Il s’attribue « un tempérament naturellement rebelle
» et un « refus inné de l’injustice » : deux leitmotive. Il explique encore à Frei
Betto qu’il n’a eu aucun préjugé pour « aller au fleuve, dans les bois, monter aux
arbres, ou partir à la chasse » avec des « fils d’humbles paysans » qui allaient
pieds nus. Naturellement, ajoute-t-il, « nous n’ignorions pas le privilège d’avoir
beaucoup de choses et d’être traités avec un certain respect ». Comment, en
effet, ces enfants malingres et illettrés n’auraient-ils pas considéré comme d’une
essence différente ce costaud qui, chaque été, rentré de son collège, parcourait à
cheval les collines ou, accompagné de chiens, lâchait la poudre de son fusil au
gibier ?
Mais aussi, comment Castro n’aurait-il pas trouvé plus excitant de mettre ces
gens-là dans son jeu plutôt que de s’isoler par une morgue dont il avait
expérimenté dans sa chair l’effet contre-productif ? En ce sens, le nouveau
maître de Cuba a pu déclarer, en 1959, à Carlos Franquí – alors un de ses
proches collaborateurs –, que c’était la fréquentation des « fils des paysans du
coin » qui lui avait évité les comportements de la « classe privilégiée ».
Très jeune, Fidel a développé dans ses rapports sociaux deux attitudes
parallèles dont on retrouvera des traces lorsqu’il sera devenu un homme public :
envers ceux qui sont ou se croient au-dessus de lui, il cultive la violence ; envers
ceux qu’il est certain de dominer, en revanche, il manifeste ce plain-pied que
beaucoup appelleront sa « gentillesse ».
Des anecdotes surnagent. Ainsi dit Raúl : « Tous les jours il se battait. Il
défiait les plus grands Quand il était battu, il recommençait. Jamais il
n’abandonnait. » Un biographe ajoute qu’un jour, lassé de voir Fidel revenir à la
charge alors même qu’il en prenait chaque fois pour son matricule, un grand lui
proposa de faire la paix. Rien d’invraisemblable. Un autre récit semble plus
suspect, selon lequel l’adolescent, pour démontrer son audace, aurait enfourché
une bicyclette et foncé dans un mur. Ceux qui ont colporté l’histoire ajoutent en
général que c’est ainsi qu’il est devenu fou !

Fidel s’est arrangé, durant toute sa période chez les jésuites, pour ne pas faire
d’embardée par rapport aux règles. Déjà incroyant, à son aveu, il recevra
pourtant à sa sortie la mention congregante, réservée à ceux qui ont été assidus
aux prières et offices. Il sait faire semblant. « Je ne suis pas contre la discipline
», explique-t-il encore à Frei Betto. Jamais plus, en tout cas, Castro n’acceptera
de règles qu’il n’ait lui-même édictées.
Voici donc, à Belén de La Havane, le futur chef révolutionnaire en grand
adolescent. Un colosse, tout en muscles, avec des jarrets et des cuisses d’acier. «
Un véritable athlète, disent ses maîtres ; il a défendu avec bravoure et fierté le
drapeau de l’école. » Le visage est encore poupin. Plus tard, la barbe viendra lui
conférer cette touche virile qui lui fait défaut. Bon élève ? Au début, il lui a fallu
s’accrocher. Peu de ses camarades, en effet, ont ce handicap d’avoir été élevé
dans un milieu culturel pauvre. Mais Fidel les rattrape assez vite. Il devient
même excellent « dans toutes les matières littéraires », en espagnol, en histoire
(y compris religieuse) et en géographie. En revanche, il est très irrégulier en
mathématiques, en physique et en chimie. Souvent distrait : en classe, il est déjà
sur la cendrée. Il ne travaille pas beaucoup, juste ce qu’il faut, avec ce coup de
collier que peuvent donner les natures puissantes lorsque c’est urgent, à la veille
des examens par exemple. « Réussir, c’était une question d’honneur », a-t-il
expliqué. Castro est, en outre, servi par une mémoire prodigieuse, qu’il cultivera
sa vie durant. Enfin, il a besoin de peu de sommeil, ce qui, dans les périodes
tendues, est un énorme atout.
Il bénéficie aussi d’une capacité à attirer. Son excellence dans le prestigieux
domaine du sport n’y est pas pour rien. Mais il y a, surtout, cette aspiration au
premier rôle, lors des sorties scout, en récré… Fidel s’impose toujours, au point
qu’on dit de lui : « Il est épuisant. » Mais lui ne se rend pas compte qu’il fatigue,
et revient à la charge. C’est aussi un orateur né. Tout incident – dans la cour, sur
le stade… – lui est occasion de prendre la parole. Et de ne pas la rendre.
Jugement inscrit au répertoire de Belén en juin 1945, juste avant son départ
pour l’université : « Il a su gagner l’admiration et l’affection de tous. Il est d’une
bonne étoffe, et un tempérament d’acteur ne lui fait pas défaut. » Les jésuites
espagnols du collège de La Havane n’avaient pas les yeux dans leur poche !
Fidel, le bon élève toujours porté aux excès, serait-il éventuellement prêt à
encore « défendre le drapeau de l’école » une fois qu’il l’aurait quittée ?
Autrement dit à s’enrôler sous la bannière des « Blancs », de la « réaction » ?
C’est, rapporte Lionel Martín, ce que crut d’abord un jeune communiste qui le
vit arriver à l’université à l’automne 1945 et qui allait devenir son ami à la vie à
la mort : Alfredo Guevara (homonyme du « Che »). Mais on peut croire
l’interlocuteur de Frei Betto lorsqu’il affirme que ni les prières, ni les retraites
spirituelles, ni le silence, ni le jeûne n’étaient son univers. « Toute cette
philosophie éveillait surtout en nous un terrible appétit », explique-t-il, pour une
fois presque rabelaisien. « Je n’ai jamais eu de convictions religieuses », répète-
t-il. Et cela ne sonne pas faux. Castro n’est pas un esprit métaphysique. Si la
religion l’intéresse bel et bien, c’est seulement comme « levier social ».
Le jeune homme avait-il des inclinations politiques ? De politique, il
semblerait n’avoir jamais entendu parler ! En 1933, une révolution a renversé le
tyran Machado. Âgé de sept ans, Fidel a vu des cortèges défiler à Santiago. La
nuit, il était parfois « réveillé par l’explosion de bombes ». Il ne cherche pas à
faire croire que cela l’ait frappé. Il est vraisemblable que sa perception sociale ait
été influencée par le peu d’entrain de ses camarades à le recevoir chez eux le
week-end – alors qu’il n’avait pas de parents, pas de « correspondant » à La
Havane. C’est la thèse d’Enrique Ovares, un de ses ex-compagnons d’études
exilé à Miami (tout comme l’Institut jésuite de Belén…). Tous savaient que
c’était grâce à Fidel que l’école gagnait les championnats de basket ; et pourtant
il n’était pas convenable pour les fils d’oligarques d’inviter le « péquenot ». Être
populaire n’est pas nécessairement être reconnu…
Les seuls initiateurs politiques de Castro auront donc été… les jésuites. Ceux-
ci, espagnols pour la plupart, étaient franquistes. Le jeune homme en gardera
quelque chose, même s’il a retourné certains arguments comme un doigt de gant.
Manichéisme, populisme, antiaméricanisme : ces attitudes ou thèmes devenus «
castristes » étaient au cœur de l’enseignement des bons pères. Et quel effet lui
produisait leur anticommunisme viscéral ? « Je me consacrais au sport et je ne
m’occupais pas beaucoup de ces choses-là. »
La Seconde Guerre mondiale, qui a duré le temps de son lycée, s’achève juste
avant son entrée à l’université. Il n’en a perçu qu’un « bruit lointain, assourdi…
» (rapporté par Arthur Comte). Ce drame des peuples, soixante-cinq millions de
morts, les camps, les fours crématoires, les bombes d’Hiroshima et Nagasaki :
rien de cela n’est dans son arrière-plan mental.

Observons qu’à dix-neuf ans Castro a déjà vécu plus de dix ans loin de chez
lui : quatorze exactement, à Santiago et La Havane – dont il faut retrancher les
vacances à Birán, trois mois l’été, quinze jours l’hiver, une semaine à Pâques.
Hormis sur le plan financier, il a appris l’indépendance de bonne heure. Est-il
ravi de rentrer à la ferme ? Il y a les bons côtés : les virées dans les bois, à pied
ou à cheval ; la chasse, d’abord à la fronde puis avec le fusil offert par Ángel ;
les baignades dans le fleuve Nipe qui traverse la ferme ; les expéditions à la mer,
visible des collines proches ; les combats de coqs, le dimanche, avec ces paris
qui enfièvrent l’atmosphère déjà chauffée au rhum ; les fêtes qui rythment les
retours, Noël, les Rois mages et leurs cadeaux, la semaine sainte et son
atmosphère étrange, tragique ; et surtout les cabanes, et les parties avec les gars
du village. Fidel met en application les trucs qu’il a appris comme « général des
explorateurs », avec Raúl – autre produit jésuite – pour second ! Le Lider, qui
n’est certes pas un poète, a pu évoquer « cette brise parmi les grands pins qui
séchait la sueur des chevaux ». Mais rien ne suggère qu’il ait alors perçu ce
romantisme comme l’autre face de l’exploitation des paysans par son père.
Moins plaisant, à Birán : Ángel. Car le vieil homme ne sait pas le laisser en
paix. Et certainement pas, comme l’a prétendu une hagiographie soviétique,
parce qu’il passe des heures à lui narrer « les hauts faits de l’Indépendance » !
Non, le père a sans arrêt recours à son fils pour un coup de main : « Je passais
une partie de mes vacances à un travail pas très volontaire. » Le pire n’est pas
l’abattage du bois, où sa force fait merveille. Conduire le tracteur est même un
bonheur. Mais il y a ces moments où il lui est demandé de tenir la boutique
épicerie de Manacas. Fidel épicier ! Le garçon aura peut-être forgé à Birán son
incapacité à rester en place.
La fin des vacances est le moment où don Ángel remet à son fils le viatique et
l’argent du trimestre. Nulle voix discordante : le patriarche est généreux avec les
siens. Et Fidel, sans être intéressé, a ses besoins. En prenant de l’âge il est
devenu coquet : de quinze à trente ans, les photos en témoignent, bien s’habiller
a constitué un des éléments de sa « dignité personnelle ». Les mignonnes ? Il en
est peu question. Castro confiera à Franquí que, lors de fêtes rassemblant
plusieurs établissements, « nous n’avions d’yeux que pour les filles… Nous
étions obsédés, éblouis ». Il en conclura qu’une éducation séparant les sexes tend
à créer « un trop grand souci de la question des femmes ». Et, de fait, Fidel, sans
être inhibé, ne se montrera pas si à l’aise dans ses rapports avec l’autre moitié du
ciel.
Ángel, après discussion, sort ses pesos – comme un bon grand-père, dont il a
désormais l’âge pour Fidel. Celui-ci recevra des subsides de sa famille jusqu’au
débarquement pour la Sierra Maestra.
Au total, donc, une enfance et une adolescence heureuses. Celles d’un jeune
privilégié, même s’il est peu conscient de cet avantage. Avec, cependant, des
éléments d’étrangeté : ce père, cette ferme, ces internats… De quoi assurer à
Fidel à la fois la confiance en son étoile et l’insatisfaction récurrente de ce qui
est atteint : deux traits que l’on retrouverait à la base de plus d’une carrière
politique. Mais aussi une enfance et une adolescence « efficaces » – pour
l’apprentissage intellectuel et le dressage du corps.
Fidel va sortir dans les dix premiers de Belén – c’est-à-dire de Cuba – en juin
1945. Voilà qui n’était pas joué à Birán. Laissons au futur Lider le dernier mot
sur ses années de formation : « Les enseignements des professeurs et aussi de la
famille ont contribué à installer en nous des principes moraux. Tout petit, j’ai
appris qu’on ne doit pas mentir. On nous enseignait les notions de bien et de
mal. Je reconnais que, dans notre société, la morale a pour fondement la religion.
» Il ajoute, pour Frei Betto : « Les jésuites espagnols, malgré leurs idées
politiques, ont su me communiquer un sens très fort de la dignité personnelle…
Ils ont influencé ma formation avec leurs valeurs, la rigueur de leur organisation
et de leur discipline, y compris le sens de la justice – un peu élémentaire, mais
c’était un bon point de départ. » Bref, Fidel « remplira sans doute de pages
brillantes le livre de sa vie ». C’est l’annuaire du collège jésuite Belén (juin
1945) qui le dit…
2
PREMIÈRES ARMES
(1945-1952)

Et quand quelqu’un ne comprend pas quelque chose, il ne faut


jamais cesser de discuter avec lui, jusqu’à ce qu’il comprenne.
Fidel Castro, 2 décembre 1961

« Lorsque j’entrai à l’université avec mon diplôme de bachelier, je n’avais


aucune culture ni dans le domaine économique ni dans le domaine social ni dans
le domaine idéologique. » Carlos Franquí, qui fut longtemps le porte-voix du
régime avant de s’en éloigner, rapporte ce propos de Fidel dans son Journal de
la Révolution cubaine. Le lycéen de Belén avait été aveugle et sourd à la
problématique de son époque. Il est « du point de vue politique, à l’âge de dix-
huit ans, un analphabète » : le mot est également de Franquí. À dix-huit et même
à dix-neuf ans, puisque c’est là son âge lorsqu’il entre, à l’automne 1945, à la
faculté de droit de l’université de La Havane.
Or, trois ans plus tard, il sera déjà un (jeune) homme politique en vue à Cuba,
avec parfois sa photo à la une et des extraits de discours dans les colonnes de
quotidiens. C’est en effet l’une des stupeurs du biographe de découvrir à quel
point, à La Havane au moins, Castro était déjà « Fidel », c’est-à-dire un
personnage, avant la Sierra Maestra, et même avant l’échec, en 1953, de son
attaque contre la caserne de la Moncada – l’événement qui allait fonder sa geste.
Comment expliquer une évolution aussi foudroyante ? Par la rencontre d’un
terrain nouveau, l’université, où pouvaient se donner carrière les grandes qualités
du jeune homme.
L’université est un monde ouvert où un être en somme déjà préparé à la lutte
pour la vie a pu épanouir les talents qu’avaient fait mûrir en lui les jésuites, mais
que le caractère clos de leur institution avait tenus sous le boisseau. Or, sur le
campus, il n’y a plus d’arbitre. Depuis la révolution de 1933, l’université est «
autonome » – comme un peu partout alors en Amérique latine. Des instances
élues déterminent les modalités de fonctionnement ; et la police n’y a pas accès.
Or, un terrain communautaire a horreur du vide. L’absence d’un ordre préétabli
provoque donc un regain d’activisme de groupes politiques. Ces organisations
valent, en général, ce que valent ceux qui les guident. Il y a donc là un milieu
apte à révéler les personnalités lorsque les conditions s’y prêtent.
Or, précisément, la situation est propice en ces débuts universitaires de Castro.
Les élections démocratiques de 1944 ont porté au pouvoir un vieux professeur de
médecine aux professions de foi réformistes et au credo libéral : Ramón Grau
San Martín. L’homme n’est pas un inconnu à Cuba. Onze ans plus tôt, il avait
présidé une éphémère République révolutionnaire, née du renversement de
Machado : une désignation que lui avait valu son attitude courageuse contre la
tyrannie. Il avait, en 1933, laissé les rênes à son ministre de l’Intérieur, Antonio
Guiteras, un étudiant de vingt-cinq ans socialisant et nationaliste, avec pour
premier point du programme de rendre à l’île une autonomie par rapport aux
États-Unis. Grau et son équipe, largement issue du « Directoire étudiant »,
avaient été renversés début 1934 par l’Armée. Une force rénovée, elle aussi, par
la révolution de 1933, qui avait vu triompher en son sein un mouvement de sous-
officiers. L’homme du coup contre Grau était, de fait, un sergent – «
dactylographe » de fonction, autant dire un lettré : un métis nommé Fulgencio
Batista. C’est dire que le renversement du gouvernement révolutionnaire
s’inspirait bien de la tradition militaire la plus constante – celle de l’ordre, avec
l’objectif de rassurer Washington, et notamment un président Roosevelt disposé
au « bon voisinage » avec l’Amérique latine. Mais le golpe de Batista n’était pas
réactionnaire. Répressif, certes : on le vit avec l’assassinat, en 1935, de Guiteras
; mais la plupart des mesures progressistes prises avant 1959 datent aussi de
cette période. Le Parti communiste ne s’y trompa d’ailleurs pas : en 1938, il
décrétait que Batista n’était plus « le centre de la réaction ».
Et, en 1940, une Constituante régulière élaborait une charte considérée comme
la plus avancée d’Amérique latine. Dans la foulée, Batista, jusque-là demeuré
dans la coulisse avec le titre efficace de ministre de la Guerre – ordonnant les
entrées et les sorties de présidents pantins –, décidait, en 1940, d’être candidat. Il
fut largement élu, avec l’appui de l’armée, de la bourgeoisie d’affaires et du
Parti communiste. La revanche de Grau devait sonner à la présidentielle de 1944
: il battit le candidat soutenu par Batista. L’ancien sergent se retira en Floride
pour jouir d’une fortune amassée en dix ans. Mais Grau ne disposait pas, lui, du
soutien des forces armées. Opposants ambitieux et pêcheurs en eau trouble
allaient s’engouffrer.
L’ancien « général des explorateurs » s’est jeté à corps perdu dans cette
mêlée. Portell Vila, historien cubain en renom longtemps avant le triomphe de la
Révolution castriste, a assuré avoir eu connaissance d’un défi lancé par Fidel,
dans les huit jours de la rentrée universitaire, à Manolo Castro, son homonyme,
président de la Fédération des étudiants (FEU). L’anecdote suggère que
l’adolescent s’est lancé sans même avoir pris la mesure de son nouveau milieu.
Le monde qu’il a encore à l’esprit est celui du collège jésuite : un lieu où les
rapports de force s’établissent selon des règles connues, où les désaccords
peuvent de ce fait se résoudre en combat singulier. Sur le campus, la bravoure
n’est certes pas un trait négligeable, mais elle doit s’insérer dans un jeu
complexe de relations qui est tout simplement ce que l’on nomme « la politique
». Et cela, Fidel ne le sait pas encore. Il est donc explicable qu’il défie Manolo
Castro, ce personnage considérable, en une sorte de joute médiévale. Mais c’est
le propre des êtres intelligents d’apprendre vite, et Castro est intelligent. Alors il
se porte candidat pour représenter la première année de sa section, les sciences
sociales. Peut-être impressionné tout de même par le culot du jeune homme, le
président de la FEU tentera de l’amadouer afin d’en faire un affidé. En vain !
Fidel, déjà, refuse de rouler pour quiconque autre que lui.
Et, pour son coup d’essai, Fidel réussit un coup de maître : il est élu. Il
concourra donc à la désignation du représentant de toute la première année,
lequel participera, avec ceux des autres années, puis avec ceux de la douzaine
d’autres facultés de La Havane à l’élection du président de la FEU. Ainsi Fidel
a-t-il posé le pied sur une première marche prometteuse.
Mais imagine-t-on le bouillant garçon entreprendre l’ascension patiente de la
pyramide ? Sans préjuger l’avenir, on peut d’ores et déjà avancer que cette
élection de l’automne 1945 est la seule où il ait jamais clairement triomphé dans
un contexte démocratique ! Certes, ce point est contesté. Certains biographes, tel
Lionel Martín, ont assuré que le futur maître de Cuba était parvenu à la vice-
présidence de la faculté de droit. L’intéressé lui-même a laissé entendre que son
cursus politico-universitaire était allé jusqu’à la présidence – mais dans des
conditions, il l’admet, « peu claires ». (De fait un quotidien de La Havane, fin
1947, l’a mentionné comme « président de la faculté de droit ».) La confusion
pourrait venir de ce que Fidel a multiplié les participations à des organismes
parallèles, des « comités de soutien » de toute nature, où il était en effet
important d’être présent pour se forger une base. Une certitude en tout cas :
Castro, en juillet 1947, échouera à devenir secrétaire de la Fédération des
étudiants.
Un mystère demeure sur les années d’étudiant de Fidel. Il faut ici naviguer
entre demi-révélations et petits mensonges, témoins hostiles et thuriféraires. Où
se situait le nouveau venu, portant beau et roulant en Ford V-8 offerte par son
père, sur ce complexe échiquier ? Il savait où il n’était pas : du côté de l’ordre
établi ! En cette deuxième moitié des années 1940, cela signifiait qu’il serait
contre la démocratie. Oh ! certes, une démocratie pas très brillante. Un régime
faible, un système un peu crasseux, avec ces affaires de corruption qui occupent
la chronique. Une démocratie, en outre, importée du Nord. Que les Yankees
puissants et dédaigneux en usent chez eux, grand bien leur fasse ! Qu’ils aient
utilisé ce pavillon pour recouvrir en 1902 la marchandise de leur protectorat,
puis en 1934 celle de leur prédominance économique : non merci !
La démocratie brillait, il est vrai, d’un lustre mondial nouveau, après la défaite
des régimes nazi et fasciste sous les coups de boutoir, précisément, des États-
Unis. Mais quel poids cela pouvait-il avoir dans l’inconscient collectif cubain ?
Les partis « démocratiques » étaient, au vrai, peu reluisants : des cartels se
réactivant autour d’un candidat à l’approche d’élections. Tel celui qui avait porté
Grau à la présidence, ces « authentiques » ainsi dénommés pour leur
revendication d’être les seuls héritiers de l’unique maître à penser de Cuba, le
poète et libérateur José Martí. La vérité est que plus d’un auténtico s’était
découvert tel dans l’espoir d’être servi au moment de la soupe.
Castro aurait-il pu alors devenir communiste ? Après tout, la plupart des
compagnons qu’il a fini par se choisir à l’université – Alfredo Guevara, Leonel
Soto, Flavio Bravo, Luis Más Martín – sont membres des Jeunesses du parti. Et,
passé le premier moment de crainte que cet élève des « bons pères » ne soit un
suppôt de la réaction, ils ont bien dû s’imaginer capables de le convaincre
d’embouquer leur chenal. Alfredo Guevara reconnaît avoir tenté de le «
conquérir » ; mais comment « capter les énergies d’un volcan » ? En réalité,
Fidel était trop homme d’action pour se laisser enrôler dans une formation où
chaque démarche était pesée, et trop individualiste pour accepter la discipline
d’un parti léniniste. Il ne pouvait pas, non plus, espérer y griller des étapes par la
démonstration d’une capacité de théoricien : Fidel, certes pas dépourvu d’un bon
cerveau, est peu spéculatif.

Pourtant, la question revient, récurrente : Fidel n’était-il pas un communiste «


souterrain » ? Si elle n’était posée que par quelques antimarxistes, on s’y
attarderait peu ! Mais voilà : des communistes cubains affirment que Castro se
situait déjà, vers la fin des années 1940, dans leur mouvance.
A priori, la constance avec laquelle le Parti socialiste populaire (le PC cubain)
a combattu les initiatives de Castro, presque jusqu’à la victoire de 1959,
semblerait infirmer cette assertion. Mais Fidel lui-même a oscillé dans ses
affirmations. À la fin des années 1950, c’était : « Je n’ai jamais été et ne suis pas
communiste » (à Jules Dubois, du Chicago Tribune) ; et, dès le début des années
1960, seuls des ennemis de la Révolution pouvaient prétendre encore que le
Lider n’avait pas toujours été marxiste-léniniste !
Dans son ouvrage Le Jeune Fidel ; les origines de son idéologie communiste,
Martín confirme que, « dès 1947 », son héros s’est senti en amitié « personnelle
et politique » avec Alfredo Guevara, membre (en secret) de la Jeunesse socialiste
(communiste). Si le PC n’était pas avec Castro, Castro était donc lié au PC…
sans même le savoir. Le fameux : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais
déjà trouvé » de Pascal…
Que dit à ce propos le Fidel de la maturité ? À Frei Betto : « Ce n’est qu’en
troisième année d’université [1947-1948] que je suis entré en contact avec les
thèses révolutionnaires du Manifeste communiste, des premières œuvres de
Marx, d’Engels et de Lénine. Je confesse que j’ai été fortement impressionné par
la simplicité et la clarté avec lesquelles le Manifeste déclaré notre monde et notre
société… » À Martín, Fidel avait expliqué que, « avant même son contact avec
la littérature socialiste », il s’était « converti à quelque chose de très proche d’un
socialisme utopique » à travers l’étude critique de l’économie politique libérale.
Il est certain que Castro n’a jamais été anticommuniste. Mais cette attitude
pourrait surtout témoigner de son acuité stratégique car, par sa simple masse,
plus importante que celle de tout autre PC d’Amérique, et pour sa capacité
d’organisation, le PSP était « incontournable ». Est-ce suffisant pour accréditer
la thèse d’un Fidel « agent du Kominform » (version de la droite américaine) ou
« compagnon de route du PC » (version entendue dans le sérail) dix ans avant la
Sierra Maestra ? C’est peu crédible. Un garçon aussi bouillant aurait-il pu se
contrôler au point de ne jamais mentionner (Martín l’assure) Marx ou Lénine
dans ses nombreux discours ? Jamais les mots « communiste » ou « socialiste »
accompagnant celui de « révolution » ? Une autre thèse a ses tenants : ce serait
Raúl, arrivé à son tour en 1949 à l’université de La Havane et vite entré aux
Jeunesses communistes, qui aurait entraîné son frère. Mais Raúl a soutenu durant
un demi-siècle que c’est Fidel qui lui avait fait découvrir les grands auteurs
marxistes.

L’université étant une école de chefs, c’est là, très normalement, que Fidel a
rencontré les obstacles les plus rudes. Il a explicité ce point lors d’une visite faite
à l’alma mater peu après son entrée triomphale dans la capitale : « Ce que j’ai
souffert à l’université, ça dépasse la Sierra ! » Il a encore, ce même 14 janvier
1959, déclaré : « J’étais le don Quichotte de l’université : toujours sous les coups
et au milieu des balles. » C’est en effet ce qui attire le plus l’attention dans ces
débuts de Fidel : une conception de la politique comme action. Ainsi, la
première sortie publique répertoriée du Castro « délégué de la section de
première année » est-elle, au printemps 1946, une action de vive force contre de
jeunes « nazi-fascistes » qui prétendaient s’exprimer dans l’enceinte
universitaire.
Rapport de force signifie aussi recherche d’alliances. Dans le climat délétère
de cette deuxième moitié des années 1940, ce n’était pas un problème rhétorique.
Humant le vent, Fidel a immédiatement buté sur un fait : des formations alors
dites « révolutionnaires », aujourd’hui présentées à Cuba comme des « gangs »,
et qu’on pourrait qualifier de « groupes d’action ». Castro n’a jamais nié avoir
fait un bout de chemin avec eux.
Ces mouvements se présentaient comme les continuateurs de ceux qui, de
1929 à 1933, avaient secoué puis abattu la dictature de Machado. Ils assuraient
aussi vouloir venger les victimes de la répression menée par Batista après 1934.
En fait, leur programme était le contrôle de l’université. Du marché noir des
manuels à « l’organisation » des élections étudiantes, leur champ était large. Le
Lumpenproletariat des faubourgs était, en cette affaire, à la disposition de qui
avait des moyens financiers. Et cela pouvait donner l’idée de s’en procurer ! Y
compris par des actes relevant du droit commun. Du délit, on passait parfois au
crime contre un représentant en vue d’un clan adverse – lui-même
ponctuellement vengé peu après.
Les deux principaux groupes avaient été fondés en 1945 lorsqu’il était apparu
que le départ de Batista avait laissé un vide de pouvoir que le faible Grau ne
comblerait pas. Les appellations étaient pompeuses : Mouvement socialiste
révolutionnaire (MSR) et Union insurrectionnelle révolutionnaire (UIR). L’un et
l’autre avaient pour chef un ancien des Brigades internationales de la guerre
civile espagnole : Rolando Masferrer pour le MSR et Emilio Tró pour l’UIR.
Masferrer était un transfuge du PC. Tró, lui, avait combattu dans les rangs
américains de 1942 à 1944.
À partir de 1947, l’objectif des « gangs » deviendra assez prosaïque : assurer
le suivi des carrières de leurs adhérents en les imposant dans l’appareil d’État.
Grau, myope ou impuissant, entrera dans ce jeu : il nommera Masferrer et Tró à
d’importants postes… dans la police. La « guerre des gangs » n’en prendra que
de plus vastes proportions. Tró sera assassiné le 15 septembre ; Manolo Castro
du MSR, premier mentor de Fidel devenu son ennemi juré, sera, en réponse,
abattu peu après.
Fidel Castro a hésité, puis s’est rapproché de l’UIR : les chefs d’un MSR en
train de prendre le dessus l’avaient jugé trop rebelle à leurs règles.
Les biographes de Fidel, attentifs aux raisons de leur modèle, se sont efforcés
de réduire l’importance de cette contiguïté avec les gangs durant sa vie
universitaire. Martín estime ainsi que, si « Castro a maintenu certains contacts
avec l’UIR, c’était pour se prémunir des coups du rival MSR ».
Lors des élections de juillet 1947, pour lesquelles Fidel aspire à devenir
secrétaire de la Fédération des étudiants, sa liste est soutenue par l’UIR. Elle a
affaire à trop forte partie puisqu’elle a contre elle, outre le PC, le MSR Enrique
Ovares, qui succède à Manolo Castro comme président de la FEU, puis
deviendra un proche de Fidel. En revanche, les menaces contre le futur Lider
maximo de Masferrer et de Mario Salabarría, chef de la police secrète, également
membre du MSR, se feront plus précises. Il a parfois eu à forcer l’accès de
l’université « les armes à la main » (à la journaliste colombienne Gloria Gaitán).
Soupçonné d’avoir participé, selon les sources, à deux, trois ou quatre guets-
apens mortels contre des hommes du MSR, Fidel s’est toutefois vu innocenté par
des « juges intègres ». Il est sûr qu’il échappa lui-même à plusieurs attentats.
Fascinante est cette déclaration à l’hebdomadaire cubain Bohemia en 1956 : «
Ceux qui voyaient leurs camarades assassinés voulaient les venger. Le blâme ne
retombe pas sur ces jeunes gens qui, poussés par de naturelles exigences et par la
mémoire d’une époque héroïque, avaient le désir de mener à bien une révolution
inachevée. Nombreux sont ceux qui, victimes d’une illusion, sont morts comme
des gangsters et qui aujourd’hui seraient des héros. »
À peine plus d’un an après sa sortie de chez les jésuites, le 11 novembre 1946,
Fidel apparaît pour la première fois à la une des journaux nationaux. L’occasion
est la commémoration traditionnelle de l’exécution, trois quarts de siècle plus
tôt, de huit étudiants patriotes par le colonisateur espagnol. Castro, qui vient de
fêter ses vingt ans, prononce, dans un cimetière, son premier discours politique.
Il y attaque frontalement Grau. Il accuse tout d’abord le président de vouloir
briguer un nouveau mandat, contre les dispositions de la Constitution de 1940.
Le tir est bien ajusté : depuis l’indépendance de 1902, en effet, toutes les
explosions politiques dans l’île (1906, 1917, 1920, 1933) ont eu lieu en réaction
contre des chefs d’État « continuistes ». Castro enfourche un autre thème,
également sensible, celui de la corruption. Plus précisément, le président Grau
était attaqué après que, le 26 mars 1946, eut disparu « le diamant du Capitole » –
une pierre enchâssée en 1929 sous le dôme du nouveau Parlement, pour marquer
le « point zéro » des routes de l’île. L’ex-idole de la « génération des années
1930 » s’était mal défendue en cette affaire. Castro allait river ce clou !
Désormais mordu par la politique, Fidel va prendre, en 1947, la carte d’un
parti. Cette formation à laquelle il adhère dès sa fondation, le 15 mai, est le Parti
du peuple cubain. Très anticommuniste, même si son idéologie emprunte surtout
au fond commun « anti-impérialiste » (c’est-à-dire anti-nord-américain) de toute
la gauche du sous-continent, le PCP se fait connaître comme le parti « orthodoxe
». L’« orthodoxie », ici, se comprend (comme « l’authenticité » revendiquée par
les sympathisants de Grau) en référence à la pensée de José Martí. C’est l’un des
« jeunes héros » de la révolution de 1933, Eduardo Chibás, surnommé « Edy »,
qui relève le drapeau. Il se fait le défenseur des petits guajiros des campagnes et
des citadins pauvres qui l’ont porté au Parlement en 1944. Sa popularité devient
vite immense. Il se fait le symbole d’une conception « propre » de la politique
face aux « corrompus ». Il en vient à incarner les espoirs de tous les déçus «
authentiques » qui ne veulent pas pour autant rejoindre les communistes.
La jeunesse petite-bourgeoise est au premier rang : Fidel, rapporte Hugh
Thomas, a prononcé un discours en faveur de Chibás, encore auténtico, dès
septembre 1946. Dix mois plus tard, « Edy » créera sa formation au cri de «
Honte à l’argent ! ». Parmi les cent personnes présentes au meeting de fondation,
on ne voit qu’un seul étudiant, Fidel. Chibás croit, dès lors, avoir découvert en la
personne du jeune homme un relais au message orthodoxe auprès des étudiants.
De fait, Castro restera huit ans dans les rangs du nouveau parti – jusqu’à ce que,
à la suite des événements liés à l’attaque de la caserne Moncada en 1953, il
fonde son propre mouvement, le M-26.

Ce n’est donc pas une incartade. Mais on ne saurait non plus imaginer Fidel
suivant docilement les impulsions d’un appareil. Au sein du parti de Chibás, il
entreprend de créer un « courant » pour asseoir sa position à l’université. Il
fonde une « Action radicale orthodoxe », plus véhémente que les Jeunesses
orthodoxes. L’ARO publie un bulletin incendiaire, l’Action universitaire – à vrai
dire peu lu. C’est ce mouvement qui agglutinera les jeunes gens sur lesquels
Fidel fera fond lors de la préparation de l’attaque de la Moncada. Plus
généralement, c’est ce mélange d’intellectuels de mouvance orthodoxe et de «
groupes d’action » de l’université de La Havane qui sera le bouillon de culture
du castrisme.
On est, cependant, en pleine confusion. Dans une revue qu’il a contribué à
fonder avec de jeunes communistes, Saeta (la flèche ; en anglais : Arrow ; à
rapprocher de ARO), Fidel écrit, en cette mi-1947, des articles véhéments contre
les « gangs ». Or, les élections universitaires en cours sont, pour l’essentiel, un
affrontement entre les deux principaux « gangs » : le MSR, d’un
anticommunisme virulent, qui devait triompher… avec l’appui des Jeunes
communistes ; et l’UIR, qui patronne la liste sur laquelle Fidel, le pourfendeur
desdits « gangs », s’est présenté comme candidat au secrétariat de la FEU – lui,
le damoiseau des orthodoxes épris de pureté !
C’est vers cette époque, en juillet 1947, que prend corps un épisode qui va
jeter le fils d’Ángel dans sa première aventure « internationaliste » : la
préparation d’une invasion de la République dominicaine. Dans cet État qui se
partage avec Haïti l’île d’Hispaniola, voisine orientale de Cuba, règne, depuis
1930, le dictateur Rafael Trujillo. Le « Bienfaiteur du peuple » faisait partie de
cette race de « fils de pute » dont un président américain disait, pensif : « Oui,
mais c’est notre fils de pute ! » L’idée de délivrer Santo Domingo de cette férule
recueillait d’autant plus d’écho à La Havane qu’un Dominicain, Máximo
Gómez, avait été, trois décennies durant, l’un des leaders des guerres
d’indépendance de Cuba. C’est parmi les antitrujillistes réfugiés, nombreux à
Cuba, que naît l’idée de l’expédition.
Parmi les ardents supporters de l’entreprise figure un homme qui fera
beaucoup parler de lui quinze ans plus tard : l’écrivain Juan Bosch. L’affaire,
cependant, ne prend consistance que le jour où elle trouve des partisans avérés
au sein du gouvernement, à commencer par le puissant, riche et corrompu
ministre de l’Éducation, José Alemán. Celui-ci entendait-il s’en servir comme
d’une machine contre Grau ? On ne sait. Cependant, peu préoccupée, alors, de
projection internationale, Cuba n’entend pas se commettre dans une guerre
contre Saint-Domingue. Aussi y imagine-t-on, en haut lieu, de sous-traiter la
préparation aux « groupes d’action », dont les luttes redoublaient depuis le
printemps 1947. Le MSR arrache le lot.
Castro, d’enthousiasme, en laisse tomber ses examens. Pourtant, selon la
géopolitique du campus, le jeune homme est ennemi de Masferrer et des siens.
Alors, on négocie. Fidel reçoit le commandement d’un groupe de Dominicains :
ce sera une protection contre les tueurs d’en face. Un millier d’hommes se
rendent au milieu de l’été 1947 à Cayo Confites, l’un de ces îlots désolés qui, par
centaines, bordent les côtes – situé, celui-ci, au nord-est de Cuba. Il y avait là,
raconte Carlos Franquí (qui y rencontre pour la première fois Castro), « des
gangsters imbibés de whisky, une foule de conflits, d’immoralité et d’ambitions,
des papas qui cherchaient leur fils, des prostituées qui s’exhibaient ». C’est là le
premier entraînement militaire reçu par Fidel. Il sera des plus sommaires. Six
semaines d’attente morne sur des plages écrasées de soleil. Alors Trujillo accuse
l’écrivain américain Hemingway, qui vit à Cuba, d’être de mèche avec les
comploteurs. Cette publicité affole un peu tout le monde. Le commandement
militaire cubain envoie donc des Forces arrêter ce microcosme. La plupart des
volontaires de Cayo Confites passeront quelques mois détenus près de La
Havane.
Fidel, lui, a réussi à lever le camp à temps avec quelques compagnons. À bord
d’une embarcation, ils tentent, a assuré Castro à l’écrivain colombien Arturo
Alape, « d’aller à Saint-Domingue » ! La fin de l’histoire veut que, passant au
large de cette baie de Nipe qui longe quasiment la propriété paternelle de Birán,
le fils d’Ángel se soit jeté, mitraillette à la main, dans des eaux infestées de
requins, pour rejoindre la terre ferme, via le Cayo Saetia. Sur les mobiles d’un
acte aussi suicidaire, les narrateurs divergent : le petit navire avait-il été rejoint
par un garde-côte ? Fidel l’assure. Ou bien l’intéressé était-il menacé par
quelque sicaire du MSR ? Il n’importe. À Cayo Confites, une entreprise où le
grotesque le disputait au sordide s’est terminée à la gloire de Castro – et
quasiment de lui seul : quelques jours après le bain dans les eaux de Nipe, le
héros sera de retour dans la capitale, alertant les étudiants contre « la trahison de
l’expédition » par le gouvernement Grau.
À peine majeur, Fidel est ainsi devenu une figure. Il a aussi compris
l’importance de ne jamais laisser trop longtemps sans nouvelles de soi ce que
l’on n’appelle pas encore « les médias ». Un mois et demi plus tard, il organise
une nouvelle expédition : avec quelques compagnons, il rapporte à l’université
de La Havane La Demajagua : la cloche qui, dans le lointain Oriente, avait, en
1868, donné le branle à la révolte contre le colonisateur espagnol. Dans un
climat troublé par des grèves, des manifestations étudiantes, des combats entre
gangs, l’arrivée dans la capitale du symbole de la liberté des Cubains ne passe
pas inaperçue. L’événement révèle la prodigieuse imagination de Fidel comme
metteur en scène politique.
La circonstance permet aussi au bouillant jeune homme de prononcer sur le
campus, le 6 novembre 1947, ce que plusieurs auteurs considèrent comme son
premier « discours-programme ». Libération économique, souveraineté politique
et émancipation définitive de la nation, tels en sont les points cardinaux. Tout
cela fait partie du patrimoine commun de la gauche étudiante latino-américaine.
Mais Fidel, note Tad Szulc, y rode deux traits rhétoriques qu’on retrouvera. Il
assène tout d’abord à son auditoire une avalanche de chiffres retenus par cœur,
ce qui impressionne. En outre, il use de la prophétie. Ainsi, ce jour, fait-il état de
menaces « militaristes » Il anticipe ainsi de plus de quatre ans le coup de Batista
!

Le soupçon pourrait naître que toute cette agitation fût un peu « tropicale »,
attisée par des démagogues prompts à fouailler ce qu’il y a de toujours bouillant
et inemployé dans la jeunesse. Or, il existait un malaise réel à Cuba. Un malaise
séculaire servant de toile de fond à un autre, plus conjoncturel. La crise séculaire
réside dans le doute qu’a le pays de son identité. Au milieu du XIXe siècle, il
existait ainsi dans l’île un parti favorable à la constitution du pays en un nouvel
État uni… à la grande fédération américaine du Nord. Or, des forces étaient alors
à l’œuvre à Washington pour procéder à une annexion de Cuba – « accessoire
naturel du continent nord-américain », selon le mot du secrétaire d’État Quincy
Adams. Cependant l’île était, avec Porto Rico, le dernier réduit colonial de
Madrid dans le nouveau monde. La jeune puissance américaine, pourtant, avait
auparavant d’autres exploits à réaliser : rattachement manu militari du Texas,
conquête pionnière de l’Ouest, avec réduction des tribus indiennes, victoire sur
le Sud esclavagiste lors de la guerre de Sécession.
Tout cela explique que Washington ait attendu 1898 pour chasser les
Espagnols de Cuba en vue de s’installer à leur place. Entre-temps, les habitants
de l’île s’étaient eux-mêmes soulevés contre la Couronne madrilène, et avec
quelle détermination ! Une première guerre d’indépendance avait duré rien de
moins que dix années, de 1868 à 1878. Après un « repos turbulent » (Martí) de
dix-sept ans, la guerre reprit. Elle fut plus brève que la précédente, mais bien
plus violente – avec la création des premiers camps connus de
re[concentración], de la part des Espagnols, pour y enfermer les mambis
(insurgés). En 1898, alors que les deux adversaires sont exsangues, les États-
Unis, mettant fin à leur politique de « longue patience », déclarent la guerre à
Madrid. Ils l’emportent en trois mois et occupent Cuba. Cet événement marquera
le retournement de l’Amérique latine profonde (et, également, de l’Europe)
contre un grand voisin longtemps admiré pour sa lutte anticoloniale contre
l’Angleterre. À Cuba s’installe le thème, longuement porteur, de «
l’indépendance volée ».
Cependant, les trente années écoulées depuis 1868 avaient trop radicalisé les
esprits à Cuba pour qu’aboutît une annexion, à l’instar de ce qui prévalut à Porto
Rico. Aussi une solution fut-elle trouvée : l’indépendance fut accordée à Cuba
en 1902, mais non sans que la Constituante « américaine » eût prévu que « le
gouvernement de Cuba accorde aux États-Unis le droit d’intervenir pour garantir
l’indépendance [sic] et pour aider tout gouvernement à protéger les vies, la
propriété et la liberté ». Et comme ce texte reprenait un passage d’une loi
proposée par le sénateur Platt, il reste connu comme « l’amendement Platt ». Il
devait rester en vigueur trente-deux ans. Et pas platoniquement : Washington
conduisit des opérations militaires et imposa son occupation en 1906-1909,
1912, 1917 et 1923. « Avec l’amendement Platt, nous avons pratiquement
annexé Cuba », put déclarer un conseiller du président Theodore Roosevelt. Et
un général ayant commandé les marines lors d’un des débarquements dans l’île,
Smedley Butler, pouvait pérorer : « J’ai aidé à faire […] de Cuba un endroit
convenable, où les gars de la City Bank puissent collecter des revenus. »
Prenant en 1933 ses fonctions de chef de l’État, Franklin Roosevelt se proposa
pour première tâche de rétablir avec les Latinos des relations de « bon voisinage
», fortement compromises par la politique du « gros bâton » de son cousin
Theodore. Le 29 mai 1934, un nouveau traité bilatéral mettait fin à
l’amendement Platt. Il conservait cependant, à perpétuité, la base navale de
Guantanamo à Washington. Roosevelt sut aussi imposer à La Havane un traité
de commerce confirmant à son pays un régime douanier privilégié. Le texte
prévoyait l’institution d’un « quota » sucrier acheté à Cuba à des prix
préférentiels, mais dont le montant était laissé à la décision annuelle des
parlementaires américains. Et comme plus de 80 % des rentrées de devises
insulaires étaient liées aux exportations de sucre, ce traité plaçait de facto
l’économie sous la coupe de Washington.
C’est dire que le malaise « historique » de cette génération de Cubains arrivés
à la majorité en 1947 est une donnée fondamentale. Et Castro sera bien compris
de ses citoyens lorsqu’il expliquera que sa révolution est cette « seconde guerre
d’indépendance » prophétisée par José Martí.

Cuba souffrait d’un malaise plus conjoncturel, encore que nullement passager
: le pays n’était jamais vraiment sorti de la crise de 1929. La chute des cours des
matières premières, qui en avait été l’une des caractéristiques profondes, avait
été ressentie avec acuité dans un pays dépendant de son seul sucre. En outre, la
crise était arrivée après une période de particulière euphorie : la Première Guerre
mondiale, qui avait stimulé la demande pour tous les produits de première
nécessité, à commencer par ce fruit de la canne dont Cuba était de loin le
premier exportateur planétaire. Plus dure a été la chute ! Le marasme a duré
toutes les années 1930. La Seconde Guerre mondiale a eu un nouvel effet
stimulant sur les productions cubaines (sucre, tabac et rhum). Mais la relance n’a
guère prolongé ses bienfaits après 1945. Le pays, toutefois, allait connaître une
flambée liée à la guerre de Corée (1950-1953), puis un boom dérivé du tourisme
américain en 1956-1958.
Cependant, la révolution de 1933 avait été une énorme secousse. On y avait
même vu la formation de soviets. De sorte que le « sergent dactylographe »
Batista n’avait pu réussir sa réaction politique (et se montrer proaméricain)
qu’en échange d’un réel activisme social, remplissant en cela le programme du
Directoire des étudiants. Il a assuré, comme dictateur camouflé d’abord, comme
président démocratique ensuite (1940-1944), une vraie « couverture » des
travailleurs. Comme à l’ordinaire, les attentes populaires en ont plutôt été
stimulées : la Confédération des travailleurs (CTC), née en 1938, aura été très
combative sous l’impulsion de son secrétaire, le militant noir Lázaro Peña. Bref,
« l’esprit de 1933 » n’avait jamais été enterré. Or, des injustices demeurent. La
plus criante est le chômage, ou le sous-emploi, de 10 à 20 % de la population. Le
malaise est aggravé par la poussée démographique induite par les progrès
médicaux depuis le début du siècle. Parmi les énergies sous-employées, les plus
voyantes sont celles des jeunes diplômés : ce problème s’est révélé à Cuba plus
tôt qu’ailleurs.
Lancé à fond dans la bataille cubaine, Fidel ne commence pas moins à se
sentir à l’étroit dans son île. Un témoin de ces années a rapporté qu’il voulait
créer, et bien sûr présider, une Fédération des étudiants d’Amérique latine. Le
jeune homme en a fait confidence peu avant son départ, en 1948, pour Bogota –
un épisode capital de sa formation. Dans la capitale colombienne devait avoir
lieu une rencontre « anti-impérialiste » en concomitance avec la réunion
fondatrice de l’Organisation des États américains (DEA). Il s’agissait de
manifester l’opposition de la jeunesse éclairée du sous-continent à la création
d’un instrument diplomatique, l’OEA, où le poids des États-Unis « impérialistes
» serait considérable. La puissance du Nord désire, en effet, formaliser au sud du
Rio Grande la prééminence mondiale que lui a valu la victoire de 1945. La «
guerre froide », concrétisée en février 1948 par le « coup de Prague », impose au
leader du camp occidental de resserrer les rangs. En août 1947, déjà, a été signé
le traité de Rio (Tiar), alliance militaire de l’hémisphère. Début 1948,
Washington juge le moment venu de structurer politiquement le « concert » des
nations américaines.
Elle offre un panorama contrasté, en 1948, cette Amérique latine. Les rares
démocraties enracinées y sont en crise, tels le Chili et le Costa Rica. D’autres
s’essaient : le Brésil, le Pérou, le Venezuela, l’Équateur. Les tyrannies, elles,
s’accrochent : au Salvador, au Nicaragua, à Saint-Domingue, au Paraguay.
L’Argentine est le pays qu’on observe. En 1943, des officiers nationalistes et
socialisants, admirateurs de Mussolini et de Franco, ont succédé à des généraux
réactionnaires L’un d’eux, Juan Perón, a été élu président. Seule en Amérique,
l’Argentine avait refusé de déclarer la guerre à l’Axe, s’attirant la colère des
États-Unis. Et Perón, qui symbolise ce cours des choses, est devenu un héros
pour la jeunesse. Son projet de « troisième voie » – ni Moscou ni Washington –
intéresse Fidel.
L’idée d’un congrès des étudiants latino-américains anti-impérialistes est
partie de Buenos Aires. Castro, jamais rassasié de reconnaissance, a assuré en
1981 au journaliste colombien Arturo Alape, être l’auteur du projet ! Il aurait
établi « des contacts, disons tactiques, avec les péronistes ». Il n’y a pas de
doute, toutefois, que l’argent venait de Buenos Aires. Peut-être en raison de son
activisme sur le campus en faveur des « causes » latino-américaines (de
l’indépendance de Porto Rico à la « libération » de Santo Domingo), Fidel,
quoique dépourvu de mandat électif, est désigné pour Bogota. Trois garçons
l’accompagnent : le président de la Fédération étudiante, Enrique Ovares,
Alfredo Guevara, son ami communiste, secrétaire de ladite FEU, et un certain
Rafael del Pino.
Fidel a accordé en 1981 une interview sur ce sujet. C’est un long texte, très
caractéristique de sa manière. Tout d’abord il tutoie Arturo Alape, lequel lui
renvoie du « Commandant, vous… ». C’est aussi un modèle du style de Castro,
avec retours en arrière et incessantes répétitions. La pensée se précise par
approximations, attentive dirait-on à éviter les contradictions internes du récit.
Et, comme tous les êtres peu véridiques, Castro, par ailleurs hypermnésique,
accumule les détails chargés de « faire vrai ».
Avant d’arriver à Bogota, Fidel a fait deux escales. La première à Caracas où,
après une révolution d’officiers libéraux, l’Action démocratique a fait élire à la
présidence l’écrivain Rómulo Gallegos. Le Venezuela est à la joie de la
démocratie retrouvée. « Je me réunis avec les étudiants, explique Castro. Notre
intention était de leur demander appui pour l’organisation du congrès et leur
expliquer nos idées. Ce fut un succès. » César disait : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai
vaincu ! » Puis Fidel demande à voir le président Gallegos « et le contact eut lieu
». Ensuite le gaillard s’envole pour Panama en ébullition, une fois de plus, à
propos du canal – un thème constant de mobilisation pour la jeunesse du sous-
continent. À l’université, c’est le blitz : les Panaméens « se trouvèrent d’accord
avec l’idée du congrès. »
À Bogota enfin, les étudiants colombiens accueillent à leur tour l’hypothèse
avec transport. Mais un problème se pose : qui représente quoi ? Car il y a là les
principaux élus des étudiants de Cuba, et il y a, outre del Pino, Castro. Celui-ci a
bel et bien travaillé au projet de congrès, mais il n’a aucun titre sauf d’avoir, il le
dit, « un grand ascendant pour être le centre de la lutte contre Grau » (sic., pas si
modeste qu’il aime à le faire croire, Castro !). Devant les Colombiens, Fidel
défend son point de vue « de façon un peu passionnée, comme il était normal…
à cet âge ». Il n’avait « aucun intérêt personnel » ; il ne « recherchait nullement
les honneurs ». Ce qui comptait, « c’était la lutte et les objectifs ». Alors, « les
étudiants applaudirent beaucoup lorsque je parlai et appuyèrent l’idée que je
continue ».

Cette scène a lieu dans un pays, la Colombie, en pleine ébullition, comme cela
lui est arrivé souvent durant son histoire de guerres civiles entre libéraux et
conservateurs – deux familles politiques dont on dit qu’elles se distinguent en ce
que les uns vont à la messe à 9 heures et les autres à 10 heures. Il n’empêche :
lorsque la violence éclate entre elles, gare ! Le grand homme des progressistes
colombiens, Jorge Gaitán, un avocat libéral de gauche, soulève les foules contre
l’oligarchie conservatrice au pouvoir. Un profil classique d’Amérique latine :
bon orateur, adulé de masses qui aspirent à remettre leur destin à un homme
charismatique. Une vocation de caudillo ou de martyr, selon le destin. Castro et
del Pino obtiennent vite un rendez-vous de Gaitán, le 7 avril. Le Colombien « est
enthousiasmé ». Il offre son appui : « Il fut d’accord pour clore le congrès par
une réunion de masse. » Gaitán en serait, bien entendu, l’orateur principal. « Il
m’a fait très bonne impression », dit Castro. Rendez-vous est repris « pour dans
deux jours ».
Il y a, ce soir du 7 avril 1948, une soirée au grand théâtre de la capitale en
l’honneur des délégations des quelque vingt pays américains venus signer la
charte de l’OEA – avec, au premier rang, le secrétaire d’État américain George
Marshall, père du récent « plan d’aide à l’Europe ». Castro s’y rend avec trois
étudiants, sans être inquiété malgré son blouson de cuir. Ils jettent des tracts
expliquant le congrès. « Nous étions un peu immatures », admet Fidel et,
formule qu’il affectionne, « pleins d’une ardeur juvénile ». Les protestataires
sont, bien entendu, interpellés. « À notre hôtel », dit Castro. « Pas au théâtre ? »,
sursaute Alape. « Je ne suis pas sûr, je crois que ce fut à l’hôtel », répond Fidel.
« Mais les actes officiels disent qu’ils vous ont arrêtés au théâtre », ose
l’interlocuteur. « Tu as peut-être raison… Mais je crois qu’ils nous ont arrêtés à
l’hôtel. Ou peut-être, après tout, les actes sont-ils plus véridiques… » Échange
typique avec Fidel : il lui faut des preuves massues pour envisager, et avec
réticence, qu’il puisse avoir tort ! Détail, jugera-t-on, et pardonnable trois
décennies plus tard ? Certes. Mais on voit le Lider contredire un interlocuteur
qui dispose de sources et est familier des lieux. Souci de démontrer que sa
mémoire ne peut le tromper ? Ou utilisation savante du détail dans une
dialectique vérité/demi-vérités dont il est coutumier ? Castro et ses compagnons
sont conduits aux bureaux de l’émigration, fichés et relâchés.
Or, le 9 avril 1948, en sortant de son bureau à 12 h 45, Gaitán est assassiné.
L’événement précipite une guerre civile. « La violencia » durera cinq ans et fera
trois cent mille morts. Ce seul vendredi et les deux jours qui suivent, on relèvera
cinq mille victimes dans la capitale. Fidel, quant à lui, est pris dans une
insurrection populaire ! Saccage, pillage sont partout. Le jeune homme prend feu
et flamme. Il va se battre avec les insurgés.
Surgit une question : Castro et ses amis ont-ils eu un rôle dans le lancement
des événements ? La rumeur s’est vite répandue dans Bogota : les Cubains sont à
l’origine du coup. Et Castro : « Eh ! oui, nous les Cubains, on était devenus
fameux. » L’explication tient sans doute au fait que Fidel et Rafael avaient été
fichés pour l’affaire des tracts. Une police logiquement en quête de boucs
émissaires a gonflé l’incident. Les journaux favorables au président conservateur
Ospina Pérez sortent avec des manchettes : « Coup communiste ». L’accusation
est liée au fait que le petit PC colombien a (avec d’autres) appelé au sabotage de
la conférence de l’OEA. C’est de la conjonction de ces accusation (« les Cubains
» et « les communistes ») que dérive la suspicion partagée par tous les tenants de
la droite en Amérique : Fidel était, en 1948 déjà, un « agent du communisme
international ».
Un cortège de gens armés de fusils, de bâtons, de barres de fer, passe sous les
fenêtres de l’hôtel de Bogota où les quatre de La Havane sont revenus après
avoir assisté au sac du Parlement par la foule : « Quand je vois cette multitude,
je ne sais pas où ils vont ; on dit vers un commissariat de police. Eh bien, je
rejoins la multitude et je me dirige vers le commissariat de police. Je crois qu’il
y a une révolution en cours, et je décide de m’y joindre. » Fidel est un des
premiers à entrer au commissariat. Il s’empare d’un lance-grenades
lacrymogène, vite échangé contre un fusil. Ainsi équipé, le Cubain a pour
premier soin d’aller aider « quatre à cinq soldats en train de faire le service
d’ordre à un carrefour ». Il s’aperçoit que ce sont des gouvernementaux :
fascinant d’observer que, dans une révolution, le premier réflexe de Castro est de
mettre de l’ordre ! Le « 9 avril » le passionne par son côté anticonservateur et
anti-oligarchique mais le révulse par son manque d’organisation, qui expliquera
son échec. « Je me dis : que font les dirigeants du parti libéral ? Il n’y a donc
personne pour organiser ça ? » Ces journées du Bogotazo vont marquer Fidel. Il
dit à Alape : « L’influence du 9 avril dans ma vie de révolutionnaire ? Ce sont
les efforts extraordinaires que j’ai faits… pour éviter que, lors du triomphe de la
Révolution [cubaine], il y ait l’anarchie, du saccage, des désordres. »
Fidel et une douzaine d’étudiants arrivent devant le ministère de la Guerre.
Des fantassins patrouillent, appuyés par des tanks. On ne sait pas où va se
tourner l’armée. Que fait le Cubain ? Il harangue les soldats ! Sans succès. Alors,
on décide d’attaquer un autre commissariat proche, pour distribuer des armes à
tous. « C’était moi qui devais prendre le commissariat parce que j’étais le seul
avec un fusil. » Mais les policiers se sont déjà soulevés. Fidel se présente alors
au commissaire. Celui-ci en fait son adjoint. Pourtant le Cubain va retourner au
premier commissariat en émeute. Un demi-millier d’hommes armés, policiers et
civils, s’y trouve. Castro se voit assigner la défense d’un étage. Il interpelle le
chef de garnison : « Toute l’expérience historique démontre qu’une force qui
s’enferme sur la défensive est perdue. » Bigre ! « J’avais quelques idées
militaires nées de mes études des situations révolutionnaires, de ce qui s’est
passé durant la Révolution française. » Mais le Colombien ne prend aucune
décision.
La nuit se passe dans l’attente, vaine, de l’attaque des gouvernementaux.
Fidel, pris dans un piège, songe à partir. « À ce moment, j’ai eu une pensée
internationaliste : le peuple ici est le même qu’à Cuba… opprimé, exploité… Ce
soulèvement est juste, je vais mourir, mais je reste. »
Pour tromper son angoisse dérivée de l’inaction – autre trait de personnalité –,
Fidel demande une patrouille pour aller garder une colline surplombante. On lui
donne huit hommes. Tout le samedi 10 se passe ainsi. Dans les masures alentour,
les gens festoient, sans doute avec des vivres pillés. Un homme débarque d’un
camion. Fidel croit y voir un espion. On lui explique qu’il veut lui aussi faire sa
petite fête, avec deux prostituées. Et Fidel, d’ordinaire prude comme une
donzelle espagnole : « Il tire son coup, il tire son coup… En pleine guerre. » Le
Cubain, lui, fait le coup de feu contre le ministère de la Guerre, visible de son
éminence. « Une folie », reconnaît-il.
Le dimanche 11 au matin, la ville bruit de la rumeur d’un accord entre
gouvernementaux et libéraux. « On » demande aux insurgés de déposer les
armes. « Ce fut une grande trahison », commente Fidel. Il rend son fusil et rentre
à l’hôtel. Là, il apprend que les autorités commencent à « serrer » les Cubains.
Un Argentin, coorganisateur du congrès, emmène les quatre compères à leur
consulat. « On était des ennemis du gouvernement de Cuba et il nous emmène au
consulat : tu vois le paradoxe ! », s’écrie l’interlocuteur d’Alape. Des « ennemis
», pas des adversaires… Le gouvernement de La Havane, pourtant, a envoyé
deux avions militaires à Bogota. Le lendemain, tous sont de retour à Cuba. Fin
de l’aventure.

La presse cubaine a assuré une ample couverture aux événements. Les quatre
n’ont pas été épargnés par les journaux de droite. Il n’importe ! Dans ce pays où
l’on a le goût du panache, l’aventure vaut à Castro, le plus connu des comparses,
un regain de notoriété. Une photo paraît dans le prestigieux Bohemia, montrant
Fidel, un costaud un peu grassouillet, le visage poupin, cravaté et portant
blouson de cuir, la cigarette à la main, dans une rue dépavée et jonchée de
débris. Dans le fond, des passants. Aux côtés du futur Lider, un personnage
tranquille, en manteau, un délégué mexicain et un jeune homme mince,
moustachu, vêtu d’un costume deux pièces : Ovares… Castro est dithyrambique
sur son aventure. « Je suis très fier de moi parce que j’ai agi de façon
conséquente, conformément à des principes, avec une morale correcte, avec
dignité, honneur, discipline et un altruisme incroyable. » Qui dit mieux ? Eh
bien, Arturo Alape : « J’ai senti plus que jamais combien la mémoire de Fidel est
un grand fleuve qui fertilise de ses eaux notre continent. » Cette fascination
envers Castro de maint intellectuel latino-américain va parfois, on le voit, au-
delà de ce que l’intelligence, pour ne rien dire du sens du ridicule,
commanderait…
Lionel Martín suggère avec finesse que l’une des observations que Fidel
pourrait bien avoir faites en Colombie concerne « la grande puissance de
division de l’anticommunisme ». Notant que la droite a bientôt catalogué les
éléments favorables à Gaitán comme « d’inspiration communiste », il aurait
compris qu’il y avait là un moyen puissant par lequel les tenants du statu quo
peuvent « bloquer la nécessaire unité populaire ». Castro ne tombera jamais dans
ce piège. En même temps, il a bien perçu que les communistes, précisément
parce qu’ils sont la cible automatique de la droite, ne peuvent pas, en une phase
de lutte, être un élément agglutinant. Ils seront donc un outil, dont on peut se
servir. Il est légitime de supposer que c’est à partir de ce printemps 1948 que
Fidel se met à piocher dans la littérature marxiste. Le décalage entre cette force
spontanée qui émanait du Bogotazo et l’impréparation des foules a certainement
convaincu le jeune homme de se mettre en quête de réponses à son propre
questionnement : « Que faire ? »
Castro, donc, est rentré à La Havane le 12 avril 1948. La présidentielle est
fixée au 1er juin. Chibás s’y présente, cela va de soi. Auréolé de sa nouvelle
dimension internationale, Castro se jette dans la bataille du PCC. La campagne
est dominée par le thème de la corruption du gouvernement sortant. On imagine
les effets que notre orateur en tire. Quant au candidat choisi par les
gouvernementaux, c’est Prío Socarrás, un avocat de quarante-quatre ans. Cet
homme non dépourvu de panache se définit comme « socialiste chrétien ». Son
action contre le dictateur Machado en 1933 lui avait valu un bref exil. Ministre
du Travail de Grau, il a notamment eu pour tâche de casser la prééminence
communiste au sein de la Centrale des travailleurs. Il l’a fait « le sourire aux
lèvres et le fouet à la main ».
En concomitance avec les maccarthysme américain, l’anticommunisme est un
thème obsédant à Cuba. Chibás, l’opposant le plus en vue de Prío, ne se prive
pas d’y verser. Et Fidel n’est pas d’accord. Il ne se lance certes pas dans une
défense active du PSP mais il tente d’infléchir la tonalité de la campagne d’«
Edy ». Écumant sa province d’Oriente, il défend, certes, « l’idéalisme » de
Chibas. Mais il lance aussi des flèches contre certaines relations encombrantes
du chef de son parti – avec de grands propriétaires terriens en particulier. Chibás
est obligé de lui répliquer : « Non, camarade Fidel Castro, tu ne dois pas nourrir
le moindre doute. » Et ceci vaut au jeune homme d’être taxé de « communisme »
dans un journal.
Le 1er juin 1948, le destin ne bascule pas : Chibás est blackboulé, et Prío
l’emporte largement. Le candidat orthodoxe est même battu à la seconde place
par un conservateur. Seul le communiste Marinelo fait moins bien. La déception
des supporters d’Edy est à la mesure de l’illusion qu’ils avaient entretenue.
Quant à Fidel, il ressent le besoin d’une pause. Non à cause de cette défaite :
aucune ne l’abattra jamais. Mais les événements le talonnent. Une fois encore, il
est accusé d’un meurtre, sur la personne d’un policier. L’assassinat a eu lieu en
face de sa résidence. L’accusation est, cette fois, invraisemblable. Castro est un
homme politique de dimension nationale et il s’est éloigné depuis un an des
gangs – même s’il continue de porter toujours une arme sur lui. Le prétendu
témoin qui l’accuse se rétracte d’ailleurs. Mais Fidel comprend le message : il
est très haut sur la liste des cibles de Masferrer. Alors il quitte la vie publique.
Provisoirement. Un biennium s’ouvre qui sera mené plusieurs tons au-dessous
du précédent.

Castro commencerait-il à se préoccuper de son avenir ? Il serait temps ! Car il


a beau être doué, une activité politique à plein temps se concilie mal avec une
scolarité efficace. Dès la rentrée de 1946, il ne lui est plus resté une minute pour
étudier. Il n’a pas assez d’« unités de valeur » en juin 1947 pour éviter le
redoublement Or, l’idée de devenir un éternel étudiant semble lui répugner.
Aussi choisit-il de se faire inscrire en troisième année comme auditeur libre. Et il
décide de se marier ! L’événement a lieu le 12 octobre 1948 ; Fidel a vingt-deux
ans. C’est à Banés, à cinquante kilomètres de Birán, fief des parents de
l’épousée, qu’a lieu la noce. Mirta Díaz est une jolie brunette, étudiante en philo
à La Havane. Son frère, Rafael, est un compagnon d’université, devenu ami de
Fidel. C’est lui, sans nul doute, qui a fait se rencontrer les jeunes gens. On doit
aussi imaginer qu’il a plaidé la cause de son camarade auprès de la famille. Car
les Díaz sont rien de moins qu’enthousiastes. Les Castro ne sont pas de leur
monde : Ángel a beau avoir du bien sous le soleil, c’est tout de même un cul-
terreux. Et Fidel lui-même est peu recommandable : trop jeune, sans situation et
pourfendeur de tous les gens qui ressemblent aux Díaz, riches planteurs
conservateurs.
Le mariage se fait pourtant… Les témoignages concordent : Mirta était éprise
du pendard, et celui-ci le lui rendait. Les jeunes gens partent en voyage de noces.
Où ça ? Eh bien, aux États-Unis ! On aurait imaginé le Mexique : un pays latino-
américain proche de Cuba, où l’on ne peut faire un pas sans buter sur de
l’histoire, une terre fascinante où s’entrecroisent les cultures, et aussi le pays de
la première révolution du XXe siècle… Non ! Les États-Unis. (Avec l’argent
d’Ángel puisque Fidel ne gagne pas sa vie.) Le Cubain est fasciné par le voisin
du Nord, il ne cessera jamais de l’être. Il ira encore quatre fois, dont une,
mémorable, officiellement invité, plus trois fois à l’ONU, à New York. Il a
trouvé une justification marxiste à ce « complexe amour-haine » : il y a le
peuple, que rien ne devrait séparer des Cubains puisque les peuples sont frères ;
et la Maison Blanche, occupée par des présidents impérialistes et réactionnaires.
Le couple s’installe, à son retour des États-Unis, dans un modeste hôtel –
payé, comme il se doit, par Ángel. L’amour fait des miracles : Mirta, pourtant
habituée aux aises d’une jeune fille bien née, n’émet pas une plainte. Quant à
Fidel, vivre à la spartiate n’a jamais été pour lui un problème. L’année 1949 est
ainsi l’une des plus paisibles de sa vie. Le 1er septembre, un enfant lui naît, un
fils. Il est prénommé… Fidel, et aussitôt surnommé « Fidelito » – petit Fidel. Le
père est fou de joie, tous l’attestent. Ce garçon, qui, devenu adulte et ingénieur,
restera longtemps responsable d’une « Agence cubaine pour le nucléaire », aura
été l’unique fierté qu’on sache du « commandant » non liée à ses activités
publiques.
Mais voici que Castro reprend du service politique. L’occasion est sérieuse.
Le président vient en effet, comme son prédécesseur, de baisser les bras devant
les groupes d’action : il décide, pour tenter de mettre fin à leurs affrontements,
d’engager dans la fonction publique tous les gangsters répertoriés ! Ce « pacte »
provoque un tollé dans l’île. Un comité se crée pour le dénoncer, animé par
Alfredo Guevara pour les universitaires communistes et par le président national
des Jeunes orthodoxes, Max Lesnik. Fidel prend feu lui aussi. Mais ses deux
amis lui font observer qu’il n’est pas sans péché. Qu’à cela ne tienne, il va se
racheter. Devant un rassemblement d’un demi-millier d’étudiants, il égrène un
chapelet de noms : ceux des personnages connus pour émarger à la caisse noire
de Prío. Et, ajoute Lesnick, Castro admet avoir eu lui aussi, par le passé, la
disgrâce d’être « impliqué dans les manœuvres des gangs ». Cette sensationnelle
déclaration rend la situation de son auteur plus périlleuse que jamais. Il lui faut
prendre le large. Où aller ? Aux États-Unis ! C’est une des révélations contenues
dans le Fidel de Tad Szulc. Selon Lesnick, désormais réfugié en Floride, Castro
passe au moins trois mois au nord, notamment à New York.
Fidel ne rentre à La Havane qu’aux premiers jours du printemps 1950 : juste à
temps pour se mettre à « bosser » d’arrache-pied, dévorant un livre de droit après
l’autre. En un trimestre, il abat le travail de près de deux années.
Et voici donc, à la mi-1950, le jeune homme de vingt-quatre ans docteur, avec
trois mentions : « Privé », « International » et « Sciences sociales ». Il peut
désormais s’établir, et même il le doit pour gagner sa vie, et celle du ménage. Il
sera avocat, un métier auquel semblaient le prédestiner ses dons d’orateur. C’est
aussi une profession libérale : il sera son seul maître. Il se choisit des associés.
Ce ne sont pas des géants, Jorge Aspiazu et Rafael Resende. L’un est un
conducteur de bus arrivé à grands coups de cours du soir. L’autre est un
camarade d’études, d’une famille très modeste. En raclant leurs fonds de poches,
les trois ont assemblé la centaine de dollars que leur demande le propriétaire
d’un local de deux pièces situé au 57 rue Tejadillo, dans le tohu-bohu des
guaguas (bus privés) de la vieille Havane. À deux pas de la cathédrale et de ce
bistrot, la Bodeguita del Medio, où Hemingway a ses aises, ils sont au cœur d’un
des plus beaux noyaux urbains de l’Amérique, avec sa cathédrale à la façade
jésuite, son palais des Capitaines généraux, et son Templete sur la place
d’Armes. Les bordels n’y sont pas encore ce qu’ils deviendront après 1953,
quand les Américains, soulagés par la fin de la guerre de Corée, viendront de
New York, en cinq heures d’avion, pour passer là des journées et des soirées de
goguette.

Aspiazú-Castro-et-Resende sont d’accord sur un point : il faut gagner sa vie,


mais pas n’importe comment. Les trois sont de gauche – encore que Resende
rejoindra les rangs des supporters de Batista vers le milieu des années 1950.
Alors on prend, certes, des causes réputées juteuses lorsqu’il s’en présente – pas
si souvent d’ailleurs, telles des dettes impayées. Mais les trois consacrent
l’essentiel de leurs efforts à des cas sociaux ou communautaires, gratis. Aucun
ouvrier licencié, aucun étudiant poursuivi pour désordre, aucun syndicaliste
tabassé ne les trouve insensibles.
Tout cela ne fait guère bouillir la marmite – même si des forains qu’il a
défendus contre la municipalité le paient parfois en salades et carottes ! Les
Castro sont saisis par l’huissier pour une facture de meubles impayée.
L’électricité est parfois coupée. Fidel rappellera dans un discours, en 1961, que
Fidelito a parfois manqué de lait. Mirta pleure certains soirs, mais ne se plaint
jamais. Le dédain de Fidel pour l’argent a été signalé par tous ses biographes.
Les rares fois où il en a eu, il l’a dépensé avec munificence. En contrepartie, il
n’a jamais eu de vergogne à vivre aux crochets de qui pouvait pourvoir. Et
surtout du vieil Ángel qui a même offert des voitures d’occasion à son fils en
1945 et 1950. Un bon côté du pouvoir, pour lui, sera sûrement de pouvoir se
déplacer les mains dans des poches vides.
Castro avait pris sa décision sitôt finie son université : il serait candidat à
l’élection de 1952. Ce serait, bien entendu, sur les listes du Parti orthodoxe.
C’est dit : Chibás, le leader, serait président de la République, et lui, à vingt-six
ans, député. Il ne s’interdirait pas, bien entendu, de pousser des idées plus
radicales que celles de son « patron ». En particulier, dans le domaine
international, il a, l’été 1950, signé le fameux « Appel de Stockholm » pour la
paix et contre la bombe atomique, étroitement inspiré de Moscou, et aussi une
dénonciation de la guerre de Corée, tout juste déclenchée. Fidel se lance à corps
perdu dans la campagne. Sa défense militante, devant les tribunaux, des
déshérités se concentre sur quelques zones populeuses de la capitale. Il multiplie
ses prestations sur des radios privées, y dénonçant talentueusement la corruption
du gouvernement Prío. Ses philippiques s’ancrent davantage, désormais, dans le
vécu des gens ordinaires.
Or, à l’été 1951, un tremblement de terre secoue l’île : Chibás se suicide. Il le
fait de la façon la plus spectaculaire : en se tirant une balle dans le creux de
l’estomac à l’issue de son émission hebdomadaire sur la station de radio C.M.Q.
Il venait juste – c’était un dimanche, le 5 août – de lancer un appel pathétique : «
Barrez la route aux voleurs du gouvernement ! Peuple de Cuba, réveille-toi !
Ceci est ma dernière exhortation ! » Et Chibás d’appuyer sur la détente de son
calibre 38. Il devait agoniser onze jours. Ses funérailles restent le dernier
immense rassemblement avant Castro. L’épisode est demeuré mystérieux. Nul
ne s’est préoccupé de l’élucider – ni sous la dictature de Batista, ni après. Le
plus probable est que, du fait d’un lâchage in extremis d’alliés politiques, le chef
des orthodoxes se soit soudain trouvé dans l’incapacité de fournir la preuve,
annoncée de longue date, des malversations du ministre de l’Éducation de Prío.
Avec un sens castillan de l’honneur, « Edy » n’aurait trouvé que cette porte de
sortie. Fidel n’a jamais commenté l’événement après sa victoire. Il avait pourtant
été au premier rang des honneurs funèbres rendus au désespéré. Mais il est à
supposer, connaissant son côté indomptable, que cet acte lui est apparu comme
une lâcheté. L’honorable Eduardo Chibás ne figurent pas aujourd’hui au
panthéon des « héros » cubains.
Il n’y a, au fond, qu’une seule divinité tutélaire de la Révolution castriste : non
pas Marx, mais Martí. Cette personnalité est peu connue en Europe. On croit
qu’il fut poète, mais en fait il n’écrivit que quatre recueils, d’une tonalité un peu
symbolisante. Son œuvre écrite a été journalistique pour l’essentiel. Mais il fut,
surtout, un révolutionnaire professionnel – le premier peut-être de l’histoire,
puisque son activité de militant couvre vingt-six des quarante-deux années de sa
vie. Elle s’acheva en 1895, au combat contre le colonisateur espagnol. Celui que
les Cubains appellent « l’Apôtre » ou « le martyr » eut une seule passion :
arracher l’île à la domination de Madrid. Sa crainte obsessionnelle de voir Cuba
passer de la couronne espagnole au jeune impérialisme américain se révéla vite
fondée. Détail piquant : il passa plus du tiers de sa vie exilé « dans les entrailles
du monstre », c’est-à-dire aux États-Unis. Concluant, le 16 octobre 1953, sa
plaidoirie après l’attaque de la caserne de la Moncada, Castro s’est écrié : «
Cuba, que deviendrais-tu si tu avais laissé mourir ton Apôtre ? »
De fait, des parallélismes, pas tous nécessairement fortuits, sont repérables
entre les deux hommes : de la fascination-répulsion envers les États-Unis au
débarquement sur une plage à l’est de Cuba ; de la logorrhée (écrite dans un cas,
orale dans l’autre) à la vision panlatino-américaine ; des divorces pour raison
politique à l’extraordinaire courage physique… Et lorsque Martí semble par
avance censurer Castro (« Nous sommes le frein du despotisme futur »), il se
trouve toujours un intellectuel organique pour assurer qu’en réalité Fidel n’a fait
qu’« accomplir » Martí, en le dépassant.

La mort de Chibás change tout. Ses chances à l’élection de 1952 étaient


sérieuses. Même battu, il serait resté une figure capable de faire hésiter Batista
devant un coup d’État, car il aurait pu rassembler les oppositions. Qui peut
remplacer au pied levé un chef de la révolution de 1933 ayant gardé fougue et
pureté ? Roberto Agramonte, descendant d’un héros de la guerre d’indépendance
de la fin du XIXe siècle, qui lui succède, n’en a pas l’étoffe. Castro n’en continue
pas moins à préparer son élection. Il consacre du temps à amasser des preuves de
la corruption de Prío. Ayant, avec des amis de son Action radicale orthodoxe
(ARO), rassemblé une documentation contre le chef de l’État, il porte sa
dénonciation au tribunal. Elle commence par : « J’accuse le président… »,
d’évidence inspirée du Zola de 1898. Elle est signée « Fidel Castro, 28 janvier
1952, au jour anniversaire de la naissance de Martí. »
Le texte du réquisitoire fait grand bruit. Et Fidel repart à l’assaut. Sa
dénonciation porte, cette fois, sur le pacte des gangs de 1949. L’avocat a
découvert rien de moins que deux mille « porteurs de bouteilles », selon
l’expression en usage pour désigner des personnes dotées de sinécures publiques
– encore dites « fonctionnaires libres ». Castro tonne : « Je rends Prío
responsable de notre tragédie devant l’histoire de Cuba. » Tant d’emphase se
révélera remarquable prescience. Mais cet activisme effraie les caciques. Chibás
mort, les chefs « orthodoxes » se sentent tenus à la prudence. Aussi Castro n’est-
il pas agréé sur la première liste de candidats du parti. Il doit recourir à des sortes
de « primaires sauvages » pour faire réparer cet « oubli ». C’est là que se
révèlent utiles ses prestations juridiques gratuites. C’est en effet vers les
habitants de zones où il avait été actif (« une masse très saine ») que Castro se
tourne. S’aidant du fichier du parti, il remplit, avec ses amis de l’ARO, des
milliers d’enveloppes. Et les jeunes gens glissent dedans autant de lettres
ronéotypées. C’est là une méthode sans précédent dans la République. Mais
l’impétrant député ne pouvait évidemment pas s’offrir le luxe d’acheter tant de
timbres-poste. Aussi estampille-t-il ses envois avec le tampon parlementaire du
Parti orthodoxe. « Je n’avais pas le droit, mais je n’avais pas le choix », dira
Fidel à Martín. La démarche réussit : les militants orthodoxes de Campo de
Hueso, quartier populaire de La Havane, proposent la candidature du jeune
avocat. « Ils ne pouvaient déjà plus m’arrêter », se flattera Fidel. Mais moins
d’une semaine après ce véritable plébiscite, Batista s’empare du pouvoir…
Fidel aurait-il été élu le 1er juin 1952 ? Nul n’en doute. Qu’aurait-il fait
ensuite ? Sénateur en 1956 ? président en 1960 ? Castro aurait-il pu être le
nouveau Chibás, puis le Perón de Cuba ? Ou son Gaitán ? Fascinantes questions.
Les réponses ne peuvent être que subjectives. À notre sens, seul l’assassinat
aurait pu arrêter sa marche vers le pouvoir. Avait-il une chance de parvenir aux
sommets par les voies de la démocratie ? Son verbe, son énergie lui auraient
d’évidence valu l’assentiment populaire – ce qui lui aurait permis de contourner
les préventions des appareils, orthodoxe ou autre. Mais, un jour ou l’autre,
Castro se serait heurté aux forces armées. Au sein d’une de ces sociétés latino-
américaines qui allaient se militariser à vitesse grand V à partir des années 1960
(pour faire pièce au… castrisme, mais pas seulement), Fidel n’était pas un
centurion. Il a donc dû le devenir…
« Comment aviez-vous pu songer à une carrière politique “bourgeoise” en
vous présentant à la députation ? », a-t-il été plus d’une fois demandé au maître
de Cuba. Conscient de la suspicion d’opportunisme, Fidel n’a pas esquivé le
thème. À l’Américain Lee Lockwood, il a expliqué : « Je pensais utiliser le
Parlement comme point de départ pour y établir une plate-forme révolutionnaire
et motiver les masses en ma faveur. » Une fois le peuple convaincu que le
programme révolutionnaire ne serait jamais approuvé par le Parlement, a-t-il
expliqué en 1974 à Martín, « je voulais commencer à travailler de façon
révolutionnaire en faveur de ces lois ». Castro n’aurait pas eu de scrupule à se
prévaloir de son immunité parlementaire « pour se mouvoir plus librement et
aussi conspirer plus librement ». Ce parfait Machiavel explique : « De longue
date, et sans trêve j’inclinais à l’action. » Il s’agissait de « rompre avec la
légalité institutionnelle et prendre le pouvoir au moment opportun ». Le début
des années 1950, en toute certitude, était peu favorable : « Il y avait une telle
campagne maccarthyste, un tel bombardement à la radio, à la télévision, dans les
revues, partout, que ça avait fini par influencer les gens. Toute cette presse
contribuait à freiner toute avancée sociale. » En outre, « les masses croyaient que
tous les malheurs du temps venaient de la non-observation de la Constitution, de
ses préceptes, des lois bafouées ». Elles ne comprenaient pas « la cause réelle de
la maladie : des structures sociales injustes défendues par l’impérialisme nord-
américain ». Si ces affirmations ne sont pas simple reconstruction a posteriori,
Castro était déjà léniniste en 1952… à défaut d’être marxiste !
3
LA MONCADA, LA PRISON, L’EXIL
(1953-1956)

Les révolutionnaires, les vrais, ceux à la mitraillette…


Fidel Castro, 2 décembre 1961

Le coup d’État a lieu un lundi : le 10 mars 1952, à 2 h 30 du matin.


Accompagné d’une modeste troupe, Fulgencio Batista entre facilement au camp
Columbia. Le siège de l’état-major des forces armées, situé dans la banlieue
ouest de La Havane, avait déjà été, en 1933, le point de départ de l’ascension du
« mulâtre », comme on appelait l’ex-président. De là était partie, pour des
raisons plutôt corporatistes, la « révolte des six sergents » qui avait renversé,
après trois semaines, le gouvernement de Manuel de Céspedes, installé après la
fuite du dictateur Machado. Le plus lettré des mutins, le « sténographe-
dactylographe » Batista, avait été aussitôt nommé colonel, puis général et chef
d’état-major. Jusqu’à son élection en 1940 à la présidence, Columbia avait été le
vrai siège du pouvoir : de là, il tirait les ficelles de chefs de l’État marionnettes.
Parvenu lui-même au prestigieux palais du centre-ville, Batista n’avait jamais
cessé de fixer des yeux le camp militaire, afin que nul rival ne s’y préparât. De la
Floride où il s’était retiré, son mandat achevé, en 1944, il avait maintenu des
contacts avec ses successeurs : notamment le général Pérez Damera, cent
quatorze kilos plus les décorations, qui avait joué un rôle lors de la préparation
de l’« expédition » de 1947 contre Saint-Domingue.
Élu sénateur en 1948, Batista était rentré à La Havane en 1949 pour préparer
sa campagne pour la présidentielle de 1952 – huit ans après la fin de son mandat,
conformément à la Constitution. Il avait, pour ce faire, créé un « Parti d’action
unitaire ». Mais les sondages – importés des États-Unis, comme la télévision, à
la fin des années 1940 – ne lui donnaient qu’un tiers des voix. Hevía, ministre
des Affaires étrangères, candidat du Parti authentique, en aurait eu moins encore.
C’est Agramonte, chef des orthodoxes, soutenu par le PSP (communiste), qui
avait ses chances.

Sitôt après la mort de Chibás, en août 1951, Batista songe sans doute au coup
d’État. Une telle prétention lui vient de la conviction qu’il garde des
sympathisants. Et pas seulement parmi les possédants. Il avait, certes, en 1934,
prévenu le pire : la confirmation au pouvoir des communistes et de leurs suppôts,
et cela lui valait les applaudissements de la droite. Mais il avait aussi, et ce
n’était pas rien, avalisé les réformes de la première présidence Grau, celle de
1933 : autonomie de l’université, création d’un ministère du Travail, journée de
huit heures – y ajoutant l’unification syndicale sous l’égide du PSP. Mais aussi,
Batista disposait d’un sérieux appui populaire, et singulièrement parmi la
population de couleur : cette moitié, ou presque, du pays semblait séduite par le
côté « titi-caraïbe » de ce métis arrivé bidasse à la caserne et devenu président en
un tournemain.
Batista n’a pu manquer, durant le lustre qu’il a passé aux États-Unis, de
confirmer des contacts américains établis lors de ses dix années au pouvoir.
L’agitation de l’université, des syndicats, des gangs, la montée en puissance des
communistes, le tout à cent cinquante kilomètres de la Floride : autant
d’éléments qui ne pouvaient que déplaire à Washington, en pleine guerre froide
puis durant la guerre en Corée. L’opinion américaine, elle, ne trouve rien à redire
au coup d’État. « Batista de Cuba : il n’a pas suivi les chemins démocratiques »,
titre sobrement Time. C’est révéler là une inconsciente conviction qu’il y a des
lieux où certaines choses peuvent arriver au même titre que les ouragans et
autres calamités naturelles…
Mais Batista et les États-Unis se trompent. Car, tout d’abord, l’île a connu une
expérience démocratique, si peu reluisante soit-elle. Et la République redevient
vite belle sous la tyrannie ! En outre, le monde a changé en vingt ans. Les
étudiants ne sont déjà plus, à Cuba, une élite infime ; ils sont une fraction
consistante de la population, préoccupée de son avenir et sensible aux grandes
houles d’une partie du monde : la décolonisation des Indes et de l’Indonésie, le
triomphe de Mao en Chine, les soulèvements antifrançais en Indochine et anti-
anglais au Kenya, les mécomptes américains en Corée… De ces événements,
l’écho parvient de façon d’autant plus nette que la presse du pays voisin, si
influente, en rend amplement compte.
Peut-être gagné durant son séjour à Daytona Beach, en Floride, par cette pente
yankee vers le benign neglect, Batista a perdu le contact avec sa patrie. Il était
pourtant « cubanissime » – beaucoup plus que Castro ! Le modèle même du
Caraïbe, s’il en est : sang-mêlé d’Espagnols, d’Indiens, de Noirs et de Chinois.
Fils d’un paysan cultivant un lopin de terre dans l’Oriente, obligé de travailler à
neuf ans, orphelin à treize, d’abord grouillot dans une épicerie puis garçon de
café, cheminot, barbier : les fées ne s’étaient guère penchées sur son berceau. À
vingt ans, il découvre l’armée, s’y engage pour sept ans puis repique. Une solde
assurée – ce qui, quand on n’est rien à Cuba dans les années 1920, n’est pas
négligeable –, mais aussi un espoir de promotion : de fait, il devient sergent de
première classe. L’armée offre aussi une formation : Batista apprend la sténo et
la dactylographie. Dans la décomposition de la fin du « règne » de Machado, il
est en contact avec ABC, l’un des groupes qui préparaient le renversement.
Avant la fuite du tyran, le 12 août 1933, Batista n’était rien ; vingt-trois jours
plus tard, il était l’homme le plus puissant de Cuba : le chef des forces armées.

Le 5 septembre 1933, en effet, au lendemain du « soulèvement des six


sergents », une « pentarchie » est installée sous la pression des étudiants, qui met
Grau à sa tête. Le professeur proclame : « Cuba aux Cubains ! » C’est là un cri
de guerre antiaméricain. Batista comprend que la politique de « bon voisinage »
avec l’Amérique latine que vient de lancer Roosevelt ne peut aller aussi loin
dans la tolérance : il renverse donc Grau. Rassurés, les États-Unis suppriment
l’amendement Platt et rendent officiellement sa souveraineté à Cuba. D’abord,
Batista réprime tous azimuts : ci-devant officiers cassés, grévistes, étudiants…
Quatre présidents fainéants se succéderont jusqu’en 1940, tous actionnés par
Batista qui ne quitte quasiment jamais le camp Columbia. En 1940, il opère une
brillante manœuvre : il démissionne de son poste de major général ; l’armée se
soulève ; il reprend ses fonctions. Ayant ainsi démontré sa force, il convoque
une constituante. Celle-ci rédige une superbe charte démocratique. En juillet
1940, à trente-neuf ans, Batista est élu président.
En 1952, l’homme a beaucoup changé. L’oisiveté a transformé le chef tonique
en un poussah jouisseur et gourmand – avec une passion pour le champagne. Le
fils du coupeur de cannes est devenu coquet, jusqu’à l’extravagance. Il a aussi
troqué sa première femme pour une jeunesse assez éclatante et dépensière dont il
est toqué. Le soudard dégrossi de 1933 fera des efforts touchants pour être admis
dans la bonne société qui lui avait jadis refusé l’entrée du Biltmore Club, le plus
huppé de La Havane. Il affecte un langage aussi précieux que ridicule. Il a
également entrepris de collectionner des objets ayant appartenu à Napoléon : le
pistolet d’Austerlitz et la longue-vue de Sainte-Hélène sont à lui ; ils sont
aujourd’hui présentés dans un musée à La Havane. En vieillissant, Batista
développera une passion pour le renseignement. Chaque matin, il lit quatre-
vingts pages de rapports fondés sur des écoutes téléphoniques, commérages et
autres, sur la vie privée de ses adversaires – et de ses amis.
Il se met à jouer dans les soirées de Daytona Beach. La canasta le passionne,
mais le gain aussi, ce pour quoi il peut même tricher : en servant les boissons,
ses domestiques reluquent le jeu de ses adversaires. (Ce fait a été rapporté par un
de ses Premiers ministres, García Móntes.) Ce goût pour le jeu explique-t-il le
feu vert qu’il donne, sitôt revenu au pouvoir, aux truands américains, les Meyer
Lansky, les Lucky Luciano, pour installer des salles dans la capitale cubaine,
avec leur cortège de boîtes de nuit et l’explosion de prostitution qui s’ensuit ? La
vieille Havane comptera, dit-on, dix mille belles de nuit en 1958, autour de leur
fief de la rue… des Vertus. La Rampa, autour du nouvel Hilton, deviendra
l’autre pôle de cette sulfureuse industrie pour Américains en goguette. Or, s’il
est une loi que l’on peut tirer de l’histoire du siècle, c’est que, de Phnom-Penh à
Maputo en passant par Saigon, les capitales de la prostitution dans le tiers-
monde tombent aux mains de révolutionnaires « purs et durs »…
Comment cet homme nullement sanguinaire, plutôt populaire, jovial, ayant
fait place aux communistes lors de son premier passage au pouvoir (Blas Roca,
secrétaire du parti, le dénommait, en 1940, le « fils du peuple »), comment cet
homme-là a-t-il pu tout miser sur la répression après son coup d’État ? On dit
que Batista avait beaucoup changé, mais pourquoi ? Sans doute étaient-ce les
temps eux-mêmes qui avaient changé et, de Floride, l’ancien sergent n’avait rien
remarqué. Il mourra en 1973, en Espagne, persuadé d’avoir tout fait pour éviter
le communisme à Cuba…
Que le coup d’État du 10 mars 1952 se soit déroulé comme à la parade n’était
pas écrit. Car si les golpes sont le pain quotidien de la vie publique en Amérique
latine, il est aussi une loi bien établie : jamais un officier qui a quitté le devant de
la scène ne revient l’occuper. Place aux jeunes, en quelque sorte. L’explication
de « l’exception cubaine » est que le prestige de Batista demeure immense dans
les casernes en raison de son rôle dans la révolte des sergents de 1933. Dès le 10
mars, il lance une proclamation : « Ceux qui m’écoutent savent qu’il était
impossible de tolérer plus avant un régime n’offrant ni garanties ni espoir. » Le
pays sera délivré des gangsters politiques. L’élection du 1er juin est reportée, le
Parlement suspendu. Mais la propriété privée sera respectée. Et « Cuba
s’acquittera de ses obligations internationales » – regard vers Washington. La
première réunion de cabinet désigne Batista chef de l’État. Les travailleurs y
reçoivent l’assurance que leurs droits acquis seront conservés.
Agramonte et quelques autres politiques, arrêtés, seront vite relâchés. « Le
calme règne dans l’île », peuvent titrer les journaux du monde entier. Moscou,
toutefois, prend la décision de rompre ses relations avec Cuba, après que deux de
ses porteurs de valise diplomatique se sont vu refuser l’accès de l’île. En pleine
guerre de Corée, c’est une bonne nouvelle pour Washington. Deux semaines
après le golpe, les États-Unis reconnaissent le nouvel état de choses. Prío s’est
réfugié à l’ambassade du Mexique. C’est là un signe de l’essentielle faiblesse de
la démocratie cubaine. Une strate sociale, la bourgeoisie, vient, sans le savoir, de
sortir de scène. La classe dominante a accueilli Batista par un distrait : « Encore
lui ! » Castro sera la réponse.
Batista assure sans rire : « Je suis un dictateur démocratique. » Deux élections,
truquées, auront lieu durant les six ans et demi de son règne – hommage que le
vice rend à la vertu. Il promulguera deux amnisties. De 1952 à 1958, on ne le
verra pas une seule fois en uniforme. Hypocrisie ? Ou vague conscience qu’il y a
un lien entre l’état d’une société et celui de son gouvernement, et que, dès lors,
le golpe n’est pas un bon signe ?
Les partis traditionnels se montrent déplorables. Agramonte, chef des
orthodoxes, s’effondre ; son successeur, Raúl Chibás, frère du héros défunt, ne
fera pas mieux. Durant tout le Batistazo, ce ne seront que querelles. Les
auténticos seront plus actifs, alimentés par les subsides de Prío, qui a fait des
réserves durant sa présidence. Toutes les actions contre Batista, sauf la Moncada,
seront aidées par le président déchu. Achever son mandat écourté par
l’usurpateur sera l’obsession de Prío. Exilé à Miami, il sera, fin 1953, interpellé
par le FBI pour trafic d’armes. Amnistié par Batista, il reviendra en 1955 dans
l’île. La situation s’aggravant avec le déclenchement de la guérilla dans la Sierra
Maestra, il repartira en Floride, toujours pétulant. Grau aura une obsession
comparable : affronter ce Batista qui l’a chassé en 1934 et battu à l’élection de
1940. Pour ce faire, il vibrionne. Quelques personnalités de deuxième rang
sauvent l’honneur en créant des groupes que rallient de jeunes militants
désorientés. De futurs partisans de Castro, Armando Hart ou Vilma Espín, se
retrouvent ainsi dans un MNR fondé par un ancien de 1933, García Bárcena. Un
économiste proche des orthodoxes, Justo Carillo, crée une « Action libératrice »
qui ne percera pas. Pour les auténticos, c’est un ancien ministre de Prío,
Aureliano Sanchez Arango, qui, avec un groupe dénommé à ses initiales,
l’AAA, mènera l’action.
Que font les communistes ? Que fait l’Église catholique ? Ce que font
souvent, en ce cas, les sociétés enracinées : la tête proteste mais se courbe, pour
laisser passer la tornade. Et, dans le meilleur des cas, des gens agissent à la base
avec l’assentiment tacite de leur hiérarchie. L’Église, il est vrai, n’a guère de
soutien populaire dans une île où la population noire est davantage attirée par le
nañiguismo, forme locale du vaudou. La protestation contre le golpe de Batista
est plus nette au PSP, mais l’action de ses membres sera peu effective. Le
syndicalisme n’est pas non plus à la pointe de la lutte. Le secteur capital du sucre
appelle ses membres à « maintenir des relations cordiales » avec Batista.
L’attentisme prévaut.

C’est à l’université qu’a lieu la première manifestation, dès le matin du 10


mars. Raúl Castro en est. Depuis 1950, il s’était beaucoup remué sur le campus.
Son chemin de Damas a été l’hypothèse, agitée par le président Prío, que Cuba
puisse envoyer un bataillon en Corée aux côtés des Américains. Déjà proche des
Jeunesses communistes, il y adhérera en 1953.
Fidel n’a pas une seconde d’hésitation. Le combat contre Batista, c’est le sien.
Il s’y jette à la minute même, ce matin du 10 mars 1952 où il devient évident que
le golpe a mis cul par-dessus tête la démocratie des auténticos. Castro a attaqué
plusieurs fois l’ex-président dans ses discours, notamment sur son
enrichissement durant son passage au pouvoir. En outre, il l’a probablement
rencontré. L’épisode n’est confirmé que par des témoins peu favorables à Fidel –
mais nombreux. Chacun des deux hommes, à vrai dire, pouvait avoir l’envie de
jauger l’autre en cet automne incertain de 1951. Et le propre beau-frère de Fidel,
Rafael Díaz, originaire de Banes comme le général, n’était-il pas devenu le chef
des Jeunesses batistiennes – un entremetteur idéal… L’ex-président aurait reçu
Castro dans le luxe ostentatoire de sa propriété de Kuquine, près de La Havane.
On peut imaginer que Batista se montre un peu condescendant envers ce cadet,
ce qui ne peut pas être du goût de l’intéressé. Dans ses mémoires, Batista raconte
que la conversation est demeurée au niveau des généralités, car il n’entendait pas
se commettre avec un homme ayant une réputation de gangster. Autre version :
Fidel aurait dit à Batista que, s’il était rentré à Cuba avec des projets de coup
d’État, il pouvait compter sur lui – Tad Szulc, qui rapporte le propos, suggère
que ce pouvait être là une manière de prêcher le faux pour savoir le vrai.
L’entretien tourne court.
Après le 10 mars, Fidel ne peut que choisir la lutte à outrance contre Batista.
Leurs visions d’avenir s’affrontent : pas de place pour un agitateur dans le plan
de carrière somme toute popote de l’ex-sergent ; et celui-ci bouleverse les projets
parlementaires du jeune avocat. D’évidence, le nouveau maître de Cuba n’était
pas rentré de Floride pour faire de la peine aux Américains – un aspect du
programme détestable aux yeux de Castro.
Le 10 mars, Fidel va donc de planque en planque. La police échoue ainsi à
arrêter celui qui, en sa qualité de chef de la fraction la plus radicale des Jeunes
orthodoxes, l’ARO, est un possible organisateur de résistance. Dans la maison
d’un sympathisant, Castro rédige un manifeste ferme mais sans violence : « Il
était bon de chasser un gouvernement de malhonnêtes et d’assassins, y lit-on.
C’est ce que nous tentions de faire par la voie civile, avec l’appui de l’opinion et
l’aide de la masse des citoyens. Mais quel droit avez-vous de le remplacer au
nom des baïonnettes ? Encore les bottes ! » Fidel poursuit : « Votre coup est
injustifiable. Il n’est fondé sur nulle raison morale, aucune doctrine sociale ou
politique. Il n’a pour seule raison d’être que la force. » L’accusation n’est pas
que Batista ait fait un golpe, c’est que ce coup d’État ne soit que l’expression de
la force brute. « Il serait exagéré de dire que ce manifeste a eu la même diffusion
que les autres déclarations des groupes politiques institutionnalisés », admet
Lionel Martín.

Le 16 mars, ayant observé que Batista a relâché toutes les personnalités


arrêtées, Fidel participe à une manifestation d’ortodoxos au cimetière Colón
devant la tombe de Chibás. « Ses paroles fort senties ont été bien accueillies par
la foule », lit-on dans Alerta, une publication à scandale que bénit le succès.
Castro s’était écrié : « Batista doit être chassé comme il est venu. » Fidel
n’oublie pas, par ailleurs, qu’il est avocat. Parallèlement à d’autres ortodoxos, il
fait déposer au « tribunal d’exception » de La Havane une plainte démontrant
que Batista a violé six articles de la Constitution et du code pénal. « Traître et
séditieux », il doit, en conséquence, être condamné à cent ans de prison. Faute de
quoi, la justice n’aura aucune légitimité pour punir ceux qui se dresseraient
contre l’ordre batistien. Une observation non sans portée pour l’avenir. Cet
épisode, le premier de la vie publique de Castro retrouvé par les biographes
après la victoire de 1958, ajoutera alors à son image de Robin des bois. La
mollesse des dirigeants du parti de Chibás, confrontée à l’immédiate réaction de
fermeté de Fidel, vaut vite à celui-ci une audience élargie. Tous les opposants au
coup d’État ne sont pas prêts à s’engager dans des actions périlleuses. Mais
certains acceptent de mettre le vivre et le couvert – et de l’argent – à la
disposition d’un homme qui a clairement dit non au soudard.
Il ne faut pas imaginer une vie de clandestin. Fidel continue d’apparaître à son
cabinet. On le voit souvent, en 1952, au siège du Parti orthodoxe. Il se rend
même parfois dans un tribunal, une prison, voire au siège de la police, pour
défendre un groupe d’étudiants interpellés, ses propres camarades de combat
arrêtés. Mais il dort le plus souvent hors du domicile conjugal – souvent chez sa
demi-sœur Lidia – pour ne pas mettre en péril Mirta et Fidelito. Pourquoi Batista
a-t-il ainsi laissé se développer une activité subversive ? Il est possible que,
jusqu’à la Moncada, Castro soit apparu à beaucoup comme une grande gueule,
mais somme toute inoffensif. On ne peut pourtant supposer que le gaillard passe
inaperçu ! À bord de sa vieille guimbarde, il sillonne l’île pour de mystérieux
rendez-vous nocturnes : « Quatre mille kilomètres », assurera-t-il. Il s’agissait de
sonder des camarades destinés à devenir la première troupe castriste. Fidel se
livre aussi à des négociations pour des achats d’armes ou à la confection de
matériels somme toute aussi peu innocents que des postes radio émetteurs.
Fidel possède l’état civil idéal pour entreprendre de fédérer des énergies.
Vingt-six ans : assez de « bouteille » pour inspirer le respect, pas assez vieux
pour hésiter devant les hasards d’une vie clandestine. Le profil parfait pour ces
temps troublés : celui du « guérillero politique », la formule est de lui. Pour frère
Betto, Castro a tracé de la période comprise entre le golpe et la Moncada un
tableau tout en ligne droite : « J’ai commencé à organiser personnellement les
militants pauvres et batailleurs de la Jeunesse orthodoxe. Je suis entré en contact
avec quelques leaders de ce parti qui se disaient favorables à la lutte armée.
J’étais convaincu de la nécessité de vaincre Batista par les armes… La première
stratégie révolutionnaire avait été conçue comme un mouvement de masse,
mobilisé au départ sur des mots d’ordre constitutionnels. » Mais, à la fin, dit-il, «
nous avons découvert que les dirigeants hostiles à Batista étaient tous des gens
incapables et menteurs, et nous avons décidé d’organiser les choses selon notre
plan ».
C’est lors d’une autre réunion, le 1er mai 1952 au cimetière Colón, que Fidel
fait sa première rencontre capitale. Il se voit présenter Abel Santamaría, un
sympathisant orthodoxe de vingt-quatre ans qui, tout en achevant ses études, est
comptable à la société Pontiac. Abel sera l’adjoint de Fidel lors de la Moncada.
C’est le fils d’un propriétaire d’une petite raffinerie de sucre. Il avait vivement
apprécié la précédente « sortie » de Fidel au cimetière Colón, appelant à «
chasser » Batista. Celui qui met les deux hommes en contact, c’est Jesús
Montané. Lui aussi travaille dans une société automobile américaine, la General
Motors ; il a quelques activités syndicales, et aussi des sympathies orthodoxes.
Castro l’a connu peu avant le golpe alors qu’il échangeait sa guimbarde contre
une voiture plus alerte.
Santamaría amène sa sœur, qui milite elle aussi contre Batista. Haydée
présente son fiancé, Boris. C’est un peu ainsi que le Christ, selon les Écritures,
rassembla ses premiers disciples… Santamaría et Montané éditent une feuille
intitulée Ce sont les mêmes. Ils y rappellent, pour les plus jeunes ou les oublieux,
que le Batista qui vient d’interrompre le processus électoral avait déjà, en 1934,
écarté ce Directoire étudiant qui voulait rénover Cuba. Ces quatre jeunes gens de
minuscule bourgeoisie, à l’avenir professionnel restreint et à la formation
modeste, mais toniques et impatients des contraintes d’une dictature, réunis
autour de la confection d’un bulletin ronéotypé à cinq cents exemplaires : voici
ce que Fidel accueille d’abord en partage. C’est la flammèche qui embrasera
l’île.
Un peu plus âgé qu’eux, Castro leur en impose : par son énergie, son audace,
son parler haut et clair, son expérience où l’aventure, mythifiée, de Bogota joue
un rôle, et surtout par ce je-ne-sais-quoi dénommé le « charisme » : quelque
chose d’un peu plus ou un peu moins qu’humain qui attire les êtres ordinaires.
La première chose que fait Castro est de changer le titre de la publication, à ses
yeux peu mobilisateur. Le 1er juin sort donc le premier numéro de L’Accusateur.
Fidel y écrit sous le pseudonyme d’Alejandro – son second prénom, qui allait
devenir son nom de guerre. Le ton y est, cette fois, virulent. Il tutoie le dictateur :
« Tu parles de progrès, et pourtant tu te ranges aux côtés des grands intérêts
cubains et étrangers… Tu es un chien de garde de l’impérialisme. » La carrière
de L’Accusateur se termine au troisième numéro : en août, la police militaire
(SIM) fait irruption dans le local, brise la Ronéo et arrête Abel et Montané ! Ils
seront vite relâchés sur intervention de… l’avocat Fidel Castro.
Une nouvelle venue a, elle aussi, été brièvement détenue lors de l’opération de
police contre L’Accusateur : Melba Hernández. C’est la quatrième recrue de
première grandeur des débuts héroïques. Âgée de trente-trois ans, orthodoxe de
sympathie, elle est avocate – symbole d’un assez rapide élargissement de la base
socio-professionnelle de Castro. Melba sera le « quatrième homme » du premier
noyau dirigeant de ce que ses membres appelleront entre eux « le Mouvement ».
Deux femmes, sur quatre chefs – même si Fidel est, certes, plus important que
les autres : ce bel homme sans complexe de don Juan attire l’autre sexe. Melba,
bien plus tard, racontera : « Quand je lui ai donné la main, je me suis sentie en
sécurité. J’ai perçu qu’il avait trouvé la voie. Quand ce jeune homme
commençait à parler, je ne pouvais plus rien faire d’autre que l’écouter. » En
somme, Fidel détourne au profit de la politique les pulsions personnelles qu’il
suscite. Pas toutes, cependant : une « bourgeoise », Natalia dite « Naty »
Revuelta, qui avait un temps offert à Fidel l’asile de son foyer, deviendra sa
maîtresse. Elle aura de lui, plus tard, une fille, Alina, qui donnera du fil à tordre
à son géniteur.

La mésaventure de L’Accusateur et une interpellation fortuite, trois semaines


plus tard, convainquent Castro qu’une nouvelle phase commence. Il ne s’agit
plus pour lui de se faire connaître à tout prix : les temps ne s’y prêtent plus.
L’urgence est d’organiser le groupe rassemblé autour de lui. Début septembre,
une réunion clandestine a lieu dans la vieille Havane. Outre le « directoire »
(Fidel, Abel, Haydée, Melba), deux comités sont créés, l’un politique, l’autre
militaire. Chacun comporte cinq membres, et l’un et l’autre sont dirigés par Fidel
et Abel. Le mouvement sera ainsi structuré en cellules ne communiquant jamais
entre elles, mais « avec les seuls cadres dirigeants par le biais de leur chef, via un
intermédiaire ». Fidel a assuré à Frei Betto qu’il a « contacté personnellement un
par un » chacun des mille deux cents membres que, dit-il, comptait le
Mouvement vers la mi-1953. Fidel est évidemment le chef mais Abel
Santamaría, homme posé, organisé, complète bien le très impulsif Fidel Castro.
Avec la réunion de septembre 1952 commence, selon la geste recomposée,
une phase militaire. Elle est facilitée par le recrutement d’un étudiant en
ingénierie, doté de connaissances dans le maniement des armes : Pedro Miret.
Celui-ci se voit confier une responsabilité capitale, l’entraînement des recrues.
Resté des décennies durant une des personnalités du régime, Miret a un jour
reconnu que Castro n’aurait normalement pas été son premier choix en raison de
sa réputation ambiguë sur le campus, mais la carence de la classe politique
imposait qu’on lui répondît présent.
L’entraînement se pratique d’abord dans les sous-sols de l’université dont «
l’autonomie » est ainsi mise à profit. Début 1953, Miret emmène, cellule après
cellule, les recrues s’entraîner dans des fermes isolées appartenant à des
sympathisants ou à leurs parents. Fidel impose une discipline d’airain.
L’exactitude, vertu peu tropicale, devient un impératif. La discrétion est
d’évidence, la sobriété est aussi exigée. Chaque semaine ont lieu des séances
d’autocritique des cadres, selon des méthodes mises au point par les jésuites et
reprises par des marxistes. Fidel ne se tient pas à l’écart de ces examens : ce
qu’il appellera « gouverner au vu et au su des masses ».
L’argent ? Car il en faut pour acheter des armes, payer les déplacements,
subvenir aux besoins de quelques permanents, dont Castro. Il provient de
cotisations de militants ou de contributions volontaires de sympathisant(e)s. Ni
le parti de Fidel, les orthodoxes, ni sa famille ne se laissent convaincre. Trouver
des armes est, en revanche, l’enfance de l’art dans un pays de tradition aussi
violente, des guerres d’indépendance à l’épopée des gangs.
Mais qui sont ces hommes qui remettent leur destin entre les mains de Fidel ?
La seule étude sur ce thème (de l’intérieur du castrisme) affirme que, sur les cent
vingt-sept (sur un total de cent quarante-sept) futurs assaillants de la Moncada
dont on a pu retracer le profil, quarante-quatre étaient des ouvriers, trente-trois
des garçons de boutique ou employés, onze des journaliers agricoles et vingt-
cinq pouvaient être tenus pour des membres de la « petite bourgeoisie ». Les
étudiants n’étaient qu’une demi-douzaine.
On trouve, entre tant de métiers ou conditions représentés, un chauffeur de
taxi, un photographe, un dentiste, un boucher, un infirmier, un vendeur d’huîtres,
un assistant de librairie, un ramoneur, un médecin, un professeur : un échantillon
non sans rapport avec le pays réel. S’agissant des âges, on ne s’étonnera pas que
la majorité ait de vingt à trente ans. Et deux seulement sont des femmes : Haydée
et Melba. Pour les origines, on note, à observer les photos des prisonniers après
l’échec, que les Noirs étaient représentés. Parmi eux figure Juan Almeida, un
maçon entré en contact avec Fidel début 1953, qui deviendra numéro 3 du
régime. Pour l’origine géographique, la prépondérance des gens de l’Ouest est
écrasante car c’est dans la capitale et ses environs que Fidel a recruté. Il a eu la
chance qu’une section entière de la Jeunesse orthodoxe, celle d’Artemisa, à
l’ouest de La Havane (où Miret allait souvent entraîner les hommes), se soit
rangée sous son commandement par l’intermédiaire de son responsable José
Suárez : ainsi cette petite ville allait-elle fournir près du cinquième des effectifs
de l’attaque contre la caserne. Parmi les « moncadistas » d’Artemisa figure
Ramiro Valdés, futur personnage-clé du castrisme. S’agissant de l’idéologie, la
prépondérance des Jeunes orthodoxes est écrasante : une sensibilité nationaliste,
antiaméricaine, avec un sens populiste de la justice sociale. Les modèles sont
Chibás et surtout Martí. Cela n’exclut pas une curiosité pour les maîtres des
autres révolutions. Lionel Martín cite une vingtaine d’assaillants ayant lu Marx
ou Lénine. Seuls trois d’entre eux étaient inscrits au PSP communiste. Mais l’un
d’eux mérite mention : Raúl Castro. Le petit frère de Fidel achevait, en 1953, sa
quatrième année de droit : cursus méritoire, si l’on songe à sa scolarité
chaotique. En février 1953, a-t-il raconté à Robert Merle qui le rapporte dans son
Moncada, premier combat de Fidel Castro, il était parti à Vienne, au Congrès
mondial de la jeunesse. Avec lui voyageait un ami de Fidel à l’université :
Leonel Soto, espoir du PSP communiste promis à un bel avenir sous le
castrisme. Après le congrès, Raúl a visité Bucarest et Prague, revenant par Paris.
De retour à Cuba, début juin, il adhère aux Jeunesses du parti. Mais il n’aura
guère le temps de repayer son voyage : six semaines après, il s’embarque pour la
Moncada. Non comme agent communiste (le PSP disqualifiera l’aventure
comme « putschiste ») mais plutôt par sentiment fraternel : Fidel l’a « briefé »
alors qu’il ne faisait pas partie du Mouvement.
Le début 1953 est agité à La Havane. Le centenaire de la naissance de José
Martí est le 28 janvier, et tous les opposants à Batista entendent contester sa
prétention à célébrer l’événement pour la gloire du régime. Les étudiants
communistes sont aux premiers rangs. Une manifestation, le 15 janvier, se
termine par une charge de police où une quinzaine de jeunes sont blessés. L’un
décédera. Ce premier mort de la répression s’appelle… Batista – Rubén de son
prénom, qui est aussi celui d’un des cinq enfants du général.
Fidel, déjà dans la pensée de la Moncada, ne peut pourtant être absent d’un
événement aussi symbolique. Le patronyme Castro est représenté sur le campus,
durant tout janvier, par Raúl, mais le jour J, le 28 janvier, c’est Fidel lui-même
qui marche en tête de sa petite troupe (un demi-millier d’hommes) lors du défilé
par lequel culminent les célébrations. Tous avancent au pas en scandant le mot «
Révolution ». La police secrète semble être la seule entité à La Havane à ne pas
s’être trop interrogée sur ce groupe qui s’étendait au long de « six pâtés de
maisons », comme le dira Castro à son procès.
Le jour de Pâques 1953, Fidel commence ses repérages en Oriente. Il visite la
mine de manganèse de Charco Redondo, dont les ouvriers pourraient être des
alliés. Castro conçoit de s’y replier en cas d’échec. L’idée d’attaquer la Moncada
était liée à la nécessité de trouver des armes pour le groupe. En janvier, Castro a
seulement déclaré à ses compagnons qu’il y a des endroits où l’on trouve par
milliers des fusils « bien graissés et entretenus ». L’hypothèse Moncada a
d’abord été examinée avec Abel, puis soumise aux autres membres du comité
militaire du mouvement. L’Oriente avait été le point de départ des guerres
d’indépendance de 1868 et 1895. C’est là que Martí avait débarqué. Fidel n’était
pas homme à négliger les symboles.
S’emparer d’armes était-il le seul but ? Plus tard, Raúl a dit : « Il s’agissait
aussi, par une action d’éclat, de lancer le petit cheval de la Révolution. »
L’espérance était que le succès de l’opération, rendu public par une proclamation
à la radio, soulèverait la très volatile population de Santiago.
Lors de sa tournée d’avril 1953, Fidel a fait le choix d’une ferme à Siboney,
en arrière d’une plage populaire à quinze kilomètres de Santiago. Ernesto Tizól,
un éleveur de poules de la région de La Havane, a déclaré au propriétaire qu’il
désirait étendre son activité. La granja de Siboney – aujourd’hui musée national,
tout comme la Moncada – sera le QG de l’opération. Les armes y sont
transportées par petits chargements et cachées dans des puits. On aménage les
lieux pour une centaine d’hommes. Les assaillants, a décidé Castro, seront en
uniforme. Les femmes se sont activées à la couture. On étudie les habitudes de la
caserne, les heures de relève des sentinelles. Abel s’installe à Siboney en juin.
Cependant, le Mouvement a rédigé sa proclamation. La plume est celle du
poète Raúl Gómez, qui allait périr, torturé, après l’échec. Il devait être lu à la
radio. Le Manifeste de la Moncada, présenté par une « Jeunesse aspirant à une
rénovation de Cuba », comportait onze points. Le deuxième proclamait : « La
Révolution se déclare libre de tous liens à l’égard des nations étrangères. » Le
texte assurait au peuple « une justice sociale complète et définitive ». Enfin, la
Révolution à venir professait « son respect absolu pour la Constitution donnée au
peuple en 1940 ». L’hymne du 26 juillet, « La Marche de la Liberté », est
composé par un jeune poète noir, Díaz Castaya, qui allait lui-même participer à
l’action. Il exhorte :

En avant Cubains,
Cuba récompensera notre héroïsme
Puisque nous sommes des soldats
Qui allons libérer la patrie…
Que viva la revolución !

C’est devenu le jingle de Radio Havane ondes courtes.


À partir de la Moncada, le biographe est en terrain balisé. On peut contester
des interprétations, pinailler sur des détails, achopper sur un secret. Mais les
demi-vérités, les silences, les réticences couvrant les premières années de la vie
de Fidel ne sont plus de mise. La Moncada dévoile le héros à son peuple. Sur
l’attaque de la caserne, l’ouvrage de Robert Merle livre les faits. Le ton en est
celui de l’année de sa parution, 1965, imprégnée du climat d’enthousiasme dans
lequel baignait en France la Révolution cubaine. Mais bien des interprétations
peuvent en être reproposées.
L’épisode a fasciné car c’est une lourde défaite retournée en succès. Une
opération aventuriste, planifiée dans ses détails mais laissée au hasard pour
l’essentiel. C’est un événement d’incertaine signification sur l’instant, mais
ensuite déclaré fondateur. Le 26-Juillet reste, en 2012, le 14-Juillet de Cuba.
De l’attaque de la grande caserne de Santiago, pourtant, la presse mondiale
parle à peine. Le Monde lui-même, plutôt attentif à l’Amérique latine, y consacre
soixante-douze lignes. Il titre : « Un soulèvement populaire échoue. » Il y a
quelque excuse à ne pas bien distinguer, de loin, cette « révolte » des autres «
épisodes sanglants de la lutte que se livrent les partisans du dictateur Batista et
les amis de l’ex-président Prío ». En outre, l’attaque se produit alors que la
planète n’a qu’un sujet d’intérêt, la guerre de Corée : l’armistice en sera signé
quelques heures après l’opération de Castro. Entre eux, les soldats de Batista
dénommeront d’ailleurs les rebelles qu’ils traquent les « Coréens » – allusion au
Nord, communiste.
Les futurs combattants ont gagné l’Est en train, en bus et à bord d’une
quinzaine de voitures louées. Il y a plus de mille kilomètres. On a échelonné les
départs sur près d’une semaine. Au QG de Siboney, ils se retrouvent cent vingt
environ. Un autre groupe d’une trentaine d’hommes s’arrête à Bayamo, à une
centaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale de l’Oriente. Castro y a prévu
l’attaque de l’autre forte caserne de la province – pour retarder l’arrivée de
renforts de l’Ouest.
La date du 26 juillet n’a pas été choisie au hasard. La nuit qui précède ce
dimanche est la plus longue, la plus joyeuse, la plus animée de l’année. Avec ses
pétards, ses orchestres, ses farandoles, le carnaval de Santiago est l’un des plus
endiablés des tropiques. La bière aura coulé à flots pour les bidasses aussi et, dès
lors, aux petites heures, plus d’un cuvera.
Fidel arrive le dernier. Il a veillé aux ultimes détails à La Havane. Pour être
moins reconnaissable, il s’est fait raser la moustache qui, depuis trois ans, durcit
son visage. Son souci est l’impression du Manifeste que la blonde Naty Revuelta
devra, à l’aube du 26, porter aux journaux. Le conspirateur a aussi rendu visite à
son beau-frère, Rafael Díaz. Car, en un exemple d’opportunisme dont les temps
abondent, le frère de Mirta est devenu secrétaire d’État à l’Intérieur de Batista, et
Fidel juge que, si quelque chose a filtré de son projet, il le flairera dans ce tête-à-
tête. Or, tout baigne. Castro traverse l’île en une nuit et un jour. Il fait une ultime
étape à l’hôtel Grand Casino de Bayamo, où sont logés les futurs assaillants de la
petite caserne. Il arrive vers 1 heure du matin, le 26, à la ferme de Siboney.
À 4 heures, branle-bas. Tous se mettent en uniforme. Une douzaine ont des «
sardines » de sous-officier. Fidel révèle l’objectif. Moins de dix personnes le
connaissaient. La stupeur est vive dans les rangs. La plupart croyaient à une
séance d’entraînement plus poussée dans la Sierra. Quatre étudiants décident
qu’ils ne seront pas de l’aventure. Castro les fait enfermer dans une pièce de la
granja. Puis il fait le briefing. Huit hommes parmi les plus audacieux, dont Jesús
Montané et Ramiro Valdés, sous la direction d’un des cinq membres du comité
militaire, Renato Guitart, neutraliseront les sentinelles du poste de garde. Ils
livreront ainsi l’accès de la cour à quatre-vingt-quatre hommes qui, sous la
direction de Fidel, investiront les points clés de la caserne. Deux équipes
assureront une couverture extérieure : l’une, forte de vingt-quatre rebelles, dont
les deux femmes Haydée et Melba, s’emparera d’un hôpital surplombant la
forteresse ; et l’autre, commandée par Raúl, avec neuf hommes, se ruera dans les
étages du palais de justice pour neutraliser les tireurs éventuellement postés aux
fenêtres.
Puis un insolite cortège de Pontiac, Mercury, Chevrolet, Buick jusque-là
remisées sous de hâtifs appentis de planches, prend la route vers l’ouest. On
compte six occupants par véhicule, chacun armé qui d’une mitraillette
Browning-45, qui d’un pistolet Luger, qui d’une carabine Winchester-44 et qui
d’un 22-Long rifle. Tout est parti à 5 heures moins le quart pour un « top » à 5 h
15. C’est un peu juste : certes, le chemin n’est pas encombré en ce petit matin de
gueule de bois mais il n’y a de place pour nul impondérable. Un véhicule qui
crève, deux qui s’égarent entre chien et loup, c’est 10 % de combattants en
moins ! Les lunettes de Fidel égarées, et c’est quelques minutes de retard qui ont
pu changer le cours de cette histoire !
5 h 15, l’heure H, avait été choisie pour passer entre deux des rondes
extérieures des sentinelles. Or, lorsque Fidel s’avance au volant de sa Buick pour
s’engouffrer par la porte 3, la patrouille est devant lui. Un sergent est là aussi,
par hasard. Il est abattu comme il vise Fidel. La fusillade devient générale alors
que trois des hommes ayant immobilisé les sentinelles ont pénétré dans la
Moncada, neutralisant une chambrée ahurie de sommeil. Guitart est le premier
rebelle à mourir pour la Révolution : il est fauché devant la porte. Cependant,
Abel et Raúl ont réussi, l’un au haut de l’hôpital, l’autre sur la terrasse du
tribunal, à poster des mitrailleurs. Ils neutralisent les abords de la caserne plus
qu’ils ne couvrent leurs camarades. Avant 6 heures du matin, Fidel doit ordonner
la retraite.
À Bayamo, cependant, les combats ont cessé depuis longtemps. En dix
minutes, les attaquants ont été défaits. Une dizaine sont morts. L’autre moitié de
la troupe s’enfuit. Raúl se retire en bon ordre du palais de justice. Mais, à
l’hôpital, Abel ne reçoit pas l’ordre de retraite. Il est encerclé avec ses hommes,
sa sœur et Melba. La bataille durera trois heures, jusqu’à épuisement des
munitions. Certains rebelles tentent de s’échapper en revêtant des habits civils.
Mais ils sont repérés quand l’armée pénètre dans l’édifice. Abel est tiré du lit où
il s’était fourré, un bandeau sur l’œil. Circule encore à Cuba une version –
controversée – selon laquelle les sbires lui auraient arraché cet œil avec une
baïonnette, avant de le tuer. Le traitement subi par les prisonniers est sauvage.
Boris, le fiancé d’Haydée, en est la première victime : selon Montané, il fut
émasculé. Tous les partisans – au moins soixante – qui, dans les trois jours de
l’assaut, tombent entre les mains des hommes du colonel Chaviano del Rio,
responsable de la région orientale, seront achevés.

Fidel, pour sa part, rejoint la ferme de Siboney. Voici donc un chef qui a
déterminé de A à Z les modalités d’une attaque. Or, ses pertes – si l’on
additionne les morts sur le terrain et dans les salles de torture du SIM (une
douzaine) et les prisonniers (une trentaine) – se montent aux deux tiers des
effectifs engagés. C’est accablant. Il faut que son prestige ait été grand pour que
nul ne lui réclame de comptes. Haydée et Melba ont, plus tard, déclaré que le
sort de Fidel avait été leur seule préoccupation. Haydée lui annonce, lorsqu’elle
le revoit, prisonnier : « Abel est mort. » Son frère Castro baisse la tête et se tient
immobile. « Mais je lui dis : “Ne t’en fais pas, Fidel, tu es en vie.” »
Le chef ne s’attarde pas à Siboney. Une quarantaine de compagnons y sont
regroupés, y compris des blessés. Qui est volontaire pour l’accompagner dans la
Sierra ? La moitié répond présent. Castro a l’idée d’implanter un maquis. Mais
sans vivres ! Et, de son propre aveu, en terrain inconnu. Cependant Batista,
averti du coup de force alors qu’il croisait sur son yacht au large de Varadero,
fonce à Columbia organiser un QG opérationnel. L’après-midi du 26, il décrète
l’état d’urgence. Il décide aussi la suspension de l’article 26 du Code des prisons
rendant les gardiens responsables de leurs détenus. Cela revient à déclarer légale
la chasse à l’homme que sous-officiers et soldats mènent pour venger les leurs.
En signant cette mesure, le dictateur plutôt débonnaire entre dans le gotha des
criminels.
Échappant aux barrières du SIM, un photographe est parvenu à fixer des
images de corps sans vie, aux visages méconnaissables en raison des coups reçus
: ceux des rebelles assassinés. Bohemia, un hebdo très lu et respecté, les
publiera, et ce sera rude pour le régime. Cependant, la boucherie commence
d’être connue dans Santiago. Un juge, Manuel Urrutia, mène son enquête. Des
personnalités vont trouver l’archevêque, l’adjurant de faire quelque chose. Or, le
prélat n’est autre que Mgr Pérez Serántes, ce Galicien qui, trois lustres plus tôt,
avait aidé Fidel à entrer chez les jésuites ! Il arrache au colonel Chaviano
promesse de vie sauve pour les futurs prisonniers. Lui-même, vêtu de sa soutane
blanche, se met à arpenter les chemins de la Gran Piedra, mégaphone en main. Il
tente d’obtenir que les redditions de rebelles aient lieu en sa présence, pour plus
de garanties. De vingt-cinq à trente hommes se livreront les 30 et 31 juillet.
Raúl, lui, a pris seul, à pied, le chemin de la maison paternelle vers le nord ; il est
arrêté le 29, à une vingtaine de kilomètres de Santiago. Quant à Fidel, il continue
quatre jours durant, selon Martín, à « errer en terrain inconnu avec sa petite
troupe claudicante ». Les fuyards sont diversement accueillis par les paysans de
cette zone inhospitalière. Tel fait rôtir pour eux le cochon, tel autre refuse toute
assistance. Les rebelles apprennent enfin que l’archevêque bat les fourrés. Fidel
décide alors que Juan Almeida et quatre autres doivent se rendre. Lui-même
restera avec deux camarades trop gradés pour espérer grâce de Chaviano.
C’est là que se situe l’un des épisodes les plus rebattus de la geste. Il a été
popularisé par Robert Merle, qui le tenait de son protagoniste lui-même. Il
témoigne de cette chance étonnante qui escorte Castro. Contre toute prudence,
Fidel et ses deux compères passent la nuit dans un bohio – une de ces cahutes en
rondins couvertes de chaumes qui sont, aujourd’hui encore, l’habitat le plus
répandu dans la campagne cubaine. Or, la position des fuyards a été « triangulée
» et un détachement de la garde rurale envoyé sur la zone. La patrouille est
commandée par un lieutenant noir, un colosse nommé Pedro Sarría que sa
qualité de franc-maçon, alors très répandue dans l’armée, a conforté dans la
conviction qu’on ne saurait vivre sans principes. À l’aube du 1er août, Sarría
arrive en vue du bohio. Ses hommes l’encerclent, ouvrent la porte d’une rafale,
découvrent les fugitifs et les braquent. « Ce sont des Blancs ! » s’exclame l’un
d’eux, noir ou métis, comme la plupart des bidasses. Autrement dit : ce ne sont
pas des paysans, mais des revoltosos. La tentation est grande de tirer, et l’un des
soldats, dont le frère a été blessé à la Moncada, vise Fidel. Celui-ci toise les
nouveaux venus et les accuse d’être « les soldats d’un tyran ». Sarría empêche
son homme de faire feu : « On ne tue pas des idées. » L’officier a fréquenté
l’université en cours du soir, et en a retenu ce parler sentencieux. Castro le défie
: « Si vous me tuez, vous aurez une belle promotion, lieutenant. » Et celui-ci de
rétorquer : « C’est l’éthique de chacun qui décide. »
Les trois hommes sont ligotés et conduits à un camion. On y embarque
également Juan Almeida et ses compagnons, eux aussi arrêtés. Sur le chemin de
la ville, on croise un convoi de soldats avec à sa tête, dans une jeep, le numéro 2
de la caserne de Moncada. Il demande livraison des prisonniers. Sarría refuse.
Menaces. Rien n’y fait. Le colonel Chaviano éclate en reproches : « Vous avez
fait du joli. Vous connaissiez pourtant les ordres. Le président sera furieux. »
Plus tard, Sarría refusera de se battre contre les barbudos. Après la victoire de la
Révolution, il sera promu commandant de la garde du président de la République
Osvaldo Dorticós.
Castro est mené à la prison civile de Santiago. À partir de ce moment, assure
Merle, Chaviano fait preuve d’un comportement quasi servile à son égard. Est-ce
l’attitude crâneuse de Fidel qui lui en impose ? Une photo le montre, en tout cas,
petit, à côté d’un immense Castro, très sûr de lui. Anxieux de se disculper des
accusations courant la ville sur l’assassinat des prisonniers, il commet, explique
Castro, « une erreur monumentale » : il lui demande de faire une déclaration à la
radio ! « Imaginez le crétinisme de ces gens-là ! Bien entendu, je prends le
micro. » Fidel ajoute à l’intention de Merle : « À cette minute a commencé la
seconde phase de la Révolution. »

La première, en tout cas, était bien close. Castro et trente camarades attendent
l’ouverture de leur procès à Boniato, principale prison de Santiago. La photo
d’identité carcérale de Fidel porte le numéro 4914, écrit sur la pancarte portée au
cou. Le chef du groupe est tenu à l’isolement. Aussi Raúl et Miret conduisent-ils
les entretiens de camarades en vue de reconstituer la répression consécutive à
l’échec. Et ils en communiquent la substance à leur chef par les biais qu’utilisent
tous les prisonniers du monde.
Le « procès numéro 37 » s’ouvre le 21 septembre 1953 devant le tribunal
d’urgence de Santiago. Ce ne sont pas seulement les attaquants de la Moncada
qui sont amenés dans ce palais de justice dont Raúl s’était rendu maître. Il y a là
quatre-vingt-dix-huit personnes. Et l’accusation en met en cause cent vingt-deux
– dont le président Prío, accusé d’avoir versé un million de dollars à Castro ! Car
l’instruction a impliqué des auténticos, des ortodoxos et des communistes. Il y a
foule dans la salle, en comptant la vingtaine d’avocats, la centaine de gardes, les
journalistes, les parents, les amis, le public. Des trois juges, deux ont la
réputation de n’être pas de mauvais bougres. Fidel rendra hommage au
président, « irréprochable ».
Il reconnaît les faits. Il dénonce aussi les sévices dont ont péri des dizaines de
ses camarades. Il prend sur lui la responsabilité ultime de tout. L’article du Code
de défense sociale invoqué par l’accusation met en effet en cause les « chefs » de
« tout soulèvement armé visant à renverser les institutions ». Castro confirme
n’avoir reçu l’appui d’aucun parti – et surtout pas de Prío, que l’accusation
retenait comme « auteur intellectuel » de l’attaque. Superbe, Castro s’écrie : «
L’unique auteur intellectuel de la Moncada, c’est Martí, l’Apôtre de notre
indépendance. » L’interrogatoire dure deux heures. Aux autres il n’est posé
qu’une question : « Avez-vous participé ? » Castro assure sa propre défense, en
sa qualité d’avocat. La robe noire qu’il revêt pour interroger les témoins à
charge, et qu’il ôte en reprenant sa place auprès des accusés, ajoute à l’effet d’un
verbe torrentiel.
À la troisième audience, Fidel ne paraît pas. Une lettre des services de
Chaviano informe la cour qu’il est souffrant – une « dépression nerveuse. » «
Mensonge », s’écrie Raúl. Et Melba de montrer au tribunal une lettre de Fidel
assurant qu’il existe un plan pour l’assassiner. Un juge se transporte à Boniato
avec deux légistes. L’accusé va bien. Le directeur de la prison, le lieutenant
Jesus Yanés, expliquera, après 1959, qu’on lui avait demandé d’empoisonner
Fidel. « On » ne veut plus que Castro bénéficie de la tribune du « procès 37 ».
Les juges s’inclinent et disjoignent son cas.
Le 6 octobre tombe la sentence du procès collectif. Treize ans de prison sont
prononcés à l’endroit de Raúl et de quatre autres assaillants dont les
responsabilités plus précises ont été reconnues. Vingt autres se voient infliger
dix ans, et deux trois ans. Haydée et Melba sont condamnées à sept mois.
Quatre-vingt-dix acquittements sont prononcés. Les hommes sont aussitôt
expédiés vers l’île des Pins – l’« île au Trésor » de Stevenson, un lieu désolé à
une trentaine de milles au sud-ouest de Cuba.
Le tour de Fidel vient. Pour ne pas rompre avec la fiction de sa maladie, les
autorités organisent son procès… dans l’hôpital dont Abel Santamaría s’était
emparé le 26 juillet. Tout sera achevé en une seule audience, le matin du 16
octobre. La salle, cette fois, est minuscule ; quelques journalistes représentent «
le public ». Parmi eux, la plus attentive est Marta Rojas, une collaboratrice de
Bohemia qui couvre ses carnets de notes pressées. L’essentiel de l’audience est
consacré à la plaidoirie que Castro a obtenu de prononcer lui-même. Ses derniers
mots, « L’histoire m’absoudra », deviendront le titre du « Petit livre rouge » de
la Révolution.
Reconstitué de mémoire par Fidel, ce texte est censé suivre les grandes lignes
de ce qu’il a soutenu devant ses juges. Marta Rojas authentifiera cette assertion.
Mais sans doute, dans la version écrite, des formules ont-elles été polies,
d’autres ajoutées. Castro apporte sa note de roublardise dès l’exorde : «
Messieurs les magistrats, jamais un avocat n’a eu à exercer sa profession dans
des conditions aussi difficiles… En tant qu’avocat, je n’ai pas pu voir le dossier.
En tant qu’accusé, il y a aujourd’hui soixante-seize jours que je suis enfermé
dans une cellule solitaire, entièrement au secret. » Subtilement, il transforme en
une iniquité supplémentaire cette confusion de rôles qui est son arme ! « Celui
qui vous parle, continue-t-il, déteste la vanité puérile. Son humeur, son
tempérament ne le prédisposent guère à poser en tribun. » Fidel annonce,
superbe, que l’article 148 du Code de défense sociale qui l’accuse ne sera pas
son horizon : « On pourrait penser, s’écrie-t-il, que je me bornerai à tourner
autour de ces lignes comme un esclave autour d’une meule. Je n’accepterai
d’aucune façon. »
Castro parle d’abord de l’attaque, « réalisée avec une magnifique coordination
» ! Il assure : « La moitié de nos forces, de loin les mieux armées, s’égara à la
suite d’une regrettable erreur à l’entrée de la ville. » En fait, une seule voiture
semble s’être perdue, mais Fidel veut démontrer que « ça » aurait pu marcher. Il
insiste sur la « générosité » des assaillants, qui ont traité les soldats « avec un
absolu respect ». « Du côté de l’armée, la discipline laissait à désirer », ajoute-t-
il. Des explications à l’échec ? « Nous avons eu tort de diviser l’unité de
commando. » Mais pour l’essentiel, c’est le hasard, « la rencontre accidentelle
avec la patrouille », que Castro incrimine. Il n’explique pas pourquoi l’ordre de
retraite qu’il a donné n’a pas atteint le groupe de l’hôpital. Il réfute l’argument
du gouvernement selon lequel « le peuple n’a pas appuyé notre mouvement ». «
Santiago croyait qu’il s’agissait là d’une lutte entre soldats. Et d’ailleurs, les
seuls civils qui ont été en contact avec les insurgés, les infirmières de l’hôpital,
ont servi d’auxiliaires à nombre de nos combattants. »
Ici, Fidel rode ce qui deviendra l’une de ses méthodes oratoires les plus
éprouvées : l’accumulation, sans notes, d’une cascade de chiffres pas toujours
vérifiables. Dans ce cas précis, Hugh Thomas, très critique à l’égard de Castro,
admet qu’ils étaient « grosso modo acceptables » et apparemment tirés d’une
étude publiée dans un ouvrage du secrétaire général du PSP, Blas Roca. Castro
évoque donc « les six cent mille Cubains sans travail, les cinq cent mille ouvriers
agricoles qui habitent des baraques misérables, qui travaillent quatre mois par an
et connaissent ensuite la misère avec leurs enfants, les quatre cent mille
travailleurs industriels et manœuvres dont la retraite est compromise, dont on a
arraché les conquêtes, dont les logements sont infâmes, les cent mille petits
cultivateurs qui vivent sur une terre qui ne leur appartient pas et qui la
contemplent toujours avec tristesse, tel Moïse la Terre promise, les trente mille
instituteurs et professeurs si dévoués qui se sacrifient pour améliorer le sort des
générations futures, les vingt mille petits commerçants écrasés de dettes, ruinés
par la crise, les dix mille jeunes intellectuels, médecins, ingénieurs, avocats,
vétérinaires, pédagogues, dentistes, pharmaciens, journalistes, peintres,
sculpteurs, etc. qui achèvent leurs études, remplis d’espoir et prêts à lutter, et se
trouvent dans une impasse… ». Fidel Castro, les Cubains le sauront quelques
années plus tard, rode ici un genre, celui de la vaticination apocalyptique, dans
lequel il se révélera un maître sa vie entière…
En cas de victoire, Fidel aurait immédiatement annoncé à ce peuple en
souffrance « cinq lois révolutionnaires ». La première lui « rendait la
souveraineté » et « proclamait la Constitution de 1940 loi suprême de la
République », en attendant qu’il la modifie ou la change. Contre ceux qui
violeraient cette Constitution, faute « d’organismes élus par le peuple, le
mouvement révolutionnaire, incarnation momentanée de cette souveraineté et
seule source du pouvoir légitime, aurait assumé tous les pouvoirs qui lui sont
inhérents, excepté celui de modifier la Constitution ». Nombre d’opposants à
Batista ont négligé de lire ce paragraphe avant d’appuyer Castro. Pour eux, Fidel
annonçait le retour à la Constitution de 1940, avec des élections régulières et la
possibilité d’alternance qu’elles supposent. Or, Castro ne précisait ni combien de
temps durerait ce « en attendant que le peuple la modifie ou la change », ni
combien d’années son Mouvement demeurerait « incarnation momentanée » de
la souveraineté du peuple !
Les autres lois annoncées concernent la transmission de la propriété de la terre
à tous les fermiers, métayers, tenanciers précaires cultivant moins de cinq
caballerias (soixante-sept hectares) ; un droit reconnu aux ouvriers et employés
à 30 % des profits des grandes entreprises ; la concession à tous les fermiers de
55 % de la canne récoltée ; la saisie des biens des concussionnaires. Parmi les
autres mesures, il y aurait « la nationalisation des trusts de la compagnie
d’électricité et de celle des téléphones » – deux monopoles américains. Fidel
énumère ensuite « six problèmes » auxquels la Révolution aurait remédié : la
terre mal répartie, l’industrialisation insuffisante, le logement, le chômage,
l’éducation et la santé.
Il voudrait encore distribuer à cent mille petits fermiers les terres dont ils sont
locataires, assécher des marais, reboiser des forêts, créer des coopératives
agricoles, réduire les loyers de moitié, construire des immeubles à plusieurs
étages, électrifier toute l’île grâce à l’énergie atomique. Où les révolutionnaires
auraient-ils trouvé l’argent ? « Il y en a suffisamment à Cuba le jour où on ne
volera plus… Le jour où l’on mobilisera les immenses ressources du pays et…
cessera d’acheter des tanks, des bombardiers, des canons pour défendre cette île
sans frontières. »
« Mais laissez-moi vous conter une histoire, poursuit Fidel. Il était une fois
une République, avec sa Constitution, ses lois, ses libertés, son président, son
Congrès, ses tribunaux. Tout le monde pouvait se réunir, s’associer, parler et
écrire avec la plus entière liberté. » Aura-t-on reconnu en cette idylle la Cuba du
temps de Grau et Prío ? Certes, « le peuple n’était pas satisfait de son
gouvernement ; mais il pouvait en changer et il s’apprêtait à le faire. On
respectait l’opinion publique. Il y avait des partis politiques, des discussions, des
réunions ; le peuple vivait tout cela avec enthousiasme. Pauvre peuple ! Un
matin, la cité s’éveilla en tremblant. Sous le couvert de la nuit, les spectres du
passé avaient noué leur conjuration. Tandis que les habitants reposaient, ils
avaient refermé leurs serres redoutables… Des bruits résonnaient, grincement de
faux, armes de mort, bruits de bottes ». On l’a compris, à ce passage qui est un
beau moment de la langue castillane, « Batista venait de perpétrer le crime à
quoi nul ne s’attendait ».
Mais « le droit de résistance établi par l’article 40 de notre Constitution est
toujours en vigueur ». Fidel, alors, convoque en défense de ce droit sacré
l’histoire « depuis la plus haute antiquité » : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin,
Rousseau. Et les « héros et martyrs » de Cuba, Martí surtout, auteur de cette
pensée rappelée en cette année de son centenaire : « Lorsqu’il y a beaucoup
d’hommes sans honneur, il y en a toujours d’autres qui portent en eux l’honneur
de beaucoup. » Castro peut alors entamer sa péroraison. Il ne demande pas son
acquittement puisque ses compagnons souffrent déjà « dans la prison
ignominieuse de l’île des Pins ». Il remercie ses juges de l’avoir laissé
s’exprimer. Il rappelle que cette cour a des éléments pour ouvrir un procès sur «
les soixante-dix assassinats » de ses camarades. Fidel anticipe une prison très
dure. « Condamnez-moi, conclut-il, peu importe. L’histoire m’absoudra. » Il a
parlé deux heures. Quelques minutes suffisent aux juges pour décider sans appel
: quinze ans de prison.
Ce texte grandiose et ampoulé, roublard et généreux, a suscité mainte exégèse.
Œuvre circonstancielle ? « Monument de l’esprit jésuite » ? Tout a été dit. Plus
d’un passage a pu, d’évidence, être retourné contre son auteur après qu’il sera
devenu le maître de Cuba. L’Histoire m’absoudra sortira de l’île des Pins par un
procédé connu : Fidel l’écrit par fragments avec du jus de citron entre les lignes
adressées à des parents ou amis. Chauffée avec un fer à repasser, l’encre
sympathique brunit et devient lisible. Melba, libérée, collectera les morceaux du
puzzle. Tout sera prêt au printemps 1954 et mis en circulation à vingt mille
exemplaires. La vraie fortune de ce document ne commencera pourtant que lors
de son retirage en 1958, l’écho de la guérilla dans la Sierra Maestra aidant.
Sur le moment, l’impact de la Moncada est surtout émotionnel, lié au
comportement scandaleux du colonel Chaviano. Le nom de Castro devient certes
familier, mais ses idées rayonnent peu. Des positions hostiles seront même
enregistrées, comme celle du Parti communiste PSP : « Nous répudions les
méthodes putschistes caractéristiques des factions politiques bourgeoises…
L’héroïsme des participants est stérile. »
Fidel arrive à la prison de l’île des Pins le lendemain de son procès. C’est un
pénitencier modèle, un des premiers construits en Amérique latine selon les
normes d’hygiène et de confort déshumanisées depuis peu en usage aux États-
Unis. Castro reprend le commandement à Miret et Raúl. La vie, qui a commencé
de s’organiser, est spartiate : non seulement en raison des conditions propres à
toute détention, mais aussi par choix. Ainsi décide-t-on de ne pas fêter Noël en
mémoire des morts du 26 juillet. On se choisit un règlement plus rigoureux que
l’officiel, pour n’en pas sembler dépendre. On constitue aussi une bibliothèque
avec les envois effectués par les parents et amis. On organise une « école » où
les anciens universitaires, Fidel tout spécialement, font profiter les autres de
leurs connaissances.
Le groupe a été installé dans un pavillon indépendant des quatre grands corps
de bâtiment qui composent la prison. La réflexion politique, qui n’a jamais eu
lieu, commence. On étudie les raisons de l’échec et on lance des plans d’avenir.
Car nul n’imagine rester dix ou quinze ans enfermé ! On joue au volley-ball et
au ping-pong. Le traitement est des plus humains.
Et puis a lieu un incident qui bouleverse l’ordinaire : Batista vient à la prison !
Esprit de provocation ? Oui et non : pour inaugurer un générateur ! Les vingt-
cinq décident de ne pas laisser passer l’événement. Ils se postent de façon à ce
que le dictateur entende leur « Hymne du 26 juillet », qui fustige « la plaie des
mauvais gouvernements et des tyrans insatiables ». Les sanctions ne se font pas
attendre. La plus grave : Fidel est conduit dans une cellule isolée. Au bout de six
mois, Raúl sera autorisé à rejoindre son frère. On imagine que l’aîné dut alors
parler, parler – à étourdir son cadet.
Fidel dévorera livre sur livre. Il a toujours été amateur de lecture, mais son
activité frénétique ne lui a pas laissé grand loisir. Cette fois il comble ses
lacunes. Il en parle dans ses Lettres de prison, rassemblées dès la victoire de
1959 par un de ses camarades, ex-secrétaire des Jeunesses orthodoxes, Luis
Conte Agüero. Pêle-mêle, il absorbe Balzac, France, Gorki, Cronin, Hugo,
Shakespeare, Tourgueniev, Thackeray, Maugham, Dostoïevski… On ne sait
guère ce qu’il en a pensé : le plaisir esthétique est étranger à son univers. Il
s’adonne surtout aux penseurs contemporains. Kant, sur lequel il s’endort. Marx,
bien sûr, dont il poursuit l’exploration, notamment avec Le 18 Brumaire de
Louis Bonaparte et La Guerre civile en France. De l’Antiquité, qu’il découvre à
travers les Vies parallèles de Plutarque, il aime l’esprit « révolutionnaire » de
certains, tel Jules César. De l’époque contemporaine, il absorbe tout ce qui lui
tombe sous la main. Il veut tout savoir de l’Amérique, au sens large, celle du
Sud, dont l’intéressent les écrivains politiques, mais aussi celle du Nord : il se
pique de curiosité pour le New Deal de Roosevelt. « Formidable école, cette
prison ! », écrit-il.
Les six mois, de février à août 1954, qu’il a passés dans l’isolement auront été
parmi les plus difficiles de sa vie. Car l’une des rares faiblesses de Castro est de
mal supporter la solitude. Il en est malade. Il écrit à un correspondant : « Je suis
épuisé… Il n’y a pas de refuge contre l’ennui… Les jours passent en une sorte
de léthargie. » Fidel, pour qui la vie a toujours été une scène sur laquelle s’agiter
pour un public attentif, ne supporte pas l’absence d’auditoire. Il connaît en
prison une vraie crise. À Conte Agüero, il écrira : « Dans les moments terribles
que j’ai traversés l’an passé, j’ai pensé qu’il aurait mieux valu être mort. »
Mais ces instants de mélancolie sont rares : « J’achève… de trouver le sens de
ma vie. Sera-t-elle longue ou brève ? Je ne sais. Fructueuse ou stérile ? Mais il
est une chose que je sens se réaffirmer en moi : mon désir passionné de sacrifice
et de lutte. Je n’ai que mépris pour l’existence accrochée aux misérables bagages
du confort et de l’intérêt. » Fidel semble aussi se préoccuper, pour la première
fois, de sa famille. Certes, il a toujours eu pour Fidelito, qui marche vers ses cinq
ans, un amour authentique, même s’il a été distrait par sa dévorante activité. En
revanche, passée la lune de miel, on ne voit plus paraître Mirta en fond de
tableau. Or, dans ses premiers mois de prison, Fidel lui écrit – souvent pour lui
demander des services, il est vrai. Mirta et son fils viennent le voir à l’île des
Pins, où il a droit à une visite par mois. C’est durant ce bref moment de quasi-
idylle que survient le « drame ». Écoutant la radio, comme il le fait toujours, il
entend que le ministère de l’Intérieur vient de mettre fin à la collaboration de
Mme Mirta Díaz de Castro ! Fidel est abasourdi. Sa première réaction est
d’écrire à sa femme pour lui demander d’engager une procédure en diffamation.
Mais sa demi-sœur Lidia lui confirme que Mirta émargeait.
L’épisode survient un mois après la sortie de L’Histoire m’absoudra. Il n’a
peut-être pas échappé aux argousins que Mirta a joué les courriers pour Fidel.
Confondue, l’a-t-elle trahi ? A-t-elle joué double jeu ? On ne saurait oublier que
son frère, Rafael, est secrétaire d’État à l’Intérieur. Il a pu lui offrir une sinécure
car elle n’a d’autre moyen de subsistance, depuis la mort récente de son père,
que la générosité d’Ángel Castro. Rafael, que l’affaire de la Moncada a alarmé
comme risquant de compromettre sa carrière, a-t-il voulu transformer la sinécure
en mission d’espionnage ? Faut-il replacer l’épisode dans le contexte des luttes
de clans autour de Batista ? Une visite à Castro, en prison, du ministre de
l’Intérieur lui-même, Ramón Hermida, ennemi juré de Diaz Balart, le
suggérerait. Fidel plonge dans un état indescriptible : « Je perds la tête. » Il
songe même au suicide, selon Conte Agüero. Et il engage une procédure de
divorce (elle se conclura en 1955). Son obsession, désormais, sera d’avoir la
garde de Fidelito. Cinq années durant, l’enfant sera au cœur de la dispute entre
ses deux parents.

Pour le reste, le détenu 3859 n’a qu’une idée en tête : la Révolution ! 1954 est
occupé par les préparatifs de la campagne du 1er novembre, à laquelle Batista
annonce, sans surprise, sa candidature. L’ex-président Grau légitime
l’escroquerie en se présentant contre lui. Fidel a la satisfaction d’entendre son
nom scandé lors de la retransmission d’une réunion du politicien « authentique
». L’élection de l’ex-sergent est sans surprise.
Castro est obsédé par la nécessité de demeurer au premier plan alors même
qu’il est derrière les barreaux. « La propagande est l’âme de toute lutte », écrit-il.
La publication de L’Histoire m’absoudra, la circulation de ses Lettres de prison
répondent à ce besoin. En juin 1954, une interview avec photos dans Bohemia le
rappelle à l’attention du public. Melba voyage au Mexique pour contacter des
moncadistas exilés et ranime ceux qui sont demeurés à Cuba. L’idée de Fidel se
précise : il faut créer un Mouvement. Si même l’action militaire avait réussi le
26 juillet, le soulèvement du pays restait incertain. La pâte sociale est amorphe
ou anarchique, il faut la travailler. Le Mouvement doit être le levain dans cette
pâte. Le projet s’affine à partir de « longues conversations » avec Raúl. Fidel se
préoccupe surtout de ne pas se faire chiper le « drapeau de la Moncada », comme
certains ont entrepris de le faire. Il recommande à Melba : « Il est préférable de
continuer seul. » Ou plutôt, précise-t-il : « Souris à tous, défends notre point de
vue…, sans blesser… Nous aurons tout le temps d’écraser les cafards… Accepte
toutes les aides, mais ne fais confiance à personne. » On voit s’affiner un
concept machiavélien : l’utilisation sans scrupule d’autrui au service d’une fin.
Le premier objectif est donc d’organiser les « plus de quatre-vingts »
survivants du 26 juillet en un « faisceau indissoluble ». Ce « mouvement doit
avoir la force nécessaire pour s’emparer du pouvoir, par des voies pacifistes ou
révolutionnaires ». Fidel poursuit : « La question de la direction est essentielle…
On ne peut organiser un mouvement où chacun croit avoir le droit de faire des
déclarations sans consulter quiconque… L’organisation et l’appareil doivent être
si puissants qu’ils détruisent quiconque essaie de créer des scissions, des clans,
ou de se soulever. »
L’objectif de cette unification n’est évidemment pas d’aboutir à on ne sait
quelle fédération d’appareils. Il s’agit de rassembler le peuple sur un objectif :
l’éviction de Batista d’abord, la révolution sociale ensuite. Fidel emploie les
termes suivants : « Révolutionner le pays de pied en cap. » « Notre moment
arrive, s’écrie-t-il. Ceux qui nous voient comme un groupuscule vont être tristes.
»
Le destin, c’est galvaudé, ça se travaille ! Aussi la première mission que
reçoivent les militants, via Melba, c’est d’organiser un « Mouvement pour
l’amnistie ». Le moment est optimal : Batista vient d’être « élu » président, il
prendra ses fonctions le 20 février 1955. Au demeurant, il a déjà accordé une
amnistie en 1954, n’en excluant que les « Moncadistas ». Et, dira Fidel à Frei
Betto, « à Cuba on ne concevait pas d’élections sans amnistie ». La campagne
est lancée début 1955. Un « comité de mères de prisonniers » est mis en place.
Beaucoup de femmes qu’on allait revoir dans les rangs castristes y font leurs
premières armes – telle Celia Sánchez qui sera, vingt années durant, la femme la
plus proche de Fidel. La campagne lancée, la presse « l’appuie superbement »,
note Castro. Les politiciens y joignent leur voix avant la passation des pouvoirs
de Batista dictateur à Batista président. Le général transmet la proposition à «
son » Parlement le 10 mars 1955, troisième anniversaire du coup d’État. La
mesure, mégote-t-il, ne s’appliquera aux moncadistas que s’ils jurent de
renoncer aux armes. Castro refuse : « Nous ne troquerons pas un iota de notre
honneur contre notre liberté. » Des manifestations éclatent à La Havane. Début
mai, le Congrès vote et Batista signe. La libération des rebelles survient le 15
mai.
Le Piñero ramène Fidel et ses compagnons à Batabano, côte Sud de Cuba.
Selon Melba, le Mouvement du 26 juillet (« M-26-7 ») est né durant la traversée.
Les compères, accueillis par un fort groupe de sympathisants, prennent le train
pour La Havane. Fidel rédige une déclaration musclée : « Les despotes
disparaissent, les peuples demeurent. » Il déclare par ailleurs : « Je n’ai pas
l’intention de créer un nouveau parti. » Ce qui n’est ni exact ni faux : le
Mouvement, en effet, n’est pas un parti. Il continuera d’avoir des rapports avec
les orthodoxes… mais pour y puiser des hommes. Fidel, qui a démenti les
rumeurs d’un éventuel exil, rencontre les leaders ortodoxos, Agramonte et Raúl
Chibás. Le 20 mai, un meeting a lieu à l’université. Le chef des Moncadistas y
est accueilli avec chaleur, alors que se profilent les élections pour la présidence
de la FEU. Pour la gauche se présente un catholique charismatique et hautement
moral : José Antonio Echeverría. Élu, il deviendra un héros, mais vaincu, de la
lutte contre Batista.
Fidel ne rend pas visite à ses parents. Son père, qu’il n’a pas revu depuis deux
ans, mourra l’année suivante. Raúl, lui, va passer quelques jours à la ferme. Mais
si Fidel ne va pas à Santiago, le meilleur de Santiago vient à lui : de jeunes
anciens du MNR de García Bárcena, qui ont fondé une cellule, l’Action
révolutionnaire de l’Oriente (ARO) – sans doute ceux qui ont scandé le nom de
Fidel lors du meeting de Grau, poussant celui-ci à parler pour la première fois
d’amnistie. Deux d’entre eux, personnalités rayonnantes, offrent leurs services :
Frank País, un instituteur de vingt ans, fils d’un pasteur baptiste, et Pepito Tey,
président de la FEU pour l’université d’Oriente. Et deux autres anciens du MNR
libérés, eux, de la prison de La Havane, viennent aussi se mettre à la disposition
de Fidel : Armando Hart, un avocat, et Faustino Pérez, un médecin. L’un et
l’autre sont devenus, depuis, des personnalités très en vue du castrisme.
Cependant, Batista observe de près les premiers pas de Fidel. Le 19 mai, à la
radio, celui-ci dénonce le régime. Le directeur de la station reçoit la visite de la
police. Fidel tonne : « L’amnistie devient une farce sanglante. » Le ministre de
l’Intérieur déclare, après une attaque de Castro contre Chaviano, le boucher de la
Moncada : « Ce type de comportement ne sera pas toléré. » Et Batista menace : «
Les partis de gouvernement ont une tête et un cœur, ils ont aussi des mains. » Il
y a donc malentendu. Batista a pensé que, trop content d’être libre, Fidel
rentrerait dans le rang. Or, celui-ci ne conçoit sa liberté que comme un moyen de
repartir à l’assaut du régime.
Le 6 mai, par ailleurs – jour de l’amnistie –, Batista avait signé un décret
portant création d’un organisme inédit : le « Bureau pour la répression des
activités communistes ». L’idée est d’origine américaine. Les États-Unis étaient
sortis, l’année précédente, du maccarthysme, mais l’esprit de la croisade y
demeurait. Le Brac naît ainsi d’une suggestion d’Allen Dulles, chef de la CIA de
1953 à 1961. Le Bureau devait surveiller moins les membres du PSP ou les amis
de Castro que les contacts avec le reste du continent d’agents prosoviétiques
installés de longue date à Cuba. Il deviendra une officine supplémentaire de lutte
contre l’opposition intérieure.
Celle-ci, de son côté, n’est pas inactive : elle poursuit sur la lancée de sa
mobilisation pour le retour des prisonniers. Des bombes explosent à La Havane.
Raúl est accusé d’avoir posé l’une d’elles dans un cinéma. Il doit se réfugier à
l’ambassade du Mexique. Le journal La Calle (« La Rue »), dans lequel Castro
écrit ses articles les plus véhéments, est interdit. Bâillonné, il décide de partir. Il
consacre ses derniers jours à Cuba à l’organisation de ce « noyau » de
révolutionnaires dont il a parlé dans ses Lettres. Le 12 juin 1955, une réunion
nocturne échafaude l’organigramme du M-26-7. La direction, une quinzaine de
personnes, mêle des anciens de la Moncada (Miret), du MNR (Hart) et du comité
pour l’amnistie (Vilma Espín). Miret reçoit la prééminence de fait au niveau
national. Pour l’Oriente, région stratégique dans la pensée de Castro, le «
coordinateur » sera Frank País.
Raúl s’est embarqué pour le Mexique dès le 24 juin. Fidel l’y rejoint le 8
juillet. « Toutes les portes d’une lutte pacifique… ont été fermées derrière moi »,
lit-on dans une proclamation à Bohemia avant son départ. Il ajoute : « D’un tel
voyage, on ne revient que la tyrannie décapitée à ses pieds. »

Étrangement, c’est à vingt-neuf ans seulement que Castro découvre le


Mexique, séparé de la pointe occidentale de Cuba par les seuls deux cents
kilomètres du détroit du Yucatán. Il va y rester près d’un an et demi. Ce choix
est somme toute naturel : la terre de la grande révolution de 1910 est un refuge
pour tous les Latino-Américains persécutés. Elle a aussi accueilli beaucoup de
fugitifs républicains de la guerre civile espagnole, après la victoire de Franco en
1939. C’est d’ailleurs l’un de ceux-ci que rencontre Fidel, sitôt Raúl retrouvé et
son choix fait d’une piaule au centre de Mexico : le général Alberto Bayo est, en
fait, cubain par sa mère. Après la Première Guerre mondiale, le jeune homme,
entré dans l’armée, a combattu dans le Rif la rébellion d’Abd el-Krim. Capitaine,
il y est sous les ordres du général Franco. Il y découvre ce que peut être la
guérilla. Il en est subjugué. Il étudie le peu qui s’est écrit sur le thème. D’élève,
il devient enseignant de cette tactique à l’école de guerre de Salamanque.
Lorsque éclate la guerre civile en 1936, il est « républicain ». La défaite
consommée, il se réfugie au Mexique, où il gère une fabrique de meubles.
Bayo a lui-même raconté sa rencontre avec Fidel dans un livre écrit en 1960,
juste après la victoire des barbudos : « Il a vingt-neuf ans, j’ai l’âge d’être son
père. Pourtant mes cheveux blancs ne l’impressionnent pas et il me traite comme
si j’étais son fils. » Le jeune rebelle, rappelant à l’ancien officier sa double
nationalité cubaine, lui demande : « Promettez-vous d’entraîner mes soldats aux
opérations de guérilla quand je les aurai recrutés et que j’aurai trouvé de l’argent
pour les nourrir, les vêtir, les équiper et acheter les bateaux nécessaires à leur
transport à Cuba ? » Bayo promet. Six mois plus tard, Fidel arrivera avec
l’argent et l’ex-général s’exécutera. Il explique : « La sympathie qu’inspire
Fidel, son charme, ses dons d’éloquence et sa prestance, joints à ses qualités
d’esprit font que ses ordres ne se discutent pas. Il commande. Il domine. » Voici
un portrait fort vraisemblable de Fidel quelques jours après son arrivée à Mexico
!
L’autre grande rencontre de ces premières semaines est celle de l’Argentin
Ernesto Guevara. C’est Nico López, un rescapé de la Moncada, qui a établi le
contact. Il avait pu s’enfuir au Guatemala – depuis 1951, le président y était un
jeune officier progressiste, le colonel Jacobo Àrbenz. En 1953, celui-ci avait
décrété une réforme agraire qui lésait la puissante United Fruit américaine. Et ses
déclarations devenaient hostiles aux États-Unis. Un communiste ? La rumeur
s’en était répandue au Nord. En juin 1954, la CIA a donc aidé un groupe de
Guatémaltèques exilés au Nicaragua et au Honduras à chasser Àrbenz. Cette
opération a eu un énorme écho en Amérique latine, car elle y a été vue comme
une reprise de la politique américaine du « gros bâton », interrompue depuis trois
décennies.
Or, Guevara était au Guatemala depuis 1953. Âgé de vingt-cinq ans, il avait
fait le chemin de son Argentine natale par petites étapes, traversant l’Amérique
du Sud et l’Amérique centrale en six mois. C’était le deuxième voyage, façon «
hippie », de ce jeune médecin qui allait être l’autre étoile de la Révolution
cubaine. À l’hôpital où il travaille, il rencontre Nico López. Durant les journées
du coup contre Àrbenz, Guevara essaiera « d’organiser un groupe d’hommes
jeunes pour faire face aux aventuriers de la United Fruit ». Puis il devra quitter le
pays, « avec le sentiment terrible de l’échec ». Tout naturellement, il se dirige
vers le Mexique, comme López. Là, avant de trouver un emploi dans un hôpital,
il travaillera comme photographe.
López a d’abord mis Guevara en présence de Raúl. L’entrevue a lieu chez un
couple mexicano-cubain comme il en existe tant. Elle, c’est Maria Antonia
González : l’histoire a retenu son nom, car il figurera dans la lettre d’adieu de
Guevara aux Cubains, écrite en 1965. C’est dans cette même maison que Fidel et
l’Argentin se rencontrent. Dire qu’il y eut en « cette froide nuit de Mexico » une
fulguration n’est pas excessif. Ces deux-là parlèrent jusqu’à l’aube « de politique
internationale », rappelle celui que tous désormais surnommeront « Che » selon
une interjection argentine familière (quelque chose comme : « Vieux ! »). «
Quelques heures plus tard, j’étais de la future expédition », écrira Guevara dans
ses Mémoires. Cette « société d’admiration mutuelle » avait tout pour se révéler.
Castro aimait la magnitude intellectuelle du Che et ce qu’on pourrait appeler sa
force d’âme ; ajoutons que, en homme pragmatique, il a forcément été intéressé
par le fait que Guevara est médecin. Guevara, quant à lui, était fasciné par la
capacité de Fidel à s’imposer comme chef, par son talent d’organisateur, par son
dévouement à la cause. Sur ces bases naquit une amitié qui est sans doute l’un
des penchants les plus forts qu’ait jamais ressentis Castro. La politique les
éloignera, mais tout porte à croire que Fidel lui est demeuré attaché par-delà la
mort.
Dans le mois qui suit l’arrivée du Cubain à Mexico, Guevara se marie, en une
fête colorée, avec une jeune Péruvienne rencontrée au Guatemala, Hilda, qui
allait lui donner une fille. Che aimait aussi les choses simples de la vie, ce pour
quoi son nouvel ami était moins doué.
Fidel, cependant, ne passe pas son temps en conversations ! Il entreprend sans
attendre de rendre familière sa position aux Cubains. Pour ce faire, il écrit un
Premier Manifeste du M-26. Il racontera par la suite qu’il a dû mettre son
manteau en gage pour en payer l’impression. Il s’agit, pour l’essentiel, d’une
explication véhémente des raisons qui l’ont conduit à rompre avec les méthodes
des chefs de l’opposition : « Des discours, du cirque, des parades, des
mensonges, des arrangements, des tromperies, des trahisons, des enrichissements
indus… » Castro refuse cette idée que la Révolution devrait être repoussée sous
prétexte qu’elle va « perturber l’économie du pays » : pour les déshérités, dit-il,
« il n’existe pas d’économie ». Il envoie, aussi, un Message aux militants
orthodoxes – vrai défi à l’appareil de son parti. Une réunion a été convoquée
par-dessus la tête des chefs par des sympathisants de Fidel, dont les quelque cinq
cents participants ont scandé, quand son discours fut lu : « Révolution,
révolution. » Fidel n’avait-il pas dit, avant son départ de Cuba : « L’heure n’est
plus à la politique. »

Tout n’est pourtant pas si lisse pour Castro. Parallèlement aux intrigues, une
autre opposition, dure, se dessine enfin. Près de quatre ans après le coup d’État
(comme s’il existait, pour les communautés aussi, des délais physiologiques),
sous l’impulsion de José Antonio Echeverría, président de la FEU, se crée, à
l’automne 1955, un « bras armé » secret de la Fédération, dénommé « Directoire
révolutionnaire des étudiants », avatar de celui qui avait conduit la révolution de
1933. Il s’ensuit une intense agitation toute la fin de l’année 1955 avec, pour
Batista, son premier Noël chaud.
Des officiers, de leur côté, multiplient ce que l’on nomme des tertulias, des
réunions à des fins d’insubordination. Certains trouvent le gouvernement trop
laxiste ; d’autres jugent, à l’inverse, que l’opération « démocratisation » n’a été
que façade et que Batista devrait céder la place à plus pur que lui – ce pour quoi
on les nomme les Puros. Le 4 avril 1956, Batista anticipera un soulèvement : une
douzaine d’entre eux, dont le colonel Ramón Barquín, attaché militaire à
Washington, seront condamnés pour « complot révolutionnaire ». L’embellie «
démocratique » de Batista a vécu.
Fidel, cependant, s’active. Un réseau de courriers se met en place. Ce sont
plus que des messagers, au demeurant, qui arrivent de l’île : c’est la fleur du M-
26. Car on est déjà dans la préparation d’un retour à Cuba. Castro, en effet, n’a
quitté le pays que pour y revenir. Il a même déjà choisi le lieu de son
débarquement : l’Oriente. Parce que c’est une zone qu’il connaît ; que, derrière
les côtes, se trouvent de rudes montagnes où se cacher, et enfin parce que la
région a une réputation de rebelle. La zone du cap Cruz, pointe la plus
occidentale de la côte Sud-Est, a été retenue. Déjà Miret étudie le terrain en
compagnie de País, coordonnateur du M-26 pour la région. En attendant, la
direction a commencé, à Cuba, la sélection des futurs combattants. La méthode
est celle, rodée, des révolutionnaires : confier de bénignes tâches de propagande
en observant qui y démontre audace et sang-froid ; et on pousse la demande
jusqu’à ce que l’implication exclue tout retour en arrière. Ceux qui traversent le
tamis sont envoyés à Mexico. Une centaine de candidats est ainsi sélectionnée ;
la moitié environ rejoindra les moncadistas déjà parés pour l’aventure.
À Mexico, le noyau dirigeant s’est ainsi renforcé : Montané et Melba,
désormais mariés, ont rejoint les Castro. C’est donc l’esprit tranquille que, le 10
octobre 1955, le lider du Mouvement peut prendre le train pour les États-Unis. Il
voyage avec Juan Manuel Márquez, un orthodoxe qui a vécu à Miami. Tel Martí
au siècle précédent, Fidel va faire la tournée des Cubains exilés « dans les
entrailles du monstre ». L’objectif est de recueillir des fonds pour acheter des
armes et instruire les combattants. L’équipée durera près de deux mois. Ses
temps forts seront New York et la Floride. Le scénario des rencontres est le
même : peu d’anticipation, afin de ne pas laisser trop de temps à la police pour
enquêter sur Castro ; préparation de la réunion par des sympathisants orthodoxes
; discours enflammé de Fidel devant les participants ; dépôt des dollars dans des
chapeaux de cow-boy posés sur la tribune… Au Palm Garden Hall de New
York, Castro lance : « En 1956, nous serons libres ou martyrs ! » Et il noue des
contacts plus poussés avec les « leaders naturels » des communautés. Il en attend
qu’ils mettent sur pied des « associations patriotiques » prolongeant le soutien
financier par-delà le moment de l’émotion. Une dizaine de ces « clubs fidélistes
» seront fondés, animés par Juan Manuel Márquez, que le chef du M-26 laisse à
Miami comme son représentant aux États-Unis. Castro aurait recueilli dix mille
dollars, chiffre fort substantiel pour l’époque. En Floride, Castro retrouve
Fidelito, enlevé à sa mère par sa sœur Lidia !

À Key West, l’îlot américain le plus proche de Cuba, il écrit son Deuxième
Manifeste du Mouvement du 26 juillet, dernier document avant le débarquement.
Le plan de l’action à venir y est révélé : il s’agit, cette fois, à la différence du 26
juillet 1953, de « préparer en grand le pays à la Révolution. Des consignes seront
données aux masses, qu’elles devront suivre quand éclatera, en tempête, la
rébellion nationale. » Cette tournée reçoit une ample publicité dans la presse
cubaine. Des éditoriaux soupèsent l’impact du « fidélisme » sur la vie et la classe
politique de l’île. Ils constatent que « l’ombre de Castro » devient « géante ».
Une note grinçante apparaît dans Bohemia, d’ordinaire très favorable : un article
intitulé « La patrie n’appartient pas à Fidel ». Si Castro devient maître de Cuba,
écrit l’auteur, Miguel Hernández – un auténtico –, il se fera « le dispensateur des
grâces politiques, morales et spirituelles… Dieu et César réunis… »
Muni de fonds, Castro retourne voir Bayo et lui rappelle sa promesse.
L’entraînement de la première cinquantaine de volontaires commence à Mexico :
footing le long des rues, canoë sur le lac de Chapultepec, close-combat dans un
gymnase, sports d’équipe sur des terrains de quartiers. Pour acquérir de la
résistance, on sort dans les montagnes environnantes. Certains entreprennent
l’ascension du Popocatépetl et de l’Ixtacihuatl, les volcans jumeaux dont les
silhouettes pointent au sud d’une ville non encore polluée. On a loué six
appartements sommaires. La vie s’y organise, spartiate. Et déjà militaire pour ce
qui est de la sécurité. Fidel, qui n’a connu aucune trahison lors de la Moncada,
est pourtant devenu très soupçonneux. Chacun doit surveiller l’autre. Les
approches de la gent féminine ne sont permises qu’opérées par deux. Le 2
janvier 1956, la police cubaine annonce la découverte dans l’île d’un complot
dirigé par le « docteur Castro ». Batista n’a pu manquer d’être alerté sur le
succès de la tournée américaine. Il fait donc arrêter des sympathisants du M-26
dans l’île. Et un colonel des services secrets commence à rôder autour du groupe
à Mexico.
En février, l’entraînement militaire commence. « Castro m’a dit de chercher
aux environs de Mexico un grand ranch dans une zone montagneuse », raconte
Bayo. Il le trouve vers Chalco, à quarante kilomètres au sud-est. Santa Rosa est
la propriété d’un proche de feu le bandit révolutionnaire Pancho Villa. Cours
théoriques et exercices pratiques se succèdent à vive cadence. Mais, un jour, se
pose un grave problème. L’un des jeunes gens, Calixto Moráles, « s’arrêta
pendant la marche pour se reposer et, allumant une cigarette, se refusa à
continuer ». Castro, qui ne suivait l’instruction qu’irrégulièrement, en raison de
ses obligations politiques, est alerté. « Il arriva bientôt au ranch. » Un conseil de
guerre est constitué. Fidel le préside, Raúl est désigné procureur et les membres
du groupe forment le jury. Moráles explique que des marches aussi harassantes
et nombreuses sont inutiles. Fidel demande la peine de mort. « Il suait
l’indignation par tous les pores et criait qu’on stoppe cette gangrène », raconte
Bayo.
Fidel a démontré un goût réel pour ce genre de procès. Mais Raúl, selon
l’Espagnol, est plus inflexible encore : « Lui est d’acier trempé… un terrible
défenseur des principes révolutionnaires. » Bayo fait valoir qu’exécuter
quelqu’un en pays étranger est un gros risque. Calixto, pourtant, est condamné.
Mais il ne sera pas fusillé : il demeurera sous surveillance armée jusqu’à
l’embarquement de ses camarades. L’intéressé parviendra, par sa conduite, à
rentrer en grâce. Il fera partie de l’expédition et combattra assez vaillamment
pour acquérir, après la victoire, une jolie position dans la Révolution. Il souffrait,
en fait, d’une malformation qu’il ne voulait pas révéler de peur d’être « recalé » !
Cependant, dans ces exercices, un homme se révèle supérieur : Guevara. Le fait
est notable car, depuis l’enfance, le Che a des crises d’asthme. Or, Mexico, on le
sait, est à deux mille trois cents mètres d’altitude. La place éminente qu’il aura
dans l’expédition doit donc peu à l’amitié de Fidel.

Castro, cependant, annonce avec fracas sa rupture avec le Parti orthodoxe. Le


19 mars 1956, il dévoile une réalité vieille de près d’un an : le Mouvement
révolutionnaire du 26 juillet est une entité autonome. Le M-26, « organisation
des humbles, pour les humbles, par les humbles », est « l’avant-garde de la lutte
contre le régime ». Aux chefs encroûtés du parti de feu Chibás, il lance : « Mais
qui a dit que les leaders sont éternels, que les situations ne changent pas ? » Il
convient désormais, proclame Castro, de serrer les rangs autour du M-26 « sans
mesquines querelles de partis ».
Le gros problème du séjour mexicain survient le 20 juin 1956. À son retour
d’une tournée auprès d’exilés cubains au Costa Rica, Fidel est arrêté, armé, par
la police. Ses activités ont été dénoncées par l’ambassade de La Havane à
Mexico. En même temps que le chef sont arrêtés Ramiro Valdés, de la Moncada,
et Oliveiro Sánchez, un ex-communiste devenu homme de confiance de Castro
pour les questions de sécurité. Les trois sont conduits dans un lieu de détention
pour étrangers en situation irrégulière. Ils y sont vite rejoints par une douzaine de
camarades. Puis la police prépare une descente sur le ranch. Fidel l’y
accompagne pour éviter un affrontement sanglant avec les recrues, qui aurait
conduit à la détention et mis fin au rêve fidéliste. D’autres arrestations sont
opérées. Au total, le tiers du groupe, dont les principaux chefs, hormis Raúl, sont
sous les verrous.
Batista demande l’extradition. Une bataille juridique doit être livrée pour
éviter cela. C’est Juan Manuel Márquez qui va sauver la situation. Alerté par
Raúl, il se précipite à Mexico et engage deux bons avocats. Une partie des
sommes collectées servira à les payer. Leur service ne sera pas inutile : en moins
de deux semaines, un juge ordonne la relaxe des Cubains. L’ordonnance tardera
à être exécutée ; au moins l’extradition est-elle évitée.
Cependant, l’ambassade s’active. Elle alerte la presse mexicaine : Castro et
six de ses camarades sont « communistes ». Les journaux se montrent sensibles
au fait que Fidel a eu des contacts avec Lombardo Toledano, secrétaire de la
Confédération nationale du travail et numéro 2 de la Fédération syndicale
mondiale (FSM), sise à Prague. De son lieu de détention, Castro envoie à
Bohemia un article : « Assez de mensonges ! » L’accusation de «
philocommunisme » était d’évidence une manière de détruire Castro en minant
son crédit – à défaut de pouvoir s’emparer de sa personne. Fidel comprend si
bien le danger qu’il en rajoute dans la dénégation, contre-attaque même : « Quel
culot, ce Batista de parler de communisme alors qu’à l’élection de 1940, ses
affiches électorales se trouvaient sous l’emblème de la faucille et du marteau…
et qu’une demi-douzaine de ses ministres et collaborateurs… ont été membres
éminents du PSP. » Cela a été repris pour démontrer que Castro n’était pas
communiste en 1956, comme la suggestion en a été faite depuis, de droite et de
gauche. Ce texte ne signifie qu’une seule chose : Castro est dans une sale passe,
et prêt à tout pour s’en sortir.
La nouvelle de sa détention a fait du bruit chez les Cubains de Mexico. Des
compatriotes viennent le voir en prison. Parmi eux, Teresa Casuso, qui allait
devenir la première attachée de presse de Castro après la victoire, avant de
rompre avec lui. Elle a laissé un livre de souvenirs, où elle décrit ainsi Fidel dans
la grande cour de l’Immigration : « Grand, bien rasé, les cheveux châtains frais
coupés, vêtu sobrement d’un costume marron, dominant les autres du regard et
de la stature. » Une photo de lui à travers les grilles est conforme à ce portrait.
Peu avant, Hilda Guevara l’avait ainsi vu : « Très blanc et grand, massif sans
être gras, avec des cheveux noirs, brillants et bouclés, une moustache, des gestes
rapides, agiles et sûrs… Quand il parlait, ses yeux s’allumaient de passion. »
Le costume marron dont parle Teresa n’appartient pas à Fidel. Lui n’a qu’un
costume gris foncé, remontant à la fin des années 1940, assez élimé donc.
Comme il était souvent sollicité, dans ces jours difficiles, il avait emprunté un
vêtement plus élégant. Fidel, durant ses années d’université, ne mettait jamais la
guayabera – la chemise-veste nationale. Il était en général en costume, sombre
de surcroît, ce qui, sous les tropiques, pouvait passer pour une affectation. Mais
ce costume était souvent fatigué. Sur le bateau du débarquement, Fidel a revêtu
le même habit militaire que ses camarades. Depuis lors, il n’a pratiquement plus
abandonné le battle-dress.
Cependant, à Mexico, des amis de Fidel s’activent. Selon l’intéressé, sa
libération serait intervenue à la demande de Lázaro Cárdenas. Si l’affirmation est
exacte, elle est passionnante car Cárdenas est l’un des politiques que Castro
aurait pu prendre comme modèle s’il avait voulu éviter d’aligner sa révolution
sur l’Union soviétique. Élu président du Mexique en 1934, il avait nationalisé le
pétrole, au grand dam des États-Unis. Mais Cárdenas n’avait pas surenchéri dans
la rhétorique antiaméricaine.
Le groupe est donc enfin libéré. L’essentiel d’abord : Fidel, Sánchez et un
troisième larron le 24 juillet. Il n’était plus question, cependant, de poursuivre à
Santa Rosa. Aussi la troupe se disperse-t-elle en cinq unités à travers le pays. Et
il faut à présent accélérer les préparatifs.
Le premier problème est de trouver un bateau. Les fonds collectés ne suffisent
pas. Aussi, Castro songe à trouver un bailleur. Il n’en a qu’un à portée : Prío !
Par hostilité à Batista, l’ex-président remet vingt mille dollars à Márquez. Castro
découvre alors, en septembre 1956, un yacht de douze mètres ancré près de
l’embouchure du fleuve Tuxpán, au nord du site archéologique d’El Tajín. Ce
navire de treize ans d’âge appartient à un Américain qui prétend en tirer trente
mille dollars et entend solder, en outre, la propriété le long de laquelle le navire
est embossé. C’est une grosse somme – et l’on est à quatre mois de la fin de
1956, année déjà dite de la « libération de Cuba ». Fidel arrête sa décision,
malgré le médiocre état de l’embarcation. Il envoie Teresa, amie de Prío, à
Miami pour le fléchir à nouveau. Par jeu peut-être, l’« authentique » veut alors
rencontrer celui qui l’avait étrillé avant le golpe de 1952. Castro doit donc jouer
le wetback (« dos mouillés » – nom donné aux migrants latino-américains). Il
traverse le Rio Grande pour entrer, clandestinement, aux États-Unis. L’entrevue
a lieu au début de l’automne 1956 à McAllen, au Texas, juste de l’autre côté du
fleuve-frontière. Prío lui remet cinquante mille dollars. Fidel expliquera à
Matthews, après le triomphe de la Révolution : « C’était une époque
désespérément difficile. Notre seule préoccupation était la Révolution… Cet
argent n’était rien pour lui… Quant à nous, nous n’avons fait aucune concession
à Prío. »
Le Granma (Grand-mère) acheté, des charpentiers se mettent à le réparer. Il
faut aller vite, car une trahison a eu lieu : celle, disent les fidélistes, de Rafael del
Pino, compagnon de l’aventure de Bogota en 1948, passé au Mouvement, et qui
s’éclipsa ensuite aux États-Unis pour ne reparaître à Cuba qu’en 1960 à la tête
d’un groupe anticastriste et être jeté en prison.
Cependant, Fidel est un peu moins exclusivement adonné à la préparation du
débarquement qu’on imaginerait. Il « fréquente » ! La belle se nomme Isabel («
Lilia ») Custodio. Cette Mexicaine aux cheveux châtains, âgée de dix-huit ans,
est la fille d’un émigré républicain espagnol. « Rencontre de deux exilés »,
analysera-t-elle cinquante ans plus tard dans un livre intitulé L’amour
m’acquittera. C’est Teresa Casuso, un peu commère, qui a rapporté l’événement.
Fidel se sert de Lilia (sa maison deviendra une cache d’armes du groupe), mais il
lui propose aussi de l’épouser – « comme ça », dit-elle. La jeune fille, flattée,
accepte. Il aime tout d’elle, dira-t-elle, sauf son bikini un peu trop suggestif.
Mais Guevara et Raúl sont furieux, et le lui font savoir. De fait, Fidel n’a pas un
temps fou à consacrer à sa novia. Et celle-ci se dit que « tous ces hommes vont
mourir » à Cuba. Alors elle se rétracte avant la noce. Peut-être soulagé, le novio
ne cherche pas à la retenir.
Et il rédige son testament. Hormis trois livres et deux montres, il n’a rien. Il
est en espérance d’héritage : son père vient de mourir, le 21 octobre ; mais la
ferme sera pour la Révolution. Non, son testament c’est pour confier Fidelito à
ce couple ami (Orquidia Pino, une chanteuse cubaine, et un ingénieur mexicain),
chez qui l’enfant réside à Mexico. Il ne veut pas que son fils revienne à Mirta et
à sa famille. La mère, pourtant, fera très vite enlever l’enfant, avec une
complicité officielle cubaine, et le ramènera dans l’île…
Tout 1956, Fidel a travaillé à élargir ses alliances. En mai, il rencontre Justo
Carillo (ce haut fonctionnaire d’inspiration orthodoxe qui avait fondé l’un des
premiers groupes d’opposition après le coup de 1952), lequel apporte des fonds.
Puis, en août et octobre, Echeverría, président de la FEU et leader des Étudiants
révolutionnaires, fait le voyage de Mexico pour mettre au point les modalités
d’une alliance tactique. Il s’ensuit une déclaration dite Lettre de Mexico : le M-
26 et le Directoire annoncent unir « leurs efforts pour renverser la tyrannie et
mener à bien la Révolution ».
Les deux mouvements sont pourtant loin d’avoir les mêmes conceptions. Fidel
est hostile au terrorisme ; le Directoire, lui, en a fait l’un de ses modes
opératoires. Ainsi, le 28 octobre, deux membres du Directoire, Carbo et Cubela,
ont-ils tendu une embuscade mortelle au colonel Blanco Río, chef du service
d’Information militaire. Castro déclare : « Je ne condamne pas l’assassinat
politique en tant qu’arme révolutionnaire si les circonstances l’exigent. Mais de
telles entreprises ne peuvent être indiscriminées… Je crois que… l’assassinat
n’était pas justifié car Blanco Río n’était pas un bourreau. » À la suite de
l’attentat, la police allait violer l’extraterritorialité de l’ambassade d’Haïti, refuge
connu d’opposants, et tuer dix d’entre eux.
Lorsque Castro débarquera, le climat à Cuba sera loin, pour Batista, de l’« état
de grâce » des quatre premières années. Plusieurs tentatives ont cependant été
faites, à l’automne, pour persuader Fidel de reporter le débarquement au début
de 1957. Frank País ira ainsi à Mexico lui expliquer que ses cellules ne sont pas
encore assez rodées pour mener le soulèvement de Santiago qui devra
accompagner l’arrivée du Granma. Mais le chef du M-26 est inflexible. Il a
promis : ce sera en 1956. En outre, la police vient de tomber, à Mexico, sur une
cache d’armes, chez Teresa Casuso. L’écrivain a été arrêtée, en compagnie de
Pedro Miret. Les autorités peuvent à tout moment surgir pour confisquer le
navire.
La hâte des expéditionnaires devient frénésie. Fidel n’arrive à Tuxpán que peu
avant l’heure H – trop tard pour contrôler les travaux effectués sur le Granma.
L’embarquement des vivres, des armes et des hommes se fait précipitamment.
On lance les moteurs par une nuit de tempête. C’est le 25 novembre 1956, il est
1 h 30 du matin. Le rafiot embouque le chenal du Tuxpán, tous feux éteints afin
de déjouer la vigilance de la capitainerie.
4
LA SIERRA MAESTRA
(2 décembre 1956-31 décembre 1958)

Nous avons été l’allumette jetée dans un tas de paille.


Fidel Castro, 2 décembre 1961

« Ils étaient quatre-vingt-deux », comme dans les chansons de marins. C’est


quatre fois ce que le Granma peut embarquer ! Ceux qui le rejoignent ne
s’attendaient pas à une partie de plaisir, mais à ce point… L’un des
expéditionnaires s’enquiert de savoir où l’on rejoindra le « vrai bateau » ! Le
temps de la traversée, ce n’est pas Fidel le maître à bord, mais Onelio Pino. Le
commandant est un marin de profession, frère de la chanteuse Orquidia Pino à
qui Fidel a confié son fils. Les autres sont des terriens ; ils sont donc malades
comme des chiens les quatre premiers jours où souffle le vent de nord. Seuls,
assurent les récits, Fidel, Guevara et deux autres vont bien. Le Che note dans ses
Carnets que, dès l’entrée dans le golfe du Mexique, « le navire prit un air
ridicule et tragique. Des hommes, visage angoissé, pressent leur estomac dans la
main, tête dans des seaux ».
De cette équipe, seuls quatre ne sont pas cubains : Guevara, un Italien nommé
Gino Done, un Mexicain et le pilote, un Dominicain surnommé « Pichirilo »,
ancien de Cayo Confite en 1947. L’Argentin aurait bien voulu amener El Patojo,
son ami guatémaltèque, mais Fidel a refusé, arguant que l’expédition ne devait
pas être « une mosaïque de nationalités ». Che en voudra un peu à Fidel, ce dont
témoigne le fait qu’il dédiera à El Patojo l’édition des articles composant ses
Souvenirs de la guerre révolutionnaire.
L’histoire n’a pas retenu les quatre-vingt-deux noms. Certains, comme il est
ordinaire, se comporteront sans gloire. Une vingtaine seront faits prisonniers ;
vingt-quatre mourront peu après l’arrivée ; et vingt-trois seulement poursuivront
le combat avec Fidel. Hormis Miret, détenu au Mexique, et ceux qui travaillent
pour la cause à Cuba (Hart, País), tous les « grands » sont à bord. Guevara, Raúl,
Faustino Pérez et Juan Manuel Márquez sont les lieutenants de Castro. Pas de
femme, cependant, cette fois : les inconvénients de la promiscuité du bord, sans
doute.
Tout se passe mal. Le mauvais temps n’arrange rien. Le Granma, trop chargé,
file à sept nœuds au lieu des dix prévus. On force les machines, mais l’un des
deux moteurs diesel tombe en panne. On répare. Une avarie se déclare, on
embarque. Les pompes marchent mal. Il faut écluser au seau. Lorsque le beau
temps revient, les hommes ont faim ; on constate qu’il n’y a pas assez de vivres
pour un voyage plus long que prévu de moitié.
La route choisie a été de tirer droit vers la pointe du Yucatán, d’amorcer la
traversée du détroit homonyme puis de piquer sud-est, au vent des Caymans
britanniques. Ainsi, même si le Granma est repéré d’avion, sa route n’apparaîtra-
t-elle pas suspecte puisqu’elle est parallèle, à distance, de la côte méridionale de
Cuba. Et, au dernier moment, on mettra le cap au nord-est, vers la pointe
occidentale de la côte de l’Oriente. Mais on a pris deux jours de retard. Aussi
l’insurrection du M-26 à Santiago, prévue pour coïncider avec le débarquement
et le faciliter, démarre-t-elle trop tôt.

Les effectifs mobilisés pour ce soulèvement sont modestes : moins de deux


cents hommes. Mais ils sont très organisés. En uniforme et arborant le brassard
rouge et noir du M-26, ils attaquent la caserne de la police. Mais la partie est trop
forte. Ils laissent sur le terrain, mort, Pepito Tey, adjoint du chef Frank País. Les
rebelles réussissent, en revanche, à investir la police maritime et à y prendre des
armes. Il y aura une douzaine de morts chez les assaillants, la plupart fusillés sur
place. D’autres actions, modestes, ont également lieu à Holguín, Cienfuegos et
Santa Clara, dans le centre et l’est de l’île. Ce soulèvement, qui a tenu les
gouvernementaux trente-six heures en haleine, confirme les virtualités
antibatistiennes de Santiago. Parmi les futurs cadres de la guerre civile, on
trouve ainsi une jeune femme qui a étudié la chimie au Massachusetts Institute
of Technology, Vilma Espín. La future épouse de Raúl est très représentative de
cette bourgeoisie qui dérive vers le castrisme. Batista décrète l’état d’urgence –
sauf pour La Havane, restée calme. Il renforce sa présence militaire dans
l’Oriente où, il le sait d’instinct historique, Castro abordera.
Le Granma est en vue du phare du cap Cruz à la première heure du dimanche
2 décembre 1956. Fidel fait mettre les expéditionnaires en uniforme. Il pressent
qu’il n’y a personne pour l’attendre : Celia Sánchez, qui a mobilisé des camions
le 30 novembre pour conduire les quatre-vingt-deux hommes vers la montagne,
ne peut avoir poursuivi sa veille après que les troupes ont été mises en alerte,
comme il l’entend à la radio du bord.
À 4 h 30 du matin, ce 2 décembre, tout le monde est projeté vers l’avant du
navire. Celui-ci vient de s’immobiliser sur un haut-fond. Fidel redoute un instant
que ce soit un de ces cayos qui ourlent la côte : être « au sec », sans plus pouvoir
avancer ou reculer, serait ridicule. Mais non : trompé par des cartes inexactes,
Pino a conduit le navire à un mille au sud de l’endroit prévu. Au lieu d’aborder
dans une baie sableuse, Las Coloradas, le Granma a fini dans la mangrove de
Los Cayuelos : un marais maritime où, en pleine vase, pousse une forêt basse
aux racines exubérantes. « Un débarquement ? Ce fut un naufrage », commente
le Che, sarcastique à son ordinaire. Il y a deux kilomètres de végétation à
traverser, un homme le vérifie, en cette petite aube, en grimpant sur un
palétuvier. Pas question de se charger de matériel tant, déjà, le « poids de la bête
» enfonce chacun jusqu’à la taille. Sauver les fusils sera déjà un exploit. Il faut
deux heures pour sortir du piège – on imagine dans quel état. Fidel constate que
les quatre-vingt-deux répondent à l’appel : « Une armée d’ombres et de
fantômes… » Le manège a été observé par l’un de ces hommes, nombreux en
Oriente, qui font du charbon de bois : Ángel Pérez est le premier Cubain qu’ils
rencontrent. « N’ayez pas peur, je suis Fidel Castro et nous sommes venus
libérer le peuple cubain », déclare le chef, superbe. Pourtant, des bruits
d’explosion parviennent du large : on tire maintenant, de mer et d’avion, sur le
Granma échoué. L’arrivée du yacht a été signalée par deux navires. La Garde
rurale, sorte de gendarmerie, est alertée. La troupe décampe. Cheminant à
couvert, d’écart en écart, elle échappe aux recherches. La marche vers l’est, la
Sierra, est lente : les hommes sont épuisés par sept jours de mer et les privations.
Pour tromper leur faim, ils sucent des bouts de ces cannes gorgées de sucre que
la plaine de Niquero, où ils ont abordé, porte en abondance. Une erreur a aussi
été commise : les hommes ont reçu en dotation, au petit matin, des bottes
neuves, qui les blessent.
Les soixante premières heures, Fidel suit un rythme « normal » : marche le
jour, repos la nuit. Ici, un paysan indique un point d’eau, là un autre fait un bout
d’escorte. La troisième nuit, le chef décide qu’on ne s’arrêtera pas : on dormira
le jour suivant, car marcher en pleine lumière dans les cannaies d’un des
domaines de Julio Lobo, le « roi du sucre » cubain, est trop risqué. Le camp
s’éveille donc le 5 décembre vers 16 heures. On est en un lieu dénommé Alegría
de Pío, à trente-cinq kilomètres de la mer, au piémont de la Maestra. Les
hommes remettent leurs bottes, après avoir mangé la saucisse en boîte et les
deux crackers auxquels ils ont droit. Montané et le Che sont assis « dos à un
arbre, parlant de leurs enfants ».
Soudain, un « ouragan de balles » s’abat. Bien qu’alerté par une activité
aérienne de pipers passant et repassant dans les environs, les guérilleros novices
et leur chef n’ont pas posté de sentinelles à distance du camp, afin que du temps
soit laissé entre une éventuelle alerte et une attaque. À 16 h 30, écrira Raúl dans
son journal, « l’hécatombe a commencé ». Une centaine de gardes ruraux, armés
de fusils et de mitrailleuses, offrent aux quatre-vingt-deux un rude baptême du
feu. Un petit nombre, nul ne rapporte combien, meurt. Bien que Juan Almeida se
soit exclamé, dit la geste : « Ici, personne ne se rend », il y aura trente
prisonniers, dont la moitié seront exécutés sur-le-champ, tel Márquez, qui fut
représentant du M-26 aux États-Unis, et Nico López, compagnon de la première
heure. Montané, lui, s’en sortira, condamné à une lourde peine de prison.
Guevara est blessé au cou.
Les survivants sont dispersés. Une demi-douzaine de groupes se forment, dont
quatre seulement poursuivront la lutte. Ils vont mettre trois semaines à se réunir.
Fidel se retrouve d’abord seul en compagnie d’Universo Sánchez, responsable
de sa sécurité. Puis Faustino Pérez les rejoint. « À un certain moment, j’ai été
commandant en chef de deux hommes », rappellera le Lider, qui ne déteste pas
la mise en scène. Cette situation durera quinze jours. Un autre sous-groupe de
quatre s’est constitué autour de Guevara avec Almeida et Valdés. Il retrouve
vite, le long de la mer, quatre autres rescapés, sous la conduite d’un homme qui
deviendra célèbre dans cette histoire : Camilo Cienfuegos. C’est un jeune ouvrier
que la police batistienne a, un an plus tôt, blessé lors d’une manifestation ; il
s’est alors exilé, rejoignant Fidel à Mexico. Les huit mangent des petits crabes
crus et boivent de l’eau aspirée dans des creux de rocher grâce à l’inhalateur
anti-asthme de Guevara. Le chef de l’ultime sous-groupe, fort lui aussi de quatre
personnes, c’est Raúl : le jeune Castro affirme ainsi son sens du terrain. Trois
isolés poursuivent, par ailleurs, leur progression.

Batista proclame sa victoire : il y a assez de prisonniers pour accréditer cela.


Rien n’est dit, pourtant, du sort de Fidel, qui restera l’objet de spéculations trois
mois durant. Quant à lui, le chef des rebelles avait informé ses hommes que le
premier QG de la guérilla serait aux Cinq Palmiers, la ferme d’un certain Mongo
Pérez. C’est le frère d’une sorte de bandit d’honneur façon Pancho Villa,
prénommé Crescencio, que Celia Sánchez avait gagné à la cause du M-26. La
ferme est située à une soixantaine de kilomètres d’Alegría de Pío, assez avant
dans la Sierra. Après deux nuits de marche, consécutives à cinq journées
d’immobilité dues à l’activité des patrouilles, Fidel et ses deux compagnons
arrivent dans la montagne. Ce même 12 décembre, ils établissent le contact avec
des fermiers amis. Parmi eux figure un certain Guillermo García – autre recrue
de Celia – que l’épopée retient être « le premier paysan enrôlé dans l’armée
rebelle ». Il en deviendra l’un des quatre grands commandants.
Décembre 1956, cependant, n’est pas le juillet 1953 de la Moncada, car la pâte
humaine a été travaillée. Le M-26 a planté des jalons dans ce micro-monde de la
Sierra Maestra, théâtre de la future guérilla. L’activiste de cette réussite a été
Celia Sánchez. Elle est la fille d’un médecin de l’Oriente qui a exercé son art
dans une de ces raffineries de la plaine où les rebelles viennent de débarquer, y
acquérant un vrai sens social dont ses enfants ont hérité. Lorsqu’elle découvre
Castro, Celia a trente-cinq ans, cinq de plus que lui, et ses énergies sont sous-
employées. Ce bloc de volonté maigre et brun va se consacrer jusqu’à
épuisement à la cause de son grand homme.
La Maestra est un massif de cent cinquante kilomètres de long sur cinquante
de large, parallèle à la côte la plus méridionale de l’île. Il surgit d’une fosse
marine pour culminer à deux mille mètres au pic Turquino. C’est une montagne
percée de vallées étroites et très pentues, revêtue d’une végétation dense où
alternent épineux et feuillus, selon l’exposition aux précipitations intertropicales.
Un lieu hostile. La relative densité de peuplement ne s’y explique que par la
pression démographique sur les terres basses, déjà accaparées par l’agriculture,
ainsi que par une histoire tourmentée, celle des guerres d’indépendance du XIXe
siècle qui ont poussé des familles vers la sécurité de ces écarts. Mais au prix de
la précarité : aucun des naturels n’a de titre de propriété certain. « Où que nous
allions, nous trouvions des paysans en procès », dira Castro. Tous vivent le
dénuement qu’implique l’autarcie. Mais aussi une dépendance vis-à-vis
d’intermédiaires, grossistes venant recueillir les récoltes de café, les sacs de
charbon de bois, du bétail. La vie n’y est possible qu’au prix d’une
transhumance humaine entre la Sierra et les plaines environnantes où pousse la
canne à sucre et où l’on a besoin d’une main-d’œuvre saisonnière pour la récolte.
La guérilla trouve là un petit peuple de prolétaires – avec ce surcroît de fierté
que donne un pan d’indépendance maintenue. Au lieu de se comporter en pays
conquis, comme font les gouvernementaux, les rebelles auront scrupule, chaque
fois que possible, de payer leur nourriture : volailles, œufs, porcs, haricots… La
tentation de se comporter à la hussarde envers les rares beautés locales est aussi
taxée à son prix : une recrue qui, se faisant passer pour le médecin Guevara,
visitait les belles un peu trop avant, sera fusillée. Ainsi la guérilla trouvera-t-elle,
malgré la peur de la répression, une assistance multiforme chez les paysans : le
vivre et le couvert, mais aussi des guides, puis des soldats. Ceux qui ont fait ce
choix seront distingués. La Révolution, en outre, accordera, après la victoire,
tous ses soins au développement de cette région. En attendant, les rebelles se
rendront utiles, aidant par exemple, à leurs moments perdus, à la récolte du café.
Fidel, conduit par Guillermo García, arrive le 16 décembre à la ferme de
Mongo Pérez. Le chef et ses deux compagnons ont mis quinze jours à abattre ces
cent kilomètres, depuis la mer, qu’ils auraient parcourus en deux jours en
camion. Mais les bonnes nouvelles vont désormais pleuvoir. Raúl arrive le 18
avec cinq compagnons. « Combien de fusils as-tu ? », lui demande son frère
après l’abrazo. Lorsque Fidel apprend qu’il en a cinq, il a un mot qui sera
colporté : « Avec les miens ça fait sept, nous avons gagné. » S’il est un trait par
lequel Fidel surpasse les autres, c’est cette capacité à instiller l’optimisme quand
tout semble perdu. Le lendemain, un isolé arrive avec son fusil : Calixto
Moráles, celui qui avait failli être exécuté au Mexique ! Puis, le 21, guidés par
Guillermo García (reparti sitôt Fidel mis à couvert), arrivent six rebelles,
quasiment tout le futur état-major de la Révolution, avec, notamment, Che,
Camilo, Valdés et Almeida. Avant la fin de l’année, la troupe récupérera encore
cinq rescapés du Granma : au total vingt hommes, auxquels s’ajouteront trois
autres en février 1957.

Dans son premier discours de vainqueur à La Havane, le 8 janvier 1959, Fidel


retouchera, à son ordinaire, la vérité. Ils étaient « douze », les premiers
compagnons de la Sierra ! Ce chiffre est au confluent de deux traditions. La plus
certaine est le fait que Céspedes, initiateur en 1868 de la première guerre
d’indépendance contre l’Espagne, avait assuré pouvoir poursuivre le combat
avec seulement douze hommes. La volonté d’établir un parallèle avec le Christ
et ses disciples est également évidente dans l’insistance avec laquelle ce chiffre a
été colporté sans esprit critique.
En toute hypothèse, la petite troupe s’enrichit vite de nouveaux venus
autochtones – petits fermiers sans titre de propriété, journaliers, chefs de
communautés rurales. Les familles de la Sierra sont prolifiques, et certaines
donnent plusieurs des leurs à la guérilla : quatre frères García, par exemple. Mais
il y aura aussi des défections, trahisons, ou abandons qu’explique la difficulté. À
la mi-février de 1957, le groupe ne dépassera pas la vingtaine.
Fidel était d’évidence inquiet de ne pas avoir une arme par homme. García va
donc retourner battre les fourrés autour d’Alegría de Pío pour y retrouver
quelques fusils abandonnés. Cependant, le repas de Noël est allègre, on se régale
d’un porcelet à la broche arrosé de vin. Toutefois, Castro décide de lever le camp
aussitôt pour reprendre la marche vers une partie de la Sierra moins accessible
aux gouvernementaux. Ce même jour, Faustino Pérez, un des bras droits de
Fidel, arrive à La Havane après avoir rencontré Celia à Manzanillo, et Frank País
à Santiago. Faustino sera, un an et demi, le représentant de Fidel dans la capitale.
Sa mission : rappeler constamment à ceux de la lointaine et indolente cité les
besoins de la Sierra en armes, en argent, en matériel.
Il est temps désormais de frapper un coup pour « annuler » Alegría de Pío et
faire connaître que la guérilla vit. La première victoire des rebelles sera, le 17
janvier 1957, la prise de la petite caserne de la Plata, en lisière de la mer des
Caraïbes, au piémont méridional de la Sierra Maestra occidentale. Pas un grand
fait d’armes. Mais un coup psychologique, compte tenu de ce que la survie
même de Fidel est contestée à La Havane. L’attaque, lancée à 2 h 40 du matin,
est menée rondement. Cette fois, Castro a bien préparé l’opération. Se faisant
passer pour le chef d’un commando batistien en quête des rebelles, il extorque
des renseignements au contremaître, ivre, d’un domaine. Puis il le fait fusiller :
la première de ces dizaines d’exécutions sommaires auxquelles procéderont les
rebelles – « traîtres », « espions » ou simples agents de gros propriétaires
brutaux envers les petits paysans…
Vingt-six guérilleros lancent l’attaque contre la douzaine de gardes ruraux de
la Plata. Les maigres effectifs ennemis sont vite mis hors de combat. Les rebelles
n’ont pas une égratignure. Castro inaugure sa méthode consistant à bien traiter
les soldats tombés entre ses mains. Il va jusqu’à les faire soigner lorsque la
trousse du Che rend la chose possible. Les guérilleros s’emparent de neuf fusils
Springfield, d’une mitraillette Thompson et de milliers de cartouches. Leur stock
en est doublé ! Cette première victoire ne sera pas sans conséquence. La plus
immédiate sera une reprise de la traque par les gouvernementaux : des semaines
durant, les fidélistes seront « serrés ». À trois reprises, le groupe sera contraint
de se disperser sous des attaques aériennes. La situation sera rendue plus
précaire par le fait qu’un guide paysan, Eutimio Guerra, a été « retourné » par un
commandant batistien : plus d’une fois, il conduira les gouvernementaux sur les
talons des rebelles. Il aurait même passé une nuit sous la couverture du
commandant, armé d’un pistolet… Démasqué, il sera exécuté.
Une autre conséquence de la Plata est un resserrement du contrôle des
réguliers sur la population. Quiconque est soupçonné d’avoir aidé les rebelles est
torturé pour le renseignement puis exécuté pour l’exemple. Outre l’intimidation,
les batistiens pratiquent l’évacuation de vallées, pour faire de la Sierra un champ
libre pour leurs opérations. Les tentatives de certains gradés de combiner la
répression à une réhabilitation économique des habitants de la zone regroupés à
la périphérie échoueront, faute de recevoir l’appui d’un état-major plutôt borné.
Cette politique des forces armées conduit à des enrôlements chez les castristes :
il devient moins risqué, pour le paysan, de circuler dans la montagne un fusil à la
main que de tomber « innocent » aux mains de soldats exaspérés par leur quête
d’un ennemi insaisissable.

Vers la mi-février 1957, serrés de près et trempés par la pluie tropicale fort
drue en cette saison, la vingtaine de fidélistes rebrousse chemin vers l’ouest, en
direction de Manzanillo. Le 16 après-midi, dans une ferme amie, Fidel confère
avec les deux plus hauts responsables de l’Oriente : País, qu’il n’avait pas revu
depuis Mexico, et Celia, coordinatrice pour la région de Manzanillo, dont il fait
la connaissance. Manzanillo est « la porte » de la Sierra – une cité « de gauche »,
plutôt communiste, mais pas insensible au combat de Castro. Celia devient
responsable de la logistique. Puis arrive, de Santiago, Vilma Espín. Elle n’est pas
de la Direction nationale, mais elle est si active que País a décidé de l’amener.
Elle fait, ce jour, la connaissance de Raúl, qu’elle épousera. Il y a aussi Haydée,
venue de La Havane en compagnie de celui qui sera longtemps son époux,
Armando Hart. Et Faustino Pérez. Fidel formule ce qui serait son mot d’ordre
pour les deux ans à venir : « Tout pour la Sierra » – pour « sa » guérilla.
Le lendemain, 17 février, Castro consacre la matinée à Herbert Matthews. À
cinquante-sept ans, ce journaliste du New York Times est l’un des meilleurs
connaisseurs, aux États-Unis, de l’Amérique latine. Il a entendu parler de «
l’affaire de l’Oriente », et demandé qu’on l’y envoie. Ça tombe bien : le
commandant veut « mettre le paquet » pour percer le mur de silence dont veut
l’entourer Batista… « La situation dangereuse où nous nous trouvions était
évidente, se souviendra Matthews. Tout le matin, nous dûmes chuchoter… si
proches étaient les soldats de Batista. » Matthews ne perçoit pas combien les
forces de Fidel sont dérisoires. Le chef a mis au point un scénario : à l’autre bout
de la clairière, des patrouilles passent et repassent. Fidel parle de ses escouades «
de dix à quarante hommes », dont il ne peut « évidemment » pas révéler le
nombre ! Matthews est conquis : « La personnalité de cet homme est écrasante.
Il est facile de voir pourquoi ses hommes l’adorent et aussi pourquoi il a frappé
l’imagination de la jeunesse dans l’île. C’est un fanatique instruit et dévoué à sa
cause, un idéaliste plein de courage, aux remarquables qualités de chef. » Le
reportage paraîtra en trois volets fin février. L’importance du New York Times
dans une société tournée vers les États-Unis, la présentation flatteuse du «
personnage » : pour Castro, c’est une (r)entrée par la grande porte. Matthews a
dû, par la suite, se défendre d’avoir « lancé » le Cubain : « Nulle publicité…
n’aurait marché si Fidel n’avait pas été l’homme que j’ai décrit. » Le récit, en
tout cas, a un impact en Amérique. Deux années durant, Castro sera le « Robin
des bois romantique » face à l’affreux Batista – en parfait contraste avec le
démon qu’il deviendra après la victoire. Le ministre de la Guerre cubain dit que
l’interview est un faux. Le lendemain, le New York Times publie la photo du
journaliste fumant un tabaco avec Fidel ! Pour démultiplier l’effet escompté de
la publication, le chef de la guérilla écrit le 20 février, sitôt après le départ de
Matthews, un Appel au peuple de Cuba : « C’est de la Sierra Maestra, après
quatre-vingts jours de campagne, que j’écris ce manifeste », commence-t-il
fièrement. Il dresse un premier bilan des faits d’armes de son « détachement »
contre « trois bons milliers d’hommes équipés de tout l’armement moderne ». Sa
modeste victoire de la Plata devient un exploit. Et Fidel d’inviter ses
compatriotes à organiser la « résistance civique » dans toutes les villes.
Un tel mouvement, au demeurant, a déjà pris forme, sous l’impulsion
d’Armando Hart et Faustino Pérez. Ses objectifs sont, d’une part, de collecter
des fonds et, d’autre part, via une section « Action », de saboter les services
publics. Des politiciens classiques, tel Raúl Chibás, ex-secrétaire des orthodoxes,
et des bourgeois insoupçonnables, tel le futur président Dorticós, y adhèrent. Les
temps, décidément, se durcissent. L’existence de la guérilla de Castro conduira
des groupes rivaux à une escalade multiforme en 1957. Leurs actions auront un
fort impact psychologique, mais demeureront sans lendemain faute de relais
politiques. C’est le Directoire, sous Echeverría, qui est en pointe. L’invasion,
début 1957, du campus par la police, au mépris de l’autonomie universitaire,
transformera de nombreux étudiants en révolutionnaires professionnels. Le
recrutement du Directoire est plus bourgeois que celui de Fidel. Sa souche est «
authentique », alors que le M-26 a des racines « orthodoxes ». Une touche
chrétienne n’est pas absente du Directoire – alors que cet élément est insensible
chez les castristes, malgré le poids du baptiste País. Enfin, les amis d’Echeverría
agissent dans les villes, non dans la Sierra.
Des bombes explosent désormais régulièrement à La Havane et à Santiago.
Noël 1956 et le jour de l’an 1957 en sont assombris pour les paisibles citoyens.
Le grand coup du Directoire est frappé le 13 mars 1957. Une centaine de jeunes
gens tentent de s’emparer du palais présidentiel et d’y tuer Batista. C’est un
échec sanglant, Echeverría lui-même y laisse la vie. Son successeur, Faure
Chomón, ne pèsera jamais vraiment face à Castro.
Deux mois et demi plus tard, Prío, de plus en plus inquiet de la surface
politico-militaire acquise par Castro, organise un débarquement, lui aussi dans
l’Oriente. Mais le yacht Corinthia, parti de Miami, est intercepté à son arrivée à
Mayarí, et la quasi-totalité des expéditionnaires est massacrée. Fidel n’est pas
menacé en son état de « combattant suprême » antibatistien.
Bien que le Tropicana, le célèbre night-club de La Havane, bourré de
touristes, ait été une des cibles des bombes de la Saint-Sylvestre, on soupçonne
mal, aux États-Unis, ce qui bouillonne. C’est au contraire la grande mode de
Cuba. Le Hilton sera achevé en avril 1957. Les jeux battent leur plein. La
prostitution fleurit. L’administration Eisenhower accélère ses livraisons d’armes
début 1957. La bourgeoisie d’affaires cubaine fait bloc autour de Batista, «
rempart contre le désordre ».
Mais la répression est-elle bien un rempart, même en se faisant sauvage ?
Début 1957, trente cadavres d’opposants de toute obédience apparaissent,
mutilés, au bord des routes. Le comportement sadique de la police à partir de ce
moment mériterait une étude de cas. Un recrutement médiocre, comme dans tant
de pays sans tradition de service public, n’explique pas tout. Un encadrement
hétéroclite n’arrange certes rien : les chefs incorporés à l’époque du « pacte des
gangsters » ont dû faire du zèle pour poursuivre sous Batista. Il y a, en outre, le
pouvoir corrupteur des jeux, que l’ex-sergent a encouragés comme moyen de «
tenir » et de rémunérer certains de ses gens. La police défend donc le maintien
de privilèges liés à l’état de corruption. Elle le fait avec brutalité, comme qui a
tout à perdre d’un retournement des choses. Ceux de ses membres qui ont
commencé à se comporter durement sont acculés à l’escalade. Beaucoup, dans
les classes moyennes, en sont révulsés. Avocats et médecins sont les premiers
informés des atrocités. En outre, les fils des familles libérales, fer de lance de
l’opposition, sont eux-mêmes victimes des tortionnaires. Le M-26 gagne ici ce
que perd Batista.

Tout l’hiver 1956-1957, l’« armée rebelle », qui soulève tant d’espoirs, est
bien peu de chose. Elle est condamnée à l’errance. On se cache de bosquets en
sous-bois, sous des pluies battantes, avec les batistiens aux trousses. On est
tributaire, pour la nourriture, de paysans effrayés par les représailles. Rien ne
suggère, pourtant, que Fidel ait vacillé. Les photos le montrent immense,
dominant son entourage, fusil au dos, lunettes d’écaille toujours sur le nez afin
de pouvoir viser instantanément. Il est en grande forme. Ses compagnons l’ont
surnommé « el caballo » (le cheval) pour sa robustesse. L’un d’eux dira : « Il
allait si vite dans les marches à travers la montagne que, lorsque nous avions
envie de ralentir, nous le faisions monter à dos de mule… » Un seul problème :
il a de mauvaises dents et il n’y a pas de dentiste dans la Sierra ! Le Che, qui
s’essaie à cette discipline, n’est pas doué.
Peu à peu, cependant, les choses s’organisent. Le 15 mars 1957, les renforts
annoncés le 16 février à la conférence des chefs du M-26 arrivent enfin de
Santiago : cinquante hommes, de quoi tripler les effectifs. Peut-être même y a-t-
il risque de débordement des anciens par les « bleus ». Le chef de la nouvelle
troupe, en toute certitude, ne plaît pas à Fidel. C’est pourtant Jorge Sotus, qui a
conduit, le 30 novembre, l’assaut vainqueur contre la Police maritime de la
capitale de l’Oriente. Mais il arrive paré du titre autodécerné de « capitaine »,
accompagné de cinq « lieutenants » ! Fidel ne peut guère faire la fine bouche ;
ni, face à un corps déjà constitué, imposer une autorité. Il entreprend donc une
réorganisation souple. Il divise la troupe entière en trois patrouilles, commandées
respectivement par Raúl, Almeida et Sotus : ainsi, ce dernier n’est plus le chef de
près des trois quarts des effectifs, mais l’un des trois seconds de Castro.
Cienfuegos reçoit le commandement d’une avant-garde de quatre hommes et une
arrière-garde (trois hommes) est confiée à Efigenio Ameijeiras, un ancien du
Granma. Fidel, lui, marchera à la tête de sa propre patrouille d’une douzaine de
« barbudos », au centre-arrière de la colonne. Il est entouré d’un modeste état-
major comprenant notamment le médecin Guevara. Ce dispositif sera complété
par un organe « politique », où Sotus est isolé parmi huit castristes : outre Fidel
et Raúl, Almeida, Cienfuegos, Guevara et les paysans Ciro Frías, García et
Manuel Fajardo.
Que faire de cette force nouvelle ainsi réorganisée ? Le Che estime qu’il faut
tout de suite l’aguerrir. Il pensait s’emparer d’un camion des forces régulières, ce
qui donne la mesure des ambitions de cette époque ! Pour Fidel, il importe
d’abord que tous se rompent à la Sierra. Ce seront donc des semaines de
marches, avec tirs, franchissements de rivières, etc. La troupe apprend la
montagne pic à pic, vallée par vallée, cahute par cahute. L’ordinaire est maigre :
certains ont un haut-le-cœur quand ils doivent, pour la première fois de leur vie,
manger du cheval ! L’arrivée de journalistes américains – un rite, désormais –
rompt la routine. Pour les besoins d’un tournage de CBS, la colonne fait
l’ascension du Turquin.
Le 28 mai 1957, c’est l’attaque d’une nouvelle caserne, bien plus importante
que La Plata : Uvero, à mi-distance de cap Cruz et de Santiago. L’action est un
succès, mais non sans casse : un cinquième des quatre-vingts attaquants
(auxquels se joint Celia, première femme à combattre) restent sur le terrain, tués
(six) ou blessés (neuf). Mais les pertes en face sont bien plus élevées. La
merveille, pour cette troupe sous-armée, c’est le butin abandonné par les
défenseurs : trois mitrailleuses avec trépied, trois fusils-mitrailleurs, neuf M.1,
dix pistolets automatiques et des caisses de munitions… Les rebelles retournent
galvanisés à leur nid d’aigle.
Dès la fin du printemps 1957, la guérilla a ainsi imposé un statu quo dans le
maquis : elle est bien trop faible pour passer à la bataille frontale mais elle est
devenue trop forte pour qu’on lui cherche noise sans risquer gros. Ainsi a pris
corps ce que la geste a appelé le « territoire libre » : une zone de plusieurs
dizaines puis quelques centaines de kilomètres carrés, où les batistiens ne
s’aventurent guère, ne pratiquant que quelques bombardements aériens. Dans ce
quadrilatère, l’armée rebelle organise un embryon d’État. Les premiers services
sont des écoles rudimentaires et des hôpitaux de campagne. Les maîtres
bénévoles ne manquent pas et de jeunes médecins affluent, qui feront de jolies
carrières dans la Révolution. Au nombre des éléments d’une société implantés
dans la zone, il y a… un aumônier : le père Guillermo Sardiñas – monté « avec
l’autorisation de son évêque ». Castro se fait une spécialité d’être le parrain de
nouveau-nés que baptise le curé. Cela crée des liens avec les familles, qui
deviennent des appuis.
Guevara, qui aspirait à abandonner la trousse au profit du fusil, sera bientôt
élevé, le premier, à la dignité de « commandant », à la tête de quatre-vingts
hommes. Il organisera avec maestria sa zone, la partie orientale de la Sierra
Maestra. Il y installera une armurerie, une boulangerie, une cordonnerie, une
boucherie, un groupe électrogène et même des abris antiaériens. Il est aussi le
premier à vouloir « éduquer les masses », commençant à enseigner lui-même la
lecture aux paysans. Puis il publiera un petit journal ronéoté, Le Cubain libre, où
il développera la question de la réforme agraire.
Face à tant de simple détermination, les batistiens ont le moral en berne. Ils
pratiquent l’encerclement à distance, espérant asphyxier les rebelles ou les
décourager. Le lieutenant Sánchez Mosquera, seigneur de la guerre, cruel et
expérimenté, avec cinquante hommes, revient dans les chroniques des chefs
révolutionnaires comme si lui seul, en un an et demi, avait été à l’offensive !
Quelques désertions commencent dans les forces armées.
Mais c’est alors que tout va plutôt bien pour les rebelles, vers la mi-1957, que
certaines tensions apparaissent : l’omnipotence de Fidel sur un mouvement où,
désormais, chacun prend des risques, n’allait plus de soi. Dès le départ, le M-26
s’est caractérisé par son centralisme « léniniste ». Non que la discussion fût
absente : mais, pour le Lider, la démocratie consiste surtout, selon un mot connu,
à faire voter les autres autant qu’il le faut pour qu’ils se rallient à son point de
vue ! Pour les marxistes, la fin justifie les moyens, mais il est avéré que certains
moyens laissent leur marque par-delà la période d’urgence. Ainsi la « démocratie
castriste » était-elle en germe dans le système mis au point pour la phase de
combat. Le 7 juillet 1957, País fait savoir à Fidel que, en raison de la confusion
régnant au M-26, il a « audacieusement décidé », en liaison avec « Jacinto »
(Hart), de « revoir la totalité des structures ». Que les tâches soient à présent
clairement assignées, et les décisions prises par un organe collégial. À cette fin,
País et Hart ont demandé l’avis et obtenu « l’accord de tous ».
Pour Fidel, c’est un coup d’État ! L’initiative de País met en lumière, et en
cause, un flou qui est bien de Fidel dans l’attribution des responsabilités. Elle
contrevient surtout à la tendance du jefe (chef) à décider de tout. Déjà Franquí,
chargé de la propagande, avait estimé qu’au lieu d’un « caudillo tout-puissant,
sorte de Dieu sur la terre, conquistador ou héros, expression même du passé du
pays », devrait surgir une direction collective, « qui obéisse au peuple au lieu de
lui commander ». Fidel imagine aussitôt une parade à cette fronde : déborder la
Direction nationale du M-26. Pour ce faire, il donne un vif éclat, l’été 1957, à un
voyage dans la Sierra de deux personnalités : Raúl Chibás, ex-secrétaire des
orthodoxes, et Felipe Pazos, ancien directeur de la Banque nationale, homme
honnête et compétent. Le commandant signe avec eux un texte appelant à l’unité
contre la dictature. Dans ce Manifeste de la Sierra (12 juillet), on lit : « Nous
voulons des élections mais à condition qu’elles soient vraiment libres,
démocratiques et impartiales. » À une telle consultation doit présider « un
gouvernement provisoire, neutre », choisi par les « institutions civiques » (ordre
des médecins, barreau, etc.). Et il n’est pas nécessaire, pour sa formation, que «
les partis et institutions se disent révolutionnaires ». Est-on plus bénin !
En proclamant soudain la nécessité de l’unité d’action contre Batista, Fidel
désarme ses lieutenants de la ville : comment ces hommes eux-mêmes, bien
obligés de composer, pourraient-ils contester, au sein du Mouvement, un
leadership de plus en plus reconnu sur le plan national ? Les radicaux de la
montagne sont, quant à eux, stupéfaits. Guevara parle, dans ses Souvenirs, de
Pazos et Chibás comme de deux « personnages de l’âge de pierre » : le plus
radical des hommes de la Sierra n’aime pas les nouveaux amis de Castro. Raúl,
lui, rumine (réflexe premier chez lui !) de fusiller Pazos. Plus tard, Celia Sánchez
expliquera à Matthews, qui s’inquiétait que les promesses de la Sierra eussent
été des tromperies : « Nous ne savions pas, à cette époque, qu’au jour de la
victoire nous et le Mouvement serions si populaires. Nous pensions que nous
devrions former un gouvernement avec des auténticos, des ortodoxos, etc. Au
lieu de quoi nous nous sommes trouvés maîtres de Cuba. » Et de conclure : «
Pourquoi, alors, aurions-nous perdu du temps ? »
La querelle naissante de Fidel avec Frank País se résoudra tragiquement : le «
coordinateur » pour l’Oriente sera tué par la police le 30 juillet 1957. Il avait
vingt-trois ans. Castro suggère que Celia reprenne une partie de ses
responsabilités. En fait, c’est René Latour, dit « Daniel », un des lieutenants de
Sotus durant son séjour dans la Sierra, qui reprend le flambeau. Mais une
nouvelle Direction du mouvement, imposée par Fidel et « la montagne », se
substituera à celle que País avait quasiment imposée.
Toutefois, l’embuscade tendue à País ne résout aucun des problèmes de la
dictature. L’exécution à Santiago de « l’inoubliable » chef du M-26 pour
l’Oriente provoque même des manifestations d’unité comme rarement il y en
avait eu. La ville se mobilise pour les obsèques. Dans la foulée, une grève
générale la paralyse trois jours. D’autres villes s’agitent. Pas La Havane.
Le successeur de País subit à son tour les pressions de Fidel afin que « tous les
fusils, toutes les balles, toutes les ressources [soient] pour la Sierra ». Alors
même que les correspondances de l’époque montrent que des dizaines d’armes,
des milliers de pesos, des dizaines de milliers de munitions montent, le chef se
plaint : « Je refais tous mes calculs, et vois que la plupart de nos armes, celles de
meilleure qualité, sont celles que nous avons prises à l’ennemi. » « Daniel »
réplique : « Nous considérons que la lutte ne doit pas se limiter aux montagnes
mais qu’il faut se battre sur tous les fronts. » Hart lui-même, fort ancien
compagnon de lutte de Fidel, mais qui a toujours travaillé dans « la plaine », en
ville, écrit à Celia : « Si vous estimez que ce travail est inutile, il faut que vous
demandiez à l’actuelle direction de nous transformer en section d’intendance de
la montagne ! » Ceux d’« en-bas », comme on dit, sont d’autant plus amers que
les exigences de Fidel les dénudent face aux ratissages de la police de Batista et
aux irruptions des « Services » à l’heure du laitier.

À l’automne 1957, un événement frappe les esprits : la mutinerie de la grande


base navale de Cienfuegos. Menée par quelques dizaines d’officiers, sous-
officiers et marins, appuyés par environ trois cents civils, la rébellion, d’abord,
réussit. L’envoi de renforts blindés et aériens de La Havane et de Santa Clara
l’abat. La répression sera terrible : sans doute deux cents morts – la plupart,
comme à l’ordinaire, sommairement exécutés par les sbires.
Fidel s’est toujours méfié comme de la peste de tout soulèvement militaire.
D’un bout à l’autre de sa lutte, il aura cette hantise qu’un groupe d’officiers
chasse Batista et s’empare du pouvoir. Passe encore des « gorilles », comme on
dit en Amérique latine, c’est-à-dire des réactionnaires répressifs, car, contre
ceux-là, la mobilisation n’aurait pas de raison de s’effondrer. Mais le plus grave
serait une insurrection d’officiers honnêtes, démocrates, voire progressistes. Car
de tels hommes pourraient, jusqu’à des élections libres, revendiquer cette
légitimité antibatistienne que Castro s’attribue seul. C’est pourquoi certains
Cubains peu méprisables ont soupçonné le chef de la guérilla d’avoir joué un
rôle trouble dans le soulèvement de Cienfuegos. Tel est le cas, par exemple, de
Justo Carillo, à qui Fidel avait, quelques semaines plus tôt, en vain proposé de
faire partie d’un gouvernement provisoire. Plus tard, Carillo fustigera l’attitude
des chefs du M-26 « capables d’envoyer à la mort des centaines d’hommes, afin
d’éviter le triomphe d’une faction différente de la leur ». Nulle preuve n’a été
apportée ; l’honorabilité de son auteur vaut qu’on rapporte l’assertion.
Une autre question prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure que
la lutte se radicalise : que feront les États-Unis ? C’est vers le milieu de 1957
qu’on perçoit une préoccupation à Washington. Jusque-là, les choses étaient
simples : « grand général et grand président », Batista devait être soutenu –
d’autant que son anticommunisme était au-delà de toute espérance. Ainsi, les
visites de délégations militaires américaines à La Havane, corollaires de
livraisons d’armes, se sont-elles succédé de façon quasi indécente début 1957.
Mais l’enracinement des castristes dans la Sierra et le dégoût suscité par la
barbarie de la répression entraînent un réexamen. Un nouvel ambassadeur arrive
l’été, avec consigne d’apparaître un peu plus « neutre » dans le conflit en cours.
Earl Smith s’acquittera de sa mission, suscitant même, à l’occasion d’une visite à
Santiago peu après la mort de País, l’espoir, dans l’opposition, d’un revirement
américain. Mais les pesanteurs ordinaires feront tourner court ces velléités.
Pourtant, la CIA entrera en contact avec des représentants du M-26. Selon Tad
Szulc, cinquante mille dollars seront versés par le vice-consul des États-Unis à
Santiago, Roberts Wiecha, membre de la centrale de renseignement.
L’éventualité d’un réexamen de la position américaine s’oriente, à l’automne
1957, vers la question d’un embargo sur les armes destinées à Batista. Car celui-
ci n’a pas hésité, lors de la répression du soulèvement de Cienfuegos, à utiliser
des stocks destinés à la « défense de l’hémisphère ». Les libéraux, aux États-
Unis, s’indignent. Cette question est centrale pour Castro, il en a déjà parlé à
Matthews en février. Mais le débat démocratique s’éternise à Washington. Il
faudra six mois encore pour qu’il aboutisse.
Vers la fin de 1957, une autre évolution s’esquisse : celle qui conduira le PSP
(communiste) à se rapprocher de Castro. Lionel Martín, toujours anxieux de
prouver l’ancienneté du ralliement du parti, rapporte que c’est en octobre
qu’Ursinio Rojas, vieux dirigeant, est monté en secret à la Sierra pour y
rencontrer le chef rebelle. Divers éléments se sont conjugués pour pousser le
PSP à une révision de sa condamnation, répétée en mars, de « l’aventurisme »
castriste. Le premier est sans doute la pression des Jeunesses, dont plusieurs
membres, Alfredo Guevara, Leonel Soto, Luis Mas Martín, ont connu Castro à
l’université et ne peuvent se méprendre sur sa détermination. Peut-être est-ce
aussi à travers eux qu’a cheminé une problématique nouvelle : celle de la
spécificité des luttes de « libération nationale » – que la conférence de Bandung,
en 1955 (avec les Chinois, mais sans les Russes), a contribué à mettre en avant.
Ainsi Castro ne serait-il pas le champion national de la lutte contre un Batista
dépendant des seuls États-Unis ? Il ne peut pas, enfin, échapper au PSP que
l’entourage de Castro est loin de ne compter que des anticommunistes forcenés.
Sans même parler de Raúl, en principe toujours de la « famille », il y a Guevara,
qui, dans la controverse avec « la plaine », a soutenu : « J’appartiens, de par ma
formation idéologique, à ceux qui croient que la solution des problèmes de ce
monde est derrière ce qu’on appelle le rideau de fer. »
La « question militaire » est également sous-jacente dans le coup d’éclat par
lequel Castro dénonce, fin 1957, un « pacte d’unité » signé à Miami (le 11
novembre) par les représentants en exil de sept organisations politiques, créant
une « Junte de libération de Cuba ». Passe encore, aux yeux de Fidel, que la
famille des orthodoxes, déchirée, depuis six ans, recolle quelques morceaux ;
que le Directoire des étudiants exhibe une branche « ouvrière » dont peu de
Cubains ont eu vent ; que les communistes n’en soient pas – et que la chose ait
même en partie été faite pour cela ; que Prío, enfin, fasse, dans la presse
américaine, figure de héros de l’affaire – imposant son ex-Premier ministre Tony
Varona comme président de ladite Junte. L’inadmissible est que quatre
personnalités aient signé à Miami au nom du M-26 – dont, au premier rang,
Felipe Pazos, l’homme de la fameuse Lettre de la Sierra. Ainsi, l’ex-président de
la Banque centrale a fait un petit voyage dans la montagne puis est allé à Miami
en recueillir les dividendes : l’espoir de la présidence provisoire après Batista.
L’affaire est énorme, vue de la Sierra, et sa dénonciation s’impose. Mais est-ce si
simple ? La signature du pacte a eu du retentissement, en raison notamment de
l’écho donné par la presse américaine, devenue attentive aux affaires de l’île et
chapitrée par les Cubains antibatistiens de Miami. Une pure dénonciation ferait
désordre. Pis : « la plaine », confrontée à la nécessité d’élargir la lutte urbaine
contre Batista, n’a pas vu le Pacte avec la même horreur que « la montagne ».
Ainsi Hart, gros « calibre » du M-26 à La Havane, est-il nuancé à ce sujet.
Fidel choisit pourtant la dureté. Il désavoue le Pacte sur le mode de la dignité
blessée et de l’indignation véhémente : l’œuvre de dirigeants « en train de faire
une révolution imaginaire » alors que ceux « du M-26 font une révolution réelle
». Castro reproche en particulier aux gens de Miami de n’avoir pas inclus dans
leur texte un passage spécifique du Manifeste de la Sierra, « repoussant toute
junte militaire pour gouverner provisoirement la République ». En une clause
secrète spectaculairement révélée par le chef rebelle, le pacte de Miami
prévoyait que « les forces révolutionnaires s’incorporeront aux institutions
armées régulières »… Telle n’est certes pas l’intention de Castro ! Pour lui, les
unités gouvernementales devront être dissoutes et remplacées par celles des
rebelles. Tant de fermeté ravit des hommes comme Guevara qui avaient craint
que leur chef, aux approches de la victoire, ne renoue avec ses racines
bourgeoises – fussent-elles « de gauche ». Le Che confesse, soulagé : « J’ai
pensé des choses que j’ai honte d’avoir pensées. » Ainsi désavouée, la « Junte »
de Miami s’évanouit.
Et, afin que Pazos et ses semblables comprennent qu’ils n’ont rien à espérer,
Fidel annonce qu’il présentera au peuple comme président provisoire de la
République après la victoire « le digne magistrat de la cour de justice d’Oriente,
Manuel Urrutia ». Choix, à vrai dire, stupéfiant. Chibás, pressenti, avait refusé.
Urrutia, à cinquante-huit ans, n’est pas davantage une lumière. C’est seulement
un de ces hommes, pas si rares à Cuba qu’on l’a dit après, qui ont défendu
contre vents et marées l’idéal d’une « justice juste ». Il avait, en juillet 1953,
lancé d’autorité une enquête contre les crimes du colonel Chaviano après
l’attaque de la Moncada. Et, le 11 mai 1957, il avait conclu, contre l’avis de ses
deux collègues, au procès intenté contre la centaine de jeunes gens du
soulèvement du 30 novembre 1956 à Santiago et contre les prisonniers du
Granma, que l’accusation de « rébellion » ne pouvait tenir : l’article 40 de la
Constitution prévoyait le « droit sacré de résistance à l’oppression »… Désigné
ad nutum, et flatté de l’être, Urrutia file se mettre en sécurité hors de l’île : sa
fonction sera d’occuper, le temps nécessaire, une place trop convoitée…
En ce début de 1958, tous les éléments de la victoire du 1er janvier suivant
sont en place. Voici donc une armée rebelle forte de plus de deux cents
membres, motivés, aguerris et désormais, pour la plupart, bien armés. Elle
contrôle près des deux tiers de la côte sud de l’Oriente – un territoire
montagneux de deux mille kilomètres carrés. Cette troupe est là « comme le
poisson dans l’eau », selon les recommandations de Mao – auquel Castro
commence alors à s’intéresser. Si l’un tombe, dix sont prêts à « empoigner son
fusil ». Il n’y a pratiquement plus, à Santiago, parmi les opposants à Batista, que
des « fidélistes ». Si José Bosch, PDG des rhums Bacardi, est désormais partisan
de Castro, ce n’est pas pour les mêmes raisons que les étudiants. Pour ceux-ci,
c’est une question d’idéal ; pour Bosch, c’est la conviction que les affaires
repartiront si Batista s’en va. Julio Lobo, le roi du sucre, paie son tribut au M-26
? Oui, mais c’est parce que, en businessman avisé, il ne veut pas mettre tous ses
œufs dans le même panier. Si tant d’adolescents de toutes conditions sont passés
à la lutte contre la dictature, c’est parce que, dans l’Est plus qu’ailleurs, être
jeune c’est être suspect. Alors autant s’opposer pour de bon. Et lorsqu’un fils est
engagé dans le combat, les familles, même modestes, n’hésitent plus à souscrire
des « bons de la libération », à un dollar pièce, proposés par les activistes –
souvent des femmes – du M-26. Les « professionnels », comme on dit à Cuba
(médecins, avocats, architectes, ingénieurs, cadres), sont ceux qui répondent le
plus volontiers présents à la levée. Certains patrons « castristes » prélèvent
d’ailleurs « l’impôt révolutionnaire » sur les feuilles de paie ! Et des caissiers
proposent ouvertement des bons aux guichets des banques. La vraie difficulté
serait plutôt de maintenir un contrôle strict sur la qualité des nombreux arrivants.
Sur les cadres, à tout le moins, on demeure vigilant. Hart écrit : « Nous devons
surveiller le cœur du mouvement plus que nos propres ennemis. » Et Fidel lui-
même fait cette recommandation : « Un mouvement révolutionnaire ne doit pas
cesser d’épurer ses cadres. »
Castro ne doute certes pas, en ce début de 1958, que la victoire est au bout de
son combat. Son combat ? En effet, en 1957, il a, la plupart du temps, conduit
ses hommes à l’assaut. C’est en février 1958 que son état-major signe une lettre
respectueuse le priant de ne plus être désormais à la tête des troupes : « Au nom
de Cuba, au nom des rêves et des espoirs que vous incarnez aux yeux des
générations d’hier, d’aujourd’hui et de demain. »
Mais il hésite sur la stratégie : se déployer pour éviter de s’enterrer dans une
Sierra désormais sous contrôle ? Ou se renforcer dans l’attente d’une attaque
gouvernementale ? Avec la prudence que les responsabilités ont inculquée à cet
homme impulsif, Fidel choisit de faire un peu les deux.
L’expansion, elle, commence lorsque, le 27 janvier 1958, Raúl est nommé
commandant, avec la responsabilité d’une colonne de soixante hommes chargée
de créer un « second front » à cent cinquante kilomètres au nord-est de ce qui a
été le cœur de la rébellion : cette Sierra de Cristal dont les hauteurs dominent la
ferme natale de Birán. Après une minutieuse préparation, le jeune Castro se met
en route, le 10 mars. Il a emmené avec lui de solides paysans comme Fajardo,
Frías et Ameijeiras. En quelques mois, le petit frère dévoilera ses qualités : esprit
d’initiative, sens de l’organisation. Tout en menant une guerre avec ses hauts et
ses bas, Raúl prend garde de bien jeter les bases d’une organisation
révolutionnaire sur les milliers de kilomètres carrés sous sa « juridiction ». Les
hommes avec qui il travaille deviendront, après la victoire, le cœur de cette
armée qui sera, un demi-siècle durant, son fief. Cependant, deux autres colonnes
reçoivent l’ordre de se porter au-delà du « périmètre sacré » du pied du Turquino
: celle d’Almeida vers Gran Piedra, au nord-est de Santiago, et celle de
Cienfuegos, dans la plaine marécageuse du Canto, au nord de la Maestra.
Fidel est convaincu que Batista ne pourra pas ne pas livrer un suprême
combat. Il constitue donc, à partir d’avril 1958, le cœur de son système en un
repère qu’il veut inexpugnable : son premier QG fixe depuis seize mois. C’est un
risque : à se fortifier, on peut perdre les avantages de la rusticité et de la
mobilité. Fidel prend soin, cependant, d’organiser un territoire assez large pour y
pratiquer le repli en profondeur : appuyé à l’est sur le fortin naturel du pic
Turquin et surveillé par la colonne du Che ; défendu au sud par la configuration
de la côte, où la Sierra plonge dans la mer, sauf aux embouchures de maigres
fleuves côtiers ; et protégé à l’ouest par les premiers contreforts de la Maestra.
Le « territoire libre » est un ovale de cinquante kilomètres de grand diamètre sur
trente, avec ses seules entrées au nord-ouest, vers Manzanillo, et, au nord-est,
vers Bayamo. Une jeep, montée là au printemps 1958, permet à Fidel de ne pas
perdre de temps en inspections des postes et vérifications des travaux.
Dans le canton nord-est de cet espace, en amont du petit fleuve La Plata,
adossé au Turquino, Fidel installe une sorte de donjon : la comandancia, son PC.
C’est un ensemble de bâtiments plats, en bois, étirés en bordure d’une clairière
haut située au bout d’un chemin accessible seulement aux hommes et aux
mulets. La maison de Fidel domine un affreux ravin par où il pourrait s’échapper
par une échelle mobile. Deux pièces composent l’édifice-QG. L’une est un
bureau, surtout utilisé par Celia, élément capital dans cet isolement – montée
définitivement dans la Sierra à l’automne 1957, elle s’y active à ne jamais laisser
péricliter les communications locales, nationales et internationales du
commandement. L’autre pièce est une chambre à coucher, que Fidel partage
avec cette intime collaboratrice.
D’autres bâtiments, également camouflés à l’observation aérienne, servent
d’hôpital, de siège administratif, d’hôtel rudimentaire pour les visiteurs, de
caserne pour les volontaires féminines – auxiliaires pour des besognes telle la
confection des uniformes puis combattantes à part entière. Quelques centaines de
mètres plus haut sont installés le modeste studio et l’antenne de Radio Rebelde.
Celle-ci a commencé d’émettre, faiblement, le 28 février 1958. À partir de mai,
l’installation est renforcée, au point de pouvoir être entendue dans toute l’île.
Elle peut également communiquer avec Caracas, que l’avènement d’un
gouvernement progressiste au début de 1958 a transformé en principal point
d’appui étranger. L’arrivée, le 29 mai, de Carlos Franquí, longtemps délégué du
M-26 aux États-Unis, va faire de Radio Rebelde le plus efficace des instruments
de propagande.
Franquí a débarqué dans la Sierra en avion : on a, en effet, aplani un terrain où
un audacieux pilote, Díaz Lanz, fera des atterrissages au départ du Costa Rica ou
de Miami, apportant des armes et des munitions. Il a aussi emmené dans la
Sierra, en mars 1958, Pedro Miret, le premier conseiller militaire de Fidel, arrêté
fin 1956 au Mexique. À bord du même bimoteur C-47 se trouvait Huber Matos,
un planteur de riz de l’Oriente qui, un an plus tôt, avait monté avec ses camions
les premiers renforts à la Sierra. Matos, qui a établi les contacts de la guérilla
avec José Figueres, le mythique président du Costa Rica (obtenant les premières
livraisons d’armes à grande échelle), reçoit aussitôt de Fidel le commandement
d’une colonne.
Pendant le printemps 1958, Fidel fortifie son camp : terrassement de
tranchées, percement d’abris antiaériens et de souterrains de circulation,
installation de mines télécommandées. « Dans la Sierra, chaque entrée est
comme le défilé des Thermopyles », explique le commandant dans une
interview.

Castro, en ce début de 1958, hésite non seulement sur sa stratégie militaire,


mais aussi sur sa stratégie révolutionnaire. Faustino Pérez, qui depuis un an, au
prix des pires dangers, est la principale autorité civile du M-26 à La Havane,
estime que le mouvement est prêt à frapper un coup décisif. La résistance
civique s’est, en effet, beaucoup renforcée. Les clandestins ont, en particulier,
réussi un coup qui a contribué à faire connaître la révolution des barbudos dans
le monde entier (et, pour la première fois, à l’auteur de ces lignes) :
l’enlèvement, le 23 février, de Juan Manuel Fangio, champion automobile, dans
le hall de son hôtel à La Havane. L’Argentin ne sera relâché que le lendemain,
après le grand prix qu’il devait disputer. L’auteur du séquestre sera retrouvé et
assassiné. Mais l’impact est considérable, notamment en Europe, où l’on ignorait
encore les événements de Cuba.
C’est donc « gonflé à bloc » que Faustino Pérez monte dans la Sierra au début
de mars. Il convainc Fidel qu’a sonné l’heure de cette « grève générale
révolutionnaire » dont le commandant a plusieurs fois dit qu’elle serait
l’estocade finale. Fidel est perplexe. Il ne « sent » pas cet événement à la
préparation duquel il n’aura eu aucune part, et qu’il n’a nul moyen de contrôler.
Pourtant, il donne son feu vert : le 12 mars, il publie un nouveau manifeste de la
Sierra, intitulé Guerre totale contre la tyrannie. « On peut estimer, est-il dit, que
la lutte contre Batista est entrée dans sa dernière phase. Le coup décisif doit être
fondé stratégiquement sur la grève générale révolutionnaire, secondée par
l’action armée. » À partir de début avril 1958, « la circulation est interdite dans
la province d’Oriente. On pourra tirer sans préavis sur tout véhicule de jour ou
de nuit ». Batista ayant annoncé, peu avant, la mobilisation de sept mille
nouveaux soldats (une augmentation de 20 % des forces armées), le manifeste
déclare que « tout citoyen qui s’engagera… passera en conseil de guerre comme
criminel ». Quant aux militaires en activité, ils se voient invités à déserter. Fidel
et Faustino, cosignataires, lancent aussi le mot d’ordre de « grève de l’impôt ».
Le 5 avril, annoncé comme le début de la « guerre totale », est le samedi saint.
On imagine des « Pâques sanglantes » : « Le sang coulera dans les rues », a en
effet assuré Castro. Les envoyés spéciaux affluent, y compris – nouveauté –
d’Europe. Le Monde dépêche son premier reporter à Cuba : Claude Julien, qui
deviendra un observateur régulier de la Révolution. Or, rien ne trouble ce jour de
fête. Partisans et adversaires du régime attendent alors pour le lundi l’ordre de
grève générale. Rien. Même calme le mardi. Et à peine quelques actes de
bravoure le mercredi – dont le sabotage de la distribution de courant dans la
vieille ville. L’ordre de grève générale n’a pas été suivi. Les rares groupes qui
ont tenté d’arrêter le travail ont été pris à partie par des « jaunes » que le
gouvernement a autorisés à s’armer. La police et l’armée lancent la chasse à
l’homme, faisant deux cents morts dans le pays – le plus grand massacre de la
guerre. Batista, le lendemain, annonce que le calme a été rétabli. Il se permet de
plaisanter devant les correspondants : « Je ne sais moi-même qu’il y a une
révolution à Cuba que lorsque je lis les journaux étrangers. » L’échec est patent.
Fidel est hors de lui : cette affaire a affaibli la crédibilité du Mouvement.
Comment cela a-t-il été possible ? « Je suis une merde qui ne peut rien décider »,
écume-t-il. C’est qu’il n’a pas d’autorité sur « la plaine » : « En évoquant mon
“caudillisme”, chacun agit à sa fantaisie », dit-il. Désormais en conflit ouvert
avec son M-26, Fidel va, cette fois, trancher le conflit latent qui l’avait déjà, en
1957, opposé à País. Il va se donner les moyens d’exercer le contrôle politique et
militaire sur toute l’île dans l’optique de l’après-Batista. Il veut avoir sous sa
coupe les personnages clés des villes : les responsables pour La Havane et
Santiago. Le 3 mai 1958, lors d’une réunion de seize heures organisée dans une
ferme de la Sierra, il destitue Faustino Pérez et René Latour, et les remplace par
ses hommes. Il prend aussi en main l’« émigration » : il envoie Haydée aux
États-Unis pour superviser la collecte des fonds et les expéditions d’armes. En
outre, il destitue le responsable du Front ouvrier, David Salvador, un syndicaliste
noir très populaire. Ainsi la grève du printemps 1958 n’a pas visiblement affaibli
le pouvoir de Batista, mais elle a considérablement renforcé celui de Castro.
Lors de la réunion du 3 mai, Guevara, qui n’est pourtant pas membre de la
direction du M-26, est invité à participer : c’est là, note Tad Szulc, « son entrée
formelle dans le cercle suprême des dirigeants révolutionnaires ». Le Che a
nettement exprimé ce qui était en jeu dans cette dramatique session. Il observe
que « les divisions entre la montagne et la plaine étaient sérieuses… Les
camarades du Llano… manifestaient une certaine opposition au caudillo qu’ils
craignaient de percevoir en Fidel, ainsi qu’à une faction militariste qu’ils
voyaient en nous, gens de la Sierra ». Le même 3 mai 1958, Fidel est nommé «
commandant en chef » de toutes les forces armées rebelles – y compris des «
milices urbaines », jusque-là subordonnées à la plaine. Il devient aussi secrétaire
général du M-26.
On peut penser que, à partir de cet événement, Fidel a médité sérieusement sa
stratégie envers les communistes. L’une des raisons majeures de l’échec de la
grève, Faustino Pérez l’a reconnu, était « la mauvaise perception de la question
de l’unité des facteurs [la « langue de bois » pointe !] : il n’y avait ni conviction
ni enthousiasme pour rallier les autres organisations ». Le M-26 a, en fait, «
sacrifié la mobilisation des masses », jugeant les communistes trop peu fiables
pour leur communiquer les consignes du 9 avril. Or, Fidel avait envoyé des
directives pour que nul ne fût laissé à l’écart de la préparation. Castro se prend-il
alors à juger que la précision dans l’action dont on crédite les hommes du PSP
ferait bon effet sur ses sympathisants dont le romantisme s’embarrasse peu d’un
goût pour la planification ? Les contacts entre Fidel et les communistes
deviennent plus denses l’été 1958. Le PSP lui-même a évolué ; il est désormais
demandeur, après avoir longtemps disqualifié l’homme de la Moncada. Mais le
principal élément nouveau est cette disponibilité de Castro à passer du « non-
anticommunisme », qui est sa marque, à une collaboration subtile avec le parti.
À partir de la mi-1958, le PSP aura, et lui seul, deux représentants dans la Sierra
: outre Luis Mas Martín, ami d’université de Fidel, le remarquable Carlos Rafael
Rodríguez.
Cette « montée » tardive des communistes a souvent été mal commentée :
absents dans la maturation de la victoire, ils ont eu une emprise considérable
après celle-ci. Pendant plus de trois mois, de la mi-septembre à la fin de 1958 –
alors que tous les commandants de Fidel, ses compagnons les plus écoutés, sont
au feu loin de la Sierra –, un homme, Rodríguez, est au contact quasi quotidien
du chef. Certes, il a lui-même rappelé que le premier abord avait été froid – en
contraste avec l’accueil « harmonieux » que lui avait, peu auparavant, réservé
Raúl. Il a même dû « faire antichambre ». Mais Rodríguez n’est pas un homme
que l’on peut tenir longtemps en marge : ni son brio intellectuel, ni ses manières
enveloppantes, ni son charme personnel ne sont « résistibles ».
En outre, Fidel, à l’approche pressentie de la victoire, a dû avoir quelques
sueurs froides en songeant à la façon dont il gouvernerait cette chose tout de
même plus complexe qu’une armée en campagne qu’est un pays. Car voici, en
1958, un homme qui n’a connu, outre le bruit et la fureur de la vie étudiante, que
deux années à peine de vie civile et civique « normale ». Il est vrai que la
guérilla est, de longue date, pour un jeune Latino-Américain aux grandes
espérances, une sorte d’École d’administration – à l’atmosphère héroïque, mais
coupée des réalités urbaines. Et la reprise de contact avec le pays profond, celui
des problèmes quotidiens, ne peut être que rude. Aussi peut-on imaginer que le
temps passé par Rodríguez dans la Sierra a été mis à profit par Fidel pour
envisager avec lui des solutions d’avenir… Et ce d’autant que le communiste
avait été, deux ans, ministre sous le « Batista démocrate ». Nul ne pouvait
exciper d’une telle expérience dans l’entourage de Castro – surtout composé,
hormis son frère cadet et Guevara, de paysans courageux et astucieux. Tombant
sur un terrain naguère fertilisé par la lecture des bons auteurs marxistes, bonifié
par le commerce du Che et de Raúl, la graine lâchée par Rodríguez était prête à
la germination… Ainsi lorsque, le 10 octobre 1958, Fidel signe la loi numéro 1,
une réforme agraire, Rodríguez a été consulté. Les communistes, réputés exclus
de tout avant 1959, ont bel et bien eu leur mot à dire dans la Sierra.

Les relations des États-Unis avec Batista, cependant, se détériorent au début


de 1958. Ce revirement de l’administration Eisenhower est influencé par un
autre événement : le renversement, le 23 janvier 1958, du dictateur vénézuelien
Pérez Jiménez par une junte militaire réformiste et démocratique. Le 14 mars,
Washington renonce à faire parvenir à La Havane un lot de deux mille fusils
Garand prêts à être acheminés. C’est bel et bien l’embargo, dont il était question
depuis six mois, et en faveur duquel la presse libérale et l’opposition démocrate
américaines ont milité.
Pour le président cubain, c’est un terrible sixième anniversaire de son coup
d’État. Pour Fidel, la nouvelle est bonne mais, juge-t-il, arrive trop tard pour être
saluée avec transport. L’Amérique latine, elle non plus, ne croit pas au
retournement de l’administration républicaine, comme en témoigne la
désastreuse tournée, au printemps 1958, du vice-président Nixon, conspué dans
plusieurs pays. Au milieu de l’été, Washington devra faire une mise au point
malhabile : les roquettes américaines qui continuent de pleuvoir sur les rebelles
n’ont été livrées que pour remplacer des engins défectueux ! Quant à la mission
militaire américaine à Cuba, elle reste en place.
Pour aider Batista dans cette mauvaise passe, il ne reste, ironie, que le
dictateur dominicain Trujillo, l’ennemi fieffé ! Encouragé par Washington ou
convaincu que Castro serait un mal pire encore, le Benefactor propose à son
homologue cubain des armes et même des soldats. Mû par quelque perception
géopolitique, Israël effectue aussi des livraisons. Et la Grande-Bretagne fournira
des avions. Quant aux États-Unis, en juin 1958, Castro écrit à Celia un célèbre
billet, encore exposé au musée de la Moncada, lequel ôte tout doute sur les
sentiments de Castro à leur encontre, un semestre avant son arrivée au pouvoir :
« En voyant les roquettes que l’ennemi a lancées sur la maison de Marcio [un
paysan de la Sierra], je me suis juré que les Américains paieraient très cher ce
qu’ils sont en train de faire. Quand cette guerre finira commencera pour moi une
guerre beaucoup plus longue et plus violente, celle que je leur ferai. Je me rends
compte que tel sera mon véritable destin. » C’était donc dit !

L’échec de la grève générale d’avril induit Batista à penser que la force de ses
opposants a été exagérée, par sa propre police ou par les journalistes étrangers.
Aussi prépare-t-il avec confiance une grande offensive « F.F. » (fin de Fidel).
Cette « offensive Verano » (d’été), Batista en annonce le lancement le 1er juin.
Dans un livre intitulé Mémoires1, Fidel fait démarrer les choses au 7 avril. Les
barbudos sont à trente contre un : « 354 rebelles contre 10 000 »
gouvernementaux. Ceux-ci sont dirigés par le général Eulogio Cantillo, un
officier réputé fair-play chez les castristes. Mais le chef d’état-major général
Francisco Tabernilla a aussi investi de responsabilités le général Chaviano, le
triste sire de la Moncada !
Le plan des gouvernementaux (autant qu’on puisse le reconstituer en
l’absence d’archives officielles, brûlées dans les premiers heures de 1959) était
d’encercler les rebelles par les voies d’accès nord-ouest (Manzanillo) et nord-est
(Bayamo), puis de resserrer l’étau, avant de prendre à revers le dernier réduit
grâce à des corps débarqués aux embouchures des fleuves, au sud. Des B-26
pilonneraient les objectifs suspects. Des hélicoptères sont engagés pour les
repérages – heureusement pour les rebelles, très peu.
Face à ce déploiement, Fidel décide de regrouper presque toutes ses forces
dans « la forteresse ». Les colonnes 3 d’Almeida et 2 de Cienfuegos sont ainsi
rappelées. Seul Raúl demeure loin, dans la Sierra de Cristal : sa mission est de
fixer une partie des batistiens en défense de Santiago. Fidel entend résister le
plus en avant possible du réduit central, les rebelles ne devant reculer qu’à bon
escient, mais sans risquer de trop lourdes pertes.
Trois semaines après le lancement de l’offensive, la plupart des positions
rebelles extérieures au « sanctuaire » sont tombées. Les fidélistes ne contrôlent
plus qu’une douzaine de kilomètres carrés. De cette position haute, cependant,
ils mitraillent les gouvernementaux accrochés aux pentes. Après une dizaine de
jours indécis, il devient perceptible que les assaillants s’épuisent, loin de leurs
bases, en terrain inconnu. Le 26 juin, les batistiens emportent une ultime
position, le village de Las Vegas. À partir du 29, les rebelles desserrent l’étau.
Au passage, ils encerclent des unités épuisées et parfois affamées, au cœur de la
Sierra. Au nombre des prisonniers figure le très redouté Sánchez Mosquera,
blessé lors d’une des dernières batailles.
Tandis que Fidel soutient l’assaut, Raúl est pilonné par l’aviation. Près de
succomber, il mène, d’autorité, une opération politiquement folle : le 26 juin, il
capture douze ingénieurs américains et canadiens à Moa, à l’extrême est de la
côte nord. Ces hommes participaient à la construction d’une usine pour le
traitement des minerais de nickel et de cobalt dont la zone est riche.
(Démonstration, au passage, que six semaines avant le lancement de la contre-
offensive victorieuse des barbudos, les Américains se croient en sécurité en
Oriente.) Le lendemain, vingt-sept marins des États-Unis qui rentraient en bus à
leur base de Guantanamo après… un pique-nique « à Cuba » sont également
capturés. Huit autres citoyens nord-américains seront encore enlevés. Et Raúl de
prendre contact avec le consulat américain à Santiago. Il lie la libération des
otages à l’arrêt de l’assistance militaire américaine à Batista à partir de
Guantanamo.
Le 7 juillet seulement, déjà engagé dans sa contre-offensive, Fidel se saisit de
l’affaire, qu’il a apprise par les radios. Sa réaction n’est en rien violente. Il
rappelle que « nous ne pratiquons pas le système des otages ». Deux aspects le
préoccupent : la campagne internationale, et surtout l’impression, qui risque de
prévaloir, « qu’une anarchie complète règne au sein de notre armée ». En réalité,
Fidel a compris que son frère a eu désespérément besoin de retrouver une marge
de manœuvre. De fait, les rebelles observent que les raids aériens se sont
interrompus sitôt après la prise des premiers otages. Le commandant en chef
ordonne la libération des Nord-Américains, mais il laisse toute latitude à son
cadet pour la mettre en œuvre. Raúl prend son temps, libérant ses prisonniers par
petits groupes, les civils d’abord. Les six derniers militaires rentrent à
Guantanamo le 18 juillet. Tous ont été si bien traités que certains entament une
louange du castrisme.

Entre-temps, Fidel a entrepris de concasser les bribes d’armée accrochées aux


pentes de la Maestra. Un problème se présente à lui : il ne sait plus quoi faire du
flot croissant des prisonniers. Le 14 juillet, un appel est lancé à la Croix-Rouge,
et quinze ambulances se mettent en route. Les rebelles, eux, n’auront pas un seul
détenu, mais cinquante-sept tués : près de 15 % de leurs effectifs engagés. Et,
parmi eux, cinq officiers, le cinquième de l’encadrement des rebelles : une
proportion qui démontre que les chefs barbus n’étaient pas des planqués. Parmi
les morts figure René Latour. Les gouvernementaux, eux, ont perdu mille
hommes : trois cent cinquante tués, quatre cent cinquante prisonniers, deux cents
blessés – soit aussi 15 % des effectifs. Comme les rebelles remettent, le 12 août,
des prisonniers à la Croix-Rouge, Fidel est invité par le colonel qui surveille
l’opération à… faire un tour en hélicoptère ! Les comandantes sont affolés mais
l’amour de leur chef pour les modernes jouets de guerre sera le plus fort.
Le 20 juillet a été signé, à Caracas, un pacte entre huit organisations
d’opposition – sans les communistes – et le M-26. Fidel est reconnu «
commandant en chef » des forces militaires du « Front révolutionnaire
démocratique » – autant dire de toute l’île rebelle. Le « coordinateur » de ce
nouveau mouvement uni est le bâtonnier de La Havane, José Miró Cardona.
Dernier grand texte avant la victoire, le « Pacte de Caracas » est le plus lénifiant
des documents jamais signés ou cosignés par Fidel : l’absolue priorité du jour est
de ne rien faire qui inquiète les modérés.
Le QG du camp Columbia, quant à lui, annonce, le 6 août, qu’une « grande
offensive a provoqué de nombreuses pertes » chez les rebelles : ainsi s’achève
l’opération « Fin de Fidel ». La radio des insurgés, elle, diffuse un bilan de ce
qui a été, à l’échelle de Cuba, une grande bataille. Violeta Casals, une speakerine
aimée de Castro, s’attardera à décompter les armes abandonnées par les
gouvernementaux – dont trois blindés !
Le 20 août, Fidel invite les militaires « honnêtes » à renverser Batista, faute de
quoi l’armée « se suicidera en tant qu’institution ». En contraste avec la phobie
de Fidel envers toute intervention des casernes dans le champ politique, les
contacts sont tenus durant tout l’automne entre le « commandement en chef » et
de hauts gradés en vue de ralliements d’unités régulières. Pourtant, les
négociations piétinent car les interlocuteurs du M-26 entendent peser sur
l’avenir. Comme chef d’état-major d’une armée « mixte » (rebelles et réguliers),
ils songent au colonel Barquín, enfermé à l’île des Pins depuis le « complot des
purs ». Or le commandant militaire du « Front révolutionnaire démocratique » ne
veut rien concéder.
L’ordre de lancement de l’offensive finale est secrètement lancé le 18 août : «
Mission est donnée au commandant Camilo Cienfuegos de conduire une colonne
rebelle de la Sierra Maestra à la province de Pinar del Rio. » Camilo avait déjà
exploré la plaine au nord de la Maestra. Le choix de cet homme – à la tête de
cent quatre-vingts hommes – s’impose donc à l’heure d’aller porter la guérilla à
l’exact opposé, dans la partie la plus occidentale de Cuba, à cent cinquante
kilomètres au-delà de La Havane. L’avant-veille, pourtant, Castro lui avait passé
un savon : « Comme les autres, tu as une fâcheuse tendance à foutre le bordel et
à nous laisser nous dépatouiller après. Tu n’as même pas pris la peine de
m’envoyer la liste des hommes, des armes et des balles que tu as avec toi… Aie
un peu de bon sens et ne perds jamais de vue que la renommée, les positions
hiérarchiques et le succès gâtent les gens. » Admonestation paternelle à celui qui
sera bientôt considéré comme le prototype du barbudo, le « glorieux
commandant ». En même temps que Cienfuegos, Fidel met en route Guevara. Sa
mission est de conduire ses cent cinquante hommes dans la province de Las
Villas pour « battre sans relâche l’ennemi dans la région centrale et paralyser le
mouvement des troupes » vers l’Oriente.
Fidel dispose d’un millier d’hommes lorsqu’il lance l’offensive finale dans
deux directions : Santiago, objectif ultime de la conquête de l’Oriente ; et La
Havane, assignée pour plus tard aux barbus de Guevara et de Cienfuegos.
Les deux commandants accomplissent en une quarantaine de jours une «
longue marche », qui les amène à traverser plus de la moitié de l’île. Camilo
arrive bon premier au pied des montagnes de l’Escambray. Au sud de la
province centrale de Las Villas, celles-ci sont un bon refuge après une traversée
de plaines sans couverts. L’un et l’autre comandantes avancent au plus près de la
côte sud parce que c’est là qu’ils sont le plus loin de la grande route centrale, axe
de la mobilité batistienne, et aussi parce que les bords de mer sont frangés de
lagunes où, non sans difficultés, ils peuvent échapper, en cheminant de nuit, aux
réguliers. Car l’armée les attend à des points de passage obligés, aux gués de
fleuves grossis, en septembre, par les cyclones de l’hémisphère Nord. Il faut
alors repiquer vers le centre, vers l’amont des cours d’eau, plus près des
concentrations de casquitos (petits casques), comme les rebelles (les « rats » en
langage batistien) nomment les soldats. Ils avancent tantôt à cheval (!), le plus
souvent à pied, parfois à bord de camions réquisitionnés. C’est encore le Che qui
a laissé le récit le plus vivant de cette épopée, avec une touche d’humour rare
chez un révolutionnaire : « La boue et la flotte clapotent à cœur joie », écrit-il. Il
raconte la réquisition d’un boucher comme éclaireur : « Il faut croire que sa
femme avait envie de changer de mari car elle nous a fait une dénonciation de
première ; nous avons donc eu la visite des B-26, avec leur chargement habituel.
» Les deux colonnes ne perdront que neuf hommes.
Le 14 octobre, Guevara observe l’Escambray qui « bleuit l’horizon ». C’est
une forteresse moins formidable que la Maestra mais, au centre de la province de
Las Villas, elle est stratégique car proche de La Havane. Dès son arrivée, le Che
doit y affronter une situation complexe : une demi-douzaine de groupes s’en
disputent l’ascendant. Il y a là, par exemple, sous la direction d’un Espagnol,
Eloy Gutiérrez Menoyo, et d’un Américain, William Morgan, une scission du
Directoire révolutionnaire aidée par l’ex-président Prío. Très anticommuniste, le
« Second front de l’Escambray » est également anticastriste : il a même désarmé
un petit groupe du M-26. Les communistes ont, eux aussi, implanté là, à
l’automne, leur premier maquis : soixante-cinq hommes, sous la direction de
Felix Torres. Celui-ci se met aussitôt aux ordres de Cienfuegos – circonstance
qui a permis de penser que la création tardive de cette guérilla PSP fait partie
d’un pacte Fidel-Rodriguez. Il y a aussi, dans l’Escambray, le véritable
Directoire, sous la conduite de son secrétaire général, Faure Chomón, et de son
adjoint, Rolando Cubela ; ils sont méfiants, mais acceptent tout de même le M-
26.
Fidel envoie ses consignes à Cienfuegos. Il lui recommande d’arrêter sa
progression vers Pinar et de demeurer à Las Villas, aux côtés du Che, car, dit-il,
« la situation politico-révolutionnaire y est compliquée ». « Le Che, poursuit
Fidel, a été envoyé à Las Villas… non, bien sûr, avec la prétention de
commander à quelque autre groupe. Mais si l’on veut l’unité des forces dans
cette province, il est logique que la direction revienne au commandant le plus
ancien, celui qui a montré les plus grandes capacités militaires et d’organisation,
celui qui suscite le plus d’enthousiasme et de confiance dans le peuple… Moi, je
n’accepte aucun autre chef que Che. »
Sur les moyens, Guevara est laissé maître. Castro conseille seulement de « ne
recourir à la force qu’en cas de légitime défense ou si cela devient de stricte
nécessité révolutionnaire… Si l’on doit prendre des mesures draconiennes, il
faut donner un coup décisif, de façon que la question soit résolue une fois pour
toutes ». C’est le conseil de Machiavel au Prince !
Début novembre seulement, Guevara parviendra à un accord global dans
l’Escambray. Pour Castro, l’avoir choisi comme « plénipotentiaire » était un
risque, car sa réputation de marxiste l’avait précédé. Or, le M-26 régional était,
lui, très anticommuniste : « Si le Che veut qu’on l’aide, qu’il le demande par
écrit ; sinon qu’il aille se faire foutre ! » L’Argentin rétorque qu’il y a un «
abîme » entre lui et le M-26, et qu’un jour la Révolution et le Mouvement se
sépareront. Prophète, Guevara est également bon négociateur. Il organise l’unité
tactique pour le combat à venir : couper l’île en deux, entre l’Escambray au sud
et la mer au nord, afin que la « base rebelle » d’Oriente ne soit plus menacée par
les renforts de La Havane.
Cependant, le front d’Oriente est, lui aussi, entré dans une vive activité. Fidel,
d’une part, se met à avancer lentement hors de sa forteresse de la Maestra en
direction de la route centrale Santiago-La Havane. Il entend la couper pour
étouffer la capitale de l’Oriente. Raúl, d’autre part, avec son vif sens militaire,
entreprend, cet automne 1958, de réduire toutes les petites garnisons de
l’extrême est, entre Guantanamo et la baie de Nipe. Enfin, Juan Almeida et
plusieurs colonnes constituées après la bataille de l’été commencent, en octobre,
l’enserrement à moyenne distance de Santiago. L’objectif est de se rendre maître
de la campagne pour faire tomber les villes d’importance intermédiaire de
l’Oriente, avant sa capitale.
Ce plan méthodique était également destiné à paralyser des élections générales
prévues le 3 novembre : pour les rebelles, une « mascarade ». Tout est fait pour
en contrarier le déroulement : interdiction lancée aux Cubains de se déplacer
dans les jours précédents ; menaces de mort à l’endroit des dix mille Cubains
qui, deux mois avant l’effondrement, ont cru bon d’être candidats. Un pâle
politicien, ex-secrétaire de Batista, Rivero Agüero, est élu contre l’orthodoxe
Márquez Sterling et l’inévitable authentique Grau. Moins de la moitié des
citoyens ont voté. Rivero Agüero est censé succéder à Batista à la mi-1959 ;
mais qui va croire à l’effacement volontaire de l’homme dominant Cuba depuis
vingt-cinq ans ?

L’emprise des révolutionnaires, cependant, se consolide. Fin août, Fidel a


ordonné qu’une commission « visite tous les propriétaires d’entreprises sucrières
d’Oriente pour les informer de l’établissement, par disposition de l’armée
rebelle, d’un impôt de quinze centimes par sac de sucre de deux cent cinquante
livres ». L’exécution de cette « obligation de la part du contribuable » donne
droit aux garanties des insurgés ; en cas contraire, des « sanctions » sont
annoncées : cette menace voilée de recommencer la campagne d’incendie des
cannaies de l’année précédente est prise au sérieux, et les caisses des rebelles
s’emplissent. Dès lors, on achète massivement armes et munitions. Une
quinzaine d’avions parviendront ainsi à atterrir dans la zone libérée par Raúl,
plus aisée que la Maestra.
Cependant, Fidel et sa « colonne numéro 1 » avancent vers l’est. À l’approche
d’une victoire qu’il imagine pour le début de 1959, son rôle est désormais celui
d’un chef politique. Pourtant, il ne parvient pas à renoncer à celui de chef de
guerre : le pouvoir repose, en dernière instance, sur les armes.
L’ultime campagne des rebelles comptera deux brillants stratèges : Raúl dans
l’Oriente et Guevara, à la fois commandant visionnaire et capitaine intrépide, en
Las Villas. Cienfuegos, lui, piétinera devant Yaguajay, près de Santa Clara, et
Almeida sera immobilisé par l’encerclement de Santiago.
Quant à Fidel, sa campagne finale est gâchée par la résistance opposée, vingt
jours durant, par une garnison un peu à l’écart de la route centrale : « Ceux de
Maffo, j’en ai vraiment plein le cul, je te jure, écrit-il. Ils auront vraiment du bol
si je ne les fais pas tous fusiller quand ils se rendront. » Il n’en fera rien pourtant,
conformément à sa conduite constante envers les prisonniers. La prise de Guisa,
le 6 décembre, commence l’encerclement de Bayamo dont la caserne, durant les
deux années de la Maestra, a été le pivot des gouvernementaux. Sont emportées,
en deux semaines, Baire, Contramaestra et Jiguani : un large tronçon de la route
centrale est désormais contrôlé par les rebelles. L’étouffement de Santiago se fait
plus précis.
Le 20 décembre, alors que le Che commence sa foudroyante campagne, la
situation apparaît soudain aux anticastristes telle qu’elle est : désespérée. Pour la
première fois, le département d’État US fait parvenir un mémorandum complet
au président Eisenhower sur la situation à Cuba. Elle est grave : 80 % de la
population est contre Batista, et Castro est à la fois très hostile aux États-Unis et
« irresponsable » (rappel des prises d’otages). Le 23 décembre, répondant avec
un an de retard aux suggestions des Bureaux, le chef de l’exécutif ordonne qu’on
cherche une « troisième force ». Washington va, en huit jours, tenter trois
scénarios. On aidera au transport à Cuba de l’ex-Premier ministre de Prío, Tony
Varona. Feu vert sera donné à Justo Carillo, responsable d’un petit mouvement
démocrate-chrétien, « Montecristi », de libérer de l’île des Pins le puro Ramón
Barquín. Et des armes seront envoyées, le 31 décembre, au second front de
l’Escambray.
Les États-Unis n’ont pas su imaginer une politique intermédiaire entre la
grosse cavalerie – l’intervention militaire, comme tant de fois depuis le milieu
du XIXe siècle – et l’improvisation. Non que leurs instances compétentes –
département d’État, CIA – n’aient eu connaissance de la situation. Mais le débat
s’est focalisé sur la question : Fidel est-il communiste ? Oui ! Non ! Oui ! En foi
de quoi Washington a continué de soutenir politiquement Batista tout en lui
retirant l’essentiel de son aide militaire. C’était là cumuler les inconvénients.
Côté batistien, l’effondrement de l’Oriente provoque une réaction classique :
les militaires complotent. Mais un obstacle paralyse les velléités : il se nomme
Batista. Depuis un quart de siècle, il est la référence suprême des casernes. C’est
lui qui a reconstruit l’armée sur son modèle de sergent promu. Tabernilla, son
chef d’état-major à la fin 1958, avait été le premier officier à lui apporter, en
1933, l’allégeance de ses ex-supérieurs : le chief, comme il l’appelle, l’a donc
récompensé. Et le premier des militaires, à son tour, contrôle une camarilla où
ses deux fils sont, respectivement, patron de l’armée de l’air et secrétaire du chef
de l’État…
Le Che prend, les unes après les autres, les villes, petites puis moyennes, qui
forment un cercle autour de Santa Clara, capitale de Las Villas. La population
accueille bien les rebelles. Syndicats et associations s’offrent à collaborer à un
ordre nouveau. Fomento, huit mille habitants, devient ainsi, le 23 décembre, la
première « cité révolutionnaire » de Cuba. Puis, dans les trente-six heures avant
Noël, basculent Placetas, Remedios, Cabaiguán, Guayos, Manicaragua,
Ranchuelo, Cruces. Sancti Spiritus sera la première ville de plus de cent mille
habitants à basculer dans les temps nouveaux.
Le matin de Noël, Santa Clara, sixième ville du pays, défendue par deux mille
cinq cents soldats et policiers, se retrouve encerclée. Batista envoie le seul
renfort terrestre qu’il ait expédié à ses troupes depuis des semaines : un train
blindé, avec trois cent cinquante hommes à bord. Or, celui qui en est le chef, le
colonel Rosell, du Génie, et qui en aurait bien fait l’outil d’une conspiration
contre Batista, s’enfuit soudain sur son yacht vers Miami !
Le train s’installe à la périphérie de Santa Clara. Protégé par une colline
défendue par des soldats, il bat la ligne de communication entre la cité
universitaire, devenue le QG du Che, et le centre-ville où les barbudos se sont
glissés. Mais un détachement rebelle nettoie la colline et attaque le convoi à la
grenade. Celui-ci entreprend de gagner le centre-ville, mais Guevara a fait
arracher vingt mètres de voie, et le train déraille. Un combat s’engage mais, très
vite, les officiers demandent une trêve, puis se rendent. Cinq points d’appui
gouvernementaux au cœur de Santa Clara seront réduits, un à un, les jours
suivants. L’aviation, cependant, mitraille indistinctement des objectifs militaires
et des villes libérées : Batista fait la guerre non plus à une faction mais au
peuple, coupable de le délaisser.
Cependant, en Oriente, la pince se resserre autour de la capitale. Raúl et ses
lieutenants réduisent les dernières garnisons au nord-est. À l’ouest, le 28
décembre, Fidel a la satisfaction de prendre Palma Soriano, dernier verrou avant
Santiago. Huber Matos s’est, trois jours plus tôt, emparé de la station des
véhicules de la police, sur la colline de Boniato, et le drapeau rouge et noir du
M-26 est, dès Noël, visible par les habitants de Santiago.

Dès lors, la politique prend le dessus : Fidel est sollicité pour participer à une
conjuration civique antibatistienne. Il réplique en demandant à rencontrer le seul
général Cantillo. Le commandant de l’Oriente accepte. L’entrevue a lieu le 28
décembre à la sucrerie América, à une cinquantaine de kilomètres en arrière de
Santiago. Le général est venu en hélicoptère, avec un jésuite qui a servi
d’intermédiaire. Fidel a une crainte dont il fait part à Cantillo : que Batista
s’enfuie. Pour le reste, chacun laisse entendre à l’autre ce qu’il a en tête. Cantillo
songe à une junte où il serait avec Castro. Fidel, lui, propose à son interlocuteur
que, à l’issue d’un cessez-le-feu concordé jusqu’au 31 décembre, il fasse passer
la Moncada du côté des rebelles. Il pourrait alors être ministre de la Défense,
suggère l’entourage du révolutionnaire. Le chef militaire laisse alors la Moncada
à son second, le colonel José Rego, et file à La Havane… rendre compte à
Batista.
Le chef de l’État se montre faussement furieux de l’entrevue avec Fidel : ne
l’ignorant pas grâce à ses services, il ne l’a tout de même pas empêchée. Puis il
confie à Cantillo qu’il songe à « quitter le pays ». Il laisse entendre au
commandant de l’Oriente qu’il pourrait être l’homme de la transition, afin
d’éviter un bain de sang comparable à celui qui a suivi la chute de Machado en
1933. Rendez-vous est pris pour le 31 décembre en soirée, trois jours plus tard.
Cantillo câble à Rego d’obtenir de Castro quelques jours de délai. Flairant la
supercherie, Fidel annonce que le 31 décembre, à l’expiration du cessez-le-feu,
ses troupes avanceront pour prendre Santiago.
Cantillo, qui a fait un bref retour en Oriente le 30, repart pour La Havane le
31. Batista lui confirme ses intentions : il s’en ira peu après minuit, le soir même.
Le président convoque les dignitaires pour un réveillon d’apparence innocente à
Columbia. Au menu des quelque soixante invités : poulet-riz, champagne et café
– rapportent John Dorschner et Roberto Fabricio dans Vent de décembre. Les
vœux échangés sont d’évidence moroses. À minuit et demi, Cantillo devient chef
d’état-major général. On tire de son lit le plus vieux juge de la Cour suprême,
Carlos Piedra, et on lui apprend que, aux termes de l’article 149 de la
Constitution, il est président de la République, en raison des démissions du chef
de l’État et du président du Sénat !
A 2 h 30 du matin, deux DC-4 des Aerovias Q, la compagnie privée de
Batista, s’envolent de la piste située dans le camp. L’un part pour Saint-
Domingue avec l’ex-chef de l’État. L’autre file en Floride. Outre la femme et
deux enfants de Batista (les autres sont déjà aux États-Unis) sont à bord le
Premier ministre, le président élu Rivero Agüero, le président du Sénat, le maire
de La Havane et tout le haut état-major. « Un chargement de cadavres vivants »,
écrira plus tard l’un d’entre eux. Batista laisse une déclaration : sa démission
répond à une demande des chefs militaires et à la suggestion de l’Église et
d’hommes d’affaires. D’autres dignitaires et sbires s’enfuiront dans les
premières heures du nouvel an 1959, à bord d’avions et de bateaux – la plupart
vers Key West et Miami. Les plus célèbres sont Rolando Masferrer, ex-patron du
MSR devenu le chef des sinistres « Tigres » de Santiago, et Meyer Lansky, un
truand américain connu comme « le roi des jeux à La Havane ». Trois cents
autres « batistiens » se réfugieront dans des ambassades latino-américaines, dont
Eusebio Mujal, secrétaire, depuis plus de vingt ans, de la Centrale «
gouvernementaliste » des travailleurs cubains. À Saint-Domingue, Batista rejoint
« la plus célèbre réserve zoologique d’autocrates latino-américains » : outre le
maître de maison, Trujillo, il y a aussi là, en transit vers l’Espagne de Franco,
l’Argentin Juan Perón.
La nouvelle de la fuite est tôt connue, le 1er janvier 1959. Dans la capitale, la
police s’éclipse. On pille aussitôt les parcmètres, invention de Batista, et les
machines à sous, autre legs du régime. Les photos en feront le tour du monde.
Mais des militants du M-26, au brassard rouge et noir, prennent possession des
carrefours. Ils s’emparent aussi des stations de radio. Les locaux de journaux et
des villas de dignitaires sont réquisitionnés. Il n’y a pas de vrais débordements.
On ne comptera qu’une douzaine de morts.
À Santiago, la nouvelle de la fuite de Batista déchaîne une explosion de joie :
la rue appartient aussitôt aux sympathisants de Fidel, autant dire, ici, à toute la
population. Mais le commandant en chef, à son QG de la sucrerie América, ne
partage pas cette liesse. Jamais on ne l’a vu aussi blême. Il a reçu
communication, par le colonel Rego, de la Moncada, que le « nouveau chef
d’état-major des armées, le général Cantillo », souhaite « un cessez-le-feu dans
toute la République sous réserve qu’il soit demandé officiellement par
l’honorable président, le docteur Carlos Piedra ». Rego a ajouté de sa main : «
Docteur Castro, bonne année. » Fidel juge que Cantillo a trahi ses engagements :
une combinaison tendant à court-circuiter la Révolution a été ourdie en accord
avec Batista, qui a ainsi pu s’enfuir « avec les millions volés au peuple ». Par la
radio, Fidel appelle alors les Cubains à demeurer « sur le qui-vive » car, « selon
toute apparence, un coup d’État s’est produit dans la capitale ». Il use pour la
première fois de façon publique, ce 1er janvier 1959, de son titre de «
commandant en chef » qui, près d’un demi-siècle durant, va trancher comme une
Durandal la vie publique de l’île – le seul titre qui va compter, le dernier qu’il
abandonnera. Il ordonne : « Nos troupes ne doivent pas cesser le feu… Aucun
pourparler ne sera entrepris, sauf avec les garnisons qui veulent se rendre. La
dictature s’est effondrée mais sa chute n’est pas le triomphe de la Révolution. Un
coup d’État militaire aurait pour seul effet de prolonger la guerre. Non à une
fausse victoire ! Travailleurs, préparez-vous à la grève générale. »

À Cienfuegos et Guevara, Fidel donne l’ordre de se porter toutes affaires


cessantes vers les camps militaires de la capitale : Columbia et la forteresse de
La Cabaña, qui domine l’entrée du port. Il avait précisé au Che que, en
semblable circonstance, il serait « d’importance vitale que la poussée sur La
Havane soit effectuée exclusivement par des forces du M-26 ».
Puis Castro lance un ultimatum à la garnison de Santiago de se rendre avant
18 heures ce 1er janvier, faute de quoi ses troupes entreront dans la ville. Le
dénouement se produit lorsque, en milieu d’après-midi, le colonel Rego rejoint
en jeep Castro au-dessus de Santiago. Il lui apporte un message de Cantillo : «
Informez le docteur Castro que la République n’a personne à sa tête et que nous
attendons qui il désignera pour lui remettre la présidence. » La carrière du juge
Piedra aura duré douze heures !
Quant au « chef d’état-major », il est désormais seul à la tête d’une armée dont
les unités fraternisent avec les rebelles ou se rendent – comme, en tout dernier
lieu, la caserne de Santa Clara. Castro refuse tout contact avec Cantillo, « ce
traître ». Rego propose alors à Fidel qu’un de ses adjoints vienne parler aux
officiers de sa caserne. Raúl est désigné. Sa mission aboutit, la garnison se donne
aux rebelles. Rego est, sur-le-champ, nommé chef d’état-major de « l’armée
mixte ». Dix jours, il cosignera avec Raúl. Puis il sera nommé attaché militaire
au Brésil. Il s’exilera en 1960.
Tandis que Santiago est ainsi ouverte à Castro, Cantillo, conscient d’être
dépassé, fait libérer de l’île des Pins le groupe des officiers du complot des «
purs ». Le jeudi 1er janvier en début de soirée, au camp Columbia, il transmet ses
pouvoirs au colonel Barquín. Celui-ci nomme ses anciens compagnons de
captivité aux principaux postes militaires. Il prend, en en référant à Castro,
quelques décisions en vue de contenir les désordres dans la capitale. Mais celui-
ci, de la capitale de l’Oriente, ignore l’officier. Il lui est seulement signifié
d’avoir à remettre Columbia à Cienfuegos dès que celui-ci s’y présentera.
Barquín n’insiste pas. Il propose même de céder aussitôt le commandement à
Armando Hart, leader national du M-26 (civil !) qui, arrêté en janvier 1958 par la
police batistienne et envoyé à l’île des Pins, a été libéré en même temps que les «
purs ». Barquín avait hérité d’une « armée morte » – un « tas de merde », selon
son propos. Il quittera Cuba dès le printemps. Son second, le commandant
Borbonnet, a en revanche fait carrière dans la Révolution.

L’entrée à Santiago de Castro et de ses barbudos, le 1er janvier à la tombée de


la nuit, est un moment de délire. « Viva Fidel, viva la revolución, viva, viva,
viva… » La caravane des camions, des jeeps, des cars, avec Castro et le colonel
Rego en tête, est accueillie par des cris de joie, des pleurs, des rires. Le futur
président Urrutia, un peu en arrière, en compagnie de sa femme et de son fils, ne
pèse pas lourd : Castro, dès leur première rencontre, le 18 décembre, lui a battu
froid. Fidel, lui, est accueilli, selon un témoin, comme « le Messie à Jérusalem ».
Il lui faut quatre heures pour arriver au parc Céspedes, le cœur de Santiago,
bordé par la cathédrale et l’hôtel de ville. On l’applaudit des rues, des maisons.
Des « batistiens » se sont déjà reconvertis en remparts de la Révolution. Ils ne
seront fusillés que dans quelques jours : « Le problème du moment est de
consolider le pouvoir. »
Castro pénètre dans la mairie, son fusil à lunette sur l’épaule droite. À l’étage,
il salue les membres du Rotary Club, du Lions Club – toute la bourgeoisie de
l’Oriente qui l’a soutenu avec ferveur. Puis, du balcon, à minuit passé, il
s’adresse à la foule. Sa voix, encore mal connue, de semi-fausset surprend dans
un si grand corps. Il délivre le premier de ces longs discours qui allaient, des
décennies durant, être l’élément cardinal de la vie cubaine. « Une révolution
véritable s’est accomplie… Il n’y aura plus de coup d’État… Tous les droits
syndicaux et tous ceux auxquels notre peuple peut prétendre seront rétablis.
Nous n’oublierons pas les paysans de la Sierra Maestra. Dès que j’aurai une
minute de libre, je vais aller voir où nous ferons la première cité scolaire pour
vingt mille enfants. » Fidel annonce aussi qu’il fait de Santiago le siège du
gouvernement : précaution en attendant de savoir comment les choses tournent
dans la capitale.
Les avant-coureurs de Cienfuegos arrivent à La Havane le 2 janvier en fin
d’après-midi. La ville est paralysée par la grève. Les lits des touristes
américains, venus nombreux pour une joyeuse Saint-Sylvestre, ne sont même
pas faits dans les hôtels. Le commandant de la colonne entre dans Columbia vers
18 h 30. Camilo est accueilli par Barquín, qui lui donne l’accolade et lui remet
ses pouvoirs. Le colonel rend aussi compte de l’arrestation, ce même jour, du
général Cantillo ; celui-ci allait faire huit ans de prison avant de s’exiler à
Miami. Arrivé premier du M-26 à La Havane, Cienfuegos deviendra, en
attendant l’arrivée de Fidel une semaine plus tard, la coqueluche de la capitale, «
avec ses allures de Christ en goguette, ses bottes jetées à terre, les pieds sur la
table pour recevoir l’ambassadeur des États-Unis » (Carlos Franquí). Et, bien
sûr, sa « barbe romantique » – car la pilosité fleurie se porte bien en ces premiers
jours de 1959 : de fait, les officiers de l’ancienne armée saluent quiconque
l’arbore ! La barbe entière qui, dans la Sierra Maestra, n’était qu’une évidente
commodité, va devenir l’image de marque de la Révolution cubaine… Seul
parmi les « Grands », Raúl n’arborera pas ce signe (il est des natures plus glabres
que d’autres…) mais il fera, un temps, ostentation d’une queue-de-cheval du
meilleur effet. Discrète, dans ce climat d’euphorie, sera au contraire l’arrivée, la
nuit suivante, du Che dans la capitale. Il a été désigné pour la prise de La
Cabaña, l’autre place militaire de La Havane. Il s’en acquitte sans coup férir.
Malgré sa belle campagne de Las Villas et sa victoire à Santa Clara, est-ce sa
qualité d’étranger ou sa réputation de marxiste, qu’il faut pour l’heure occulter,
qui explique cette discrétion ?
Le 2 janvier au matin, Fidel s’ébranle vers l’ouest. Il emmène avec lui
quatorze tanks de la Moncada et l’hélicoptère Sikorsky. Il n’y aura pas le
moindre combat et les blindés deviendront un élément de la parade des
vainqueurs. Au départ, ceux-ci sont un millier, à qui se sont joints autant de
casquitos batistiens ayant tôt choisi la fraternisation. Chemin faisant, la troupe
s’enrichira de barbes de trois jours et de peaux bien peu tannées.
Sa première brève nuit de vainqueur, Fidel la passe au sanctuaire de la Vierge
de Charité d’El Cobre, au nord de Santiago. C’est là un acte réparateur : la
semaine suivant la grève avortée du 9 avril 1958, des rebelles avaient, en une
mêlée confuse, endommagé l’édifice ; ce vandalisme n’avait pas valu que des
amis à « la cause ». Fidel entend donc démontrer que sa révolution n’a rien
d’antireligieux. Tous les Cubains peuvent d’ailleurs voir, en ces jours où ils font
connaissance avec leur nouveau maître, une croix se balançant à son cou. Plus
tard, le Lider expliquera qu’il n’y attachait aucune signification transcendantale :
elle lui avait été donnée par une jeune Cubaine. L’objet, pourtant, rassure les
inquiets.
La rumeur voulait que Fidel se rue sur la capitale pour prendre possession de
Columbia, siège symbolique du pouvoir. Car l’arrivée de Cienfuegos et de
Guevara n’a pas tout résolu. La grève générale se poursuit. La présence à La
Havane de trente mille policiers et soldats, démoralisés mais non encore
désarmés, face à un maximum de mille cinq cents rebelles – y compris ceux du
second front de l’Escambray et du Directoire – est dangereuse. Mais le
commandant en chef demeure fidèle à une méthode : tenir « le pré carré » plutôt
que courir en terrain peu sûr. Parti de l’Oriente solide, il n’arrivera à La Havane,
dont il fera sa capitale, qu’une fois vérifiée, à travers l’île, la réalité de sa
victoire.
La remontée de la caravane dure une semaine. Une semaine pour parcourir les
mille kilomètres séparant les deux cités maîtresses de Cuba. C’est que, dans
chaque localité de la carretera central, le cortège est arrêté par des foules avides
de connaître le vainqueur et désireuses de voir leur lieu de vie enrichi par une
station, si brève soit-elle, du Lider maximo de la revolución. Mais lorsque Fidel
prend la parole, ça dure ! Plusieurs fois par jour, il relance les grands thèmes de
son discours de Santiago. Celui qui revient avec le plus d’insistance est : « Le
seul vainqueur, c’est le peuple. »
Oriente, Camagüey, Las Villas, Matanzas, La Havane : seule l’extrême
occidentale province de Pinar ne sera pas touchée par la grâce d’une visite
initiale. À Holguín, Jules Dubois, du Chicago Tribune, est le premier étranger à
interviewer Castro. « Êtes-vous communiste ? » : telle est la première question
de l’Américain. « Je n’ai jamais été et ne suis pas communiste » est la réponse.
Mais Fidel ajoute : « Je ne reconnais aucun juge devant lequel un homme ait à
rendre compte de ses idées. » Des nationalisations en vue ? « Il est stupide de
craindre une pareille chose de notre Révolution. » Du ressentiment contre les
États-Unis ? « Soyez sûr que nous serons les amis des États-Unis tant qu’ils nous
seront amicaux. »
Les discours ont lieu de nuit comme de jour. Parfois, Fidel commence à 23
heures et finit à 2 heures du matin. Ce n’est pas trop de dire qu’il n’a pas dormi
depuis 1958 ! Une fois, « il était si fatigué qu’on le vit vaciller devant le micro »,
racontent Dorschner et Fabricio. Le père Guzmán, le jésuite qui lui a servi
d’estafette les jours cruciaux de fin 1958, le retient par le dos de sa ceinture pour
l’aider à garder son équilibre. Essaie-t-il d’éviter Sancti Spiritus ? Les foules le
forcent à y faire un détour. Santa Clara a droit à quatre heures de discours.
Cienfuegos, pour laquelle il fait un long crochet, quatre heures trente. Matanzas,
trois heures trente seulement, mais c’est parce qu’il doit ensuite être interviewé
par la télévision. Et partout, au bord des routes, des femmes s’avancent pour
l’embrasser ; et des hommes aux allures de paysans lui crient « Gracias, Fidel !
Merci, Fidel ! »
L’accueil délirant fait à Castro contraste avec la froideur avec laquelle, le 5
janvier, Manuel Urrutia, président de la République officiellement proclamé le
1er janvier à l’université de Santiago, est reçu à l’aéroport militaire de Columbia.
Peu avant, il a fait connaître son gouvernement. Le choix du Premier ministre a
surpris certains révolutionnaires : Miró Cardona, ex-bâtonnier, est certes un
homme respectable, qui a pris position contre la dictature mais, sous les deux
gouvernements auténticos, il a aussi plaidé des causes peu populaires. Ce choix
avait pourtant sa logique : l’avocat n’avait-il pas, le 20 juillet 1958, été désigné «
coordinateur » du Pacte d’unité signé à Caracas entre les forces hostiles à Batista
? Sa désignation (par Castro ? Urrutia ?) semble n’être qu’une confirmation.
La composition du gouvernement n’a rien pour surprendre : une moitié des
ministres sont des hommes dont les noms disaient déjà quelque chose à la veille
du coup d’État de Batista. Leur hostilité à la dictature les désigne pour une
situation d’unité nationale. En particulier, Roberto Agramonte, candidat
orthodoxe à l’élection de 1952, est aux Affaires étrangères. Rufo López-
Fresquet, Orlando Rodríguez, Manuel Fernández, Elena Mederos : tous ceux-ci,
observe Hugh Thomas, eussent été ministres en 1952, sans le coup d’État.
L’autre moitié du cabinet, c’est la jeune garde castriste. Faustino Pérez reçoit un
portefeuille créé, assure Franquí, sur une de ses intuitions subites : la «
récupération des biens volés ». Manuel Ray – ingénieur, dirigeant du M-26 à La
Havane durant la dernière année terrible de la dictature, auréolé de la gloire de
centaines d’attentats – hérite des Travaux publics : à lui la reconstruction des
ponts, des routes, des chemins de fer… Armando Hart, fidèle entre les fidèles de
Fidel, reçoit, à vingt-huit ans, l’Éducation ; il est le seul dont la présence a été
exigée par Castro. Martínez Sánchez, conseiller juridique de Raúl dans la Sierra
de Cristal, un pur et dur, est à la Défense. Humberto Sorí-Marín, ex-authentique
devenu procureur de la justice de la Sierra Maestra, et rédacteur de la « loi
agraire » du 10 octobre 1958, se voit confier l’Agriculture. Le brillant Enrique
Oltuski, responsable du M-26 pour Las Villas, benjamin du cabinet (vingt-six
ans), officiera à la Communication.

Le 5 janvier, la grève générale a cessé comme avait disparu la menace d’un


retour de flamme batistien. Mais Cienfuegos a proclamé la loi martiale à La
Havane pour faire face à un ennemi inattendu : le Directoire. Entrés, eux aussi,
dans la capitale aux premières heures de 1959, Chomón et Cubela ont aussitôt
occupé l’université. Cela se comprenait, vu l’origine étudiante du mouvement.
Mais ils se sont aussi emparés du palais présidentiel. Non que l’édifice,
discrédité par Batista, signifiât beaucoup pour la conscience civique, mais c’est
là que devait s’installer Urrutia ! Et le Directoire ne manifeste aucune intention
de lâcher cette prise. Car il n’a reçu aucun ministère, alors qu’il estime avoir
davantage contribué à l’affaiblissement de la dictature que certain orthodoxe ou
tel authentique pourvu de maroquin. Cette discrimination, renchérit Cubela, est «
contraire à l’accord unitaire de Caracas ». Les sympathisants du Directoire ont
pris leurs quartiers dans le bureau du second étage et dans l’ex-appartement
privé de Batista au troisième. Une photo fait le tour du monde : elle montre un
jeune rebelle, évidemment barbu, en chapeau de ranger et battle-dress, en train
de téléphoner, un pied négligemment posé sur un portrait gisant de l’ex-première
dame, Marta Batista. Les fidélistes n’auront pourtant pas à recourir à la force : le
Directoire sera réduit par une avalanche de télégrammes et une noria de
personnalités rappelant les dissidents à la nécessaire unité. Ceux-ci rendent le
palais à Urrutia le 5 janvier, en début de soirée ; ils accueillent même le
président avec les honneurs.
Le 8 janvier au matin, parvenu à Cotorro, aux portes de La Havane, Fidel est
rejoint, sur sa jeep, par son fils Fidelito. Le garçon, âgé de dix ans, n’a pas vu
son père depuis les journées fiévreuses des préparatifs du Granma, fin 1956, à
Mexico. Il est, ce jour, revêtu d’un petit treillis du meilleur effet, confectionné
spécialement pour lui. Ainsi entouré, le Lider aborde la capitale en liesse. Ce
nom même, « Castro », que les Cubains entendront désormais à satiété, «
forteresse, acropole, éminence fortifiée », selon les dictionnaires, résonne
comme une promesse : le peuple sera bien protégé.
Pour la majorité des barbudos, c’est leur première visite à La Havane. La
plupart sont, en effet, des paysans des sierras pour lesquels « la ville », c’était
Bayamo ou Santa Clara. La capitale compte, en ce début de 1959, un million
d’habitants. Ceux qui se pressent à attendre le convoi des rebelles au long des
rues sont des centaines de milliers. « Incroyable mêlée », commentera Fidel.
Bloqué par la marée des véhicules venus au-devant de lui, le commandant doit
prendre un hélicoptère jusqu’aux abords du port.
Les cloches sonnent, les usines font retenir leurs sirènes, les navires de guerre
donnent du canon. Fidel gagne le palais présidentiel dans une jeep, inondé de
confettis, salué par une dangereuse fantasia. Urrutia l’attend. On fait une photo
du magistrat quinquagénaire aux éternelles lunettes noires et de l’avocat de
trente-deux ans, quatre mois, trois semaines et six jours, son inséparable fusil à
lunette à l’épaule. Du balcon, le commandant s’adresse à la foule. Il observe
qu’entrer dans cet édifice ne lui a procuré aucune émotion. « L’endroit où
j’aimerais vivre, c’est le pic Turquino », dit-il. Et, aussitôt, il invite la foule qui
agite des milliers de drapeaux à se rendre à Columbia, à l’autre bout de la ville.
Car, dit-il, « maintenant les tanks appartiennent au peuple… nul ne vous tiendra
plus dehors ». Il demande qu’on le laisse rejoindre sa jeep sans qu’il soit besoin
d’une escorte pour lui frayer un chemin. Très peu de Cubains le connaissent
encore, mais beaucoup notent, ce jour-là, comme il est grand. Pas un Hercule, le
visage est un peu mou, mais, en ces heures-ci, il y a en lui du demi-dieu. La
foule s’écarte.
Le soir de ce 8 janvier, Fidel prononce, dans ce saint des saints du pouvoir – la
grande base militaire rebaptisée ce jour-là « Camp de la liberté » –, le dernier
discours de sa parade. C’est aussi la première des centaines de harangues
télévisées qu’il prononcera au fil des lustres. Il promet la fin du culte de la
personnalité. « N’ai-je pas raison, Camilo ? », demande-t-il à Cienfuegos, à sa
gauche. « Tout à fait raison, Fidel », répond, rayonnant, le jeune commandant au
visage christique. Mais « ne croyons pas que tout sera facile ; il est possible que
tout devienne plus difficile ». Castro rassure pourtant : « Je suis certain que nous
ferons la Révolution, que pour la première fois la République sera vraiment libre
et que le peuple aura ce qu’il mérite. » Et une colombe blanche, les actualités
filmées en attestent, vient se poser sur l’épaule droite du commandant, tandis que
deux autres volètent autour de lui. On apprendra, plus tard, que c’est Celia qui,
dans la Sierra, avait élevé ces volatiles. Pour le très catholique, conservateur
Diario de la marina, organe de la vieille Cuba, « c’est là un signe du Seigneur,
qui a envoyé ce symbole d’une paix que nous désirons tous ».
Fidel attaque enfin, avec violence, le Directoire qui a voulu faire bande à part
les jours précédents : « Ces gens qui mettent en danger la paix, la tranquillité, la
joie de millions de mères sont des criminels et des traîtres. » Deux jours plus tôt,
le Directoire a soustrait d’une caserne un petit arsenal : « Pourquoi certains
amassent-ils des armes ? demande le commandant en chef. Pour faire chanter le
président de la République ? Pour menacer le gouvernement ? Ils veulent revenir
à l’époque des pistoleros ? Si ce n’est rien de ça, alors pourquoi ces armes ? » Et
la foule de scander, joyeuse : « Armas para qué ? Armas para qué ? » Pour quoi
faire, des armes ?

__________
1. Ce livre, peut-être destiné à faire « reflotter » le mythe, est paru en France début 2012 chez Michel Lafon. Il s’agit des carnets
(retouchés ?) des neuf derniers mois de la Sierra Maestra jusqu’à l’entrée à La Havane.
5
LA VICTOIRE ET L’éTABLISSEMENT
(1959-1960)

Les décisions révolutionnaires sont par nature éternelles.


Fidel Castro, 17 octobre 1960

Tout événement survenu la nuit de la Saint-Sylvestre a de gros titres le 1er


janvier : la « trêve des confiseurs » ne fait jamais l’affaire des journaux ! La
couverture de la victoire castriste, certes importante en soi, s’est trouvée
magnifiée de cette coïncidence : la fuite de Batista et l’entrée des barbudos à
Santiago le jour du nouvel an. Les manchettes sont pour Cuba. La presse est
enthousiaste, il va de soi que « Batista-le-corrompu », « Batista-le-sanguinaire »
ait été déboulonné par un jeune « avocat héroïque » et ses guérilleros. L’élan
populaire vers les vainqueurs est souligné. On admire cette « révolution idéaliste
et allègre ». On aime aussi que, dans son « puritanisme », elle ait eu pour
première préoccupation de faire fermer les maisons de jeu qui faisaient de La
Havane une « moderne Babylone ». Les anecdotes fourmillent. On raconte ainsi
l’épopée de l’acteur américain Errol Flynn, visage bronzé et mince moustache
noire, qui s’est trouvé dans l’est de Cuba à temps pour, assure-t-il, faire le coup
de feu et, en tout cas, vider quelques bouteilles de whisky en l’honneur de la
victoire.
Les préoccupations affleurent, naturellement. Castro va-t-il défier les États-
Unis ? Procéder à des nationalisations ? On observe la prudente entrée dans le
jeu des communistes. C’est sur le thème de la répression contre les sbires du
régime déchu que s’altère l’idylle entre la Révolution et les États-Unis.
Les fusillades, à vrai dire, ont commencé avant l’entrée de Castro à La
Havane. L’une des premières victimes d’un de ces actes de justice sommaire est
le colonel Cornelio Rojas, chef de la police de Santa Clara : il est exécuté sur-le-
champ le 1er janvier. Dans cet Oriente où les sicaires de la dictature se sont
déchaînés, la répression, avec Raúl aux commandes, sera prompte et dure. Un
journal de Santiago publie les photos de soixante et onze hommes – mouchards,
tortionnaires, policiers, « Tigres » de Masferrer – tout juste exécutés. Ils ont été
alignés par groupes de six devant une tranchée et fauchés à la mitrailleuse ; puis
leurs cadavres seront recouverts de terre par un bulldozer. Nul ne conteste que la
fureur populaire, qui désigne les victimes, s’exerce à bon escient : ainsi de la
mort du chef de la police de Santiago, le colonel Haza, qui avait eu l’impudeur
de paraître au balcon de la mairie le soir du 1er janvier, aux côtés de Castro.
Dans les premières heures, ce sont des cours martiales composées de «
rebelles » qui prononcent les sentences, immédiatement applicables. Puis des
tribunaux spéciaux sont créés : une notabilité du lieu figure parmi les juges ; un
avocat commis d’office peut s’y faire entendre ; la mise en œuvre du jugement
est différée, ce qui permet de rattraper une erreur comparable à celle dont a été
victime le docteur Rafael Escalona, exécuté « par méprise ». La population est
ardente à demander la mise à mort des bourreaux. Fidel a toujours proclamé
qu’il n’y aurait pas de pitié pour eux.
Dans les quelques heures de la victoire, l’hebdomadaire Bohemia lance un
chiffre : la guerre civile a fait vingt mille morts. C’est incontrôlable à ce
moment-là, il y a des préoccupations plus pressantes. On retrouvera, durant les
premières semaines, quelques charniers qui vont confirmer la férocité des
batistiens. Dès lors, vingt mille morts devient le chiffre officiel, incontestable,
sacré. Ces vingt mille, par un glissement ordinaire, sont tous des victimes du
précédent régime : des torturés, des fusillés. Quel historien ira voir de près ?
Núñez Jiménez, dont le En marche avec Fidel est un hymne au héros ? Donc
vingt mille morts ! Face à quoi on ne peut que mettre les éléments fournis par le
colonel Barquín dans son livre Les Luttes de guérilla à Cuba (1975). Pour lui, il
y a eu un peu plus de mille morts – sept cents dans l’opposition et près de quatre
cents chez les batistiens. La plupart seraient tombés dans les combats de la Sierra
ou de l’Escambray, ainsi qu’à la bataille finale de Santa Clara. La répression de
la grève du 9 avril 1958 aurait, à elle seule, coûté la vie à cent cinquante
personnes, et celle de la mutinerie de Cienfuegos, deux cents. Le nombre des
exécutions sommaires, presque toutes le fait des batistiens, serait de près de trois
cents.
L’opinion américaine s’émeut très vite de la répression fidéliste. Des libéraux
authentiques, tel, le 12 janvier, le sénateur démocrate Wayne Morse, s’élèvent
contre ces pratiques sommaires. Les plus hostiles évoquent une « vague de
terreur ». Cienfuegos, lui, estime que deux cents exécutions ont eu lieu en ces
jours de feu. Calmement, il explique qu’il y en aura environ cinq cents. Urrutia
s’inquiète. Le 13 janvier, le président ordonne la suspension de la justice
sommaire. Le lendemain, le Lider maximo, que la presse dit « atteint
d’épuisement nerveux », s’insurge : « Les assassins seront fusillés jusqu’au
dernier. » Et, de fait, les exécutions reprennent. Afin de régulariser la pratique,
un décret est publié, modifiant la Constitution de 1940 qui excluait la peine de
mort. Il devient clair pour tous que le pouvoir a déserté le palais naguère occupé
par Batista. Il est désormais là où se trouve le chef de l’armée rebelle. Celui-ci
ajoute : « Et si nous devons combattre l’opinion internationale, nous y sommes
prêts. » Ce sont évidemment les États-Unis qui sont visés. Les sympathisants de
Fidel appellent pour le 21 janvier à une manifestation monstre « contre
l’insidieuse campagne de l’étranger ». Plus d’un demi-million de Cubains se
rassemblent devant le palais ; ils font un triomphe à Castro lorsque celui-ci
demande s’ils veulent d’autres exécutions…
Le lendemain, en présence de quatre cents journalistes, dont beaucoup
d’étrangers invités par le gouvernement, commence au palais des Sports de La
Havane le procès d’un ancien capitaine de l’armée batistienne, Sosa Blanco.
Dix-huit mille spectateurs crient leur haine d’un homme à qui il est reproché
d’avoir exécuté cent huit personnes. L’avocat de la défense est hué. L’inculpé
lance un mot qui fera fortune : « C’est un spectacle digne de l’ancienne Rome. »
L’intention du régime de juger les criminels « dans la clarté » se retourne contre
lui. Les autres procès auront lieu à Columbia ou à La Cabaña – les enceintes
militaires de La Havane. Commandant celle-ci, Guevara va, sans états d’âme
qu’on sache, faire fusiller une centaine d’hommes, au moins, par son adjoint
Ramiro Valdés, qui commençait ainsi sa terrible carrière. Peut-être parce que lui-
même a connu, jeune, la malemort, l’alacrité qui aura été celle de Guevara à
s’arroger légèrement la vie d’autrui ne sera pourtant jamais portée au débit du «
guérillero héroïque ». Cinq cent cinquante personnes, dira Castro, ont été
exécutées ces semaines-là. D’emblée, il montre ainsi à ceux qui le présentent
comme un « nouveau Christ » que, de ce modèle, il n’a pas retenu, en tout cas, le
sens du pardon.

Il est une autre future constante de la politique fidéliste dont on perçoit les
prémices dès ces premiers jours de 1959 : une hypersensibilité à tout ce qui vient
des États-Unis. Pour tout Cubain un peu radical, il est vrai, le voisin du Nord a
volé la victoire probable des patriotes de 1898 sur l’Espagne et réduit à rien la
révolution antimachadiste de 1933. C’est aussi celui dont le poids dans
l’économie insulaire est trop fort pour n’être pas importun. Plus gravement, c’est
la puissance qui a trop longtemps soutenu Batista.
L’explication habituelle de la dégradation rapide des relations entre la Cuba
de Castro et les États-Unis est l’incapacité de Washington à « comprendre cette
révolution ». Elle est courte. Certes, les Américains n’ont pas tous donné dans la
subtilité : une partie de la presse, en particulier, a véhiculé des opinions
paternalistes – favorables d’abord, hostiles ensuite.
Il est vraisemblable, surtout, que Fidel a vite perçu l’avantage qu’il y a, pour
un régime exposé, à avoir sous la main, prête à être tisonnée, une solide querelle.
L’ambassadeur Earl Smith, vieil ami d’Eisenhower, a déjà démissionné. Il sera
remplacé par un diplomate professionnel, Philip Bonsal – un libéral bien disposé
envers le nouveau régime. Washington, fin janvier, retire sa mission militaire,
vestige d’une époque il est vrai peu glorieuse. Le seul signal négatif qui
parviendra de l’exécutif de Washington durant ces premières semaines sera le
refus de livrer des armes à la Révolution.
Fidel, dès les premiers jours, tient à indiquer un autre de ses centres d’intérêt :
l’Amérique latine. Songe-t-il à relancer l’élan « continentaliste » du Libertador
Bolivar ? Ou cherche-t-il simplement des alliés dans son environnement ? Le 23
janvier, il débarque à Caracas pour le premier anniversaire de la chute de Pérez
Jiménez. Il entend remercier les nouvelles autorités militaires du Venezuela de
l’aide fournie durant les derniers mois de la Sierra. Fidel voit aussi le président
élu, Rómulo Betancourt. Avec ce social-démocrate connu à Mexico, le contact
est sans chaleur. Castro, passé ici étudiant inconnu sur le chemin de Bogota en
1948, est, cette fois, accueilli par une foule en délire. Ce premier contact
électrisant avec le sous-continent est du meilleur augure pour le Cubain.
La situation politique intérieure est étrange en ces premières semaines. Fidel
est à la fois partout et nulle part. Partout : il se multiplie devant mille instances, y
compris bourgeoises (le Lions Club !), pour expliquer sa Révolution, qui sera
progressiste et démocratique. La jeune télévision traque ce personnage fait pour
elle. Et aussi Castro n’est nulle part. Car il n’a pas choisi de bureau : le palais
présidentiel est à Urrutia ; et Columbia, qui lui revient comme commandant en
chef, ne lui plaît pas. Il a choisi un lieu étonnant pour se poser de temps à autre :
le 23e étage de l’hôtel Hilton ! C’est le point culminant de la capitale – en
attendant la construction de la haute tour de l’ambassade soviétique ! Des barbus
aux aguets modifient certes l’atmosphère ouatée de ce qui fut, quelques mois, le
symbole de la présence yankee à Cuba. Et les cuisiniers se cognent parfois, la
nuit surtout, contre le Lider, venu se confectionner un milk-shake !
Castro dirige-t-il déjà dans le détail ? Tad Szulc croit pouvoir baptiser «
gouvernement secret » un « Bureau de planification et coordination » créé dès
les premiers jours. Cette instance est présidée par Núñez Jiménez. Celui-ci a un
peu côtoyé Castro à l’université, où il a étudié l’histoire et la géographie.
Marxiste-léniniste convaincu, il est devenu un des adjoints du Che durant la
campagne de Las Villas. Et, de fait, à ses côtés, travaille… Guevara – fait, le 9
janvier, cubain « par naissance ». On y note la présence régulière de Vilma Espín
et celle, plus occasionnelle, de celui qu’elle vient juste d’épouser, le
commandant militaire de Santiago, Raúl Castro, désigné dès le 21 janvier par
Fidel comme son « successeur ». Pourquoi ? Face aux menaces qui, croit-il déjà,
pèsent sur lui, il veut qu’on sache que d’autres à sa suite seraient « plus radicaux
» que lui-même. La petite équipe s’installe à Tavara, faubourg de Cojimar, juste
à l’est de La Havane. Le choix du site, selon Tad Szulc, est dû au fait que
Guevara peut s’y refaire une santé, après les mois terribles de la Sierra Maestra.
La première tâche à laquelle s’attelle la petite équipe est la mise au point de la
réforme agraire. Significativement, le ministre de l’Agriculture Sorí-Marín est
tenu à l’écart. Ce n’est pourtant pas un tiède : cet avocat, devenu comandante, a
été l’ardent procureur de la « République » rebelle de la Plata. Il est aussi le
rédacteur de la première loi de réforme promulguée dans la Sierra. Et, en janvier,
Sorí-Marín a fait partie du tribunal qui a condamné à mort le batistien Sosa
Blanco. L’homme avait-il déjà donné un de ces signes de faiblesse qui le
conduiront au paredón (poteau) en 1961 ?

Le gouvernement est donc court-circuité. Le premier à s’en apercevoir est le


Premier ministre Miró Cardona. Il démissionne le 13 février – cinq semaines
après son installation. Il le fait en dénonçant, calmement, les « pouvoirs
parallèles » qui s’exercent dans la République. Par qui est-il remplacé ? Par
Fidel. Quelques jours plus tôt, celui-ci a fait savoir à Urrutia qu’il ne refuserait
pas le poste – à condition que les pouvoirs du Premier ministre soient élargis. De
fait, le 7 février, le cabinet du modéré Miró Cardona a entériné cette réforme qui
met fin, discrètement, à la Constitution de 1940. Le pouvoir législatif est
transféré à l’exécutif ! Quant à Urrutia, il ne garde qu’un contreseing sur les «
lois ». En principe, celui-ci lui donne un droit de veto. « Pas trop souvent », a
précisé Fidel.
Le génie de Castro à échafauder des centres de pouvoir sans rapport avec les
institutions se manifestera encore, la même année 1959, lorsque, pour mettre en
œuvre la réforme agraire, on créera un institut ad hoc, l’Inra. Fidel en sera le
président. Des crédits considérables iront à cette instance ; elle sera responsable
de tout ce qui a trait à la campagne – c’est-à-dire à la quasi-totalité de l’île.
Construction de routes, de logements villageois, etc. : son champ d’action va
bien au-delà de la distribution des terres. Puis l’Inra se dotera d’une « section
industrie » ! Tous les ministères seront doublés, au sein de l’Institut, par un
département homologue. Déjà privé de pouvoirs politiques, le gouvernement va
perdre ses responsabilités administratives. Un comble sera atteint lorsque
l’Institut, à l’automne, se dotera d’un instrument militaire : une milice de cent
mille hommes et des unités spéciales, antiaérienne, antitanks, ainsi qu’une école
d’artillerie !
La réforme, évidemment cruciale, des forces armées avance à toute allure. De
nombreux officiers ont été mis à la retraite, remplacés par des membres éminents
de l’armée rebelle. Un service secret, le Dier, ancêtre du fameux G-2, est créé. Il
est confié à Ramiro Valdés, sous la supervision de Raúl. L’ancienne armée sera
ainsi « démontée » en douceur avant la fin de 1959.
Que devient le PSP par ces temps agités ? Il opère un rétablissement discret
mais profond. Le 1er janvier 1959, la plupart des commentaires le présentent
comme « le grand vaincu ». Castro a d’ailleurs exigé que le premier
gouvernement soit « homogène ». Cela exclut le Directoire, mais aussi les
communistes. Le 6 janvier, un décret a « suspendu » tous les partis : le PSP se
voit ainsi qualifié par Cienfuegos de « parti comme les autres ». Mais il fait
reparaître son quotidien Hoy, interdit depuis 1953. Le rédacteur en chef en est
Carlos Rafael Rodríguez. D’emblée, le journal flagorne le vainqueur. Le 11
janvier, le PSP publie ses « thèses sur la situation présente » : un appel à
radicaliser la Révolution. Un antiaméricanisme prudent y transparaît. Cela ne
peut que plaire à Fidel. Le 21 janvier, les communistes sont au premier rang de
la manifestation pour la « justice sommaire » : pour le Lider, une démonstration
que sa popularité politique va au-delà du M-26. Raúl et Guevara présentent au
commandant en chef des hommes d’idées marxistes dont ils ont éprouvé la
loyauté. Núñez Jiménez est l’un d’eux. Le Che nomme plusieurs communistes à
des postes militaires de La Cabaña. Raúl va en pousser dans les services secrets.
Fidel lui-même redécouvre des amis qui, à l’université, militaient dans les
Jeunesses communistes ; il leur confiera des tâches non négligeables, sûr de leur
dévouement, tant le parti doit se faire pardonner.
Dans un article publié le 8 février par Bohemia, Francisco Parès, également
correspondant du Monde, observe que « le PSP est le parti qui surnage ». Avec
une acuité rare, il ajoute : « Le fidélisme de Fidel ne suffira pas à assurer la
survie du fidélisme. » Tout indique que le PSP se partage, ces premières
semaines, entre ceux qui, à l’instar de Rodríguez, appuient inconditionnellement
Castro, et ceux qui, tel Blas Roca, secrétaire du parti depuis un quart de siècle,
souhaitent voir venir. C’est au Ier Congrès du parti depuis la chute de Batista, à
la fin mai, quelques jours après la publication de la réforme agraire, que la
décision sera prise de serrer les rangs derrière Fidel : les hésitants se sont ralliés
aux enthousiastes.
Szulc croit apporter une autre révélation dans son Fidel. Des consultations
entre le vainqueur de Batista et un petit nombre de hauts responsables du PSP
ont commencé « dès les premiers jours » du nouveau régime. Moins de dix
personnes (outre le Lider, le Che, Cienfuegos, Valdés, Raúl pour les castristes ;
et Blas Roca, Rodríguez et Anibal Escalante pour les communistes) étaient dans
la confidence de ces réunions – cachées, donc, au Politburo lui-même ! Ces
discussions auraient permis d’élaborer la démarche au terme de laquelle le vieux
PSP allait se fondre dans un nouveau PC cubain, incluant également les restes du
M-26 désarticulé.
Cette version fait de Castro un parfait machiavélien. Elle a été fournie à
l’Américain par des « vieux communistes » – dont Abraham « Fabio » Grobart,
un émigré polonais arrivé dans l’île au début des années 1920, cofondateur en
1925 du PC cubain et souvent tenu pour le délégué du Komintern pour
l’Amérique latine. Lorsqu’on sait le souci du parti de remonter dans le temps la
date de la « conversion » de Fidel, et celle de son rapprochement avec le grand
homme, on ne peut certes pas prendre l’affirmation de Grobart, même
corroborée par Blas Roca, pour argent comptant.

L’une des tâches de Castro durant ces premiers mois est d’aider à la résolution
des conflits du travail qui, comme toujours en pareille circonstance, ont surgi
nombreux. Lorsque, fréquemment, il est sollicité pour arbitrer, il se montre à la
fois préoccupé que l’incendie ne devienne pas incontrôlable et convaincu que les
travailleurs doivent recevoir des satisfactions afin d’apprécier le nouveau cours
des choses. De janvier à avril 1959, la plupart des conventions collectives de
l’île sont renouvelées. Mais, dès juillet, les demandes d’augmentation de salaires
seront cataloguées « contre-révolutionnaires ». En Oriente, la grande question est
celle de la terre. Des distributions ont lieu sans attendre la loi de réforme.
L’armée rebelle est aussi l’âme d’un renouveau des campagnes, saisies par la
ferveur des barbudos. Partout, on voit des jeunes gens en treillis empiler des
briques pour construire des maisonnettes en dur qui remplaceront les boyos de
paille des guajiros ; des casernes sont réaménagées en écoles ou en pouponnières
; on répare les routes et les ponts. Des médecins se sont lancés dans des
consultations gratuites. La Révolution est une ruche.
Un problème surgit : que faire des casinos ? Ils ont été fermés dans l’élan
moralisateur des débuts : Urrutia, janséniste de tempérament, en a fait un point
axial de son programme. Castro, des plus prudes pourtant, louvoie : des milliers
d’employés, en effet, exigent rudement leur réouverture. À la fureur (contenue)
du président, Fidel se prononce en faveur des travailleurs. Mais les Américains
ont déjà moins le cœur à venir flamber à Cuba… En mars, le gouvernement
prendra « pour un mois » le contrôle technique de la Compagnie des téléphones,
propriété d’une société yankee dite la « pieuvre du Delaware » : ce geste a été
forcé par la nouvelle direction syndicale M-26.
Le vieux Grau, qui a cautionné par son activisme les consultations farcesques
de la dictature, n’est pas inquiété. Il se permet même de réclamer des élections !
Castro réplique qu’elles auront lieu quand la réforme agraire sera achevée. Prío,
lui, qui a aidé tous les opposants à Batista, dont Castro, rentre de Miami ; mais le
vieux renard se tait. Ernest Hemingway, grand amoureux de Cuba où il a ses
aises depuis un quart de siècle, note que, tout compte fait, ces débuts du
castrisme sont un « moment très décent » dans l’histoire de l’île. Le peuple, qui a
toujours aimé rimer son histoire, danse sur un mérengué qui va faire le tour du
monde : « Y en eso llegó Fidel / Se acabó la diversión. » « Alors Fidel est arrivé
et la fiesta s’est terminée » – la fiesta des riches.
Euphorie ? Oui. Le gouvernement, en effet, a pris deux mesures immensément
populaires parmi les citadins aux revenus modestes. Le 26 janvier, il a suspendu
les expulsions de locataires. Et, le 10 mars, il a décrété une baisse de 50 % des
loyers. Euphorie, pas tout à fait pourtant. Dès la fin février, les journaux
dénoncent l’existence d’un maquis anticastriste dans l’Escambray. Et à Miami,
où il s’est réfugié le 1er janvier, Rafael Díaz, ex-beau-frère de Fidel, a fondé « la
Rose blanche », première de ces organisations de l’exil qui donneront du fil à
retordre au Lider.

Avec le printemps, l’agitation bon enfant d’un peuple tout à la joie d’avoir
retrouvé sa liberté fait place à la haute politique. Castro annonce qu’il va se
rendre aux États-Unis. Est-ce là le traditionnel « pèlerinage chez l’Oncle Sam »
de tout nouveau dirigeant latino-américain, anxieux d’être reconnu par la
puissance tutélaire et d’obtenir une aide pour un bon démarrage ? Non ! Fidel est
invité par l’Association américaine des éditeurs de journaux – non par le
gouvernement. C’est son « ami » Jules Dubois, du Chicago Tribune, qui a rendu
l’événement possible. Castro a répondu « oui » au téléphone en trois minutes. Le
succès de cette figure hors pair, dû à la curiosité, est garanti. Mais la question est
: les officiels américains souhaiteront-ils happer Fidel pour un contact direct ?
Des parlementaires libéraux le suggèrent ; le gouvernement d’Eisenhower ne
reprend pas la balle au bond.
Qu’attend Castro de ce voyage ? Ah ! il ne franchira pas le détroit de Floride
en solliciteur : « Nous sommes fiers d’être indépendants et nous n’avons pas
l’intention de demander quoi que ce soit. » Mais son nombreux entourage
(soixante-dix personnes, en deux avions…) est composé surtout d’économistes.
Castro attend-il qu’on lui offre, sans qu’il ait à le demander, des fonds pour
réaliser ses projets révolutionnaires ? Une augmentation du quota annuel de trois
millions de tonnes de sucre acheté à des taux préférentiels ? Ce qu’il demande,
en fait, le 17 avril à Washington, devant un millier de journalistes réunis à
l’Association des éditeurs, c’est « la signature d’un accord commercial équitable
». Il souhaite aussi que l’Amérique encourage l’afflux de touristes et d’hommes
d’affaires.
Fidel voulait-il rassurer l’opinion américaine ? C’est ce qu’il entreprend, en
tout cas, durant son séjour du 16 au 26 avril. Il a même eu l’astuce, très…
américaine d’amener avec lui Fidelito – un geste qu’il ne renouvellera jamais. «
Mon gouvernement n’est pas communiste », répète-t-il à satiété devant le
monotone bombardement de questions concernant son idéologie. « Notre
Révolution est une démocratie humaniste », explique-t-il. Les exécutions
sommaires ? Elles étaient indispensables « pour enseigner aux soldats et
policiers d’aujourd’hui et de demain que l’on ne doit pas torturer ou assassiner ».
L’entourage, composé de modérés connus dans les cercles américains, contribue
à l’idylle. Ces López-Fresquet, Felipe Pazos, Ernesto Betancourt sont au
demeurant enchantés de cette occasion de converser avec un homme
insaisissable, hormis pour de rares intimes. Ils nourriront plus tard leurs
mémoires d’exil de confidences recueillies durant le voyage.
Le public est chaleureux là où un contact peut se nouer. Fidel embrasse des
enfants, signe des autographes. Et parle, et parle… C’est la première fois dans
l’histoire des États-Unis qu’un dirigeant de ce qu’on dénomme peu encore « le
tiers-monde » peut expliquer les problèmes des pays pauvres. La plupart des
journaux, pourtant, restent dans l’expectative. Fidel, il est vrai, n’a pas le style «
maison » : ses développements fleuves lassent… Ici et là, on se demande s’il est
sincère ou s’il cherche à enfumer l’Amérique.
Plusieurs journaux, en outre, rapportent un incident, le 22 mars, au cours
duquel le prestigieux Costa-Ricain José Figueres s’est fait arracher le micro à la
tribune par le syndicaliste fidéliste David Salvador. L’ex-président social-
démocrate avait osé déclarer que, à tout prendre, les Latino-Américains
devraient préférer les États-Unis à l’Union soviétique : « Faux ami et mauvais
révolutionnaire », a tranché Fidel. Mais le congressiste républicain James Fulton
croit, lui, que les États-Unis ont trouvé « un nuevo amigo » !
Le Cubain a été accueilli, à son arrivée à Washington, par le sous-secrétaire
d’État à l’Amérique latine Richard Rubottom, un libéral. C’était la seule
possibilité, « techniquement », puisque Castro n’est pas un invité officiel. Mais
sans doute Fidel trouve-t-il le gibier un peu maigre. Le jour même, il est convié à
un déjeuner « officieux » par Christian Herter, sous-secrétaire d’État, qui fait
office de remplaçant de son supérieur, John Foster Dulles, malade et bientôt
mourant. Parlant devant la commission des Affaires étrangères du Sénat, il nie
que sa Révolution soit « neutraliste » : le traité interaméricain de Rio (Tiar) est
sa Bible. Trois jours plus tard, enfin, le Premier ministre cubain a un entretien
(en « anglais », dira-t-il), trois heures et demie durant, avec Nixon. Eisenhower,
lui, joue au golf !
Le vice-président américain a raconté dans son livre Six Crises l’impression
détestable que lui a faite Fidel, « incroyablement naïf sur le sujet du
communisme, ou bien alors à la botte ». Mais il a aussi noté la vitalité de cet
homme, « intelligent, perspicace, éloquent par moments ». Bref, « pour le
meilleur et pour le pire, un meneur d’hommes ». Conclusion : Nixon va talonner
toutes les instances en vue de préparer le renversement du Lider ! Castro, lui,
dira que les choses se sont plutôt bien passées et que Nixon ne lui a pas posé de
questions « impertinentes ». Incompréhension totale !
Fidel se détend aussi, visitant la maison de Washington à Mount Vernon,
s’échappant un soir pour aller dîner dans un restaurant chinois et discuter avec
des étudiants. Après cinq jours à Washington, il visite New York ; dans Central
Park, il s’adresse à une petite foule de Latino-Américains.

Cependant, La Havane a négocié les détails d’une visite, autant dire dans la
foulée, en Amérique latine. Car l’entourage de Fidel, Raúl en premier lieu, a été
préoccupé de l’impression par trop complaisante envers les États-Unis laissée
par la visite du chef de la Révolution cubaine. Les modérés, dont Ernesto
Betancourt, ont rapporté des conversations téléphoniques nerveuses. Lors d’une
escale à Houston, le 27 avril, Fidel est rejoint par Raúl. Il a avec lui, dans un
grand hôtel puis une salle de l’aéroport texan, des échanges que Brian Latell, ex-
officier de la CIA et auteur du livre Raúl Castro, l’après Fidel, croit avoir été
d’une exceptionnelle vivacité. Le jeune frère veut faire admettre à son aîné qu’il
se doit d’être à La Havane pour le 1er mai, date idoine pour le lancement de
réformes qui n’ont déjà que trop traîné, alors que se manifeste dans l’île une
poussée droitière. De son côté, Fidel pourrait avoir intimé à Raúl de faire mettre
une sourdine aux actions opérées à partir de Cuba par des révolutionnaires
panaméens, dominicains, haïtiens et nicaraguayens – ce dont bruissent les
chancelleries. Il se peut aussi qu’il lui ait reproché d’afficher trop tôt son «
marxisme »…
En Amérique du Sud, Fidel est accueilli chaleureusement. À Rio, il annonce
que Cuba aidera les exilés à combattre les dictatures. À Buenos Aires, il
participe à une réunion du « Comité des 21 », avatar économique de
l’Organisation des États américains où Latinos et Gringos réfléchissent à un plan
d’aide du Nord au Sud. Le 2 mai, en treillis comme à son ordinaire, il lance une
« bombe » : Washington a le devoir, dans les dix prochaines années, de fournir
trente milliards de dollars à l’Amérique latine pour l’aider à sortir de son sous-
développement, cause de son instabilité politique. Les officiels de Washington se
pincent. La presse conservatrice pouffe : trente milliards, le plan Marshall d’aide
à l’Europe en 1947 n’a pas, lui-même, dépassé les treize milliards ! Mais les
Latinos applaudissent.
Fidel rentre enfin à Cuba pour donner les vrais trois coups de la Révolution.
Le gouvernement se voit proposer le projet de réforme agraire élaboré par le
Bureau de planification. Le Lider déclare que le texte est à prendre ou à laisser.
On peut débattre si cette réforme, promulguée le 17 mai dans un village proche
de l’ancien QG de La Plata, est, ou non, plus draconienne que ce qui avait été dit
d’abord. L’expropriation des domaines de plus de quatre cents hectares, voilà
qui n’est pas très radical. Mais, gauchissement volontaire ou raidissement
provoqué par les oppositions qui se déclarent aussitôt, le texte va connaître une
application très dure. Sur le moment, on observe surtout que les plantations
étrangères (c’est-à-dire américaines, dont la United Fruit) sont touchées ; que
l’accent est mis bien davantage sur la formule coopérative que sur la
redistribution ; que l’indemnisation des expropriés se fera en bons remboursables
en vingt ans ; et que la gestion du processus est confiée à un organisme doté de
pouvoirs considérables, l’Inra. Sur le terrain, on note la toute-puissance de
l’armée rebelle : les tribunaux sont exclus de la détermination des
compensations. Face aux pressions, Castro s’arc-boute (la très rare, étonnante,
algarade de Raúl à Houston aurait-elle agi tel un électrochoc ?) : « Aucune
modification au projet ne sera apportée. » Un été inquiet s’annonce. La fort
conservatrice Association des éleveurs s’insurge contre un projet « plus radical
que celui du PSP ». L’archevêque Mgr Pérez Serántes qualifie le texte de «
procommuniste ». L’ambassadeur américain reconnaît le bon droit de la réforme,
mais exige de « rapides, adéquates et effectives indemnisations ».
Le 12 juin a lieu un dramatique conseil de cabinet. Cinq ministres opposés aux
termes de la réforme agraire sont remplacés par des radicaux. Ce n’est certes pas
la première crise politique de la Révolution. Après la démission du Premier
ministre Miró Cardona, advenue en pleine phase « d’illusion lyrique », la
ministre des Affaires sociales, Elena Mederos, seule femme du gouvernement,
s’était insurgée, un mois plus tard contre la décision de rejuger quarante-quatre
aviateurs « criminels » de la guerre contre les castristes et innocentés par un
tribunal spécial de Santiago. Relançant lui-même le procès, Castro avait alors
déclaré : « La justice révolutionnaire n’est pas fondée sur les préceptes légaux
mais sur une conviction morale », et les inculpés avaient été rejugés et
condamnés. Fidel avait alors déployé tout son charme pour retenir Elena
Mederos. Le 12 juin, il la laisse partir. Le ministre de l’Agriculture Sorí-Marín,
ridiculisé par une réforme agraire bâtie à son insu, s’éloigne aussi. Il est
remplacé par Pedro Miret, l’aide de camp de Fidel. Le véhément Raúl Roa,
ambassadeur cubain auprès de l’OEA (Organisation des États américains),
naguère contempteur de Fidel, succède aux Affaires étrangères à Roberto
Agramonte. Le ministre de l’Intérieur, Orlando Rodríguez, ex-directeur de La
Calle qui avait accueilli des articles de Fidel à sa sortie de la prison en 1955, est
remplacé par José « Pepín » Naranjo, un ancien du Directoire étudiant. Enfin, le
ministre de la Justice, Ángel Fernández, voit arriver à son poste un homme qui
n’a pas les mêmes états d’âme que lui : Alfredo Yabúr.
Des bombes éclatent à La Havane le lendemain. Pas de doute : « La contre-
révolution relève la tête. » Castro stigmatise les « traîtres ». Le 15 juin, il rejette
la note américaine relative à l’indemnisation des expropriés : « Batista a laissé
les caisses vides. » La police procède à de nombreuses arrestations. Cette
première vague touche des officiers batistiens à la retraite. L’habeas corpus,
emprunt au droit anglo-saxon, est suspendu. La peine de mort est instaurée pour
les « contre-révolutionnaires ». Cependant, deux cents volontaires antitrujillistes,
dirigés par le Cubain Delio Gómez Ochoa, débarquent en République
dominicaine. Il s’agit de mener une attaque préventive contre un adversaire qui
soutient des exilés cubains. Mais ces hommes seront massacrés, ce qui
provoquera une rupture entre les deux pays.
Exaspéré par la lenteur de la mise en route de la réforme agraire dans la
province de Camagüey, fief du très anticommuniste comandante Huber Matos,
Fidel, le 26 juin, ordonne à l’armée de prendre le contrôle de quatre cents
domaines d’élevage de la zone. Parmi les propriétés touchées figure le « King
Ranch » américain. Un fief hostile à la Révolution se crée.
Quelques jours plus tard survient l’« affaire Díaz Lanz ». Pedro Díaz Lanz est
ce baroudeur qui, en 1958, avait posé des avions bourrés d’armes sur les terrains
de fortune de la Maestra. Fidel l’a récompensé, après la victoire, en le nommant,
à trente-deux ans, chef de la petite force aérienne cubaine. Il était aussi le pilote
de l’hélicoptère personnel du Lider. Pourtant, Díaz Lanz, à son tour, s’est laissé
aller à des déclarations anticommunistes : une position intolérable pour Fidel
alors que le VIIe Congrès du PSP vient de se rallier à sa ligne. Le commandant
en chef a donc désigné un de ses fidèles de la première heure, Juan Almeida,
superviseur de l’aviation. Díaz Lanz file alors en bateau vers Miami. La nouvelle
de sa démission éclate le 1er juillet. La défection est grave, car elle touche les
forces armées. Une nouvelle vague d’arrestations de « contre-révolutionnaires »
suit l’épisode.
Cependant, Urrutia joint de plus en plus souvent sa voix à ceux qui alertent le
pays contre la « montée communiste ». Début juin, le chef de l’État est apparu à
Camagüey aux côtés de Matos, lequel fait de plus en plus figure de chef des
opposants aux ultras. Anibal Escalante, numéro 2 du PSP, dénonce Urrutia
comme nuisant, par ses attaques anticommunistes, à « la solidarité des
révolutionnaires ». Le 1er juillet, Castro se découvre : « Il n’est pas concevable
que, pour éviter d’être dénommé communiste, on doive les attaquer. »
Commence une campagne de presse mettant en doute le désintéressement du
président : il vient de s’acheter une maison. Pourtant, Urrutia persiste : « Les
communistes infligent un énorme dommage à Cuba », dit-il le 13 juillet. Peu
après, on apprend que Díaz Lanz vient de témoigner de la progression du
communisme à Cuba devant le Sénat américain. L’amalgame est vite fait :
Urrutia est de mèche avec le déserteur ! Il y a « complot » pour pousser les
États-Unis à intervenir, comme au Guatemala en 1954. Les libéraux, selon le
mot de l’un d’entre eux, sont « coincés ».
Urrutia a beau dénoncer l’ex-chef de l’aviation comme « traître », la
mécanique s’ébranle. « Castro a démissionné ! » L’information est donnée le
matin du 17 juillet par une édition spéciale de Revolución, le journal du M-26.
La rue, les bureaux, les boutiques bruissent. Le soir, le Lider fait à la télévision
un discours démolissant Urrutia. Cet homme complique le travail du
gouvernement en posant son veto à certaines « lois ». Son chantage au
communisme vise à provoquer l’agression de l’étranger. Et encore, cet ancien
juge « excite les juges ». Face à cela, Castro se déclare « impuissant ». D’où sa
démission. Les observateurs ne sont pas dupes. Le correspondant de l’agence AP
écrit : « La décision de Castro paraît reposer sur le désir d’obtenir une expression
de confiance du peuple. » On note qu’il n’a pas donné sa démission de
commandant des forces armées…
Des manifestations en faveur de Fidel commencent, orchestrées par les
syndicats. Le cabinet supplie le Lider de reprendre son poste. Cependant,
Urrutia, autour de qui le vide s’est fait, démissionne le 18 juillet. Le Conseil des
ministres nomme Osvaldo Dorticós. Issu d’une bonne famille de Cienfuegos,
celui-ci a été secrétaire du président du PSP, Marinelo, avant de devenir avocat
d’affaires, président du barreau national. Ce quadragénaire a donné des gages :
nommé en janvier au poste de ministre « chargé de vérifier l’autorité des lois de
la Révolution », c’est lui qui a, en douceur, « démonté » la Constitution de 1940.
L’homme, pourtant, devrait rassurer les couches moyennes. Urrutia, lui, va se
réfugier, déguisé en laitier, à l’ambassade du Venezuela, puis du Mexique. Il
finira comme professeur d’espagnol dans un collège du Queens, à New York.
Le 18 juillet 1959, la bataille organisée par le noyau dur contre les « modérés
», en la personne du plus éminent d’entre eux, le président de la République, est
gagnée. « Le PC cubain sort renforcé de la crise », note Parès, correspondant du
Monde. Fidel va pourtant faire durer huit jours encore le suspense de sa
démission. Dans un discours du 17, Fidel avait appelé « un demi-million de
Cubains » à célébrer, le 26 juillet, le sixième anniversaire de la Moncada. Dès le
19, les rues de la capitale sont envahies par des milliers de guarijos,
reconnaissables à leur chapeau de paille, que des familles citadines, certaines
fort huppées, entreprennent de loger.
Organisation le 23 juillet d’une grève générale pour demander le retour de
Castro à la tête du gouvernement ; publication le même jour d’un décret par
lequel l’Inra, toujours présidé par le Lider, reçoit le pouvoir de disposer à sa
guise des fonds alloués : la pression monte, graduée, jusqu’au lumineux
dimanche du 26 qui, de ce jour, devient la fête de la Révolution cubaine. Ce
jour-là prend place la première parade de la nouvelle armée populaire, ouverte
par la Brigade des femmes combattantes de la Sierra et fermée, sur les traces des
blindés, par un groupe de guajiros à cheval. Le commandant en chef, debout sur
une estrade devant le Capitole, est entouré du nouveau président Dorticós et de
l’ancien président mexicain Lázaro Cárdenas.
Au début de l’après-midi, Fidel prend place dans un hélicoptère à bord duquel
il commande des exercices de tir contre trois petits bateaux hors d’âge se
dandinant au large du Malecón, le front de mer de la capitale. Pour la joie de la
foule, les canons, les tanks, les avions mettent des heures à couler les cibles. En
début de soirée, enfin, le chef de l’État annonce que Fidel, obéissant à la volonté
du peuple, a décidé de reprendre à son poste. Le revenant prend la parole ; il la
gardera quatre heures. Il remercie d’abord la foule, sans qui les choses n’auraient
pas repris leur cours normal. « La révolution cubaine est invincible », s’écrie-t-il.
Une fantasia se déclenche à minuit dans les rues de la capitale : feux d’artifice,
concerts d’avertisseurs, hymnes révolutionnaires, et aussi coups de feu, qui
blessent plusieurs personnes. L’armée devra, les jours suivants, reconduire chez
eux, à bord de camions, des guajiros qui traînaient encore dans La Havane. Fidel
vient ainsi de recevoir l’onction la plus irréfutable : celle des paysans, longtemps
méprisés, qui forment le tissu conjonctif de Cuba. Et il a fait confirmer par le
peuple que ses opposants sont bien des « contre-révolutionnaires ».

L’été pourra être chaud, le commandant est prêt. De fait, trois semaines plus
tard, à l’annonce de la découverte d’un complot contre la Révolution, une
troisième vague d’arrestations, plus importante encore, a lieu dans toute l’île. La
personnalité la plus en vue parmi les milliers de détenus est Armando Cainán
Milanés, président de l’Association des éleveurs, enrochée dans la province de
Camagüey que commande Huber Matos.
Le « complot » rassemble des auténticos que la Révolution a mis en demi-
solde, des représentants des milieux d’affaires, dont de gros éleveurs. En liaison
avec le dictateur Trujillo, ils espéraient soulever une ville et, de là, créer un
gouvernement provisoire qui en appellerait au pays. Dans cette entreprise, le
régime a infiltré deux anciens du second front de l’Escambray approchés par les
comploteurs : l’Espagnol Eloy Gutiérrez et l’Américain William Morgan. Ceux-
ci attirent sur l’aéroport de Trinidad un C-46 chargé d’exilés en armes parti de
Santo Domingo : de la haute trahison. Fidel s’offre le luxe, le 13 août, jour de
ses trente-trois ans, de cueillir les traîtres. « À partir de ce moment, écrit Hugh
Thomas, les avantages sociaux accordés aux pauvres et aux gens sans terre
allaient s’accompagner d’emprisonnements, de détentions sans procès, parfois
d’exécutions, de plus en plus souvent de saisies de terre arbitraires et de prisons
surpeuplées. Amélioration par rapport à celles de Batista : la torture n’y était pas
fréquente. Mais… le nombre des prisonniers était déjà supérieur. »
L’épisode dominicain pousse La Havane à accélérer ses missions d’armement,
en Europe occidentale d’abord puis en Tchécoslovaquie. À Santiago du Chili,
cependant, se réunit la première conférence de l’Organisation des vingt et un
États américains (OEA) d’après la Révolution cubaine. Raúl y reçoit un accueil
glacial mais Washington va échouer à créer un front des Latinos contre le
castrisme. On apprend encore, au cours du crucial été 1959, que Guevara est
rentré d’une tournée de deux mois dans huit pays non alignés, dont l’Inde, le
Pakistan, l’Égypte, la Yougoslavie et même le Japon, sans rapporter rien de
substantiel pour Cuba.
En prévision de la tourmente que tout annonce, Fidel renforce le dispositif du
pouvoir. Le 17 octobre, il nomme son cadet, Raúl, vingt-huit ans, ministre des
Forces armées – un centre d’influence évidemment capital. C’est l’occasion que
choisit Matos, le dernier comandante anticommuniste en fonction, pour rompre :
à ses yeux, Raúl est l’âme d’un petit groupe qui manœuvre Fidel. Le 20, le chef
militaire de la région de Camagüey démissionne avec vingt officiers. Il écrit à
Fidel : « Je ne veux pas devenir un obstacle à la Révolution. Ayant à choisir
entre m’adapter et démissionner pour éviter le mal, je crois honnête, et même
révolutionnaire, de partir… Je ne peux concevoir le triomphe de la Révolution
que dans une nation unie. Vous souhaitant plein succès dans vos efforts… je
reste votre camarade. » Rien de moins subversif que ce texte et que l’attitude de
Matos, attendant, sans coup férir, d’être arrêté ! Il va l’être : Castro lui-même,
débarqué à Camagüey le 21, marche sur la caserne à la tête d’une petite foule. Le
Lider accuse son compagnon d’armes d’être « un traître, qui a fait obstacle à la
réforme agraire ». Puis il l’embarque vers La Havane, laissant derrière lui
Cienfuegos pour réorganiser le commandement.
C’est en rentrant de cette mission, quelques jours plus tard, que le Cessna de
Camilo disparaîtra mystérieusement. Aucune trace n’en a été retrouvée. Les
rumeurs vont bon train dans une île nerveuse. Ne faut-il pas voir la main de Raúl
dans cet accident frappant le plus populaire des guérilleros après Fidel : le jeune,
le beau, l’héroïque Camilo ? Les supputations sont si insistantes que le Lider doit
les démentir, le 12 novembre, à la télévision. À la vérité, le chef d’état-major des
forces armées n’avait guère fait parler de lui depuis janvier, attentif à ne jamais
se démarquer de Fidel. Il était plus rétif au marxisme que Raúl ou le Che mais
n’était-ce pas parce que, sur ce point, Fidel apparaissait encore flottant ? Camilo,
remplacé dans ses fonctions par le mulâtre Juan Almeida, s’en est allé prendre
place au panthéon des martyrs, où ne le rejoindra que Guevara.
En attendant, la Révolution vient d’arrêter non un quelconque ci-devant, mais
bien l’un de ses propres chefs. Ce tournant sème la consternation parmi les
libéraux encore en place. Au procès de Matos, qui aura lieu du 11 au 13
décembre devant un tribunal composé d’officiers « rebelles », Fidel en personne
accuse son ancien compagnon d’avoir « troublé les forces armées ». Des débats,
où Raúl se montre procureur acharné, il ressort que l’inculpé a entendu
pousser… à la création d’un directoire national du M-26 pour faire pièce à
l’activisme dans le pays du PSP. Huber Matos sera condamné à vingt ans de
prison. Il les exécutera jusqu’au dernier jour.
Des agissements inconsidérés d’exilés servent Castro. Le 23 octobre, deux
avions partis de Floride survolent La Havane pour lancer des tracts. Ils sont
attendus par la DCA. Mais des tirs mal réglés de l’artillerie antiaérienne font
deux morts et des blessés. Le lendemain, les autorités américaines admettent que
les avions sont partis de leur territoire et que l’un des pilotes était Díaz Lanz.
L’amalgame est fait, à La Havane, entre Matos et « l’aviateur traître ». La
presse, elle, parle « d’agression américaine ».
Une fois encore, Fidel a recours à sa stratégie favorite pour faire entériner un
passage délicat, comme peut l’être l’arrestation d’un commandant de la
Révolution : il dramatise. Il en appelle, pour le 26 octobre, à « un million de
Cubains ». Entre-temps, l’incursion aérienne du 23 est devenue, grève générale
aidant, un « bombardement » étranger : outre des tracts, les appareils auraient
lâché « des grenades ». Débarqué à la tribune d’un hélicoptère, fusil à la main,
Fidel se lance dans cet exercice que deux auteurs marxistes, André et Francine
Demichel (Cuba), dénomment « la démocratie pédagogique » : demander « au
peuple s’il est d’accord avec ce que le gouvernement révolutionnaire a fait ».
Suivent vingt-six questions du genre : « Je demande au peuple s’il est d’accord
avec la diminution des loyers. » À quoi le peuple répond par des « cris
d’approbation »…
Le Lider prend à partie les États-Unis : « Les autorités américaines
permettraient-elles à des avions de décoller de l’Alaska pour attaquer l’Union
soviétique ? » Et d’interroger : « Qu’avons-nous fait de si terrible pour qu’on
nous attaque ainsi ? Ce à quoi on peut s’attendre d’un gouvernement
révolutionnaire : des lois révolutionnaires. » Et Castro de faire entériner, par une
forêt de bras levés, trois mesures qui font basculer la Révolution dans la
dictature de salut public : le rétablissement des tribunaux révolutionnaires
(l’habeas corpus a été enterré quelques jours plus tôt) ; l’extension de la peine de
mort à tous les « traîtres et contre-révolutionnaires comme Matos » ; et, surtout,
l’entraînement des « paysans, ouvriers et étudiants » en vue de créer une « milice
de cent mille hommes ». À son ordinaire, Fidel a annoncé ce qui était acquis : la
milice se préparait depuis des semaines. Mais il fallait avancer pas à pas pour ne
pas heurter les restes de la vieille armée. Le 26 octobre 1959, un nouveau
système militaire naît ainsi à Cuba.
Les jours suivants, on apprendra une accélération de la saisie des biens
agricoles américains. À Washington, on commence à poser la question du
renouvellement du quota sucrier annuel – base de l’économie cubaine.

À l’automne 1959 sont pris les premiers contacts avec les pays de l’Est. Une
mission arrive à Prague pour négocier l’achat de chasseurs à réaction. Fidel veut
mettre un terme aux incursions aériennes des exilés : une soixantaine depuis
juillet. Discrètement, Cuba et l’Union soviétique s’approchent. Le premier
contact a, semble-t-il, été établi à l’occasion d’une foire soviétique à Mexico.
Puis, révèle Tad Szulc, un envoyé spécial de l’agence Tass, Alexander Alexeiev,
qui deviendra le deuxième ambassadeur de Moscou à La Havane, rencontre
Castro dans l’île en octobre. Ces contacts aboutiront à la visite du vice-Premier
ministre Mikoyan, en février 1960.
Une mécanique est donc en marche un an après la victoire. Inexorable ?
Certains veulent croire que non. Le Xe Congrès de la CTC (Confédération des
travailleurs cubains), à la mi-novembre, enregistre une défaite des communistes
face aux sympathisants du M-26. Les gens du PSP sont conspués. Castro, appelé
à la rescousse, tranche en faveur de « l’unité » – leur mot d’ordre. Rien n’y fait,
les communistes ne passent pas. Un compromis est trouvé : on écarte de la liste
unique pour le comité exécutif tant les membres avérés du PSP que les
anticommunistes durs ; les vainqueurs sont des bureaucrates souples. Alors,
vouée au communisme, Cuba ? Bien sûr que non ! Le 9 novembre, un million de
personnes se réunissent à La Havane autour de la très vénérée statue de la Vierge
du Cuivre, exceptionnellement transportée par avion de la province d’Oriente.
L’occasion est le premier congrès catholique de l’île : même Fidel n’a jamais
autant rassemblé. Lui-même assiste à la messe, dite par Mgr Pérez Serántes. Une
motion est adoptée, demandant le respect de la liberté et de la propriété. « Nous
voulons l’amélioration du sort des travailleurs, lance un orateur, non le
communisme. » Fidel, conciliant, fait un de ses rapprochements favoris entre
sentiment religieux et foi révolutionnaire : « Le Christ n’a pas été chercher
douze propriétaires terriens pour en faire ses apôtres, mais bien douze pauvres
pécheurs. »
Pourtant, le 26 novembre, il remanie le ministère, conséquence logique des
journées d’octobre et de l’affaire Matos, qui ont divisé le gouvernement. Ce ne
sont plus seulement, cette fois, des libéraux qui font place à plus durs qu’eux :
des fidélistes de la première heure eux-mêmes sont exclus, tel Faustino Pérez,
compagnon depuis 1955, expéditionnaire du Granma, qui a défendu Matos et
que Raúl voulait faire fusiller – un réflexe premier chez lui ! Quant à Manuel
Ray, l’héroïque chef des groupes d’action clandestins de La Havane en 1958, il
est remplacé aux Travaux publics par l’architecte Osmany Cienfuegos, dont le
principal titre de gloire, à ce moment, est d’être le frère de Camilo. Osmany, ex-
membre des Jeunesses communistes, est un marxiste convaincu. Et, ce même 26
novembre, Guevara devient… président de la Banque nationale, en
remplacement de l’économiste Pazos. Il limite aussitôt les sorties de dollars et
les attributions de devises pour les importations. Bientôt, on verra des pesos
signés Che, tout simplement !
À de minimes exceptions près, les barbus occupent désormais tous les postes
clés. La conclusion de cette année 1959 ? C’est, le 16 décembre, une vive mise
en garde de Fidel contre les « impérialistes » et leurs « complices » dans l’île :
les « classes possédantes », « celles qui jouent au bridge, achètent des parfums
français et voyagent à l’étranger ». Le 22 décembre, une « loi constitutionnelle »
permet de confisquer les biens des « personnes ayant émigré ou conspirant
contre la Révolution ». « En 1960, il faudra défendre la Révolution les armes à la
main », annonce Castro.

Deux mouvements parcourent l’an II du régime que dirige Fidel. C’est


d’abord l’assaut donné aux centres de pouvoir demeurés indépendants ou
presque : syndicats, presse, université, barreau, Église. 1960 sera aussi l’année
de la nationalisation et de l’étatisation quasi complète de l’économie. Le «
commandant » scande ce temps de longs discours devant des foules joyeuses.
Mais aussi, il se met à la tête des miliciens qui traquent les contras, comme on
ne disait pas encore, dans la Sierra de l’Escambray.
L’assaut contre les centres de pouvoir indépendants est mené de façon à
apparaître comme une réaction aux mouvements de ceux qui sont désormais
dénommés « les traîtres », « les vendus », « les ennemis » : les opposants. Les
syndicats sont la première cible de la normalisation. Cette priorité s’explique par
le fait que le congrès de la CTC a montré l’ampleur de la résistance au
noyautage du PSP, dont Castro a sans doute déjà décidé de faire son instrument.
Le secrétaire général reconduit, le fidéliste modéré David Salvador, avait
accepté, en novembre 1959, la création d’une « commission d’épuration » des
collabos de Batista : les mujalistas – du nom de l’ex-leader de la confédération.
Or, c’est un fait, la classe ouvrière n’avait pas appuyé les rebelles en 1957-1958.
Dès lors pouvait être décrété mujalista quiconque ne prenait pas le virage radical
voulu par le noyau central castriste. En pratique, les cibles de cette épuration
seront des dirigeants du M-26 très enracinés à la tête de leur branche, volontiers
corporatistes et donc peu disponibles pour l’embardée révolutionnaire. Mais, au
jeu de l’épuration, l’épurateur finit en général par être épuré : de fait, David
Salvador, ancien ouvrier du sucre, se trouve mis hors jeu à la fin du printemps
1960. Jorge Sotus, de Santiago, qui le remplace, était naguère tout aussi
anticommuniste que lui, mais lui est disposé à servir de courroie de transmission
au nouveau ministre du Travail, Martínez Sánchez. Les syndicalistes répondant
au PSP appuient ce processus qui vise, en somme, ceux qui avaient tenté de leur
barrer le chemin au congrès. Passé dans la clandestinité en juin, Salvador sera
arrêté en novembre. Jugé en août 1962, il sera condamné à trente ans de prison.
L’un des premiers actes du syndicat « normalisé » est de réclamer l’abolition de
la grève. Il lui sera répondu positivement. Dès lors, la CTC sera totalement aux
ordres.
Autre cible de cet an II de la Révolution : la presse. Elle avait composé avec
Batista. Lorsque le temps vient, au printemps 1960, de mettre un terme au
pluralisme, ces compromissions sont rappelées. L’instrument utilisé pour ce
combat est la coletilla : le codicille. C’est dans le milieu des typographes, puis
dans l’esprit de journalistes, qu’est née l’idée de faire suivre tout article jugé
désagréable à la Révolution d’un « six-crochet » – un paragraphe en caractères
différents – rectifiant le tir. Jorge Zayal, directeur d’Avance, refuse ce système ;
le 21 janvier, il se réfugie dans une ambassade. Son journal est confisqué. Il
paraîtra sous la responsabilité d’une coopérative de travailleurs, puis il sera
sabordé vers la fin de l’année, faute de pouvoir équilibrer ses comptes après la
chute des ressources publicitaires consécutives à la nationalisation de l’économie
en octobre. Les dernières feuilles indépendantes sombreront dans la même
mésaventure. Auparavant, les deux journaux de l’établissement conservateur, le
Diaro de la Marina et Prensa libre, auront été l’un fermé et l’autre saisi, en mai
1960.
Deux incidents attirent l’attention des journaux européens, du fait que leurs
protagonistes ne sont pas soupçonnables d’être des batistiens mal repentis. Le 1er
avril 1960, Conte Agüero demande asile à l’Argentine. Une semaine plus tôt, ce
vieil ami de Castro s’est vu interdire par des travailleurs l’accès du studio où il a
une émission. Ex-secrétaire des Jeunesses puis du Parti orthodoxe, il avait été
l’un des destinataires des lettres que Fidel écrivait de prison après la Moncada. Il
les avait publiées après la victoire. Il avait aussi aidé à la réécriture de L’Histoire
m’absoudra. Mais cet esprit libre a mené plus d’une philippique contre le «
noyautage communiste » ; et ces traits sont devenus intolérables dans la nouvelle
Cuba. Le Lider lui-même insulte son ex-ami à la télévision. Lorsque Raúl, dans
un meeting, lui promet « le poteau », il « choisit » de partir. Aux États-Unis, il
publiera Les Deux Visages de Fidel Castro, un ouvrage assez démolisseur. La
veille de son exil, la principale chaîne de télévision privée, CMQ, est «
normalisée ». Sa concurrente, Channel-1, l’avait été peu avant. Quant aux radios,
elles ont été regroupées, après la victoire, en un « Front indépendant des
émetteurs libres » (FIEL), répondant directement aux ordres du gouvernement.
L’autre défection significative, dans le domaine de la presse, est celle, le 19
juillet, du directeur de Bohemia, Miguel Ángel Quevedo. L’hebdo avait été un
fervent soutien du castrisme débutant. Sa rubrique « En Cuba » était demeurée,
sous la dictature, une lucarne sur l’état des choses. Le bureau de Quevedo était
l’étape obligée des journalistes étrangers. Il choisit, lui, l’ambassade du
Venezuela pour asile. Il reproche au castrisme de faire de Cuba « un satellite de
l’Union soviétique ». Il écrit : « La Révolution a été trahie » – thème appelé à un
vif écho. Fidel reconnaît que cette défection est « un des coups durs reçus par la
Révolution ». De retour de son deuxième reportage à Cuba, Claude Julien écrit :
« L’attitude de M. Quevedo mérite de retenir l’attention, car il ne peut pas être
accusé, comme tant d’autres journaux et journalistes cubains qui critiquent la
politique de M. Fidel Castro, d’avoir bénéficié des faveurs de Batista. »
Hommage rendu au courage et au talent : l’hebdomadaire n’a pas cessé de
paraître, il n’est que « normalisé ».
À la fin de 1959, Francisco Parès, du Monde, a pu écrire, en une ultime
chronique : « Il n’y a pas de censure de presse, quoiqu’une pression morale et
psychologique existe. » En août 1960, Françoise Sagan, de retour d’une visite à
Cuba où elle a assisté à la fête nationale du 26 juillet, écrit dans L’Express : «
Comme on sait, Fidel a viré gaiement les Américains. De plus, il a confisqué les
fabriques, hôtels, etc. Ce qui fait dire à beaucoup de gens : il exagère. Mais ce
sont les gens d’un même milieu. En attendant, la réforme agraire qu’il a
entreprise doit suffire à sauver son pays dans un temps plus ou moins long. À
présent, l’opposition ouverte est interdite. Mais si un homme dit dans la rue :
Castro est un crétin, ou un coquin, il risque tout au plus quarante-huit heures de
prison… Mais il y a quelques mais… plus de presse libre et les résultats sont
consternants. »
D’autres assauts suivront contre les dernières citadelles, imparfaites, du
pluralisme : le barreau, l’université, la magistrature, l’Église. Cela viendra après
le premier acte de « guerre » des États-Unis contre la nouvelle Cuba : la
réduction substantielle du quota sucrier. Cette décision américaine arrivera au
terme d’une escalade des deux côtés. Les accusations respectives sont bien
répertoriées. Cuba reproche à son voisin d’avoir accueilli sur son sol des
criminels batistiens et d’avoir au moins toléré des incursions aériennes
d’opposants partis de Floride. Un autre chapitre est celui de la « propagande
hostile » : de fait, la presse américaine s’est, dans l’ensemble, « retournée » à
partir de l’été 1959. Des prises de position individuelles de parlementaires sont
également tenues à La Havane pour « anticubaines ». Mais l’exécutif américain,
tout au long de 1959, a fait preuve d’une modération qu’explique la mauvaise
conscience historique des États-Unis envers l’île. Eisenhower ne s’était intéressé
au dossier que les jours précédant la chute de Batista. Ses conseillers attirent à
nouveau son attention au tournant de 1959 et 1960, quand la polémique
bilatérale enfle. Côté Washington, les griefs sont : le non-remboursement des
biens saisis dans le cadre de la réforme agraire et « l’agression verbale
permanente » – non seulement de la presse mais des plus hautes autorités de
l’île, à commencer par Fidel. À partir de février 1960, un nouveau thème
apparaît : Cuba veut « introduire le bloc communiste dans le monde libre ».

Le 4 février, le vice-président du Conseil des ministres soviétique, Anastase


Mikoyan, arrive dans l’île. Officiellement, Washington n’a rien à redire : depuis
la visite de Khrouchtchev aux États-Unis en 1959, ne baigne-t-on pas dans ce
que l’on dénomme « l’esprit de Camp David » – une « détente » qui ne
connaîtrait pas encore son nom ? Rien ne fait encore pressentir que, la
compétition Moscou-Pékin pour l’hégémonie communiste sur le tiers-monde
aidant, l’Union soviétique va se raidir jusqu’à relancer la guerre froide. Mais la «
doctrine de Monroe » (ce refus américain, plus que séculaire, d’une immixtion
de puissances non américaines dans les affaires de l’hémisphère occidental) n’est
pas un vain slogan à Washington. L’hostilité sera d’autant plus vive que «
l’intrus » est un pays communiste – et en plus dans une île de la Caraïbe, zone
considérée traditionnellement par les États-Unis comme leur « arrière-cour ».
Officiellement, le numéro 2 soviétique vient inaugurer une foire au palais des
Beaux-Arts. Maigre propos pour un aussi considérable personnage, évidemment
accueilli à l’aéroport de La Havane par Fidel en personne. Mikoyan se passionne
: « Si l’on me demande de décrire le paradis, je décrirai Cuba ! », s’écrie-t-il. Le
Lider le pilote dans un tour de l’île passant par l’Oriente, l’île des Pins et les
marais de Zapata. Le vieux bolchevique visite des centres de l’Inra ; la réforme
agraire retient son attention. Devant des syndicalistes, il tend un chèque de cent
mille dollars à Castro : « Pour acheter des avions. » Quelqu’un lui propose
d’échanger des tracteurs soviétiques contre du jus d’ananas cubain : « Marché
conclu ! »
Le communiqué final fait l’effet d’une bombe aux États-Unis : Moscou
achètera aussitôt sept cent mille tonnes de sucre à Cuba, et un million de tonnes
chacune des quatre années suivantes. En apparence, il ne s’agit que d’un accord
commercial, comme chaque nation a le droit et le devoir d’en signer pour son
meilleur profit. L’achat de sucre porte sur environ 10 % de la récolte 1959-1960.
Les États-Unis, eux, prennent chaque année de trois millions à trois millions et
demi de tonnes. En fonction du Sugar Act liant les deux pays, ils le paient au
double du cours du marché – celui même qu’offre l’Union soviétique. Sans,
vraisemblablement, que Moscou ait eu un plan prédéterminé, cet accord va faire
basculer les choses. Il déconcerte et radicalise les opposants de Castro, qui se
recrutent aussi, désormais, parmi ses ex-partisans modérés. On apprend ainsi, le
17 mars, la démission du dernier libéral : López-Fresquet, en charge des
Finances depuis la victoire. Plus gravement, plusieurs petits maquis antifidélistes
passent à l’action.
Au début de 1960, les ponts ne sont pas encore rompus, même si les diatribes
de Castro à l’occasion des « journées d’octobre » 1959 ont tendu la corde. Pour
le nouvel an, on a même vu Fidel (pour la première et dernière fois en frac), à un
banquet au Hilton, trinquer à une amélioration des relations avec le Noir
américain Joe Louis, ex-champion du monde de boxe, qui a accepté de faire les
public relations de la nouvelle Cuba.
Mais un grave événement précipite l’escalade des récriminations, puis des
hostilités. Le 4 mars, vers 17 heures, une explosion secoue La Havane. Un cargo
français de la Compagnie générale transatlantique, La Coubre, vient de sauter
dans le port. Six marins et des dockers sont tués. Un incendie se déclenche. Vers
18 heures, alors que les secours s’organisent, une terrible nouvelle explosion
secoue La Coubre. Il y aura, officiellement, quatre-vingts morts ou disparus. Le
capitaine explique avoir chargé à Anvers vingt mille fusils et plusieurs tonnes de
balles et grenades antitanks. Le minutage des explosions laisse peu de place au
doute : c’est un sabotage, fait pour massacrer. Fidel, lors des obsèques, le
lendemain, de vingt-trois victimes, accuse explicitement les États-Unis. Il
rappelle, noms propres à l’appui, des démarches effectuées par des diplomates
américains auprès des autorités belges pour empêcher des chargements d’armes
à destination de l’île.
Washington, c’est un fait, a fait pression dès les premiers mois de la
Révolution pour empêcher des alliés de livrer des armes à Castro. La Grande-
Bretagne, la France, l’Italie après quelques livraisons, Israël, la Suisse et la RFA
(Allemagne) se sont récusées. Seule, à l’Ouest, la Belgique a maintenu des
envois. Avertissement ? « Nous avons le droit de penser que ceux qui ont tenté
d’empêcher l’acquisition de ces armes par des démarches diplomatiques ont pu
aussi bien utiliser d’autres procédés », s’écrie Fidel au cimetière Colón. Selon sa
méthode dialectique (qui allonge ses discours), il ajoute : « Nous n’affirmons
rien, car nous n’avons pas de preuve formelle… Mais je prétends que nous avons
le droit de [le] penser… » Le Lider ne manque pas, en outre, de faire référence
au précédent de l’explosion devant La Havane du croiseur Maine en 1898 –
événement qui avait justifié l’entrée en guerre des États-Unis contre le
colonisateur espagnol et leur mainmise consécutive sur l’île. Le slogan du
régime apparaît ce jour : « La patrie ou la mort. Nous vaincrons. » Dans la foule,
il y a Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Et aussi Guevara, dont Korda
prend ce jour-là le cliché, avec béret étoilé, qui fera le tour du monde.
Le département d’État élève une « protestation vigoureuse » contre les
attaques de Castro. Le titulaire du ministère, Christian Herter, franchit un pas : «
Les États-Unis se trouvent de plus en plus contraints de mettre en question la
bonne foi du gouvernement cubain lorsqu’il manifeste son désir d’améliorer les
relations », dit-il au chargé d’affaires (La Havane a déjà retiré son ambassadeur).
La méfiance, présente depuis le début, est devenue attitude officielle. De fait, le
17 mars, douze jours après le discours sur La Coubre, Eisenhower approuve une
directive secrète donnant le feu vert à un programme hostile en quatre points :
constitution d’un gouvernement cubain en exil, propagande en direction de l’île
(un puissant émetteur est installé à Swan, au large du Honduras), espionnage et
entraînement de commandos en vue d’actions de guérillas. Washington obtient
aussi d’un gouvernement-client d’extrême droite, celui du Guatemala, qu’il
abrite le nouveau centre logistique des contras. Or, fin mars, Castro en sait déjà
quelque chose ! Le service de renseignements qu’il a fait monter sous la
direction de Ramiro Valdès et de son adjoint le capitaine Manuel Piñeiro, dit «
Barberousse », est, en effet, au point ; le « terrible G dos » (G2), comme on
apprendra à le nommer, ira se perfectionnant, au point de devenir l’un des plus
efficaces du monde. Fidel accuse les États-Unis de vouloir refaire le coup du
Guatemala en 1954 : l’aide à une invasion de mercenaires contre un
gouvernement progressiste taxé de « communisme ». Cette obsession du
précédent guatémaltèque ne cessera plus jamais.
La presse cubaine, cependant, se fait l’écho d’un débat. Guevara a exprimé
l’avis que le « quota sucrier » acheté par les États-Unis à prix préférentiel est, en
fait, l’instrument de l’« esclavage » de Cuba : il pousse l’île à la monoculture,
sans rien lui rapporter puisque le grand voisin bénéficie en échange de
préférences douanières pour ses produits, ce qui lui permet de récupérer, et au-
delà, ses dollars. Castro, lui, reste prudent : il semble d’abord vouloir préserver
le principe du quota – que des parlementaires américains de plus en plus
nombreux entendent remettre en cause.
Le Che joue-t-il la politique du pire – d’emblée convaincu que la seule voie
pour la Révolution est la rupture avec Washington et un rapprochement
corollaire avec le camp socialiste ? Tout le printemps, des missions cubaines se
succèdent en Europe de l’Est. Le 7 mai 1960, en pleine polémique soviéto-
américaine sur l’affaire d’un avion-espion U-2 abattu sur l’Oural, on annonce la
reprise de relations diplomatiques avec Moscou.
Castro ne néglige pas pour autant le tiers-monde. L’Indonésien Soekarno est,
le 9 mai, le premier chef d’État à visiter l’île. Deux délégations du FLN algérien
en lutte pour l’indépendance sont reçues avec égards : la Révolution avait, dès le
départ, annoncé sa sympathie pour cette cause, ce qui, en dépit d’une admiration
exprimée par Fidel pour de Gaulle, a rafraîchi les relations de la France avec La
Havane. En mai aussi, le président Dorticós fait une ample tournée en Amérique
latine ; Szulc y voit le premier acte de la propagande castriste dans le sous-
continent.
Raúl, cependant, s’embarque discrètement pour un long voyage en
Tchécoslovaquie et en Union soviétique. On sait aujourd’hui que c’est lors de ce
séjour de printemps que furent conclus les premiers contrats d’envoi d’armes des
pays de l’Est à Cuba. Les Tchèques entraîneront les cinquante premiers pilotes
cubains d’avion à réaction. À Moscou, le jeune ministre des Armées reçoit
l’assurance de livraisons de matériels sérieux : des tanks, des pièces d’artillerie,
des avions Mig. Moscou n’a plus de raison de se restreindre depuis l’échec de la
conférence au sommet de Paris, en mai. L’armement léger arrivera dès le
deuxième semestre : quatorze navires, selon Washington, livreront vingt-huit
mille tonnes d’armes. Les engins lourds arriveront, eux, début 1961. Une partie
non négligeable de ce matériel vise, pour l’heure, à armer les milices : une
preuve de démocratie, explique Fidel, car si nous avions peur du peuple,
agirions-nous ainsi ?
Vers la fin du printemps 1960, Núñez Jiménez, directeur de l’Inra, commence
lui aussi un séjour à Moscou. C’est pour « affiner » l’accord commercial signé
par Mikoyan. Le 18 juin, l’Union soviétique confirme que, pour payer le sucre
cubain, elle livrera du pétrole à des prix inférieurs au cours mondial. Núñez
Jiménez signera d’autres accords à Varsovie, Berlin-Est et Prague.
La Havane annonce alors aux principales compagnies raffinant à Cuba, les
américaines Standard Oil et Texaco et l’anglo-hollandaise Shell, qu’elles devront
traiter du brut soviétique. Guevara, président de la banque d’État, évoque une loi
de Batista selon laquelle priorité doit être donnée au pétrole « du gouvernement
». Les compagnies, elles, invoquent leurs engagements internationaux. Elles se
plaignent, en outre, de ne plus recevoir des autorités cubaines les dollars
nécessaires au règlement de leurs importations. Et elles annoncent, en accord
avec Washington, leur refus de raffiner le pétrole soviétique. Les relations virent
à l’exécrable : échange de notes comminatoires, expulsions mutuelles de
diplomates… Le 15 juin, le gouvernement cubain nationalise le Hilton (aussitôt
rebaptisé Habana Libre) et quelques autres hôtels, symboles d’une présence
américaine naguère trop voyante. Le 21, le secrétaire d’État Herter suggère « que
les États-Unis cherchent d’autres sources d’approvisionnement » sucrier. Il
demande au congrès d’autoriser une diminution du quota cubain.
En quelques jours, on va entrer dans l’irréparable. Le 23 juin, Fidel menace de
confisquer les biens de toutes les compagnies américaines. Le 27, la commission
de l’Agriculture de la Chambre des représentants vote à l’unanimité le projet
introduit par Herter. Le 29, Fidel fait saisir les installations de la Texaco à
Santiago. Le 30, les députés américains suivent à l’unanimité leur commission
compétente. Le même jour, Cuba saisit les installations de la Shell et d’Esso à La
Havane. Le 3 juillet, le Congrès approuve la loi autorisant le président à
diminuer le quota sucrier. Dans la nuit du 5 au 6, Fidel annonce que son
gouvernement vient d’approuver une « loi » autorisant l’expropriation de biens
américains « chaque fois que ce sera conforme à l’intérêt national ». Le 6, avant
de partir en vacances, Eisenhower signe le décret réduisant de sept cent
cinquante mille tonnes (un quart) le quota sucrier pour 1960. En fait, les États-
Unis n’achèteront plus un kilo. Le 4 juillet, cependant, le premier pétrolier
soviétique, le Tchernovitch, a embouqué la passe de La Havane, chargé de
soixante-dix mille barils de brut. Revolución, en référence au vote du Congrès
américain de la veille, écrit que les Cubains n’oublieront jamais ce jour.
Remémorant l’arrivée du navire au pavillon frappé de la faucille et du marteau,
la publication considère que ce 4 juillet marque le début de l’indépendance
véritable de Cuba – qui coïncide ainsi avec l’Independence Day américain !
Les États-Unis ont frappé un coup de massue : le sucre représente, en effet, 80
% des exportations de l’île. La décision américaine fait perdre quatre-vingts
millions de dollars à Cuba – 15 % de sa perspective annuelle de devises. « Un
coup de poignard », commente le ministre de l’Économie, Regino Boti. De
l’autre côté du détroit, la presse libérale (progressiste) elle-même est plutôt
favorable à la décision d’Eisenhower : on ne pouvait pas rester « les bras croisés
face aux affronts de Fidel Castro ».
Dans ce contexte enflammé éclate un coup de tonnerre. Khrouchtchev, qui
vient de voir Raúl, déclare le 9 juillet : « Si nécessaire, notre artillerie peut
soutenir le peuple cubain avec le feu de ses fusées. » Il précise qu’il parle « au
sens figuré ». Mais la distinction paraît rhétorique. « Monsieur K. » avait déjà
brandi la foudre pour stopper l’expédition franco-anglaise de Suez fin 1956. Le
lancement, en 1957, du premier Spoutnik soviétique ne peut que stimuler sa
pétulance. « Ike » Eisenhower répond : « Les États-Unis ne permettront pas
l’installation à Cuba d’un régime dominé par l’Internationale communiste. » Le
candidat démocrate à la présidence, John Kennedy, n’est évidemment pas en
reste, déclarant qu’on assiste à « la première violation de la doctrine de Monroe
depuis un siècle ».
À La Havane, la « sortie » de Khrouchtchev est accueillie avec transport. Ses
prudences (« au sens figuré ») disparaissent des commentaires. L’enthousiasme
est d’autant plus grand que le secrétaire du PCUS s’est déclaré également
disposé à aider l’île pour « faire face au blocus » auquel équivaut la décision
américaine sur le quota sucrier : l’Union soviétique achètera les sept cent
cinquante mille tonnes que Washington dédaigne. La RDA (Allemagne de l’Est),
la Pologne, la Chine se portent aussi clients. En tenant compte du précédent
accord (13 février), cela fait un million et demi de tonnes placé – la moitié du
contingent que Cuba destine au marché libre. Fin juillet, il ne reste plus une livre
de sucre à Cuba ! C’est le triomphe pour Fidel : « Le rôle des États-Unis dans
l’histoire de l’Amérique latine est terminé », n’hésite-t-il pas à prophétiser. Un
nouveau slogan, utilisé pour la première fois le 1er mai, devient leitmotiv : «
Cuba sí, Yankee no. »

Tout le printemps 1960, la diplomatie cubaine a poussé le thème du « petit


pays épris d’indépendance en proie à l’agression économique américaine ».
Franquí, préposé au contact avec les intellectuels étrangers, a « chauffé » à blanc
ceux qu’il a su faire venir admirer la « révolution romantique ». À son retour à
Paris, Jean-Paul Sartre (qui connaissait déjà Cuba pour y avoir vécu, en 1949, un
temps d’idylle contingente avec l’actrice américaine Dolorès Vanetti) donnera à
France-Soir une série de seize articles louangeurs intitulée « Ouragan sur le
sucre », dont il conclut que « Cuba veut être Cuba, et rien d’autre ». Nul ne lui
demandera d’où il tire sa connaissance qu’« une exécution, ce n’est pas bien
beau à voir »…
Castro cogne dur, cet été 1960. Contre les États-Unis, mais aussi sur le plan
intérieur. Le 4 juillet, de jeunes avocats d’extrême gauche, en treillis, se sont
emparés des locaux du barreau de La Havane. Prélude à un assaut de plus de
portée : celui mené contre l’université. L’affaire est conduite selon la méthode
des régimes communistes en Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale.
À la faculté d’ingénierie de La Havane, deux professeurs jugés « réactionnaires
» ont été remplacés d’office par les étudiants. Le Conseil d’université refuse
d’entériner. Le 12 juillet, la Fédération des étudiants, présidée par Rolando
Cubela, numéro 2 du Directoire, réclame la démission de l’organisme. Les
professeurs, déclare la Fédération, « ne permettent pas à l’université de se placer
à l’avant-garde, comme il sied en tout processus révolutionnaire ». Le 15, un
nouveau Conseil est élu par une AG d’activistes. La majorité des enseignants
refuse ce coup de force. Ils sont démis. Fidel et Raúl débarquent sur « la Colline
» pour apporter leur appui au cours nouveau. Le recteur Inclán, un pédiatre,
rescapé de l’époque Batista, entérine, pour garder sa place. Quelques mois plus
tard, il sera remplacé par Juan Marinelo, président du PSP. Cet ancien ministre
de Batista sera ainsi le premier communiste éminent à occuper une fonction de
grande importance dans la Révolution. Parmi les enseignants licenciés figure
Miró Cardona. L’ex-Premier ministre, qui hésitait à accepter le poste
d’ambassadeur à Washington, demande asile à l’ambassade d’Argentine.
Sitôt après la fermeture des deux quotidiens conservateurs à grand tirage, le
Diario et la Prensa, Mgr Pérez Serántes, archevêque de Santiago, avait lancé un
cri d’alarme : « Le communisme est dans nos murs. » Appréciant mal la
situation, l’Église met alors en avant le nouvel auxiliaire de La Havane, Mgr
Boza Masvidal – par ailleurs recteur de l’université catholique Villanueva. C’est
l’antithèse du cardinal Arteaga – compromis avec Batista et désormais au bord
du gâtisme. Boza avait abrité dans sa paroisse des groupes de jeunes catholiques
opposés au dictateur ; et il a de l’énergie à revendre. « Vous êtes en danger de
perdre la liberté contre de simples promesses d’avantages matériels », alerte le
prélat dans le bulletin diocésain du 7 juillet 1960. Le dimanche 17, une première
manifestation importante a lieu à la cathédrale de La Havane. « Cuba sí, Russia
no » : ce slogan devient le mot d’ordre des sorties de messe. Fidel dénonce alors
« une petite fraction phalangiste du clergé, en accord avec de gros propriétaires
et de riches pharisiens » ! Le Lider a la partie belle : pour son lien maintenu avec
l’Espagne franquiste, pour ses contiguïtés avec « la haute », l’Église cubaine
était, sauf exception, un modèle de conservatisme. Pour elle, le salut de l’homme
était celui de l’homme des centres-villes ! Les guajiros, non plus que les
habitants des périphéries urbaines misérables, n’étaient pas réputés avoir une
âme ; ou alors les prêtres la laissaient aux santeros des cultes afro-cubains,
florissants dans la population noire.
L’Église cubaine n’a pas encore, en 1960, enregistré l’importance de
l’avènement, en 1958, du successeur de Pie XII, le « bon pape Jean » XXIII. Il
est vrai qu’une douzaine de prêtres avaient, en Oriente surtout, pris une part
active à la lutte contre Batista. La plupart l’avaient fait, poussés par la
conscience de jeunes ouailles entrées dans la « résistance civique ». Des hommes
d’Église vont se retrouver propulsés sur le devant de la scène anticastriste bien
au-delà de ce que la séculaire prudence de leur institution aurait conseillé. Il y
aura même des ecclésiastiques pour organiser de petits groupes de choc en
milieu étudiant. L’un d’eux sera parrainé par le père Llorente, ancien… directeur
spirituel de Castro au collège de Belén. (On note au passage à quel point des
êtres qui ont été très proches de Fidel ont pu se dresser violemment contre lui –
lorsqu’ils ne l’ont pas adulé. L’homme fascine ou révulse : tel est son destin
d’être hors du commun.) Un autre groupe d’opposants intitulé Action catholique
universitaire suscite un avatar clandestin tâtant de l’explosif : le Mouvement de
sauvetage de la Révolution. Ce MRR trouvera un leader en la personne de
Manuel Artime, castriste de la vingt-troisième heure et anticastriste de la
première. Il passe à l’action au printemps 1960, par des attentats sans gravité :
ses bombes explosent quand Castro fait ses discours.
En juillet 1960, on voit aussi disparaître de scène des fidélistes « pur sucre ».
Le ministre de la Communication Oltuski est l’un d’eux. Il a été la coqueluche
des reporters étrangers durant les premiers mois de la Révolution : disert,
souriant, l’esprit vif, il peignait une situation tout en nuances, avec plus de
lumières que d’ombres, mais crédible. C’était l’homme le plus en accord avec le
moment – fête populaire, expérience sensuelle, laboratoire politique. Mieux que
Franquí, plus intelligent peut-être mais plus dogmatique. Il avait enthousiasmé
Sartre.
Plus significatif encore est le départ, cet été-là, de Marcelo Fernández,
secrétaire général du M-26 depuis août 1958. Cette fonction est en apparence
importante ; son titulaire a d’ailleurs rang de ministre. Mais Fidel se soucie
comme d’une guigne du Mouvement : il va même assurer son dépérissement.
Les deux hommes qui ont sa confiance absolue, Raúl et le Che, lui ont-ils
suggéré le plan consistant à capter le vieux PSP communiste par une fusion avec
les deux organisations révolutionnaires, désormais fantomatiques : le M-26,
précisément, et le Directoire ? Et engendrer ainsi le nouveau PC dont Fidel, qui
n’a jamais été membre de l’ancien, sera le Premier secrétaire ? Ce PCC dont
l’essentiel des cadres sera fourni par d’anciens combattants de cette armée
rebelle qui méprisait si fort le PSP ? C’est un point sur lequel le biographe hésite
à trancher. Ce plan ne serait-il pas, plutôt, né en réponse à la tentative parallèle
de noyautage de la Révolution par ledit PSP ? Il y aurait là quelque chose dans la
manière de Fidel – jamais si imaginatif que lorsqu’il est provoqué. Les décisions
capitales ont été prises par si peu d’hommes qu’il n’est pas évident qu’une
réponse certaine à cette question sera fournie un jour.
Il est une interrogation corollaire à laquelle, en revanche, il est possible de
répondre : pourquoi Fidel a-t-il laissé tomber ce M-26 qu’il avait créé ? C’est
que, tout d’abord, le courant passe mal depuis l’échec de la grève d’avril 1958 :
le Lider n’a pas pardonné au Mouvement de l’avoir commis dans une aventure
désastreuse – la plus sanglante de la guerre civile. Et surtout, le M-26, parce
qu’il a bien contribué à la victoire par son action héroïque dans les villes,
n’aurait pas été un instrument docile. Mieux valait donc « capter » le PSP. Mais,
à la vérité, le seul « parti » de Fidel, jusqu’au milieu des années 1970, ce sera
l’armée. Il veillera à ce que les FAR (forces armées révolutionnaires) demeurent
indemnes de noyautage. La position de Raúl, ministre des Armées, lui sera une
aide inestimable.

Le 16 août 1960, en pleine guerre économique avec les États-Unis, le PSP


ouvre son VIIIe Congrès, en présence de partis frères du monde entier.
L’Internationale communiste ne ménage pas son soutien aux camarades caraïbes.
« Tout honnête homme, s’écrie Anibal Escalante, numéro 2, rendra un hommage
mérité au petit groupe d’avant-garde qui a su analyser la situation, tirer les
conclusions nécessaires et fixer la juste stratégie de la Révolution. » C’est là,
avec des mots louangeurs pour Castro, l’autocritique du PSP. Jacques Duclos
(qui, après 1945, avait liquidé le « browdérisme », ce communisme « à
l’américaine », trop conciliant, dont le PSP a subi l’influence) dirige la
délégation française. Il s’écrie : « Qualifier la Révolution cubaine de
communiste, c’est utiliser le procédé auquel nous avons été habitués en France
pendant l’occupation hitlérienne, quand tous les patriotes étaient ainsi qualifiés.
»
Or, Castro caracole déjà très en avant des communistes ! Tad Szulc croit
savoir que Khrouchtchev a déjà assuré à Fidel qu’il n’y a « pas de parti » entre
eux : pour le secrétaire général du PC soviétique, Castro est le « leader
authentique » de la Révolution cubaine. Un des premiers indices que l’on
marche vers « l’unité » – selon la formulation mille fois répétée du PSP –, ce
sera la fusion, dès octobre, des Jeunesses communistes et de celles du M-26 :
elles deviennent simplement les « Jeunesses rebelles ».
La fête nationale du 26 juillet a été célébrée, cette année 1960, à Bayamo. Un
moment à la fois de jubilation et d’inquiétude. L’exaltation vient, naturellement,
de cette sensation d’avoir porté au géant américain une estocade comme il n’en a
jamais reçu dans le monde occidental. On a d’ailleurs fait venir pour la
circonstance – juste retour des choses – l’ancien président du Guatemala, Jacobo
Arbenz, renversé par la CIA en 1954, et qui vit depuis en Tchécoslovaquie. Fidel
lance, ce jour, un cri de guerre nouveau, qu’on entendra répéter dans les années à
venir : « Nous voulons que la cordillère des Andes devienne la Sierra Maestra de
l’Amérique latine. » C’est le premier appel à la révolte du sous-continent contre
l’Oncle Sam.
Inquiétude aussi car les menaces s’accumulent : des préparatifs, encore
modestes mais perceptibles, de la CIA au Guatemala, à ceux de la guérilla de
l’Escambray ; des explosions nombreuses à La Havane aux désertions de
personnalités qui se multiplient ; des rumeurs de complot dans les forces armées
à… la santé de Castro qui donne des inquiétudes. Cela paraît improbable, tant ce
corps immense semble ne pas pouvoir souffrir les maux de l’humanité ordinaire.
Mais c’est ainsi : durant cette période cruciale suivant la diminution du quota
sucrier, Fidel se traîne ; infection intestinale, pleurésie, pneumonie, rien ne lui
est épargné.
Le 10 juillet, c’est le Che qui prononce devant cent mille personnes
rassemblées le discours saluant la promesse d’aide militaire soviétique formulée
la veille et avertissant les « fils du Pentagone » qu’ils risquent désormais « la
destruction totale au moyen de fusées atomiques ». Castro, le même soir,
apparaît à la télévision et parle une heure… de son lit d’hôpital. Le 26 juillet, il
est remis, pour la fête en Oriente, mais s’évanouit presque à la fin du discours.
Le surlendemain, en l’absence de Raúl, toujours à Moscou, le Che, à nouveau,
est chargé de mission : il ouvre le premier congrès de la Jeunesse latino-
américaine, qui a été convoqué pour entourer Cuba d’une garde d’affection
internationale.
Nombre de ses participants resteront un certain temps. Ils constitueront une
brigade de « volontaires de la production agricole » : en fait, un groupe
d’apprentissage des techniques de guérilla, avant un retour martial au pays.
Devant ces jeunes gens, Guevara n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins : « La
Révolution cubaine est marxiste. » Une telle affirmation est si en avance sur les
propos du moment de Fidel qu’un soupçon vient : l’équipe dirigeante est-elle
bien sur la même longueur d’onde ? Lorsque Raúl, successeur désigné, rentre
précipitamment, le 4 août, d’un long séjour à Moscou et en Europe de l’Est, la
rumeur est à son comble.
Or, c’est la maladie de Fidel, dans le climat enfiévré de l’été 1960, qui a
contribué à la propagation de rumeurs de divergence. Au demeurant, Raúl
Chibás, ancien trésorier du M-26, qui vient de se réfugier aux États-Unis après
avoir été démis de son poste de directeur des chemins de fer, déclare : « Au
début, quand la Révolution a commencé à suivre une ligne communiste, j’ai cru
que c’était le fait de Raúl et Guevara. Maintenant, connaissant Fidel, je suis
persuadé que c’est aussi sa politique. »
Cette fièvre conduit à la mémorable journée du 7 août. Au stade de La
Havane, devant cinquante mille personnes, dont les délégués du congrès de la
Jeunesse latino-américaine, Fidel et Raúl, alternant leurs voix en raison de
l’épuisement du Lider, donnent lecture de la liste des entreprises américaines
nationalisées en fonction de la « loi » de juillet. Compagnies de l’électricité et du
téléphone, United Fruit, pétrolière Sinclair, filiales de la Texaco et de la Standard
Oil, trente-six plantations et les raffineries de sucre : il y en a pour sept cent
cinquante millions de dollars – les trois quarts des avoirs yankees dans l’île. Les
conditions de remboursement sont draconiennes : des bons d’État à cinquante
ans, portant 2 % d’intérêt. Une annexe annule d’ailleurs l’hypothèse même d’un
dédommagement : les États-Unis ne seront remboursés que si leurs achats de
sucre annuels dépassent trois millions de tonnes et s’ils les paient au-dessus du
cours mondial. Trois jours durant, La Havane défile devant des cercueils posés
sur les marches du Capitole et portant chacun le nom d’une compagnie
nationalisée.
L’escalade n’est pas tout à fait achevée. Le 18 octobre, Washington impose un
embargo sur ses exportations à destination de Cuba – à l’exception des aliments
et des produits pharmaceutiques. Ponctuellement, Fidel répliquera en
nationalisant les cent soixante-six dernières sociétés à capitaux américains de
l’île : parmi elles, les mines de nickel de Nicaro, les grands magasins Woolworth
et Sears Roebuck and Co., la General Electric, Westinghouse, International
Harvester, Remington Rand, Coca-Cola – le gotha du capitalisme yankee, pour
un montant d’environ deux cent cinquante millions de dollars. La guerre
économique s’achève faute de combattants !
Mais les adversaires se pourfendent encore devant l’opinion internationale.
Washington veut traduire La Havane devant l’Organisation des États américains
(OEA) en tant qu’instrument « du plan mondial de subversion communiste ». La
Révolution, pour sa part, entend attaquer son adversaire devant les Nations
unies. C’est, finalement, devant l’OEA qu’aura lieu la joute. Son résultat, la
deuxième quinzaine d’août, au Costa Rica, est incertain : la « menace
d’ingérence de puissances extracontinentales » dans les affaires des Républiques
américaines est dénoncée par dix-huit des vingt et un États de l’OEA. Mais Cuba
n’est pas nommée dans la résolution finale. Son bouillant chancelier, Raúl Roa,
claque la porte.
En réponse à cette « déclaration de San José », Fidel mobilise « un million de
personnes » (trois cent mille, selon les agences, cinq cent mille, selon Le
Monde). Le 2 septembre à La Havane, il s’ensuit un étonnant « dialogue » entre
le chef et la foule. « Dans le cas où notre île serait envahie par des forces
impérialistes, accepteriez-vous l’aide soviétique ? », demande Castro. De
centaines de milliers de gorges monte ce cri : « Oui, oui, oui », scandé pendant
cinq minutes. Fidel déclare alors que le peuple « constitué en assemblée générale
» a approuvé. Il poursuit en lisant un texte connu comme La « première
déclaration de La Havane » – datée de « Cuba, territoire libre d’Amérique » –,
une image qui deviendra cliché. Puis il fait approuver par la foule
l’établissement de relations diplomatiques avec la Chine : une première sur le
continent. Et avec tous les pays socialistes : une rareté.
Il reste encore à Castro à solenniser à la face du monde sa nouvelle position
internationale. Où le faire de façon plus explicite qu’aux Nations unies ? En
1960, l’ONU célèbre « l’année de l’Afrique », hommage aux quinze nouveaux
États du continent noir admis cet automne… Le lieu est bon aussi : en terre
américaine, à New York, « dans les entrailles du monstre », selon le mot célèbre
du plus illustre des Cubains avant Castro, José Martí.
Les dix journées passées par Fidel dans la presqu’île de Manhattan resteront
un des cauchemars de l’Amérique officielle. Débarqué le 18 septembre avec
quatre-vingts barbudos et deux cents malles au Shelbourne, un hôtel de l’East
Side, le Lider en claque les portes le lendemain. La direction a eu l’audace de
demander à la délégation de verser dix mille dollars de caution : le bruit que les
Cubains, ces temps-ci, sont mauvais payeurs envers les Américains s’est répandu
! Fidel fonce au siège de l’ONU, pousse la porte du secrétaire Dag
Hammarskjöld et le prie de résoudre ce problème. Faute de quoi, dit-il, lui-même
et ses « montagnards » iront camper à Central Park. Bien que l’affaire ne le
concerne pas, le placide Scandinave s’entremet. On trouve un hôtel en plein
downtown, le Commodore : son patron, le magnat Zeckendorf, accepte de loger
tout ce monde gratis. Refus ! Alors le Cubain et sa suite filent au Teresa, un
palace situé très haut dans Harlem où des personnalités noires du monde entier
se retrouvent volontiers. On apprendra que la réservation y a été faite dès avant
l’entrevue avec Hammarskjöld ! Castro aime jouer.
Il s’installe au neuvième étage, dont il ne bougera guère, dix jours durant, que
pour aller au palais de verre des bords de l’East River et visiter des délégations
étrangères. Lui-même reçoit beaucoup. Dès le lendemain de son installation, un
illustrissime personnage se présente au Teresa : rien de moins que Nikita
Sergueievitch Khrouchtchev. Le maître de la deuxième puissance mondiale se
déplace donc, dans les dix-huit heures de son arrivée à New York, pour visiter le
leader, âgé de trente-quatre ans, d’une île de six millions d’habitants dont les
principaux titres de gloire, jusque-là, étaient le boxeur Kid Chocolate, le
musicien Pérez Prado et les cigares havane ! Les deux hommes esquissent le
geste de s’accoler. Mais ce ne peut être ni le baiser à la russe ni l’abrazo à la
cubaine, vue la différence de taille ! C’est donc plutôt un enserrement d’ours, où
le plantigrade n’est pas celui que désigne l’iconographie habituelle. L’entretien
est bref, mais il met en émoi l’Amérique. « Monsieur K. » ne parle plus aux
journalistes que de ce « héros ». On est loin, un an après, de « l’esprit de Camp
David ».
Une nouvelle rencontre entre les deux aura lieu l’après-midi même à la salle
des séances de l’ONU. « K. » fend spectaculairement l’assemblée pour aller
serrer la main de son nouvel ami sous les yeux stupéfaits ou admiratifs des
délégués d’une centaine de pays. Le 23 septembre encore, après l’historique
discours où il a martelé la tribune de son petit mocassin jaune, Khrouchtchev
reçoit Castro à dîner à la délégation soviétique dans Park Avenue. Le diplomate
Arkady Chevtchenko, futur secrétaire adjoint de l’ONU, qui a accompagné le
secrétaire du PCUS depuis son départ de Leningrad sur le Baltika, rapportera
dans ses mémoires de transfuge ces propos de Khrouchtchev : « Castro est un
jeune cheval non débourré. Il a besoin d’un peu de pratique, mais il est plein de
fougue. Soyons vigilants. » Selon Chevtchenko, les deux hommes ont parlé
livraisons d’armes. Mais le numéro 1 soviétique en aurait promis moins que le
Cubain n’en demandait.
Cependant, Fidel voit beaucoup de monde, et du plus beau : l’Égyptien
Nasser, qui a nationalisé le canal de Suez, le Ghanéen N’Krumah, flambeau de
l’Afrique, l’Indien Nehru, gloire de l’anticolonialisme, et les leaders est-
européens tels le Tchécoslovaque Novotny, le Bulgare Jivkov. Le Yougoslave
Tito, en revanche, reste sur son quant-à-soi : l’ex-paria du Kominform déplore
sans doute l’aimantation de Castro par Moscou.

Fidel, qui a amené son chef d’état-major, le mulâtre Almeida, reçoit dans son
hôtel des leaders de la communauté noire des États-Unis, avec en tête le célèbre
Malcolm X. Il invite, un soir, les employés à un barbecue : le Teresa devient un
joyeux bivouac, avec musique caraïbe et effluves épicés. Castro reçoit aussi les
membres d’un comité d’intellectuels qui s’est constitué pour défendre sa
Révolution au cœur même des États-Unis : le Fair Play for Cuba Committee,
une entreprise malaisée dans cette société conformisme. Fidel voit les poètes
Langston Hughes et Allen Ginsberg. Cependant, aux abords du Teresa,
sympathisants et adversaires de la Révolution s’opposent. Par des slogans
contrastés, le plus souvent, parfois aussi au pistolet : une fillette est tuée. On
apprendra plus tard qu’une partie des manifestations hostiles à Castro avait été
coordonnée avec la CIA.
L’agence américaine de renseignements a désormais, en effet, le Lider dans
son collimateur. Et ce n’est pas là qu’une image : depuis l’été, la Centrale
envisage de faire assassiner Castro. C’est une considérable extension du sens de
la « directive secrète » d’Eisenhower. Le 17 mars, le président des États-Unis
n’a ordonné que « l’entraînement de commandos en vue d’actions de guérilla ».
Mais aussi bien, Allen Dulles, patron de l’Agence, est un homme puissant. Pour
cette opération, raconte Peter Wyden dans La CIA prise au piège, le service
américain cherche des hommes de main par le truchement du « Syndicat »,
représentant les intérêts des patrons de casinos et cercles de jeu fermés par la
Révolution cubaine. La Centrale américaine a ainsi contacté Johnny Rosselli,
ancien gros bras d’Al Capone et ex-directeur du Sans Souci à La Havane. La
rencontre aurait eu lieu le 14 septembre au Plaza de New York, quatre jours
avant l’arrivée de Fidel, comme il n’est bruit que du dispositif de sécurité prévu
pour l’occasion.
Pour l’opération, Rosselli a songé à deux gangsters répertoriés au FBI : Momo
Salvatore Giancana, chef de Cosa Nostra à Chicago (et associé de Frank Sinatra,
grand ami des Kennedy, dans une affaire de casino à Lake Tahoe), et Santo
Trafficante, ex-patron du « Syndicat » à La Havane. Leur tâche serait de recruter
un tueur cubain qui tirerait sur Fidel. « Momo » en tient plutôt pour le poison. La
CIA mettra donc au point une pilule à base de toxines botuliques, à faire fondre
dans une boisson. Fait troublant, les deux truands partageaient les faveurs de
Judith Exner, une jolie brunette chanteuse à Las Vegas, avec… John Kennedy.
Le nom de Giancana sera prononcé, avec d’autres, après l’assassinat du
président américain en 1963.
Selon une commission d’enquête présidée par le sénateur démocrate Frank
Church, en 1975, huit opérations au moins du genre cigare empoisonné ou milk-
shake au cyanure ont été montées. On a pu aussi envisager des formules visant à
déconsidérer le Lider : poudre au LSD provoquant « confusion temporaire » et
sels de thallium susceptibles d’épiler la célèbre barbe ! Castro a, quant à lui,
assuré avoir échappé à… trois cents, puis six cents attentats (sa Sécurité
véhiculera, elle, le chiffre de sept cents), dont vingt-quatre au moins par la CIA.
Chance insensée ? Aussi. Mais surtout une immense méfiance, et ce dès la
Sierra, qui lui a fait, après la victoire, monter un service de protection ayant peu
d’équivalents au monde.

« Bien qu’on nous ait fait la réputation de parler longuement, nous nous
efforcerons d’être brefs. » Tel est l’exorde du discours de quatre heures et vingt-
neuf minutes (record jamais battu !) que Castro assène à l’ONU le 26 septembre.
« Je parlerai lentement, pour ménager les traductrices », promet-il. De fait, il
démarre posément. Puis bientôt « les mots roulèrent dans sa gorge, se
bousculant, dégringolant vers le public dans une fureur croissante », écrit Jean
Lacouture, du Monde. Et comme l’orateur s’anime, il passe « à une gesticulation
affolante et peut-être affolée », semblant « se suicider à la tribune ». Castro
paraît pris de logorrhée : « Le voici épuisé, enroué, qui s’embrouille, battant l’air
de ses bras, criant son indignation. »
Et le fond vaut la forme. Le discours est « un effarant défi à l’Amérique ». La
« réception » que lui ont assurée les États-Unis est décrite par le menu. Réécrite,
plutôt : « On a dit que nous avions élu domicile dans une maison close… sans
égard pour la dignité des membres féminins de notre délégation. » Fidel rappelle
cent cinquante ans de relations inégales entre les États-Unis et l’Amérique latine.
Selon l’orateur, la puissance du Nord a tiré un milliard de dollars de son île entre
1950 et 1960. Aussi raille-t-il les six cents millions que l’administration
d’Eisenhower a proposés lors d’une récente conférence à Bogota pour aider les «
vingt Amériques latines ». Il brosse de la situation socio-économique de son île
sous Batista un tableau très noir, noirci, qui demeurera une mine de références…
non vérifiées.
Vient la reprise, mot pour mot, de thèmes soviétiques : déplacement du siège
de l’ONU, institution d’une « troïka » pour remplacer le pauvre Dag
Hammarskjöld, « solution rapide » du problème de Berlin-Ouest, plan de
désarmement. « Le jour où les autres puissances se conduiront comme l’Union
soviétique, la paix régnera dans le monde », s’écrie-t-il. Sur tous les sujets du
moment, il prend parti : pour Lumumba au Congo ex-belge, pour l’indépendance
de l’Algérie – « à cent pour cent » –, contre les « menées américaines » au Laos,
pour l’admission de la Chine à l’ONU. Sa vision du tiers-monde est, à ce stade,
plus affûtée que sa perception des rapports Est-Ouest. Pour finir, une note plus
détendue : « Nous n’userons pas de la force pour libérer Guantanamo », la base
que les États-Unis tiennent à Cuba. Mais il insulte John Kennedy, candidat
démocrate en pleine campagne électorale : le futur président est un « milliardaire
ignare » ; quant à son adversaire républicain, Richard Nixon, il « manque de
cerveau politique ». Pas plus que son ami Khrouchtchev, Castro ne tirera de
substantiels bénéfices de sa prestation. Au moins, à présent, est-il connu du
monde entier.
Son départ a lieu dans les mêmes conditions rocambolesques que son
installation. Cette fois, les États-Unis ont confisqué son avion ! Le Britannia de
la Cubana qui devait le conduire à La Havane a été saisi en exécution d’une
décision de justice, pour le non-paiement de factures à une firme de publicité de
Miami qui vient de réaliser une campagne de promotion pour le tourisme à
Cuba. La mesure sera vite levée, mais l’incident aura permis au Lider de
comparer à la rosserie américaine les bonnes dispositions de l’Union soviétique,
qui lui offre un Iliouchine-18.
Le séjour new-yorkais de Castro a tendu un peu plus, si possible, les relations
américano-cubaines. Le soir même de son retour, le 28 septembre, Fidel annonce
au peuple la création des Comités de défense de la Révolution, les CDR. La
mesure est passée inaperçue de la presse européenne. Il s’agit pourtant d’un
apport véritable de l’île caraïbe à la construction du socialisme mondial. Car les
comités vont constituer un dense quadrillage de la population par elle-même. Ils
assureront une surveillance de chaque cuadra (bloc d’habitation), usine, village.
« Chaque Cubain saura ce que fait l’autre. » L’idée initiale est d’obtenir le
signalement immédiat de tout étranger. Les CDR doivent aussi dénoncer
quiconque, vendant par exemple ses meubles, semble se préparer à émigrer. Non
que le départ soit interdit – il demeure même aisé, sauf pour quelques catégories,
dont des hommes d’affaires –, mais le candidat à l’exil ne peut emporter que des
effets personnels. Une fois la Révolution installée, les CDR ajouteront à la
vigilance un rôle de contrôle social, moral, civique et politique : suivi de la
scolarité des enfants, de la conscription des adolescents, de l’enthousiasme
révolutionnaire des adultes. Responsabilité immense, en vérité. Mais le CDR
devra aussi se préoccuper des voleurs de poules à la campagne et des
chapardeurs en ville. Il lui faudra également rameuter pour les fêtes du régime et
stimuler le volontariat. Il aura encore un rôle d’entraide, en faveur des vieillards
notamment, mais aussi de promotion d’activités culturelles et d’organisation de
tâches sanitaires, telles les vaccinations. Le président du CDR, souvent une
présidente, jouera même un rôle de juge de paix, adoucira les querelles de
ménage. Impossible d’échapper à l’un des deux cent mille comités : 80 % de la
population adulte sera enrôlée dans l’un d’eux. De sorte que l’on peut aussi
annoncer, ce jour-là, que les élections promises dans le programme initial de la
Révolution ne sont plus nécessaires ! La discussion aux CDR sera aussi libre
qu’il est possible, entre voisins. L’atmosphère particulière d’une île – fermée, au
départ cancanière – devait favoriser un tel système, assez oppressant,
d’espionnage social. Le premier chef des CDR est un jeune communiste inconnu
du public : José Matar, sujet brillant et ambitieux.

Les États-Unis, vers cette époque, avisent leurs ressortissants d’évacuer leurs
familles. Castro voit là le prélude à une invasion. Tout octobre 1960 sera ainsi
très tendu. Le 18, Washington a décrété l’embargo. L’un des objectifs est de
priver l’île de pièces de rechange pour les matériels d’origine américaine, fort
abondants. Ce « blocus », comme on dit depuis à Cuba, dure encore plus d’un
demi-siècle plus tard et constitue un grief constamment tisonné par Castro. Le 18
octobre aussi, l’ambassadeur Bonsal quitte La Havane. Le lendemain, Fidel
décrète la mobilisation. En liaison avec une série d’attentats urbains, les maquis
de l’Escambray ont redoublé d’activité. Un débarquement en Oriente, annoncé
par la presse le 6 octobre, impressionne les gens. Le lendemain, aidés par des
militaires, quinze officiers condamnés en même temps que Matos s’évadent.
Alors Fidel lance une vaste offensive en Escambray. Cent mille membres des
CDR et de la milice de l’Inra y sont employés. Les «cédéristes » se voient
assigner une position aux points de passage vers la montagne ; ils creusent un
abri et veillent ; la nourriture leur est apportée chaque jour. Ça, c’est l’« anneau
» (anillo). Cependant, des miliciens ratissent le terrain : ça, c’est le « cercle »
(cerco). Raúl a, plus tard, expliqué qu’il y avait eu, ensemble, plus de trois mille
cinq cents « bandits » dans tout le pays.
Ce qui préoccupe Fidel, c’est que des paysans sont au cœur de cette contre-
révolution. Les cadres en sont d’ex-guérilleros antibatistiens puisque
l’Escambray avait été « travaillé » en 1958 par le second front, très
anticommuniste, de Gutiérrez Menoyo. Des chefs de guérilla locaux prestigieux,
comme Osvaldo Ramírez, ont repris du service. La CIA aide certains des cent
soixante-dix-neuf groupes recensés par Castro ; elle parachute vivres et armes, et
infiltre des volontaires à bord d’hydroglisseurs. De part et d’autre, pas de
quartier. Des miliciens sont retrouvés pendus. Les paysans sont regroupés dans
des « hameaux stratégiques ». Selon Raúl, cinq cents gouvernementaux
mourront dans ces opérations – dont le médecin de Castro, le commandant
Fajardo. On ne sait si c’est lui qui avait eu l’idée de faire autopsier les cadavres
pour savoir quelle nourriture avait été ingérée et en tirer des informations sur les
soutiens locaux aux contras. Fidel intervient pour limiter les tortures. Toute cette
fin d’automne et l’hiver seront marqués de sérieux combats. C’est une mini-
guerre civile, sans aucun doute. Mais la supériorité des castristes est acquise dès
avant le printemps 1961. Cependant, des accrochages auront lieu jusqu’à la fin
de 1965. Et le régime procédera à une rééducation des habitants de la région.
Nombre d’opposants connus, « urbains » ou guérilleros, seront arrêtés cet
automne 1960 : le commandant d’origine américaine William Morgan, l’ex-
secrétaire M-26 de la Confédération syndicale David Salvador, l’ancien ministre
de l’Agriculture Humberto Sorí-Marín. Un personnage obscur, Armando
Valladares, policier de Batista, tombe également après la découverte d’un
arsenal : condamné à trente ans de prison, dont il fera vingt-deux, il se rendra
célèbre pour sa résistance à la discipline carcérale.

Cependant la campagne de l’Église a repris, après l’accalmie de l’été. De


nouvelles lettres pastorales sont publiées en octobre, novembre et décembre
1960. Celle de Mgr Pérez Serántes déclare : « C’est Rome ou Moscou. » De son
exhortation, on retient cette formule : « Cuba oui, communisme non, esclaves
jamais. » L’adresse de Mgr Boza Masvidal est la plus articulée. Elle fait le
compte des griefs contre la Révolution. Celle-ci tolère la religion comme un mal
nécessaire, elle incite à la haine de classe, elle refuse de reconnaître la dignité de
la personne humaine – puisque est désormais méconnu le droit de parler, de
penser, d’écrire –, elle attente au « droit naturel de la propriété », elle discrédite
ses ennemis en les insultant, elle attaque systématiquement les États-Unis,
l’Occident, et elle entretient une amitié de plus en plus étroite avec l’Union
soviétique et ses alliés. Fidel, chaque fois, rétorque vivement : « Ceux qui
critiquent la Révolution recrucifient le Christ. » À l’invite à dénoncer le
communisme, il répond par ce qui est devenu un slogan : « Être anticommuniste,
c’est être antirévolutionnaire. »
Le 9 novembre a lieu l’une des dernières manifestations hostiles au régime.
Un millier d’ouvriers électriciens défilent en scandant : « Cuba sí, Russia no. »
Leur syndicat refuse sa « normalisation », qui a commencé avec la
nationalisation du 6 août. Cinq semaines plus tard, Amaury Fraginals, leur
leader, est destitué par la CTC. Il sera arrêté, mais réussira à s’évader.
Enfin, le 21 décembre, un décret suspend l’inamovibilité des juges. Quatre
jours plus tôt, Fidel avait annoncé : « Le pouvoir judiciaire doit être soumis au
pouvoir populaire. » En deux ans, la « vieille Cuba » a été « démontée ».
Et il en va de même en économie. Le 13 octobre, toutes les banques et trois
cent quatre-vingts sociétés industrielles et commerciales de toutes tailles sont
nationalisées. Le capitalisme a presque cessé d’exister à Cuba. Il ne reste plus de
« libre » que l’artisanat, le petit commerce urbain, très encadré, et des
microactivités industrielles. À la campagne, un « dernier carré » est constitué par
deux cent mille paysans, possédant 30 % des terres cultivables. Quant aux cent
mille Cubains qui ont bénéficié de la Réforme agraire, un nombre non
négligeable a décidé, spontanément ou non, de se mettre en coopérative.
Et, le 14 octobre 1960, c’est une « réforme urbaine » qui est décrétée. Elle
supprime la propriété au-delà de la première habitation. Les plus lésés sont les
particuliers qui avaient placé leurs économies dans la pierre. Les locataires, eux,
deviennent propriétaires de l’appartement qu’ils occupent. Cette réforme ne
coûte pas un centime au régime ; mais elle lui attache, à la vie à la mort, des
centaines de milliers de ces citadins qui, à la différence des paysans, avaient eu
peu, jusque-là, à se féliciter de la Révolution.
Peu avant son départ pour un voyage, fin 1960, en Europe de l’Est, Russie,
Corée et Chine, Guevara a convoqué Julio Lobo. Ce grand capitaliste était resté
à Cuba, n’ayant pas renié sa sympathie pour la Révolution. Le « tsar du sucre » a
raconté à Hugh Thomas : « Le Che m’a d’abord expliqué n’avoir rien trouvé
d’irrégulier dans mes affaires, malgré bien des vérifications : ce pourquoi j’ai été
laissé en paix. Mais, a-t-il ajouté, maintenant nous sommes communistes, et soit
vous rejoignez la Révolution en prenant la direction de l’industrie sucrière
nationalisée, soit vous partez. » Le 13 octobre 1960, Lobo s’éclipse pour Miami,
et de là Madrid.
6
LES CRISES PLANÉTAIRES
(1961-1962)

Eh bien ! nous sommes en régime socialiste.


Fidel Castro, 2 décembre 1961

L’hostilité à présent ouverte des États-Unis envers le castrisme va dominer les


années 1961 et 1962. Pour Washington, le différend a d’abord été présenté
comme « économique » : il n’est pas question d’accepter les « spoliations »
consécutives à la réforme agraire de 1959 et, pis encore, aux nationalisations
industrielles de 1960. Mais, avec le rapprochement engagé par Cuba avec
Moscou, c’est désormais le « risque idéologique » qui est réputé le plus grave.
Les États-Unis, il est vrai, sont en année électorale, en 1960 : une circonstance
qui prédispose mal à la sérénité. La succession du prestigieux Eisenhower
s’annonce serrée, et le débat s’échauffe d’autant.
En outre, l’Amérique est inquiète en ses tréfonds : le lancement, en octobre
1957, du Spoutnik soviétique, a révélé un retard technologique dans le domaine
crucial des fusées. Le thème du missile gap sera martelé par l’aspirant démocrate
à la présidence, John Kennedy. L’anxiété américaine est alimentée par les
fréquentes allusions de Khrouchtchev à la possession par son pays de l’« arme
absolue ». Et il ne faut pas négliger l’atmosphère de crise qu’il entretient depuis
1958 sur Berlin. Sur ce fond, Castro ajoute sa petite note. En elle-même, Cuba
n’est pas une menace. Mais ne va-t-elle pas accueillir une base de sous-marins
ou des fusées soviétiques – la presse américaine bruit de ce fantasme – et ne
donnera-t-elle pas corps aux propos de ses dignitaires, adjurant de tisonner la
révolution en Amérique latine ?
Kennedy a, le premier, évoqué la « doctrine de Monroe », violée par la
promesse de « Monsieur K. » d’aider Cuba avec « l’artillerie » de ses fusées. Le
candidat républicain, le vice-président Nixon, ne peut demeurer en reste : le 18
octobre 1960, à Miami, il proclame la nécessité d’extirper le castrisme, ce «
cancer intolérable ». L’état-major de Kennedy diffuse, en réponse, une note
évoquant l’urgence de soutenir « les combattants de la liberté » – une appellation
désignant les opposants à Fidel, et qui resservira. Kennedy a été « briefé » par
Allen Dulles, le patron de la CIA, sur la préparation d’une « force de guérilla »
au Guatemala. Nixon, qui en sait pourtant bien davantage, trouve « irresponsable
» la proposition de son adversaire lors de la dernière de leurs célèbres
confrontations télévisées, le 21 octobre. Le démocrate, lui, déclare à propos de
l’embargo décrété trois jours plus tôt par le gouvernement républicain : « Trop
peu et trop tard. »
Castro feint de se réjouir de la victoire de Kennedy, le 4 novembre. Le Lider
avait craint que, pour aider « son » candidat, Eisenhower ne lançât une invasion
avant l’élection. « Cuba doit d’abord compter sur ses propres forces » devient, à
cette époque, un slogan du régime. Fidel a bien perçu que l’Union soviétique
l’aidera d’autant plus qu’il se montrera lui-même déterminé. La mobilisation
générale devient, dès lors, périodique. Elle est parfois justifiée par une vraie
tension ; souvent aussi, c’est une occasion de galvaniser les énergies tout en
attirant la sympathie internationale sur le « David cubain menacé par le Goliath
américain ». L’ordre est de « défendre chaque maison » ; au cas où La Havane
serait prise, la stratégie est de constituer « un réduit oriental ». Fidel dit : « Nous
ne voulons pas rompre avec les États-Unis, mais s’ils veulent partir, qu’ils
partent. » C’est Eisenhower, de fait, qui décide de couper tous les liens
diplomatiques, le 3 janvier 1961.

Cuba n’est pas encore alliée à l’Union soviétique, mais il y a eu réorganisation


de l’économie autour du bloc socialiste. En décembre 1960, on a appris que
Moscou offrait d’acheter, l’année suivante, deux millions sept cent mille tonnes
de sucre, et que les États-Unis renonçaient à leur quota pour 1961. Les ventes de
cette denrée « stratégique » restaient « équilibrés » : 40 % avec les États-Unis,
60 % avec l’Est. Mais la noria des pétroliers et cargos entre Baltique et mer
Noire d’une part et l’île caraïbe de l’autre va s’accélérant. Le basculement sur le
bloc socialiste sera complet l’année suivante, et ce d’autant que la Chine achète
un million de tonnes pour 1961.
Idéologiquement, la proximité est déjà grande. Guevara s’est exprimé à
plusieurs reprises sur le sujet. En décembre 1960 s’ouvre la première des douze
« écoles d’instruction révolutionnaire », centres de formation de cadres. Le
directeur en est Jesus Soto, communiste de toujours, compagnon d’université de
Fidel. Le professeur le plus prestigieux en est Carlos Rafael Rodríguez, directeur
de Hoy, quotidien du PSP. La « bible » sur laquelle on planche est Fondements
du socialisme à Cuba, de Blas Roca, secrétaire du parti. En un an, vingt mille
élèves seront recyclés au marxisme-léninisme. Une ENA mâtinée de Saint-Cyr
s’ouvre dans l’ancien collège Belén.
Tout ceci retient peu l’attention du monde car le Lider n’a pas encore émis de
doctrine sur le sujet. Pour le bloc socialiste, Cuba est un phénomène étrange
mais tout de même sympathique. Khrouchtchev ne semble pas loin d’y voir une
source de cette eau de jouvence dont il souhaiterait abreuver son pays. Et, bien
entendu, on songe au relais que l’île pourrait fournir vers une Amérique latine
jusque-là inaccessible et cependant tentante – à la veille, croit-on, de sa
Révolution générale. La fameuse réunion mondiale des PC, à l’automne 1960, à
Moscou, roule, pour partie, sur ce thème.
Diplomatiquement, l’île est à la croisée. Début 1961, sept pays américains ont
rompu avec elle : outre les États-Unis, cinq dictatures (République dominicaine,
Guatemala, Nicaragua, Haïti, Paraguay), mais aussi le Pérou. Des exilés
anticastristes ont, lors d’un raid dans les locaux de la légation de La Havane à
Lima, découvert la preuve que l’ambassadeur cubain a alloué trente mille dollars
aux communistes péruviens : Ricardo Alonso le reconnaîtra en 1965, après sa
défection. Peut-être Fidel ne cherchait-il pas tant, d’emblée, à fomenter partout
la Révolution qu’à en aider d’autres… à l’aider lui-même. Les écrits soviétiques
de l’époque indiquent la consigne pour les PC latinos : « Défendre la Révolution
cubaine. » Mais ces partis manquent de moyens, d’où l’idée de leur en fournir
via La Havane.
À la fin de 1960, la plupart des États du bloc socialiste ont leur ambassade
dans l’île. La Chine elle-même, dont la querelle avec Moscou est devenue
publique, n’est pas en reste. La Révolution caraïbe, il est vrai, a fait assaut de
voyages à Pékin, du numéro 1 communiste Blas Roca au grand Guevara. Fidel
entend ne se couper d’aucune composante du mouvement.
Sur le plan militaire, Cuba a surtout reçu des armes légères tchèques. Mais à la
parade du 2 janvier 1961, pour la première fois, la foule voit des tanks
soviétiques. Des pilotes s’entraînent sur Mig mais aucun appareil n’a été livré. «
Simplement », Khrouchtchev a-t-il vaguement tendu son parapluie atomique.
Cuba, qui s’est retirée de la Banque mondiale, demeure membre de la Junte
interaméricaine de défense : un bon poste d’observation. Washington l’en
délogera, à la majorité requise, en 1961.

Cependant, en ce début de l’an III, cent mille Cubains environ ont abandonné
leur patrie. Quelques milliers sont des batistiens peu reluisants, enfuis dès la
victoire de Castro ; cinquante mille ont suivi fin 1959 dans l’émotion de la
réforme agraire, des « journées d’octobre » et, surtout, de l’arrestation d’Huber
Matos ; cinquante mille autres sont partis en 1960. Tous rejoignent des dizaines
de milliers de compatriotes installés autant à New York qu’en Floride depuis la
grande crise des années 1930. La plupart ont utilisé les canaux réguliers de la
Cubana, de la Panam, ou le ferry boat. Les moins assurés de leur situation ont
affrété de petits navires. Presque tous se retrouvent en face de La Havane, pour
ainsi dire : à Miami.
L’américanissime cité des retraités s’hispanise à vue d’œil. Se habla español
et Productos latinos : ces panonceaux se lisent aux devantures d’un nombre
croissant de boutiques dans la Calle Ocho (rue numéro 8), principale artère de ce
que l’on dénomme déjà Little Havana. La Floride redevient ce qu’elle était à la
fin du XVIIIe siècle, sous la colonie espagnole : « La jurisdicción de La Habana
ultramar » ! Il arrive qu’on s’y fasse prendre en charge par un chauffeur de taxi
qui est un ex-médecin cubain : la moitié ont quitté l’île entre 1959 et 1961 ; il est
aussi imaginable de se voir aider, pour le choix d’une paire de chaussures, par un
ex-architecte, un vétérinaire, un professeur. Des cinémas projettent des films
sous-titrés en castillan. Des journaux qui ont disparu à La Havane reparaissent
en Floride. Washington débloque des fonds prévus pour aider des réfugiés d’un
« pays sous contrôle communiste ». Les exilés vont vite peser dans la vie
américaine.
À la fin de l’été 1960, cinq organisations d’exilés avaient annoncé aux États-
Unis la création d’un « Front révolutionnaire démocratique ». Les personnalités
dominantes en sont Tony Varona, ex-Premier ministre de Prío, Manuel Artime,
chef du groupe MRR, catholique intégriste, et Justo Carillo, président de la
Banque du développement sous Fidel. À eux s’est joint, en novembre, Manuel
Ray, ancien « patron » de la résistance urbaine à Batista. Il ambitionne de faire «
du fidélisme sans Fidel » : oui aux réformes, non à l’accaparement du pouvoir.
Mais Ray, qui représente l’aile gauche de l’exil, ne sera jamais à l’aise à Miami :
trop de batistiens, trop de CIA !
La Centrale du renseignement américaine travaille au « programme d’action
secrète » contre Castro lancé par la directive Eisenhower de mars 1960. Elle a
confié l’opération à l’adjoint « Action » du directeur Allen Dulles. Richard
Bissell a été l’un des cerveaux du plan Marshall, puis le coconcepteur, en 1957,
de l’avion-espion U-2. En 1958-1960, il a coordonné le programme de
lancement d’un satellite d’observation. L’homme a une réputation si flatteuse
qu’il est programmé pour être le successeur du patron. Au printemps 1960, la
CIA a ouvert un camp pour les guérilleros anticastristes dans la sierra
guatémaltèque : la plantation de café Helvetia, près de Retalheu, appartient à un
proche du président Ydigoras Fuentes. Une piste d’aviation y est opérationnelle
à la fin de l’été.
Étonnant : la mise sur pied d’une force paramilitaire pour de « futures actions
de guérilla » va glisser vers la création d’une « brigade de combat ». Quiconque
s’intéresse au phénomène de prise de décision dans les sociétés démocratiques
peut apprendre d’une étude de ce cas. Le mode de travail inhérent à une grosse
institution a joué : beaucoup de « micro-décisions » étaient prises lors de
réunions informelles, sans comptes rendus. Et, de fait, l’opération a évolué
insensiblement, par le seul vouloir de Bissell, à qui ses succès antérieurs
assuraient la confiance du milieu. Le pouvoir politique, enfin, n’a pas exercé son
rôle, soit qu’il y accordât une attention distraite, comme Eisenhower, ou
hystérique comme Nixon, ou encore qu’il se sentît engagé par les décisions
prises, comme Kennedy…

Il n’y a pas de « trêve des confiseurs » à Cuba dans la nuit de la Saint-


Sylvestre 1960-1961. Le gouvernement décide sa deuxième mobilisation
générale en deux mois. L’après-midi du 31 décembre, le grand magasin La
Época a flambé. Des bruits ont couru de parachutages dans l’Escambray. Cuba
va vivre les trois premières semaines de 1961 sous les armes puisque Castro est
persuadé que, avant de remettre le pouvoir, le 20 janvier, à Kennedy,
Eisenhower attaquera. Il annonce la mobilisation sur les coups de minuit devant
dix mille instituteurs rassemblés pour l’inauguration de « l’Année de l’éducation
». Car, après 1959 – « la Libération » – et 1960 – « la Réforme agraire » –, l’an
III a été baptisé d’après ce qui devrait être la tâche principale de 1961 :
l’alphabétisation, par des « brigades de volontaires », de centaines de milliers de
citoyens. Devant ces soldats du nouveau devoir révolutionnaire, Castro s’écrie :
« Cuba vit des moments de grande tension et de péril. » Car certaines lignes du
plan Dulles ont « fuité ». Le front de mer est interdit à la circulation et hérissé de
batteries de canons pointées vers le large. Partout on creuse des tranchées.
L’accès aux plages est interdit. Des miliciens fouillent les automobiles. Des
soldats sont en faction devant les édifices publics. Ces scènes ne sont pas encore
passées dans les mœurs : même Guevara semble trouver qu’on en fait trop. « Les
journaux exagèrent lorsqu’ils commentent nos informations sur une attaque
américaine », dit-il à la télévision. Castro vient d’annoncer la réduction de la
représentation yankee au minimum compatible avec sa survie. Est-ce l’invasion,
après qu’Eisenhower a taillé la corde le 3 janvier ? Non. Le 20, Kennedy prête
serment, et Che d’annoncer : « Le danger d’une invasion a baissé. » Pour Castro,
« la parole est à la nouvelle administration ».
Fidel a-t-il cru aux bonnes intentions du nouveau chef de l’État ? Il est inquiet,
en tout cas : le 10 janvier, le New York Times a révélé, à sa une, sous la signature
de son envoyé spécial Paul Kennedy, certains détails sur l’entraînement des
anticastristes au Guatemala. La guérilla de l’Escambray a, en outre, atteint une
phase dure, et nul ne sait que c’est son point culminant. Le terrorisme urbain est
à son apogée. L’opposition de l’Église se fait véhémente. Et Castro craint de
nouvelles ruptures diplomatiques latino-américaines. Tout cela, certes, ne l’abat
point. Mais, comme cela lui arrive lorsque tout se ligue contre lui, il ferait bien
une petite pause.
Or, Kennedy ne remplit pas les espoirs de Castro. Dès le 1er février, lors de sa
seconde conférence de presse, il indique que l’internement, par Cuba, et pour
trente ans, de six citoyens américains, ne facilitera pas les relations. Et il
n’interrompt pas les préparatifs au Guatemala. Le 11, Fidel dénonce « l’attitude
agressive et provocatrice » du président. La rupture est consommée avec le
deuxième chef d’État américain de l’ère Castro.

Cependant, les premières difficultés économiques sont perceptibles dès 1961.


La désorganisation des campagnes consécutives à la réforme agraire provoque
une pénurie. Laquelle se poursuivra une partie des années 1960, anticipant les
restrictions des années 1980 et la terrible régression de la « période spéciale »,
après la disparition de l’Union soviétique. Mais il est vrai que désormais, à la
différence du passé, ce sont les ruraux, c’est-à-dire près de la moitié de la
population, qui ont à leur suffisance. Et, plus que tout, la Révolution a mis fin au
chômage saisonnier de quatre cent mille macheteros – un scandale qui a été la
justification du castrisme. En ville, au contraire, certaines mesures
révolutionnaires affectent aussi des secteurs « humbles » (le mot, pudique, est de
Fidel). À la différence de pays du tiers-monde, où beaucoup crèvent de faim à
côté d’autres qui cherchent à maigrir, tous les Cubains « doivent apprendre à se
serrer la ceinture » : c’est Guevara qui le dit. Nommé le 23 février ministre de
l’Industrie, il devient responsable de cet immense secteur (environ cent
cinquante mille salariés) qui a été nationalisé, et qui représente près des quatre
cinquièmes de la capacité productive secondaire de l’île. Les mois précédents,
tout cela, de même que l’agriculture socialisée, avait été géré par l’Inra – c’est-à-
dire par Castro. Or, le style de Fidel, c’est de fondre sur tel détail, non de
s’atteler au quotidien ardu. La gestion de l’économie aura donc, avec le Che –
travailleur méthodique encore qu’esprit dogmatique –, un responsable d’un autre
type, mais dont le programme est loin d’apparaître clairement.
La zafra de 1961 s’annonce bien : elle sera bonne, en effet, avec six millions
huit cent mille tonnes. Aucune autre ne sera aussi substantielle durant des
années. Guevara, on l’a dit, songe à en finir avec la « tyrannie » du sucre. Son
rêve, c’est la diversification agricole. Et, surtout, il voudrait mettre l’industrie
avant les bœufs – tentation de tout nouveau pays indépendant. La Révolution
réduit donc ses superficies de cannaies. Mais le nouveau ministre de l’Industrie
n’a pas intégré que, pour industrialiser, il faut des devises et que, pour avoir des
devises, il faut… vendre pas mal de sucre.
La diversification des cultures (pour l’essentiel le riz et le coton, qu’on
abandonnera, puis reprendra) se fait souvent sur de bonnes terres gagnées sur la
canne. Et, pis encore, on a cessé, dès 1960, de bouturer, et cela promet des zafras
désastreuses : 1963 verra la pire récolte du siècle.
Quant à l’industrialisation forcée, elle commence par une désorganisation de
l’existant, nationalisé en 1960. Certes, stimulée par le coup de fouet initial au
pouvoir d’achat, 1961 sera une bonne année. Ce sera aussi la dernière pour
longtemps. La plupart des managers sont partis. Mais les contremaîtres et les
techniciens ne sont pas davantage restés : ils auraient eu peu à perdre au nouveau
cours des choses, mais ils ont été dédaignés. Ce sont donc des jeunes gens ayant
conquis leurs brevets dans la Sierra qui sont propulsés à la tête des usines. Le
résultat : « Pas un jour où il ne faille en renvoyer un pour incompétence »,
déclare le Che lui-même.
La situation des travailleurs des villes connaît une vraie régression. Castro ne
le nie pas véritablement. La Révolution n’est pas pour vous, avait-il déclaré en
substance à des publics d’ouvriers ou d’employés durant l’été 1960. La
conséquence est une poussée, dès 1961, de l’absentéisme. Le régime répliquera
par des tours de vis : interdiction des grèves, définition d’un « crime contre la
production », diminution des vacances, obligation du syndicat unique, blocage
des salaires, emprisonnement pour absences répétées, transferts autoritaires…
On imagine la retombée de l’enthousiasme.

Seule la « stupide » (dixit Kennedy !) tentative d’invasion d’avril 1961, vite


connue de la planète comme l’opération de la « baie des Cochons », pouvait,
dans ce contexte, refonder le pouvoir d’un Castro désormais soumis à une
contestation diffuse relayée par une opposition intérieure violente. Il se trouve
d’ailleurs que la « baie des Cochons », choisie par la CIA comme lieu du
débarquement de quinze cents Cubains anticastristes qu’elle a entraînés, Castro
la connaît comme la poche de son battle-dress où il glisse ses stylos, son éternel
carnet de notes et ses cigares Cohiba ! Car, dans les premiers mois de la victoire,
le Lider, ayant entrepris un repérage de son île comme son père l’aurait fait
d’une nouvelle parcelle, a découvert, fasciné, le marécage de Zapata. Moustiques
et alligators, les plus nombreux des hôtes de ces lieux, en faisaient tout sauf un
jardin d’Éden. Mais Fidel a trouvé mille raisons d’en être passionné. Tout
d’abord il aime la nature. Et, surtout, c’est là une terre vierge, ouverte à son
imagination démiurgique. La zone était habitée par cinq mille personnes, plus
misérables encore que les misérables de l’Oriente : des fabricants de charbon de
bois et leurs familles nombreuses. Castro imagine bien vite leur apporter le salut
de la Révolution : les enfants seront pensionnaires dans les écoles de La Havane
et des dispensaires seront installés. Et, surtout, il se toque de créer, au bord de la
Baie, deux villages de vacances pour amoureux de la nature désireux de ne pas
bronzer idiots. C’est dire que là où les anticastristes devront chercher leurs
repères, lui connaît le terrain.
Pourtant, début 1961, c’est l’île des Pins que le Lider fortifie – idéale tête de
pont, juge-t-il, pour ses adversaires. Et il incorpore trente nouveaux chars
Staline-III venus d’Europe de l’Est à la cinquantaine en service. Pour prouver sa
détermination, il fait fusiller le comandante William Morgan, d’origine
américaine, convaincu d’activités contre-révolutionnaires. Et l’on annonce
l’ouverture, à Santa Clara, d’un procès monstre contre trois cent quatre-vingt-un
« bandits » capturés dans l’Escambray – dont un prêtre.
Cependant, les États-Unis ont préparé le terrain diplomatique. Le 13 mars,
Kennedy a convoqué les dix-huit ambassadeurs des pays latino-américains avec
lesquels Washington a des relations – ce qui exclut Cuba, bien sûr. Il leur
annonce un plan d’aide. Le 3 avril, le département d’État publie une brochure
justifiant l’invasion à venir. Les États-Unis, y lit-on, ne sont « pas hostiles à la
Révolution cubaine », mais se désolent qu’elle ait été « trahie » et que Castro en
ait fait une tête de pont soviétique. Dans une conférence de presse, Kennedy
promet « qu’aucun ressortissant américain ne participera à une quelconque
action militaire pour renverser le régime Castro ». La formulation est ambiguë :
il est vrai que les forces armées des États-Unis ne seront pas engagées dans des
missions de combat, mais qui tient l’affaire à bout de bras ? En réalité, Kennedy
hésitera jusqu’au bout à donner le feu vert. Il est convaincu que l’affaire est
techniquement peccamineuse, mais comment arrêter une machine qui court sur
son erre depuis des mois ?
Les exilés, eux, ont fourbi leurs armes politiques. Le 20 mars, le Front
anticastriste a annoncé la création d’un « Conseil suprême » présidé par Miró
Cardona. L’ex-Premier ministre de Fidel précise que cette instance se
transformera en « gouvernement provisoire » dès qu’elle se sera « assuré une
assise sur le sol de Cuba ». Le 7 avril, un porte-parole annonce que l’invasion «
aura lieu dans les quinze jours ». Voici Castro prévenu !

Le « top départ » de Kennedy est donné le dimanche 16 avril à 14 h 10, alors


que la flottille filait sur Cuba depuis quarante-deux heures !
Le débarquement a été précédé, le 15 avril, par un bombardement de trois
aéroports cubains. Les six appareils de cet assaut sont des B-26 américains de la
Seconde Guerre mondiale maquillés à l’étoile des forces aériennes cubaines et
leurs pilotes sont des aviateurs ayant moins bien supporté Castro que Batista,
ainsi que quelques civils reconvertis. Les avions sont partis de ce Nicaragua de
Somoza qui n’a rien à refuser à Washington et qui dispose d’une longue façade
caraïbe autant dire déserte. Deux autres pilotes ont, eux, décollé un peu plus tôt
afin d’aller… se poser à Miami : ils devront soutenir être des déserteurs des
forces castristes ayant choisi la liberté après avoir bombardé leur base. Kennedy
ayant imposé que le « niveau sonore » de l’agression soit réduit au minimum,
c’est là la « couverture » qu’a mise au point la CIA – qui sera d’ailleurs vite
éventée.
L’effet recherché par cette attaque – la destruction au sol de l’aviation cubaine
– n’a été que partiellement obtenu. Fidel a perdu cinq appareils, dont un seul
moderne. Il a encore huit avions : quatre Sea Fury britanniques, un B-26
subsonique, ainsi que trois T-33 à réaction, des appareils d’entraînement
américains. Tout ce matériel avait été fourni à Batista pour lutter contre Castro !
Le commandant en chef est venu inspecter la principale base de l’île, San
Antonio, à vingt kilomètres à l’ouest de la capitale. Il a recommandé d’éparpiller
les avions, en cas d’attaque, et fait regrouper des engins hors service comme
appeaux.
Armés chacun de deux mitrailleuses de 50 millimètres, les T-33 vont, durant
les deux journées chaudes de l’invasion, assurer la police du ciel face aux B-26
des envahisseurs, trois fois plus lents. Un des héros de l’aventure sera le jeune
pilote Rafael del Pino. Sa bravoure lui vaudra de gravir tous les échelons jusqu’à
vite devenir chef d’état-major de l’armée de l’air.
Cependant, l’attaque des B-26 anticastristes contre le terrain de Libertad (ex-
Columbia) a fait sauter un dépôt de munitions. Le camp étant situé au cœur d’un
quartier résidentiel, sept personnes ont trouvé la mort. Le 16 avril, Fidel conduit
les obsèques. Il compare cette attaque à celle des Japonais contre Pearl Harbour,
en 1941. Il disqualifie la version d’une attaque conduite par des déserteurs
cubains, que présente au conseil de sécurité de l’ONU le représentant de
Washington, Adlai Stevenson.
Le Lider réserve sa plus grosse surprise pour la fin de la cérémonie : « La
Révolution cubaine est socialiste », annonce-t-il. Et de galvaniser les troupes par
une exhortation demeurée fameuse : « Cette révolution des humbles, par les
humbles et pour les humbles, nous jurons de la défendre jusqu’à la dernière
goutte de notre sang. » L’explication de la révélation par Fidel du caractère
socialiste de sa Révolution est simple : à la veille, il le sait, d’une attaque
majeure contre son régime, il doit s’assurer du concours maximal du camp
socialiste. Sa victoire fulgurante contre la Brigade 2506 n’a pas laissé au
Kremlin le temps de se poser de cas de conscience. Mais, de fait, l’Union
soviétique va, sitôt après, accélérer ses livraisons de matériel.
La première action du Lider est de faire arrêter, par le chef de la police,
Ameijeiras (un des premiers paysans ralliés de la Maestra), tous les suspects
d’opposition, voire de tiédeur. Environ cent mille personnes sont interpellées
durant le week-end – la plus gigantesque rafle de l’histoire des Amériques. Les
listes ont été dressées par les CDR. Les prisons, les commissariats, les casernes
ne suffisent pas : des stades feront l’affaire. Le Lider admettra plus tard que «
des injustices ont été commises ». Les catholiques, dont le clergé, sont
spécifiquement visés ; les évêques eux-mêmes sont mis aux arrêts domiciliaires ;
le vieux cardinal Arteaga, lui, s’est réfugié dans une ambassade. L’ex-ministre
de l’Agriculture Sorí-Marín est fusillé le 18 avril.

L’alerte est maximale dans tout Cuba à partir du 15 avril. Il n’est donc pas
surprenant que le débarquement « paisible et nocturne » souhaité par Kennedy
soit connu de Castro trois heures après l’arrivée du premier canot pneumatique.
Cinq cargos appartenant à un Cubain anticastriste, Eduardo García, et loués par
la CIA, ont, sous escorte de la Navy, embarqué les mille cinq cents hommes de la
Brigade 2506 à Puerto Cabezas, au nord-ouest du Nicaragua, pour les mener à
l’entrée de la baie des Cochons. Là, des chalands débarqués d’un bateau-gigogne
ont conduit les hommes vers les plages choisies : la « bleue » (Playa Girón), à
l’entrée, et la « rouge » (Playa Larga) au fond. Des miliciens castristes sont en
faction à Girón. Les rescapés du premier choc donnent l’alerte. Ainsi Castro est-
il aussitôt contacté au « Point-Un », son PC secret au cœur de La Havane relié à
ses commandants de secteur : Che pour l’ouest, Raúl pour l’est et Almeida pour
le centre (Fidel s’est réservé la capitale). De la conférence de presse de Kennedy,
il a compris que l’invasion ne sera pas le fait de forces américaines, ce qui est
rassurant. La question centrale devient alors : les « mercenaires » de Girón sont-
ils l’élément principal ou une diversion ? Fidel a la réponse lorsque, peu après
l’aube du 17, des B-26 partis du Nicaragua larguent des paras en arrière de la
baie : leur mission est de s’assurer le contrôle des routes conduisant aux plages
pour empêcher l’arrivée de renforts castristes.
Dès lors, Fidel a une obsession : empêcher la tête de pont de se consolider. Il
est capital pour lui de prévenir le débarquement dans l’île du « Conseil » de
Miró Cardona. Il a beau, lui, avoir dénommé cette instance « le Conseil de la
vermine » (consejo de los gusanos), il veut à tout prix interdire que,
métamorphosée en « gouvernement provisoire », l’équipe fasse appel aux États-
Unis. Castro est décidé à défendre l’île à tout prix (il a déclaré accepter des «
centaines de milliers de morts ») en faisant fond sur ses deux cent mille miliciens
et vingt-cinq mille soldats.
L’ordre que donne Castro à ses sept (sept !) pilotes est d’attaquer à la roquette
et à la bombe les navires de débarquement. Pour l’instant, qu’ils négligent le va-
et-vient de péniches et canots, ainsi que les forces déjà débarquées : ça, c’est la
cible des miliciens et des fantassins. L’urgence est de couper la brigade de ses
approvisionnements en mer. Couverts par les T-33, les Sea Fury s’activent :
Girón, il est vrai, n’est qu’à quarante minutes du terrain de San Antonio ; ils
peuvent donc tenir l’air sans désemparer. Au milieu de la première matinée, ils
ont coulé deux cargos : le Houston, qui s’échoue avec la réserve de carburant
pour les chars débarqués et deux cents hommes à bord ; le Rio Escondido, qui
explose, volatilisant les équipements médicaux. Dès lors, les autres navires
s’éloignent. En outre, les B-26 des mercenaires, qui ont sept heures de vol aller
et retour pour une demi-heure de bombardement, ne feront plus que des
apparitions. L’aviation castriste va alors pouvoir se concentrer contre les
bataillons débarqués : trois d’infanterie, un d’artillerie, un de blindés et un de
paras.
À terre, le premier choc est soutenu par le bataillon de l’école des Cadets de la
milice de Matanzas, commandé par José Ramón Fernández, dit « le Galicien »
pour ses origines espagnoles. Cet officier avait été l’un des « Puros » qui avaient
conspiré contre Batista – un profil très proche en somme de celui du
commandant de la Brigade 2506, José Pérez San Román, qui, capitaine en 1958,
avait tenté d’assassiner le tyran. Le petit millier d’élèves officiers de Matanzas
sera le fer de lance des deux journées et demie épiques. Artisan de la victoire, le
Galicien aura le bon goût de ne jamais s’en vanter. Cela lui vaudra une belle
ascension dans l’appareil. (Girón sera d’ailleurs la troisième occasion, après la
Moncada et la Sierra, d’entrer dans le saint des saints révolutionnaire.) Ainsi,
Castro pourra, le temps ayant passé, s’attribuer tout le mérite de la victoire dans
un livre de six cents pages reproduisant tous les ordres qu’il a donnés au fil de
soixante heures « chaudes ».
Le commandant en chef Castro ne peut s’empêcher, le lundi 17 après-midi, de
paraître sur le terrain. Une photo de lui, un fusil à la main gauche, cigare aux
dents, entouré d’officiers et de soldats en armes, fait le tour du monde. Elle
prouve que le chef n’a rien à craindre de ses troupes. L’invasion ne déclenchera
pas de soulèvement, contrairement à ce qu’espérait la CIA. Le QG castriste a été
choisi par Fidel lui-même : une sucrerie dénommée Australia, à trente kilomètres
au nord de la baie des Cochons, juste en arrière du marécage de Zapata, là était
le seul téléphone disponible.
Pour la vérité, le chef suprême est un peu dans les pattes du Galicien.
Simplement l’éloigne-t-on des lieux où pleuvent les coups. Il devra, d’ailleurs,
rentrer à La Havane : on signale en effet un autre débarquement. Fausse alerte !
Cependant, les cadets de Matanzas ont marqué des points. Ils se sont emparés,
avant que n’y parviennent les paras de la Brigade 2506, d’un terrain d’aviation
situé en arrière de Girón. Cette piste aurait dû permettre l’atterrissage de renforts
et, surtout, de l’équipe de Miró Cardona – mais on n’en est déjà plus là ! Les
miliciens ont aussi sécurisé, lundi à midi, El Palpite – clé de la route vers
Matanzas et la capitale. Les anticastristes de la « plage rouge », environ quatre
cents hommes, sont ainsi bloqués dans une poche, encore reliée à « la bleue » de
Girón, mais désormais peu profonde.
La première nuit ne permet pas à la Brigade 2506 de se renforcer, vu
l’éloignement des cargos. Fidel, au contraire, continue d’amener des miliciens,
de La Havane pour l’essentiel. Il a vingt mille hommes sur les lieux, désormais.
Et, surtout, ses tanks et son artillerie sont à pied d’œuvre. Le mardi 18 à l’aube,
les révolutionnaires pilonnent Erneldo Oliva, commandant en second des
contras, un Noir qui se bat tel un démon au fond de la baie. Ils s’efforcent par
ailleurs de reprendre San Blas, un village stratégique capturé par les «
mercenaires », en faisant donner les Staline-III. La bataille, à ce point, reste
indécise : les anticastristes ont un meilleur armement, mais ils combattent à un
contre vingt. Les castristes progressent non seulement par les routes mais aussi
par les marais – ici pour contourner un nid de résistance, là pour amorcer une
tenaille. Oliva propose que tous se dirigent vers l’Escambray, distant de cent
kilomètres. San Román, le numéro 1, refuse, sûr que les États-Unis ne laisseront
pas écraser « leurs » hommes.
À Washington, cependant, on a compris la gravité de la situation – en dépit
des communiqués délirants du Comité révolutionnaire. À l’ONU, les choses
tournent à la confusion des Américains. Kennedy, cependant, résiste aux
conseillers le suppliant de ne plus ménager le soutien aérien d’abord si
chichement accordé. Cela lui sera reproché comme cause de la défaite.
Le mercredi 19 est le dernier jour de l’aventure. La poche de Playa Larga («
rouge ») est évacuée par Oliva qui replie ses troupes vers Girón. Le cercle
castriste se referme autour de la plage « bleue ». Il est évident que les
Américains ne viendront plus à la rescousse. Prendront-ils le risque d’aider à
l’évacuation ? Deux destroyers, Eaton et Murray, se présentent le 18 après-midi,
apparemment pour ce faire. Des chars castristes tirent dans leur direction, sans
peut-être les viser : le Galicien est conscient qu’un coup au but peut provoquer
une réplique de la Navy et changer la face des choses. Aussi bien les mercenaires
refusent-ils l’évacuation, écœurés d’avoir été lâchés, et les navires rebroussent
chemin. Les contras prennent la direction des marécages, après avoir saboté leur
matériel. Avant le crépuscule, les combats seront terminés. Castro restera à
diriger la traque. La dernière radio antifidéliste se taira le jeudi, à 3 heures du
matin.

On compte les morts. La brigade en a eu cent quatorze ; les castristes en


déplorent officiellement cent soixante et un ; sans doute trois fois plus. Mais les
assaillants survivants sont presque tous capturés. Parmi eux figure la quasi-
totalité des chefs – et, en prime, le fils de Miró Cardona. Mille cent quatre-vingt-
trois sont pris, sur un total de mille cinq cent quarante-trois enrôlés, dont environ
mille trois cents ont effectivement combattu.
La Révolution ne brutalise pas les prisonniers. Cela ne la dispensera pas de les
humilier. Castro les inspecte sous l’œil des caméras. Puis il les interroge par
petits groupes, plusieurs soirs de suite, devant des centaines de milliers de
téléspectateurs. Les médias montent en épingle les quelques cas de « fils de
famille ». On insiste aussi sur le côté anormalement « catho », compte tenu de la
sociologie de Cuba, des mercenaires : c’est là un trait qui devait beaucoup à la
CIA, convaincue sans doute d’être ainsi dans la note d’un pays latin ; le choix de
Manuel Artime comme « commissaire politique » de la brigade participait de la
même inspiration. L’enquête menée sur chacun des détenus individualise une
douzaine de criminels batistiens. Ils seront jugés, fusillés pour cinq d’entre eux,
les autres condamnés à de lourdes peines de prison. Le dernier sera libéré près
d’un quart de siècle plus tard.
Pour le gros de la troupe, Fidel formalise, en mai, une offre de rançon, qu’il
qualifie d’« indemnisation » pour les dommages subis par Cuba. Il échangera «
le lot complet », c’est son mot, pour cinq cents « bulldozers ou tracteurs » :
l’équivalent de cinq cent mille dollars pour les trois grands chefs, San Román,
Oliva et Artime, cent mille pour les fils de riches et les prêtres, de cinquante à
vingt-cinq mille pour le tout-venant. Les tractations dureront plus d’un an et
demi. Un comité, présidé par Eleanor Roosevelt, la veuve du grand président
démocrate, se constitue sous l’appellation « Des tracteurs pour la paix ». Fidel se
réjouit d’un tel parrainage. Mais, aux États-Unis, on a cru que Castro voulait
cinq cents tracteurs agricoles. Or le Lider avait en l’esprit des engins de travaux
publics, dix fois plus chers. Les négociations, menées par une délégation de dix
prisonniers que Fidel autorise à se rendre sur parole aux États-Unis, achoppent.
L’épisode n’améliore pas l’image de Castro mais il n’en a cure. Il menace : faute
d’accord, les prisonniers seront jugés. Et ils le seront, en effet, mais enfin libérés
fin 1962. La plupart deviendront de paisibles Américains. Bien plus tard, Castro,
pris de mansuétude pour ceux qu’il a vaincus, ordonnera qu’on les nomme «
brigadistes », et non plus « mercenaires apatrides ». Quant au Conseil
révolutionnaire, il éclatera vite. Côté américain, le rapport de l’inspection de la
CIA, resté trente-sept ans secret, parlera d’une « opération grotesque et tragique
», où « l’ignorance l’a disputé à l’incompétence ».
Fidel n’a pas le triomphe léger. Presque chaque jour jusqu’à la fin d’avril, on
le verra à la télévision, expliquant, cartes et croquis à l’appui, Playa Girón, «
première déroute de l’impérialisme en Amérique latine ». Une photo de lui, prise
le mardi à la tourelle d’un char, sera reproduite en posters. Une propagande zélée
insinuera qu’il a lui-même coulé un navire mercenaire d’un coup bien ajusté.
Son mérite est autre. Il a vu, vite et bien, l’ensemble du champ de bataille ; et il a
décidé comme l’éclair, en vrai généralissime, de l’envoi des forces nécessaires.
Moscou, le 30 avril, lui confère le prix Lénine de la paix. Et la paix soviétique,
cela pèse d’autant plus désormais que, cinq jours avant le début de la baie des
Cochons, l’Union soviétique a envoyé le premier homme dans l’espace : Youri
Gagarine.
Ainsi l’île arrive-t-elle au 1er mai radieux où, devant le million rituel de
citoyens rassemblés, Fidel, foulard rouge au cou, « proclame », officiellement,
du balcon de la présidence, le caractère « socialiste » de sa Révolution : « Le
pouvoir est désormais aux mains des ouvriers et des paysans », annonce-t-il. «
Avons-nous besoin d’élections ? », demande-t-il une dernière fois à la foule. «
Non, non », scande celle-ci. En revanche, Castro promet : « Une nouvelle
Constitution sera donnée à Cuba, en accord avec sa Révolution socialiste. » Un
tel texte sera bien adopté… quinze années plus tard.
Une menace contenue dans le discours sera plus rapidement suivie d’effet : «
Les curés espagnols phalangistes peuvent préparer leur valise. » De fait, une «
loi » est en préparation pour l’expulsion des prêtres étrangers. La crise engagée
avec l’Église arrive à son terme. Les visas de séjour de nombreux ecclésiastiques
étrangers n’ont pas été renouvelés. Le 12 mai 1961, cent trente et un seront
expulsés, et cent quarante-sept autres, dont l’auxiliaire Mgr Boza Masvidal, le
seront en septembre. C’est la fin du rêve de quelques jésuites espagnols de
rejouer l’épopée des cristeros mexicains dans une Cuba sans racines chrétiennes.
Près de six cents prêtres sur huit cents auront ainsi quitté l’île. Pour un quart de
siècle, la question religieuse est résolue à Cuba. Les églises resteront ouvertes,
mais les catholiques sont suspects. Le nonce envoyé par Jean XXIII, Mgr Cesare
Zacchi, acceptera de faire profil bas en vue de préserver l’« outil » pour des
temps meilleurs.
Dans son discours du 1er mai, Fidel a aussi parlé d’éducation. L’île a pris à
cœur l’alphabétisation de centaines de milliers de ruraux. Les premières brigades
de volontaires sont entrées en campagne à l’automne 1960, en écho au discours
de Fidel à l’ONU annonçant un effort exceptionnel en ce sens. Tous les jeunes
gens instruits sont « invités » à participer à la campagne. Ils partent au nombre
d’un million, en effet, après Girón, avec leur couverture, leur lampe à pétrole,
leur livre, leur cahier et leur crayon. Ils gagnent les villages les plus reculés. Le
manuel est du genre sommaire : a-t-on assez ironisé sur la lettre « F », illustrée
par le « fusil de Fidel » ? Le régime pourra annoncer, le 22 décembre 1961, que
Cuba est un « territoire libéré de l’illettrisme ». Le ministre de l’Éducation,
Armando Hart, donnera les chiffres : sur près de sept millions d’habitants, Cuba
avait neuf cent soixante-dix mille analphabètes ; sept cent sept mille ont suivi la
campagne. Les mille deux cent cinquante écoles privées, quant à elles, ont été
incorporées, le 8 juillet, dans le « système d’éducation de la nation ». Avec la «
révélation » de son caractère socialiste, le régime se durcit tous azimuts. Le 30
avril, Guevara a annoncé que la journée de huit heures n’était plus la norme : sur
« les lieux de travail », la mobilisation doit être « constante ». De nouvelles
nationalisations sont annoncées : les fabriques de cigares et cigarettes le 15
juillet, les cimetières le 4 août. Le 4 juillet, le rationnement de la population est
décrété et les premières portions congrues sont distribuées le 20 : outre les
matières grasses et la viande, le lait et les légumes sont désormais limités,
annonce Fidel en personne.
Du 5 au 7 août, le pays se clôt. Tous les vols et mouvements de navires sont
suspendus, le temps de procéder à un échange des pesos contre de nouveaux
billets. Quiconque troque plus de deux cents unités (deux mois de salaire
ouvrier, soit cent vingt-cinq dollars réels) devra justifier de l’origine de sa «
fortune ». L’opération achevée, les Cubains « riches » apprennent de Fidel que,
en toute hypothèse, les sommes supérieures à dix mille pesos – y compris, donc,
« bien acquises » – sont confisquées. Seuls les invalides ont droit à dix-neuf
mille pesos, dont ils peuvent distraire trois cents pesos par mois. « C’est, écrit Le
Monde, une des opérations les plus sévères… jamais entreprise sur la planète. »
Le quotidien ajoute : « Il est clair que la décision touche surtout les petits
propriétaires, les ouvriers spécialisés, les petits bourgeois et les commerçants. »
De fait, les riches sont à Miami depuis belle lurette ! La réforme tend donc
surtout à former cette « classe unique de prolétaires » que Guevara appelle de ses
vœux.
L’enfermement de la population se renforce. Le 13 septembre, le Conseil des
ministres a décidé que, pour quitter Cuba (une démarche toujours libre pour qui
a trouvé un pays d’accueil), il faudra désormais une autorisation de la police et
un permis de la Banque nationale. Et la situation des droits de l’homme ne
s’améliore pas : le 12 septembre, enveloppé dans du tissu, un billet sorti de l’île
des Pins dénonce les conditions de détention. Il est vrai que ce durcissement
répond à des actions de l’opposition : tentatives d’attentats contre Carlos Rafael
Rodríguez et contre Fidel lui-même, détournement d’avions, de navires, appel à
la lutte armée lancé par Prío…

S’il est un domaine, cependant, où le dogmatisme peine à se faire sentir, c’est


celui de l’esprit. Quoique appesanti par le conformisme, le débat demeure vif
parmi les artistes et écrivains. En juin 1961, un article du cinéaste Néstor
Almendros paraît en défense d’un court-métrage intitulé PM (après-midi). Le
petit film narre un moment du carnaval, avec ses élans sensuels, son explosion
de négritude, son amour de la vie sans précautions idéologiques. Le débat qui
s’ensuit conduit à la réunion, les 26 et 27 juin à la Bibliothèque nationale, de
toute l’intelligentsia cubaine.
La rencontre a lieu à la requête d’un « conseil de la culture » créé au début de
l’année et dirigé par Edith García Buchaca, une militante communiste pure et
dure, ex-épouse de Rodríguez et à présent compagne d’un important dirigeant du
PSP, Joaquín Ordoquí. Les accusations portées contre PM et ses deux coauteurs,
Orlando Jiménez Leal et Sabá Cabrera Infante (frère du romancier Guillermo),
sont lourdes : « déviationnisme idéologique » et « révisionnisme ». Ces
accusations sont soutenues par l’autre Guevara, Alfredo, patron de l’ICAIC,
centre de production cinématographique de la Révolution. Dans le complexe
échiquier cubain, la vraie cible de l’affaire est Lunes (Lundi), le supplément
culturel hebdomadaire de Revolución (quotidien du M-26), qui a accueilli
l’article d’Almendros. Une lutte pour l’hégémonie culturelle est en cours, dont le
fer de lance est le PSP.
La séance du conseil de la culture est suivie par Fidel, qui prend des notes
deux jours durant, comme il le fait lors de grandes conférences. Au nombre des
personnalités critiquées figure le peintre Wifredo Lam, l’artiste cubain le plus
célèbre à l’étranger. Le 28 juin enfin, Fidel prononce sa célèbre « adresse aux
intellectuels ». Il y traite de « la liberté d’expression des écrivains et des artistes
». Risque-t-elle d’être « noyée » par la Révolution ?
Fidel distingue trois catégories – une originalité dans sa pensée binaire (le
bien et le mal, les amis et les traîtres, les révolutionnaires et les opposants). Il y a
d’une part le « mercenaire », le « malhonnête », et celui-là « sait où il doit aller
». Il y a, à l’autre extrémité du spectre, les « révolutionnaires ». Ceux-ci ne
sauraient se poser de problèmes, car la Révolution « par essence, ne peut être
ennemie des libertés ». Mais certes, poursuit Fidel, « nul n’a jamais pensé que
tous les hommes ou tous les écrivains doivent être des révolutionnaires ». Pis : «
Il est possible que les hommes et les femmes qui ont une attitude vraiment
révolutionnaire ne constituent pas la majorité de la population. » Ce sont « des
êtres qui se résignent à (la) réalité ». Ce sont, des « hommes honnêtes », mais «
leur esprit n’est pas révolutionnaire ». C’est « pour ce groupe que la Révolution
peut être un problème ». Car ils n’ont pas pour principale préoccupation, comme
« nous, révolutionnaires », « le peuple, et encore le peuple ». Dès lors, « ils
constituent un problème dont la Révolution doit s’occuper », car elle « doit
aspirer à ce que celui qui doute se convertisse en révolutionnaire ». Quelle
politique, alors, doit avoir la Révolution « devant cette portion des intellectuels
et des écrivains » ? Fidel lance sa célèbre apostrophe : « Dans la révolution tout,
contre la révolution rien. » Parce que « la Révolution a aussi ses droits, et le
premier de ces droits est celui d’exister. Et c’est parce que la Révolution
représente les intérêts du peuple… que nul ne peut alléguer de droits contre elle
».
La Révolution, c’est-à-dire Fidel, est donc désormais chargée de dire ce qui
est « contre-révolutionnaire » dans l’art et la pensée. C’est le totalitarisme qui
s’installe, excluant le différent, et bien sûr l’opposant. Cette évolution aura été
lente. « Che » Guevara, en particulier, s’y est opposé, pour qui « la beauté n’est
pas en lutte avec la révolution ». Un écrivain comme Alejo Carpentier, quoique
d’une infinie prudence politique, a gardé assez vive la mémoire de sa jeunesse
pour affirmer que « le surréalisme est une violence qui doit être faite au réalisme
social ». Mais un glissement est amorcé. L’écrivain Virgilio Piñera, qui a osé
dire à Castro, à l’issue de son adresse : « J’ai très peur », verra sa prémonition
réalisée. Arrêté peu après, il sera interdit de publication jusqu’à sa mort en 1979,
et même au-delà (1994).
Cette mise en place, en 1961, d’une doctrine dans le champ intellectuel va de
pair avec les premiers pas en direction du parti unique. Au vrai, depuis la «
révélation du caractère socialiste » de la Révolution, les choses allaient sans dire.
Et, de fait, elles ne seront pas dites ! Du moins pas avant d’être accomplies,
selon une praxis consolidée du castrisme. On commence d’en parler « dans les
milieux généralement bien informés » à la fin du printemps. Le Che y fait la
première allusion le 5 juin. Fidel reprend le thème en mineur. Début juillet, on
apprend que le M-26 vient « de fusionner avec le PSP et le Directoire au sein des
ORI ». ORI ? Organisations révolutionnaires intégrées. Nul communiqué n’a
annoncé ce pas capital, répercuté par les correspondants étrangers en fonction
d’éléments susurrés dans le sérail. On apprend aussi que les ORI sont réunies à
La Havane dans les locaux du journal communiste Hoy. Et le nom du
responsable filtre de la même manière : Anibal Escalante, secrétaire exécutif de
l’ex-PSP, adjoint immédiat de son numéro 1 officiel, Blas Roca.
En chemise blanche et cravate, élégant comme on ne l’avait plus vu depuis
longtemps, Fidel s’adresse à la foule le 26 juillet 1961. Il confirme que «
l’unification est en cours ». Mais, ajoute-t-il, « la fusion sera annoncée au
moment où elle sera réalisée ». Car « le socialisme implique un processus
d’éducation du peuple ». Le 2 septembre, une mobilisation générale des CDR et
des syndicats a eu lieu pour faire approuver « par le peuple » la politique «
socialiste » du gouvernement. En une journée, des dizaines de milliers de
meetings ont lieu. « Plusieurs millions de Cubains » approuvent.
Cependant, Anibal Escalante, responsable des ORI, travaille. Il introduit à
tous les niveaux des « vieux communistes » – selon l’expression qui fait florès.
Il ne prend pas de précautions particulières. Dans nombre de localités,
l’Organisation s’installe… au siège du PSP. On bouscule, au passage, quelques
fidélistes. Fin novembre, on annonce un grand discours de Castro. Le Lider,
estiment les observateurs, va annoncer la composition du praesidium du Parti
unique de la révolution socialiste, ou PURS.
Or, Fidel prononce, le 2 décembre 1961, un texte de cinq heures où il se
borne, en apparence, « à exprimer quelques idées fondamentales en rapport avec
le parti unifié de la Révolution ». C’est un étrange soliloque. On ne comprend
pas clairement, sur le fond, où il veut en venir ; il musarde comme s’il cherchait
à occuper l’espace en attendant un instant décisif. Et il fait à ses compatriotes
une révélation renversante, selon la forme du dialogue incantatoire avec lui-
même qu’il affectionne : il est « marxiste » au moins depuis la Moncada ! « Est-
ce que je crois au marxisme ? Oui, je crois absolument au marxisme. Y croyais-
je dès le 1er janvier [1959] ? Oui, dès le 1er janvier. Y croyais-je le 26 juillet
[1953] ? Oui, j’y croyais. »
Ainsi, Castro mentait depuis des années ! Il avait maquillé L’Histoire
m’absoudra, sa plaidoirie de 1953. Car si le document avait été plus radical, « le
mouvement de lutte contre Batista n’aurait pas pris l’ampleur qu’il a pris et qui a
rendu la victoire possible ». Castro a menti à Matthews, le premier journaliste à
l’interroger dans la Sierra. Il a menti durant son voyage aux États-Unis, en avril
1959. Ou bien pratiquait-il la « restriction de conscience », selon l’enseignement
de ses maîtres jésuites ? Souvent, en effet, on lui demandait : « Êtes-vous
communiste ? » et non : « Êtes-vous marxiste ? » Il pouvait donc répondre,
comme à Dubois : « Je n’ai jamais été et ne suis pas communiste. » Ou bien est-
ce ce soir-là, 2 décembre 1961, qu’il ment ? Et ment-il encore quand il ajoute : «
Je serai marxiste-léniniste jusqu’à mon dernier jour » ? On connaît l’aporie du
Crétois : « Tous les Crétois sont des menteurs… » Et l’on pourrait, à propos de
Fidel, reprendre, le mot de Cocteau, « je suis un mensonge qui dit toujours la
vérité », en le retournant : je suis véridique mais toujours je mens.
Pour aider à élucider le mystère d’une conscience qu’il n’aime pourtant pas
livrer en pâture, Fidel, ce soir-là, s’essaie à quelques détails : « J’étais un
analphabète politique lorsque j’ai passé le baccalauréat. » Cela on le savait, mais
quelle a été l’« étincelle » ? « Probablement avant tout une vocation. » Ensuite «
une honnêteté naturelle ». Imagine-t-on explications moins « matérialistes » ?
Fidel ne dit rien des fils de paysans pauvres de Birán qui auraient éveillé son
sens social. Il a réagi négativement, à l’université, à « l’économie politique
bourgeoise » : « J’ai commencé à ne pas être d’accord et à concevoir quelques
idées révolutionnaires. » Ensuite – « une étape marquante » – « [nous] avons eu
nos premiers contacts avec le Manifeste communiste, avec les œuvres de Marx,
d’Engels et de Lénine. »
Castro a-t-il donc étudié à fond Le Capital ? Non, « je [ne]l’avais lu [que]
jusqu’à la page 370 ! » Cependant, à l’époque de la Moncada, « notre pensée
révolutionnaire, dans ses lignes générales, était déjà formée ». De Marx, Fidel
passe à Lénine, puis à l’expérience de l’Union soviétique, qui a « une valeur
incalculable pour l’humanité » : ce pays n’a-t-il pas une « avance technique,
culturelle et scientifique que nul n’osera discuter… », puisque son économie
croît à un « rythme de 10 % par an ». Le seul espoir des États-Unis est dès lors,
un jour, « d’être socialistes » ! Car l’orateur est certain qu’il n’y a « pas de
moyen terme entre capitalisme et socialisme » – la phrase du discours qui sera la
plus reprise par la presse étrangère.

Trois ans après sa victoire, Castro n’entend plus continuer à « faire une
révolution socialiste sans socialistes ». D’où la nécessité « d’unifier les forces
révolutionnaires ». Cela apportera « des milliers de cadres, de gens éprouvés qui
ont traversé de dures épreuves et ont fait de gros sacrifices ».
Comment ne pas reconnaître, dans cette description, les militants du PSP ?
Ces cadres, le M-26 « ne pouvait pas [les] apporter », lui qui est surtout riche de
« jeunes enthousiastes révolutionnaires » (et dont, aurait-il pu ajouter, les
sympathisants les plus qualifiés ont quitté le pays).
Après quatre heures, Castro en vient, au propos qu’il va esquisser : quel parti ?
Un débat très codé est en cours dans les cercles du pouvoir : parti de masse ?
(C’est la thèse des communistes.) Ou parti d’élite ? Castro tranche, ce jour là,
pour la seconde formule. Or, son modèle, on le verra plus tard, c’est bel et bien
un encadrement de toute la population par les « organisations de masse » (CDR,
Fédération des Femmes, Jeunesses communistes, « Pionniers » récemment créés
pour les six à quatorze ans, syndicats, etc.).
Les « vieux militants » du PSP ne seront pas nécessairement les cadres du
Parti communiste de demain : le message est formulé de façon contournée, et
aucun observateur extérieur ne le comprend ce soir-là. Dans le sérail, en
revanche, on sait que la bataille pour le pouvoir est engagée. Et les communistes
vont ferrailler dur pour qu’elle aboutisse à leur profit, tout d’abord en
construisant un… parti d’élite – comme Fidel le dénoncera bientôt ! L’orateur
concède, ce 2 décembre, que la direction révolutionnaire, jusque-là « personnelle
», doit devenir « collective ». « Ni César, ni tribun, surtout pas de César »,
s’écrie-t-il. Enfin, un aveu : « Je ne me suis jamais considéré comme infaillible.
»
Tant d’humilité interpelle. Castro voulait-il prouver quelque chose ? Et quoi ?
Qu’il n’est pas un caudillo en puissance ? Et à qui ? Au PSP ? À Moscou ? Ou
bien est-il en difficulté ? Sur ce point, les langues sont restées scellées à La
Havane. L’année, pourtant, n’allait pas s’achever sans que naisse un des slogans
les plus « personnalistes » de la Révolution : « Commandant en chef, ordonne !
», lance pour la première fois, le 22 décembre, pour la clôture de « l’année de
l’éducation », le petit frère Raúl. Comment ne pas songer au tragique « Nous
voulons des chaînes », scandé par une partie du peuple espagnol, « orphelin » du
roi Ferdinand VII ?

Cependant, la face de l’Amérique change après la baie des Cochons. Fouettés


par cet échec, les États-Unis confirment, le 17 août 1961, en pleine crise de
l’érection du mur de Berlin, un élément clé du programme de Kennedy : «
l’Alliance pour le progrès ». Vingt milliards de dollars seront mis, sur dix ans, à
la disposition des Républiques au sud du Rio Grande en vue de hâter leur
développement. L’idée lancée par Castro à Buenos Aires, dans le scepticisme
général, en avril 1959, a cheminé !
Car la compétition pour le leadership du sous-continent s’amplifie entre les
États-Unis et l’île caraïbe en 1961. Le 1er mai, Radio Havane – un des émetteurs
les plus puissants du monde avec Radio Vatican, Radio Moscou et la Voix de
l’Amérique – a commencé à émettre en direction du Sud. Prensa Latina,
l’agence cubaine de presse, s’est structurée. Fin mai, Fidel annonce la
distribution de bourses à des étudiants latino-américains. Lors d’un congrès, le 9
juin, il s’écrie à leur adresse : « Beaucoup d’entre vous participeront à des
mouvements révolutionnaires dans votre pays. S’il n’en était pas ainsi, ce n’était
guère la peine de venir ici. » Non sans humour, Régis Debray a narré, dans
Loués soient nos seigneurs, l’entraînement que, quatre années plus tard, il a suivi
à Punto Cero, le « prytanée » guérillero à une trentaine de kilomètres à l’est de
La Havane. Fidel lui-même venait parfois compléter l’enseignement de Manuel
Piñeiro « Barberousse », alors chef du Renseignement et de la Sécurité au
ministère de l’Intérieur. « Trois hommes peuvent commencer une guerre »,
soufflait Castro.
Kennedy, lui, crée le Peace Corps, une organisation de jeunes volontaires en
réplique à « l’internationalisme prolétarien » de Castro, en Amérique latine et
ailleurs. La contrepartie militaire américaine de l’assistance cubaine à la guérilla
(d’abord vénézuélienne, dès 1961) est la spécialisation du centre de Fort Bragg,
en Caroline du Nord, où des unités US s’entraînent à la guerre « contre-
insurrectionnelle ». Puis les « bérets verts » essaimeront à « l’École des
Amériques », installée peu après dans la zone du canal de Panama. Kennedy ne
renonce pas pour autant à nuire à la Révolution cubaine. Il accentue l’embargo :
la dernière importation en provenance de l’île, les feuilles de tabac pour les
cigares fabriqués à Tampa, en Floride, est interdite – une perte de 35 millions de
dollars par an. La prohibition est étendue à toutes les marchandises insulaires
ayant transité par un pays tiers. Le président américain lance, en outre, un « Plan
Mangouste » visant à « miner de l’intérieur » le commandement en chef : hormis
l’intervention militaire, tous les moyens sont jugés acceptables pour aider les
concitoyens de Fidel à « renverser le régime communiste ». L’assassinat ? Ni
prévu, ni exclu !
Et, surtout, les États-Unis poussent leurs alliés à adopter une attitude
consonante. Avec les Européens de l’Ouest, l’échec rôde. En Amérique latine,
ils ont plus de succès, aidés par leur « Alliance pour le progrès ». Douze pays sur
dix-neuf ont rompu dans les trois premières années de la Révolution cubaine,
dont quelques « moyens-grands », tels la Colombie, le Venezuela et le Pérou.
Tous les « grands » (Brésil, Argentine, Mexique), en revanche, gardent des
relations. Parmi ceux-là mêmes qui ont largué les amarres, plusieurs demeurent
prudents, soit que des gauches locales influentes y appuient Fidel, soit que, dans
les bourgeoisies, le sentiment anti-yankee équilibre la crainte du communisme.
Mais d’autres, comme la Colombie, s’activent pour imposer des « mesures
collectives » contre le castrisme.
La huitième conférence des ministres de l’OEA, réunie fin janvier 1962 à
Punta del Este, en Uruguay, ne se conclut pas comme le voulait Washington.
Tous s’accordent seulement à constater « l’incompatibilité » du marxisme avec «
les principes et buts du système interaméricain », mais une majorité –
exactement les deux tiers requis, quatorze pays sur vingt et un – écarte la
participation du « gouvernement actuel » de l’île aux organismes de l’OEA.
Encore apprendra-t-on qu’Haïti, d’abord hostile à cette sanction, n’a renversé
son attitude que moyennant des promesses sonnantes. Outre le Mexique et le
Brésil, champions de la résistance aux pressions des États-Unis, l’Argentine, le
Chili, l’Équateur et la Bolivie se sont aussi abstenus. Seules Buenos Aires et
Quito rompront dans la foulée de Punta del Este.
Conclusion du président cubain Dorticós : « L’OEA est devenu un bloc aux
ordres des États-Unis. » Leur « ministère des Colonies », dira-t-on bientôt.
Castro réplique, plus durement encore, le 4 février, qu’il ne l’avait fait, l’été
1960, après la conférence de San José. Une « seconde déclaration de La Havane
» est approuvée par une « seconde assemblée nationale du peuple cubain », forte,
ponctuellement, d’un « million de personnes ». (Les correspondants étrangers,
censurés par les télégraphistes, parlaient de quatre cent mille participants, ce qui
n’est certes pas si mal.) « Il n’y a pas, dit le texte, de force dans le monde
capable d’empêcher le mouvement de libération des peuples. » Que « les
paysans » prennent « l’initiative » qui leur revient dans cette lutte où, cependant,
c’est à « la classe ouvrière » qu’appartient « le rôle dirigeant » – un balancement
qui doit beaucoup à la volonté de Fidel de ne pas s’aliéner Pékin tout en
privilégiant ses liens avec Moscou. Et de lancer ce slogan, qui sera tant repris : «
Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution. » Fidel explicite : «
Ce n’est pas faire preuve d’esprit révolutionnaire que de demeurer assis sur le
pas de sa porte en attendant de voir passer le cadavre de l’impérialisme. » Il
appelle « l’actuelle » génération de Latino-Américains à « prendre les armes ».
1962 a été proclamée à Cuba « année de la planification ». L’économie a bien
besoin, en effet, d’un ordonnancement. Guevara dénonce « le sabotage, le travail
médiocre, l’indolence, l’utilisation anarchique de la main-d’œuvre ».
L’absentéisme devient un fléau. La toute-puissance des « petits chefs » sévit
dans les campagnes. Cuba, en 1962, manque de fruits, de café, de viande,
d’huile. En réponse à un renforcement du blocus décidé fin février par Kennedy,
Fidel, le 12 mars, annonce l’instauration d’un rationnement généralisé : ce sera,
pour chaque Cubain, la fameuse libreta, encore en vigueur cinquante ans plus
tard. Mais les produits qui y sont promis à chacun ne pourront pas toujours être
délivrés. Ainsi les chaussures font souvent défaut, et même… le tabac. Les
explications par les trames américaines ou les éléments naturels (la sécheresse)
ne convainquent pas toujours tout le monde. Et la police doit réprimer quelques
manifestations, alors que le régime s’est toujours flatté de ne jamais « charger »
le peuple.
Le 4 février, un Conseil des ministres a décidé de décapiter l’Inra, cœur de la
politique économique. Or, le président dudit Institut de la réforme agraire n’est
autre que Castro. À la place du Lider est nommé Carlos Rafael Rodríguez,
communiste de vieille date et esprit pragmatique. Il partage ainsi avec Guevara,
ministre de l’Industrie, la responsabilité de l’économie. La première proposition
du nouveau « tsar de l’agriculture » sera de relancer la production de sucre. La
mesure, ratifiée par Castro en 1963, fera sentir ses effets en 1965. En attendant,
la zafra 1962-1963 sera catastrophique.
Cependant, les apparitions publiques du Lider vont se raréfiant. Il disparaît
trois semaines en février 1962. On ne le revoit que le 25, au stade de la capitale.
Entre deux matches de base-ball, avec deux des meilleurs lanceurs de l’île, Fidel
fait une démonstration de batter devant vingt mille spectateurs ravis. Il est très
populaire. Mais pourquoi, au fait, doit-il en apporter ainsi la preuve ? Une
dépêche de l’AFP mandée de La Havane met en alerte : « Le futur parti unique
marxiste-léniniste cubain serait dirigé par un Comité central de quatorze
membres… Les communistes de la vieille garde formeraient le groupe le plus
nombreux du futur Politburo. » Un mois plus tard, de même origine, on peut lire
que Castro est « en tête de la liste des directeurs des ORI ». Fidel « directeur » !
Lui, le commandant en chef !
Il pique une sacrée colère sur les marches de l’université où a lieu, le 13 mars,
la commémoration de l’attaque par le Directoire du palais de Batista en 1957. «
On » a suggéré au jeune homme chargé de relire le testament du catholique José
Antonio Echeverría, héros et martyr de ce haut fait, d’omettre la référence à «
Dieu » qu’il contient. « Sommes-nous si lâches et si sectaires ? Nous sentirons-
nous contestés parce qu’il croyait en Dieu ? Quelle est cette conception de
l’Histoire ? » Pris de court au début par l’ampleur du noyautage opéré par le
numéro 2 du PSP, Anibal Escalante, le Lider, désormais en alerte, part à l’assaut.
Le 23 mars, la composition de l’instance dirigeante des ORI est rendue publique
: Escalante, normalement artisan numéro 1 de l’organisation en cours du parti
unique, ne figure pas sur la liste ! Le lendemain, Raúl est nommé vice-Premier
ministre – véritable doublure de Fidel. Et Celia, l’inséparable collaboratrice,
devient secrétaire à la présidence. Escalante, quant à lui, a déjà fait ses bagages
et embarque le 14 mars pour Prague…
L’affaire du « sectarisme » est rendue publique par Castro le 26 mars. Mais «
sectarisme », qu’est-ce dire ? « Croire que les seuls révolutionnaires, les seuls
hommes dignes de confiance, les seuls qui pouvaient remplir un poste dans une
ferme du peuple, une coopérative, etc., devraient être des militants marxistes
chevronnés. » Impliquant tout le monde (« nous sommes tombés dans le
sectarisme »), Castro diminue la portée d’une crise (qui est déjà résolue, après
tout) entre les composantes de la Révolution. Il ne doit pas la magnifier, en effet
: dans un régime qui tire sa légitimité de la possession de la vérité, un tel échec
serait une grave erreur. Et aussi Fidel ne peut pas se permettre, clouant au pilori
un dirigeant communiste, de sembler mettre en accusation tout le PSP : Moscou,
sans la protection de qui la Révolution se retrouverait nue, pourrait en prendre
ombrage.
L’erreur la plus grave, si l’on suit bien Castro, a été de déléguer à Escalante la
tâche de former le nouveau parti. Mais étrange erreur ! Car qui a désigné
l’intéressé ? Nul ne le sait ! « Le camarade à qui a été accordée la confiance, on
ne sait s’il l’avait méritée ou s’il se l’était auto-accordée. » Stupéfiante
explication ! Le PSP avait-il désigné celui des siens qu’il estimait le plus capable
de noyauter le futur parti ? L’Union soviétique avait-elle « trempé dans l’affaire,
sans doute destinée à donner la réalité du pouvoir à un homme plus souple » que
Fidel, comme l’écrit André Fontaine dans son Histoire de la guerre froide ?
L’ambassadeur Koudriavtsev lui-même est invité à prendre l’avion pour
Moscou. Nul n’ira le saluer à l’aéroport !
Le 2 décembre 1961, Fidel avait assuré que les ORI avaient enfin fait
disparaître « les manifestations de sectarisme ». Il ajoutait, patelin : « Pour les
questions d’organisation, un jour, je pense qu’Anibal sera invité ici, afin de
parler de tout. » Moins de quatre mois plus tard, Anibal Escalante est lourdement
« chargé » par le Lider. Il a essayé « de créer un instrument pour ses buts
personnels ». Il était en train de créer « non pas un parti mais un joug, une
camisole de force ». Les ORI se mêlaient de tout, nommant et démettant à tous
les postes. « Si une chatte faisait des petits, il fallait en référer aux ORI. » L’une
des conséquences était une affreuse « atmosphère de coterie ». « Peut-on
imaginer pareille ordure ! », s’indigne Fidel.
Certes, poursuit-il, tout cela était voué à l’échec car « notre pays n’est pas
enclin à… la domestication ». Fut-ce une question de commandement ? « Non,
camarades, si cela était, nous ne parlerions pas ici. Pour nous, vraiment, ces
questions de commandement et de gouvernement sont si futiles qu’elles ne
valent pas une heure de notre souci. Le gouvernement, le pouvoir en soi ne nous
intéressent pas. » Une précision, pourtant : « Nous n’avons pas non plus gagné le
pouvoir à la loterie ! Ce fut le résultat de circonstances historiques… Les uns ont
reçu certaines missions, les autres d’autres. Quant à nous, nous avons peut-être
reçu le lot le plus difficile. »
Et Fidel de persister dans la justification car les partisans d’Escalante ont bel
et bien discuté de la nécessité de contenir, par le biais du futur parti, le « pouvoir
personnel » – d’évidence celui de Castro. « Au parti, admet le Lider, on a discuté
du culte de la personnalité. » « Beaucoup pensaient que ces problèmes [nous]
concernaient. Ils se demandaient si nous étions enclins au culte de la
personnalité. » Or, « jamais idée pareille ne nous a effleuré ». (Voici pourtant un
long développement pour un problème inexistant !) En tout cas, la question a été
posée. Elle l’a même été d’une façon « excessive, qui a contribué à la destruction
du prestige de révolutionnaires ». Or, se dévoile Fidel, « il n’est pas bon de
détruire le prestige des dirigeants ». Fidel reviendra sur le thème : certains «
bobards » désobligeants pour les frères Castro, dira-t-il, ont été mis en
circulation par Escalante et ses amis.

Le propre parti d’Escalante ne suit pas son champion. Son frère César lui-
même, dirigeant du PSP, le laisse tomber. Carlos Rafael Rodríguez est allé
charger son camarade auprès du Lider – celui-ci ne manquera pas de le rappeler !
Fidel en profitera pour accuser le vaincu de tous les maux du pays : «
désorganisation de la production », « difficultés de ravitaillement » et « cette
ribambelle d’actes arbitraires, d’exactions, de despotisme ».
Fin 1961, Fidel avait associé au processus politique en cours « une certaine
peur » dans le public lorsqu’il était fait état des « organes de sécurité ». Cette
fois, il ne va pas si loin. Il ne s’attarde que sur le cas d’un certain Fidel Pompa,
gauleiter des ORI pour un groupe de fermes en Oriente. Cet homme a mal parlé
de plusieurs « anciens » de la Sierra. Or, raille le Lider, quand ces gens étaient
au combat, « lui était fourré sous le lit ». Mais il nuance : « Est-ce que ça veut
dire que quiconque n’a pas combattu s’est fourré sous un lit ? Non. Cet
opportuniste-là, oui, s’est fourré sous un lit. »
Désormais, les choses intérieures iront un bon temps du train qu’aime Fidel.
Les discussions ne manquent certes pas, à Cuba. Dans ces réunions à l’usine, à la
ferme, qu’il affectionne, le chef peut être interpellé avec respect : il adore. Il
écoute, il interroge aussi. Puis il répond, sur un mode mi-gouailleur et mi-
sérieux. On peut penser que, dans les cercles du pouvoir, des opinions sont
formulées, sur le ton un peu carré des anciens de la Sierra, ou celui, déférent, des
jeunes promus. Mais on ne voit guère qui, hormis Guevara pour la stratégie et
Raúl pour les affaires de sécurité, peut encore soutenir un vrai débat avec le
Lider. Le jeu consiste donc sans doute à présenter les arguments de façon telle
que Castro s’y rende de lui-même, comme par un cheminement naturel. Qu’une
opposition éventuelle soit très souplement soutenue ! Si le sujet est de ceux qui
passionnent Fidel, son point de vue l’emportera. Le Lider a, en peu de mois,
repris le terrain perdu ou concédé. L’ex-PSP se montre beau joueur : Fidel, dit
Blas Roca, secrétaire du parti depuis des lustres, est « le plus efficace marxiste-
léniniste du pays ». Un édito de la Pravda dénonce Escalante et approuve les
positions « néomarxistes » du Lider. Le 1er mai, Cuba est insérée dans la
nomenclature soviétique entre les pays du bloc et… la Yougoslavie.
Or Castro, lui, ne multiplie pas, ce printemps 1962, les démonstrations
d’amitié envers l’Union soviétique. L’été 1961, durant la terriblement grave
crise de Berlin, il avait manifesté sa solidarité, recommandant même à ses
compatriotes, peu après la construction du fameux Mur, d’apprendre le russe, car
« la science soviétique est la première du monde ». Mais, en ce début 1962, il
envoie de discrets signaux à la Chine et à ses alliés albanais et coréen. Manière
pour Fidel de faire payer à Moscou son ingérence dans l’affaire du sectarisme ?
Ou bien, chef d’un des pays vedettes de ce tiers-monde désormais ouvertement
contesté entre Moscou et Pékin, veut-il « ferrer » le Kremlin ?
En juin, les signaux changent. Ainsi, Castro vient lui-même prendre congé de
techniciens soviétiques qui rentrent au pays, leur temps accompli. Il s’excuse
auprès d’eux que leurs services n’aient pas toujours pu être utilisés au mieux en
raison de « déficiences » qu’ils auront constatées, parfois même de «
l’indifférence », sinon de la « froideur », avec laquelle ils auront pu être traités –
au point que certains administrateurs les ont, ici ou là, « mis dehors », ou n’ont
pas hésité, pour se débarrasser d’eux, à leur « proposer des filles ». Ce sont de
tels « détails » qui permettent de penser que les « frères de l’Est » n’ont pas
toujours, il s’en faut, été bien accueillis.

Mais, à la mi-1962, les négociations bilatérales qui vont conduire à la


dramatique crise des fusées d’octobre ont commencé. Les auteurs situent entre
avril (Michel Tatu) et début septembre (Claude Delmas) le moment où la
décision d’installer de tels engins à Cuba est prise à Moscou. La vérité pourrait
être entre les deux : c’est début juillet, en effet, que Raúl, ministre des Armées
(alors âgé de trente-deux ans), se rend en Union soviétique avec un groupe
d’officiers. Dans sa biographie de Khrouchtchev, Roy Medvedev parle d’« une
semaine » de conversations, auxquelles « Monsieur K. » a participé deux fois,
les 3 et 8 juillet. Pour l’historien russe, c’est à ce moment-là « que fut prise la
décision d’envoyer des fusées ». Un passage des Mémoires de Khrouchtchev
permet même d’imaginer que Fidel a fait à Moscou un voyage secret pour le
rencontrer.
Qui a eu l’idée ? Castro a toujours été flou sur le sujet. Il privilégie la version
selon laquelle c’est lui qui avait demandé à l’Union soviétique un engagement
absolu contre une invasion américaine. En 1963, il dira à Jean Daniel, du Nouvel
Observateur, avoir connu en janvier 1962 des préparatifs d’agression au terme
d’une conversation avec Adjoubei, gendre de « K. », lequel vient de parler avec
Kennedy. Dès lors, l’idée lui serait venue d’avoir des « otages » soviétiques, tout
comme il y a trois cent mille GI à Berlin. En réponse à quoi le Kremlin aurait
proposé les fusées. Des lustres plus tard, laissant filtrer un discours de sa part, en
1968, devant le Comité central du Parti communiste cubain, il dira que le
stationnement lui a été imposé. Puis, interviewé par Jas Gawronski, fin 1993, il a
dit : « Ce sont eux qui ont fait la proposition. » Les Soviétiques, quant à eux, ont
insisté sur le fait que ces moyens, « défensifs », avaient été installés « à la
requête du gouvernement cubain ». Le nouveau cours des choses en Russie n’a
pas encore permis de faire toute la clarté sur cet épisode dramatique. On
comprend les palinodies de Castro : à la fois il aura voulu ne pas se laisser ravir
la vedette, s’agissant d’un événement à portée planétaire ; mais aussi il a été
soucieux de ne pas être accusé d’irresponsabilité dans une aventure qui aurait pu
engager la Troisième Guerre mondiale, nucléaire.
En toute hypothèse, l’avant-garde des troupes soviétiques, trois mille cinq
cents soldats et officiers, arrive début août : des spécialistes et conseillers. Puis
débarquent des unités de combat, qui se dirigent vers la Sierra de Los Órganos, à
cent cinquante kilomètres à l’ouest de La Havane… et à la même distance de la
Floride. On estime qu’il y aura dans l’île jusqu’à quarante mille membres de
l’Armée rouge. Leur mission est de défendre ce quart du potentiel nucléaire
soviétique, à l’époque, qui doit être installé à dix mille kilomètres de la patrie.
On saura, plus tard, que les têtes nucléaires, cependant, voyageaient à bord de
quatre sous-marins soviétiques.
Le premier acte des soldats de « Monsieur K. » aura été d’ériger des batteries
(vingt-quatre) de missiles antiaériens Sam-II. Puis va commencer la construction
des rampes de lancement. Une cinquantaine de bombardiers à capacité d’emport
nucléaire Iliouchine-18, arrivés par bateaux en caisses, sont vite rendus
opérationnels. Castro use d’une méthode qui lui a souvent réussi : crier très fort
qu’on l’égorge lorsqu’il prépare un méchant coup. Il commence donc, dans l’été,
à dénoncer les survols d’avion et les violations des eaux cubaines par les États-
Unis : « Washington joue avec le feu. » Les premières fusées arrivent à Cuba le
8 septembre par les navires Omsk et Poltava. Le 2, un accord militaire entre les
deux pays a été annoncé à Moscou, où le Che se trouve en compagnie du chef
des milices, le capitaine Aragonés. Officiellement, en raison de « menaces des
milieux agressifs impérialistes », La Havane a demandé à Moscou l’envoi «
d’armements et de spécialistes pour entraîner les militaires cubains ».
Le 4 septembre, Robert Kennedy a rencontré l’ambassadeur soviétique à
Washington. Le ministre de la Justice américain a fait part à Anatoli Dobrynine
de l’inquiétude du président des États-Unis (son frère) concernant cette première
pénétration militaire russe dans l’hémisphère occidental. Le diplomate lui a
assuré qu’il n’était pas question d’installer « des armes offensives » – une
hypothèse que, le même jour, John Kennedy a déclarée « intolérable ».
Toutefois, l’agence de presse Tass se montre plus carrée : « Ne fourrez pas votre
nez où il n’y a rien à faire. » L’organe officieux du Kremlin expose qu’il n’est
nul besoin d’installer « des armes défensives en réplique » où que ce soit, car
l’Union soviétique dispose sur son territoire de tout ce qui est nécessaire pour
aider les États « épris de paix ». Cependant, la Maison Blanche demande, le 7
septembre, et obtient du Sénat, unanime, l’autorisation de rappeler cent
cinquante mille réservistes – autant que lors de la crise de Berlin, en août 1961.
On est, il est vrai, en pleine campagne de « mi-mandat », et les démocrates ne
peuvent apparaître indécis.
Cependant, à Cuba, les travaux se poursuivent frénétiquement dans les
savanes montueuses et semées de palmiers de la province de Pinar, à cent
kilomètres à l’ouest de La Havane. Les conditions météorologiques de l’automne
font que c’est le 14 octobre seulement qu’un avion espion américain U-2
rapportera les photos prouvant l’installation de trente-neuf fusées à moyenne
portée MRBM et IRBM sur cinq bases : San Cristóbal, Candelaria, Guanajay,
Sague la Grande et Remedios. Ces engins peuvent battre tout le territoire des
États-Unis à l’exception de l’extrême Nord-Ouest.

La séquence des événements reste fixée dans les esprits tant, durant les «
treize journées » fiévreuses d’octobre 1962 (du 16 au 28 inclus), l’impression a
été prégnante que le monde courait à la catastrophe thermonucléaire. Les
télévisions ont montré un John Kennedy au visage dur, les dents serrées qui lui
font une mâchoire carrée – icône même de la détermination. À mille lieues de
l’homme « indécis, mal informé et peu impressionnant » qu’avait cru voir
Khrouchtchev lors de leur rencontre, en juin de l’année précédente, à Vienne. On
a su, bien plus tard, qu’en fait Kennedy avait résisté, le 16 octobre lors d’une
réunion dramatique du Conseil de sécurité nationale, à l’état-major militaire
unanime, et à la plupart de ses ministres, qui le pressaient d’ordonner le
bombardement immédiat, coûte que coûte, des installations. Tout retenu qu’il se
soit montré dans le maniement de cette crise, Kennedy était pourtant convaincu
que les fusées ne pouvaient « à aucun prix » rester, du fait qu’elles rompaient «
l’équilibre de la terreur nucléaire », version américaine, écorné par l’entrée en
lice des missiles intercontinentaux soviétiques en 1957. Il n’y avait, en effet,
qu’un court délai d’alerte (une demi-heure) entre le lancement d’une éventuelle
bordée depuis le territoire soviétique et l’impact aux États-Unis. Au départ de
Cuba, ce délai serait annulé car, échappant aux radars d’alerte avancée tournés
vers le pôle Nord (route « normale » des missiles ennemis), les MRBM et IRBM
permettraient une frappe « désarmante », annihilant la certitude des représailles,
considérée comme la seule prévention d’une attaque nucléaire. Nul chef d’État
américain ne peut l’accepter ; c’est l’erreur de Khrouchtchev.
Les jours qui suivent la révélation de la situation par l’U-2 espion se passent
en conciliabules et préparatifs. Écartée, donc, l’invasion, diplomatiquement
contre-productive, et même le bombardement des sites, risqué, Kennedy opte
pour « le blocus sélectif », rebaptisé « quarantaine défensive », terme jugé moins
belliqueux. Il s’agit de contrôler, puis d’arrêter, tous les navires soupçonnés
d’apporter des armes à Cuba. Vingt-quatre cargos soviétiques en route vers l’île
sont visés. Des moyens navals sont prédisposés pour une interception à cinq
cents milles à l’est. La formule a l’avantage de donner du temps aux parties pour
calculer du mieux qu’il se peut leurs mouvements. Le 18 octobre, le ministre des
Affaires étrangères, Andreï Gromyko, assure personnellement à Kennedy que «
jamais » l’Union soviétique ne fournira d’armes « offensives » à Cuba ; dans ses
mémoires, il écrira que la question ne lui avait pas été clairement posée…
Kennedy, quant à lui, informe ses alliés : ceux de l’Otan en Europe – et de
Gaulle, l’allié rétif, ne ménagera pas son appui –, ceux de l’OEA en Amérique,
où la peur atomique ressoude l’Organisation, laquelle approuvera, à l’unanimité,
le blocus.
De tout cela, Kennedy informe ses compatriotes dans un discours à la tonalité
dramatique, diffusé par toutes les chaînes de radio et télévision le lundi 22
octobre à 19 heures. Il parle d’un acte « brutal et provocateur ». Il déclare qu’il
considérera « tout lancement d’un engin nucléaire à partir de Cuba contre une
nation quelconque du continent américain comme une attaque de l’Union
soviétique contre les États-Unis ». Le président veut éviter que Moscou ne se
retranche derrière son allié cubain, ce qui allongerait la crise, alors que le temps
joue contre Washington vu le rythme d’installation des engins. Il est possible,
aussi, estime Manuela Semidei, que Kennedy ait voulu, aux yeux de l’Amérique
latine, faire passer Castro pour le « pion » de Moscou. C’est le début public de la
crise. Il prend de court, semble-t-il, jusqu’aux Soviétiques, car le secret des
conciliabules américains a été bien gardé. L’opinion américaine, ainsi mise au
courant – à la différence de ce qui s’était passé lors de l’affaire de la baie des
Cochons – fait bloc autour de son président : 84 % des citoyens l’approuvent.

Radio Havane dénonce « l’attitude pirate » des États-Unis, puisqu’il n’y a,


dans l’île, que des armes « défensives ». Les « unités de combat [cubaines]
rejoignent leurs bases opérationnelles », annonce la station. Des projecteurs
balaient la baie de la capitale. L’accès aux plages est interdit. Il n’y a pas de
rafle, comme en avril 1961 ; Castro en fera fièrement état. Un « complot », il est
vrai, avait été déjoué en août : une centaine d’exécutions, chiffre jamais atteint
en une seule vague depuis la victoire. Si souvent mise en alerte sur de vaines
prémices, la population montre un sang-froid qui impressionne.
À Moscou aussi, des mesures militaires sont prises. De vives déclarations sont
formulées : le blocus est un « acte de piraterie » – un élément de langage
d’évidence accordé avec La Havane. L’Union soviétique, toutefois, accepte le
débat devant l’opinion mondiale, représentée par l’ONU. Il n’empêche : le
climat, partout, est à la peur. Car, le 23 octobre, on apprend que la Chine vient
d’attaquer l’Inde sur l’Himalaya. Est-ce bien alors, inévitablement, la guerre
mondiale thermonucléaire ? On se le demande très sérieusement à l’Ouest, où
l’on a encore mal compris que Pékin et Moscou sont désormais dans deux camps
ennemis qui, dans quelques semaines, s’excommunieront.
Dans la matinée du 24 octobre, des navires soviétiques parviennent au quasi-
contact des unités américaines. Ils sont suivis (protégés ?) par des sous-marins à
la faucille et au marteau. Est-ce le choc ? Kennedy, on l’apprendra plus tard, n’a
pas donné l’ordre formel d’engagement militaire. Pourtant, les navires
soviétiques renoncent à se forcer un passage, mettent en panne puis rebroussent
chemin. Seul un pétrolier, le Vinnitza, est autorisé par la Navy américaine à
passer, sans doute pour ne pas humilier totalement l’adversaire ; il sera accueilli
en triomphe à La Havane. Aucun préparatif n’indique, par ailleurs, que Moscou
entende répliquer à Berlin, comme l’hypothèse en a été envisagée. Mais, à Cuba,
la mise en place des missiles se poursuit.
Aux Nations unies, le représentant permanent de Moscou, Valerian Zorine,
assure qu’il n’y a « pas de fusées soviétiques à Cuba » ! Adlai Stevenson,
l’Américain, produit théâtralement des photos montrant le contraire. Par le biais
de son secrétaire, le Birman U Thant, et par l’activité des pays non alignés,
l’ONU concocte un compromis. Mais ce texte n’assure pas le retrait rapide des
engins et place donc Washington dans l’embarras. Des canaux parallèles sont
activés par le Kremlin, tel le philosophe Bertrand Russell. Et la diplomatie
bilatérale ne perd pas ses droits. En une lettre secrète, Khrouchtchev finira, le 26,
par se rallier à une formule de retrait des fusées contrôlé par l’ONU, contre la
promesse américaine de ne plus attaquer l’île. Des tractations fiévreuses se
poursuivent, le 27, sur ce thème. Pour lester sa position, Kennedy accentue les
gesticulations militaires en face de Cuba. Moscou, cependant, a, en une lettre
publique, introduit l’idée d’une symétrie de situation entre ses missiles dans l’île
et des fusées Jupiter américaines stationnées notamment en Turquie, qui
menacent le Donetz. Les Américains acquiescent, exigeant toutefois que tout
cela reste secret.
Les Cubains, eux, se montrent furieux d’être tenus hors de ce marchandage
planétaire. Ils annoncent, le même 27 octobre, leur intention de tirer avec leur
DCA sur tout avion américain qui survolerait l’île à basse altitude. Ce ne sont
pas eux, pourtant, mais des servants des Sam-II soviétiques, qui abattent, le 27,
un U-2 en Oriente. Le major Rudolf Anderson Jr., qui le pilotait (celui même
qui, le 14 octobre, avait pris les premières photos des missiles…), sera le seul
mort de cette « douzaine de jours la plus longue ». Sans répliquer directement,
les États-Unis n’en mettent pas moins toutes leurs forces en alerte dans le monde
et activent ostensiblement leurs préparatifs d’invasion de l’île en Floride, à la
grande joie des Cubains exilés. Trois cent trente-huit mille hommes sont ainsi
placés sur le pied de guerre. Or, le dimanche 28, après une nouvelle lettre de «
Monsieur K. », l’accord est acquis. Les fusées seront rapatriées et Cuba ne sera
jamais envahie.

Gabriel Robin, diplomate français, a écrit sur La Crise de Cuba en 1962 un


livre non conformiste. Il y démontre que Khrouchtchev a, en fait, plus obtenu
qu’on ne dit à l’occasion de cette affaire – moins folle, du point de vue
soviétique, qu’on ne le croit. L’auteur estime que l’espérance de gain des
Soviétiques – Berlin contre Cuba – était telle, dans une optique de « pari
pascalien », qu’elle justifiait un grand risque. Robin observe, par ailleurs, que les
bénéfices retirés de l’aventure par Moscou ne sont pas négligeables. Le retrait
des Jupiter de Turquie, de Grèce et d’Italie – prélude à celui des Thor de Grande-
Bretagne – était une garantie, à vue humaine, que de tels engins ne seraient pas
installés en Allemagne, ce qui barrait ainsi « la route à un possible réarmement
stratégique [nucléaire] de la Bundeswehr », hantise de Khrouchtchev. De fait,
jusqu’en 1983, date de l’installation, provisoire, de Pershing-II américains en
République fédérale d’Allemagne, le calcul s’est révélé juste.
Et « K. » a, en toute certitude, obtenu ce que Kennedy n’était d’abord pas
disposé à concéder : la pérennisation de Fidel. « Se débarrasser du régime Castro
et de l’influence communiste à Cuba » était, en effet, jusqu’à la « crise d’octobre
», l’obsession des Américains. Après cet événement, le Lider a été tranquille en
son île. Cherchait-il autre chose lorsque, vers la mi-1962, il a entrepris de
négocier une forme supérieure de protection soviétique ? Pour lui, des fusées à
Cuba étaient une manière de rééquilibrage « du faible au fort », une « dissuasion
» contre toute invasion américaine. Il voulait, il l’a dit, « garantir la paix d’une
manière définitive ». Sa paix.
Étrangeté que ce goût d’établir des choses pour l’éternité chez un homme dont
le discours célèbre la dialectique avec une conviction héraclitéenne ! « Les
décisions révolutionnaires sont par nature éternelles », avait-il déjà déclaré, de
façon stupéfiante, le 17 octobre 1960.
De l’incontestable victoire qu’il a obtenue en 1962, sa survie assurée, Castro
n’a exprimé sa satisfaction que bien plus tard. Sur le moment, il se montre
furieux d’avoir été tenu à l’écart des tractations entre Moscou et Washington.
Lorsqu’il apprend la décision de retrait, il frappe le mur de son poing et casse
une paire de lunettes, a raconté Guevara. La reculade de Khrouchtchev le sidère :
« Nous n’avions jamais envisagé cette hypothèse », a-t-il admis. Dans un
entretien informel avec des étudiants, il aurait accusé « Monsieur K. » de «
manquer de cojones » (couilles). D’ailleurs, ses foules conspuent « Nikita
maricón » (Nikita la pédale). À l’Italien Gianni Mina, Fidel déclarera que les
relations soviéto-cubaines ont été « altérées durant des années » par ce
comportement « incorrect ». À l’envoyé du Monde, Claude Julien, rencontré
quelques mois plus tard chez Carlos Franquí, Castro déclare : « Si Khrouchtchev
était venu lui-même, je l’aurais boxé. » Le Lider, il est vrai, a démenti ensuite
avoir « accordé aucune interview à aucun correspondant du Monde » – une
manière à lui de jouer sur les mots.
C’est donc la réaction de l’orgueil blessé qui prévaut chez Castro plutôt que la
satisfaction d’un gain – obtenu, il est vrai, sans panache. Car la promesse de
Kennedy de ne pas envahir Cuba n’est pas consignée dans un traité, comme il en
aurait rêvé : c’est un « point d’honneur » entre les deux leaders mondiaux.
Khrouchtchev a écrit dans ses Mémoires qu’il pensait avoir assuré la sécurité de
Cuba pour deux à six années – le temps imaginé de la permanence de Kennedy à
la Maison Blanche. Mais à ces considérations de gentlemen Castro ne croit pas
beaucoup, bien que l’évocation de son propre « honneur » lui soit un thème
récurrent. Il a tort : malgré l’assassinat de Kennedy à Dallas un an plus tard, et
en dépit du déboulonnage de Khrouchtchev par ses « camarades » du Kremlin
deux ans après la crise, la promesse d’octobre 1962 n’a jamais été rompue. Plus
aucun chef d’État américain, pas même Ronald Reagan, pas même George Bush
Jr., n’a rien entrepris contre lui. L’esprit chevaleresque des Américains ? Certes
non ! Mais la gravité de la crise a pu instiller aux États-Unis l’intuition que Cuba
est un baril de poudre atour duquel on ne saurait promener la torche.
Plus encore qu’en avril 1961, Castro a, en 1962, conquis le respect de son
adversaire, et ce bien que l’esprit américain ait la duplicité en horreur. Après le
paroxysme, Kennedy sera même tenté d’ouvrir le dialogue avec le Lider : fin de
notre embargo contre un arrêt de votre soutien aux révolutions d’Amérique
latine – ce dont a témoigné Jean Daniel, du Nouvel Observateur, porteur d’un
message de « normalisation » du président américain à son homologue cubain, le
jour même de l’assassinat de Dallas. Fidel a suggéré qu’il aurait été prêt à une
rencontre… en Suisse. La raison pour laquelle le Lider a, durant ces rudes
journées d’octobre 1962, conquis ses galons d’homme d’État aux yeux de la
première puissance mondiale est celle-là même qui aurait pu le rendre
méprisable aux yeux des peuples – dont aucun, hormis au Venezuela, ne l’a,
comme en 1961, soutenu de massives manifestations : il s’est montré prêt à tout
pour défendre son pays. L’idée d’avoir chez lui des fusées l’a même
enthousiasmé.
Fasciné par les armes, il ne pouvait qu’être fasciné absolument par « l’arme
absolue ». Il y songeait sans doute depuis le retentissant message de
Khrouchtchev, l’été 1960, promettant le soutien, fût-ce en un « sens figuré », de
son artillerie nucléaire à Cuba. Il aurait, plusieurs de ses observations le
prouvent, préféré, en 1962, la guerre atomique à la capitulation de Moscou. Fin
1993, il a dit au journaliste Jas Gawronski : « Nous savions que si la guerre
éclatait, nous disparaissions de la face de la terre, mais nous n’étions pas
disposés à céder pour aider à éviter la guerre. » Et à Mina : « Nous pensions
qu’un conflit était inévitable, et nous étions résignés et très décidés à l’affronter.
» Il ajoute : « Le peuple savait qu’un conflit nucléaire était possible, mais il est
resté serein. » Il peut bien l’affirmer, lui qui est, un jour, durant la crise, «
descendu interroger des gens dans la rue » ! Fidel, en tout cas, est resté calme
face à l’hypothèse que son pays puisse être rayé de la carte. Car il était
convaincu qu’en ce cas son pire ennemi aurait, lui aussi, été horriblement mutilé.
Que le destin de l’humanité ait été en jeu ne l’a pas fait ciller. Mais d’avoir
assumé, cette fois, le risque mortel a contribué à protéger son régime dans les
décennies à venir. Mieux, son attitude follement audacieuse, en octobre 1962, a
élargi son espace de manœuvre : lorsqu’il s’est lancé dans des aventures
risquées, latino-américaines dans les années 1960, africaines dans les années
1970, sa réputation d’homme prêt à tout, vraiment à tout, a sans doute inhibé
certaines répliques.
À défaut d’avoir pu empêcher l’accord soviéto-américain, Castro, le jour
même, dimanche 28 octobre, glisse des bâtons dans les roues. Il écrit au
secrétaire de l’ONU pour énoncer les exigences spécifiques de Cuba en vue du
règlement « en profondeur » de la crise. Dans sa « Déclaration des cinq points »,
il rappelle que la menace militaire américaine n’est pas la seule qui s’exerce sur
l’île. Les autres éléments de friction avec le voisin doivent donc, eux aussi, être
résorbés si l’on veut aboutir à la paix. Fidel exige donc : 1) la fin du blocus
économique ; 2) la renonciation de Washington à utiliser la subversion contre
son régime ; 3) la cessation des activités hostiles des exilés hébergés par les
États-Unis ; 4) l’arrêt des survols aériens ; 5) le retour de la base de Guantanamo
dans le giron national.
Les Chinois appuient d’enthousiasme cette position. Mais Castro n’ira pas, en
dépit de suggestions de gauchistes cubains, jusqu’au retournement des alliances
dans le conflit entre les deux frères ennemis du communisme. Si irrité qu’il soit,
il ne peut pas perdre l’aide soviétique alors que Pékin n’a pas les moyens d’être
une solution alternative. Aussi le Lider redira-t-il, dès la fin 1962, son
attachement au marxisme-léninisme et à son « foyer », l’Union soviétique. En
attendant, pour appuyer les « cinq points », le régime convoque une
manifestation monstre. Le peuple, qui a appris l’existence des fusées et leur
retrait le même jour, hurle sur le Malecón : « Ni-ki-ta / Ce qu’on donne ne se
reprend pas. » Tout de même aussi un peu soulagé, en dépit du fameux slogan : «
Aqui no se rinde nadie » (ici nul ne se rend).
Le Lider refusera l’entrée à Cuba d’inspecteurs de l’ONU pour vérifier le
démantèlement, une formule qui lui paraît contraire au respect de la «
souveraineté » du pays. Une visite du secrétaire U Thant ne parvient pas à
l’émouvoir : « Qu’on inspecte aussi les États-Unis », s’écrie-t-il. Il confirme que
les appareils espions américains qui survoleraient l’île seront abattus. Il contraint
ainsi Moscou à imaginer avec Washington des formules de rechange : les navires
soviétiques remportant les missiles ne seront pas bâchés afin que leurs
cargaisons puissent être photographiées. Castro se met en travers d’un autre
point concordé entre les deux grands : il voudrait que les bombardiers
Iliouchine-18 ne soient pas rapatriés. Pour l’apaiser, Khrouchtchev tente de faire
passer ce point auprès de Kennedy, plaidant que ces appareils, à la différence des
fusées, ont été donnés. Mais l’Américain est inflexible : il maintiendra la «
quarantaine » jusqu’au départ des avions.
Mikoyan est donc à nouveau envoyé à La Havane. Le hiérarque attendra huit
jours avant de voir Fidel, visitant force plantations de canne, en butte à mille
avanies protocolaires. Il sera encore à La Havane le jour des obsèques de sa
femme, décédée durant son séjour. Castro veut démontrer qu’il n’est pas de ceux
qu’on peut faire aisément plier. Et Moscou apprend le mode d’emploi de cet allié
exigeant, qui a bien perçu son poids dans le triangle URSS-Chine-USA. On ne
peut en obtenir ce qu’on souhaite qu’en lui manifestant une considération
ostentatoire. Le premier vice-président du Conseil soviétique finit donc par
arracher au Lider « ses » Iliouchine. Et, le lendemain, 21 novembre, la «
quarantaine » est levée. La crise est terminée.

Le bilan est énorme. Avec une apparence seulement de paradoxe, on place


cette affaire, qui a failli voir l’annihilation de Cuba et d’une partie au moins des
États-Unis et de l’Union soviétique, à l’origine de la période dite de « détente ».
Moscou rangera ses ultimatums sur Berlin qui, depuis 1958, scandaient la vie
internationale. Le 12 décembre, Khrouchtchev lancera aux Chinois qui, du haut
de leurs six cents millions d’habitants, tendent à dédaigner la puissance
américaine : « Les tigres de papier ont des dents atomiques. »
Castro, lui, ne recevra satisfaction ni sur la levée du blocus économique ni sur
la fin de la politique d’isolement de la part des États-Unis, pour ne rien dire du
retour à Cuba de Guantanamo. Les reconnaissances aériennes américaines sont
maintenues, et donc « l’état d’alerte » dans l’île. Mais le Lider a presque obtenu
que Washington considère Cuba comme un pays indépendant ! Pourtant, seule
son intransigeance sur les inspections a, semble-t-il, empêché qu’un document
écrit consigne la promesse américaine de respecter l’intégrité de l’île. Mais Fidel
assurera n’avoir rien vu de tel dans la correspondance avec Kennedy que
Khrouchtchev va lui montrer lors de sa visite en Union soviétique en 1963. Les
États-Unis considèrent, eux, que leur retenue envers Castro dépend de sa
modération en matière d’armement.
Fringe benefits, comme disent les Américains, cadeau si l’on veut : les mille
cent treize prisonniers survivants de Playa Girón seront libérés la veille de Noël
1962, contre cinquante-quatre millions de dollars en instruments chirurgicaux,
produits pharmaceutiques, lait en poudre et aliments pour bébés. Les tractations
auront duré un an et demi, on l’a dit. Kennedy accueillera les « brigadistes » en
héros à l’Orange Bowl de Miami. Il leur promet que, bientôt, ils participeront à
la libération de Cuba. Et ceux-ci lui remettent symboliquement leur drapeau. La
plupart, pourtant, se sentent moralement démobilisés. Leur « Conseil
révolutionnaire » se disloquera en avril 1963. Avant de démissionner, Miró
Cardona, son président, accusera John Kennedy de quasi-trahison dans l’affaire
de la baie des Cochons.
Les Soviétiques vont laisser à Cuba leurs batteries de fusées antiaériennes
Sam-II, en principe capables de « descendre » les avions espions U-2. Le
Pentagone assurera, en 1987, que plus de quatre-vingts tirs contre eux ont
échoué. Plus surprenant, trois mille cinq cents soldats soviétiques sont « oubliés
» dans l’île après la crise. Ils seront basés près de La Havane et constitueraient,
assure Washington, une « garde palatine » pour le Lider. En fait, ils vont surtout
devenir les instruments, basés dans la localité de Lourdes, d’un vaste système
d’écoute des communications américaines.
7
LES ANNÉES FIÉVREUSES
(1963-1969)

Par chance, je ne suis pas né avec une vocation de caudillo…


Fidel Castro, 2 décembre 1961

Fin 1962, la popularité de Castro est grande à Cuba. Elle dépasse le cercle
limité de ceux qui peuvent affirmer vivre mieux désormais qu’il y a un lustre.
Retenons le témoignage de l’écrivain Anne Philipe, veuve du grand Gérard (et,
comme lui, très à gauche), avec qui elle avait fait un pèlerinage à Cuba dès le
début de la Révolution. Elle y retourne en 1962. « Dans aucun pays, je n’ai vu
une pareille intimité entre un leader et son peuple, rapporte-t-elle dans Le
Monde. Chacun sait que Fidel peut surgir partout et à tout moment, aussi bien
dans un restaurant que dans un village perdu où son hélicoptère se posera. Il
n’est pas adoré comme un chef inaccessible, mais aimé avec une affection
bouleversante. Qu’il apparaisse, et on scrute sa mine, on écoute sa voix. On lui
prodigue des conseils : “Il faut te reposer”, “Soigne-toi”. Chacun lui parle de son
cas, lui dit ses ennuis, se plaint d’une injustice… Et chaque fois… Fidel répond
comme s’il connaissait personnellement celui qui s’adresse à lui. » Outre cette
familiarité – un trait aussi présent, après tout, chez le Batista de la première
décennie –, c’est le sentiment donné à tous d’une certaine dignité, celle de
former un seul peuple (la « fierté d’être cubain ») qui est porté au crédit du
Lider.
Mais la popularité de Castro dépasse largement l’île. Il est, d’abord, un héros
dans le bloc socialiste. En visite à La Havane, fin 1962, le poète Evtouchenko,
alors chantre de la « déstalinisation », s’écrie : « La Révolution cubaine peut
rendre à l’URSS son romantisme héroïque et combatif. » Mais, surtout, Fidel est
un géant en Amérique latine. Il est l’idole de la jeunesse progressiste et de la
gauche. Les partis communistes eux-mêmes (au moins les petits, c’est-à-dire la
plupart) sont tentés d’emprunter la passe étroite de la lutte armée. Les premiers à
franchir le pas ont été les Vénézuéliens. Ils ont pris leur décision en août 1960,
lors de violentes manifestations de soutien à Castro après sa rupture économique
avec les États-Unis. Avec des groupes d’étudiants radicalisés, le PCV participe,
dès 1961, à la création de focos (maquis ; littéralement : foyers de guérilla) dans
diverses zones montagneuses du pays. Au Guatemala, l’action du PC sera
déterminante dans la lutte armée. En Colombie, les communistes se joignent en
1964 au « Front Sud », ancêtre des fameuses Farc. Par-delà les considérations de
partis, la geste de Fidel stimule la création, ici et là, d’« Armées de libération
nationale » (ELN). La participation directe de Cubains, d’abord niée par Castro
pour ne pas s’attirer les foudres des États-Unis, sera reconnue, plus tard, par La
Havane s’agissant de deux pays au moins : le Venezuela et la Bolivie.
L’intérêt de Castro envers cet activisme n’est pas dénué de considérations
nationales : comprimée dans ses frontières par le blocus américain, la Révolution
ne peut se sauver, hors la reddition pure et simple au camp soviétique, qu’en «
explosant » ailleurs. Mais plus que l’aide matérielle du « premier territoire libre
» du continent, plus que l’entraînement reçu par des candidats guérilleros dans
les montagnes de Piñar del Rio ou sur les côtes de l’Oriente, plus que les
interminables (on peut le penser !) conversations des futurs chefs des « foyers »
avec le commandant (et ses adjoints), ce qui compte c’est l’inspiration de Fidel :
ce souffle antiaméricain, cette conviction que le socialisme est la jeunesse du
monde, cette certitude que l’union des petits pays bousculera un ordre injuste.
Certaines guérillas s’enracinent, d’autres avortent puis, éventuellement,
resurgissent. Au milieu des années 1960, ce sera le tour du Pérou, de la Bolivie,
de l’Argentine puis du Brésil. Les uns après les autres, les guérilleros seront
vaincus par les armées nationales, souvent aidées par les fameux « bérets verts »
américains et les redoutables « conseillers » en tactique « anti-insurrectionnelle »
de Washington.

Fidel est installé. Il ne craint plus guère que l’attentat. Et il a de bonnes


raisons pour ce faire. Il s’entoure donc d’une protection considérable. Contre ses
gardes du corps, rien ne prévaut, pas même la séculaire immunité des enceintes
diplomatiques. Lorsque Fidel veut se rendre à une réception, quatre heures avant
son arrivée, des dizaines d’hommes, mitraillette au poing, investissent les lieux.
Ils visitent tout, accordant un soin spécial aux cuisines (le Lider a plusieurs fois
failli être empoisonné). Empêcher une telle violation du droit des gens serait
possible. Mais le risque est que Fidel s’abstienne de paraître, ce qui
transformerait la fête en non-événement.
En réalité, Castro est moins menacé qu’il ne semble : la chance seule ne peut
expliquer qu’il ait échappé à tant d’attentats. Un élément constituant de sa
baraka, c’est qu’il n’a pas d’habitudes. Il y a, certes, les rites nationaux : le 2
janvier, fête de la Libération et des forces armées ; le 13 mars, anniversaire de
l’attaque du Directoire contre Batista – une occasion de rencontre avec les
étudiants ; le 19 avril, commémoration de la victoire de la baie des Cochons ; le
1er mai, bien sûr ; le 26 juillet, anniversaire de la Moncada et véritable fête
nationale ; le 28 septembre, rappel de la création des CDR ; le 8 octobre,
célébration des « guérilleros héroïques ». Fidel a même appris à « faire avec » ce
qui est finalement devenue, au cœur de La Havane, « la Place de la Révolution ».
De ce grand-œuvre de Batista (1952-1958), autour duquel s’élèvent les
ministères du pouvoir (Armée, Intérieur, Télécom’), le Lider avait d’abord tout
détesté, jusqu’à la statue de José Martí, au pied du « ziggourat » d’Aquiles
Maza, devenu mémorial du père de l’Indépendance.
Ces jours-là, la participation du Lider est attendue en un lieu déterminé ; des
précautions extraordinaires sont alors prises. Elles atteindront, avec le temps et
les attentats déjoués, des proportions démentes : des centaines d’hommes vont
l’escorter dans ses déplacements, avec chiens renifleurs – dont la fameuse Jenny.
Un de ses leitmotive sera de conseiller aux chefs d’État, latino-américains ou
caraïbes qui sont ses amis d’en faire autant… Mais la plupart des incessants
déplacements du commandant en chef sont imprévisibles. La propre anarchie du
comportement de Fidel (un peu disciplinée avec les années…) est une bonne
protection. Longtemps, il n’a même pas eu de retraite privée. Cette négligence
s’explique moins, sans doute, par un réflexe de sécurité que par inappétence pour
la vie sédentaire. Son nomadisme est un goût hérité de la Sierra : « Au fond, je
serai toujours un guérillero », aime-t-il à dire. D’autres ont voulu voir là le reflet
de l’absence d’ordre familial à Birán – dont l’ultime « patriarche », la vieille
mère, Lina Ruz, vit ses derniers jours avant de mourir en août 1963.
Durant les débuts de la Révolution, Fidel a eu au moins deux lieux, outre le
penthouse de l’ex-Hilton : la maison de Celia Sánchez au Vedado, où il a fait
aménager une salle de gymnastique pour son fitness quotidien, bien décrite par le
journaliste américain Lee Lockwood ; et la retraite de Cojimar où il a rencontré
une unique fois, en mai 1960, l’écrivain américain Hemingway, pour une pêche
au gros. En réalité, Castro dort (lorsqu’il dort) là où la fatigue le prend : en
voiture, dans une maison de passage, dans un hamac en plein air. Comme
bureau, il utilisera un temps le dernier étage de l’ancienne mairie de La Havane,
devenu siège de l’Inra.

Début 1963, Fidel n’a plus de doute sur la solidité de sa Révolution. Les
commandos venus des États-Unis, des Bahamas, de Porto Rico, signeront leurs
méfaits jusque vers le début de 1966 : mitraillages, depuis la mer, de casernes,
de résidences d’officiels, de navires ; largage de bombes à partir d’avionnettes ;
débarquements à des fins d’infiltration ou de sabotage. Une organisation, Alpha
66, acquerra même une réelle notoriété mais, en 1965, un de ses chefs, le
comandante d’origine espagnole Eloy Gutiérrez Menoyo, sera arrêté et
emprisonné pour vingt-deux ans. Jamais, pourtant, la menace ne sera mortelle.
Elle servira à tenir les énergies bandées. Les maquis de l’Escambray seront
définitivement matés, on l’a dit, fin 1965.
Il y a d’autres risques. Ainsi le rationnement est-il mal toléré : on n’en voit
jamais le bout. La fibre révolutionnaire, ici et là, se détend. À plusieurs reprises,
Castro devra intervenir contre la tentation de certains des siens de s’adonner à la
dolce vita. C’est une des caractéristiques de la Révolution cubaine d’avoir
longtemps su limiter la corruption. Non qu’une forme de nomenklatura ne s’y
crée. Mais l’absence d’ostentation en son sein est une obligation. La personnalité
de Castro, peu porté à la jouissance, explique en partie ceci – qui est porteur de
solidité. Le caractère national, en effet, est peu austère, ce qui, d’ailleurs, a
trompé nombre d’observateurs sur la nature profonde, immédiatement
répressive, de la « révolution sensuelle ».
Le mal qui ronge le système est plus pernicieux. Castro, après Guevara, le
nommera « bureaucratie ». Dès 1963, les deux hommes lancent contre elle leurs
flèches. Une commission de lutte est même créée contre ce fléau. Las ! Castro
devra vite constater que « la commission antibureaucratie s’est bureaucratisée » !
Mais « bureaucratie », qu’est-ce à dire ? C’est, d’une part, cette tendance de gens
productifs à se réfugier dans des secteurs moins pénibles, souvent aussi mieux
payés mais, en toute certitude, moins utiles pour la collectivité : la fuite des
macheteros, coupeurs de canne, vers des formes d’agriculture plus tranquilles,
ou vers l’armée, la police ou les permanences syndicales, aura été un symbole,
rarement relevé, des années 1960. Mais la « bureaucratie », c’est aussi le visage
que prend l’ambition dans une société où l’arriviste doit, pour parvenir, se
travestir en serviteur du peuple. Ce n’est pas pour rien que le Che, en absolue
discordance avec Castro, s’est fait l’avocat de la relève des générations : « Je
crois que nous avons rempli avec dignité un rôle important. Mais ce rôle ne
serait pas complet si nous ne savions pas nous retirer à temps », a déclaré
Guevara peu avant sa sortie de la scène cubaine, fin 1964.
« Année de l’organisation » : ainsi est solennellement baptisée 1963. Ce sera
en réalité l’une des périodes de plus grande désorganisation de la décennie.
Mais, surtout, 1963 est l’année du premier voyage de Castro hors d’Amérique,
de sa première visite en Union soviétique. Cette tournée est un triomphe à côté
duquel la lente remontée de Cuba, d’est en ouest, début janvier 1959, semblerait
presque modeste. Cette fois, c’est la deuxième puissance du monde qui organise
une fête à laquelle rien ne se peut comparer chez elle – hormis le retour sur terre,
deux ans plus tôt, du premier cosmonaute de l’humanité, Gagarine. Youri avait,
oui, été plus applaudi encore que Fidel. Mais le voyage du Cubain à travers le
pays dure, lui, quarante jours ! Sans doute le record mondial de l’ère
contemporaine…
La visite, pourtant, commence quasiment en tragédie. Le Tu-114 de l’Aeroflot
qui, depuis quelques semaines, assure en quatorze heures la liaison directe Cuba-
URSS, est à bout de carburant. Or, une brume épaisse recouvre la côte nord de la
presqu’île de Kola, ce 27 avril au petit matin. Le pilote tente l’atterrissage sans
visibilité sur un terrain militaire. Et il réussit. Toujours la baraka, sans laquelle il
n’est pas de vraie carrière ! Castro est accueilli par l’homme qui est devenu
comme le responsable à temps plein des relations bilatérales : Anastase
Mikoyan. Fidel est venu avec une délégation fournie, dans laquelle ne figure
pourtant aucun membre de la « vieille garde » communiste. Même le compère
Carlos Rafael Rodríguez n’est pas du voyage. Le Lider entend qu’il n’y ait pas
de confusion dans l’esprit de ses hôtes : nul autre que lui-même ne peut parler au
nom de « l’île de la liberté », comme l’ont surnommée les Soviétiques. Entre le
PCUS et le Pursc (Parti unifié de la révolution socialiste cubaine, créé le 22
février précédent comme parachèvement des ORI, et en attendant la naissance,
fin 1965, du PCC), le seul truchement est Castro.
« Il fait très froid à Mourmansk, mais nos cœurs sont chauds », improvise
Fidel, souvent mieux inspiré, devant la foule qui l’accueille dans cette ville
inhabituelle. À toutes les Républiques socialistes soviétiques, la radio retransmet
l’ovation en réponse. Près de six semaines durant, pas un seul bulletin
d’information n’omettra une référence à cette visite.
C’est un dimanche, le 28 avril, qu’il arrive à Moscou. Khrouchtchev lui donne
sa première accolade depuis leur rencontre à l’ONU en 1960. Fidel a gardé la
chapka qu’il arborait à Mourmansk bien qu’il fasse chaud à Moscou. Le
secrétaire du PCUS conduit aussitôt le secrétaire du Pursc vers la place Rouge
pour un grandiose meeting. Car le maître de toutes les Russies a aussi son plan.
Il est empêtré dans une querelle de longue haleine avec la Chine. À propos de
l’affaire des fusées, celle-ci l’accuse d’« aventurisme » d’abord, puis de «
capitulationnisme ». Il est donc essentiel que l’autre protagoniste de l’équipée
d’octobre précédent exprime son appréciation positive de la conduite du chef du
Kremlin. « Monsieur K. » mettra le temps, l’énergie et la séduction nécessaires
pour aboutir.
De la terrasse du mausolée de Lénine où Castro a pris place à ses côtés,
Khrouchtchev commence par déclarer son « admiration au représentant du
premier État socialiste sur le continent américain ». Il salue « l’héroïque Cuba »
en la personne de cet homme de trente-sept ans. Il baptise la révolution fidéliste
« phare de tous les peuples d’Amérique latine ». Et il conclut par un vibrant «
Viva Cuba ! ». La réponse de Castro est factuelle : « Sans l’existence de l’Union
soviétique, la révolution socialiste aurait été impossible chez nous. » Il énumère
les nombreuses manifestations de la générosité soviétique. Mais la petite phrase
tant attendue par « K. » sur les fusées ne viendra pas ce jour-là. « Je te remercie
Lénine, conclut Castro. Vive l’amitié entre les peuples soviétique et cubain !
Vive l’URSS ! » Interrogé par des journalistes, il se fait doctoral pour expliquer
que les « divergences » entre Moscou et Pékin ne sont « pas insolubles ». Cuba
serait-elle neutre dans la querelle entre les frères ennemis du communisme ?
Prudents, les Soviétiques n’ont pas précisé la durée du séjour de Fidel. Ils font
filtrer que le Cubain restera « au moins quinze jours ». Or, il ne repartira que fin
mai ! Revue de la Garde, dépôt de gerbe au mausolée, déjeuner au Kremlin, Lac
des Cygnes au Bolchoï : à Moscou, le visiteur est choyé. Les habitants de la
capitale sont parfois surpris, comme lorsque le capitaine Aragonés, numéro 2 de
la délégation, allume son cigare dans l’ancienne loge des tsars. Mais ils sont
chaleureux. De nombreux entretiens sont au programme. Les premiers ont lieu
au Kremlin dès le lendemain de l’arrivée à Moscou. Outre Khrouchtchev, Fidel
rencontre Brejnev, président du praesidium du Soviet suprême, le ministre des
Affaires étrangères Gromyko, et Andropov, alors chargé des relations avec les
autres pays communistes : le présent, mais aussi l’avenir sont à lui. Une datcha
des environs de la capitale accueille d’interminables tête-à-tête entre les numéros
1 soviétique et cubain. C’est là, peut-on penser, que les deux font leur paix sur
l’affaire des fusées. Castro, certes, ne comprend toujours pas ; ce n’est que l’âge
venant qu’il reconnaîtra que la décision soviétique était sans doute « inévitable
». Mais, flatté par le fait que « K. » lui montre « toutes les pièces » du dossier,
on peut imaginer qu’il esquisse un pardon.
Durant les intermèdes, on s’adonne à des jeux d’enfants : on peine à la croire
et pourtant si, un documentaire montre Fidel roulé dans la neige par
Khrouchtchev et Brejnev ! Et presque aussitôt, c’est le 1er mai. Fidel est la
vedette de la manifestation. « Monsieur K. » lui cède le pas : il apparaît le
premier, à 10 heures, par la porte du mausolée, gravissant les marches de la
tribune officielle. Pour l’occasion, il a troqué, c’est inédit, le battle-dress pour
l’uniforme d’officier de l’armée cubaine, avec chemise blanche, cravate noire et
béret de para. Bon prince, il commente avec son homologue le passage sur la
place Rouge des fusées balistiques à portée intermédiaire ! Et il ne se lasse pas
de saluer, cinq heures durant, les délégations dont il est le point de mire. Pour la
première fois, c’est bien le moins, Cuba figure dans la nomenclature des « pays
socialistes ».
Puis, après des intermèdes sportifs et culturels, Fidel part chasser le canard sur
les bords de la Volga. Il entreprend ensuite une grande tournée dans les
Républiques, commençant par Leningrad, poursuivant par l’Asie centrale, la
Sibérie, l’Ukraine. Au total, il visitera quatorze villes. Partout, il s’intéresse,
cordial, aux usines, aux fermes-modèles. Et il tient force meetings dans des
stades et sur des places. On le conduit aussi sur les champs de bataille de la
Seconde Guerre mondiale – pour lui, une passionnante nouveauté. Après trois
semaines, il reparaît à Moscou.
C’est le 23 mai qu’a lieu, au stade Lénine, la grande explication politique.
Cent vingt mille personnes y assistent. Finalement, Castro y prononce les mots
que Khrouchtchev attendait : « Les Américains, dit-il, n’ont renoncé à l’idée
d’une invasion de Cuba qu’après la crise d’octobre et en raison de l’intervention
de l’URSS. La solution de la crise a suscité des querelles dans les rangs des
ennemis de Cuba. Il a été possible d’éviter une guerre. » Fidel arbore sur son
uniforme kaki la médaille rouge de l’ordre des Héros de l’Union soviétique, que
Brejnev lui a épinglée, ainsi que l’ordre de Lénine. Et le Cubain de conclure : «
Grand merci, frères soviétiques ! » Il s’est rangé du côté de la « coexistence
pacifique » défendue par Moscou contre l’activisme de Pékin. « K. », ravi,
donne l’accolade à Fidel sous les applaudissements scandés de l’assistance.
Puis Khrouchtchev emmène Castro pour une semaine de vacances à Sotchi,
sur les bords de la mer Noire. Il lui fera aussi visiter une base de fusées
stratégiques. Le 2 juin, les deux hommes sont à Tiflis, en Géorgie. Et le 3 juin en
soirée, l’agence Tass annonce, en même temps, la nouvelle du départ de Fidel et
celle de son arrivée à Cuba. Faisant un bilan radiodiffusé de ce voyage, le Lider
redit son ancrage dans le « camp socialiste ». Il assure qu’à ses yeux les forces
armées soviétiques sont « sans rivales » au monde, grâce à leurs « armes
invulnérables et [leurs] projectiles de précision ». Mais il se dit prêt à normaliser
les relations avec Washington.

Castro est aux anges. Sauf sur un point : Revolución, le quotidien fidéliste, n’a
pas su trouver le bon ton pour rendre compte de l’événement. Ses journalistes se
sont tantôt débondés dans l’adulation, comparant Fidel à Lénine, et tantôt
dévergondés dans la légèreté, rapportant des détails oiseux. Carlos Franquí, le
directeur, paiera de sa place cette colère du commandant. Il n’entrera pas aussitôt
en disgrâce. Il entreprendra une histoire officieuse de la Révolution, qu’aurait dû
publier l’éditeur italien Feltrinelli. Mais le projet n’ira pas à bon port et Franquí,
finalement, rompra avec la Révolution et se réfugiera en Europe. Dans son livre
d’entretiens avec Gianni Mina, Castro présentera son collaborateur de dix
années, ami de vingt, comme un ambitieux frustré, devenu anticommuniste
forcené en raison de sa rupture avec le PSP dans les années 1940, un orgueilleux
sans talent devenu traître à la Révolution par ressentiment, non sans laisser
derrière lui sa vieille mère, dont la Révolution a dû s’occuper jusqu’à sa mort. Ici
se révèle un des traits affreux du Lider : il ne pardonne rien.
Castro n’entend pas limiter à l’Union soviétique ses relations internationales :
1963 sera aussi l’année d’une ouverture vers l’Europe de l’Ouest. Dans la phase
brûlante de la Révolution, tous les Occidentaux avaient été traités avec rudesse.
Certes, ils étaient, dans l’ensemble, moins attaqués que les États-Unis, mais
avaient également subi (hormis le Canada) des nationalisations sans
compensation. Désormais, Fidel va complexifier son jeu. En deux années, il aura
reporté à un niveau de quasi-excellence les relations de Cuba avec la France,
l’Espagne et la Grande-Bretagne. Seule la RFA (cette Allemagne de l’Ouest que
sa situation stratégique – Berlin-Est à tout le moins – contraint à s’aligner sur
Washington) restera hors de cette idylle.
Fidel commence ses apparitions spectaculaires dans les ambassades
européennes : le 14 juillet 1963, dans celle de France. Cet effort portera vite ses
fruits. En peu d’années, Paris deviendra le premier partenaire occidental de
Cuba, lui vendant notamment des camions et du matériel ferroviaire. Il y a, dans
l’Hexagone, une convergence entre le désir du général de Gaulle de manifester
par tous les moyens l’indépendance du pays envers les États-Unis, et la pression
du Parti communiste français et d’une bonne partie de l’intelligentsia en faveur
de la Révolution caraïbe.
Si le front international redevient, ainsi, plus riant, la situation économique, en
revanche, est catastrophique. Avec une zafra de trois millions huit cent mille
tonnes en 1963, Cuba enregistre son record négatif du XXe siècle. C’est là la
conséquence de l’abandon, en 1960, de la « tyrannie du sucre » par la Révolution
triomphante. Alors que les prix de cette denrée font un bond sur le marché
mondial, l’île n’a même pas de quoi assurer ses livraisons à l’Union soviétique !
Elle profitera néanmoins du fait que le grand « pays-frère » – conséquence de la
visite triomphale de Fidel – n’exigera pas son dû. Le Lider, à dire vrai,
s’habituera très bien à ce genre de bienveillance.
C’est, comme il en est coutumier, du fond de l’abîme que Castro rebondit. Le
10 août 1963, il prononce un grand discours : le pays doit « renoncer aux rêves
d’industrialisation poussée » – voulu par Guevara, qui n’est évidemment pas
nommé. L’agriculture, déclare le Lider, « devra assurer les besoins de Cuba
pendant l’actuelle décennie et peut-être la prochaine ». Grâce, en particulier à
l’irrigation et à la replantation de deux cent cinquante mille hectares (le dixième
de la superficie historique), la zafra devra atteindre de « huit à neuf millions de
tonnes en 1970 ». Fidel reconnaît courageusement que la Révolution a fait fausse
route dans le domaine économique.

Malgré la situation très difficile de l’économie, Castro ne consent à aucune


pause, aucune « NEP » libéralisante, à l’instar de Lénine en 1921. Loin de là : il
annonce une « deuxième réforme agraire », qui ramène de quatre cents à
soixante-sept hectares le maximum que peut détenir chaque paysan. Le surplus
faisant retour à l’État, celui-ci possédera désormais 70 % des terres. Dès 1962,
les six cent vingt-deux coopératives sucrières avaient été transformées en «
fermes du peuple » (sovkhozes). À la différence de celle de 1959, cette réforme
ne donne lieu à aucune tension visible. Mais la grève de la productivité, avec la
chute consécutive des approvisionnements urbains, sera la sournoise réponse des
paysans.
La nature, il convient de le dire, n’aide pas toujours Cuba. Le 3 octobre, un
énorme ouragan, « Flora », s’abat sur l’Oriente. Castro compense par un
activisme forcené la pagaille qui préside à l’organisation des secours. Il faudra
des semaines pour avoir une idée approximative du nombre des victimes. Fidel
établit son poste de commandement dans Las Villas. Il manque de périr en
traversant le rio Rioja à bord d’un camion amphibie que commencent à emporter
les flots furieux. Des paysans lancent des cordes de la rive et sauvent le
commandant en chef. L’épisode reclamera la popularité de Fidel. Par avance, ce
dernier annonce des chiffres terrifiants concernant les dégâts (« 11 103 maisons
détruites, 21 248 endommagées ») : le Lider saura toujours utiliser à la décharge
de son régime les vicissitudes qui, comme partout sur Terre, contrecarrent le
cours harmonieux des choses.

Mais voici que l’homme qui a le plus durement tenté de déboulonner Castro,
John Kennedy, est assassiné le 21 novembre 1963 à Dallas. Le journaliste Jean
Daniel, qui interviewait Fidel au moment précis où il apprend la tragédie,
rapportera sa stupéfaction : « C’est une grave et mauvaise nouvelle. » Le Cubain
a aussitôt compris que l’attentat pourrait lui être porté à charge, comme il
adviendra d’ailleurs. Il se défend par anticipation, mettant en relief, dans un
discours radio télévisé, le caractère « étrange » de l’assassinat, dissertant sur le
type d’arme utilisé.
Avec Lyndon B. Johnson, Castro commence l’apprentissage de « son »
troisième président américain. Le timide rapprochement imaginé dans les
derniers mois de Kennedy va tourner court. Rien n’évoluera positivement entre
les deux pays pour la décennie à venir. La tension autour de Guantanamo,
quoique contenue dans de précises limites par La Havane, sera un thème
d’aigreurs récurrentes. En durcissant, le 13 mai 1964, leur embargo par une
interdiction des ventes de vivres et de médicaments, les États-Unis de Johnson
confirmeront la politique américaine visant à étouffer l’île. Des voix
commencent pourtant à s’élever, à Washington, affirmant que cette conduite
renforce plutôt le castrisme puisqu’elle lui permet de rejeter la responsabilité de
ses échecs sur « l’impérialisme yankee ». Le sénateur Fulbright est l’un des
premiers partisans de la théorie selon laquelle Cuba est une « gêne », non une «
menace ».

Lorsque Castro décide que 1964 sera « l’année de l’économie », c’est un


objectif qu’il fixe. Le résultat, c’est autre chose ! La situation est à ce point
difficile que le Lider, de façon tout à fait inattendue, débarque à Moscou le 13
janvier pour… renégocier avec les Soviétiques l’accord annuel que vient de
conclure Carlos Rafael Rodríguez. Officiellement, Fidel vient pour « échanger
des vues, se reposer, se familiariser avec l’hiver en Union soviétique et la chasse
dans les étendues neigeuses du pays » ! De fait, on le verra devant une datcha
proche de Moscou, conduisant une troïka, photographié parmi des trappeurs,
posant devant les trophées d’une partie de chasse fructueuse, suivie d’un «
pique-nique amical en plein bois ». Mais la quasi-absence de protocole indique
que, cette fois, c’est le Cubain qui est demandeur
Dans son traditionnel discours du 2 janvier (1964), Fidel s’était écrié : « La
situation économique est excellente. » Mais Radio Moscou soulève le voile : «
Les difficultés de Cuba sont réelles » ; on en a parlé « avec franchise », ajoute
l’organe soviétique. Lors de la réunion du Comecon de l’automne précédent, à
laquelle Castro a envoyé un observateur, plusieurs voix se sont élevées,
d’Europe de l’Est, pour protester contre la dilapidation par la Révolution caraïbe
de l’aide du bloc socialiste. De fait, l’unique mais spectaculaire résultat de ce
nouveau voyage est la signature, le 21 janvier, d’un accord à long terme
garantissant, explique Khrouchtchev, « l’économie cubaine contre les
conséquences défavorables des oscillations de la conjoncture, c’est-à-dire des
prix du sucre sur le marché mondial ». Moscou s’engage à acheter la moitié de la
production de son protégé, jusqu’à un maximum de cinq millions de tonnes à
partir de 1968, pour un prix de six cents la livre. C’est très inférieur aux
excellents prix actuels du marché, mais cela permettra de planifier les choses.
Cet accord servira de motivation à la fameuse « zafra des dix millions de tonnes
» de 1970. Pour reprendre l’expression d’un homme qui connaît bien le Lider et
que celui-ci apprécie, l’avocat américain James Donovan, négociateur de la
libération des prisonniers de la baie des Cochons, « Castro a brillamment utilisé
Khrouchtchev » en payant surtout de mots une aide sonnante et trébuchante.
Durant le séjour de Castro en Union soviétique, un petit événement
international a eu lieu, dont il a peut-être tiré argument en sa faveur auprès de ses
hôtes : un coup d’État au Zanzibar. L’île qui fait face au Tanganyika, avec qui
elle s’unira pour former la Tanzanie, était jusqu’alors gouvernée par une
aristocratie arabe. Celle-ci est renversée par une équipe révolutionnaire noire.
Or, ces hommes, on le saura plus tard, ont reçu leur entraînement à Cuba : c’est
la première, modeste, incursion de Castro dans le champ africain. « La
coexistence pacifique est la ligne générale », déclare le communiqué final
soviéto-cubain, en parfait contraste avec la position chinoise.
L’Amérique latine, cependant, réserve de mauvais jours à Fidel. L’alerte est
partie du Venezuela. L’élection pour désigner le successeur du président
Betancourt est à peine achevée, le 1er décembre 1963, que les autorités
annoncent la découverte, sur une plage proche de Caracas, d’un arsenal.
Mortiers, bazookas, canons, fusils-mitrailleurs, armes légères : le chargement, de
quatre tonnes, proviendrait de l’armée cubaine. Or, le Venezuela a été, toute
l’année, le théâtre de violentes actions de guérilla. Les Faln (forces armées de
libération nationale), alliant communistes et gauchistes d’inspiration fidéliste,
qui en sont les protagonistes, ont tenté de saboter le scrutin par une
recrudescence d’actions, portant leur pression sur Caracas. Mais les citoyens,
malgré le danger, ont massivement voté.
C’est là le premier revers politique de la guérilla latino-américaine, que
suivront des défaites militaires. En accord avec le vainqueur, le social-démocrate
Raúl Leoni, Betancourt porte l’affaire devant l’OEA. Castro stigmatise les «
imbéciles et les dupes » qui croiraient une telle fable, et vilipende le « tyran et
traître sanglant et misérable, instrument de l’impérialisme yankee » qu’est à ses
yeux le chef de l’État vénézuélien. Fidel prend aussi des précautions. Pour la
cinquième fois en 1963, il ordonne une mobilisation des milices. Et, surtout, le
12 novembre, il annonce l’institution du service militaire obligatoire (une
originalité en Amérique latine) : trois années, dont, précise Raúl, deux pourront
être consacrées aux travaux agricoles.
Le 31 mars-1er avril 1964, c’est le coup d’État des généraux brésiliens. Cet
événement marque le premier coup d’arrêt organique à la « dégradation
révolutionnaire » du pays et du sous-continent. Les « gorilles » de Rio de
Janeiro, comme les surnomme Castro, feront école, à commencer par
l’Argentine en 1966, en attendant le Chilien Pinochet (1973). Une des premières
décisions des nouveaux maîtres du Brésil est de mettre fin à l’activisme de
Francisco Julião, secrétaire des « ligues paysannes » du Nordeste et fervent ami
de Castro. Ce retournement autoritaire renforce le camp hostile à la Révolution
cubaine parmi les États américains. Le Lider suggère alors, dans une interview,
le 5 juillet, au New York Times, un « échange » : il retirera « son soutien matériel
aux révolutionnaires latino-américains si les États-Unis et leurs alliés acceptent
de cesser leur soutien aux activités subversives contre Cuba ». Pour Castro, sont
subversifs : les commandos antirévolutionnaires (mais ceux-ci ne reçoivent plus
que des aides marginales de la CIA) ; le blocus/embargo ; et les pressions des
États-Unis sur les Européens et Latinos afin qu’ils rompent avec l’île.
Cela laisse l’OEA impavide. La détermination du Venezuela aidant, elle vote,
le 25 juillet 1964, des sanctions très sévères. Sa décision de mettre fin à toutes
les relations diplomatiques, consulaires, commerciales, maritimes avec l’île est
acquise par quinze voix contre quatre et une abstention (celle du plaignant, le
Venezuela). Les quatre opposants sont le Mexique, la Bolivie, le Chili et
l’Uruguay : les deux premiers par tradition nationaliste, les deux autres pour
tenir compte de leur fort courant de gauche favorable à Castro. En principe, la
décision de l’Organisation est contraignante. Et, de fait, même Santiago, La Paz
et Montevideo rompront. Le Mexique seul refusera de se plier. Il demeurera
ainsi l’unique débouché de Cuba sur le sous-continent et le terminus de la seule
ligne aérienne régulière au départ de l’île en direction de cette partie du monde.
En échange, les Mexicains accepteront que les passagers pour La Havane, ou en
provenance de cette capitale, soient photographiés par la CIA : Mexico n’entend
tout de même pas être soupçonnée d’être la plaque tournante d’activités illégales
cubaines en Amérique. Castro gardera longtemps à ce pays une reconnaissance
de son attitude indépendante.
Fidel, cette fois, ne se déchaîne pas contre les États-Unis : « La vérité, c’est
qu’aucun de nos pays, ni eux ni nous, n’a fait assez pour que les choses
n’atteignent pas ce point », déclare-t-il le 26 juillet. Il a perçu que le front
anticubain dépasse à présent les « gorilles » : même les gouvernements «
présentables » développent un ras-le-bol de l’activisme castriste, considéré
comme une tentative de remplacer la tutelle américaine par une autre.
L’isolement par rapport à l’Amérique latine complique la vie à Cuba, même si
l’Europe de l’Ouest prend un relais. Les deux voyages qu’effectue, en 1964, le
général de Gaulle, en mars au Mexique et à l’automne dans dix pays d’Amérique
du Sud, sont d’ailleurs salués par Fidel. « La France considère que le
communisme à Cuba n’a été que la manifestation accidentelle, et provisoire si
l’on sait s’y prendre, de la volonté d’indépendance des peuples latins
d’Amérique », dit à Washington M. Couve de Murville, ministre des Affaires
étrangères.

Castro ne néglige aucun appui. Au deuxième sommet des non-alignés au


Caire, début octobre, le président Dorticós fait triompher plusieurs thèses
cubaines – sur Guantanamo, notamment. Puis il file sur Moscou, accueilli par…
Leonid Brejnev, depuis quelques heures maître du Kremlin, en remplacement de
Khrouchtchev, déboulonné. « Simple changement de personnalité, pas de régime
», murmure Castro, toutefois perplexe. Car il s’était pris à bien aimer
Khrouchtchev. Certes, celui-ci avait été désinvolte dans l’affaire des fusées, et
pas seulement envers Cuba ! Mais c’est bien lui qui avait donné au Lider les
moyens de réussir son pari : sortir l’île de l’orbite d’une Amérique du Nord qui y
faisait quasiment la loi.
Fidel n’a pas le choix : l’Union soviétique est son unique planche de salut, il
doit s’y accrocher. Il « fera » avec Brejnev comme il a fait avec Khrouchtchev.
Mais, comme pour marquer son indépendance, il donne le feu vert à un
réchauffement des relations sino-cubaines. Les deux pays, qui ont grand-peine à
se comprendre, sont, conjoncturellement, à la même heure. L’un et l’autre
détestent la « coexistence pacifique » ; ils sont soumis à la quarantaine et au
sous-développement ; ils sont tous deux contraints à la fuite en avant, c’est-à-
dire à l’exportation de leur révolution. 1964-1965 sera ainsi le temps d’une
(brève) idylle entre Pékin et La Havane.
Castro démontre aussi son indépendance envers Moscou en faisant suspendre,
le 20 novembre 1964, puis arrêter Joaquín Ordoquí, une des figures de poids de
la « vieille garde communiste » cubaine. Le vice-ministre des Armées, ainsi que
sa compagne, Edith García Buchaca, sont réputés avoir joué un rôle trouble dans
l’« affaire Marquitos », qui a passionné le pays le printemps précédent. Marcos
Rodríguez, dit « Marquitos », est un ancien militant du PSP retenu coupable
d’avoir dénoncé à la police de Batista quatre militants du Directoire étudiant
ayant participé, en 1957, à l’attaque du palais présidentiel. Suivant un « tuyau »
du leader de l’ex-Directoire, Faure Chomón, le procès a fait affleurer que
l’accusé a été protégé par Ordoquí et García Buchaca. Chomón, alors ministre de
l’Information, s’emploie à ce que l’affaire ait le maximum de retentissement.
Face à la suggestion qu’on a voulu « écraser » l’affaire, Castro ordonne… de
recommencer le procès. C’est là une des nombreuses interventions de l’exécutif
dans la justice cubaine. Le Lider, à la barre, conduit, cinq heures durant,
doucereux, l’interrogatoire de Marquitos. Et celui-ci blanchit le PSP en tant
qu’organisation. Cette contribution à l’« unité révolutionnaire », réclamée par
Fidel, n’arrachera pas l’accusé au peloton. Ordoquí et Buchaca, eux, seront
emprisonnés pour « trahison ».

1964 est aussi notoire pour être la dernière année complète d’activités
publiques de Guevara à Cuba. L’industrie ne le passionne plus depuis que Castro
a annoncé, en 1963, qu’il faut en finir avec les « rêves » de la première période.
Le Che n’est sans doute pas convaincu mais il se plie, par loyauté. La
nomination, durant l’été 1964, d’un de ses adjoints, comme titulaire d’un
nouveau ministère des Activités sucrières lui retire soixante mille des quelque
cent cinquante mille ouvriers qu’il contrôle.
Le Che, pourtant, ne renonce pas à ses idées. Dès 1963, alors que la faillite
des premiers choix économiques est patente, il a lancé sur le sujet un débat dans
des revues. Il le poursuivra un an avec des représentants cubains ou étrangers
d’une gauche, marxiste ou non, plus pragmatique. Il croisera notamment le fer
avec Marcelo Fernández, ex-secrétaire du M-26 et son successeur à la tête de la
Banque nationale, et avec Charles Bettelheim, professeur d’économie et
président de France-Cuba. Contre la centralisation que Guevara a imposée à
l’industrie, ceux-ci défendent l’autonomie des entreprises, par laquelle on garde
une idée des coûts. Guevara réplique, superbe, que ce genre de pratique a autant
d’intérêt que de garder trace de ce qu’on fait passer « de sa poche droite à sa
poche gauche » ! Les « droitiers » sont également favorables aux « incitations
matérielles » pour encourager la productivité ; l’Argentin y voit une perversion
des intentions de la Révolution. Seuls, à ses yeux, sont acceptables les «
stimulants moraux » – c’est-à-dire « la formation politique et l’éducation
culturelle » des masses, en vue d’« élever leur conscience » et de susciter «
l’émulation ». Une telle formule, explique-t-il, ne suppose pas l’élimination des
stimulants concrets – primes, heures supplémentaires, récompenses – mais leur
encadrement dans un processus « d’acquisition de culture » à quoi
contribueraient « des discussions à tous les niveaux ». Or, celles-ci ne sont pas à
l’ordre du jour à Cuba, où la fameuse « démocratie pédagogique » n’admet guère
de feed back : de courant en retour de la masse qui écoute et acclame vers le chef
qui discourt. L’Homme nouveau ne sera, ainsi, que le titre d’un livre de Guevara
qui paraîtra peu après sa disparition, début 1965. Le Che va sortir étrillé, moins
sans doute par les arguments de ses contradicteurs qu’en raison des
conséquences de ses théories sur l’économie cubaine.
Il ne se tient pourtant pas pour battu par ce qui est devenu un vrai « lobby anti-
Che » : il hausse le tir à l’international. Pour lui, l’Union soviétique, lancée en
ces années 1960 dans une révision de ses méthodes sous l’influence des
économistes Trapeznikov et Liberman, s’est remise sur des rails « capitalistes ».
Cela la conduit, et les autres pays socialistes avec elle, « en un sens à être
complices de l’exploitation impérialiste ». C’est là un extrait du dernier grand
discours public de Guevara, prononcé le 24 février 1965 à Alger. Il témoigne de
l’évolution vertigineuse du Che depuis l’époque de la Sierra où sa référence
affirmée était « derrière le rideau de fer ». Et où il était, avec Raúl, tenu pour le
plus dangereux moscoutaire autour de Fidel.
À partir de la mi-1963, Che est ainsi en délicatesse avec Fidel sur un secteur
capital, le sien après tout : l’économie. Le retour au primat du sucre, choix du
Lider, lui déplaît. Fidel n’a pas publiquement tranché entre le « moralisme
révolutionnaire » du ministre de l’Industrie et les modérés réalistes ; mais, début
1965, Dorticós stigmatise « les petites guerres théoriques » qui n’ont jamais été «
le propre de la Révolution cubaine » : une pierre dans le jardin de l’Argentin !
Ceux qu’il faut récompenser, conclut le président de Cuba, sont « ceux qui
coupent le plus de canne ». Le 19 avril 1965, quelques semaines après la
disparition du Che, le Lider lui-même attaquera pour la première fois « l’esprit
abstrait et velléitaire » de ceux qui considèrent le marxisme-léninisme comme «
une catégorie philosophique, sans rapport avec le travail quotidien concret ». Le
26 juillet 1965, Fidel va dénoncer les « idéalistes pour qui les hommes seraient
guidés par le seul sens du devoir ». Tous reconnaissent Guevara dans ces
descriptions faites à une époque où Castro était, d’évidence, très irrité contre son
ami de dix ans.
Mis hors-jeu sur le plan économique, le Che cherche une autre voie. Il
multiplie les voyages : Alger en juillet 1963, Genève en mars 1964, Paris, dans
la foulée, où il signe un accord commercial, Moscou, en novembre, aux fêtes du
quarante-septième anniversaire de la révolution de 1917, les Nations unies, le 9
décembre, et enfin – sans repasser par La Havane, via le Canada – Alger à
nouveau, première étape d’un voyage de trois mois, son dernier déplacement
officiel. Il visite cinq pays africains avec lesquels Cuba a entrepris une
coopération plus ou moins ample (Mali, Congo-Brazza, Guinée-Conakry,
Dahomey et Tanzanie), la Chine et, enfin, deux capitales arabes : Alger encore,
chez le « frère Ben Bella », et Le Caire.
Guevara cherche-t-il à devenir ministre des Affaires étrangères ? De tout autre
que lui, on le penserait. Mais son propos est autre. Jette-t-il les premiers jalons
de la future conférence « tricontinentale », qui aura lieu début 1966 ? Jean-
Jacques Nattiez, un de ses premiers biographes, le pense. Ou bien a-t-il déjà
repris le sentier de la guérilla ? À l’ONU, en décembre 1964, alors chef de la
délégation cubaine, il a lancé de la tribune un « appel à deux cents millions de
Latino-Américains », annonçant qu’il était prêt à donner sa vie pour la «
libération » d’un des pays du sous-continent : évidente préfiguration de son
propre et ultime combat en Bolivie.
Lors de son fameux discours d’Alger du 22 février 1965, le Che va franchir
une étape intolérable pour le Lider : d’une tribune internationale, il a pris
position contre l’Union soviétique, « complice » avec des « exploiteurs de
l’Ouest ». Peut-être Castro n’en pense-t-il pas moins ; mais il n’est pas possible
que la maîtrise du rapport avec Moscou lui échappe. Question : Guevara, alors,
a-t-il commis cette « erreur » volontairement, pour créer un fait accompli lui
permettant de se libérer de son devoir d’État ?

Le Che, au retour de son voyage en Afrique-Asie, le 14 mars 1965, est attendu


à l’aéroport par Castro et Dorticós, et nul – hormis à l’occasion d’un compte
rendu de son voyage, le 22 mars – ne le reverra plus publiquement vivant. Fidel
a raconté à Gianni Mina sa part de vérité sur les activités de Guevara entre ce
jour-là et celui de sa mort, en octobre 1967. Dès leur rencontre au Mexique, en
1955, qui allait décider du reste de la vie du Che, celui-ci aurait fait promettre à
son chef que, la victoire acquise, il aurait le champ libre pour aller « lutter en
Argentine » sans que des « raisons d’État » puissent l’en empêcher. Guevara ne
s’est évidemment pas dérobé aux tâches que la Révolution cubaine lui a
confiées, mais il était aussi « très intéressé aux problèmes internationaux, aux
problèmes de l’Afrique ». Or, à cette époque, révèle Castro, le mouvement de
lutte armée qui avait suivi, au Congo-Zaïre, la mort de Lumumba, « nous a
demandé d’envoyer des instructeurs et des unités combattantes ». Le Che s’est
donc rendu en Tanzanie et, « avec une centaine de Cubains, est entré au Congo.
Il y a passé sept mois avec les rebelles de Gaston Soumaliot, enseignant à
combattre au peuple du Zaïre », luttant « contre les mercenaires blancs et les
forces gouvernementales ». Et puis « les rebelles décidèrent de déposer les armes
» – décision à laquelle les Cubains se plièrent. Il est clair, à lire Taibo II
(L’année où nous n’étions nulle part) et d’autres, que le fossé culturel a été
énorme entre l’Argentin, idéaliste, exigeant, discipliné, et les Africains, plutôt
rigolards et peu idéologiques.
Le retrait, en tout cas, a été aussi soudain que l’entrée en guérilla avait été
improvisée. Guevara est resté alors « plusieurs mois » en Tanzanie à « tenter une
analyse de l’expérience », et « cherchant à gagner du temps », selon l’étrange
formule de Castro à Gianni Mina. Puis il est « passé dans un pays socialiste
d’Europe de l’Est » (à Prague ?). En toute hypothèse, il ne voulait plus rentrer à
Cuba, car « on » y avait publié sa lettre, datée du 1er avril 1965, par laquelle il
renonçait à sa nationalité, démissionnait de ses fonctions et prenait congé de
Fidel. Le Lider, pourtant, a, dit-il, « réussi à le convaincre de rentrer…
clandestinement. » Che a alors passé un peu de temps sur l’île à se refaire une
santé puis quelques mois dans la province de Pinar del Río, « s’entraînant avec
les compagnons qui allaient partir avec lui », sans vouloir attendre que le
mouvement révolutionnaire en Bolivie ait pris son élan. « Nous lui avons donné,
poursuit Fidel, l’appui nécessaire pour mettre en acte l’idée… Le transfert de
Che et de tous ses compagnons [en Bolivie] a été effectué jusqu’à un
campement. Il a fallu traverser des lieux inabordables, surmonter des obstacles
compliqués… Ainsi a-t-il réussi à s’unir aux autres dans la région de
Nancahuazu choisie par ses soins. »
Il est permis de penser que les choses se sont passées de façon moins
idyllique. Le Che a terminé sa causerie du 22 mars 1965 par ces mots : « À
bientôt, sur les champs, pour couper la canne. » Dans une lettre écrite à sa mère
le 16 (Ricardo Rojo : Che Guevara, vie et mort d’un ami), « Che » avait
annoncé, là aussi, qu’il travaillerait un mois aux champs dans l’est, puis « cinq
ans dans une usine pour en étudier le fonctionnement » – lui, ancien ministre de
l’Industrie ! Des témoignages recueillis par Nattiez suggèrent qu’il y a eu, à la
mi-mars, entre les deux hommes, « un entretien orageux d’une quarantaine
d’heures ». Le plus probable est qu’ils soient tombés d’accord que l’Argentin ne
pouvait plus continuer sa « mission » à Cuba. Ils auraient alors mis au point le
programme de lutte armée du Che.
S’agissant de l’épisode zaïrois, observons que Fidel devait tenir beaucoup à
l’Afrique pour consentir à laisser partir Guevara dans une aventure aussi
hasardeuse. (« Les chefs étaient corrompus. En un mot, il n’y avait rien à faire »,
dira le Che à l’Argentin Roberto Bustos.) Le long passage en Europe de l’Est est
peu crédible, vu l’état d’esprit quasi antisoviétique dont témoigne le discours
d’Alger. Le récit de Castro (le séjour de « plusieurs mois » en Tanzanie…)
donne à penser que Guevara était « paumé » – incertain de l’aide qu’il pouvait
obtenir de Cuba. Pour l’expédition en Bolivie, en revanche, il a obtenu les
moyens dits par Castro.
Le départ du Che prive Fidel du dernier homme (si l’on met à part Raúl, mais
qui ne s’exprime jamais en public) qui avait la stature pour lui dire les choses –
rarement dans le sens de la modération, il est vrai : il a toujours préféré les
chemins âpres, comme celui de la réforme agraire radicale et de la confrontation
extrême avec les États-Unis. Comment interpréter, alors, le revirement «
guévariste » de Castro de 1966 à 1968, peu après le départ du Che ? Un Lider
convaincu de la supériorité des « stimulants matériels » lançant son pays dans
une phase échevelée de « communisme » ! Un homme bien certain que sa
révolution ne peut se faire sans l’Union soviétique qui, en 1967, pour défendre et
illustrer la « voie armée » guévariste, en viendra presque à la rupture avec
Moscou ! Est-ce là le remords de n’avoir rien fait pour garder le Che à Cuba, le
poussant ainsi vers une mort au-devant de laquelle, de l’avis crédible de Fidel à
Gianni Mina, « il semblait qu’il allât » ? Il y a dans les relations de Castro et de
Guevara quelque chose qui rappelle celles de Thomas Becket et d’Henri II
d’Angleterre vues par Anouilh : la bouleversante amitié, la merveilleuse
complicité qui, pour une opposition politique, dérapent…

Mais les considérations planétaires ne sont pas tout : fin 1964, Fidel sent qu’il
va devoir recommencer à s’occuper d’économie, car tout va mal. L’année 1965
a, au demeurant, été décrétée celle « de l’agriculture ». Le Lider estime que la
diversification tentée lorsqu’il était président de l’Inra, de 1959 à 1962, n’a pas
été bien menée : hors la canne à sucre, l’île doit mettre en avant une autre
priorité, l’élevage. Fidel entend notamment augmenter la production de lait, dont
la population adulte manque cruellement (les enfants, eux, en sont heureusement
pourvus). Il a été foudroyé par la lecture d’un agronome français, membre de
l’Académie, André Voisin. L’homme est controversé dans l’Hexagone mais ses
ouvrages, notamment Sol, herbe, cancer, ont eu du succès à l’étranger. Fidel
invite donc Voisin. Toutes affaires cessantes, il l’accueille le 3 décembre 1964 à
2 heures du matin à l’aéroport José-Martí. Les deux hommes discutent jusqu’à
l’aube. Puis Fidel entraîne partout le professeur. Dans chacune de ses
interventions, il le cite. La presse se fait l’écho de cet enthousiasme. Deux livres
de Voisin sont publiés en feuilleton. Il devient une sorte de demi-dieu de
l’Agriculture. Las ! Après dix-huit jours, le Français, épuisé, meurt d’une crise
cardiaque. Il est enterré à La Havane comme un héros national. Cent mille
personnes assistent à ses funérailles, couronnées par un discours de Castro,
comme il se doit. Peu prophète en son pays, Voisin aura été son meilleur
ambassadeur dans l’île !
Fidel continuera de se passionner pour les croisements entre le zébu, rustique
mais peu productif, et la Holstein suisse, excellente laitière. On ne compte pas le
temps qu’il dédie au taureau Rosafé, ce remarquable inséminateur. Hélas ! lui
aussi mourra prématurément, épuisé à la tâche. Quant à la laitière Ubre blanca
(pis blanc), elle a sa statue dans un parc de La Havane, nous a-t-on dit. Le Lider
est ainsi, prompt aux emballements. Celui qu’il a conçu pour l’élevage est l’un
des rares qui ait été durable, en matière économique, avec le goût pour les
fromages qui en dérive.
Le 16 février 1965, Fidel décide de reprendre à Rodríguez la présidence de
l’Inra. Le secteur agricole, à vrai dire, n’est pas brillant. La deuxième réforme
agraire, survenue alors que la première n’était pas digérée, n’a pas servi le
malheureux responsable de l’Institut. Le « vieux communiste » a si peu de
pouvoirs réels qu’on l’a surnommé « le ministre des Légumes ». La méthode de
Fidel, durant ces années, sera de multiplier les programmes spéciaux et les
fermes-modèles. Quand une idée lui traverse l’esprit, elle sera aussitôt
expérimentée quelque part. Bien entendu, la création se perpétue au-delà de
l’intérêt du Lider. Là où s’est portée sa sollicitude demeure une culture ou une
production privilégiée. Rarement précédées d’expérimentations, ces tentatives
aboutissent généralement à des échecs. Quelques-unes sont encore en activité à
ce jour, dénommées « fermes-Fidel » par le peuple.
Le problème crucial de l’agriculture cubaine est alors, on l’a dit, que la plupart
des macheteros ont déserté les plantations. La dureté du travail explique que ces
damnés de la terre d’avant la Révolution aient cherché meilleure fortune ailleurs.
Il faut pourtant que les zafras se fassent puisqu’on est revenu au sucre. La
mécanisation de la coupe est, à terme, la solution ; mais les engins sont encore à
mettre au point et, surtout, ils ne peuvent travailler qu’en plaine, alors que les
cannaies cubaines ont toujours été « à la diable ». Une idée prend donc corps
dans le groupe dirigeant : imposer une discipline de travail. Et qui mieux que le
commandant en chef peut y pourvoir ?

À partir de 1965, la société va donc être militarisée. La Révolution, en 1959,


avait aboli des casernes pour en faire des écoles, et cela l’avait rendue populaire.
Désormais, pour un lustre, l’île entière va devenir une caserne. « À la caraïbe »,
certes : les violences ne sont que pour les récalcitrants. Mais il ne faut tout de
même pas plaisanter ! Cuba va ressembler à une sorte d’empire précolombien
dont Castro serait l’Inca. On met l’accent sur le « volontariat ». Et comme le
volontariat, dans une société quadrillée par des CDR, s’apparente à une
obligation, le cours des choses sera, pour cinq ans, le travail forcé : pas très
forcé, mais pas libre non plus. C’est vers cette époque qu’est lancé le fameux «
cordón » de La Havane, une ceinture verte dont on attend qu’elle approvisionne
la capitale en légumes et occupe utilement les dimanches citadins. Des millions
de plants de café y seront repiqués avec une hâte qui suscitera l’émerveillement
des thuriféraires. René Dumont verra pourtant, dès 1969, qu’ils sont étouffés, car
trop serrés.
Le ton a été donné dès le traditionnel discours du 2 janvier (1965) : « Nous
mobiliserons tout le peuple », s’est écrié Fidel. Le service militaire, entré en
vigueur début 1964, pourvoira à une partie des besoins. Les recrues prêteront
souvent deux ans de leur temps à l’agriculture. Dans le cadre de la « campagne
antibureaucratique permanente », on licencie cinquante mille fonctionnaires que
l’on envoie s’initier aux joies rudes de la vie agreste. On crée aussi « l’école aux
champs » : les élèves du secondaire – dont le nombre, à l’honneur de la
Révolution, a beaucoup crû – sont installés à la campagne ; ils y prêtent leurs
bras, pour un bon mi-temps, à l’agriculture.
On voit aussi apparaître, en 1965, une nouveauté moins reluisante : les Unités
militaires d’aide à la production. Des décennies plus tard, les voix baissent dans
l’île quand on évoque les Umap. On a pu parler de « camps de concentration ».
Travail forcé serait plus juste. « Ils peuvent d’ailleurs rentrer dans leur famille à
Noël », a tempéré un « ami de Cuba ». La campagne dont sont nées les Umap a
été lancée dans divers secteurs, dont l’université, contre les homosexuels. Ces
unités ont d’abord accueilli, avec la virilité convenable, des invertis confessés ou
dénoncés : pour leur faire passer le goût du « vice », dit-on dans l’entourage du
ministre de l’Intérieur Ramiro Valdés, chargé du programme. Puis de petits
opposants y seront dirigés, ceux qu’on classe sous les rubriques vagues de «
parasites sociaux » ou « conflictifs ». On y envoie également des témoins de
Jéhovah, dont l’antimilitarisme est un scandale dans une société martiale. Les
Umap accueilleront aussi des baptistes, contre lesquels le régime se déchaîne à
partir de 1965, comme il s’était dressé en 1962 contre les francs-maçons et
comme il voudra briser, en 1972, le nañiguismo, le vaudou cubain. Des
catholiques seront aussi envoyés aux Umap, tel le futur cardinal Jaime Ortega.
Au total, trente mille personnes y passeront en un peu moins de cinq ans,
encadrées par la lie de l’île. On a dit que Fidel avait été scandalisé de ce qu’il
avait tard appris du régime de ces unités…
Le transport spectaculaire de Fidel et de son gouvernement pour une
quinzaine de jours par an à la zafra, pour la première fois le 12 avril 1965, voici
l’exemple haut donné du volontariat. Quand des visiteurs débarquent dans l’île à
la bonne saison, il est bien vu de s’y joindre, une journée ou deux. Le maréchal
Gretchko, ministre de la Défense soviétique, s’exécutera ponctuellement. « Un
travail de chien », rapporte un de ces étudiants français qui, à partir de 1965,
vont passer des « vacances politiques » dans l’île.
C’est, chaque année, entre novembre et mai, en décembre et janvier surtout,
que l’on note le déplacement de la ville au champ de dizaines de milliers de
personnes. La rentabilité en est très faible : un amateur vaut le quart d’un
professionnel et il mange autant. Et la production de l’usine où a été prélevée
cette main-d’œuvre chute. On passe ainsi subrepticement, pour cinq années, à
partir de 1965, après la disparition du Che et jusqu’à l’échec de la « grande zafra
» de 1970, à un système où règne, à l’inverse des choix initiaux de Fidel, le «
stimulant moral ». Pour le dire d’un bon mot, c’est la fin de la carotte… mais le
régime va devoir donner du bâton.

Avoir à s’occuper de l’économie du pays, outre les charges politiques et


militaires suprêmes, ne comble pas Castro. Depuis « les crises planétaires », il
donne l’impression d’être en quête d’une nouvelle querelle. L’aide aux guérillas
latino-américaines l’occupe, bien sûr. Mais elle est clandestine, niée dès que
découverte. À l’occasion de ce « jour des Étudiants » qui sert souvent de
tremplin à ses idées hardies, le Lider lance, le 13 mars 1965 : « Tous les pays
socialistes doivent aider le Viêtnam. » L’annonce n’est pas convenue ! Car ni
l’Union soviétique ni la Chine ne répondent militairement au pilonnage de l’ex-
Tonkin par l’aviation américaine. Le nouveau maître du Kremlin, Brejnev, est en
train de révéler sa faiblesse, juge Fidel. Cuba, pour sa part, enverra des
combattants, si on le lui demande. Les Viêtnamiens lui garderont toujours de la
reconnaissance de cette offre.
Le mois suivant, les marines américains envahissent la République
dominicaine pour éviter que les troubles qui accompagnent le difficile
réajustement consécutif à l’assassinat, en 1961, du dictateur Trujillo
n’aboutissent à une autre révolution « castriste ». Que peut faire le Lider, sachant
que la direction soviétique qui a renversé Khrouchtchev pour ses élans
aventuristes ne bougera pas ? Eh bien ! rien. Rien ? Le 1er mai, il en appelle aux
« nations non alignées d’Asie et d’Afrique », et non au bloc socialiste.
L’été 1966 éclatera la « révolution culturelle » chinoise. L’anarchie qu’elle
engendre va paralyser l’autre géant du communisme. Le massacre, à partir de
septembre, de cinq cent mille « prochinois » (et Chinois expatriés) en Indonésie
a lieu sans qu’on bouge à Pékin. Mais l’apathie générale peut aussi aller avec un
activisme brouillon : à l’automne 1965, des officiels chinois se sont mis à glisser
de la « littérature Mao » dans les boîtes aux lettres d’officiers cubains à La
Havane. Ce n’est pas dangereux, mais c’est intolérable. C’est donc dénoncé.
C’est donc le constat d’une double impuissance à la tête du mouvement
communiste mondial, sur les décombres du « grand schisme » de 1960-1962, qui
pousse Fidel à cet activisme frénétique qui sera sa marque en 1966 et 1967.
Atypique dans l’évolution du régime, ce moment sera pourtant pris pour sa
norme, avant 1968, par maint intellectuel de gauche de la vieille Europe.
Deux années durant, Cuba va en effet s’ériger en troisième Mecque – et même
plutôt la seule – de la vraie Révolution : celle que l’on fait, non celle dont on
cause ; celle des mouvements de libération nationale des pays du tiers-monde,
non celle des PC des puissances « nanties » que sont l’Union soviétique et la
Chine ; et en tout cas pas celle de la « coexistence pacifique » capitularde ou de
la « révolution culturelle » inefficace. C’est sur ces prémices que La Havane
lance, pour 1966, la préparation d’un congrès de tous les pays du tiers-monde.
Les Latino-Américains y rejoindront enfin les Afro-Asiatiques qui ont déjà –
suite de Bandung – leur organisation basée au Caire. Il était temps ! Car, si l’on
excepte la fin du maquis contre-révolutionnaire de l’Escambray, 1965 aura été
assez terrible pour Fidel : en mars, la rupture avec Che ; le 20 juin, le
renversement du cher ami Algérien Ben Bella ; à l’automne, l’annihilation d’un
foco guérillero castriste au Pérou.

Et comment oublier la persistance des difficultés économiques ? Alors, le 28


septembre, le Lider crée la sensation : un premier congrès du PC cubain,
annonce-t-il, sera réuni. En fait, ledit congrès ne sera convoqué que… dix ans
plus tard. Ce qui a lieu, le 1er octobre, c’est la désignation, par Fidel, du Comité
central (CC), du bureau politique et du secrétariat du nouveau PC cubain, qui
succède au Pursc. Mais ce tour de passe-passe est plein d’enseignements. Car on
observe, à cette occasion, un basculement entre « la vieille garde » communiste
et les fidélistes, de longue mais aussi de plus fraîche date. En 1963, la direction
des ORI, devenues Pursc, comptait treize ex-M-26, onze ex-PSP et Chomón, du
Directoire. Le Comité central du PCC ne compte plus que vingt et un ex-PSP sur
quatre-vingt-onze membres. Et aucun « vieux communiste » n’entre au
Politburo. La « vieille garde » a bien servi, elle peut passer à la trappe. Parmi les
anciens du PSP qui restent au CC, on note que les amis d’université de Castro
(Flavio Bravo, Leonel Soto, Alfredo Guevara) sont hissés au niveau des anciens
chefs. Seul, de ceux-ci, Blas Roca figure au secrétariat, ainsi que le fidèle
Rodríguez. C’est cependant un communiste pur, Isidoro Malmierca, ex-
secrétaire des Jeunesses du PSP, qui reçoit la direction de Granma, le quotidien
du nouveau PCC issu de la fusion de Revolución (M-26) et de Hoy (PSP).
Granma (grand-mère) on peut certes juger que, pour un organe révolutionnaire,
il y a plus entraînant, mais ce nom est évidemment une référence à l’héroïque
débarquement de décembre 1956 à bord du yacht homonyme. Malmierca était
pourtant tenu pour un des responsables des excès du « sectarisme », mais il s’est
amendé. Sur les soixante-cinq « castristes purs » du Comité central, cinquante
sont… des militaires d’active ou prêtés au secteur civil. L’évolution du régime
vers un encadrement martial de la société est consacrée. Fidel, est-ce à préciser,
est Premier secrétaire, et Raúl numéro 2. Les autres personnalités de relief sont,
à une exception près (Dorticós), toutes des anciens de la Moncada ou (et) de la
Sierra : les commandants Almeida, Valdés, García et Sergio del Valle, ainsi
qu’un civil, Armando Hart. Trois femmes entrent au Comité central : Celia
Sánchez, la plus proche du Lider, Vilma Espín, épouse de Raúl, et Haydée
Santamaría, épouse de Hart. Une affaire de famille !
Présentant le 3 octobre 1965 au peuple la nouvelle structure dirigeante qu’il
vient de lui donner, Fidel lit aussi… la lettre d’adieu du Che, datée (par qui ?) du
1er avril. L’Argentin est alors dans les maquis du Congo mais, hormis le Lider,
qui le sait ? « J’ai accompli la part de mon devoir qui me liait à la Révolution
cubaine sur son territoire et je prends congé de toi, des camarades, de ton peuple
qui est désormais le mien, dit ce beau texte. Je renonce formellement à mes
charges dans la direction du parti, à mon poste de ministre, à mon grade de
commandant, à ma condition de Cubain. Rien de légal ne me lie plus à Cuba,
seulement des liens d’une autre nature. »
Le texte ajoute, un peu étrange : « Ma seule faute de quelque gravité est de ne
pas avoir eu plus confiance en toi dès les premiers moments dans la Sierra, de
n’avoir pas compris assez vite tes qualités de conducteur et de révolutionnaire…
Je suis fier de t’avoir suivi sans hésitation. » Et de poursuivre : « D’autres
sierras du monde réclament la contribution de mes modestes efforts. Je pense
faire ce qui t’est refusé par tes responsabilités à la tête de Cuba… Si vient pour
moi l’heure décisive sous d’autres cieux, ma dernière pensée sera pour ce peuple
et particulièrement pour toi… Je me suis toujours identifié à la politique
extérieure de notre Révolution [allusion claire au discours d’Alger] et… je
continue de le faire… Je ne laisse aucun bien matériel à mes enfants et à ma
femme et je ne le regrette pas, cela me fait plaisir qu’il en soit ainsi… l’État leur
donnera ce qui suffit pour vivre et s’éduquer. » Et la conclusion : « Ce n’est pas
la peine de barbouiller encore du papier. Jusqu’à la victoire, sans faiblir. La
patrie ou la mort. Je t’embrasse avec toute ma ferveur révolutionnaire. Signé :
Che. »
La lecture publique de cette lettre fait l’effet d’une bombe. Mais elle soulage
Fidel : n’est-il pas, depuis cinq mois, désagréablement soupçonné en Amérique
latine ? C’est la CIA qui a d’abord répandu le bruit que le Che a été liquidé, mais
la rumeur a trouvé crédit ici et là, et des trotskistes, notamment, l’ont répandue,
barbouillant de graffitis insultants pour Castro des murs en Amérique latine, au
Brésil notamment. La réponse du Lider aux questions qui fusaient était : « Quel
que soit l’endroit où se trouve le commandant Guevara, il sera utile à la
Révolution. » Les milieux officiels américains, eux, disaient : « Guevara is
underground, yes, six feet underground » (G. est entré dans l’action
souterraine… oui, il est six pieds sous terre). La lettre du Che deviendra l’un des
documents capitaux de la Révolution castriste, au même titre que L’Histoire
m’absoudra. Elle sera lue et relue dans les écoles, surtout le passage : « D’autres
sierras du monde réclament la contribution de mes modestes efforts. »
Parallèlement, un article du Che publié début 1965 par le journal uruguayen
Marcha, sous le titre « Le socialisme et l’homme à Cuba », deviendra, avec son
« Discours d’Alger » et son futur « Message à la Tricontinentale », la bible des
gauchistes « antistaliniens » de 1968.

Le discours prononcé le 28 septembre 1965 par Fidel devant les CDR contient
une autre annonce sensationnelle : la réouverture des portes de l’exil, closes
depuis la crise des fusées. Faire baisser la pression politique, économique et
sociale due au rationnement, telle est l’explication plausible de la mesure. Dès le
7 octobre, les premiers contingents arrivent à Miami. Ils y sont amenés par de
petits bateaux souvent affrétés par des anciens exilés autorisés à aborder l’île,
par Camarioca, à l’est de Matanzas. Afin de contrôler cette immigration sauvage,
Washington conclut un accord avec La Havane via l’ambassade de Suisse, qui
représente ses intérêts à Cuba. Aux termes du Cuban Adjustment Act (1966), les
insulaires fuyant « le castrisme » seront longtemps accueillis sans retenue par
l’Amérique.
Deux fois par semaine, désormais, un avion affrété par les États-Unis prendra
les candidats autorisés à l’exil à l’aéroport de la station balnéaire de Varadero.
Priorité est donnée aux Cubains ayant des parents déjà hors de leur patrie. Les
jeunes hommes en âge, ou presque, de faire le service militaire (de quatorze à
vingt-sept ans) et les techniciens utiles à l’économie du pays ne sont pas
autorisés à partir. L’attente est de deux à trois ans. Les émigrants ne peuvent
emporter que les vêtements qu’ils ont sur eux. Et leurs biens sont confisqués. Ce
pont aérien fonctionnera jusqu’en 1971, où il sera interrompu par La Havane.
Trois cent mille Cubains sont partis ainsi.

L’année 1966 est évidemment baptisée « de la solidarité », du fait de la


conférence « des trois continents », ou « Tricontinentale », que Dorticós ouvre
solennellement le 3 janvier. La veille, dans son discours pour l’anniversaire de la
Révolution, Fidel a critiqué Pékin pour n’avoir pas reconduit un accord
prévoyant l’envoi de quatre cent mille tonnes de riz. Or, cette céréale –
nourriture de base des Cubains, avec les haricots – est indispensable à la
population, et la Révolution a quasiment cessé d’en produire. Pour parer au plus
pressé, Vilma, épouse de Raúl et ménagère avisée, lance un concours de « menus
sans un grain de riz ». Cuba s’est trop fiée aux camarades chinois durant la brève
période des bonnes relations. La déconvenue est d’autant plus vive que, une
énième fois, la zafra 1965-1966 est modeste : quatre millions huit cent cinquante
mille tonnes.
Lors de la « Conférence de solidarité avec les peuples d’Afrique, d’Asie et
d’Amérique latine », qui se prolongera toute la première quinzaine de janvier,
l’affrontement avec les envoyés de Pékin est net. Ceux-ci veulent que soit
reconnue l’existence de « deux impérialismes », le soviétique s’additionnant à
l’américain. Or, même si les Cubains entendent desserrer le cordon avec
Moscou, c’est trop ! Osmany Cienfuegos, qui a travaillé à la préparation de la
conférence (accompagnant notamment Guevara en Chine un an plus tôt),
réplique : « Nous, nous savons ce qu’est l’impérialisme. » Dans le grand salon
de l’hôtel Habana Libre qui héberge la Tricontinentale, la représentation de
Moscou se réjouit. Mais un peu vite. Car, échaudé par 1962, Castro, veut, cette
fois, tirer son épingle du jeu.
Cette conférence, à laquelle il a songé dès 1960, est en effet l’affirmation
mondiale de la Révolution cubaine. Improbablement, le Lider obtiendra ainsi de
l’Union soviétique sa signature sous des textes « gauchistes », « aventuristes »
presque, s’agissant des révolutions du tiers-monde ; Moscou admettra aussi, avec
réticence, que La Havane abrite le siège des organisations créées durant la
conférence : l’OSPAAAL (Solidarité avec les peuples d’Afrique, d’Asie et
d’Amérique latine, ou « Tricontinentale »), ainsi que le Comité et le Fonds
d’aide au Viêtnam. Cuba semble s’imposer comme troisième centre
révolutionnaire mondial. La présence concomitante, à La Havane, de Moscou et
de Pékin est aussi la victoire posthume de Mehdi Ben Barka, qui a convaincu
Mao d’envoyer les siens. On sait que ce succès a coûté la vie au Marocain, qui a
été enlevé à Paris en octobre 1965, dans des conditions qui ne font pas honneur à
la France. Dans les faits, pourtant, l’OSPAAAL demeurera une coquille vide,
avant sa disparition à la fin des années 1960. Son secrétaire, Osmany
Cienfuegos, connaîtra même une éclipse la décennie suivante. La revue de
l’organisation, Tricontinentale, diffusée en France, irritera le ministre de
l’Intérieur Raymond Marcellin. L’idéologie de la « Tricontinentale », en effet,
aura une influence sur la maturation des révoltes étudiantes de par le monde en
1968. Elle a aussi eu une incidence sur la situation au Viêtnam : les explosions
libertaires à Berlin, Paris ou Rome, et bien sûr, auparavant, à Berkeley ou
Princeton, ont en effet pointé le caractère haïssable de ce conflit. Pour cela seul,
Fidel – qui voit dans le peuple indochinois le « héros collectif » par excellence,
et son « ambassadeur » pour l’Asie – peut se réjouir de la réunion de 1966.
Toutefois, il ne fait pas le poids pour aplanir la querelle de géants entre
Soviétiques et Chinois. Après avoir fait exploser l’Organisation afro-asiatique de
solidarité, issue de Bandung, cette opposition allait paralyser l’OSPAAAL. Sans
doute, aussi, les problèmes de l’Amérique latine, alors de loin le plus développé
des trois continents sous-développés, étaient-ils trop spécifiques pour pouvoir se
confondre avec ceux de l’Afrique-Asie.
De sorte que, dès 1966, Castro reporte ses espoirs vers l’Amérique latine. La
translation de Guevara entre le début et la fin de l’année, des tréfonds de
l’Afrique noire au cœur de l’Amérique du Sud, est, de ce point de vue,
emblématique. C’est fin 1960 que l’aide cubaine à la préparation des guérillas
dans le sous-continent avait débuté. En 1962-1963, elle s’était «
professionnalisée ». Dès la fin 1964, Fidel avait convoqué à La Havane une
conférence secrète des Partis communistes latinos, dont Moscou s’était sans
doute peu réjouie. Le Lider a tenté d’y convaincre ces formations qu’elles
devraient se convertir à la lutte armée et, chacune chez elle, fédérer les énergies
révolutionnaires, comme lui l’a réussi à Cuba. Mais Fidel a sous-estimé
l’attachement de ces Partis communistes à Moscou. Ainsi les Vénézuéliens et les
Colombiens, qui avaient opté pour l’action armée au début des années 1960,
vont, un lustre plus tard, revenir à la lutte légale. Plutôt que l’union
révolutionnaire, les initiatives de Castro provoquent le pullulement : aux «
moscovites » et « pékinois », sans oublier les « trotskistes », s’ajoutent
désormais les « castristes ».
À la clôture de la « Conférence des Trois Continents », le 18 janvier 1966,
Fidel adresse aux délégués de vingt-sept pays ou territoires américains présents à
La Havane (les Antilles françaises, entre autres, y sont représentées…) un
discours de douze heures – « sans sandwiches ». Surfant sur l’onde de choc de
l’invasion américaine en République dominicaine l’année précédente, il
convainc des délégués de se retrouver en 1967 pour créer une organisation «
latino-américaine de solidarité entre révolutionnaires ». Après ces temps mornes
qu’ont été 1964 et 1965, Castro renoue ainsi avec l’exaltation de mettre les
choses en mouvement au-delà de son propre pays. « Le calme ne vaut rien aux
Cubains », observe un diplomate. En fait, c’est Fidel qui a le constant besoin de
rejouer sa Maestra, à des échelles plus vastes !

Le Lider n’en surveille pas moins son front intérieur. Une campagne est
menée contre des éléments contaminés par la propagande des Chinois,
conduisant à des limogeages dans les forces armées. Une autre offensive vise la
dolce vita : sa victime la plus illustre est le vice-ministre des Armées,
Ameijeiras, héros de la Sierra, disgracié en mars 1966 pour ses relations avec
des « éléments antisociaux, pseudo-révolutionnaires » et autres « vagabonds
corrompus ». Il reconnaît tous les faits qui lui sont reprochés. C’est aussi
l’attitude de Cubela, ex-commandant du Directoire dans l’Escambray, arrêté
pour tentative d’assassinat contre Castro : « Je mérite le peloton, s’écrie-t-il
devant ses juges. Je suis un caractère instable, rempli de contradictions et de
faiblesse. » Castro écrit alors au tribunal pour lui demander de ne pas prononcer
la mort. Cubela ne se verra infliger « que » vingt-cinq ans de prison.
La Centrale des travailleurs fait aussi son autocritique. Sa responsabilité est
écrasante, admet-elle, dans les difficultés économiques de l’île. Son secrétaire, le
« vieux communiste » noir Lázaro Peña, est remplacé, au congrès d’août 1966,
par un jeune ancien combattant de la Sierra.
« Absentéisme » entraînant une faible productivité, « indolence » conduisant à
une sous-utilisation des capacités, « mauvaise organisation » du travail : tout
cela, la CTC le prend à son compte. Castro, bon prince, estime qu’il y a eu « des
erreurs, mais pas d’abus délibérés ». Le pays, pourtant, est une ruche : « Plus
vite, encore plus vite », est le slogan de l’année. Une ruche qui butine le sucre,
de surcroît, mais la zafra n’en est pas moins médiocre : de 30 % inférieure au
Plan. Et pourtant, Fidel, cette fois encore, a participé : huit cents arrobas dans sa
première journée, un très bon chiffre. On lui avait, il est vrai, un peu « préparé »
sa coupe. Mais qui relèverait de tels détails, en cette année de son quarantième
anniversaire ?
Pour la circonstance il offre au pays le Coppelia, où l’on fabriquera et vendra
les meilleures glaces d’Amérique. Un observateur qui ne lui est pourtant pas
hostile, Claude Julien, écrit que Castro est « menacé par l’isolement de
l’adulation ». Il ajoute : « En 1966, il y a Fidel, et seulement Fidel. » Celui-ci
dément-il ? Non : « Le pouvoir absolu est néfaste », dit-il devant le congrès de la
CTC. Il ne fait certes pas le rapprochement entre ce constat et ce qu’il
reconnaîtra à la mi-décembre dans une interview accordée à… Play Boy : il y a
vingt mille prisonniers politiques à Cuba. Mais s’attarde-t-on à semblable détail
lorsqu’on a pour chef la maestria même ?
À quarante ans, le voici avec une vision et un début de praxis, englobant
l’Amérique, l’Afrique, l’Europe de l’Est. L’Asie et l’Europe de l’Ouest restent
hors de sa sphère ? Qu’à cela ne tienne ! En parallèle à l’Amérique latine, sa
grande affaire de 1967, il s’occupera aussi de ces parties du monde. Pour l’Asie,
Raúl et Dorticós ont voyagé dès 1966 à Pyongyang et Hanoi : ils y ont entrepris
de donner corps à une « consultation des communistes de la troisième voie » :
ceux qui, bien qu’ayant un absolu besoin de l’aide de Moscou, tentent d’éviter
l’inféodation. Les trois États demeureront liés, mais l’entreprise restera de
modeste portée.
S’agissant du vieux continent, Castro n’est jamais parvenu à séduire ses
gouvernants, malgré une percée dans le champ économique vers le milieu des
années 1960. Ce n’est pas faute d’avoir flatté le général de Gaulle – en cette
période, seul dirigeant de « là-bas » fréquentable à ses yeux. Mais l’homme du
18 juin 1940 n’a jamais imaginé inviter le Cubain à Paris. Le général
soupçonnait, à juste titre, le commandant de certains troubles jeux en Afrique
noire et aux Antilles françaises. Alors Fidel décide de relancer les intellectuels
qui, après avoir été ses meilleurs soutiens, se montrent plus hésitants devant
l’évolution militariste de sa Révolution. « Ne vous laissez pas tromper par
l’impérialisme. L’Europe a beaucoup à gagner aux révolutions en Amérique
latine », les adjure-t-il le 2 janvier 1967. Et d’annoncer, pour l’année suivante,
un « congrès culturel » à Cuba.

L’année 1967, dénommée « du Viêtnam héroïque », est l’une des plus


paradoxales du castrisme. Le Lider a, dès 1959-1960, aimé mettre en
mouvement les choses du monde, bien au-delà de l’étroite Cuba. Mais il n’a
jamais, pour autant, négligé de consolider son régime. De fait, les efforts
accomplis depuis 1961-1962 pour propulser d’autres révolutions en Amérique
latine ont, en partie, eu pour finalité d’obliger les Américains honnis à disperser
leurs efforts, tout en poussant l’Union soviétique amie à augmenter ses aides. En
1967, au contraire, Fidel s’adonne tellement au soutien aux guérillas du sous-
continent qu’il prend le risque d’indisposer Moscou, mettant ainsi en balance
l’essentiel. Les héros de 1967 sont le Vénézuélien Douglas Bravo, le Colombien
Fabio Vásquez, le Guatémaltèque César Montes, tous engagés dans des actions
de guérilla dans leur pays respectif. Les martyrs se nomment Camilo Torres,
prêtre colombien tombé en 1966 dans un maquis, Luis de la Puente, un Péruvien
mort dans un combat très inégal en 1965, Turcios Lima, guatémaltèque, et
Fabricio Ojeda, vénézuélien. Les « traîtres » sont des trotskistes, tel Yon Sosa,
chef du MR-13 guatémaltèque dénoncé par Fidel lors de la Tricontinentale. Et
surtout les partis communistes « renégats », ceux qui, après s’être engagés, vers
1961-1963, sur la « voie armée », ont décidé, quelques années plus tard, de
reprendre la lutte légale, d’accepter la « paix démocratique ». Les plus visés sont
les communistes colombiens, guatémaltèques et vénézuéliens.
C’est à propos du Venezuela, précisément, qu’éclate la grande querelle de
1967. Le 1er mars, le cadavre torturé du frère du ministre des Affaires étrangères,
Iribarren Borges, est retrouvé à Caracas. Le gouvernement met en cause les
Cubains. La Havane fustige en réponse le « gouvernement criminel » du
président Leoni, coupable de mener une lutte « sanglante » contre les rebelles.
Une personnalité prestigieuse du PCV, Héctor Mújica, exprime, lui, sa « stupeur
» d’une telle « action criminelle ». Et il traite le porte-parole des guérilleros à La
Havane, Manuel Camero, « d’aventurier sans morale révolutionnaire » pour
avoir encensé les assassins.
Le 13 mars, dans son traditionnel discours aux étudiants, Fidel porte la
querelle sur la place publique. Il attaque « la direction de droite du Parti
communiste vénézuélien », qu’il accuse d’avoir « voulu diriger la guérilla depuis
la capitale » au lieu d’être allée « dans les montagnes avec les guérilleros ».
Contre ces « défaitistes » toujours prêts « à réclamer une trêve » (alors qu’« une
guérilla qui accepte la trêve est condamnée à la déroute »), Castro proclame « le
droit d’exprimer notre solidarité avec les combattants ». Il ajoute : « Les PC
devront se définir face aux guérillas. »
À propos de l’assassinat d’Iribarren Borges, Castro, selon une méthode qu’il
affectionne, nie avoir d’autres informations que celles fournies par les agences
de presse. La déclaration de Manuel Camero ? Elle montre que lui non plus « n’a
pas d’informations ». Le Lider exprime son « désaccord » avec des « procédés »
qui peuvent servir d’instrument à l’ennemi. Mais, ajoute-t-il, il « n’est pas
révolutionnaire [de] s’unir au chœur des réactionnaires et des impérialistes à
propos d’un fait déterminé. C’est ce qu’a fait le PCV ». Enfin, élargissant le
débat, Castro fait allusion à des négociations commerciales en cours entre
l’Union soviétique et la Colombie : « Les questions de principe… doivent être
respectées aussi en Amérique latine. »
Le Cubain ne décolère pas, en effet, du retour récemment fait par Moscou à la
ligne des « fronts unis » – une tactique visant à associer les forces populaires à
celles des « bourgeoisies nationales » réputées plus « anti-impérialistes » (c’est-
à-dire antiaméricaines) que fondamentalement conservatrices. En cohérence
avec cette ligne, la stratégie soviétique est de proposer une « alternative »
économique aux forces vives du sous-continent, sans trop distinguer entre les
régimes. Si les États-Unis n’ont plus le monopole du commerce extérieur et de la
coopération, alors les esprits s’ouvriront à d’autres perspectives, assure Moscou.
Cette formule, parce qu’elle a besoin de temps pour porter ses fruits, ne peut
guère convaincre le fougueux Castro de 1967. Et d’abord parce que les premiers
destinataires de cette bienveillance de Moscou sont des pays – le Venezuela,
précisément, ou la Colombie – qui sont à couteaux tirés avec Cuba. Fidel craint,
en outre, que les largesses de Moscou ne soient prises sur un fonds d’aide à
l’Amérique latine dont son pays est le destinataire numéro 1, et aussi en partie le
distributeur.
Tout au long de 1967, Fidel enfoncera donc ce clou, à l’irritation croissante de
l’allié soviétique. Le Lider conclut son discours du 13 mars par un cri qui sera
répercuté avec espoir par maint gauchiste : « Notre révolution suit sa ligne
propre. Elle ne sera jamais le satellite de personne. » Ce n’est certes pas la
première fois que Fidel affirme son indépendance. Mais, dans le contexte d’un
contentieux avec Moscou, le propos est pris au sérieux.
« Nous refusons le rôle de pape dont prétend s’affubler Castro. Nous refusons
sa prétention d’être le seul à décider qui est révolutionnaire et qui ne l’est pas en
Amérique latine », réplique la direction vénézuélienne. L’Humanité, jusque-là
inconditionnelle de Castro, ouvre ses colonnes à Jesús Faría, secrétaire du PCV.
C’est une alerte. Castro concède : « Copier une révolution, c’est comme copier à
un examen. » Mais il ne cède rien.
À compliquer la situation, il y a l’intervention de Pékin dans le débat. La
Mecque des communistes en Asie a vivement répliqué aux attaques de Castro
depuis le début de 1966. En 1967, elle se déchaîne. Pékin attaque surtout le Che.
Son fameux appel, diffusé le 16 avril par l’OSPAAAL, à créer « deux, trois,
plusieurs Viêtnam » est catalogué « blanquiste » : il privilégie la « conspiration
», négligeant la nécessaire agitation politique. Plus tard, la Chine, pourtant en
pleine révolution culturelle, attaquera les « bravados qui dirigent Cuba, du type
mousquetaires ferrailleurs ». Elle niera toute vertu à la « pensée Fidel », estimant
que « l’excellente situation révolutionnaire » d’Amérique latine est due à la «
pensée Mao ».

Une autre cible de Pékin est la thèse de Régis Debray selon laquelle « c’est le
fusil qui commande au parti ». De « l’aventurisme », jugent les Chinois. La
théorie popularisée par Révolution dans la révolution ?, qui sera tiré à trois cent
mille exemplaires à travers l’Amérique latine (« Créer une force stratégique
mobile, la guérilla, politiquement et militairement autonome, qui n’attendra pas
ses ordres des villes où sont installés les états-majors révolutionnaires timorés,
mais qui agira en fonction des circonstances changeantes de la lutte en montagne
»), eh bien ! pour Pékin, c’est absurde. Ce que Régis Debray reconnaîtra, plus
tard, dans sa Critique des armes.
Or, le 20 avril 1967, une rumeur provenant de La Paz se répand : Debray,
précisément, a « été tué lors d’une opération antiguérilla en Bolivie ». Le 23
mars, confirmation avait été donnée de l’existence d’un nouveau foyer de
guérilla dans ce pays, après un accrochage avec les troupes du général
Barrientos. Guevara semble à sa tête. Six jours plus tard, l’ambassadeur de
France, Dominique Ponchardier, annonce que le jeune Français est, en fait,
détenu à Camiri, dans le sud-est de la Bolivie. Il a été arrêté en compagnie de
Ciro Bustos, révolutionnaire argentin, et d’un journaliste britannique.
L’Hexagone apprend soudain mille détails sur l’universitaire. Debray est né
en 1941, il est agrégé de philosophie, disciple d’Althusser. Sa mère est une
femme politique, conseiller de Paris dans les rangs conservateurs, et son père un
médecin à succès. Il a fait plusieurs voyages en Amérique latine : en 1961 à
Cuba, en 1963 au Venezuela. La même année 1963, il a écrit, dans Les Temps
modernes, « Le castrisme, longue marche de l’Amérique latine ». Puis il s’est
installé à Cuba fin 1965, officiellement comme enseignant, au titre de la
coopération, en fait invité par Castro, qui lui témoigne de l’amitié, comme le
notent les délégués à la « Tricontinentale ». Le mois suivant est publié à La
Havane Revolución en la revolución ? qui, en 1967, sortira chez Maspero à
Paris. Puis Debray disparaît de Cuba.
Et le voici qui réapparaît en Bolivie. Il devient vite clair que, sans avoir
combattu aux côtés du Che, il est plus qu’un reporter venu interviewer
l’Argentin, comme le soutient sa famille. Lui-même assume crânement sa «
situation historique et non personnelle » ; il s’indigne du « pathétique pour
concierges » autour de sa personne. Plus tard, il apparaîtra, à la lecture du
journal de campagne de Guevara en Bolivie, assez critique envers Debray, que «
Danton » (nom de guerre qu’il lui donne) avait été hébergé un mois à sa base de
Nancahuazu. Il s’apprêtait à assurer une liaison avec Castro : Guevara note en
effet, après l’arrestation, que « les communications sont coupées aussi avec
Cuba (Danton) ». Mais Granma va nier que Castro ait été au courant de la
présence de Debray en Bolivie… Le jeune homme sera condamné, le 2
novembre suivant, à trente années de prison.
Cependant, l’exaltation de la guérilla ne connaît pas de trêve à La Havane
comme approche la conférence latino-américaine de solidarité (Olas). Le slogan
du moment est : « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution. »
La publication, le 16 avril, par la revue Tricontinental, du message du Che pour
créer « le second ou le troisième Viêtnam du monde » suscite l’enthousiasme. Le
1er mai 1967, Almeida, qui remplace à la tête des armées Raúl, en stage à
l’Académie Frounzé de Moscou, adresse le salut des militaires cubains à
Guevara. Le même jour, Radio Havane intensifie sa propagande vers l’Amérique
du Sud : « De nouveaux Viêtnam sont en train de surgir », répètent les puissants
émetteurs entre deux messages en espagnol, quechua, aymara, ou guarani.
Castro en arrive, à la veille de la réunion de l’Olas, à déserter le minimum de
prudence observé jusque-là sur le thème de l’aide aux révolutionnaires. Réuni
pour la première fois depuis sa création, le 1er octobre 1965, le Comité central du
PCC proclame, le 18 mai 1967, sa « solidarité » avec trois Cubains capturés six
jours plus tôt lors d’un débarquement au Venezuela : « On nous accuse d’aider
les mouvements révolutionnaires. Eh bien ! oui, nous avons aidé et aiderons où
que ce soit dans le monde les mouvements en lutte contre l’impérialisme. »
Le 26 juin 1967, le Premier ministre soviétique, Kossyguine, qui vient de
rencontrer le président américain Johnson à Glassboro, quelques jours après la «
guerre des Six jours » au Proche-Orient, reçoit à La Havane un accueil glacial.
Castro est prêt à admettre que la « coexistence pacifique » s’impose aux Grands.
Mais cette politique ne saurait concerner les « régions périphériques du monde
capitaliste ». Fidel, dès lors, réclame que les partis communistes latino-
américains n’entravent pas son soutien à la lutte armée. Il demande aussi à son
interlocuteur comment il est possible que son pays aide des « gouvernements qui
répriment le mouvement révolutionnaire et sont complices du blocus américain
contre Cuba » : une allusion transparente à l’aide des Soviétiques au Venezuela
et à la Colombie. Granma, en quatre jours, ne publie que dix-huit lignes sur les
activités de Kossyguine à Cuba ! Et, le 26 juillet, Castro annonce au peuple que
le pays doit être prêt, à l’avenir, à affronter « seul » les défis militaires ou
économiques : Kossyguine aurait-il, pour la première fois, menacé ?

La conférence de l’Organisation latino-américaine de solidarité s’ouvre le 31


juillet. C’est un moment immense pour Castro. Des délégations sont venues de
tout le sous-continent. À la différence de la Tricontinentale de 1966, où les partis
communistes « tenaient » la scène, cette fois les mouvements gauchistes
dominent. Certains partis communistes (le vénézuélien, bien sûr, mais aussi le
brésilien, l’argentin, l’équatorien) ne sont pas venus. Pour la Colombie et la
Bolivie, la délégation guérillera est présente aux côtés des communistes. Les
plus fêtés par les Cubains sont les Faln du Venezuela, les Farg du Guatemala et
les Farc de Colombie. Mais les partis communistes « solides », tels ceux du Chili
et d’Uruguay, ont décidé, eux, de faire face. En particulier est arrivé de
Montevideo Rodney Arismendi, brillant esprit, tenu en haute estime à Moscou.
C’est lui qui, au long de la conférence, négociera en coulisses afin d’éviter la
rupture : l’Union soviétique ne veut pas être obligée de choisir entre Cuba et les
« moscovites ». Mais, compte tenu du rapport des forces au Habana Libre, les «
orthodoxes » devront avaler des couleuvres : « Si vous voulez partir, la porte de
droite est ouverte », a pu ainsi déclarer Eugenio Fundora, de la délégation
cubaine, à Arismendi. Mais en concédant le minimum, et en profitant du désir de
Fidel d’aboutir à une « plate-forme continentale », les « orthodoxes » limitent les
dégâts.
Les Cubains avaient tout fait pour impressionner les Latinos. Les observateurs
viêtnamiens, tout d’abord, sont venus nombreux. Ils seront fêtés comme il
convient à des combattants de plus de vingt années. Une autre vedette est le Noir
américain Stokely Carmichael, leader du Comité de coordination des étudiants
non violents. En dépit de cette raison sociale rassurante, il appelle à « créer
cinquante Viêtnam aux États-Unis » : des émeutes sanglantes sont, il est vrai, en
cours à Detroit, après celles, prémonitoires, de 1965 à Watts (Los Ángeles). Les
Cubains font encore élire Guevara « président d’honneur » de la conférence. La
présidence active est confiée à une femme : Haydée Santamaría, l’ancienne de la
Moncada. Alors que la rencontre bat son plein et qu’Arismendi, élu vice-
président, taille des croupières aux tenants de la « lutte armée » à tout prix, on
présente aux journalistes six « contre-révolutionnaires » capturés durant leur
débarquement. Ils confessent avoir été armés par la CIA. (On saura vite que l’un
d’eux, au moins, est membre du G2, le service secret cubain.) Certains
guérilleros sont représentés par leur épouse, comme Douglas Bravo. Des veuves
de héros morts ont également été invitées, telle Jacqueline Lobatón, qui fut la
compagne d’un chef de combattants péruviens – une pasionaria française dont
l’éloquence impressionne.
La motion finale donne satisfaction à Fidel sans provoquer la rupture avec les
« orthodoxes ». La « lutte armée » est déclarée le mode de combat « fondamental
», quoique « non exclusif » (modeste victoire d’Arismendi), mais les autres
modalités « ne doivent pas retarder la lutte armée ». Castro parvient à faire
condamner l’aide soviétique aux gouvernements latino-américains « pro-
impérialistes » mais Arismendi obtient que cette motion ne figure pas à l’acte
final ! Et Cuba est désignée QG de l’Olas.
Cette manière de ménager la chèvre et le chou explique sans doute que
l’Organisation n’aura qu’une brève postérité. Les communistes vénézuéliens qui
ont in absentia fait les frais des plus dures attaques de Castro dans son discours
de clôture le 8 août, qualifient l’Olas de « groupe infime, pseudo-révolutionnaire
». De fait, les effectifs étaient somme toute maigres, et les personnalités
accourues peu considérables. « Nous savons maintenant, déclare encore le
Comité central du PCV, que le chef du gouvernement cubain considère toute
critique de sa personne comme une trahison. » À la vérité, Fidel lui-même, une
fois obtenu tout ce grand battage, semble lever le pied. « Nous ne prétendons pas
jouer au pays-guide », dit-il à K. S. Karol du Nouvel Observateur.
C’est que Castro, en contact avec la guérilla du Che, doit déjà savoir, comme
il fait belle figure à l’Olas, que son ami est en situation désespérée. Car Guevara
est cerné par les rangers boliviens aidés par la CIA, sans soutien du monde
paysan environnant, entouré de quelques dizaines de compagnons au moral en
berne. Son Journal est éclairant, surtout rapporté au triomphalisme ambiant.
L’Argentin est même informé, par radio, que son aventure est jugée « pathétique
et irresponsable » dans les pays de l’Est. Il est sûr que le Parti communiste
bolivien, en accord avec Moscou, l’a peu soutenu. Fidel est donc l’un de ceux,
rares, que ne peut pas étonner la nouvelle qui crépite sur les téléscripteurs dans
la nuit du 9 au 10 octobre 1967 : selon l’état-major de l’armée bolivienne,
Guevara a été tué au combat le dimanche 8 octobre à La Higuera, dans l’Oriente
bolivien. C’est le 22 septembre que, aux ministres des Affaires étrangères réunis
pour une session de l’OEA à Washington, celui de La Paz avait annoncé la
présence du Che dans le pays. Ce qui apparaîtra vite, c’est que l’Argentin,
capturé vivant, quoique blessé, à la sortie amont de la Quebrada del Yuro, a été
exécuté. Et l’on a fait disparaître son corps pour éviter tout pèlerinage sur sa
tombe. Le plus étonnant est que le ministre de l’Intérieur bolivien, Antonio
Arguedas, était secrètement favorable à la cause ! C’est lui qui transmettra à
Cuba la copie du Journal de Bolivie que lui ont confiée les forces armées et qui
sera publiée dans l’île l’année suivante. Il n’est pas impossible que des
transmissions entre Fidel et « Che » aient transité par ce canal. Un appui qui
avait d’évidence contribué à l’optimisme démesuré que le Lider a pu nourrir à
propos de l’aventure de Guevara…

Le 15 octobre, Castro admet que la mort du Che est « malheureusement vraie


». Le 18, une veillée funèbre a lieu à La Havane devant un million de Cubains
rassemblés. La place de la Révolution est plongée dans l’ombre, sauf l’ex-
ministère de l’Industrie de Guevara, éclairé a giorno. « C’est un jour du mois de
juillet ou d’août 1955 que nous avons connu le Che, commence Fidel, sa
mauvaise voix rendue presque inaudible par l’émotion. Douze ans ont passé
depuis lors… et cette nuit nous sommes réunis ici pour essayer d’exprimer ces
sentiments envers celui qui fut l’un des plus proches, des plus admirés, l’un des
plus aimés et sans doute le plus extraordinaire de nos compagnons. » Fidel dit la
« simplicité », le « caractère », le « naturel », l’« esprit de camaraderie », la «
personnalité », l’« originalité » du défunt. C’est un peu le film de sa vie que le
Lider repasse. L’un des traits les plus forts du caractère de Guevara ne lui a pas
échappé : « son excessive agressivité, son mépris absolu du danger ». C’est sans
doute cette impavidité qui a conduit cet humaniste, selon une dérive connue que
ne relève pas Castro, à n’accorder qu’une importance relative à la mort des
autres – comme lorsqu’il décrira, dans un texte posthume, la disponibilité du
peuple cubain, en 1962, à souffrir la destruction atomique « si ses cendres
[doivent] servir à fonder des sociétés nouvelles ».
Que faire de la mort du Che ? « Comment les révolutionnaires doivent-ils
affronter cette adversité ? » Guevara lui-même a répondu dans le message à la
Tricontinentale quand il écrivait que, « quel que soit l’endroit où [le] surprenne
la mort, qu’elle soit la bienvenue du moment que [son] cri de guerre sera
parvenu à une oreille prête à l’accueillir et qu’une autre main se tendra pour
empoigner [son] fusil ». « De nouveaux chefs surgiront », prophétise Castro. Et
s’il est vrai que « tous les fruits de cette intelligence et de cette expérience en
constant développement [sont] perdus à jamais », « à la longue sa mort sera
comme une graine qui donnera naissance à beaucoup d’hommes décidés à suivre
son exemple ». Et Fidel de conclure : « Avec un optimisme absolu envers la
victoire définitive des peuples, nous disons à Che et aux héros qui ont combattu
et sont tombés à ses côtés : Jusqu’à la victoire, sans trêve ! La patrie ou la mort !
Nous vaincrons. » L’émotion affleure, si même l’anthropologie sous-jacente
apparaît courte.
L’Amérique latine pullule de gens braves, et Guevara ne sera pas le dernier
d’entre eux à tomber pour une cause. Mais, contrairement à ce qu’annonce
Castro ce 18 octobre, il faudra plus de cinq ou même vingt ans pour triompher de
« l’oligarchie et de l’impérialisme ». C’est même Fidel qui donnera le premier
signal de la marche arrière ! Cette inversion de cap surviendra peu après la mort
du Che. Elle consternera ceux-là mêmes qui le portaient au pinacle à l’Olas, tel «
l’héroïque Douglas Bravo ». En 1970, en effet, le Vénézuélien dénoncera
l’abandon par le Cubain « des principes de l’internationalisme » et la «
suspension de son aide aux mouvements révolutionnaires latino-américains ».
Cette palinodie surprend d’autant plus que l’affaire bolivienne n’avait pas été
improvisée. Sa préparation n’avait pas été laissée au seul Ernesto Guevara. Tout
un état-major cubain y a travaillé, avec l’évidente participation de Fidel. Sur les
seize Cubains qui ont accompagné Che dans son ultime expédition (et dont treize
seront tués), rien de moins que trois étaient membres du Comité central du Parti
communiste cubain ! C’était donc bien une affaire d’État.
« Che », au demeurant, va devenir à la Révolution cubaine ce que Lénine,
mort, aura été à la révolution soviétique : une référence semi-divine. Son portrait
va dominer la place de la Révolution à La Havane. Les enfants des écoles vont
chanter chaque matin « Nous serons tous comme le Che ». Une belle chanson va
encenser « la claire, l’affectionnée transparence de [l]a chère présence » du
commandant Che Guevara. En 1982 est lancée à Santa Clara la construction
d’un immense mausolée qui lui sera dédié. En 1997, des recherches officielles
menées autour de l’aérodrome de Vallegrande, dans l’est de la Bolivie,
permettront de retrouver les restes du guérillero et de plusieurs de ses
compagnons, qui seront transférés en grande pompe audit mausolée de Santa
Clara. Il est loisible de penser que, en focalisant ce culte sur son ex-compagnon,
Castro ait entendu en éloigner de lui la tentation.
La malheureuse équipée bolivienne du Che aura marqué le point culminant de
l’offensive castriste en direction de l’Amérique latine. Car l’objectif n’était pas
seulement de créer un foyer de guérilla dans l’un des pays du sous-continent –
fût-ce en cette plaque tournante qu’est la Bolivie, ou plus tard en Argentine,
patrie du Che. La qualité des participants (presque tous des cadres politiques,
cubains, boliviens, péruviens, argentins) suggère qu’il s’agissait (Guevara le
confirme dans son Journal) « d’une opération à objectif continental ». La ferme
QG de Nancahuazu était en fait une école internationale de révolution. C’est la
découverte prématurée, en mars 1967, de la petite troupe par l’armée bolivienne
qui a bouleversé le plan. Car le groupe perdra, dès lors, l’initiative, et sa seule
préoccupation, du printemps à l’automne, sera de semer ses poursuivants puis
d’échapper à leur étau.
Le Che lui-même avait analysé, dans son message à la Tricontinentale, l’une
des difficultés de l’entreprise : l’ennemi, après sa méprise cubaine, est désormais
« en alerte ». Le Pentagone annoncera, alors que les rangers boliviens entraînés
par les « bérets verts » serrent déjà de près la petite troupe, que les Forces
spéciales américaines sont présentes dans dix-sept pays du continent. Si la
victoire de Castro en 1958 avait été facilitée, quoi qu’il en dise, par le climat de
bienveillance pour sa cause aux États-Unis, cette fois « l’impérialisme yankee »
et ses « amis oligarques » du sous-continent entendent ne pas être surpris. De
fait, aucune révolution latino-américaine ne triomphera plus jusqu’à celle du
Nicaragua, en 1979.
La déroute du Che marque un tournant. Elle permet à l’Union soviétique
d’accentuer sa pression sur Cuba en vue d’un retour à une politique moins
antagoniste envers les partis communistes latinos, et moins irritante pour elle. Et
Castro sait n’avoir aucune marge. Déjà dans son discours du 28 septembre
devant les CDR, il avait annoncé un rationnement de l’essence : une nouveauté
dans la panoplie, fournie cependant, des restrictions. C’est que les négociations
en vue du renouvellement des accords économiques ont commencé et le Kremlin
veut montrer que la bienveillance a ses limites. L’une des chansons à succès du
moment en Union soviétique a beau s’intituler « Cuba mon amour », les bons
sentiments ne sont plus de mise. Brejnev, après Khrouchtchev, commence à
connaître « son » Castro : il sait qu’avec lui un rapport de force ne messied point
– à condition de n’être pas proclamé, pour ne pas blesser la dignité du Lider.
C’est donc dans le secret de négociations que va se jouer la partie décisive.
Le Kremlin ne néglige pas la carotte. Il flatte l’ego de Castro en annonçant
que l’Union soviétique fournira un réacteur nucléaire. Compte tenu de la passion
de Castro pour l’avant-garde de la technologie (atomique notamment, proclamée
dès L’Histoire m’absoudra, en 1953), l’offre est bien ajustée. Mais aussi le bâton
! La Pravda publie des réquisitoires contre la politique cubaine en Amérique
latine. Ils sont signés de prestigieuses personnalités communistes du sous-
continent : l’Argentin Rodolfo Ghioldi, et surtout Luis Corvalán, secrétaire du
Parti communiste chilien. L’activisme castriste, non nommé mais désigné de
façon transparente, y est décrit comme empreint de « tendances maoïstes,
trotskistes et anarchistes », elles-mêmes fondées sur le « nationalisme petit-
bourgeois » et débouchant sur l’« aventurisme ». Ce qu’on peut imaginer de pire
! Selon Corvalán, les luttes armées improvisées font perdre « des vies précieuses
» et se traduisent in fine par des « reculs ». Castro réplique, à son ordinaire
quand il est attaqué publiquement, par la provocation. Invité à Moscou aux fêtes
marquant le 50e anniversaire de la révolution de 1917, il confie la direction de la
délégation à un ministre. Ce sera la dernière manifestation « diplomatique »
d’une distance prise par Cuba envers l’Union soviétique – jusqu’à Gorbatchev,
en 1985.

Cependant, en matière d’économie et de société, Castro a conduit son pays, en


1967, du même pas irréel que dans le domaine international. « L’année du
Viêtnam héroïque » est aussi celle de la marche vers la communisation forcée.
Les lopins (conucos) que les paysans avaient réussi à garder pour leur
autoconsommation ont été intégrés aux fermes d’État dès le 16 janvier. Et, en
juin, le gouvernement annonce la gratuité de nouveaux services publics, après la
santé et l’éducation. Un « panier de la ménagère », sorte de ration de survie à un
prix modeste, est depuis longtemps à la disposition de tous par l’intermédiaire de
la fameuse libreta, le carnet de rationnement. Le repas de midi est également
fourni gratis sur tous les lieux de travail et d’études. Désormais, la gratuité sera
étendue aux transports et cantines scolaires, aux jardins d’enfants, aux
manifestations sportives et aux appels téléphoniques locaux. On annonce en
outre une diminution de 40 % du coût de tous les transports urbains. On promet
que, en 1970, les loyers seront gratuits. Enfin, cerise sur le gâteau, on supprime
l’impôt sur les revenus.
Aucune création de biens n’étant placée en face, il s’agit évidemment là de
décisions purement politiques. L’objectif proclamé est une désacralisation de
l’argent. Comme il sied à une société en marche vers le communisme, chacun
doit pouvoir user des biens communs selon ses besoins. Or, l’État ne dispose
certes pas d’une manne, même si la zafra 1967, avec un peu plus de six millions
de tonnes, est la meilleure depuis 1961. Certains s’extasient… en Europe. En
réalité, la puissance publique vient de restreindre un peu plus la modeste marge
de choix laissée à chacun d’utiliser à sa guise ce surcroît d’argent qu’il ne peut
consacrer à améliorer l’ordinaire de sa nourriture ou à s’acheter des vêtements
neufs puisque tout ceci est rationné. Cette phase de désacralisation de l’argent ne
durera que trois ans, jusqu’à la mi-1970.
La quintessence de la marche vers le communisme à étapes forcées aura été,
en 1967, la décision de transformer l’île des Pins en « île de la Jeunesse ». Tous
les volontaires de quinze à trente-cinq ans pourront s’y rendre pour mettre en
valeur cette terre déshéritée et sous-peuplée. On leur promet qu’ils pourront y
organiser leur gouvernement. Et, surtout, l’argent n’y aura plus cours. L’État
s’engage à leur fournir gratis les services essentiels, le temps de parvenir à
l’autarcie. Pour Fidel, c’est là le laboratoire de « l’homme nouveau » rêvé par le
Che. Dans une société aux perspectives très canalisées, ce lieu « différent » a du
succès. L’île double sa population en peu d’années. L’expérience de
communisme intégral y a pourtant été vite abandonnée : la terre chère à R. L.
Stevenson deviendra le lieu où Cuba accueillera ses milliers de boursiers
africains.
Il est stupéfiant de relire, le temps ayant passé, certains panégyriques écrits
dans les années 1960 par des esprits par ailleurs respectés. L’envoyé spécial
Claude Julien n’écrit-il pas, par exemple, en 1967 : « Il y a deux ans, j’avais
accueilli avec scepticisme la promesse que les œufs seraient en vente libre ; c’est
pourtant chose faite depuis l’an dernier. » Des œufs en vente libre, à Cuba ! La
moindre des choses ne serait-elle pas que la nourriture cesse d’être rationnée
dans un pays d’une fertilité reconnue par tous les agronomes, où les plaines
dominent, où la densité est idéale, soixante-quinze habitants au kilomètre carré,
et où près de la moitié de la population travaille aux champs ? Pour que les œufs
soient à nouveau rationnés (et d’autres choses avec), il faudra la nouvelle «
offensive révolutionnaire » annoncée le 8 septembre devant les CDR par le Lider
: la collectivisation, qui sera mise en œuvre le 13 mars 1968, des services et du
petit commerce.
Le Congrès culturel anti-impérialiste, du 4 au 11 janvier 1968, attire de
nombreux Européens de l’Ouest : sur quatre cent soixante-dix délégués, il y a,
par exemple, soixante Français – contre neuf Soviétiques. Sartre s’est
décommandé au dernier moment, pour raisons de santé. Mais la palette n’en
demeure pas moins riche des écrivains, cinéastes, philosophes, essayistes qui ont
pris le chemin de La Havane. D’autres, aussi notoires, qui ne sont pas venus, ont
signé un texte d’encouragement : « De Cuba, est-il écrit, nous viennent des
exemples, des paroles vraies, dans le silence qu’est devenue la culture des pays
occidentaux dominants. » Les cibles du congrès sont, comme il est naturel, la «
sale guerre américaine » au Viêtnam, le colonialisme portugais, l’apartheid sud-
africain et le « blocus américain » contre l’île caraïbe. Dans son discours, au
théâtre Chaplin, Fidel fait l’apologie de « l’intellectuel révolutionnaire », celui
qui, « guidé par les idées avancées de notre époque, sera prêt à courir tous les
risques, et pour qui la mort constituera la possibilité suprême de servir sa patrie
et son peuple ». Un seul des Européens présents, l’éditeur italien Feltrinelli,
prendra cette envolée au pied de la lettre, qui mourra en 1972 près de Milan au
pied d’un pylône, le corps dévoré par un explosif. Pour d’autres, c’est sous
forme parodique, en mai 1968, que se jouera la saga castriste.
Commence l’année du « guérillero héroïque » : Guevara, bien sûr, dont
s’ébauche une sorte de déification, avec récollection obligatoire, dans les écoles,
devant son portrait, tandis que les petits chantent « Seremos como el Che » (nous
suivrons la voie ouverte par Che). 1968 est aussi l’année du dernier coup de
patte porté à l’Union soviétique et ses inconditionnels dans l’île : le 26 janvier
1968 est exclue la « microfraction » du PCC dirigée par Anibal Escalante. L’ex-
responsable des ORI – chassé en 1962 de Cuba, admis à Moscou comme
journaliste à la Pravda, réintégré dans le parti en 1964 – avait recommencé à
comploter. L’affaire est sérieuse : le Comité central est réuni, pour la troisième
fois seulement en un peu plus de deux ans. Raúl y prononce un réquisitoire,
véhément comme il sait, contre Anibal et d’autres anciens du PSP, mais aussi
contre de « nouveaux communistes » gagnés par les idées moscovites. C’est la
Commission des forces armées qui a mené l’enquête. Fidel prononce un discours
de douze heures vingt minutes, son record absolu. Onze personnalités sont
limogées, dont deux membres du Comité : Ramón Calcines et José Matár,
anciens responsables respectivement des Jeunesses communistes et des CDR.
Des dizaines de fonctionnaires seront également mutés, dont quelques
militaires, des journalistes, des scientifiques. Et trente-sept « micro-
fractionnistes » sont traduits devant un tribunal en février. Il leur est reproché, à
nouveau par Raúl, d’avoir voulu : 1) imposer les points de vue de l’Union
soviétique sur la coexistence pacifique ; 2) rejeter la thèse de la lutte armée pour
l’Amérique latine et critiquer Guevara, qualifié « d’aventurier apatride » ; 3)
modifier la politique commerciale de Cuba afin de maintenir le pays dans une
situation de dépendance exclusive envers l’Union soviétique, en critiquant
notamment des accords avec la France et la Grande-Bretagne.
Les déviationnistes ont, en outre, dénigré Fidel, qualifié « d’antisoviétique,
anticommuniste et petit-bourgeois ». Le tribunal retiendra, entre autres charges,
la « remise d’informations calomnieuses » à des pays étrangers : l’accusation a
fait état de contacts entre la microfraction et certaines ambassades de pays de
l’Est. « Il faut que les Soviétiques fassent quelque chose », aurait été le leitmotiv
des réunions factieuses. Fidel et Raúl font donner, comme à l’ordinaire, « leur »
vieux communiste, Carlos Rafael Rodríguez : « Même en fusillant Anibal
Escalante, on ne pourrait pas effacer la trahison qu’il a commise », expose celui-
ci au Comité central, ajoutant opportunément : « Néanmoins, je ne propose pas
qu’on le fusille. »
Car Anibal et ses amis ont fait leur autocritique – encore que Raúl l’ait jugée
insincère. Les accusés vont reconnaître le bien-fondé des mesures prises pour
liquider le « foyer d’infection » qu’ils représentent. Ils disent leur repentir,
promettent de s’amender. Escalante est condamné à quinze ans de prison, vingt-
deux de ses complices à des peines de douze à six ans, les autres à quatre, trois
ou deux ans. Ce sera le dernier grand procès, pour les vingt et une années
suivantes, de l’intérieur du régime. Plus aucune opposition organique n’osera
désormais s’afficher. Il ne restera plus que la voie de la dissidence. C’est celle
que choisira Ricardo Bofill, un haut fonctionnaire arrêté à l’occasion de l’affaire
de la microfraction, et qu’on retrouvera, dans les années 1980, réfugié à
l’ambassade de France, après qu’il aura organisé un comité de défense des droits
de l’homme. Et le vieux PSP a, désormais, perdu la totalité de ses positions. Est-
ce le M-26 qui a gagné ? Non, c’est l’avatar militaire du castrisme qui, sous le
commandant en chef et le ministre des Armées Raúl, dirige la Révolution. Selon
le titre d’un livre de K. S. Karol, Cuba joue désormais Les Guérilleros au
pouvoir.

Le procès de la microfraction semble une gifle à l’Union soviétique, mise en


cause durant l’enquête. De Moscou, une dépêche de l’AFP reproduit les
interrogations d’un membre du régime : l’existence du petit abcès au flanc du
géant américain justifie-t-il le soutien de l’Union soviétique, alors que Castro
s’oppose en tout à la ligne de l’État protecteur et ami ? Le moment retenu par le
Lider pour lancer cette affaire semble très mal choisi car les négociations
commerciales annuelles bilatérales traînent infiniment. Déjà, à Moscou, on a fait
savoir qu’on n’augmentera pas pour 1968 les quantités de pétrole livrées. Par
ailleurs, des doses de vaccin antipoliomyélite, attendues en décembre 1967, ne
sont toujours pas livrées. Qui pis est, Moscou envoie un ambassadeur de choc,
Alexander Soldatov, en remplacement d’Alexeiev, devenu trop « cubain ». Or,
on est en pleine pénurie de tout et la zafra de 1968 s’annonce, une fois de plus,
médiocre.
On voit par ailleurs affleurer, d’évidence alimentés aux meilleures sources
officieuses soviétiques, des bilans de l’aide à La Havane : cinq millions de
tonnes de pétrole annuel à des prix fort bonifiés, l’achat de la moitié de la récolte
de sucre à des cours trois fois supérieurs au marché, soit une aide économique
d’environ un demi-milliard de dollars par an – le double par habitant de ce
qu’accordent les États-Unis au Chili d’Eduardo Frei, le pays vitrine de l’Alliance
pour le progrès. Les manquements du partenaire caraïbe sont mis en lumière,
telle son incapacité permanente à livrer les quantités de sucre convenues. Les
exigences toujours croissantes de La Havane sont aussi aigrement notées. Bref,
cela ne peut plus durer !
Castro, cette fois, a mesuré jusqu’où il pouvait aller trop loin. Les dirigeants
cubains commencent d’expliquer autour d’eux que le limogeage de la «
microfraction » n’a rien d’antisoviétique, et que les choses s’arrêteront là. Le
Premier ministre Kossyguine reçoit, le 17 février, l’ambassadeur à Moscou, Raúl
García, et l’entretien est « amical ». L’accord commercial pour 1968 est enfin
signé le 21 mars. Le 13 mars, devant les étudiants, Fidel avait déclaré,
mystérieux : « Des raisons d’État m’empêchent de révéler certains détails à
propos des problèmes [économiques] de Cuba. » D’évidence, la « démocratie
pédagogique » butait là sur des limites. Castro renoue aussi avec une humilité un
peu oubliée depuis le tournant socialiste de 1961 : « Nous n’avons pas la
prétention d’être des révolutionnaires parfaits, lancera-t-il le 26 juillet. Nous
aspirons simplement à parvenir un jour à la société communiste. »

Le terrain est mûr pour le grand retournement du 23 août 1968. Fidel a


d’abord semblé stupéfait de l’invasion, le 21, de la Tchécoslovaquie par les
troupes du pacte de Varsovie. Le 22, il laisse défiler par les rues de La Havane
une centaine de techniciens tchèques, dont beaucoup sont en larmes et qui
portent des pancartes « Russes ! Hors de Tchécoslovaquie ! ». Mais, dès le
lendemain, il se ressaisit. Ce sera le discours le plus tortueux de sa carrière, mais
il appuie l’action soviétique. « Inutile de prétendre, commence-t-il, que la
souveraineté tchécoslovaque n’a pas été violée ; elle l’a été, et de manière
flagrante. » Pas la peine non plus de « se cacher derrière des feuilles de vigne » :
« Il est vraisemblable qu’il n’y a pas eu d’appel à l’aide lancé de Prague au
Kremlin. » Si aucune justification légale ne peut être trouvée à l’invasion, le
Lider la justifie, ce 23 août, politiquement : « Il ne fait aucun doute à nos yeux,
déclare-t-il devant un auditoire qui, pour une fois, ne l’interrompt pas de ses
vivats, que les Tchèques étaient en train de revenir au capitalisme et qu’ils
étaient voués à tomber dans les bras de l’impérialisme. » Il fallait donc empêcher
cela « d’une manière ou l’autre ». Car le « socialisme à visage humain » de
Dubcek et de ses collègues de Prague n’a, aux yeux du Lider, aucun attrait, dans
sa « furie libérale ».
Fidel profite de la circonstance pour, odieusement, vider quelques querelles
rentrées. Ainsi la Tchécoslovaquie aurait vendu à La Havane, « et à un prix
élevé, des armes faisant partie d’un butin de guerre saisi aux nazis ». Prague a
aussi livré à Cuba « des usines d’une technologie très arriérée », et « n’importe
quelle vieille ferraille ». L’Europe de l’Est dans son ensemble, ajoute Castro, ne
sait pas tenir sa jeunesse, laquelle est « influencée par les idées et les goûts de
l’Occident ». Le rapprochement de Dubcek et des siens avec la Yougoslavie est
au centre des griefs de Fidel. Car Tito n’est qu’un « instrument de l’impérialisme
» : n’avait-il pas, en 1959-1960, refusé de vendre des armes à Cuba, alors qu’il
en avait livré à Batista ?
Il n’est certes pas brillant, conclut Castro, ce socialisme tchécoslovaque qui a
abouti à « l’amère nécessité » de l’invasion. Ajoutant le cynisme à l’abjection,
Castro ajoute espérer que la « doctrine Brejnev » (il ne sera jamais permis «
qu’un seul maillon de la communauté socialiste soit arraché par qui que ce soit
») justifiera l’intervention, en cas de besoin, de l’Union soviétique au profit de
Cuba. Jamais, sans doute, Fidel n’a plus crûment montré qu’entre les principes et
la survie de son pouvoir il préférera toujours la seconde, tout en affirmant ad
nauseam la primauté des premiers. Il en profite, ce jour-là, pour prier les «
Grands » de ne pas, quant à eux, se draper dans la morale. Ni les États-Unis en
République dominicaine en 1965, ni l’Union soviétique en Tchécoslovaquie en
1968 n’ont respecté les « principes légaux » ou « les normes internationales ».
Seule la force gouverne le monde, constate le Lider, qui en a d’ailleurs rarement
douté. Un verrou a sauté. Le monde étant ce qu’il est, faisons avec ! C’est la
rhétorique même de Caligula ! Il n’est pas excessif de voir dans ce discours,
outre le moment d’un retournement rendu urgent par les circonstances, les
prémices de la politique de mercenariat au profit de l’Union soviétique dans
laquelle il lancera son pays en 1975.
Les choses vont désormais aller vite. Dès le 1er décembre 1968, Moscou
annonce sa disponibilité à moderniser les forces armées révolutionnaires
cubaines. En 1969, la visite d’une escadre soviétique, une première dans les
Caraïbes, et un voyage du maréchal Gretchko, ministre de la Défense, se
succéderont à La Havane. Sans doute « l’aide fraternelle » porte-t-elle aussi sur
une amélioration des « Services ». Car ceux-ci ont des déficiences. Un indice en
est venu de Raúl lui-même, via Bohemia, en novembre 1968. L’interview du
chef des Armées cubaines à l’hebdomadaire établit que Manuel Piñeiro, dit «
Barberousse », chef du G2 cubain depuis 1961, s’était, début 1968, cogné contre
un Escalante en rendez-vous avec un membre du KGB attaché au ministère de
l’Intérieur. Le chef des services secrets soviétiques dans l’île s’était dit furieux
de n’avoir pas été informé de l’incident par son homologue du G2. Le récit est
passionnant. Raúl, au chef de la station du KGB : « Vous me demandez presque
d’arrêter Piñeiro parce qu’il vous a manqué de respect ; je ne le ferai pas. » —
Le chef du KGB : « C’est nous les patrons de Piñeiro, pas vous… » — Raúl : «
Nous ne voyons pas les choses ainsi… pour nous, il serait pénible de découvrir
un fonctionnaire soviétique… s’ingérant dans une affaire intérieure. » L’incident
est de janvier 1968, à un moment où les relations entre les deux pays sont au
plus bas. On observe pourtant la présence dans le saint des saints castriste d’un
corps étranger dont le chef peut se prétendre « le patron » du patron du redouté
G2 ! Certes Raúl, ministre des Armées, et frère du Lider, parle ferme au numéro
1 du KGB ; mais il ne l’expulse pas à la minute.
C’est même Piñeiro qui, peu de mois après cet épisode, sera déchargé de ses
responsabilités au G2. Il sera alors nommé chef du département « Amériques »
au Comité central : en pratique, le coordinateur des actions de subversion sur le
continent. C’est donc lui qui va mettre en œuvre, cette fois dans la discrétion,
sous l’égide d’un ministère de l’Intérieur désormais confié à Sergio del Valle
(qui fut médecin à la Maestra), l’assistance de Cuba à la nouvelle forme que va
prendre l’action révolutionnaire en Amérique latine après l’échec des « foyers
révolutionnaires ruraux » : la guérilla urbaine. De fait, celle-ci va s’épanouir
dans le « cône sud » du sous-continent au tournant des années 1960-1970 : «
génération 68 » au Brésil, Tupamaros en Uruguay, Montoneros en Argentine…
Avec de terribles conséquences puisque ces mouvements vont être la cible
d’affreuses répressions (« l’hécatombe des Latinos », dira Régis Debray ; « une
erreur gravissime », admettra Teodoro Petkoff, dirigeant trotskyste vénézuelien
plus tard reconverti à la social-démocratie, « qui coûta des vies, des années de
prison… »). Un bilan que, pourtant, n’avalisera jamais Castro, plutôt porté à
mettre en cause l’insuffisance des hommes : pour lui, les conditions étaient alors
réunies pour la victoire de la Révolution latino-américaine…

Cependant, pour un lustre, Cuba va sortir de la tonitruante Histoire. Est-ce


parce que les Cubains sont heureux ? Pas tant que ça ! Tous les visiteurs de cette
période ont une formule : « Le peuple est fatigué. » Et, surtout, l’histoire de
l’Amérique latine ne se résume plus à Cuba. Fin 1968, des militaires « pas
comme les autres » (la formule est de Castro) ont pris le pouvoir au Pérou. Les
mêmes qui ont vaincu la guérilla en 1965 ont perçu que des réformes ne peuvent
plus attendre. En un tournemain, le général Velasco Alvarado a nationalisé les
puits de pétrole et décrété une réforme agraire radicale. Moscou appuiera
discrètement le processus. Changement à vue, également, dans les démocraties.
C’est le Chili qui, en 1965, a élu le premier président démocrate-chrétien du
continent, avec un programme de « révolution dans la liberté ». Les États-Unis le
soutiennent ostensiblement. Dès lors, Eduardo Frei sera la bête noire de Fidel.
Mais Frei évolue : en mars 1969, il convoque à Viña del Mar une conférence des
pays latino-américains (Cecla) pour fonder une solidarité continentale dont les
États-Unis ne seraient plus le centre. La même année, encouragé par son
collègue en démocratie chrétienne Rafael Caldera, président du Venezuela
depuis 1968, Frei accepte de vendre aux Cubains les légumes dont ils ont un
urgent besoin pour se nourrir. Plus largement, à partir de 1969, un front de pays
va se créer pour faire cesser la quarantaine autour de l’île caraïbe : outre le Chili
et le Venezuela, on y trouvera le Pérou et la Colombie.
Ainsi le sous-continent latino s’ébranle-t-il. Et pas seulement dans les palais
présidentiels : des jeunes gens vont entreprendre de secouer le vieil ordre dans
les villes du « cône » Sud – Tupamaros en Uruguay, Montoneros en Argentine…
Or, c’est bien le moment que choisit Washington pour opérer un retour en arrière
par rapport à la voie définie par Kennedy : les crédits de l’Alliance pour le
progrès sont réduits avant même l’élection de Nixon, en 1968. Celui-ci
théorisera ce nouveau cours en un slogan : « Trade, not aid » (le commerce
plutôt que l’aide). Le « gros bâton » que Washington a de nouveau brandi, au
milieu des années 1960 (feu vert à la prise du pouvoir par les militaires brésiliens
en 1964, invasion de la République dominicaine en 1965), va redevenir un de ses
instruments, même si la besogne sera désormais sous-traitée à des « locaux » :
après le général Onganía (1966) en Argentine, le président civil Pacheco Areco
en Uruguay (1968) et le général Banzer en Bolivie (1971).
Ayant renoncé à une grande politique en Amérique latine, Castro va consacrer
quelques années à améliorer l’économie de Cuba, pantelante comme débutait
1968, « l’année du guérillero héroïque ». Car tout est rationné, du papier à
l’essence en passant par vêtements et chaussures, et le lait, la viande, le café, les
fruits, les légumes… De l’aveu du Lider, 22 % des habitants de La Havane sont
candidats à l’émigration. Il ne s’en insurge pas moins, le 13 mars, contre les «
propagateurs de fausses rumeurs » qui insinuent que le gouvernement aurait
l’intention de contingenter le pain partout dans le pays. « C’est ridicule, absurde
», s’écrie-t-il. De fait, le pain ne sera rationné que le 13 mai suivant : 114
grammes par jour et par habitant.
Heureusement, Castro annonce « le début de la prospérité » pour 1970. Toute
l’île va donc se tendre vers ce mois de juillet 1970 qui doit marquer
l’aboutissement de la « grande zafra des dix millions de tonnes ». C’est là le défi
de Castro pour montrer aux frères de l’Est que les Cubains ne sont pas ce peuple
bailador (adonné à la danse) qu’ils croient, selon une plaisanterie répercutée
dans l’île. Les brigades de volontaires sont au travail six mois par an (« contre
trois avant la Révolution », explique sans rire un thuriféraire). Ni primes aux
meilleurs macheteros ni paiement d’heures supplémentaires : c’est la mise en jeu
de « l’honneur de la Révolution » qui sert de stimulant. Plusieurs semaines par
an, de 1968 à 1970, la capitale sera déserte : tous les Havanais auront pris la clé
des champs. Parfois, le gouvernement s’installe en Oriente pour ne pas être en
reste.
Cependant, l’obligation des livraisons gratuites de la part des petits paysans
propriétaires, ainsi que la nationalisation improvisée de 55 653 épiceries,
vendeurs de rue et bars et autres « micro-activités » va achever, le 13 mars 1968,
de désorganiser la distribution. C’est que Fidel a vu là un nid de « corruption » et
de « parasitisme » : 95,1 % des vendeurs de hot dogs sont des « contre-
révolutionnaires », a-t-il très sérieusement assuré. Moins de dix ans après le
triomphe de la Révolution, il n’y a donc plus de secteur privé à Cuba. Fidel s’est
ainsi porté à la tête du bloc socialiste. Seuls échappent à l’État 30 % des terres
cultivables ; mais leurs (minuscules) propriétaires seront poussés à rejoindre des
modes de production plus collectifs.

Afin de pouvoir tenir le pari des dix millions de tonnes, le gouvernement a


lancé un programme d’investissements de huit cents millions de dollars. Une
partie de ces dépenses ne servira que pour la zafra 1969-1970. Une autre aidera
heureusement à la modernisation d’un appareil qui a pris un énorme retard ; elle
sera la bienvenue lorsque l’île retrouvera quelque rationalité. K. S. Karol
compare le modèle cubain des années 1960 – l’accumulation forcée reportant à
l’avenir les aménités de la consommation – à celui de l’Union soviétique des
années 1930. Comme sous Staline, il implique une ligne autoritaire – encore que
non sanglante puisqu’il n’y a pas de koulaks.
Pour assurer le maximum de chance de succès à la zafra « historique », le
régime prend des mesures contre les « saboteurs ». Ce peuvent être seulement
des Cubains ordinaires dont l’ardeur au travail aura paru insuffisante. Le 8
septembre 1968, Fidel a recommandé aux CDR une vigilance tous azimuts.
C’est que « l’offensive révolutionnaire » du 13 mars contre le petit commerce
rémanent a lâché dans la nature des hommes, jeunes ou non, désormais en
instance de départ vers les États-Unis et d’évidence peu attachés au régime. La
fermeture des bars, elle, a mis à la rue une jeunesse semblable à celles d’Europe
de l’Est que Castro a fustigées dans son discours du 23 août. Des beatniks et
autres hippies imprégnés des « modes yankees » polluent le centre de La
Havane. On murmure même que des jeunes filles se prostitueraient. Plus
gravement, des incendies éclatent… « Pas un seul contre-révolutionnaire ne doit
garder la tête sur les épaules », s’écrie le Lider. En conséquence, le
gouvernement annonce, le 22 octobre, une campagne pour « décapiter toute
résistance anticastriste ».
Parallèlement, il lance une « offensive culturelle » dont le fer de lance est la
revue des forces armées Verde olivo, supervisée par Raúl. Trois années durant,
elle enthousiasmera des intellectuels à l’esprit de commissaire, toujours à l’affût
d’une dénonciation. Elle consternera des communistes de vieille date ou non,
recyclés par le régime mais demeurés amoureux de la liberté de pensée, tels
Nicolas Guillén et Alejo Carpentier. Elle inquiétera ceux qui s’étaient, au fil des
années 1960, arrangé une petite niche aux conditions définies par Fidel fin juin
1961. Ladite « offensive culturelle » ne mettra vraiment sur le gril que des
hommes frondant ouvertement.
Le poète Heberto Padilla est de ceux-là. Son recueil Fuera del Juego (hors
jeu) a déplu aux forces armées : « sensationnalisme », « snobisme », « mollesse
», « pornographie » sont les défauts d’un ouvrage qui vient cependant d’être
primé par la Casa de Las Americas, la prestigieuse vitrine culturelle du régime
en direction du sous-continent, dirigée par Haydée Santamaria. L’affaire
s’arrangera mais Padilla déplaira encore.
Fin 1968 aussi, l’écrivain Antón Arrufat subit les foudres de Verde Olivo.
Dans le collimateur, sa pièce Les Sept contre Thèbes. Il y décrit le combat mortel
mené par Polynice contre son frère Étéocle qui a refusé de lui rendre son trône à
l’expiration convenue de son mandat. La référence à la situation de Cuba est
transparente. Au dénouement, les femmes crient : « Terreur ! Terreur ! » Et
encore : « La seule chose que nous voulions, c’était habiter la terre. Mais nous
avons engendré la haine et la vengeance. Nous avons tout échangé pour la mort.
» À la fin, le chœur demande : « N’eût-il pas mieux valu s’arrêter et réfléchir ? »
La question tombe comme une goutte d’eau sur une terre culturelle qui crie soif.
Ainsi posée, elle est plus décapante, et donc dangereuse, que les bombes des
contre-révolutionnaires. Arrufat précise dans une interview : « Étéocle aurait pu
gouverner sereinement, avec plus d’attention et de justice, car il fut celui qui
partagea le pain et s’approcha des pauvres, et il ne s’appropria pas la maison
pour lui-même. » À ces propos d’une sublime hauteur, Verde Olivo réplique
avec une incroyable platitude : « Que l’auteur ne s’imagine pas que le peuple ne
comprend pas ses attaques vulgaires. » Et de donner en exemple à la Casa de Las
Américas le « concours littéraire et artistique des forces armées ».

Le 1er janvier 1969 est le dixième anniversaire de la fuite de Batista et de


l’entrée victorieuse de Fidel à Santiago. Pour la circonstance, le régime fait
rouvrir les bars fermés le 13 mars précédent. Ce geste, qui met fin à une
prohibition de fait sur les alcools, apparaît à divers commentateurs comme une
démonstration de libéralisme. Mais le Lider annonce aussi de nouveaux
sacrifices à la population. Cette fois, le rationnement portera également sur le
sucre ! (Les Cubains, il est vrai, en sont gros consommateurs.) Ils n’auront plus
droit qu’à trois kilos par mois et par personne durant cette « année [1969] de
l’effort décisif ». (Cette ration sera diminuée d’un tiers pour 1970, « année de la
zafra des dix millions de tonnes », et d’autant en 1972.) Il s’agit d’épargner dix
millions de dollars, avec lesquels on achètera des machines. Fidel, qui grossit,
annonce qu’il se met lui aussi au régime. Et il a d’autres tours pour 1969. Le 1er
mai, fête du Travail, sera… travaillé. Et aussi Noël puisque cette célébration,
importée d’Europe, correspond ici au « meilleur moment pour les travaux des
champs ». Et également le jour de l’an 1970, sans qu’une explication aussi
judicieuse soit fournie.
La « zafra des dix millions de tonnes » est lancée par Castro le 15 juillet 1969.
On perçoit l’artifice lorsqu’on sait que la récolte de 1969 n’a produit que quatre
millions sept cent mille tonnes : on a freiné les macheteros afin qu’il reste un
maximum de cannes sur pied pour l’année historique. De surcroît, on se donne
douze mois, au lieu de six, pour atteindre le but ! Enfin, l’économie est tout
entière sacrifiée à la zafra : le Léviathan-sucre a le droit d’avaler tous les
hommes qu’il veut. Mais qui a la chance de n’être pas au champ reçoit autant
dire congé. C’est pour « planifier la force de travail » que, le 1er septembre, on
institue le « dossier de travail », substitut du « livret » créé au début des années
1960 et jugé trop grêle. Ledit dossier va contenir la « chronologie de tous les
événements de la vie active » de chacun.
Peu d’observateurs osent noter tant d’incohérences combinées à un tel
totalitarisme de principe. Il paraît pourtant, cette année 1970, deux ouvrages
rafraîchissants : Cuba est-il socialiste ?, de René Dumont, et Les Guérilleros au
pouvoir, de K. S. Karol. L’un et l’autre sont écrits par des hommes de gauche – «
amis de la Révolution cubaine », selon l’expression en usage à La Havane – qui
osent observer que le roi est nu. Dumont met le doigt sur les erreurs
économiques, Karol sur la déviation militariste du régime. Dans un discours
pour le centenaire de Lénine, le 24 mars 1970, Fidel entreprendra de disqualifier
tous les intellectuels non inconditionnels.
Cuba n’est plus qu’une main crispée sur une machette. « Le devoir de tout
révolutionnaire est de sortir du sous-développement », énonce Fidel. « Pas une
livre de moins » que les dix millions de tonnes, adjure-t-il encore le 10 février. Il
ajoute : « Palabras de Cubano ». « Parole de Cubain » devient le slogan qu’on
répète. Finies les interminables conversations nocturnes avec les visiteurs : le
Lider est tous les matins à la canne, quatre heures en moyenne ; il en coupera
cent cinquante-quatre tonnes. Pour quelques mois, la zafra est une mystique. Elle
remplace celle de la « révolution dans toute l’Amérique latine », qui avait exalté
les années 1960. Y arriveront-ils ? se demandent les journaux. Certains
commencent à entrevoir que, succès ou pas, il faudra imaginer un « après », et il
ne pourra pas être fait de chiffres ronds lancés pour frapper les imaginations. Il
faudra « reconstituer le capital de confiance émoussé au fil de promesses non
tenues », note Karol.
En février, Fidel assure encore que les dix millions de tonnes seront atteintes :
« engagement d’honneur ». Tous les jours, Granma publie les chiffres région par
région. Chaque étape est saluée par un concert de sirènes : le premier million ;
un autre million tous les dix-sept jours, a-t-il été calculé ; les sept millions,
record de la Révolution ; les sept millions deux cent vingt-cinq mille tonnes,
record de tous les temps. Quelques jours plus tard, pourtant, le 19 mai, Fidel
annonce aux centaines de milliers de Cubains réunis sur le Malecón : « C’est très
dur… C’est une douleur… Cela touche l’honneur et la dignité… Nous ne
dépasserons pas les neuf millions de tonnes. » Il ajoute : « La critique retombe
sur nous tous. » Et de noter à tout hasard : « Ce serait le moment psychologique
pour attaquer notre pays. » Il est vrai que Richard Nixon, ennemi juré de Fidel
depuis leur rencontre d’avril 1959, gouverne à Washington depuis le 20 janvier
1969.

Les soucis intérieurs de Fidel commencent avec l’annonce officielle de


l’échec de la zafra. Le 1er juillet, la Confédération des travailleurs cubains,
docile depuis dix ans, s’élève contre la « durée excessive » du travail, les «
méthodes erronées » de dirigeants et les « sacrifices excessifs demandés aux
ouvriers ». Cette fronde-là ne pourra guère être réduite par un discours sur la «
contre-révolution » ou « l’impérialisme ». Donc, le 6 juillet, Fidel limoge le
ministre du Sucre, Francisco Paredón, bouc-émissaire tout désigné. Il le
remplace par Marcos Lage, vice-recteur de l’université de La Havane – premier
d’une cohorte de technocrates qui se substitueront tout un temps à des «
politiques » peu compétents de la première décennie.
L’heure du compte rendu à la population survient ponctuellement le 26 juillet.
L’hôte d’honneur, ce jour-là, est le numéro 1 bulgare Todor Jivkov. « Nous
payons les conséquences de notre ignorance », déclare tout de go Fidel devant
une foule plus maigre que d’ordinaire. Le chiffre final de la zafra est de huit
millions et demi de tonnes – plutôt huit selon les experts étrangers. Mais qui est
ce « nous » ? Pas le peuple, « magnifique ». Mais « les chefs » : « Nous devons
admettre notre responsabilité, la mienne en particulier. » Il ajoute : « Vous êtes
en droit de réclamer mon départ. » Mais il précise aussitôt : « Ça ne résoudra pas
le problème. » Contrairement au pronostic de certains observateurs, il n’y aura
pas, cette fois, comme en juillet 1959, de fausse sortie. La clameur pour le rappel
serait d’évidence moindre, et c’est là une comparaison que le Lider n’entend pas
risquer.
Alors que s’est-il passé ? Cuba, explique Fidel, n’a pas été « capable de livrer
bataille sur tous les fronts : le sucre, l’agriculture et l’industrie ». Le manque de
coordination des transports a désorganisé l’approvisionnement des centrales
sucrières et l’insuffisance de main-d’œuvre n’a pas permis de pallier les retards
dans la modernisation de la coupe et du raffinage. Castro ne néglige pas, comme
à l’ordinaire, de charger les intempéries. Le bilan qu’il dresse est accablant :
recul de la production de 23 % par rapport à 1969 pour le ciment, de 25 % pour
le lait, de 38 % pour les barres d’acier. En matière d’engrais, le retard est de 32
% par rapport au Plan, et de 50 % pour les pneus. Il manque seize millions de
mètres carrés de textile. Légumes, viande, pain, sucre, matières grasses, poissons
doivent être rationnés. Et les cigares… « Le grand rêve de Castro vire au drame
», observe Le Monde.
Fidel ne peut pas en rester là. Aussi promet-il seize millions de litres de rhum
pour, tout ensemble, fêter Noël, le Carnaval et le 26-Juillet. Et il annonce « un
dialogue avec la masse des travailleurs ». Il était temps. Car elle montre un peu
la corde, la fameuse « démocratie pédagogique », qui consiste – selon la revue
des jésuites français Études de juin 1968 – à « faire assimiler par les masses ce
que l’on veut qu’elles veuillent ».
Fidel avait une autre surprise pour le peuple, ce 26 juillet 1970. En acteur
consommé, il réclame le silence au bout de trois heures de discours. Il annonce
que l’ex-ministre bolivien de l’Intérieur à l’époque de la guérilla du Che,
Arguedas, présent à la tribune, a apporté… les mains de Guevara. Il avait pu, en
son temps, préserver et mettre en sûreté ce précieux souvenir du héros mort,
autour duquel un mémorial va bientôt être élevé à Cuba. Qui ira donc songer
encore à l’échec de la « zafra des dix millions de tonnes » ?
8
LA SOVIÉTISATION
(1970-1975)

Je ne suis ni pragmatique ni dogmatique, je suis dialectique. Rien


n’est permanent, tout change.
Fidel Castro, 9 novembre 1964

La « fête cubaine », la « révolution romantique » avaient commencé par une


redistribution de la richesse existante. Sur cette base, une quasi-égalité a été
établie : les salaires moyens vont de un à trois et demi. La Sécurité sociale
universelle a été instituée. L’éducation est obligatoire, et bien entendu gratuite,
pour tous jusqu’à quinze ans. Les retraités ont vu leurs ressources tripler. Les
campagnes ont comblé une notable partie de leur retard, par le biais notamment
d’une amélioration des infrastructures, des services, du logement. La richesse
insolente du petit nombre n’insulte plus les pauvres. Le chômage a disparu en
1970. Les étrangers ne font plus la loi dans les secteurs essentiels. Les dirigeants
ne profitent qu’avec discrétion des avantages que le régime leur consent. La
morte saison de cinq cent mille journaliers agricoles, jadis « carburant » de la
Révolution, a disparu. Haïe ou adorée, Cuba n’est plus ce pays naguère
considéré comme nul et non avenu. Tels sont les apports, considérables, du
castrisme.
On pourrait nuancer le tableau. Observer avec Édouard Bailby, du Monde
diplomatique, que la médecine gratuite a ses limites : plutôt que de faire la queue
à partir de 3 heures du matin pour une prise de sang, certains citoyens préfèrent
payer dix pesos, soit dix dollars, à un de ces vieux médecins privés dits «
historiques ». Remarquer avec Claude Julien, du Monde, que, certes « les rations
sont plus consistantes qu’en France sous la Seconde Guerre mondiale », mais
aussi avec Charles Vanhecke, du Monde également, que, si « nul n’est sous-
alimenté, tout le monde est obsédé par la nourriture ». Admettre, avec tous, que
l’instruction ne va pas sans endoctrinement, que l’égalité a été rétablie entre
villes et campagne essentiellement par un recul des citadins. Craindre, avec
Charles Bettelheim, ex-président de l’association France-Cuba, la naissance
d’une « alfacratie » – la « nouvelle classe » des heureux propriétaires d’une Alfa
Romeo. Constater, c’est le moins, que le trop-plein de main-d’œuvre a été régulé
par le départ, en onze ans, vers les États-Unis, de six cent mille réfractaires.
Observer enfin, cela s’impose, que l’affirmation de Cuba sur la scène
internationale n’est pas allée sans une militarisation effrénée.
Ce sont là, d’ailleurs, broutilles au regard d’un péché plus fondamental aux
yeux de certains : la sérieuses limitation des libertés de tous et la privation,
depuis une décennie, de la liberté tout court pour quiconque ne consonne pas
avec Castro. Charles Rivière, retour d’une mission pour le ministère de la Santé,
qui lui a permis de constater des éléments très positifs, a évalué, fin 1967, à
quatre-vingt mille le nombre des détenus et autres citoyens à « liberté restreinte
» –, plus de 1 % de la population ! Mais ce chiffre, sans doute inclut-il les
Cubains alors enfermés dans les Umap, dissoutes en 1969.

Et voici qu’il faut admettre à présent que l’économie est pantelante. Le groupe
dirigeant s’active pour faire repartir la machine après le 26 juillet 1970. Il est
solidement aidé, presque encadré à présent, par des spécialistes soviétiques de la
planification. Mais, avant tout, on va chercher à définir la nature de ce nouveau «
dialogue avec les masses » annoncé par Fidel. Des discours du Lider, comme il
se doit, fixent les cadres de la réflexion. Il les prononce devant la Fédération des
femmes cubaines, qui a dix ans le 2 septembre, et devant les CDR, qui fêtent
aussi leur première décennie le 28 septembre. Le choix des auditoires n’est
jamais laissé au hasard. Car le « dialogue », pour le commandant en chef, ce
n’est pas la libre discussion dépenaillée des assemblées générales gauchistes ou
des réunions syndicales de l’Occident. C’est celui que médiatiseront ces «
organisations de masse trop souvent négligées » à qui, précisément, il s’adresse.
Castro, un mois durant, fait l’autocritique implicite de sa propre gestion : « Si
tout le monde se met à penser, s’écrie-t-il, il n’y a pas de problème sans solution.
Et tout le monde est capable de penser. » Bien ! L’échec de la zafra lui est une
honte ? « Vive la honte si nous savons en tirer la force morale, la dignité. » Cette
très modérée autoflagellation a été bénéfique pour l’image du Lider : les « amis
de Cuba » vont s’émerveiller de son fair-play à admettre ses « insuffisances ».
Fidel se transforme même, pour quelques mois, en super chef de l’opposition.
Ce n’est plus lui le coupable mais, pêle-mêle, le parti, qui a empiété sur les
fonctions des administrateurs et dévitalisé les organisations de masse ; les
syndicats, qui n’ont pas assez « renforcé la conscience professionnelle des
camarades » ; les ministres, dont quatre seront limogés ; une minorité de « tire-
au-flanc » contre qui il se déchaîne, se plaignant que l’absentéisme touche 20 %
de la main-d’œuvre ; et, enfin, « une grande partie du peuple » qui n’est «
révolutionnaire que par émotion » et ne possède qu’un « instinct de classe », pas
une « conscience de classe ».
Fidel, pourtant, doit bien faire avec le peuple qu’il a ! Le 26 juillet, il a
annoncé la naissance, dans chaque entreprise, d’un « organisme collectif de base
» chargé de contrôler la gestion. « Les travailleurs y seront représentés »,
précise-t-il, aux côtés du parti, de l’administration, de la jeunesse et des femmes.
Le pouvoir chercherait-il à noyer le poisson ? Dans la quasi-atonie sociale où vit
l’île depuis deux lustres, ce peut être là, au contraire, l’hypothèse d’une
réanimation. De fait, de telles instances seront créées. L’avis des travailleurs –
sur le Plan une fois par an, sur la marche de l’entreprise tous les mois – y sera
ponctuellement recueilli. Toutefois, la participation, prudemment massive au
début, ira en diminuant car les réunions sont, le plus souvent, tenues hors des
heures de travail.
Un mécanisme se met ainsi en route, le 7 septembre 1970. Dans toute l’île,
des assemblées ont lieu sous le contrôle du ministre du Travail, Jorge Risquet –
un raúlista, comme on commence à dire, c’est-à-dire un proche du responsable
des forces armées, Raúl Castro. Des élections syndicales ont lieu du 12
novembre au 12 décembre. Fidel a promis qu’elles seraient « absolument libres »
et, de fait, deux millions de travailleurs blackboulent 80 % de leurs délégués. La
CTC, moribonde, retrouve sa crédibilité. Fidel, pourtant, n’entend pas que le «
dialogue » ainsi rouvert donne aux masses l’idée qu’un relâchement est à l’ordre
du jour. Si, donc, le 26 juillet, il avait annoncé que « les cinq prochaines années
seront les plus aisées des premières décennies », le 12 décembre, il « propose »
que, à nouveau, Noël et le nouvel an soient jours de travail pour 1971. Ce sera
encore le cas pour 1972, 1973, 1974… et quasiment les quarante années à venir.
C’est le second volet de la réorganisation consécutive à la zafra de 1970, celui
qui concerne l’économie, qui va avoir les conséquences les plus immédiates : à
la fin de 1971, la production retrouvera ses niveaux de 1967. Conséquences
durables, aussi, puisque, avec des retouches, des inflexions, des accélérations,
des freinages (bref, un pilotage), il demeurera en vigueur jusque vers la fin des
années 1980, quand l’évolution de l’Union soviétique, sous Gorbatchev,
poussera à une considérable régression. Si le slogan de 1971 est : « Les masses
ont la parole », l’année s’intitule significativement « de la productivité ». On
revient – sans le proclamer mais rapidement – sur les mesures d’inspiration «
guévariste » prises après le départ du Che en 1965. On réintroduit des « normes
» dans les entreprises. L’objectif de vingt mille centres de production « normés »
sera atteint en 1975.
Les vingt-huit mille assemblées de travailleurs qui ont eu lieu à la fin de l’été
et au début de l’automne 1970 aboutissent, le 16 octobre, à la promulgation par
le gouvernement d’une « loi » dite des « mérites et démérites ». Le « dossier de
travail », créé l’année précédente, va pouvoir se remplir. Seront considérés
comme « mérites » le dépassement réitéré des normes de travail, l’exécution de
tâches supplémentaires, l’ajournement du bénéfice de la retraite, la participation
volontaire hors des heures de travail à la zafra. Une décision du 4 janvier 1971
réservera la vente des appareils électroménagers aux travailleurs ayant ainsi
acquis des mérites : radios, télévisions, réfrigérateurs, ventilateurs, machines à
laver et à coudre, et aussi bicyclettes et séjours de vacances seront attribués par
des commissions syndicales, après discussion en assemblée générale. Un tiers
environ des travailleurs, dans les années 1970, recevra semblables biens – la
plupart une partie d’entre eux, les plus méritants la totalité. Afin de ne pas verser
grossièrement dans les « stimulants matériels », les mérites accumulés par les «
travailleurs d’élite » pourront aussi valoir à ces derniers d’être sélectionnés
comme « travailleurs exemplaires ». Et cette distinction transforme son
bénéficiaire en candidat potentiel au Parti communiste. Potentiel ? Quiconque,
en effet, peut encore être refusé car chaque cas sera examiné par une assemblée
moins ouverte, et rigoureuse : attitude sous Batista, enthousiasme au volontariat
professionnel et militaire, comportement dans la vie sociale et familiale, «
supériorité » culturelle et idéologique. Le nombre des membres du PCC doublera
ainsi en deux ans, passant à deux cent mille. Les noms et photos de « travailleurs
exemplaires » sont affichés à l’entrée des usines. « Mérites », mais aussi «
démérites ». Seront considérés tels l’absentéisme, la négligence dans l’emploi du
matériel, le gaspillage de l’énergie électrique, etc. Si, sur le « dossier » –
conservé au ministère du Travail –, les démérites surpassent les mérites, diverses
sanctions sont prévues ; elles vont de la simple admonestation publique à la
privation de liberté.
Un texte complémentaire, lui aussi discuté par les assemblées, est promulgué
au début de 1971. Il porte le nom de ley de vago, ou « loi contre la paresse et le
vagabondage ». Joliment présenté comme un « mode d’exercice de la dictature
du prolétariat », ce texte prévoit que les « oisifs de dix-sept à soixante ans (sauf
les étudiants) seront condamnés à des peines de six à vingt-quatre mois de centre
de rééducation ». L’oisiveté est dite « prédélictueuse » pour qui a quitté son
emploi depuis plus de quinze jours. L’oisif dit « établi » encourt les sanctions les
plus graves. Le public est invité à signaler les « désœuvrés ». La ley de vago ne
distingue pas entre l’oisiveté volontaire (l’étudiant qui n’étudie pas…) et celle,
forcée, de qui est sans emploi parce qu’il vient de sortir de prison et ne trouve
pas de travail. Cette loi est donc un instrument de contrôle social à la façon de
l’Angleterre de Dickens. Mais, comme le dit le préambule de la « loi », la
Révolution « a éliminé le chômage, la morte saison, la prostitution, la
domesticité, la mendicité »… Donc pas de risque d’abus ! Les oisifs recensés
début 1971 – ressortissant, donc, du camp de rééducation – seront soixante mille.
Castro et Guevara avaient, vers 1963, critiqué le premier Plan quadriennal,
élaboré par des techniciens tchèques, peu adapté aux besoins cubains.
Moyennant quoi, près de dix années durant, l’économie a fonctionné sans Plan.
L’aide soviétique s’offre donc dans ce domaine, ou plutôt s’impose. Mais avec
subtilité : Moscou ne veut plus ni indisposer ni signer de chèque en blanc. Et ce
d’autant que ses alliés au sein du Comecon, habitués quant à eux à plus de
rigueur, grognent contre les extravagances de Castro. Certes, l’Union soviétique
ne s’est pas mêlée de la « zafra historique » – affaire du commandant, affaire
d’État. Pour le reste, dès 1969, une mission dite « d’organisation » a fait un long
séjour en Union soviétique. En 1970, c’est le président du Gosplan, Nikolaï
Baïbakov, qui séjourne dans l’île. Il jette avec son homologue (depuis 1962 le
président Dorticós) les bases d’une collaboration qui aboutira, en 1976, à une
coordination des Plans quinquennaux. Moscou contribuera aussi à la création
d’un budget rationalisé et d’un système de statistiques. Dans les limites d’une
économie désormais reconnue « sous-développée », des résultats seront atteints.
On voit, toujours à partir de cette cruciale année 1970, s’esquisser une
nouvelle alliance pour la conduite de l’économie. « Face » aux frères Castro, qui
ont en charge la haute politique, la stratégie et la sécurité, Carlos Rafael
Rodríguez, appuyé sur Dorticós, assume un leadership sur un petit groupe de
modérés. Certains sont originaires du M-26, comme Marcelo Fernández.
D’autres sont de jeunes technocrates, certes tout dévoués à la Révolution mais
convaincus, aussi, que l’économie se venge quand on nie certaines règles : le
refus de choisir des priorités et de déterminer des coûts, le désintérêt pour la
productivité, l’inattention aux gaspillages, les fréquents changements de cap, le
mépris pour la compétence, etc. L’un des plus notoires de ces « hommes
nouveaux », convaincus que l’économie n’est pas une guérilla, est Hector
Rodríguez Llompart, qui se fera connaître à Paris pour avoir parfois présidé avec
efficacité la Commission franco-cubaine.
Parmi les mesures prises à partir de 1970 pour remettre l’économie sur rails, la
plus décisive est le freinage de la « démonétisation » décidée au milieu des
années 1960. On n’augmente plus le nombre de services ou biens mis gratis à la
disposition des Cubains. On supprime même la gratuité des deux millions de
repas servis à midi en cantines. Les loyers, loin de disparaître, seront exigés. Les
bourses, orgueil du régime, seront distribuées avec davantage de parcimonie. On
augmente les prix de biens comme l’électricité, l’eau, les transports à longue
distance, les communications téléphoniques, etc.
Corrélativement : on double l’éventail des salaires moyens, de un à sept.
Heures supplémentaires et travail volontaire seront payés. Les tâches pénibles
seront récompensées par des primes. Le salaire minimum, quatre-vingts pesos
par mois, soit soixante dollars, pour huit heures de travail par jour, ne sera plus
guère payé qu’à des ouvriers agricoles sans spécialisation. En ville, la
rémunération de base dépassera les cent pesos. L’objectif de ce creusement entre
les rémunérations est, bien entendu, de remotiver les techniciens et les cadres,
dont Castro reconnaîtra qu’ils ont été pénalisés.
Mais l’essentiel de la réforme de 1970-1971 est l’introduction sur un marché
désormais dit « libre », grâce à des importations le plus souvent, de nombreux
biens qui avaient disparu. C’est cher, mais les Cubains s’y précipitent. Ainsi le
restaurant suppléera aux rations insuffisantes de la libreta. On comprend bien la
logique des choses. Ses premières années, la Révolution avait créé des moyens
d’achat sans contrepartie. Comme il n’était pas question d’accepter la
conséquence naturelle de cette situation – l’inflation galopante –, qui aurait
remis en cause la redistribution en faveur des plus pauvres, on a bloqué les prix.
Mais, alors, il a fallu instituer le rationnement, devenu le mode de régulation
globale. Pour les particuliers, l’effet le plus notoire en a été l’impossibilité
d’employer une partie de l’argent gagné. Il y a donc, calculent les experts en
1970, trois milliards et demi de dollars dans les « bas de laine ». On les fait donc
sortir. Le nouveau mot d’ordre est : dépensez. Ainsi l’argent retrouve-t-il sa
raison d’être : non plus le « fétiche » dit par Guevara, cette chose sale et
abominée, il redevient l’instrument d’un ajustement d’une offre à une demande.
Et le « miracle cubain » se fait lisible. Il a consisté en une amélioration
substantielle de la situation d’une minorité – l’essentiel des ruraux, disons 40 %
de la population – au détriment d’une majorité, essentiellement urbaine, riche ou
aisée, mais dans sa majorité modeste : les ouvriers, protégés, avant 1959, par un
syndicalisme puissant. Ce n’est certes pas négligeable. Mais une telle agitation
vibrionnante était-elle nécessaire par surcroît, qui a appauvri le pays entier dans
la décennie consécutive ?
Après l’échec de la zafra de 1970, il fallait aussi ouvrir des soupapes
politiques afin que le contrôle social ne repose pas uniquement sur la force.
Castro s’est placé sous la vigilance des « organisations de masses ». Ce sera le
temps de « l’institutionnalisation » du régime, qui culminera en 1975 avec le
premier congrès du PCC et, en 1976, avec l’approbation de la Constitution. On
verra même Fidel prononcer des discours… écrits.
La méthode du Lider, durant la première moitié des années 1970, où son
pouvoir est devenu moins assuré, est d’élargir, sous lui-même et Raúl, le cercle
dirigeant, par délégation de pouvoir. Le Lider interviendra moins à tout propos.
Et il rendra compte à des instances tel le Comité central. En novembre 1972, on
assistera à la création d’un comité exécutif près le gouvernement. Des vice-
Premiers ministres y superviseront des groupes de ministères. Fidel, Raúl,
Dorticós et Rodríguez auront chacun la haute main sur des secteurs précis, et non
plus le commandant sur tout. Ainsi, le « vieux communiste » patronnera-t-il les
relations économiques avec l’Union soviétique.
Sous ces quatre « grands », les principaux bénéficiaires de la nouvelle tranche
de pouvoir laissée vacante par l’abandon de « l’exclusive Castro » sur le pouvoir
seront des officiers. Dans la réorganisation de novembre 1972, cinq des sept
membres du nouveau comité exécutif sont des comandantes, dont deux raúlistas.
D’autres officiers, en 1973, renforceront le secrétariat du PC. L’armée elle-
même sera réorganisée. On verra apparaître le titre de « général » – qui sera
officialisé en 1976, après l’Angola : Raúl deviendra, alors, l’unique « général
d’armée », El general.

Bien certain que le front politique et économico-social est « chaud », Fidel


veut couper court à l’un des premiers modes de contagion : la contestation
intellectuelle. Tacticien chevronné, le Lider frappe avant qu’elle ne s’amplifie.
Est ordonnée l’arrestation, le 20 mars 1971, de Padilla, dont les ennuis avec
l’autorité militaire avaient défrayé la chronique en 1968. Il est précisé que les
réactions internationales permettront à la Révolution de distinguer ses « vrais
amis » : ceux qui, pour être reconnus tels, ne posent pas de conditions ! Une
lettre, respectueuse, est adressée à Fidel par cinquante écrivains, français,
espagnols, italiens, latino-américains, parmi lesquels Sartre, Beauvoir, Calvino,
Moravia, Cortázar, Fuentes, García Márquez, Vargas Llosa… Il est demandé à
Castro « de bien vouloir examiner la situation créée par une telle détention »
(celle de Padilla).
Presque aussitôt, on apprend que le poète a fait son autocritique en prison.
Celle-ci est diffusée aux rédactions par l’agence cubaine Prensa Latina.
Padilla avait écrit dans Poétique :

Dis la vérité
Dis au moins ta vérité
Et puis laisse faire ce qui peut arriver.

En prison, Padilla a écrit : « J’ai lutté longtemps avec moi-même avant de


prendre la décision de dire toute la vérité. » Accusant sa vanité littéraire et sa
fatuité politique, l’auteur de Hors jeu s’accuse d’avoir « diffamé chaque
initiative de la Révolution ». Ses « fautes » principales sont d’avoir attaqué
l’écrivain Lisandro Otero, importante personnalité de la culture officielle, et
d’avoir eu des contacts déplorables avec « d’innombrables agents de la CIA » et
autres « contre-révolutionnaires », tel l’écrivain exilé Guillermo Cabrera Infante,
le « journaliste polono-français » K. S. Karol et le « vieil agronome » René
Dumont, pourtant invité à La Havane par Castro lui-même. « J’ai fait preuve
d’une duplicité fieffée, admet Padilla… Je savais que chaque coup adroit porté
augmentait ma popularité parmi les journalistes et les écrivains soi-disant
libéraux et démocrates. » Le « moment culminant de ma tactique politique »,
juge-t-il, fut la première « affaire Padilla ». Elle lui aura fort bénéficié, en France
notamment, « où l’on cherche le scandale à propos de n’importe quelle œuvre
capable de susciter l’intérêt des acheteurs ». Ayant naguère obtenu du chef de la
Révolution cubaine un poste de traducteur, Padilla estime avoir été assez «
infatué » de lui-même pour voir là « une preuve de ce que [sa] valeur
intellectuelle et [son] prestige à l’extérieur étaient reconnus, voire redoutés, par
la Révolution ». Aussi se dépeint-il « ingrat et injuste envers Fidel ». Son
prochain ouvrage ? « Quand j’en ai repassé dans ma tête certains fragments, j’ai
ressenti une honte extraordinaire… Non seulement ces passages étaient
politiquement nocifs et tortueux… mais ils manifestaient un désenchantement
profond devant la vie, l’espérance et la poésie de la vie. » En conclusion, le
poète demande à pouvoir exposer publiquement ces faits et « discuter avec ceux
en train de tomber dans les mêmes erreurs ».
On apprend, comme l’affaire bat son plein, que l’agronome Enrique Olive,
accusé d’avoir fourni des informations « confidentielles » à son collègue René
Dumont, vient d’être condamné à trente ans de prison. En outre, un reporter-
photographe français vivant depuis trois ans à Cuba, Pierre Golendorf, est
condamné à dix ans. Son arrestation, un mois avant celle du poète, avait été
présentée comme « en corrélation » avec elle. La Sécurité a d’abord cru que
c’était Golendorf qui avait fait parvenir en France le manuscrit de Hors jeu,
publié par le Seuil. En fait, c’était le texte d’un livre qu’il s’apprêtait lui-même à
faire paraître sur Cuba qu’il avait expédié. Quelques notes interceptées par les
Services avaient suggéré que la teneur de cet ouvrage serait « négative ». Le
crime retenu est « espionnage contre Cuba pour la CIA ». Le procureur
expliquera que le Français a profité de sa présence dans l’île pour soutirer des
renseignements devant servir à son livre, avec l’objectif de « porter préjudice à
la Révolution », « en liaison avec d’autres personnes », formant « un réseau de la
CIA ». Golendorf est un vieux militant communiste qui a été en délicatesse avec
le PCF lors de l’invasion soviétique de la Hongrie, en 1956, qu’il a critiquée. Il
fera trente-huit mois de prison. De cette expérience, il tirera un livre, Sept Ans à
Cuba, dépassionné, sans haine, et de ce fait plus implacable, sur les méthodes de
la Sécurité révolutionnaire et les conditions carcérales dans l’île.
Fidel a annoncé que d’autres intellectuels que Padilla sont impliqués. C’est
donc au siège de l’Union des écrivains et des artistes que le poète, le 27 avril
1971, lit son autocritique. Le président de ladite Uneac, Nicolas Guillén,
souffrant, n’assiste pas à cette séance. À la tribune, outre l’auteur de Hors jeu,
figurent sa femme, la poétesse Belkis Cuza Malé, et trois autres. Ceux-ci sont
exhortés par Padilla à « surmonter leurs faiblesses ». Le repenti précise n’avoir
pas été soumis à la contrainte. Cuza Malé, dans sa propre autocritique, déclare
avoir pu « éprouver l’amitié des compagnons de la Sécurité de l’État », leurs «
simplicité, humilité, sensibilité et chaleur ». Jorge Edwards, premier représentant
du Chili d’Allende à La Havane, a bien rendu cette atmosphère paranoïaque où
baignaient alors les intellectuels réfractaires dans son Persona non grata.
Il est certain que Padilla a forcé la note dans son « autocritique », y éprouvant
une joie amère conforme à son personnage provocateur. « Ai-je été bon ? », va-t-
il, dans les jours suivant sa libération, demander à ses amis. Mais il est certain
aussi que le régime, parfaitement au fait des sensibilités étrangères, a laissé
passer ce qu’il y avait d’excessif dans cette confession. Car l’objectif, comme l’a
annoncé Castro, est de trier à tout prix le bon grain de l’ivraie : « Les libéraux
bourgeois sont en guerre avec nous. C’est une bonne nouvelle, s’écrie-t-il le 1er
mai. Ils vont être démasqués. »
De fait, une soixantaine d’intellectuels français et étrangers qui ont défendu
avec « véhémence… dès le premier jour, la Révolution cubaine » adressent, fin
mai 1971, une lettre à Castro dans laquelle ils lui font part de « leur honte et leur
colère » à la suite de la confession de Padilla. Ils adjurent le Lider d’« épargner à
Cuba l’obscurantisme dogmatique, la xénophobie culturelle et le système
répressif qu’imposa le stalinisme ». Les signataires sont les mêmes, un peu plus
nombreux, que ceux de la première lettre. Avec quelques disparitions, telle celle
de Gabriel García Márquez. Le Colombien a, ce jour-là, gagné l’amitié
indéfectible de Fidel. Aux autres – les Sartre, Duras, Leiris, Nadeau, Pasolini,
Resnais, Semprun –, quarante intellectuels cubains répondent : « Il est temps que
les bouffons de la bourgeoisie abandonnent ce rôle de juges planétaires des
révolutions qu’ils ne feront pas en raison des risques qu’elles portent. » Jamais
sans doute le mépris de Castro pour les intellectuels ne s’est autant manifesté. Ce
terrorisme n’est pas sans effet. Certains intellectuels latino-américains, qui n’ont
pas les mêmes raisons que leurs collègues européens d’avoir revisité en mode
déchirant la filiation révolution-totalitarisme, jugent encore que l’attitude envers
la Révolution cubaine est la summa divisio : ainsi un caricaturiste de renom nous
dira choisir de se définir « du côté de García Márquez plutôt que de Vargas
Llosa » (lequel, il est vrai, a, depuis, viré très à droite). Mais le régime a compris
qu’il faut cesser de poser à la révolution admirable. Commence le temps de ce
qu’un journaliste du Monde qualifiera, après Éluard, de « dur désir de durer ».
Padilla, lui, quittera Cuba en 1980.
La Révolution n’est plus menacée. Quelques débarquements d’espions
obligent à la vigilance mais ne troublent rien. Les États-Unis ont, avec le
Viêtnam, une préoccupation bien plus grave. Les premières années de la
décennie 1970 seront même, globalement, celles de précises tentatives de
rapprochement américano-cubain. Avec des sinuosités. Ainsi, à l’automne 1970,
on note une poussée de fièvre. On croit, à Washington, que Moscou est en train
d’installer à Cienfuegos une base de sous-marins nucléaires, en violation du
gentlemen’s agreement Kennedy-Krouchtchev. Gesticulation soviétique ? En
toute hypothèse, un protocole Gromyko-Kissinger règle la question.
Globalement, le courant qui s’est dessiné en faveur d’une reprise de relations
plus normales avec l’île prend corps aux États-Unis. Il est composé
d’universitaires, de représentants des Églises, d’hommes d’affaires, de
journalistes. Le 12 avril 1971, un éditorial du New York Times affirme : « Le
temps de la réconciliation est venu. » Cette ligne est accueillie par des
démocrates libéraux, les sénateurs Fullbright, Church et Ted Kennedy, le propre
frère du président assassiné ; quelques républicains s’y rallieront. Le candidat à
la présidence pour l’élection de 1972, George McGovern, va endosser ce
programme. En août 1971, une équipe de volley-ball yankee reçoit un accueil
sympathique à La Havane.
Mais le casse-tête du président Nixon a pris un autre visage, en cette partie du
monde : celui du Chilien Salvador Allende, qui a assumé la fonction suprême le
4 novembre 1970 à Santiago. Fidel a été le premier étranger à le féliciter, par
téléphone. Allende est, en effet, un grand ami de la Révolution cubaine, qu’il a
appuyée dès 1959. Il s’est souvent rendu dans l’île. En particulier en 1966, il a
dirigé la délégation chilienne à la Tricontinentale. L’un des premiers gestes de
l’élu a été de renouer la relation diplomatique avec La Havane. Nixon considère
que c’est là encourager l’OEA à passer par pertes et profits la rupture de 1964.
Les États-Unis craignent surtout la « contagion chilienne » : que la transition
pacifique vers le socialisme, qui est le modèle que défend l’Union soviétique
depuis 1965, ne soit tentée ailleurs.
Fidel piaffe. Il débarque à Santiago le 10 novembre 1971, un an après la prise
de fonction de son collègue. C’est son premier voyage à l’étranger depuis sa
tournée en Russie de 1964. Et, surtout, c’est la première fois qu’il remet les
pieds en Amérique latine depuis ses débuts de 1959, et ses triomphes à Caracas,
Rio, Montevideo et Buenos Aires. Cette fois, le Lider entend savourer son
déplacement. Son séjour est annoncé pour dix jours ; il restera plus de trois
semaines. Même au sein de l’Unité populaire, certains finiront par trouver
encombrante cette personnalité dont la présence déchaîne la droite. « Nous avons
peut-être contribué à aggraver certains problèmes », admettra-t-il plus tard. En
attendant, il reçoit un accueil enthousiaste des faubourgs. Même le général de
Gaulle et la reine Elizabeth n’ont pas été aussi acclamés à Santiago.
Le lendemain de son arrivée, il rencontre… François Mitterrand, venu lui
aussi jauger « l’expérience chilienne ». Puis il part pour Antofagasta et les mines
de cuivre de Chuquicamata, dont les travailleurs sont en grève pour obtenir des
augmentations de salaire… Il les appelle à la modération : « Beaucoup de
révolutions ont échoué à cause de l’impatience », leur dit-il. Devant les mineurs
de salpêtre d’Iquique, il recommande : « Ne commettez pas la même erreur que
nous : ne vous coupez pas des techniciens… ils ont un rôle fondamental. »
Partout, son mot d’ordre est : « Produisez ! »
Dans le Sud, l’étape la plus attendue est Concepción, une ville ouvrière et
universitaire qui est le fief du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire).
Ce mouvement gauchiste a Castro pour idole et donne du fil à retordre à
Allende. Or, les « miristes » s’entendent prêcher… le légalisme : « La lutte
armée n’est justifiée que lorsqu’il n’y a pas d’autre choix. » À Lota, Fidel
parcourt, fasciné, trois kilomètres de galeries d’une mine de charbon à mille
mètres sous terre : « Vous êtes des héros », lance-t-il aux travailleurs. Puis il part
pour Puerto Montt, à cinq cents kilomètres au sud, où Allende le rejoint. Les
deux s’embarquent, pour trente-six heures de tête-à-tête, sur le destroyer
Almirante Riveros pour Punta Arenas. La traversée est paisible, c’est l’été
austral. On emprunte les chenaux entre les îles innombrables et la côte glacée,
d’une stupéfiante beauté. À l’entrée du détroit de Magellan, Castro adresse le
salut du commandant en chef cubain à la « noble Marine » chilienne. Brian
Latell, auteur d’une biographie de Raúl et Fidel Castro, pense que c’est peut-être
aussi au cours de cette croisière qu’Arnaldo Ochoa, futur général et futur fusillé,
a pu commencer de déplaire à un Fidel plus susceptible qu’on ne croit en lui
disant que son maillot de bain était très « sexy » !

Le 23 novembre, Fidel est de retour à Santiago. Il sollicite un entretien du


cardinal Silva Henríquez. Le dialogue a porté, expliquera-t-il, sur le « rôle de
l’Église comme animatrice du processus de libération de l’homme ». Le
retentissement du voyage de Paul VI en Colombie, en 1968, l’a frappé, de même
que les préoccupations sociales exprimées au même moment par la conférence
des évêques du sous-continent réunie à Medellín. « Il y a une grande
ressemblance entre les premiers chrétiens et les communistes, s’écrie-t-il. Ils ont
été également persécutés, ils sont morts pour leurs idées. » Le 29, il s’adresse à
une centaine de « prêtres pour le socialisme ».
Les propos et gestes de Fidel sont repris par une armada de journalistes. De
longue date, ses discours n’occupaient plus la une ailleurs qu’à Cuba. Il peaufine
donc une ou deux formules : « L’Amérique porte dans son sein un enfant qui a
nom “révolution” », s’écrie-t-il dans sa conférence de presse finale. Sa dernière
rencontre avec un vaste public a lieu le 2 décembre, au stade national de
Santiago. La veille, plusieurs centaines de femmes ont défilé dans les rues en
tapant sur des casseroles pour fustiger « le socialisme de la misère ». Fidel
avertit : « Vous vivez une phase du processus où les fascistes, pour les appeler
par leur nom, essaient de se gagner la rue, les couches moyennes. » Il se fait plus
précis encore : « Jamais, dans l’histoire, les réactionnaires, les privilégiés d’un
système social n’ont toléré pacifiquement un changement. » La petite histoire
veut que Fidel, en partant, ait laissé à Allende une mitraillette, celle que celui-ci
aura dans la main, le 11 septembre 1973, lorsque, dans la Moneda bombardée
par les chars de Pinochet, il vivra ses derniers instants. Avant ce drame, le
Chilien aura le temps de rendre la visite : il sera, fin 1972, le premier chef d’État
latino-américain en exercice à parcourir la Cuba révolutionnaire. Au retour, le
Lider, lui, fera escale à Lima pour s’entretenir avec son homologue péruvien, le
général Velasco Alvarado, puis aussi à Guayaquil, pour une rencontre avec
l’Équatorien Velasco Ibarra.
Au Chili, Fidel a subi « des insultes » (selon ses mots), par presse
d’opposition interposée. Il n’y est pas habitué. Sans doute s’en trouve-t-il
conforté dans une conviction innée qu’il ne faut jamais accepter un état
d’infériorité. L’aide soviétique, telle est donc à présent sa bouée, son nord
magnétique. Le 29 octobre 1971, Cuba a reçu ses premiers MiG-21, en
remplacement des « vieux » MiG-15 et 17. Durant la première moitié des années
1970, Moscou travaillera, avec Raúl Castro comme metteur en ondes
méthodique, à moderniser les forces armées révolutionnaires (FAR). L’armée
cubaine du début des années 1960 était colossale : trois cent mille hommes, dix
fois celle de Batista. Mais elle n’était certes pas du premier niveau. Seul un
noyau était professionnel. Le reste était composé de miliciens, des semi-
volontaires. Il s’agissait prioritairement de combattre les « bandits » de
l’Escambray et leurs relais, les commandos débarqués sur les côtes du pays. Pour
ce faire, le solide fusil FAL était idéal. Après 1965, le danger intérieur s’est
émoussé. Et de même la crainte d’une action des États-Unis. Pourtant, on a gardé
de gros bataillons : c’est l’époque où Cuba se voit seule contre tous, à peine
assurée du soutien soviétique. Et les forces armées sont aussi devenues le cœur
du travail volontaire : deux des trois années de service obligatoire, inauguré en
1964, sont désormais systématiquement consacrées à la « production » ; et les
FAR ont encadré la mobilisation pour la grande zafra.
Mais l’amour des armes et la passion de l’action mêlés conduisent Fidel à
vouloir un outil militaire plus « pointu ». Pour lui, il n’y a pas d’État de
deuxième zone, et un bon appareil belliqueux est le premier attribut de la dignité
de tout État. Quant à l’Union soviétique, elle est assurée, avec l’armée cubaine,
de faire un bon placement, étant donné les qualités martiales démontrées par le
castrisme. La décision de transformer les FAR a été prise, peut-on penser, fin
1969, lors de la visite de Gretchko, ministre de la Défense soviétique : un si
puissant personnage ne se déplace pas seulement pour couper la canne ! Les
modalités de la modernisation seront mises au point au fil des discrets voyages
que Raúl fait en Union soviétique chaque semestre.
Ainsi les FAR, fortes d’environ deux cent cinquante mille hommes vers la fin
des années 1960, seront-elles ramenées au chiffre de cent vingt mille en 1974.
(La réserve n’en reste pas moins l’objet de soins attentifs : elle peut atteindre, en
quelques jours, les cinq cent mille.) Corrélativement, les FAR sont équipées –
gratuitement, à en croire des allusions de Castro – du matériel en dotation dans
les armées des pays de l’Est au début des années 1970. L’intervention en Angola
(1975) conduira à une remontée sensible des effectifs : jusqu’à cent cinquante
mille hommes selon les renseignements de l’époque, avec une réserve immédiate
de cent mille.
Cela porte l’armée cubaine au niveau de celle du Canada – à peine dépassée,
en Amérique latine, par celle du Brésil – mais mieux équipée qu’elle, pas loin
derrière la Pologne dans le bloc socialiste. S’agissant des coûts, le budget
militaire apparent était de cinq cents millions de pesos au début des années 1960.
Ce chiffre a diminué vers 1970. Selon Jorge Domínguez, du Centre des affaires
internationales de Harvard, un des fins connaisseurs de la réalité cubaine, ces
dépenses auraient été ramenées à quatre cents millions vers 1975 puis seraient
remontées à cinq cents millions avec l’Angola. Ces chiffres n’incluent pas les
fournitures soviétiques gratuites, dont le montant annuel peut aussi être évalué,
alors, à 500 millions de dollars. À partir de 1975 et jusqu’aux années 1990,
l’armée cubaine sera un corps de bataille respecté bien au-delà du tiers-monde.
Les relations avec l’Union soviétique sont devenues excellentes. En 1972,
année de « l’émulation socialiste », Fidel y fait rien de moins que deux voyages.
L’étape de Moscou n’est, à vrai dire, pour le premier d’entre eux, que le
parachèvement d’une vaste tournée. Deux étapes préliminaires, en Afrique,
manifestent l’élargissement du champ cubain ; et les six escales suivantes, en
Europe de l’Est, sont une courtoisie attendue envers des alliés qui, depuis trois
lustres, aident l’île en dépit de leurs propres difficultés.
Le voyage africain de Fidel débute le 3 mai en Guinée. Le Lider salue en
Sékou Touré « un des hommes les plus extraordinaires qu’ait produits notre
époque ». Pour le Cubain, c’est la décision de son homologue de Conakry de
rompre avec l’ex-puissance coloniale qui est le motif de son admiration. Non par
hostilité envers la France, il n’en a pas, mais parce que le geste carré de Sékou
est de ceux qui lui plaisent – l’homologue de son radicalisme envers les États-
Unis. Les deux hommes parlent de la situation dans la voisine Guinée
portugaise, où la rébellion d’Amilcar Cabral apparaît déjà victorieuse du
colonialisme – en partie grâce à l’appui cubain.
L’étape la plus chaleureuse est Alger. Entre Cuba et le pays maghrébin, c’est
en effet une longue histoire d’amour – à laquelle n’a même pas manqué la
querelle de ménage après l’éviction de Ben Bella par Boumediène en 1965.
Depuis 1968, les relations sont revenues au beau fixe. Fidel n’avait jamais pu
rendre la visite que lui avait faite Ben Bella juste après l’indépendance de 1962.
Il avait délégué à Guevara le soin des contacts. Cette fois, Castro se rattrape. En
neuf jours, il parcourt près de cinq mille kilomètres du nord au sud et d’est en
ouest, visitant installations pétrolières et complexes chimiques, inaugurant un
terminal d’oléoduc, assistant à la première coulée d’une aciérie et au démarrage
d’une usine d’engrais. Fidel se laisse même photographier sur un dromadaire.
Les youyous des femmes le comblent. Sa popularité évoque aux commentateurs
celle de Nasser, venu ici en 1963.
Pour Castro, la conception algérienne du développement est « absolument
correcte ». C’est là un compliment de moindre portée (vu les compétences de
son auteur en ce domaine) que celui de « grand stratège » adressé à Boumediène.
Castro est d’accord « à cent pour cent » avec lui sur la confiance, mesurée mais
réelle, qu’il fait à l’Union soviétique ; et, surtout, il apprécie l’appui (et d’abord
l’asile) donné par Alger à maints mouvements de libération nationale. Tout
suggère que Fidel, pour qui l’Amérique latine est devenue une chasse à droits
limités, retrouve, en Afrique, un élan internationaliste bridé depuis l’équipée du
Che. Cuba, au demeurant, a établi de longue date une coopération avec certains
pays du continent : le Congo-Brazzaville, la Tanzanie, outre l’Algérie, à qui il
avait même, en 1963, fourni une aide – lors de la « guerre des sables » contre le
Maroc.

Le 17 mai 1972, Fidel arrive en Bulgarie. Le 26, il est en Roumanie, dont les
velléités d’autonomie par rapport à Moscou l’ont séduit vers 1967-1968. Le 30
mai, c’est la Hongrie ; le 6 juin, la Pologne ; le 13 juin, la RDA (Allemagne de
l’Est), partenaire solide. Enfin, il arrive dans cette Tchécoslovaquie dont les
malheurs lui ont fourni, en 1968, l’occasion de trouver son chemin de Damas.
Devant le vainqueur de Dubček, Husák, il se félicite de la « position correcte »
qu’il a alors adoptée « sur l’aide internationale apportée par les pays du Pacte de
Varsovie », à Prague. Il avait, quatre ans plus tôt, qualifié cette formulation de «
feuille de vigne », retenant « sans fondement légal » l’intervention des blindés de
Moscou et ses alliés…
Castro retrouve l’Union soviétique le 26 juin, après plus de huit ans. Sous
Leonid Brejnev, le pouvoir soviétique est à une apogée de sa confiance
tranquille. Sa puissance militaire croît avec régularité. La gravité de ses
problèmes intérieurs n’apparaîtra que plus tard. Fidel lui-même, le trublion de
naguère, est venu à la résipiscence : la situation de son économie, il est vrai, ne
lui laisse aucune longueur de corde, et il le sait. Ne pas brusquer Fidel, tout est
là. Toutefois, les autorités soviétiques ont prudemment fait savoir que le Cubain
ne ferait pas de tournée à l’intérieur du pays durant la dizaine de jours de son
séjour. L’heure est à la raison, non plus aux élans. Le Lider n’aura qu’une seule
occasion de s’adresser à un public : une rencontre avec des ouvriers dans une
usine de la banlieue de Moscou.
Les entretiens officiels sont nombreux et cordiaux, à en juger par le geste du
Cubain posant son bras sur l’épaule de Kossyguine. Les honneurs ne lui sont pas
ménagés, tel l’ordre de Lénine. Les observateurs notent un long entretien avec
des amiraux et généraux soviétiques, en présence du ministre Gretchko : ceci est
consonnant avec l’effort soviétique d’aide à la modernisation des FAR. Brejnev
explique à son hôte les mérites du traité Salt I de limitation des armes
stratégiques qu’il vient de signer avec le président américain Richard Nixon. Le
chef du Kremlin a une jolie formule : « Nous sommes pour l’effacement des
distinctions de classes entre les pays. » L’admission, le 11 juillet, de Cuba au
Comecon, l’avatar économique du bloc socialiste, sera la conclusion de ce
voyage.
Le second déplacement à Moscou sera entrepris peu avant Noël 1972.
L’occasion est le cinquantième anniversaire de la création de l’Union soviétique.
Fidel ne repartira pas sans rien. Il a fait admettre que, en cette période de
flambée des cours du sucre, Moscou ne peut plus s’en tenir aux six cents la livre
de 1962. Une révision des prix sera donc pratiquée quand le marché dépassera
certains seuils. Dès 1973, la livre sera payée onze cents et demi, et trente cents
en 1975 : Castro a gagné deux cents millions de dollars.
« En échange », en somme, Fidel a confirmé son entrée dans la « division
internationale socialiste du travail », modèle ambitionné par l’Union soviétique
au sein du Comecon et auquel les autres ne se plient qu’en rechignant. La
mission de Cuba est naturellement de produire du sucre, ce pour quoi l’île offre
d’évidents avantages comparatifs. Mais le Comecon est aussi intéressé par le
nickel, dont la production devrait être, à long terme, quintuplée par la relance des
exploitations de Nicaro et de Moana Bay. Enfin, Cuba promet un effort de
régularité dans ses livraisons d’agrumes ; de fait, elles augmenteront, de 1972 à
1978, d’un million de tonnes à quasi quatre.
Heureusement, passée la nouvelle mauvaise récolte de 1972 (due en partie à
une décision intempestive prise en 1971 par Castro : le brûlage, sans préparation,
des feuilles sur pied), les zafra, iront s’améliorant. L’île pourra ainsi profiter au
mieux des prix record sur le marché mondial de 1974 et 1975. Succès plus
substantiel encore : Fidel obtient un report au 1er janvier 1986 (quatorze ans) de
la dette contractée durant les douze premières années de la Révolution : un total
de quatre milliards de dollars. Désormais, les voyages de Castro en Union
soviétique – il y en aura encore six, pour les grand-messes du régime (décès de
secrétaires généraux, congrès du PCUS, anniversaires) – seront, par commune
volonté, des événements discrets.

Sur le front des Amériques, 1972 n’est pas une mauvaise année pour Cuba.
Après le Pérou en juillet, ce sont quatre petits États anglophones de la Caraïbe, la
Jamaïque, la Barbade, Trinidad et le Guyana, qui (r)établissent des relations.
L’environnement devient ainsi plus amical, d’autant que Panama, sous le général
Torrijos, sait montrer, sur la question du canal, de la fermeté envers Washington.
Une motion du Pérou invitant à la levée des sanctions contre La Havane est
repoussée en juin 1972 à l’OEA, mais la question est posée.
Avec les États-Unis, tout reste complexe, comme à l’ordinaire. En raison des
pressions américaines sur le Chili d’Allende, Granma, le journal officiel cubain,
n’écrit plus « Nixon » qu’en remplaçant le « x » du patronyme par une croix
gammée. Et Fidel assure qu’aucun traité ne sera signé avec Washington tant que
le républicain sera président, alors que le voisin du Nord, du fait de la
multiplication des détournements d’avions vers Cuba, est demandeur d’un
accord. Cinq jours avant l’élection présidentielle de novembre 1972, Fidel
propose des discussions. Un traité sera finalement signé le 15 février 1973, après
la triomphale réélection de Nixon. Rien de tel n’avait été concordé entre les deux
pays depuis 1965, date à laquelle un accord avait permis un pont aérien pour les
candidats à l’exil. Les parties s’engagent à poursuivre les auteurs de
détournements, également maritimes. En acceptant de réprimer les attentats à
l’intégrité du territoire cubain, Washington signe la fin de débarquements contre-
révolutionnaires.
Les États-Unis ne savent plus très bien où ils en sont à l’endroit de Cuba. Les
libéraux font observer que, après l’historique visite de Nixon à Pékin début 1972
et la signature du traité Salt I le 26 mai suivant à Moscou, l’administration n’a
plus de raison de laisser les relations avec La Havane en l’état. On spécule sur un
voyage dans l’île du conseiller à la Défense puis secrétaire d’État Kissinger.
Mais rien de tel ne surviendra sous Nixon.
C’est la situation latino-américaine dans son ensemble que les États-Unis ne
contrôlent plus trop en ce début des années 1970 : « Nous n’y avons plus d’amis
», soupire le secrétaire au Trésor John Connally. Les coups d’État militaires
fascisants – Banzer en Bolivie (1971), Pinochet au Chili (1973)… – sont souvent
tenus pour la preuve de l’intervention plus grossière que jamais du voisin du
Nord sous la férule d’un président Nixon ami de la force et « remonté » par un
ami cubain réactionnaire, le fameux « Bébé » Rebozo. La vérité est que les
choses échappent bien plus que naguère à Washington. Les mécanismes mis en
place dans les années 1960 pour contrer la contagion castriste courent désormais
sur leur erre. Nixon se désintéresse, depuis ses débuts (1969), de l’Amérique
latine. Il est occupé par le Viêtnam, avec lequel sera signé, le 23 janvier 1973, un
accord de désengagement militaire américain. Et, surtout, il joue sa « grande
politique » : un œil vers Pékin (1971), l’autre vers Moscou (1972). En foi de
quoi les Latinos sont en semi-sécession en ce début des années 1970. L’Alliance
pour le progrès a été enterrée. Et la politique de détente US avec le bloc
socialiste fait craindre aux États du sud du Rio Grande d’être les dindons de la
farce. Le sous-continent lorgne donc à son tour vers les non-alignés : trois grands
pays, outre Cuba, vont participer pour la première fois à part entière à leur IVe
Sommet, à Alger, en 1973 : le Chili, le Pérou et l’Argentine.
Renouer avec La Havane devient ainsi la pierre de touche pour des
gouvernements exaspérés par Washington. Le Pérou, le Chili et Panama, qui
reprennent les relations en 1973, se mettent à la tête, à l’OEA, de la croisade
procubaine. Même des pays ayant eu maille à partir avec Fidel, le Costa Rica, le
Venezuela, la Colombie, inclinent au rapprochement. Castro, en bon tacticien, va
dès lors chevaucher le thème de la nécessaire unité des Latinos contre les
Yankees. Reprenant une idée des généraux péruviens et des socialistes chiliens
que les Mexicains et les Vénézuéliens approuvent, il va pousser à la naissance
d’un organisme où « ceux du Sud » se retrouveraient entre eux, hors la présence
des États-Unis. « L’Amérique latine doit s’unir, ou elle sera soumise », déclare à
L’Humanité, le 16 octobre 1974, l’émule cubain de Bolivar. Une telle
association verra le jour en 1975, sous le nom de Sela : Système économique
latino-américain. La Havane y sera ; Washington, pas. Le Lider a brillamment
contribué au retournement du front anticubain…

Le coup d’État militaire qui s’est abattu sur le Chili le 11 septembre 1973 a
attristé mais peu surpris Castro. Il se contenta d’aider l’agitation « anti-yankee »
qui se fait autour de l’événement à se tourner en faveur de sa Révolution. Or,
côté États-Unis, dès l’accession au pouvoir, à la mi-1974, du pâle Gerald Ford,
des suites du « Watergate » qui avait poussé Richard Nixon à la démission, les
sanctions contre l’île sont réexaminées. Henry Kissinger, maintenu secrétaire
d’État par le nouveau venu, avait déjà, sous Nixon, élaboré un plan en ce sens.
Les Américains, qui ont déjà eu de quoi humer le parfum des cataclysmes
indochinois (au Viêtnam et au Cambodge) qui surviendront au printemps 1975,
ressentent qu’il est temps, écrit Brian Latell dans son Raúl Castro, l’après Fidel,
« de réduire les tensions bilatérales et de progresser vers un rapprochement
global ». De fait, en janvier 1975, les premières négociations (secrètes) de part et
d’autre du détroit de Floride sont engagées à New York, puis Washington.
Parallèlement, après quelques couacs, une majorité qualifiée de l’OEA
(quatorze États) a décidé, le 29 juillet 1975, à San José de Costa Rica, de rendre
à chacun la liberté de renouer avec Cuba. De 1964 à 1975, seul le Mexique
n’avait pas rompu avec l’île. Sans attendre l’OEA, le Venezuela et la Colombie
avaient renoué. Hormis les dictatures militaires, toutes « les Amériques latines »
suivront dans les années à venir. Au milieu des années 1970, les États-Unis ont
perdu la bataille de l’isolement du castrisme. L’embargo lui-même fait eau : en
1974 et 1975, Washington l’a assoupli, jusqu’à ne plus interdire que les ventes
directes du territoire américain à Cuba. Lors d’une grande Mission du patronat
argentin dans l’île début 1974, les grosses filiales d’entreprises américaines
installées à Buenos Aires ont été de la partie. Le « blocus » de Cuba, qui avait
représenté une véritable gêne avant d’être contourné de tous côtés, n’est plus
qu’une absurde humiliation.
Et, pourtant, Castro va prouver qu’il lui est consubstantiellement impossible
de vivre en bons termes avec les États-Unis, dont l’humeur négociatrice, après le
traumatisme du Viêtnam, n’a pourtant jamais été telle en trois lustres (les
accords d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe sont signés le 1er
août 1975). Le Lider va donc chatouiller son grand voisin sur un sujet pour lui
ultrasensible : au plus fort de l’été 1975, il réunit à La Havane une conférence
sur… l’indépendance de Porto Rico. (Rappelons que les indépendantistes
portoricains n’ont jamais dépassé les 6 % de voix lors des élections
démocratiques régulièrement tenues dans leur île…) Et ce n’était pas là une lubie
puisque, depuis trois lustres, les Cubains aidaient en sous-main les Faln (Forces
armées de libération nationale) dans l’autre ex-colonie espagnole d’Amérique «
libérée » en 1898 par les « Yanquis »…
Parallèlement à sa reconquista de l’Amérique latine, le Lider s’est lancé, dès
1973, dans une offensive en direction des non-alignés. Les jalons ont été posés
lors de son voyage en Afrique de 1972, singulièrement à Alger. Lors du IVe
Sommet de l’Organisation en septembre 1973, à nouveau dans la capitale
algérienne, Fidel sera l’une des voix qui pèsent. Il a choisi une conception de
non-alignement qui choque mais donne à penser : « l’alliance naturelle » du
tiers-monde et du bloc socialiste contre « le seul impérialisme », celui des États-
Unis : « S’aliéner l’amitié du camp soviétique, c’est s’affaiblir », proclame-t-il.
Par ailleurs, dûment chauffé par le leader palestinien Yasser Arafat, il décide, à
Alger, de rompre avec Israël. À la différence des pays socialistes, Cuba avait
gardé ses relations avec l’État hébreu car le Lider n’a jamais caché une touche
d’admiration pour le « David » juif affronté au « Goliath » arabe, qu’il terrasse
de temps à autre. Mais, ce 8 septembre 1973, Fidel est chambré par Kadhafi, son
très anticommuniste adversaire idéologique, jusqu’à une embrassade
d’anthologie. Et, le lendemain, le représentant de Cuba à Tel-Aviv va apprendre
par la radio qu’il est sans emploi ! Castro, lui, reviendra à La Havane par le
chemin des écoliers : Bagdad, Delhi (où il apprend la mort d’Allende et le coup
d’État sanglant du général Pinochet), et enfin Hanoi, où il va séjourner toute une
semaine parmi les hommes que, sans doute, il admire le plus sur terre : les
inlassables combattants viêtnamiens.
Encore quelques jours, et le monde apprendra la prodigieuse augmentation
imposée aux tarifs pétroliers par les pays producteurs. Cuba n’en souffrira pas,
en raison de ses accords de troc avec l’Union soviétique. Mais le Lider n’est pas
long à percevoir le parti qu’il en peut tirer pour sa stratégie en direction du tiers-
monde et des non-alignés. Il prend, d’abord, la défense de l’Opep, les pays
producteurs de pétrole, contre les pays occidentaux qui dénoncent les effets
inflationnistes de la situation. Et il invite les pays en voie de développement à
créer des « cartels » autour de leurs matières premières, à l’instar de l’Opep.
Puis, réalisant que les plus pauvres seront les plus pénalisés par le
renchérissement de l’or noir, il défend la nécessité, pour les producteurs, d’aider
les nations moins favorisées : « Si l’on veut que les pays sous-développés fassent
leur la bataille du pétrole, il faut que les pays pétroliers fassent leur la bataille du
développement », lance-t-il. Le Cubain qui, pour beaucoup, était surtout un bon
baroudeur, acquiert une réputation plus subtile auprès de ses pairs du tiers-
monde.
Cependant, Castro aura eu la joie, le 28 janvier 1974, de recevoir sa première
visite d’un secrétaire général du Parti communiste soviétique, Leonid Brejnev.
Celui-ci insiste à nouveau, auprès de son hôte fougueux, sur les mérites, « pour
la paix universelle », de la coexistence pacifique, illustrée par les accords russo-
américains Salt I de 1972. Bien que cette visite survienne peu de mois après le
renversement du Chilien Allende, le maître du Kremlin propose l’idéal de la «
détente » pour l’Amérique latine également : « Ce sont les peuples concernés qui
doivent faire leur révolution », déclare Brejnev.
Sur le plan intérieur, la première moitié des années 1970 a été tendue vers la
fameuse « institutionnalisation ». La promesse faite par Castro de relancer « les
organisations de masse » a été tenue : toutes ont réuni leur congrès. En
novembre 1973, la Centrale des travailleurs cubains (CTC) accepte des normes
de production plus sévères contre le paiement des heures supplémentaires et de
primes ; les ouvriers organisés auront aussi leur mot à dire dans l’élaboration du
premier plan quinquennal (1976-1980). Les Comités de défense de la Révolution
(CDR) et la Fédération des femmes voient leur couche dirigeante recevoir la
concession de l’honorabilité, via des promotions dans le gouvernement et le
parti. Tout cela culminera avec le Ier Congrès du Parti communiste cubain, qui
sera réuni en décembre 1975, dix années après sa création.
Une expérience dite de « Pouvoir populaire » avait été menée, en 1974, dans
la province de Matanzas. Il s’agissait d’élire au suffrage universel, pour la
première fois depuis 1959, des délégués municipaux. Sont électeurs tous les
Cubains de plus de seize ans – sauf les prisonniers politiques ou de droit
commun, les candidats à l’émigration et les ex-batistiens. Les candidats sont
désignés à main levée « au sein » des CDR ou de l’Association des petits
agriculteurs. Élus, ils élisent à leur tour un exécutif municipal en leur sein, sur
une liste établie par une commission de représentants du parti et des «
organisations de masse ». Ils élisent aussi des délégués qui, avec leurs
homologues d’autres communes, nomment l’assemblée de la province. Les
exécutifs de toutes ces instances sont désignés dans les mêmes conditions sûres
que ceux des assemblées municipales. Le Pouvoir populaire a pour tâche la
gestion décentralisée.
C’est ce système que la Constitution « martienne » (hommage à « l’apôtre et
martyr » José Marti) et « marxiste-léniniste », votée le 15 février 1976 par 97,7
% des votants représentant 98 % des inscrits, va généraliser aux cent soixante-
neuf communes et quatorze provinces de l’île. Elle le parachèvera par l’élection,
le 2 novembre, selon la même formule de scrutin indirect et listes verrouillées,
de l’Assemblée nationale du Pouvoir populaire. À son tour, cette ANPP (que
présidera jusqu’en 1981 le chef historique de l’ex-PSP communiste, Blas Roca)
désignera, le 2 décembre, le Conseil d’État : un exécutif (chef d’État et chef de
gouvernement) collégial (les décisions sont officiellement prises « à la majorité
simple »), qui est aussi un législatif entre de rares (deux fois l’an) et brèves
(deux journées) réunions de l’Assemblée nationale. De cet organe, le président
sera Fidel, et Raúl le vice-président. Ainsi, dix-neuf ans après la victoire de
1959, le comandante aura-t-il relégitimé son pouvoir.
Par une heureuse coïncidence, les cours du sucre flambent au milieu des
années 1970. Les prix ont poussé, en l’année des « quinze ans de la Révolution »
(1974), des pointes à soixante cents la livre – six fois le record de « l’année du
vingtième anniversaire de la Moncada » (1973). Une baisse de la production des
États-Unis explique en bonne partie ce boom. Et comme les zafras de 1973 et
1974 ont été bonnes, d’un seul coup Cuba se retrouve riche. Pour la première
fois depuis 1959, la balance commerciale est équilibrée. Les gains en devises
passent en un an de huit cents millions à plus de deux milliards de dollars. On
desserre la vis de la consommation.
Le vice-Premier ministre Carlos Rafael Rodríguez, officieux numéro 3 du
régime, se met à courir le monde en quête d’équipements modernes. À Paris,
début 1975, il est reçu avec les honneurs par le Premier ministre Jacques Chirac,
qui lui accorde sept milliards et demi de francs de crédits sur deux ans pour
faciliter l’achat d’usines clés en main et de matériel français. Une Commission
mixte est établie. C’est dans cette atmosphère qu’est adopté le premier Plan :
Rodríguez annonce de douze à quinze milliards de dollars d’investissements
pour le quinquennat 1976-1980. Ces chiffres laissent augurer une croissance de 6
% l’an. Tous ceux qui, à Cuba et ailleurs, n’aiment pas le castrisme vont
nommer « le quinquennat gris » cette période de « soviétisation » qui va de
l’échec de la zafra de 1970 à la reprise des aventures « internationalistes » en
1975. Pour les Cubains, au contraire, ce fut une rare période de relative euphorie
économique depuis 1959.
Las ! la conjoncture va se retourner et, en quelques mois, les cours du sucre
chuteront des trois quarts. Aussi, dès le 26 juillet 1975, Castro pourra-t-il
annoncer que « les prochaines années seront difficiles ». L’économie, il est vrai,
sera loin d’être la seule cause de ces difficultés.
9
LES CAMPAGNES D’AFRIQUE
(1975-1979)

Je te remercie, Lénine.
Fidel Castro, 28 avril 1963

C’est donc comme s’achève la brève euphorie du milieu des années 1970 qu’a
lieu, fin 1975, le Ier Congrès du PCC. Surtout, l’événement survient alors que le
pays est engagé depuis quarante jours dans une guerre à dix mille kilomètres de
chez lui, en Angola. Mais les Cubains n’en savent encore rien ! Bien sûr, ils
n’ignoraient pas tout car ils sont familiers de l’écoute des radios de Miami – ne
serait-ce que pour entendre les résultats des équipes américaines de base-ball
que, « faute de place », la presse nationale ne publie pas, alors que les insulaires
sont fanatiques de ce sport. En outre, malgré les consignes, certains « volontaires
» ont bien dû glisser quelques mots à une fiancée. La ville bruit donc de folles
rumeurs.
Dans une capitale repeinte et aux pelouses tondues comme jamais après trois
lustres d’abandon, le congrès s’ouvre le 17 décembre au théâtre Karl-Marx. Aux
trois mille cent trente-six délégués et aux invités venus de quatre-vingt-six pays
(le Soviétique Souslov, le Hongrois Kádár, le Bulgare Jivkov, le Français
Marchais, le Portugais Cunhal…), Castro assène un discours de onze heures,
détaillant ses réalisations en un flot de statistiques qui n’épargnent ni le nombre
des ponts ni les variations de l’indice de ponte des poules. Il ne manque même
pas une pincée d’autocritique : nous avons marqué trop « d’autosatisfaction », de
« mépris envers les autres ». « Si nous avions été plus humbles », que d’erreurs
auraient été évitées. Mais il nuance : « Sans un peu de rêve et d’utopie il n’y a
pas de révolutionnaires. »
Passant à la politique étrangère, Fidel délivre l’attaque attendue contre «
l’impérialisme yankee ». Il détaille vingt-quatre tentatives de la CIA répertoriées
par ses services en vue de l’assassiner : la publication, un mois plus tôt, du
rapport du sénateur américain Frank Church sur ce sujet lui est une inattendue
confirmation. Il exhorte le président Gerald Ford à s’excuser. Il manque
cependant une pièce au discours : l’Angola. Après une référence cryptique aux «
devoirs internationalistes », le congrès entre en huis clos.
Le 22 décembre seulement, Fidel dira tout : « Nous aidons l’Angola, et nous
continuerons à aider l’Angola. » Les trois mille délégués se lèvent alors et
battent des mains, scandant « An-go-la, An-go-la… ». Le Lider refait alors
l’histoire de l’implication de Cuba en Afrique. Dès 1961, sa diplomatie et ses
conseillers militaires et civils ont entrepris un patient travail. La Révolution a
notamment accueilli chez elle maints cadres du « continent noir » qui, après des
études dans l’île, sont repartis galvanisés. Des liens ont été créés avec les
mouvements de libération des colonies lusophones, et singulièrement auprès
d’Amilcar Cabral, en Guinée-Bissau, pour qui l’aide sera toujours généreuse. La
révolution des Œillets, lancée le 25 avril 1974 au Portugal, a donc passionné
Cuba, qui en a aussitôt vu les virtualités africaines. Le sémillant capitaine Otelo
de Carvalho, provisoire homme fort de Lisbonne, sera l’hôte d’honneur du 26
juillet 1975. Encore trois semaines et c’est António Rosa Coutinho, surnommé «
l’amiral rouge », qui fera le voyage vers l’île. Le Ier Congrès du Parti
communiste cubain va marquer de façon symbolique ce long engagement :
capturé en 1969 alors qu’il combattait avec le PAIGC (Parti africain pour
l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), condamné par un tribunal du
dictateur Salazar puis libéré par la révolution des Œillets, le capitaine Pérez
Peralta est élu au Comité central. Devant l’assemblée, Fidel évoque aussi, son
aide à tous les gouvernants « progressistes » d’Afrique : Sékou Touré en Guinée,
Marien Ngouabi au Congo, Siyaad Barre en Somalie…
S’agissant de l’Angola proprement dit, « l’aide humaine et matérielle de Cuba
ne lui a jamais fait défaut ». De fait, les contacts avec le MPLA (Mouvement
populaire de libération de l’Angola) marxiste remontent au milieu des années
1960. Le récit de « l’opération Carlota » proprement dite a été fait par le
Colombien Gabriel García Márquez, ainsi mué en chroniqueur du régime. Le
récit de « Gabo », comme le nomment ses intimes, publié début 1977 dans
l’hebdomadaire mexicain Proceso, est, dans ses grandes lignes, tenu pour
véridique.
C’est le 5 novembre, dans le secret du palais de la Révolution à La Havane,
que s’est décidé l’envoi des troupes cubaines. Une réunion « longue et sereine ».
On imagine bien Castro planifiant à nouveau une de ces opérations martiales
qu’il aime de passion. Ce jour-là, le MPLA qui, l’été précédent, a bouté ses
adversaires du FNLA et de l’Unita hors de la capitale Luanda, s’y retrouve
assiégé. Or, l’indépendance a été décidée avec le Portugal pour le 11 novembre.
Une course de vitesse s’engage donc.
Quelque deux cent trente militaires cubains sont sur place depuis six mois. En
juillet, dit « Gabo », Fidel a tenté de convaincre l’homme de premier plan de
Lisbonne, Otelo de Carvalho, d’envoyer des troupes au secours du MPLA mais
le Portugal est alors sens dessus dessous. La situation est d’autant plus grave
pour le parti d’Agostinho Neto que, dans le nord du pays, le Zaïre aide le FNLA
et, dans le Sud, Pretoria épaule l’Unita.
Le 7 novembre, quatre jours avant l’indépendance, le premier contingent
cubain s’envole de La Havane : c’est le bataillon de choc des troupes du
ministère de l’Intérieur, les tropas. García Márquez est formel : la décision a été
prise par les seuls Cubains et « notifiée » à Moscou. Et ce n’est pas une
hypothèse idiote car Fidel, à la différence des généraux chamarrés et autres
hiérarques appesantis du Kremlin, a les moyens de décider comme l’éclair. De
surcroît, depuis le printemps, il avait de quoi méditer. Le 30 avril, l’ambassadeur
américain à Saigon s’est enfui de sa légation en hélicoptère, bannière étoilée
sous le bras, rejoignant un porte-avions au large. Deux semaines plus tôt, le
régime cambodgien de Lon Nol, protégé des États-Unis, avait été renversé par
les Khmers rouges. Castro, un des meilleurs connaisseurs au monde de la
machinerie américaine (Ford est « son » cinquième président), juge donc qu’il y
a un vide sidéral à la tête de l’une des deux premières puissances mondiales :
elle ne risquera pas un boy en Afrique.
Le Lider franchit donc le pas. Sans doute l’Union soviétique fait-elle la même
analyse de la faiblesse de l’Amérique. Et elle met les moyens de transport et les
armes à la disposition de Castro. Car c’est un rude combat qui se prépare, avec la
percée en cours vers Luanda d’une colonne blindée de deux mille hommes, Sud-
Africains et mercenaires portugais. Les tanks, les canons, les missiles
soviétiques, qui seront les armes de cette bataille, les Cubains les connaissent par
cœur ; ils ne perdront pas une minute à les prendre en main. Le déplacement des
premières centaines de « volontaires » – de redoutables spécialistes – se fait à
bord d’avions cubains, militaires ou civils. On improvise des escales, à la
Barbade, au Guyana, au Cap-Vert, tous pays modestes que Washington n’aura
pas de difficultés à convaincre, très vite, d’interdire leurs aéroports. Les Cubains
placent alors des réservoirs à l’intérieur des appareils ! Font ainsi escale aux
Açores, îles portugaises en pleine révolution des Œillets, des Britania de ligne
bourrés d’hommes en civil, jeunes, bien découplés, le cheveu court. Bien vite,
l’Union soviétique offrira ses Iliouchine et ses Antonov. L’intendance suit dans
des cargos, en trois semaines. La marine américaine les traque mais ne reçoit pas
autorisation d’intervenir.
García Márquez rapporte la réaction touchante de Neto : en voyant de la
fenêtre de son palais présidentiel « tant de bateaux cubains dans la baie de
Luanda, le leader angolais sentit la pudeur l’envahir ». Et de s’exclamer : « À ce
rythme, ils vont se ruiner. » Le 14 novembre, les Cubains sont mille cinq cents,
et trois mille le 20, moment où les vols soviétiques s’accélèrent.
En difficulté les premiers jours, les soldats de Castro se ressaisissent. Alors
que le congrès du PCC déroule ses fastes, de durs combats sont en cours. Les
Cubains s’y révèlent, d’avis d’experts, bons combattants. Et l’artillerie
soviétique fait merveille. Le 9 décembre, pourtant, la « colonne blanche » leur
inflige un sérieux revers. Les citoyens cubains n’en sauront jamais rien. La
montée en puissance du dispositif continue : dix mille à la mi-janvier 1976. Déjà
le plus faible des deux adversaires du MPLA, le FNLA, se défait au nord.
Kissinger va se plaindre à Moscou mais, pour le Kremlin, cette affaire regarde «
exclusivement » Cuba et l’Angola. Le 22 janvier, l’Afrique du Sud, elle aussi,
décide la retraite. Le chef du gouvernement raciste John Vorster dira que,
appelés par les États-Unis, les « anticommunistes » n’avaient pas cru possible de
continuer à défendre seuls « l’Occident ». Il est surtout vrai que, avec la création
annoncée de « forces aériennes angolaises », la bataille s’apprête à passer au
registre supérieur, et Pretoria n’entend pas être entraînée dans une guerre totale.

De fait, l’Ouest, si même les États-Unis ont été stupéfaits, ne paraît pas si
préoccupé. Au plus fort de la bataille, début janvier 1976, on voit même à La
Havane le premier chef de gouvernement d’un pays de l’Otan, le Canadien
Pierre Trudeau. C’est aussi le moment où la ministre française de la Santé,
Simone Veil, se rend à Cuba. Jacques Chirac, Premier ministre, avait, l’été
précédent, annulé ce voyage en raison de l’implication présumée de trois
Cubains dans la sanglante « affaire Carlos » : une fusillade à Paris, rue Toullier,
dans laquelle un inspecteur de police a perdu la vie. Simone Veil se trouve, cette
fois, à La Havane en même temps que le Panaméen Omar Torrijos, qui a lui-
même suivi de peu le Mexicain Luis Echeverría, puis le Suédois Olof Palme,
bon premier des chefs de gouvernement de pays industrialisés à visiter « l’île du
Dr Castro ».
En Angola cependant, fin janvier 1976, l’Unita, à son tour, perd pied : le 9
février, Jonas Savimbi a évacué Huambo, sa capitale. Le lendemain, l’Ougandais
Idi Amin Dada, qui est aussi président de l’Organisation de l’unité africaine
(OUA), reconnaît Agostinho Neto. L’Unita annonce qu’elle organisera
désormais la guérilla de son QG « dans la forêt ». L’Afrique noire, dans sa
majorité, montre sa satisfaction de l’intervention castriste : « Bonne chance les
Cubains ! », s’écrie ainsi le Zambien Kaunda, loin d’être un marxiste. Le «
pouvoir pâle » en Afrique du Sud et, indirectement, en Rhodésie – futur
Zimbabwe – vient, en effet, de subir une défaite : tous les pays dits « de première
ligne » ne peuvent que s’en réjouir. Les plus préoccupés sont les chefs d’État «
modérés ». Le plus prestigieux d’entre eux, le Sénégalais Leopold Senghor,
déclare à Jeune Afrique : « L’Angola m’angoisse… Castro est un grand homme,
qui restera dans l’histoire… Mais… nous n’acceptons pas les leçons…
L’expédition cubaine a triomphé, et les Occidentaux se sont précipités et ont
demandé aux modérés de reconnaître Neto. Ayant l’habitude de penser par nous-
mêmes, nous, nous avons refusé… »
Les États-Unis sont à vau-l’eau : « Je ne vois pas où veut en venir Castro »,
déclare le président Ford lors de ses vœux aux Américains. Il ne sait que rendre à
Fidel la monnaie de sa pièce en l’insultant : « C’est un hors-la-loi international. »
Son ambassadeur à l’ONU, Patrick Moynihan, traite les Cubains de « gurkhas
[mercenaires] de l’Union soviétique ». La presse du Midwest parle des «
communistes-cigare-au-bec ». Quant aux grands quotidiens, ils pensent que les
soldats de Castro sont de « la chair à canon » pour Moscou. Les Européens, eux,
toutes orientations confondues, semblent considérer que la victoire du MPLA,
même de la façon dont elle a été acquise, est opportune.
Une sorte d’intuition informulable existe ainsi dans les pays développés de
part et d’autre de l’Atlantique que tout n’est pas contraire à leur intérêt dans la
présence cubaine en Afrique. Le « pouvoir pâle » de Rhodésie n’est pas
défendable à terme, et de fait il s’effacera quatre ans plus tard. En Namibie, le
colonialisme n’est plus tenable. Et encore moins l’Afrique du Sud de
l’Apartheid, qui en est le soutien : un champion plus décent dans la région eût
certes mieux valu. Aux délégués du congrès du PCC qui s’apprêtent à le
consacrer Premier secrétaire, Fidel justifie son action : « C’est de l’Afrique que
vinrent dans notre pays, comme esclaves, beaucoup de nos ancêtres. » Ainsi
Cuba n’est-elle pas seulement « un pays latino-américain, mais aussi latino-
africain ». La formule fera fortune.
L’idée, elle, a d’évidence longtemps rôdé dans l’esprit de Fidel avant de jaillir
ainsi de son logos inventif. Elle est plus complexe qu’il n’y paraît. On ne saurait
la réduire au maquillage d’une opération de force. L’île de Castro est, en effet,
officiellement métissée à 40 %, et en fait davantage. Or, l’intégration des
Cubains de couleur ne va pas de soi. Castro lui-même a mis du temps à prendre
conscience de l’existence d’un problème. A-t-on assez observé que, dans
L’Histoire m’absoudra, sa bible, le héros malheureux de l’attaque de la
Moncada ne mentionne pas l’existence d’un « problème noir » ? Fidel n’a pas de
préjugé racial et, comme avocat, il a d’ailleurs, en 1951, défendu deux causes en
ce domaine. Mais il réagit d’abord sur ce sujet comme tant d’autres Blancs des
Caraïbes : cette question ne se pose pas chez nous. La pratique du pouvoir lui
enseignera qu’il n’en va pas ainsi. Certes Cuba, avant comme après la
Révolution, n’est pas raciste au sens où le sont, à la même époque, les États-Unis
: Batista lui-même était métis. Mais il y a, oui, un problème d’intégration : les
gens de couleur sont, pour la plupart, au bas de l’échelle sociale, ce qui fait
qu’ils sont d’instinct considérés comme moins citoyens.
À ce problème, Fidel donne, à son accoutumée, une réponse idéologique :
dans la société sans classes qu’il construit, il n’y aura plus ni riches ni pauvres,
donc ni Blancs ni Noirs. En conséquence, les Noirs sont censés devoir être plus
révolutionnaires ; la propagande à leur endroit sera donc plus insistante. Pour le
reste, il est clair que la Révolution a davantage abattu les préjugés qu’elle n’a
promu de citoyens de couleur.
Les premiers à s’en apercevoir seront certains intellectuels ou artistes noirs,
tels Carlos Moore ou Walterio Carbonell, qui devront s’exiler ou subir une «
réhabilitation ». Certains tenants du Black Power nord-américain en sont même
revenus. Ainsi Robert Williams, que Fidel avait cajolé à la Tricontinentale au
point qu’il s’était établi à Cuba, a fini par dénoncer le racisme insulaire. Les
Black Panthers eux-mêmes, avec leur chef Eldridge Cleaver, ne s’assimileront
pas, et certains auront maille à partir avec la Sécurité. L’écrivain espagnol
Arrabal, vif contempteur du castrisme, a été l’un des premiers à noter que les
Noirs ne sont, à la tête de l’État, qu’en pourcentage très inférieur à leur présence
dans la société : 10 % environ, comme sous Grau, en 1950 ! Une proportion qui,
par une décision de Fidel, sera portée à 15 % au Comité central du PCC.
La découverte par Castro, en 1975, de la « latino-africanité » d’une notable
partie des Cubains doit donc se lire dans ce contexte. S’il est vrai, comme le
retiennent nombre d’auteurs, que le Lider a eu pour principale ambition de
forger une nation, le creuset marxiste-léniniste était insuffisant, ne serait-ce que
parce qu’il est… une doctrine de Blancs. L’aventure africaine est donc aussi une
manière d’embarquer la population de couleur dans l’effort de construction
d’une communauté. De fait, nombre des « volontaires » et autres « réservistes »
expédiés en Angola et autres pays du continent sont noirs, même si les généraux
sont blancs. Beaucoup y gagnent, en honneur et en récompenses plus tangibles.
C’est que, sous la Révolution comme naguère, les forces armées sont encore le
véhicule le plus assuré de l’ascension sociale des gens de couleur.

À peine acquis ses succès en Angola, Castro entreprend une grande tournée en
Afrique via l’Europe de l’Est. Le 6 mars 1976, il rencontre pour la première fois
à domicile son vieil ennemi, le Yougoslave Tito. La médiocrité de leurs relations
est un secret de Polichinelle. (Le Cubain ne se déplacera pas, en 1980, pour les
funérailles du dernier des fondateurs des non-alignés, alors qu’il en est lui-
même, cette année-là, le président.) Mais, après son équipée sur le « continent
noir », Fidel doit absolument sonder l’homme clé du Mouvement. Car il ne veut
pas risquer de perdre « son » sommet, déjà fixé à La Havane pour la fin de 1979.
Le Yougoslave, toujours méfiant envers l’activisme prosoviétique de son jeune
collègue latino-américain, n’a, cette fois, pas d’objection : il est lui-même très lié
à Agostinho Neto ; du moment que l’Angolais a bel et bien appelé à l’aide…
Tito, néanmoins, souhaiterait que les soldats de Castro ne s’éternisent pas.
Après un crochet par la Bulgarie, Fidel est à Alger. C’est la capitale cruciale, à
la fois non alignée et africaine. Et arabe : or, le Lider s’intéresse aussi au Sahara
ex-espagnol. En Guinée, où il repasse, il lance auprès de son ami Sékou Touré
l’idée d’une « armée multi-africaine », qui serait un fer de lance contre les
racistes d’Afrique du Sud… et soulagerait l’effort cubain. Enfin, il se rend à
Moscou pour le XXVe Congrès du PCUS. On peut imaginer des conversations
fructueuses et des congratulations arrosées. Peu après, l’accord de coopération
pour 1976-1980 sera signé. Il comportera l’engagement ferme de l’Union
soviétique de construire la première centrale nucléaire cubaine.
Comme Castro l’avait prévu, la tension avec les États-Unis monte en 1976.
Or, accuse Fidel, la guerre d’Angola a été « fomentée par Kissinger », qui y a
poussé l’Afrique du Sud. Et les attentats contre les intérêts cubains hors de l’île
de reprendre : l’ambassade à Lisbonne et la légation à l’ONU volent en éclats au
printemps. Un comble à l’horreur survient en octobre, lorsqu’un DC8 de la
compagnie Cubana (vol 455) explose près de la Barbade, avec soixante-treize
personnes à bord. L’affaire provoque une intense émotion à Cuba. Les coupables
seront vite arrêtés à Caracas : deux anticastristes, Luis Posada Carriles et
Orlando Bosch, hommes de tous les coups de main, ainsi que deux
Vénézuéliens. Le crime a été planifié dans l’entourage du président Carlos
Andrés Pérez, quoique à son insu. L’affaire va empoisonner les relations
bilatérales jusqu’à une nouvelle rupture : le 15 octobre, Fidel dénonce l’accord
cubano-américain sur la piraterie aérienne en raison des liens reconnus des
criminels avec la CIA.
Avec un bon sens politique, cependant, le Lider a donné un préavis de six
mois pour la rupture du traité qui permet de voir venir l’élection américaine du 2
novembre. De fait, Gerald Ford est battu par le démocrate Jimmy Carter. Les
Services américains, peut-être pour contrer l’effet de l’attentat contre le DC8,
soulèvent alors une affaire sur laquelle, depuis treize ans, les murmures
n’avaient jamais cessé : Castro, révèle le Washington Post à l’automne, aurait été
au courant du projet d’assassinat de Kennedy. La CIA croit pouvoir le prouver à
partir d’une visite faite par le tueur présumé, Lee Harvey Oswald, à l’ambassade
de Cuba à Mexico juste avant l’acte meurtrier de Dallas. « L’indication » a été
donnée par une « personnalité de l’entourage proche de Castro » – probablement
Rolando Cubela, cadre du régime condamné en 1966 pour une tentative
confessée d’assassinat de Fidel en liaison avec la CIA. Une enquête
parlementaire américaine va durer trois années, laquelle mettra Cuba et Castro
hors de cause.

Après quinze ans de Révolution, 481 députés de l’Assemblée nationale se


réunissent pour la première fois le 2 décembre 1976 – vingtième anniversaire du
débarquement du Granma. Le rafiot, renfloué, rejoint, pour la circonstance, un
musée de la Révolution, en lisière de la vieille Havane. Fidel, on l’a dit, est élu
président du Conseil d’État – ultime titre qui lui manquait. Un cadeau de la
Révolution pour son premier demi-siècle ! La tuile faîtière est posée. Dorticós,
après quinze ans de loyaux services, peut céder la place. Fidel désigne ensuite le
Conseil des ministres, qu’il préside. Cette instance compte vingt-trois membres,
plus vingt responsables de « comités d’État », regroupant, comme en Union
soviétique, plusieurs administrations. Raúl, nommé « général d’armée »
quelques jours plus tôt, est fait premier vice-président du Conseil d’État et du
gouvernement. Le congrès du PCC a réintégré quelques « vieux communistes »
au Politburo, d’où ils avaient disparu en 1965. Blas Roca, ex-secrétaire du PSP,
Rodríguez et Arnaldo Millán, un des fondateurs du premier PC en 1925, entrent
dans le saint des saints. Les sept fidélistes historiques de 1965 restent en place :
outre les frères Castro, Almeida, Valdés, García, Hart et del Valle. Dorticós
aussi est maintenu. Deux autres fidèles entrent dans l’instance suprême, ainsi
élargie à treize membres : Pedro Miret, ex-chef de « la Plaine », et Machado
Ventura, issu de la Sierra Maestra mais qui a eu des tribulations en 1968. Les
vice-Premiers ministres et les ministres sont, pour nombre d’entre eux, des
technocrates grandis dans la Révolution. Certains ont été formés à Moscou ;
plusieurs sont de bon niveau. Certains « politiques », aussi, retiennent des postes
stratégiques : outre Raúl le Minfar (la Défense), bien entendu, Sergio del Valle
l’Intérieur (Minint) et Armando Hart la Culture (qui comprend la Propagande).
Un nouveau ministre des Affaires étrangères fait son apparition à la place de
Raúl Roa, malade : Isidoro Malmierca, ex-responsable des Jeunesses
communistes, ex-directeur de la Sécurité, ex-directeur de Granma. Avec des
remaniements en 1980 et 1985-1986, et des disgrâces, ces hommes seront aux
affaires jusqu’au tournant des années 1980-1990.
Washington a d’abord espéré que, après la victoire éclair des troupes de
Castro en Angola, celui-ci donnerait l’ordre de repli. C’était mal connaître
l’homme. Et, à la vérité, la situation n’est pas stabilisée. L’Afrique du Sud
demeure présente en Namibie et menaçante pour l’Angola. La guérilla de
l’Unita, aidée par Pretoria, conteste en effet à Luanda la maîtrise de vastes parts
du territoire. Le Premier ministre Lopo do Nascimento annonce même, le 25
juillet 1976, que les Cubains subissent « des pertes », ce qui met Castro en rage.
À cette date, ses soldats combattent durement à Cabinda, de l’autre côté de
l’embouchure du Congo. Un « Front de libération », soutenu par le Zaïre, y
envisage une sécession. Mais Mobutu n’est pas de taille face à Castro : l’enclave
restera angolaise et son pétrole – dix millions de tonnes par an exploitées par
l’américaine Gulf Oil – permettra à Agostinho Neto de repayer l’aide que La
Havane lui fournit.
L’objectif des Cubains est également d’aider Luanda à construire un État
marxiste. La constitution d’une armée digne de ce nom et d’une administration
susceptible de faire tourner ce pays à peine indépendant (en commençant, selon
l’obsession habituelle des insulaires, par la Sécurité) : telles sont les ambitions
de Castro. On assiste donc à une arrivée massive de coopérants de toutes
spécialités. Après un semblant de retrait initial, les troupes seront ensuite
plusieurs fois renforcées, notamment par le « rapatriement » en Angola d’une
force blindée stationnée en Syrie depuis le lendemain de la guerre du Kippour.
Leur tâche essentielle deviendra de monter la garde dans le Sud pour empêcher
les incursions de Pretoria. Les militaires cubains en Angola sont officiellement
des « réservistes » ; les « techniciens » qui affluent sont souvent eux aussi «
militarisés » – ainsi les médecins. La distinction entre les uns et les autres n’est
pas aisée.
De fait, le difficile comptage des compatriotes de Castro en Afrique
deviendra, la deuxième moitié des années 1970, l’exercice obligé des
chancelleries. On va ainsi « découvrir » la présence (ancienne) de quelque deux
mille cinq cents d’entre eux dans une douzaine de pays du continent noir. La
Havane a ses spécialités : sur le plan militaire, l’instruction de milices et la
formation des gardes présidentielles ; sur le plan politique, l’éducation des
cadres au marxisme ; sur le plan civil, la participation aux tâches de santé. Pour
l’anniversaire de la Moncada, le 26 juillet 1976, c’est l’Angolais Neto qui est
l’invité d’honneur. Un peu plus tard, Sam Nujoma, leader de la namibienne
Swapo, arrivera lui aussi à La Havane. Les Fronts de libération de l’Afrique
méridionale savent que cette porte ne leur est jamais fermée.
Cependant, c’est une déstabilisation de la Rhodésie que les États-Unis
craignent tout d’abord. Kissinger prend donc son bâton de pèlerin pour
convaincre Ian Smith (ainsi que le Sud-Africain Vorster, détenteur de beaucoup
de clés) que l’apartheid imposé par la minorité blanche à la majorité noire ne
saurait durer. Le coup de boutoir cubain a donné à penser.

Le 2 janvier 1977, le castrisme offre aux citoyens une parade étincelante. À la


tête des troupes défile le général Abelardo Colomé, le « vainqueur de l’Angola
». Il est fait « héros de la République », titre encore inédit. Cependant, un grand
changement survient à Washington : le 20 janvier, Jimmy Carter inaugure sa
présidence en affirmant d’excellentes dispositions envers l’Amérique latine.
Rompant avec une pratique de près de vingt ans consistant à insulter tout nouvel
élu américain, Castro ne tarit pas d’éloges sur « son » sixième président. Il le
trouve « intelligent », et « respectueux des principes moraux ». De fait, le
prédicateur baptiste est décidé à tout faire pour améliorer les choses avec Cuba.
Toutefois, il ne peut pas ignorer les viscosités de la situation, dont la principale
est la relation passionnelle de ses compatriotes avec l’île caraïbe.
Carter ne peut, non plus, négliger l’existence des six cent cinquante mille
exilés cubains, dont nombre sont devenus citoyens américains sans pour autant
couper le cordon avec leur pays d’origine. De ce point de vue, les choses vont
mieux, pourtant. Les nombreuses enquêtes de la presse américaine sur ces «
nouveaux compatriotes » montrent que la passion anticastriste a décru. On cite
des enfants d’exilés qui aimeraient aller voir si la Révolution est bien cet enfer
qu’on leur a décrit. Il y a certes les activistes, mais le FBI n’en dénombre que
deux cents, divisés en une poussière d’organisations. Et, surtout, ils ne sont plus
tel le poisson dans l’eau de l’hostilité radicale.
Quels peuvent être les sentiments du Lider en voyant débouler cet homme si
typiquement américain, mais pour lui si atypique, qu’est Carter ? Peut-il être
vraiment tenté par une normalisation avec ce voisin encombrant ? Quel ciment
unificateur resterait pour Cuba et le castrisme si disparaissait « l’anti-yanquisme
» tisonné par le régime ? Pour les jeunes générations, en effet (celles qui n’ont
jamais connu « l’avant », et qui deviennent peu à peu les plus nombreuses), la
Sécurité sociale, l’éducation gratuite, le chômage contenu, tout cela est acquis.
Dès lors, quels autres horizons leur offrir ?
À moins que l’on n’exalte l’aventure africaine, toute nouvelle, toute belle ?
Castro, dès lors, ne perd pas de vue, même quand il se répand en éloges sur
Carter, la dimension supplémentaire apportée à la Révolution par l’équipée
africaine. L’occasion fait, d’ailleurs, le larron : le 3 février 1977, l’Éthiopien
Mengistu sort vainqueur d’une sanglante confrontation contre ses associés au
sein du comité militaire (Derg) qui, en 1974, a renversé le négus Haïlé Sélassié.
Il proclame aussitôt la « voie socialiste » et rompt avec Washington. Ce sont de
grandes espérances pour Moscou et l’allié caraïbe.
Février 1977 est le moment d’un round d’observation. Chacun des
protagonistes fait ses annonces. Les États-Unis ne font pas du retrait d’Angola
un préalable : le nouveau secrétaire d’État Cyrus Vance le garantit le 31 janvier.
En revanche, Washington attend de Cuba l’assurance qu’elle ne mènera plus de
nouvelles expéditions. Des preuves d’une volonté d’amélioration de la situation
des droits de l’homme dans l’île – c’est le leitmotiv de Carter – sont, en outre,
sollicitées. Fidel, pour sa part, rappelle son préalable : la levée du « blocus ».
Quant aux admonestations du pasteur baptiste, le Lider s’en dit « préoccupé » :
Cuba a-t-elle des leçons à recevoir de la part d’un pays qui a tenté de l’assassiner
à vingt-quatre reprises ? Les obstacles sont donc consistants. Mais tout est
ouvert.
Or, le 1er mars 1977, on apprend que Fidel est parti en Afrique. Sa première
étape est pour son remuant « ami » Kadhafi. Le Cubain reste neuf jours en
Libye. Les deux hommes multiplient les entretiens sur la situation en Afrique et
dans le monde arabe. Castro dit « apprécier » la position anti-impérialiste «
conséquente » du colonel. Il fait ensuite un crochet chez ses alliés du Sud-
Yémen, qu’il aide depuis la création de leur État en 1967 ; il a là au moins deux
mille militaires. Car Aden est une sorte de citadelle stratégique face à la « Corne
» de l’Afrique, où vont se jouer des parties décisives : l’indépendance prochaine
de Djibouti et le destin de l’Éthiopie.
De là, Fidel vole le 12 mars vers Mogadiscio. Avec la Somalie, Cuba a ouvert
les relations en 1972 et l’Union soviétique a signé avec elle, trois ans plus tôt, un
« traité d’amitié et de coopération ». L’un des effets de ce texte est de fournir à
Moscou des facilités militaires notables, à Kismayo et Berbera. Mais le président
Siyaad Barre attend en échange au moins la neutralité bienveillante de Moscou
pour qu’il récupère l’Ogaden – trois cent mille kilomètres carrés assez
désertiques, mais de peuplement somalien, dans le sud de l’Éthiopie. Or, la
récente victoire de Mengistu au Derg a convaincu les Soviétiques et leur allié
cubain que son pays, plus peuplé, plus radical aussi, est désormais leur atout
dans la région. Mais comment concilier ce changement diagonal des
perspectives avec le maintien de l’amitié pour la Somalie expansionniste ? C’est
ce dilemme que Castro tente de résoudre.
Il se rend d’abord à Addis-Abeba pour un premier contact avec le vainqueur
du 3 février. Le courant passe entre ces deux révolutionnaires désinhibés. Le
Cubain convainc son interlocuteur de venir à Aden pour rencontrer face à face le
Somalien Barre. Castro croit au contact personnel entre les grands de ce monde.
Il est persuadé de pouvoir réconcilier deux hommes qui, après tout, sont l’un et
l’autre sur la « voie socialiste ». La confrontation à quatre (le président sud-
yéménite en est aussi) se prolonge du soir à l’aube. Fidel propose une formule de
fédération Somalie-Éthiopie. Mais il touche là l’une des limites de sa perception
du monde, et devra in petto convenir que les « oppositions de civilisations »
(islam/christianisme) ne sont pas solubles dans le marxisme : le 17 mars au
matin, il a échoué.
Cependant, Fidel poursuit, imperturbable. Il visite la Tanzanie, avec laquelle il
a de très anciennes relations de coopération : Cuba a là trois cent cinquante
techniciens civils. Le président Nyerere est, en outre, le porte-parole des cinq
États de la « ligne du Front », face à la Rhodésie blanche. Durant ce séjour, Fidel
visitera Zanzibar, cet archipel devenu tanzanien en 1964 et où, l’année d’avant,
un coup d’État lui avait valu un premier, discret, succès « internationaliste ». À
Arusha, la nouvelle capitale de Nyerere, le Cubain proclame son « soutien total »
à la cause de la libération de l’Afrique australe. De là, il gagne le Mozambique
qui vient d’obtenir l’indépendance d’un Portugal en pleine révolution : Castro
avait envoyé des centaines de militaires et civils conforter les premiers pas de
Samora Machel.

Comme il est naturel, le Lider a prévu une longue étape en Angola. C’est
devenu comme une seconde patrie. Durant les heures fiévreuses de « l’opération
Carlota », a raconté García Márquez, le Lider restait « près de quatorze heures de
suite dans le poste de commandement, suivant l’avance des troupes sur de
grands tableaux ». Fort de son esprit de système, il a voulu tout savoir de ce
pays. Il a tout lu et connaît jusqu’à des toponymes insignifiants… Alors Luanda
lui réserve un accueil délirant. Fidel promet « toute l’aide nécessaire ». Il ajoute :
« Cuba n’acceptera jamais de négocier avec les États-Unis son aide militaire ou
civile à l’Angola. » C’est que les premières discussions directes entre
Washington et La Havane, sur la délimitation des zones de pêche et des espaces
maritimes respectifs, sont au même moment en cours dans la capitale américaine
: une inquiétude peut donc s’ensuivre chez son allié, que le Lider s’emploiera à
calmer. Et, surtout, il rencontre ses hommes qui se sont battus et tiennent le
terrain. Devant eux, il déserte pour la première fois de sa vie, assure Brian Latell,
qui a certainement ses sources, une certaine modestie qui avait jusque-là été sa
marque : il parade « tel un général romain », exposant ses hauts faits, se vantant
de ses exceptionnelles qualités de militaire et de politique…
Puis il file vers Alger, une escale qu’il n’esquive jamais lors de ses voyages en
Afrique, sans doute parce qu’un certain nombre d’éléments relatifs à ses
campagnes, militaires ou civils, s’y articulent. Il sera ainsi resté plus d’un mois
sur le continent. De là, il s’envole pour l’Europe de l’Est. À Berlin, il évoque
une future coordination militaire en Éthiopie : de fait, Cubains et Allemands de
l’Est se retrouveront, à la fin de l’année, très engagés dans ce pays de la « Corne
», avec la bénédiction de l’Union soviétique, cela s’entend. Enfin, Fidel
débarque à Moscou pour une visite « amicale non officielle ». Il y est accueilli,
le 5 avril, par Leonid Brejnev, Nikolaï Podgorny, Alexeï Kossyguine et Andreï
Gromyko, les « Grands » du Kremlin : l’amitié et l’absence de formalisme
n’excluent pas la curiosité ! Il est vrai que Podgorny, coïncidence ou non, a
effectué, en parallèle avec Castro, la première visite d’un chef d’État soviétique
en Afrique noire. La Tanzanie, la Zambie, le Mozambique et la Somalie ont
aussi été à son programme. Et, à Lusaka, il a rencontré les chefs des Fronts de
libération d’Afrique australe : Joshua NKomo et Robert Mugabe du Zimbabwe-
Rhodésie, Sam Nujoma de la Swapo et Oliver Tambo du Congrès national
africain (ANC).
Il n’est pas si malaisé d’imaginer les séances de travail entre les gens du
Kremlin et le Cubain. Il est loisible de penser que Castro aura insufflé aux
hiérarques embourgeoisés de Moscou un brin de sa pétulance, à quoi rien ne
semble pouvoir résister. Peut-être même que l’absence d’inhibition du
comandante aura illuminé ces hommes qui, moins de trois ans plus tard,
décideront d’envahir l’Afghanistan – ce qui marquera l’apogée puis le chant du
cygne de l’Union soviétique. Car Castro a d’évidence les mots pour dire le «
regain de prestige » acquis en Afrique par le pays des soviets. Et, en retour, les
hommes de Moscou expriment sans doute de l’admiration pour la stature acquise
par Cuba. Le communiqué final exprime, en tout cas, la commune volonté des
parties de développer « l’interaction du mouvement communiste international et
du mouvement de libération nationale ».
À l’escale de Terre-Neuve, lors de son retour à La Havane, Fidel apprend que
le Maroc a décidé d’intervenir au Katanga. La veille, 7 avril, le président
français Valéry Giscard d’Estaing a envoyé des Transall pour embarquer un
millier de soldats du roi Hassan II vers le Zaïre. Qu’est-ce que cela veut dire ? À
la mi-mars, mille « gendarmes katangais » rescapés des tribulations de l’ex-
Congo belge des années 1960 avaient envahi leur province d’origine rebaptisée «
Shaba » depuis que Léopoldville est devenue « Kinshasa » et que le pays se
nomme « Zaïre ». Naguère fidèles d’Antoine Gizenga, adjoint du Premier
ministre radical Patrice Lumumba, assassiné en 1961, ils avaient, en 1967,
chassé le pro-occidental Moïse Tshombé du Katanga. Depuis, certains se sont
ralliés au président zaïrois Joseph Mobutu. Les autres, réfugiés en Angola,
viennent de rentrer chez eux manu militari, via la Zambie. Rabat s’est appuyé,
pour intervenir, sur une demande de Kinshasa, qui a rompu les relations avec
Cuba en raison d’une présumée « collusion » de ce pays avec les fameux
gendarmes dans la « guerre du Shaba ».
On ne fait, en la circonstance, que prêter aux riches car La Havane vient, avec
une évidente jubilation, de divulguer maints détails de « l’opération Carlota »…
Les Américains, qui ont renoncé à envoyer une aide militaire à Mobutu, ne
pipent mot. En privé, cependant, plus d’un officiel américain se déclare soulagé.
Cependant, l’incident va se dégonfler. On apprend que les « Blancs » qui
encadraient les gendarmes étaient des mercenaires européens, non des Cubains.
Il n’importe ! Castro sait désormais trouver en face de lui la France officielle,
jusque-là pourtant fort peu anticubaine, au cas où les soldats de Castro
déstabiliseraient cette « Françafrique » que Paris estime de sa sphère d’influence.
L’affaire a aussi démontré la coupure entre une Afrique « modérée », qui place
son salut à Paris, et une autre « radicale », qui jure par La Havane et Moscou.
Toutefois, les ponts entre Washington et La Havane ne sont pas rompus. Une
fois déjà, au premier semestre de 1975, l’Amérique avait cherché à traiter à fond
avec Fidel, sous l’égide de ce vieux roué de Kissinger. Porto Rico puis l’Angola
avaient signé la faillite de la tentative. Avec le baptiste idéaliste Jimmy Carter, le
pouvoir américain est mieux disposé encore envers Cuba. Pour préparer le
terrain, on envoie une équipe de basket du Sud-Dakota, « emmenée » par… le
sénateur démocrate George McGovern, disputer trois matchs à La Havane !
Castro annonce que l’île est prête à recevoir ces touristes américains que, le 8
mars 1977, Carter a autorisés à s’y rendre à nouveau. Une délégation
d’industriels du Minnesota arrive sans attendre. Castro leur accorde un entretien
et leur offre une réception croulante de langoustes, de cubes de porc rôti et
d’ananas, et arrosée de rhum cubain et de champagne soviétique comme la
Révolution sait faire.
Carter exulte. Il reprend même à son compte une phrase de son représentant à
l’ONU, Andrew Young : « Les forces cubaines ont stabilisé la situation en
Angola. » Et, surtout, il propose… un échange de diplomates « de rang moyen ».
Le 27 avril 1977, un accord sur la délimitation des zones de pêche est conclu ;
c’est la fin d’une myriade d’incidents entre chalutiers cubains et la Navy. En
outre, Castro continue d’appliquer, au-delà du 15 avril (terme qu’il a fixé en
1976), l’accord de 1973 sur la piraterie aérienne. Donc le printemps est
idyllique. Le 1er mai, le discours de Fidel ne comporte nulle pointe anti-yankee.
Le 10 mai, le premier charter d’Américains arrive à La Havane pour une
semaine à quatre cents dollars. Une délégation scientifique cubaine se rend à un
congrès en Floride. Deux étoiles du ballet national cubain participent à un gala à
New York…
L’administration démocrate utilise ce moment pour « pousser », avec subtilité,
la question des droits de l’homme, qui est le cœur même de la nouvelle vision
géostratégique de Carter. Deux fonctionnaires américains en mission ad hoc
dans l’île s’entendent dire que vingt-quatre Américains prisonniers à Cuba pour
des raisons politiques seront libérés. Le 11 mai, le département d’État publie sa
première estimation du nombre de prisonniers politiques à Cuba : de dix à
quinze mille, dont deux mille détenus en « sécurité maximale » – sans doute
ceux que l’on dénomme les plantados, les « plantés-là », qui ont refusé le
programme de réhabilitation appliqué par les autorités à tous les opposants
incarcérés. Dans une interview demeurée célèbre accordée début juin à Barbara
Walters de la chaîne ABC, Fidel admet, avec sa superbe approximation
habituelle sur le sujet, de « deux à trois mille prisonniers politiques ». La
différence – considérable – des chiffres vient de ce que Washington inclut les
détenus des programmes dits « spéciaux » (les « paresseux », par exemple) qui
purgent des peines en général courtes et dans de meilleures conditions que les «
contre-révolutionnaires ». On observe tout de même que le castrisme n’a jamais
décrété d’amnistie…
À Barbara Walters, Castro a dit encore : « Un jour, toute l’Afrique sera
socialiste. Le rôle de Cuba n’y sera plus que civil. » S’esquisse la stratégie de
Fidel : lâcher du lest sur la question des droits de l’homme, chère entre toutes au
président démocrate, mais demeurer intraitable sur l’Afrique. « Nous resterons
en Angola le temps qu’il faut », déclare ainsi Castro lors d’un entretien de vingt
heures accordé à Simon Malley, d’Afrique Asie. Et, le 8 mai 1977, des «
conseillers » cubains arrivent… en Éthiopie. C’est là une extension du champ
d’intervention de l’île caraïbe en Afrique, bien peu dans l’air du temps
américano-cubain. Ils vont entraîner cent mille « miliciens » au camp de Tatek,
près d’Addis-Abeba. Le même jour, un référendum approuve l’indépendance de
Djibouti, jusque-là de souveraineté française. La crainte existe, à Paris, que
l’Éthiopie et la Somalie se disputent la jeune République, dont la capitale se
situe au débouché de la ligne de chemin de fer en provenance d’Addis-Abeba.
Ce jour-là, aussi, Mengistu rentre d’un voyage en Union soviétique, après la
sanglante purge que ses troupes de choc ont, le 1er mai, infligée à ses
adversaires. La « Corne » de l’Afrique est près de s’embraser. Et, de fait, les
hostilités débutent quelques semaines plus tard. C’est le FSLO (Front somalien
de libération de l’Ogaden) qui se lance à la conquête de « sa » province. Il est
soutenu par Mogadiscio. Et l’offensive réussit : en quatre semaines, 80 % du
territoire de l’Ogaden est occupé. La prise de la ville de Jijiga, début septembre,
concrétise et symbolise cette poussée.
Or, l’Union soviétique en profite pour donner corps au renversement
d’alliance dans la région que Castro a tenté d’éviter, à la mi-mars, à Aden : elle
cesse ses livraisons d’armes à son allié somalien et organise, au contraire, un
pont aérien pour renforcer l’Éthiopie. Celle-ci en a d’autant plus besoin qu’elle
est, au même moment, mobilisée au nord : en Érythrée, où trois fronts de
libération coordonnent, eux aussi, une offensive pour l’indépendance. L’ironie
de la situation est que La Havane a, près de trois lustres durant, soutenu cette
rébellion, largement marxiste, contre le pouvoir éthiopien, alors « réactionnaire »
!
Pour la fête nationale du 26 juillet 1977, Fidel annonce que quatre mille civils
cubains sont au travail dans une vingtaine de pays du monde, dont « 80 % en
Afrique ». Ils seront six mille à la fin de 1977, précise-t-il, grâce, notamment, à
des envois de « personnel médical » en Éthiopie. Lors du congrès du PCC fin
1975, le Lider avait dit : « Nous disposons de nombreux médecins [neuf mille,
contre six mille en 1959, dont trois mille se sont exilés]. Et nous avons une forte
demande de la part d’autres pays. Certains, très pauvres, doivent être aidés
gratuitement. Mais d’autres sollicitent notre concours moyennant paiement. Il y
a là une source de revenus supplémentaires pour un pays non pétrolier comme le
nôtre. » L’idée que Cuba devienne un prestataire de services, civils et militaires,
pour le tiers-monde court donc en parallèle avec le thème du « devoir
internationaliste ». L’un n’exclut d’ailleurs pas l’autre : dans les pays où la
Révolution a donné des coups de main, des exportations avantageuses pourront
suivre, et surtout des importations – le café d’Angola, par exemple.

Cependant, le 1er septembre, le diplomate Lyle Lane s’installe à la « section


d’intérêts des États-Unis » ouverte dans l’ambassade suisse à La Havane ; son
homologue cubain emménage à la légation tchécoslovaque à Washington. Les
visites de businessmen se poursuivent dans l’île, deux importantes missions en
1977 ; ils participent à une « table ronde » sur « l’économie cubaine ». Fin
novembre 1977, tout semble prêt pour la levée de l’embargo. Le 1er décembre,
deux représentants démocrates portent à Castro un message de Carter :
l’Amérique est d’accord pour des négociations « de haut niveau » ; mais Cuba
devrait faire connaître sa disponibilité à se retirer d’Afrique progressivement. La
veille, Michel Poniatowski, représentant personnel du président français Valéry
Giscard d’Estaing, a eu un orageux entretien de six heures avec Castro à propos
du continent noir. Le 6 décembre, le Lider déclare à des journalistes américains
qu’il est favorable à une rencontre avec Carter, mais que « le temps n’est pas
encore venu »…
C’est que la situation évolue dans la « Corne ». Après une offensive éclair en
Ogaden, les Somaliens viennent buter contre les Éthiopiens, qui se sont fortifiés
dans deux villes de leur extrême pointe centre-est : Harar et Dire Dawa. Irrité de
l’appui que ses « alliés » accordent à son ennemi, Siyaad Barre annonce le 1er
novembre sa rupture avec Cuba et l’expulsion des six mille experts militaires
soviétiques. Ce geste de clarification libère Moscou et La Havane. Fin
novembre, Mengistu fait de discrets voyages à Cuba, en RDA et en URSS : il
demande à ses nouveaux alliés un effort décisif. Celui-ci ne sera pas ménagé,
d’autant que l’offensive du FPL en Érythrée a réduit les troupes d’Addis-Abeba
à la défensive dans la capitale Asmara et l’autre grande ville Massaouah.
Aussitôt le deuxième pont aérien soviétique de l’année 1977 vers la capitale de
l’Éthiopie est mis en place. Et, cette fois, les Cubains sont de la partie : quinze
mille hommes, dirigés par le général Ochoa, qui vont faire l’admiration du
généralissime soviétique Petrov.
Tandis que La Havane s’embarque à plein dans l’équipée, on note que
Washington – qui ne peut rien ignorer, vu ses moyens de renseignement –
accorde à Castro le bénéfice du doute. Le 19 décembre se concluent les
négociations sur la délimitation des frontières maritimes entre les deux pays. Et
Fidel retourne la politesse en libérant, le 23 décembre, douze prisonniers
politiques. Mais, devant l’Assemblée nationale, il fait un discours très militant :
« La solidarité de Cuba avec les peuples d’Afrique ne se négocie pas. Nous
aidons et aiderons la révolution éthiopienne. »
Ainsi, en 1977, Fidel a-t-il tenu dans sa main Jimmy Carter, le président
américain le mieux disposé à son égard depuis vingt ans. Il a obtenu la
conclusion de traités qui l’intéressent plus que les États-Unis. Et il « paie »… en
accueillant à Cuba les Américains que Carter a autorisés à y aller et en libérant
quelques prisonniers politiques. En revanche, il a renforcé sa présence militaire
en Afrique. La preuve est, cette fois, faite que Castro n’est pas si intéressé que ça
par une normalisation avec les États-Unis. L’explication des médiocres relations
par l’exclusive mauvaise volonté de Washington, pont aux ânes de maints
commentateurs, s’en trouve questionnée.

L’année 1978 commence de façon fulgurante, pour Castro. Le 3 janvier, trois


bataillons acheminés et armés par Moscou passent à l’offensive en Ogaden.
Aviateurs, tankistes, artilleurs, missiliers et fantassins cubains, soutenus par les
hélicoptères soviétiques, font merveille : en sept semaines, la contre-offensive
bouscule les Somaliens. Le 5 mars, Jijiga, pointe avancée du dispositif des
envahisseurs, change de main. Le 9, Mogadiscio reconnaît sa défaite. Et, le 14,
La Havane admet pour la première fois la présence d’unités combattantes en
Éthiopie. Castro sait se taire lorsque c’est nécessaire, mais il ne supporte pas
longtemps que ses mérites demeurent méconnus. Une absence de Raúl deux
mois et demi durant laisse à penser que le ministre des Armées a pu se trouver en
Éthiopie, peut-être en Ogaden, durant l’offensive. Une rumeur veut même qu’il y
ait été blessé.
La principale question alors posée aux Cubains est celle de leur éventuelle
participation à l’autre contre-offensive que doit conduire l’Éthiopie, qui la
libérera de l’autre branche de la pince, tenue par les Érythréens. Fidel, qui a aidé
le Front populaire de libération à l’époque où celui-ci se battait contre le régime
féodal d’Haïlé Sélassié, puis contre le premier Derg, aux orientations ambiguës,
va-t-il se retourner, au nom de la raison géopolitique, contre ses amis d’hier ? Le
continent retient son souffle. Pour l’Ogaden, Castro a recueilli l’assentiment des
modérés du continent eux-mêmes. Cette bienveillance s’explique par le fait que
La Havane a, tout compte fait, contribué au maintien du statu quo frontalier – un
impératif jugé catégorique par tous les gouvernants africains. La question
d’Érythrée, elle, est plus complexe puisque l’annexion tardive de cette région par
le négus est jugée contestable. Une bonne raison, pour l’Union soviétique et
Cuba, d’aider Addis-Abeba à casser les rebelles érythréens pourrait être l’appui
que leur donnent les pays arabes modérés – « réactionnaires », selon Fidel. De
fait, le Lider s’oriente vers l’engagement aux côtés de Mengistu : le 20 avril, il
proclame le droit de l’Éthiopie à son « intégrité absolue » : les maquisards
érythréens sont des « sécessionistes ». Le 23 avril, Mengistu est à Cuba ; le 16
mai, il peut déclarer : « Les Cubains nous appuient. » Et des troupes de La
Havane participent déjà à un certain nombre d’opérations.
Mais quel élément nouveau intervient ? Des journalistes de passage à Cuba
s’entendent expliquer que, décidément, « la situation dans la Corne est plus
complexe que celle de l’Angola ». Et, le 13 juin, Mengistu rectifie : « Il n’y a pas
de combattants cubains [ni soviétiques, ajoute-t-il, contre l’évidence] dans la
province du Nord. » Le 4 juin, le ministre des Affaires étrangères Isidoro
Malmierca se prononce pour une « solution politique » en Érythrée.
Durant le second semestre de 1978, affirmations et démentis se succèdent sur
la participation cubaine aux combats d’Érythrée. Les Fronts eux-mêmes se
contredisent. Il semble que les soldats de Fidel soient présents à Asmara (jusqu’à
quatre mille) mais qu’ils ne participent que sporadiquement aux engagements
aux côtés des Éthiopiens : une action aérienne ici et là. Sans doute les Cubains se
contentent-ils de garder des positions pour permettre aux hommes de Mengistu
d’attaquer : leur façon de résoudre la quadrature du cercle.
Mais que s’est-il passé ? Sans doute est-ce que certains signes captés par les
diplomates ou les services de renseignement n’autorisent plus à espérer que
durera longtemps encore la tétanie américaine née du traumatisme viêtnamien.
Peut-être aussi l’Union soviétique est-elle en train d’entrevoir certains des
problèmes (économiques, organisationnels, humains, de l’alcoolisme à la
dénatalité en passant par la fascination de la jeunesse pour le rock comme signe
d’aspiration à une vie plus libre) qui l’emporteront dans à peine plus d’une
décennie. À moins que le Kremlin ne songe déjà à l’Afghanistan, où le PC au
pouvoir après un coup d’État est en mauvaise position, et où l’Armée rouge
interviendra à la fin de l’année suivante. Moscou tend alors à se détacher de sa
belle découverte africaine. Conséquence : il n’y aura plus là-bas de coup de main
majeur de Cuba. Car La Havane devra bien tenir compte de l’état d’esprit et des
moyens mis à sa disposition par ceux qui l’ont pris pour leur « valet d’armes ».
Mais Castro veut au moins tenir ce qu’il a « sécurisé » au nom de « l’interaction
entre le Mouvement communiste international et le Mouvement de libération
nationale qui soulève la “Corne” et le sud du continent noir » : « Les Cubains
sont en Afrique pour longtemps », dit-il le 18 juin 1978, dans une nouvelle
interview à Barbara Walters, passée à CBS. « Combien d’hommes avez-vous là-
bas ? Quarante mille ? » Et Fidel, dans un large sourire, de répondre : « C’est un
peu exagéré. » Le 10 septembre, il fait une escapade en Éthiopie pour le
quatrième anniversaire de la chute du négus. Il y recueille le triomphe du héros.
On le voit sur les lieux où ses hommes ont fait des merveilles, en particulier sur
le champ de bataille de Jijiga. Il reconnaîtra vite qu’il y a eu jusqu’à douze mille
hommes en Éthiopie en même temps que trente-six mille en Angola.

Vers la fin du printemps 1978 a éclaté la « deuxième guerre du Shaba », où la


France est en première ligne. C’est comme une caricature de la première, mais
une particularité émeut cette fois l’opinion occidentale : deux mille Européens,
dont quatre cents Français, sont retenus en otages dans Kolwezi, la capitale
économique du Katanga, par les gendarmes de l’ex-général Mbumba. Et les
assaillants sont, assurent encore les services de renseignement occidentaux, «
encadrés » par des Cubains. À la différence de l’année précédente, les troupes
françaises interviennent, cette fois, directement : sur l’ordre du président Giscard
d’Estaing, quatre cents paras sautent sur Kolwezi. Et les assaillants font retraite,
non sans avoir tué un nombre incertain d’otages. Comme en 1977, des troupes
marocaines viendront prendre position, remplaçant les Français. L’épisode
provoque une prise de bec entre Carter et Castro. L’Américain accuse Cuba
d’avoir eu un « rôle crucial » au Shaba et dénonce ses « mensonges ». Fidel,
fouetté, répond qu’il a, en réalité, tenté d’empêcher l’affaire. Il révèle même
qu’il a, sur ce sujet, adressé un message à l’Américain ! Et celui-ci reconnaît le
fait, ne pouvant qu’ajouter, piteux, que Castro « aurait pu faire plus » et que, en
toute hypothèse, les Katangais avaient bien été entraînés par les Cubains en
Angola. La déliquescence postviêtnamienne de l’exécutif américain s’étale,
entière, dans ce couac.
Fidel, cependant, donne l’impression de vouloir rattraper par les basques un
Carter désormais ébranlé dans ses bonnes dispositions. Il libère quelques «
contre-révolutionnaires » contre l’ouverture d’une ligne aérienne La Havane-
Miami, exploitée par la Cubana. Et, surtout, il décide, à l’automne 1978, un «
dialogue » avec l’exil. Il admet qu’il y a eu, et d’abord de sa part, «
généralisation abusive » à parler de ces gens comme d’« apatrides ». Il invite un
groupe de journalistes américains d’origine cubaine, auquel il annonce, superbe :
« Dorénavant nous dirons : “la Communauté”, et non plus “les gusanos”
[vermine]. » Deux mois plus tard, c’est une délégation très représentative qui se
rend à Cuba : soixante-quinze leaders de ladite Communauté. Ce Comité des
soixante-quinze ouvre avec le Lider des discussions sur la libération de
prisonniers et la possibilité pour les exilés de venir voir leur famille. Le 9
décembre, un accord est conclu : à l’exception des « criminels batistiens », tous
les détenus seront libérés. « Même Matos », précise Fidel. Et l’année 1979 sera
celle d’un grand retour (au moins « pour voir »…) des émigrés. Toutes les
familles cubaines avaient été peu ou prou divisées. Ce sont donc des
retrouvailles émouvantes, après vingt ans d’éloignement pour la plupart. Les
exilés arrivent les bras chargés. Mais, surtout, ils peuvent, avec leurs dollars,
acheter dans des magasins spéciaux, approvisionnés à Panama, l’électroménager,
les vêtements et autres aménités que la Révolution dispense peu. La visite de ces
cent mille personnes provoquera un choc. Car s’ils ont assimilé les réflexes
américains, ils n’ont pas oublié les modes de sentir cubains : ce qu’ils ont à
raconter, de leur aisance en particulier, ne laisse personne indifférent.
Pourtant il devient manifeste que les États-Unis officiels ne sont plus dans
l’état d’esprit de 1977. Les événements africains de 1978 ont ébranlé jusqu’aux
plus libéraux autour du président Carter. L’Amérique, selon un cycle qui est sa
marque, ne se satisfait plus de l’« isolationnisme » qui l’a saisie après le
Viêtnam. En outre, elle se préoccupe de l’ouverture d’un nouveau front, pour
elle beaucoup moins exotique que le Shaba : ce qu’elle considère comme sa «
mer intérieure », la zone caraïbe au sens large.
Un vif débat a agité les États-Unis à propos de Panama. Le 10 août 1977 a
finalement été signé un traité par lequel Washington s’engage à remettre, à la fin
du siècle, l’administration de la voie interocéanique au pays qu’il traverse. C’est
là un « acte dû », selon le programme de Jimmy Carter. C’est cependant un
signal très négatif pour la droite comme pour l’establishment politico-militaire
US : ceux-ci considèrent le fameux canal plus comme un lien entre East Coast et
West Coast que comme une voie d’eau internationale. La conclusion du traité a
donc été ardue.
Il y a eu ensuite l’évolution de la Jamaïque, terre de vacances américaines. Le
travailliste Michael Manley en tient les rênes depuis 1972 mais il devient clair,
au milieu des années 1970, qu’une lutte pour le pouvoir y durcit les choses. La
visite de Fidel à Kingston, le 16 octobre, ne passe donc pas inaperçue, tout
comme le soutien qu’il proclame à la « Révolution caraïbe ». Voilà que les
petites Antilles anglophones s’agitent ou s’embrasent !
Deux étés de suite, La Havane se fait le cœur battant du monde le plus «
battant » : en 1978, le deuxième Festival mondial de la jeunesse a attiré à Cuba
seize mille délégués de cent quarante pays. Un an plus tard, une manifestation
plus « locale » a eu aussi un grand retentissement régional : Carifesta, quatrième
Festival de la Caraïbe, auquel se sont rendus quatre mille jeunes gens. Déjà un
signal politique inquiétant avait été donné, le 13 mars 1979, par un coup d’État,
à la Grenade, mené par un certain Maurice Bishop. Peu après, des émeutes
éclataient à la Dominique. Et des élections portaient la gauche radicale au
pouvoir à Sainte-Lucie. La France elle-même se met à craindre une
déstabilisation de ses départements antillais ; elle envoie à La Havane le
secrétaire d’État Olivier Stirn, qui en reviendra rassuré.
L’évolution de la Grenade, surtout, préoccupe Washington. Deux mois après
le coup de force du New Jewel, de Bishop, le samedi de Pâques 1979, on a cru
observer un débarquement d’armes cubain dans la petite île du Vent. Et, bien
vite, Saint-Georges annonce la création de milices, la levée de l’habeas corpus,
le renvoi sine die d’élections : un processus identique à celui de 1959 à Cuba est-
il en train de se reproduire ici, aidé par Fidel ?
Le véritable coup de tonnerre est la victoire, le 19 juillet de la même année, du
Front sandiniste de libération nationale du Nicaragua. Le dictateur Somoza était
parvenu, l’automne précédent, à mater un premier soulèvement mal coordonné.
Il n’a pas échappé à Washington que Fidel a alors pesé de tout son poids pour
rassembler et aider les composants révolutionnaires du petit État centre-
américain. Il n’a pas directement armé les combattants, mais son ami le général
panaméen Torrijos ne s’est pas, lui, privé de le faire, multipliant à cet effet les
visites dans l’île vers cette époque. Les neuf comandantes sandinistes sont
triomphalement accueillis à la tribune de la Fête nationale, le 26 juillet 1979, à
La Havane. Ce succès va pousser aux préparatifs les révolutionnaires du
Salvador et du Guatemala.

C’est, en conséquence, un retournement de l’attitude des États-Unis envers


Fidel qui se produit en 1979 : de l’attention vétilleuse, on y passe à la défiance
ouverte. Et ce sera ainsi pour les décennies à venir. Après avoir « découvert » à
Cuba une « brigade de combat » soviétique, forte de trois mille cinq cents
hommes (qui y était présente depuis dix-sept ans !), Jimmy Carter annonce les
mesures militaires les plus sérieuses prises depuis longtemps par l’Amérique :
création à Key West d’un « QG Caraïbe », avec une centaine d’officiers ;
renforcement de la base de Guantanamo, longtemps demeurée en quasi-
déshérence ; redoublement des manœuvres régionales, autour de Porto Rico
notamment.
Le Lider n’en poursuit pas moins, comme si de rien n’était, les libérations
annoncées un an plus tôt. Trois mille « contre-révolutionnaires » vont quitter les
geôles où ils croupissaient, certains depuis vingt ans. Lorsque Huber Matos sort,
le 21 octobre, pas une heure de remise de peine n’aura été accordée au héros de
la Sierra : au nombre des signes distinctifs de Castro figure une implacabilité
digne de l’antique. Matos reconnaît n’avoir pas été torturé mais avoir dû
conduire deux grèves de la faim pour obtenir un traitement décent. Il a vécu un
an nu, avec une couverture sur le dos, pour avoir refusé de porter l’uniforme des
« droit commun ». Les libérés racontent l’ordinaire des humiliations, quelques-
uns des histoires de sévices. Certains évoquent des simulacres de fusillades.
D’autres assurent même que, parfois, les balles étaient réelles. Des esprits
inattentifs découvrent des noms redoutés de maints Cubains : La Cabaña, El
Principe, Guanajay… L’île des Pins, devenue en 1967 le « paradis communiste
de la Jeunesse », admirée des participants du congrès culturel de 1968, avait été,
auparavant, une prison sinistre. Marta Frayde – médecin, ex-collaboratrice de
Fidel, ancienne ambassadrice de Cuba à l’Unesco –, arrêtée en 1976 pour avoir
critiqué trop de choses, racontera, fin 1979 à Madrid, ce que c’est de « vivre » à
trente-six dans trente mètres carrés. Plusieurs, encore, confirment la mort, en
1972, de Pedro Luis Boitel, qui fut, du mauvais côté, candidat à la présidence de
la Fédération des étudiants en 1960, puis se tourna contre Castro, montant une
cellule clandestine qui lui valut dix-huit ans de prison. Il avait conduit une grève
de la faim pour obtenir la reconnaissance de sa condition de prisonnier politique,
mais on l’a laissé mourir…
Les récits des rescapés aident à mieux comprendre le mécanisme de la «
réhabilitation », qui permet au prisonnier, après quelques années, de recouvrer
un certain droit d’aller et venir. Le but visé est la démonstration d’un repentir
actif par le biais d’une insertion dynamique dans la vie de la communauté des
prisonniers. Des aménités sont accordées aux sujets dont l’attitude est jugée «
positive » – telle la visite, de temps à autre, de leur femme. Les rebelles à ce
régime, au contraire, sont voués à se dessécher sur pied, non sans des tentatives
récurrentes, et parfois sadiques, de les faire revenir à une attitude moins
conflictuelle. Il y a dans le système carcéral fidéliste, découvre-t-on alors,
quelque chose qui se souvient de l’Inquisition espagnole, le bûcher en moins. «
Nous n’avons jamais torturé », aime à répéter Fidel. Mais où commence la
torture ?
« L’année du vingtième anniversaire de la Révolution », 1979, débute par un
flot de commentaires dans la presse internationale. Deux réussites sont mises en
avant : l’éducation et la santé. Ce n’est certes pas peu. Mais les bilans sont plus
nuancés que dix ans plus tôt. Des auteurs, tel l’universitaire américain d’origine
cubaine Carmelo Mesa-Lago, ont pris la peine de plonger dans des documents
antérieurs à 1959. Ils y ont noté que Cuba n’était pas, alors, ce pays gravement
sous-développé que les castristes ont décrit depuis leur victoire. Pour la plupart
des indices, l’île se situait au quatrième ou cinquième rang en Amérique latine,
en général derrière l’Argentine, l’Uruguay, le Costa Rica et le Chili. Pour
certains facteurs, la santé notamment, elle était bonne première. Fidel lui-même
avait reconnu, dans son premier discours à l’étranger, au Venezuela en janvier
1959, que beaucoup de ses compatriotes n’avaient pas cru à la Révolution du fait
qu’il « n’y avait pas de crise économique et que ne régnait pas la faim ». Tous
rappellent que la richesse était mal répartie : une minorité de Cubains, ouvriers
agricoles et tenanciers précaires, pour l’essentiel, avaient « décroché » par
rapport à la majorité urbaine, y compris les ouvriers dont la qualité de vie était la
plus enviable, sans doute, du sous-continent. Et c’est en Oriente, où la situation
des ruraux était misérable, qu’a éclaté la tourmente qui a gagné l’île. Mais une
réforme sociale profonde aurait sans doute fait plus, mieux, plus vite et à un
moindre coût. Encore eût-il fallu qu’un secteur politique ait la clairvoyance et la
force de la mener avant 1959.
Les bilans les plus louangeurs des vingt premières années de castrisme ne
peuvent pas occulter la médiocrité des progrès économiques. À la vérité, on en
est, en maint domaine, à la situation de 1959. Pour la zafra sucrière – un bon
indicateur –, la moyenne d’avant la Révolution était de cinq millions et demi de
tonnes annuelles. Elle est descendue à quatre millions sept cent vingt-cinq mille
durant les années 1960. À partir de 1974, on a tendu à dépasser les chiffres
d’avant 1959. Mais la progression du PNB a été très inférieure aux 6 % annuels
du reste du sous-continent durant la même période. En toute certitude, le
rationnement persiste. Le chômage est revenu. Et, le 29 décembre, Fidel
annoncera l’apparition de l’inflation.
Aussi bien n’est-ce pas à l’aune de ses succès en économie que la Révolution
entend être jugée. Outre l’égalité presque absolue devant la vie et la mort qu’elle
a établie, son titre de gloire est la dignité rendue à la nation. Et, de fait, l’année
1979 sera l’un des moments de plus grande gloire et dignité pour Cuba, promue
hôte du VIe Sommet des non-alignés.

Si toute vie d’homme comporte un jour béni, marqué par une rencontre
magique ou un succès éclatant, pour Fidel, cette heure exquise a d’évidence
sonné le 3 septembre 1979. Ce jour-là, les yeux du monde entier sont tournés
vers Cuba. Mieux : le monde est à Cuba. Tout entier ? Pas tout à fait : pour
l’ouverture de ce sommet, il y a « seulement » un tiers de la planète. Et ce n’est
pas là que jeu de mots. Les chefs d’État ou de gouvernement, ministres des
Affaires étrangères et leaders de mouvements de libération de pays du tiers-
monde ici rassemblés représentent au moins un milliard et demi d’hommes, sur
les quatre milliards et demi que compte alors la planète. Ce monde-ci est celui
qui importe, jugent sans doute les participants : l’Asie, l’Afrique, l’Amérique
latine. L’avenir.
On pouvait trouver certes, dans la grande salle octogonale du nouveau palais
des Conventions, quelques excellences plus rassises, pessimistes peut-être sur le
destin de cette masse accablée par la faim, l’ignorance, la maladie, la guerre,
l’oppression. Fidel Castro, lui, ne saurait être compté au nombre de ces tièdes,
comme il avance vers la tribune, applaudi par la gloire de l’humanité pauvre,
pour prononcer le discours d’ouverture de la Sexta cumbre, le VIe Sommet : « la
Sexta », disent simplement les Cubains.
De son pas de quinquagénaire sportif, Fidel gravit les quelques marches qui
conduisent à la tribune. Il y est accueilli par sir Junius Jayawardene, le vieux
chef d’État, fort conservateur, du Sri Lanka. Depuis le Ve Sommet, tenu en 1976
à Colombo sous la présidence de la très gauchiste Sirimavo Bandaranaike, ce
pays a en effet assumé la direction des non-alignés. Mais cette dernière a été
battue aux élections de 1977 par une équipe ultralibérale – coup de gong dans le
tiers-monde. Dans le crépitement des flashes et le ronronnement des caméras, le
relais est transmis. Rendus nerveux par les contraintes auxquelles ils ont été
soumis, mille journalistes venus des quatre horizons s’activent à cette seconde,
frénétiquement.
Dans son uniforme de commandant en chef, sur un fond ocre et brun, le Lider
est magnifique – immense, massif, soigné des cheveux aux bottines. Un
moment, ses pairs observent les mimiques familières de leur hôte : la main
gauche qui caresse l’une des plus célèbres barbes du monde, les yeux sombres
qui clignent sous les sourcils épais, comme pour regarder plus intensément, le
dandinement d’un pied sur l’autre, qui offre à toute la salle, successivement, le
profil quasi grec de ce front haut, de ce nez puissant.
« Excellences, invités, camarades… » Dans la salle, chacun s’installe en
prévision d’un discours long : réputation oblige ! Et il faut se relever : « Qu’il
me soit permis, tout d’abord, en cette cérémonie solennelle, d’évoquer la
mémoire de l’ami que nous admirons et aimons tous, du héros de la Libération et
de la Révolution dans sa patrie, de celui qui a su brillamment diriger notre
sommet en 1973 et qui a tant fait pour le prestige et le renforcement des non-
alignés : le défunt président de l’Algérie Houari Boumediène. Je demande en sa
mémoire une minute de silence à cette digne Conférence. » Tous se relèvent :
d’abord la quinzaine de Latino-Américains puis, avec un rien de retard – le
temps d’ôter les écouteurs de la traduction simultanée –, les Africains, les
Asiatiques, les Arabes. Et aussi le secrétaire général des Nations unies,
l’Autrichien Kurt Waldheim. Le nouveau président algérien Chadli a
certainement conscience, en cette minute, d’un de ces retournements dont la
politique est familière : en 1965, lorsque Boumediène avait renversé Ben Bella,
Fidel avait été l’un des plus véhéments contempteurs du « pronunciamento
militaire » d’Alger.
Castro laisse errer son regard sur les « grands » debout devant lui. Avec
trente-cinq chefs d’État et treize Premiers ministres, il fait mieux que Colombo
pour la Quinta, mais moins bien qu’Alger lors de la Quarta. À vrai dire, il n’en
connaît pas beaucoup, bien qu’il soit allé les accueillir, un à un, à l’aéroport, en
un ballet dont l’impeccable ordonnance a impressionné. Tout compte fait, la
position en haut de la pyramide n’est guère plus stable, dans un tiers-monde
foisonnant d’apprentis dictateurs, que dans les démocraties à l’occidentale où un
élu chasse l’autre. Pour un Hussein régnant sur la Jordanie depuis un quart de
siècle, combien de dictateurs ont subi le sort fatal d’un Mohammed Daoud, tué
l’année précédente en Afghanistan ?
Fidel ne peut manquer de fixer celui qui lui ravirait presque la vedette à ce VIe
Sommet : Tito. À quatre-vingt-sept ans, et malgré les rumeurs qui courent sur
l’état de ses artères, le maréchal yougoslave a toujours bon pied bon œil. Il s’est
même offert la coquetterie d’arriver tout bronzé ! Il n’a rien perdu non plus de
son sens manœuvrier. On peut presque dire qu’il a roulé tout le monde dans la
farine. Décidé à tout mettre en œuvre pour empêcher le triomphe de la
conception cubaine d’un non-alignement par trop… aligné sur Moscou, Tito est
arrivé, sous prétexte d’une visite d’État, bon premier à La Havane. Et là, il n’a
plus bougé de sa résidence. Il y a reçu, quatre jours durant, les représentants de
douzaines de pays. Alors que les Cubains refusaient tout contact avec les
journalistes, la délégation de Belgrade – trente-huit personnes – a accompli un
gros travail de relations publiques. À tous, elle a dit qu’il n’y a pas un «
impérialisme », celui des États-Unis, mais deux, en comptant le soviétique.
Officiellement marxiste, mais ayant appris à se méfier de l’Union soviétique et
de ses méthodes, le maréchal rappelle que huit pays d’Afrique, d’Asie du Sud-
Est et de la Caraïbe sont passés au marxisme-léninisme depuis 1975, tous plus
ou moins aidés par Castro. C’est trop. Il faut dès lors se tenir au non-alignement
« historique » défendu par lui, Tito, depuis qu’il a été désigné premier président
du Mouvement en 1961. Ce travail de fourmi n’a pas été sans effet : dans les
commissions, le texte initial cubain, fort véhément, a été très amendé.
Mais heureusement pour Fidel, il y a là aussi les grands amis. Et tout d’abord
Pham Van Dông, le plus aimé, Premier ministre de ce Viêtnam à qui il a envoyé,
naguère, rien de moins que deux mille « conseillers », et dont il s’apprête à dire,
dans son discours, qu’il est « sacré ». Et voici Mengistu, l’Éthiopien, qu’on a
aidé, aide et aidera ; et encore Hafez el-Assad, de Syrie, à qui, au lendemain de
la guerre du Kippour, Cuba a envoyé quatre mille soldats pour monter la garde
au bord du Golan ; le président du Yémen, Abdel Fattah Ismaïl, pour qui on a
fait tout autant ; le prometteur Saddam Hussein qui a su, en trois épisodes, saisir
le pouvoir à Bagdad… Et encore le très applaudi Yasser Arafat, président de
l’OLP palestinienne…
L’Afrique progressiste s’est déplacée en masse. Voici, par exemple, l’ami
guinéen Sékou Touré. Il y a aussi des jeunes gens galonnés de fraîche date, que
Fidel couve de sa tendresse et souvent de son aide, tel le Congolais Denis Sassou
Nguesso. Les vieux sages du continent noir sont également venus : le Zambien
Kaunda et le Tanzanien Nyerere, des amis aussi. Il est d’autres Africains qu’on a
un immense plaisir à recevoir : les leaders des anciennes colonies portugaises, le
Mozambicain Samora Machel et le Guinéen de Bissau Luis Cabral. Seul
manque, hélas ! celui qui est sans doute le plus cher au cœur de Fidel :
l’Angolais Neto. Beaucoup ici le savent, il est aujourd’hui à Moscou. Le prétexte
: un voyage officiel ; en réalité, il est dans une clinique de la capitale soviétique,
mourant.
Pas de grands Latino-Américains, hormis le général péruvien Morales
Bermúdez et le Panaméen Royo. Il est vrai que peu de ces pays sont non-alignés.
Mais Castro ne peut voir sans plaisir deux voisins, qui sont aussi ses protégés : le
Nicaraguayen Daniel Ortega, frais émoulu de sa victoire sur Somoza, et le
Grenadien Maurice Bishop. Les Amériques s’ébranlent !
Les Asiatiques, eux, sont diversement représentés. L’Indienne Indira Gandhi,
engagée dans une dure campagne électorale, n’a pas fait le voyage. L’Indonésie,
farouchement anticommuniste, a envoyé, à défaut de son président Suharto, la
délégation la plus nombreuse : quarante-huit personnes. Il y a tout de même ici
le général pakistanais Zia-ul-Haq (pas un ami non plus). Ce continent, qui
compte les plus grandes populations communistes de la planète, a envoyé pas
moins de trois altesses. Fidel Castro reconnaît Birendra Shah Deva, roi du Népal,
un ancien du non-alignement tenu pour une réincarnation de Vishnou ; plus
familière encore au Cubain sont les silhouettes du prince Souphanouvong,
président d’un Laos devenu communiste en 1975, et du roi du Bhoutan, Jigme
Singye Wangchuck. Le Lider peut regretter l’absence de l’imam Khomeini, le
plus célèbre des nouveaux venus du tiers-monde. Son islamisme lui est
incompréhensible, mais son antiaméricanisme l’intéresse – « le Grand Satan » :
même lui, Castro, n’aurait pu trouver mieux ! Dernier des très grands à ne s’être
pas déplacé : Kadhafi.
Dans l’ensemble, les absents sont des « modérés ». Tant mieux ! De ceux
qu’avec son verbe haut il appelle, lui, Castro, des « saboteurs », des «
naufrageurs », des « pantins de l’impérialisme ». Que certaines chaises soient
occupées par de simples ministres des Affaires étrangères, voilà qui fait même
plaisir. Comme celle de l’Égyptien Sadate : Castro n’a pas invité le successeur
du grand Nasser – qui fut lui aussi président des non-alignés – pour le punir
d’avoir fait sa paix avec Israël.
La plus grande satisfaction du Lider est de constater l’absence physique de
toute représentation du Cambodge. C’est là sa victoire personnelle, le fruit de
son énergie, de son culot aussi. Khieu Samphan, Premier ministre des Khmers
rouges évincés huit mois plus tôt par les Viêtnamiens, aurait dû, en bonne «
légalité », être là. Et, de fait, il est à Cuba ! Mais la police l’a… séquestré à son
arrivée. Elle le retient dans un hôtel de la station balnéaire de Santa Maria del
Mar. On n’est pas allé jusqu’à admettre le délégué du pro-viêtnamien Heng
Samrin. Mais le forcing cubain contre le représentant du « sinistre Pol Pot » a
triomphé des manœuvres des modérés.
Tous se rassoient et Fidel reprend son discours. Il n’y va pas de main morte !
Qu’il fustige les « impérialistes yanquis », c’est de bonne guerre. Et, d’ailleurs,
les États-Unis se sont donné des verges pour se faire battre. Trois jours plus tôt,
le sénateur Frank Church a « révélé » la présence à Cuba d’une « brigade de
combat » soviétique : juste à temps pour nourrir les préventions de ceux qui
contestent à Fidel le titre même de « non-aligné ». Mais l’affaire fera long feu.
Et l’on observe ici comme un mouvement attendu la sortie de la tribune ad hoc
du chef de la Section d’intérêts américains à Cuba, après un passage plus vif du
discours présidentiel.
Peut-être aussi tel délégué trouve-t-il un peu forte la dénonciation des «
nouveaux alliés » des États-Unis – « la clique » gouvernant la Chine. Après tout
Zhou Enlai était à Bandung, en 1955, lorsqu’ont été posées les prémices du non-
alignement ! Cela pourrait conduire à des ménagements, même si Pékin,
finalement, n’a pas intégré le mouvement. Et Fidel ne se comporte-t-il pas, ici,
en exécuteur des basses œuvres de l’Union soviétique ? Le représentant de Deng
Xiaoping à Cuba quitte à son tour la travée réservée aux diplomates étrangers au
« club ».
Castro ne laissera pas souffler ses hôtes avant de leur avoir brossé un tableau
apocalyptique de la situation planétaire : « Des montagnes d’armes s’accumulent
à côté de montagnes de problèmes : le sous-développement, la pauvreté, la
pénurie alimentaire, l’insalubrité, la pollution, le manque d’écoles, de logements,
d’emplois, l’explosion démographique. » Alors que la société capitaliste étale
son « honteux gaspillage », le tiers-monde, lui, connaît l’augmentation de la
dette extérieure, la rareté des devises, la croissance des prix de l’énergie et des
produits importés, l’échange inégal, le pillage incessant en raison des bas prix
sur le marché mondial des matières premières, l’inflation, etc. « Quelque chose
va mal », conclut Fidel.
Et voici la péroraison, après deux heures et demie d’un discours haletant : «
Nous représentons, nous qui sommes réunis ici, l’immense majorité des peuples
du monde. Unissons-nous étroitement. Concertons les forces croissantes de notre
vigoureux mouvement aux Nations unies et dans tous les forums internationaux
pour exiger la justice économique en faveur de nos peuples. Que de ce VIe
Sommet sortent une volonté résolue de lutte et des plans d’action concrets. Des
faits, pas seulement des discours. »
La salle croule sous les vivats. Tito lui-même a applaudi plus longtemps que
ne l’exigeait le protocole. Quelle fougue ! Quel orateur ! Mais aussi quelle salle !
Alors le Lider est visiblement heureux. En réponse à l’ovation, ses lèvres
murmurent des mots inaudibles de la salle – des remerciements. En un geste
familier, l’index gauche parcourt le sillon du front, légèrement transpirant. Une
fois ou deux, il lèvera les deux mains au ciel, paumes tournées l’une vers l’autre.
Et il incline la tête, le visage grave.
Le sommet, pourtant, ne lui donnera pas toute satisfaction. L’obstiné
patriarche yougoslave, la pléthorique délégation indonésienne, l’active
représentation indienne, le subtil ministre égyptien des Affaires étrangères
Boutros-Ghali, le non moins rusé Premier ministre marocain Bouabid vont
travailler le « marais » du tiers-monde. Avec des résultats divers. Une victoire
pour Castro : la chaise cambodgienne demeurera vide – ce à quoi, avec leur
prestige immense, les Viêtnamiens se sont aussi activés. Mais l’Égypte ne sera
pas expulsée. Et Cuba devra édulcorer son projet de résolution finale. Car
l’activisme de Fidel a lassé. Une dernière séance marathon de vingt heures se
terminera le 9 septembre après l’aube. Face à un auditoire épuisé, Fidel
prononcera un discours d’un quart d’heure, son record de brièveté. Le VIe
Sommet se terminera en apocalypse. L’ouragan « David », qui rôdait sur la
Caraïbe, s’abat sur l’île. Ainsi les délégations repartiront un peu à la sauvette,
entre deux trombes d’eau. Le lendemain, 10 septembre, on apprendra la mort de
l’ami angolais Agostinho Neto.

Dans la foulée de la Sexta, Fidel se rendra à l’ONU plaider la cause du tiers-


monde accablé. « Je parle au nom des enfants qui n’ont même pas un morceau
de pain », s’écrie le nouveau leader des déshérités. Il réclame aux pays riches
trois cents milliards de dollars en dix ans pour soulager la misère du monde ;
c’est, dit-il, ce que les États dépensent chaque année pour se surarmer. Et,
passant au « nous » qu’il affectionne désormais, il s’écrie : « Nous voulons un
nouvel ordre mondial fondé sur la justice, l’égalité et la paix… » Il déclarera par
ailleurs à Szulc, en une comparaison satisfaite avec les temps de l’hôtel Teresa
en 1960 : « Cette fois, j’ai apporté mes langoustes et mon rhum ! » Plus
sérieusement, la mission cubaine à l’ONU est désormais la plus importante après
celle des deux super-grands.
Passé ce moment culminant, les choses ne vont plus aller si bien. Castro va
échouer dans sa première tentative de voir Cuba obtenir un siège au Conseil de
sécurité. Malgré cent cinquante-quatre scrutins, le président des non-alignés
devra renoncer à sa prétention de siéger, ne serait-ce que pour deux ans, parmi
les « grands », au cœur du cœur du pouvoir planétaire. Un nombre important de
refus lui est venu du tiers-monde. Et, dans la nuit du 24 au 25 décembre suivant,
l’Union soviétique envahira l’Afghanistan. Ce sera, pour le monde, un coup de
tonnerre que cette première sortie officielle des troupes de Moscou hors de leur
glacis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Fidel comprend aussitôt la
gravité de l’événement. Recevant ce jour-là un interlocuteur français, il fait une
violente sortie. En s’attaquant à un pays qui était présent à Bandung, pauvre
parmi les pauvres, l’Union soviétique vient de détruire son image : le pays de la
révolution d’Octobre comme « allié naturel » des non-alignés en lutte contre
l’impérialisme américain. Castro, dit cet interlocuteur, « a failli en avaler son
cigare ». L’invasion lui a « cassé sa baraque » ; elle a réduit à néant ses espoirs
d’une « grande présidence ».
De fait, La Havane tentera vainement de proposer ses bons offices. Le
ministre Malmierca aura beau multiplier les voyages, il faudra admettre que,
avec l’Union soviétique dans le jeu, le problème dépasse un leader du tiers-
monde, fût-il prestigieux et loyal. Pour comble, la solidarité socialiste imposera à
Castro d’approuver in fine l’invasion ! Et plus d’un pays non-aligné, peu
désireux de s’en prendre à la puissante « patrie de Lénine », reportera sur le
président cubain l’irritation suscitée par la violence de Moscou. Le
déclenchement, un an après la Sexta, de la guerre entre l’Iran et l’Irak, deux pays
phares du monde non-aligné, parachèvera le gâchis. Ironique consolation : du
fait, précisément, de la guerre contre Khomeini, Saddam Hussein ne sera pas en
mesure d’organiser le VIIe Sommet à Bagdad, en 1982. Ainsi Castro demeurera-
t-il président six mois de plus avant de transmettre, en 1983, à New Delhi, le
flambeau à Indira Gandhi.
10
LE REPLI
(1980-1985)

Nous ne pouvons concevoir qu’un aveugle traverse une rue tout


seul, et nous acceptons que les hommes traversent la vie dans la
cécité totale ! C’est pour cela qu’il y a tant d’hommes écrasés dans
le monde.
Fidel Castro, 28 mars 1954

Fidel se modère nettement au début des années 1980. L’explication a un nom :


Ronald Reagan. « Son » septième président aura été, avec Nixon (et avant
George W. Bush), le plus haï. Car l’ex-gouverneur de Californie a « taclé »
Cuba, ce que nul n’avait plus fait depuis Kennedy. L’affaire de Grenade, en
1983, demeurera un souvenir cuisant pour le Lider – sa première défaite depuis
la Moncada, trente ans plus tôt. L’autre raison de l’attitude plus discrète de Fidel
doit être recherchée dans l’évolution de l’Union soviétique. Celle-ci, enlisée
dans la guerre d’Afghanistan, a d’autre part vu disparaître trois secrétaires
généraux en trois ans…
Dans les quelques mois suivant la fin du sommet des non-alignés, le régime
castriste va connaître sa plus grave secousse depuis l’installation : le départ vers
les États-Unis, à partir d’avril 1980, de cent vingt-cinq mille de ses nationaux.
L’affaire montre l’ampleur du malaise d’une partie non négligeable de la
population et ternit l’image du pays. Le régime a paru surpris de cette crise. Les
signes avant-coureurs en étaient pourtant perceptibles. Tout d’abord, après les
bonnes années du milieu de la décennie 1970, l’économie est entrée dans une
phase de stop and go. En 1979, la situation est devenue sévère. Le premier Plan
quinquennal a, en fait, été révisé à la baisse dès 1976, année de sa mise en
œuvre. Il ne sera rempli qu’aux deux tiers. Malgré d’excellentes zafras en 1977,
1978 et 1979, l’économie va stagner. Sans doute la population, à qui les
réformes du début des années 1970 avaient redonné du tonus, recommence-t-elle
à souffler. Fidel dénonce ce relâchement dans un discours devant le Comité
central, le 27 décembre 1979 : « Indiscipline, irresponsabilité, absentéisme,
négligence, copinage », mais aussi « médiocrité des administrateurs, corruption
des cadres ». Un discours vieux comme la révolution !
La comparaison du niveau de vie insulaire avec celui des États-Unis, rendue
possible par l’afflux, en 1979, de plus de cent mille exilés venus revoir leurs
parents, a eu un effet dévastateur. Et ce n’est pas la proposition, alors formulée
par Castro, d’envoyer dix mille compatriotes abattre du bois en Sibérie pour
accélérer la construction de logements qui va dynamiser les masses. L’existence
de trois milliers de prisonniers libérés en 1979 et se retrouvant sans travail ni
visa de sortie crée aussi un sérieux malaise.
Fin 1979, on voit à nouveau apparaître des tracts, des affiches, des inscriptions
hostiles au régime. Des incendies criminels éclatent dans la ville. Fidel limoge,
le 15 décembre, le ministre de l’Intérieur, Sergio del Valle, en poste depuis
1968. Il le remplace par le dur des durs Ramiro Valdés. Multiplication des
contrôles, relance du zèle des CDR, rafles de présumés « délinquants » : les
choses reviennent dans l’ordre. Mais, dans certaines usines, des amorces de
syndicats libres ont fleuri. Le régime n’hésitera pas à faire fusiller au moins cinq
personnes qui avaient partie liée avec cette revendication inouïe.
Le 11 janvier 1980, raz-de-marée politique sans précédent depuis 1959 : Fidel
change neuf de ses ministres, plus du tiers. Nombre des exclus le sont pour
incompétence, tel le responsable des Transports, Antonio Lussón, à qui le Lider
impute l’état lamentable de la flottille des guaguas (autobus) de la capitale. Les
secteurs économiques essentiels reçoivent de nouveaux responsables :
l’agriculture, le sucre, la santé, l’industrie, la pêche, les mines, le commerce
extérieur, le travail, la construction. On voit réapparaître, outre Ramiro Valdés,
des « politiques » tels le combattant paysan Guillermo García et « le vieux
communiste » Arnaldo Millán, en lieu et place de technocrates surgis dans les
années 1970. Certains sont d’ailleurs placés à des postes où leur compétence est
en principe avérée, tels Sergio del Valle, qui est médecin, recasé à la Santé, et
l’ex-président Dorticós, qui est avocat, à la Justice.
Fidel en profite, début 1980, pour renforcer ses pouvoirs au sein du
gouvernement : il attache directement à lui désormais les Forces armées,
l’Intérieur, la Santé et la Culture. Mais, le jour du grand chambardement
ministériel, meurt, d’un cancer, Celia Sánchez, la compagne de la Sierra,
l’admiratrice fervente, mais non béate, la maîtresse, la mère de substitution et la
secrétaire générale – la seule qui avait réussi à introduire un peu de discipline
dans la vie de Fidel. Le Lider, rapporte-t-on, en est « dévasté ».

À la crise économique Fidel ne réagit pas comme son tempérament le lui


suggérerait : par un renforcement de la centralisation, de la planification, des
contrôles et de l’étatisation. Au contraire, on accentue la formule du début des
années 1970 : injection d’un peu de « privé », tels les « marchés paysans »,
découverts par Cuba vingt ans après l’Europe communiste ; relance des
possibilités de consommation par le renforcement du secteur « libre », cher mais
approvisionné ; ouverture de l’espace accordé à un petit artisanat ; élargissement
de l’éventail des salaires ; confirmation de l’autofinancement des entreprises ;
ouvertures en direction du capitalisme étranger à qui sera proposée, en 1982, une
formule de coentreprises (joint ventures). L’homme de cette NEP caraïbe est
Humberto Pérez, devenu directeur du Plan et vice-Premier ministre.
Le détonateur de la « crise de Mariel » (le départ de cent vingt-cinq mille
Cubains aux États-Unis) est un problème a priori mineur, mais dont Castro a fait
une question de principe : la situation de quelques dizaines de réfugiés dans des
ambassades latino-américaines. En 1979, puis de façon répétée début 1980, des
mécontents demandent l’asile dans ces légations par un procédé que l’ordre
public ne saurait tolérer : à bord de camions, ils défoncent les portes des
chancelleries afin d’échapper aux sentinelles armées qui les gardent. Des coups
de feu claquent parfois, qui feront trois morts parmi les candidats à l’exil. Castro
entend que les fuyards lui soient restitués. Il annonce que, contrairement à la «
Convention de Caracas », il n’y aura plus de sauf-conduits pour eux. Les
gouvernements des pays intéressés, se plaint-il, ne montrent aucun
empressement à accorder des visas « normaux » aux impétrants, préférant
accueillir des « martyrs de la liberté ». Et, pour preuve de sa détermination, le 4
avril 1980, il fait lever la garde devant l’ambassade du Pérou. Et il le clame.
Quelques dizaines de mécontents, croit-il, vont chercher refuge dans l’enceinte
diplomatique, gênant le travail et contraignant Lima à négocier.
Or, en quelques heures, plus de dix mille personnes pénètrent dans la légation,
envahissant le parc ! Des journalistes étrangers affluent. Il y a là, selon eux, des
Blancs et des Noirs, des ouvriers et des avocats, des civils et des militaires, des
enfants et des vieillards, des femmes et des hommes. On voit même des guajiros
(paysans) déambulant dans le quartier chic de Miramar, ballot sur l’épaule, à la
recherche de l’ambassade du Pérou. Un chauffeur conduit son autobus jusqu’à
l’entrée de la 5e Avenue, annonce « Terminus » et saute dans le parc. Aux
journalistes qui les interviewent à travers les grilles, tous répètent : « Nous
n’avons pas assez de liberté. »
C’est donc bien là une mini-Cuba réfractaire à Castro. Cela n’empêche pas
Granma d’écrire que l’immense majorité des protestataires sont « des
délinquants, des lumpen, des antisociaux, des parasites, la lie de la société, des
amateurs de jeu et de drogue ». Une semaine plus tôt, Raúl, en grand uniforme
de général d’armée, était venu au congrès de la Fédération des journalistes
exhorter la presse à être « critique, et non soporifique »… Dans les rues autour
de l’ambassade, de petits groupes organisés par les CDR commencent à crier : «
¡ Que se vayan ! » (qu’ils s’en aillent). Ils prennent à partie, parfois de façon
musclée, les « asilés ». À l’intérieur, l’atmosphère est celle d’une kermesse mais
l’ambiance vire lorsque, la chaleur aidant, les conditions sanitaires se dégradent.
Dépassés, les officiels organisent un service minimum, souvent d’ailleurs refusé
par les destinataires.
Puis on annonce que chacun peut rentrer chez soi : il n’y aura pas de
représailles et des permis seront accordés sans restrictions pour quitter le pays.
Peu sont disposés à accorder crédit à cette promesse mais la situation devient
vite intenable et tous, ou presque, rentreront chez eux. Certains seront attaqués
par des « inconnus », et quelques-uns battus à mort. Cependant, des pays latino-
américains ont proposé des visas. Tout est prêt pour les premiers départs. Le 19
avril, une manifestation de soutien au régime défile, douze heures durant, devant
l’ambassade du Pérou avec crécelles, pancartes et drapeaux. Puis on apprend que
les organisations d’exilés de Miami ont été contactées par La Havane pour venir
chercher les candidats au départ. Les premiers partiront le 22, sans bagages, à
bord d’une armada d’embarcations arrivées à Mariel, à l’ouest de la capitale.
Ainsi Fidel, pris à la gorge, a-t-il décidé de contre-attaquer en lançant, comme
en 1965, une immigration sauvage. Il sait ainsi embarrasser les États-Unis : il les
oblige soit à se débusquer comme hypocrites s’ils refusent cette nouvelle
irruption de ses compatriotes, soit à résoudre son problème en les acceptant.
Carter adoptera… les deux attitudes. Ses services annoncent d’abord que les
propriétaires de bateaux faisant la navette entre Mariel et Key West ou Miami
seront poursuivis. Mais, un peu plus tard, le président déclare que son pays
accueillera les réfugiés « à bras ouverts ». D’avril à septembre, à raison d’un
millier par jour de bonne mer, cent vingt-cinq mille marielitos gagneront les
côtes américaines. Fidel en a profité pour glisser dans le lot des centaines de
Cubains emprisonnés pour des délits de droit commun ou qui se trouvaient dans
les asiles psychiatriques.
Cette affaire empoisonnera un peu plus les relations bilatérales. Quatre cents
personnes se sont aussi réfugiées à la Section d’intérêts américains, devant
laquelle éclatent des incidents ; le 18 mai a lieu une « marche du peuple
combattant », anti-yankee. Le lendemain, une offre de « négociation globale »
est formulée dans Granma : sans doute Castro, fin connaisseur des États-Unis,
observe-t-il avec préoccupation la montée, face au démocrate Carter, d’un
Reagan qui a menacé Cuba d’un « véritable blocus » – s’attirant, de la part du
Lider, le délicat surnom de « King Kong ». Rien, toutefois, ne peut plus bouger
car, durant l’année 1980, la diplomatie US est paralysée par l’affaire des otages
américains coincés dans leur Téhéran.

« L’année de toutes les plaies » : ainsi Castro lui-même a-t-il baptisé 1980. De
fait, rien ne lui réussit. Des maladies affectent hommes, plantes et animaux. La
dengue, une fièvre tropicale en recrudescence dans toute la Caraïbe, évidemment
rapportée par des anciens d’Angola, frappe trois cent mille personnes. Une
rouille décime les cannaies ; un champignon annihile les plantations de tabac ;
une peste contraint à abattre des porcs par milliers. Fidel, comme en 1971,
suggère rituellement la culpabilité de la CIA. Et, le 26 juillet, Haydée Santamaría
se suicide, vingt-sept ans jour pour jour après l’attaque de la Moncada, dont elle
avait été l’une des héroïnes…
Dans le domaine international, 1980 voit la suspension des relations avec le
Venezuela, peu à peu empoisonnées par l’affaire de l’attentat de 1976 contre le
DC8 de la Cubana. Mauvaise nouvelle encore : la défaite, le 30 octobre, de l’ami
jamaïcain Manley face au conservateur Seaga. L’élection de Reagan, le 4
novembre, parachève le désastre. Un seul succès pour Fidel : l’envoi, le 18
septembre, d’un Cubain dans l’espace, à bord du Soyouz 38 soviétique. Arnoldo
Tamayo est un mulâtre, Granma parle donc du premier cosmonaute « africain ».
Sa trajectoire est belle : c’est un ancien cireur de chaussures devenu lieutenant-
colonel.
C’est donc un IIe Congrès du PC plutôt morne qui s’ouvre à La Havane le 17
décembre, en présence de mille sept cents délégués représentant quatre cent
mille communistes – le double du chiffre de 1975. Le « devoir internationaliste »
ne peut plus être autant claironné après l’élection de Reagan. Restent les échecs
à analyser, et d’abord celui du premier Plan quinquennal. Et il faut remobiliser.
Car, après la « normalisation » pressentie de la Pologne soulevée par
Solidarnosc, le nouvel élu américain annonce, en une démarche « répugnante et
cynique » (Fidel), qu’il mettra bel et bien en œuvre ses menaces de campagne de
« bloquer » Cuba.
Le 1er mai, déjà, le commandant en chef avait appelé à créer des « milices des
troupes territoriales » : la totalité de la population adolescente et adulte valide,
hommes et femmes, subira un entraînement militaire sous l’égide d’officiers. Un
million de personnes doivent être sur le pied de guerre en cas d’agression. Le
Lider veut « repopulariser » la force de défense. Elle est certes très
professionnelle, sous l’impulsion de son tuteur, le général Raúl Castro, mais peu
prête à la guerre de guérilla, seule susceptible de l’emporter en cas d’attaque
américaine. Fidel lance, le 29 décembre 1980, un appel à la mobilisation, pour
attendre Reagan de pied ferme, le 20 janvier suivant, comme il l’avait fait, il y a
vingt ans, pour Kennedy.
Toutefois, à la différence de 1961, Cuba n’est plus aussi isolée dans
l’hémisphère occidental. Ses relations sont correctes avec une dizaine de pays,
très bonnes avec le Mexique, sans négliger, bien sûr, leur excellence avec le
Nicaragua, Panama, Grenade et le Guyana. L’influence de Fidel sur les
mouvements de gauche est redevenue forte, au moins dans l’environnement
immédiat. En 1975, une conférence à La Havane des partis communistes
d’Amérique avait entériné la réconciliation du PCC avec ses homologues, après
que leur relation eut été mise à mal par l’Olas en 1966. En 1980, à nouveau,
Fidel appuie la tenue « quelque part en Amérique centrale » (au Nicaragua)
d’une conférence communiste. Mais, redevenu, à cette occasion, le fringant
comandante en jefe des années 1960, il martèle que la « voie pacifique » vers la
Révolution est plus sanglante que la « lutte armée », comme cela a été prouvé au
Chili en 1973. Et les Cubains ont les moyens de convaincre leurs interlocuteurs
centraméricains que l’insurrection ne saurait attendre.
Le pays où la situation est la plus mûre est le Salvador, petite République
accablée depuis des décennies par des juntes militaires répressives agissant
comme les chiens de garde d’une oligarchie réactionnaire. Or, le 15 octobre
1978, un coup d’État a bouleversé les choses : les forces démocratiques sont
appelées à participer au jeu politique. Mais trop de frustrations se sont
accumulées et la situation est instable. L’extrême gauche procubaine, à laquelle
s’est donc joint le petit PC, passe à « l’offensive finale » le 15 janvier 1981.
Castro confirmera implicitement, le 15 septembre suivant, au politicien italien
Giulio Andreotti, avoir fourni des armes aux insurgés. L’idée est-elle que les
révolutionnaires salvadoriens mettent Reagan devant un fait accompli avant sa
prise de fonction ? Ouvrant un nouveau front, ils dilueront la pression que le
président républicain a dit vouloir mettre sur Cuba. Cet événement fait vivre au
pacifique Carter une fin de mandat douloureuse : il est obligé, en catastrophe,
d’accorder une aide militaire à la junte salvadorienne. Et Reagan, élu sur un
programme de restauration de la dignité américaine bafouée depuis le Viêtnam,
se trouve confronté, sitôt installé, à une insurrection dans l’isthme.
Or, « l’offensive finale » du Front Farabundo Marti échouera, et la junte de
San Salvador va tenir. La guérilla s’installera dans ce quart du pays qu’elle est
parvenue à contrôler. Une sale guerre s’engage, à laquelle les citoyens paient un
lourd tribut. En hâte, le département d’État a rédigé un Livre blanc démontrant,
avec pas mal d’erreurs et extrapolations, « l’interférence communiste » dans la
petite République centraméricaine. Cuba, y est-il dit, a joué un « rôle central »
dans « l’unification, l’encadrement et l’armement des forces insurgées ».
L’argumentation convainc mal les alliés européens. Certes, après la poussée sur
tous les fronts de l’Union soviétique dans les années 1970, la tension mondiale
est au plus haut. Mais bien peu, sur le vieux continent, se réjouissent de l’arrivée
à la tête de la première puissance mondiale d’un homme qui a une réputation de
« cow-boy ».

À Cuba, on fait d’abord le gros dos : on en a vu d’autres. Mais la crainte


s’insinue. Le 22 février 1981, Castro file au XXVIe Congrès du PCUS. Il
convainc les Soviétiques que la situation est grave. Car le nouveau secrétaire
d’État des États-Unis, le général Haig, a menacé de traiter le problème du
Salvador « à sa source », ce qui se comprend : à Cuba. Dans un document dit «
de Santa Fé », rédigé en mai 1980 par l’entourage de Reagan à propos de
l’Amérique latine, il était dit qu’une « guerre de libération devra être lancée
contre Cuba si la propagande ne suffit pas ». Brejnev promet sa « totale
solidarité ». Alors, à La Havane, on se défoule. Raúl reproche à Reagan de
menacer « de sa haine de cerf notre Révolution inflexible ».
De fait, ayant désormais paré au plus pressé – le Salvador –, les États-Unis
concentrent, dès le début de 1981, le tir diplomatique et l’action de propagande
sur Cuba. On annonce vouloir « frapper à la tête » ou « extirper le mal à la racine
», mots d’une grande détermination. Mais l’offensive auprès des capitales latino-
américaines bute contre un obstacle plus irréductible que prévu : le Mexique.
Son président, López Portillo, ne cache pas son admiration pour Fidel, « le plus
grand Latino-Américain de ce siècle ». Or, rien n’est possible sans ce pays dans
une région dont il est la principale puissance après les États-Unis. Haig tente de
convaincre son interlocuteur que ses puits de pétrole seront la prochaine cible de
la subversion. Rien n’y fait : « Le Mexique ne laissera personne s’en prendre à
Cuba », déclare son président le 1er mars. Sollicité, tout comme le Canada et le
Venezuela, pour participer à une sorte de « mini-plan Marshall » pour les
Caraïbes (Initiative pour le bassin des Caraïbes ou CBI), Mexico fait connaître à
Washington qu’il n’en sera membre que si Cuba n’en est pas exclue. D’autres
pays n’offrent pas la même résistance. Ainsi la Colombie, la Jamaïque puis le
Costa Rica rompent-ils avec Cuba. Le Pérou l’avait déjà fait en 1980, alléguant
une aide de La Havane au lancement de la guérilla du Sentier lumineux. Et, le 2
août 1981, le général Torrijos, homme fort de Panama et ardent ami de Castro,
meurt dans un accident d’avion…
Pour toutes ces raisons, Cuba est, en 1981, dans une position difficile.
Pourtant, même les pays qui ont un contentieux avec La Havane sont hostiles à
une intervention militaire américaine. Car le castrisme n’inquiète plus : il fait
partie du paysage continental. Il n’est plus une référence que pour de tout petits
pays, centraméricains ou insulaires. Et, en toute hypothèse, le Sud ne veut pas
donner de prétexte à un retour du « gros bâton » américain.
À l’automne 1981, toutefois, Washington semble avoir choisi la force, et que
ses alliés aillent au diable ! Des manœuvres militaires débutent. Elles associent
aux États-Unis le Honduras, petit pays devenu, depuis 1979, un « porte-avions
yankee ». « Il n’est pas question pour Castro de se mêler des affaires des autres
pays latino-américains », assure le vice-président Bush ; le Lider le traite de «
crétin hystérique et fasciste ». Cuba mobilise jusqu’à ses ultimes réserves. La
tension est à son comble. Moscou a livré soixante mille tonnes d’armes
sophistiquées depuis le printemps – son plus colossal effort depuis 1962. Dans
l’île, on croit la Troisième Guerre mondiale imminente. Or, Ronald Reagan, le
10 novembre, annonce qu’il n’y aura pas d’intervention armée. Que s’est-il
passé ? Un vif débat a eu lieu au sein d’une équipe présidentielle divisée, et les «
faucons » ont perdu. Car les sondages et la presse ont révélé que l’opinion
américaine est hostile à une action de force : le « syndrome viêtnamien »
persiste. Le républicain se trompait en croyant avoir été élu sur un programme
musclé. Le 23 novembre, une rencontre secrète à Mexico entre Alexander Haig
et Carlos Rafael Rodríguez met un point final à la guerre des nerfs. Castro avait,
peu avant, déclaré qu’un accord avec Moscou lui interdisait de rétrocéder des
armes soviétiques à des pays tiers. Le Lider accepte donc, lui aussi, le profil bas.
Mais Reagan n’aura pas été le tombeur de Fidel : la démonstration de force
n’aura pas été plus efficace que les cajoleries de Carter, les bonnes grâces de
Ford, la tentative d’étranglement économique de Nixon, le parti pris de
déstabilisation de Johnson, le choix des armes en retour de Kennedy ou le benign
neglect d’Eisenhower…

Exclu, en principe, le recours à la force, la politique américaine envers Cuba


n’en restera pas moins très hostile durant les années Reagan. Le président
républicain a, en effet, décidé d’essayer « toutes les options », selon le mot du
sous-secrétaire d’État Enders. Souffler en permanence le chaud puis le froid dans
l’espoir que le Lider commettra l’erreur qui permettrait de l’attaquer avec l’aval
de l’opinion, tel et le but. Mais Castro est, à cinquante-cinq ans, après vingt ans
de pouvoir, plus aguerri que Reagan.
L’une des méthodes utilisées par Reagan sera de « refuser toute légitimité »
internationale à Cuba. C’est eux ou nous : la formule devient un leitmotiv du
mandat. Ainsi les États-Unis menacent-ils, en octobre 1981, de boycotter la
conférence Nord-Sud de Cancún (où la France de François Mitterrand s’essaie à
une diplomatie plus « tiers-mondiste ») si Castro en est. La mort dans l’âme, le
président cubain des non-alignés accepte, à la demande embarrassée de Lopez
Portillo, de renoncer à venir.
Washington s’efforcera aussi de mettre à quai l’économie insulaire. Dans son
optique, ce choix est judicieux car l’île est dans une nouvelle phase difficile :
elle doit demander à renégocier une partie de sa dette envers l’Ouest. Fin 1981,
Reagan décide alors de durcir l’embargo : à nouveau, les filiales à l’étranger des
sociétés américaines ne pourront plus commercer avec l’île, et les citoyens
américains reçoivent l’interdiction d’y aller. Pour Cuba, c’est une lourde perte de
devises. Fin de la collaboration entre les flottes dans le golfe de Floride,
inscription de Cuba au nombre des « pays terroristes » : nulle avanie que Castro
ne subisse. Parfois aussi on discute. Au printemps 1982, le général Vernon
Walters, ex-numéro 2 de la CIA, fait des allers-retours à La Havane. Fidel lui
fait une « impression favorable ». Il lui propose la coopération américaine à la
condition qu’il sorte de l’orbite soviétique. Or, c’est impossible puisque ce serait
défaire l’œuvre d’une vie. Mais, à Washington, on juge Fidel « déchiré » entre
son « allégeance envers Moscou » et un « désir de rentrer » dans le sérail…
Dans cette conjoncture préoccupante, le Lider cherche de nouveaux amis. Une
occasion lui est donnée au printemps 1982 par l’éclatement de la guerre des
Malouines entre l’Argentine et la Grande-Bretagne. Le premier, il propose, le 4
mai, d’aider Buenos Aires « par tous les moyens ». Et lorsque les États-Unis se
trouvent contraints de trancher en faveur de Londres leur « conflit d’alliances »
(Otan contre Tiar, le Traité interaméricain d’assistance réciproque), Castro
dénonce allègrement « l’hypocrisie du prétendu système interaméricain forgé par
les impérialistes ». Cette attitude claire vaut à l’île une réintégration définitive
dans la « famille » latino-américaine. La consécration de ce cours des choses
sera, mi-1986, la reprise des relations avec le Brésil, géant du sous-continent,
après vingt-deux ans. Hormis la dictature militaire du Chili et l’archaïque
Paraguay, autant dire que toute l’Amérique latine a renoué avec l’île naguère
pestiférée.
Une autre direction diplomatique que prend Fidel à partir du début des années
1980 est l’Europe occidentale des nouveaux gouvernements socialistes. Son
ambition est d’être invité dans de tels pays du vieux continent pour montrer aux
États-Unis l’échec de leur politique de « délégitimation ».
Castro n’a pas oublié la visite que lui avait faite dans son île, en 1974, celui
qui n’était alors que le Premier secrétaire du Parti socialiste français. François
Mitterrand n’avait-il pas parlé de lui comme d’un « homme modeste, désireux
d’être compris, ouvert, généreux, à la recherche d’une éthique nouvelle » ?
Hormis quelques solides sociaux-démocrates tels Willy Brandt ou Helmut
Schmidt, le Cubain aura ainsi, on le note, charmé jusqu’aux grands d’Europe.
Après la présidentielle du 10 mai 1981, le Lider enverra à Mitterrand de vives
félicitations. L’élu socialiste lui fera part, en réponse, de son « meilleur souvenir
» et de « l’attention particulière » qu’il a toujours eue pour Cuba. Et, de fait, la
diplomatie, parallèle ou officielle, du gouvernement socialiste et communiste
français s’agite, d’emblée, sur le front centraméricain et caraïbe. Tantôt elle pose
une attitude nouvelle, telle la déclaration conjointe avec le Mexique du 28 août
sur la « cobelligérance » des guérilleros salvadoriens contre la junte présidée par
le démocrate-chrétien Napoleón Duarte, ce qui lui vaudra l’hostilité de la moitié
du sous-continent ; tantôt elle s’active à parer à une attaque américaine, contre le
Nicaragua ou la Grenade par exemple.
Castro est aux anges. Les visites dans l’île de Français se succèdent. Plusieurs
insistent sur les perceptions communes : « Nos deux pays, déclare ainsi le
responsable de la Culture, Jack Lang, croient en l’homme et refusent la dictature
internationale d’une grande puissance, ainsi que la monoculture standardisée et
industrialisée. » À une observation, en 1982 aussi, de Pierre Mauroy lors d’une
visite officielle de Rodríguez à Paris, on perçoit une autre base, peut-être plus
substantielle, d’une « entente » : « La France, dit le Premier ministre, respecte
les choix de Cuba… Elle attend un analogue respect de positions qui sont le
produit de l’environnement, de l’histoire et du sentiment. » L’allusion aux DOM
antillais, où la poussée indépendantiste est nette, est transparente : il s’agit de
contenir le tigre ! Un déplacement, l’année suivante, du ministre communiste des
Transports Charles Fiterman rappellera que la France a aussi des intérêts
économiques à Cuba.
L’été 1983, Claude Cheysson fera la première visite en un quart de siècle d’un
ministre des Affaires étrangères français. Arrivé en maugréant, a assuré son
entourage : « Que suis-je venu faire dans ce goulag tropical ? », il en repartira,
comme tant d’autres, séduit par le personnage Castro qui, après l’avoir fait
lanterner, lui a accordé neuf heures d’entretien… L’une des conséquences de
cette visite sera la libération d’Armando Valladares, à qui s’était intéressé
Mitterrand. Pour Castro, c’est un « terroriste ». De surcroît, jure-t-il, cet « ex-
policier batistien », devenu écrivain en prison, est un « simulateur », qui feint
d’être handicapé. Aussi son élargissement n’ira-t-il pas sans une flèche de Parthe
: « Régis Debray, venu en visite à Cuba, nous avait fait comprendre que la
situation en France était devenue si intenable que le gouvernement aurait pu
tomber à cause de ça », ironisait le Lider auprès de l’Italien Mina. Fidel
n’obtiendra pas si vite l’invitation à Paris qu’il a rêvée. Le « recentrage » de la
politique socialiste à partir de 1983, sa nouvelle tonalité, beaucoup plus amène
envers Washington, consterneront le Cubain.
Il reportera ses attentions vers Madrid, capitale moins influente mais chère à
son cœur. Son flirt avec le socialiste Felipe González remonte à 1974, année où
l’Andalou est devenu un personnage public. La passion du Cubain pour la « terre
de [ses] ancêtres » se concrétise par l’escale qu’il improvise à Madrid en 1984,
comme il rentre de l’enterrement du secrétaire général du PCUS Andropov à
Moscou. Un développement embarrassant pour l’Espagnol. L’arrêt « technique »
est devenu déjeuner impromptu avec le Premier ministre. Parlant par téléphone
avec le roi Juan Carlos, Fidel l’invite dans sa patrie. Finalement, ce sera Felipe
González qui se rendra à Cuba en 1986.

Ayant renoncé à attaquer Cuba, Reagan n’abandonnera pas l’idée de rejeter le


marxisme d’Amérique centrale et des petites Antilles. Sa politique pour l’isthme
va être fixée le 18 février 1982 : « couper les communications » entre Cuba et le
Salvador, via le Nicaragua et « éviter que le Nicaragua ne devienne un nouveau
Cuba ». Pour ce faire, les États-Unis, d’abord, s’efforceront de consolider les
régimes amis menacés par la subversion. Ainsi des élections conféreront-elles
une image plus présentable au chef de la junte de San Salvador, le démocrate-
chrétien Duarte. Puis Washington fortifiera ses protégés par son aide militaire.
La base d’où opérer la déstabilisation du Nicaragua sera le Honduras. Quelques
milliers de contras, souvent ex-gardes somozistes, seront baptisés les «
combattants de la liberté ». La signature, le 7 août 1987, d’un « Plan de paix »
par les cinq pays de l’isthme couronnera les efforts du président costaricain
Arias, qui y gagnera le Nobel. Mais les États-Unis en seront irrités car cet acte
risquait de consacrer un retrait de leur haute main sur la région. Fidel, à
l’inverse, se réjouira de cet aboutissement qu’il a, après l’échec de l’offensive
salvadorienne de 1981, appuyé d’appels au « dialogue » et payé par avance du
retrait d’une partie de ses conseillers militaires et civils au Nicaragua.
Ronald Reagan, en revanche, a connu une immense satisfaction sur sa «
quatrième frontière » – la Caraïbe – avant même la fin de son premier mandat :
le coup d’arrêt donné à la révolution de Grenade. Celle-ci avait pris un bon
départ, en 1979, décrétant des mesures sociales tout en veillant à ne pas tarir la
production. Puis le leader Maurice Bishop avait vite jugulé toute opposition, en
appelant même à Castro, au grand dam de Reagan, pour prévenir le retour du
tyranneau Eric Gairy. La question de « l’emprise cubaine » sur Grenade s’était
focalisée sur la construction d’un aéroport pour longs-courriers dont l’île avait
besoin pour développer un tourisme indispensable à son économie chétive. Mais
la nouvelle facilité de Pointe Saline ne serait-elle pas utilisée par Castro pour que
ses troupes en route vers l’Afrique « gagnent deux mille kilomètres » ? Ce
n’était pas, en tout cas, l’avis de la Communauté européenne, qui cofinançait le
projet.
Or, au printemps 1983, Bishop conclut, de l’amoncellement de ses difficultés,
qu’il devrait améliorer ses relations avec les États-Unis ; il se rendit donc à
Washington. Est-ce pour cela que, le 16 octobre, le chef de la révolution fut mis
en minorité au sein de son New Jewel et arrêté ? Délivré par une foule rameutée
par ses partisans, « Maurice » se dirigea en triomphe vers le Fort Rupert,
dominant Saint-Georges, dans l’espoir d’y ramener à l’obéissance les militaires
du général Austin, nouvel « homme fort » du régime au nom de Bernard Coard,
vice-Premier ministre chargé des Finances, marxiste de stricte orthodoxie et
inspirateur du coup d’État. Or, Bishop et six de ses ministres sont arrêtés et
fusillés sur-le-champ.
Fidel aussitôt prophétise : « Les erreurs commises par les révolutionnaires
mettent en danger la survie même du processus entamé le 13 mars 1979 à la
Grenade. » Le vieux routier cubain, expert en analyses éclair de situations
limites, n’est pas seul à avoir vu la béance. Des navires américains appareillent
aussitôt. La diplomatie de Washington active l’Organisation des États de la
Caraïbe orientale, créée précisément pour contrer la vague radicale dans les
Antilles anglophones. Six micro-États mobilisent quelques dizaines de soldats ;
les États-Unis en fournissent plusieurs milliers.
Il y a dans Grenade un peu moins de huit cents Cubains. La plupart sont
occupés à la construction de l’aéroport. À l’aube du 25 octobre 1983, les
marines et paras de l’opération Urgent Fury se lancent à l’assaut de Pointe
Saline, QG des concitoyens de Castro à Grenade. Ils sont accueillis par les tirs
des « travailleurs-combattants » : des ouvriers qui sont aussi miliciens, comme
tout Cubain adulte. Le combat est bref. Les Cubains auront vingt-quatre morts,
les Américains dix-huit et les Grenadiens quarante-cinq. Le chef des Cubains, le
colonel Tortolo, « sorti des décombres de son poste de commandement avec une
poignée de compagnons », est « passé à travers les lignes yankees » pour se
réfugier dans l’ambassade d’un « pays ami », l’Union soviétique. C’est au moins
ce que dit le communiqué de La Havane. Car ledit Tortolo et ses officiers, on le
saura plus tard, ont en fait décampé.
Castro avait annoncé, le 26 octobre : « Les travailleurs cubains ne se rendront
pas. » Laissés sans chef, ayant payé leur tribut de sang, six cent soixante-dix-huit
se rendront. Ils seront rapatriés par la Croix-Rouge, le 9 novembre, après les
cinquante-sept blessés, quatre jours avant les défunts. Fidel accueille les uns et
les autres en des cérémonies impressionnantes, comme le régime sait les
ordonner. Lorsque arrivent les héros morts, le Lider passe entre les cercueils
rangés sur le tarmac et s’attarde à méditer, les épaules voûtées. Un deuil national
de trois jours est décrété. Le Lider, dans son discours funèbre, accuse le
gouvernement des États-Unis d’avoir menti dix-neuf fois dans cette affaire – et
Reagan à lui seul treize fois. Mais le ton est défensif. Pour le pays, c’est la
stupeur. Jamais la Révolution n’a connu de défaite, ou alors ses revers ont été
tus. Ce qui s’est passé à Grenade est surtout humiliant en raison de la conduite
des officiers, qui sera d’ailleurs cachée au peuple (car qu’y aurait-il eu de
déshonorant, aurait-il pu penser, à être débordé par un nombre dix fois supérieur
de professionnels impeccablement armés ?).
Mais Castro a instillé aux Cubains sa conviction que le pays est invincible. Or,
cette fois, le choc a eu lieu – circonscrit, à vrai dire, par un exécutif américain
déjà exultant d’avoir soustrait trois cent quarante-quatre kilomètres carrés de
terres au communisme, et se sentant vengé d’humiliations innombrables pour
avoir « cassé » quelques Cubains. Et le choc a tourné au détriment de la
Révolution. Le Lider avait, par son ordre de résistance jusqu’à la mort, voulu
administrer une démonstration à échelle réduite de ce que serait la résistance en
cas d’invasion de Cuba. Or, la démonstration est ratée.
De surcroît, Moscou n’a pas pipé. Ou, plus précisément, Castro a toute raison
de soupçonner que tout est arrivé par un monstrueux calcul du Kremlin.
Désireux d’empêcher Bishop de renouer commerce avec Washington, ils
auraient lancé Coard, leur affidé. Fidel peut imaginer que Bishop, pour qui,
d’opinions concordantes, il avait une tendresse de grand frère, a subi le sort que
lui-même aurait connu s’il n’avait bloqué Escalante.
Raúl se ressaisit le premier après les événements de la Grenade. Le 15
novembre, il annonce, vieux réflexe, une augmentation des dépenses militaires et
un renforcement des fortifications autour des villes. De fait, les visiteurs de La
Havane auront la stupéfaction, l’année suivante – alors que la tension
internationale est en baisse, passée « l’année des euro-missiles » en Europe –,
d’assister à des exercices d’évacuation de malades, à la fabrication de « pièges
viêtnamiens » dans les CDR, à la mise en condition d’usines et d’écoles en vue
d’une agression américaine jugée « probable et imminente ». L’affaire conduira
corrélativement les autorités à réviser le concept de « défense dans la profondeur
» que leur avaient légué l’Union soviétique en même temps que ses MiG-23, ses
vedettes lance-missiles, ses hélicoptères Mi-4, ses batteries aériennes SAM-3,
etc. : on se confiera davantage, désormais, aux obus antichars. Raúl fera aussi
procéder à la dégradation du colonel Tortolo et d’une trentaine de ses officiers.
Tous seront ramenés au rang de soldats de deuxième classe, avant d’être appelés
à combattre en première ligne en Angola. Une bande vidéo de cette noire
cérémonie circulera dans les casernes de l’île pour l’édification de tous.

L’affaire de la Grenade a évidemment porté au nadir les relations américano-


cubaines. Castro tentera, d’ailleurs, l’été 1984, de donner un coup de main aux
démocrates américains en libérant, à l’occasion d’une visite dans l’île du pasteur
noir Jesse Jackson, les vingt-deux Américains qui y étaient encore détenus, tous
pour des affaires de droit commun. Ce geste n’aidera ni le ministe baptiste à
conquérir l’investiture de son parti, ni Walter Mondale à prévenir la réélection
de Ronald Reagan. Sur un point seulement, la question des migrations cubaines
aux États-Unis, un accord bilatéral sera trouvé. L’administration républicaine
obtiendra partiellement satisfaction sur la question, pendante depuis 1980, du
rapatriement des deux mille sept cent cinquante « délinquants ou déséquilibrés
mentaux » que les autorités castristes avaient glissés parmi les marielitos. Il
provoquera d’ailleurs une vague de révoltes dans les pénitenciers américains où
étaient détenus les indésirables, peu pressés de rentrer dans leur patrie. En
échange, Washington acceptera le principe d’un quota annuel d’immigrés
cubains de vingt mille personnes, le maximum accordé à un pays. Mais un
accord du 14 décembre 1984, prévoyant des entretiens, deux fois l’an sur les
migrations, sera remis en cause dès le 20 mai suivant par un Castro furieux que
Reagan ait lancé la station antirévolutionnaire Radio Martí.
C’est sans doute avec une certaine mélancolie que, le 7 mars 1983, Fidel a «
remis » les non-alignés entre les mains d’Indira Gandhi. Pressent-il qu’il n’aura
plus jamais une telle stature planétaire ? Ses amis radicaux, en tout cas, ne sont
pas plus majoritaires au sommet de New Delhi qu’en 1989. Sur aucun des points
chauds du vaste monde – Afghanistan, Cambodge, Irak-Iran, Proche-Orient –, il
n’a pu faire évoluer les choses d’un iota. La viscosité des situations, il l’a aussi
mesurée à son échec à peser sur le sujet qui lui tient le plus à cœur : « La crise
mondiale économique et sociale », à laquelle il a dédié son dernier discours de
président dans la capitale indienne.
La réflexion de Fidel sur la misère du tiers-monde a pris, à partir de 1983, un
angle privilégié : celui de la dette. Il va multiplier les interviews sur ce thème,
qui seront éditées en opuscules tirés en diverses langues par les presses d’État.
Titre significatif de l’une de ces réflexions : L’Irrecouvrable Dette extérieure de
l’Amérique latine et du tiers-monde. En août 1985, lors d’une conférence latino-
américaine à La Havane, Castro martèle que, à l’évidence, le tiers-monde ne peut
pas supporter une dette estimée alors à sept cents milliards de dollars.
L’Amérique latine, quant à elle, ne peut pas payer chaque année des intérêts
s’élevant à quarante milliards de dollars – du tiers à la moitié, selon les pays, des
recettes d’exportation. Le Lider ne dit pas à ses auditeurs : ne payez pas ! Il
propose « un moratoire de dix à vingt ans, en capital et en intérêts ». Ainsi, aux
approches de la soixantaine, le Cubain se pose désormais en conscience
planétaire. Il ne réclame plus la mort violente du pécheur capitaliste. Il a
découvert que la faillite du système honni provoquerait une crise d’une telle
magnitude, avec tant de répercussions que tous, amis et ennemis, en seraient
frappés. Il ne s’agit plus seulement à présent, comme il le disait en un rare trait
d’humour, le 26 juillet 1982, de conserver « au moins un pays capitaliste pour
fixer les prix et aussi pour lui demander une aide » ! Fidel fait à présent
profession de vouloir sauver le capitalisme d’une « explosion sociale
révolutionnaire » tout en continuant de soutenir, c’est bien naturel, qu’un jour «
tous les pays du monde seront socialistes ». Le Lider est-il si éloigné de la
position de maint banquier, persuadé que le monde développé ne recouvrera pas
toutes ses créances, et désireux que les modalités de ce sinistre soient négociées,
avec pour conséquence un étalement dans le temps des pertes au lieu d’une
soudaine béance synonyme de faillites en chaîne et de krach ?

Suivant sa pente, Castro ne fait que théoriser aux dimensions de l’univers un


problème qui l’a assailli : pour ne rien dire de ses dettes envers l’Union
soviétique et le bloc socialiste, l’île doit alors au moins huit milliards de dollars à
dix principaux États capitalistes et cent cinquante banques. Le Lider a cru
d’abord pouvoir renégocier avec chaque créancier, formule qui lui a été refusée.
Il lui faut, dès lors, entrer dans la moulinette où sont passés tant de pays. En
particulier, il doit accepter l’inacceptable : un droit de regard d’experts étrangers
– et, pis, capitalistes – sur son économie. Le monde occidental en tirera une
connaissance affinée d’un système jusque-là demeuré opaque du fait de modes
de comptabilité (inspirés de l’Union soviétique) entraînant une confusion entre «
produit social brut » et PNB.
En 1983, un premier accord a été conclu, avec lesdits États et banques, lequel
réaménage les deux tiers de la dette. Cela signifie que les Cubains vont devoir
serrer encore leur ceinture. Heureusement, le plus dur a été fait dès 1981 : les
prix de nombreux produits inscrits sur la libreta, ce carnet de rationnement qui
symbolise l’égalité devant la nécessité, ont été augmentés, plusieurs d’entre eux
ont doublé. La suspension définitive, en 1985, du remboursement de la dette
renégociée a été un coup de gong : ne proclamait-on pas jusque-là, à La Havane,
que Cuba était « le moindre risque de l’Amérique latine » ? L’île entrait dans
l’hiver économique.
Quant à la dette envers l’Union soviétique, Carlos Rafael Rodríguez avait la
satisfaction, fin 1984, d’annoncer (en priorité à l’auteur de ce livre) que sa
renégociation était acquise. Pour quel montant ? « Chiffres stratégiques ! » En
fait, les négociations avec États et banques d’Occident ont été l’occasion de
l’évaluer, alors, à huit milliards de dollars – un total qui n’inclut pas les dons
faits en trois décennies, d’un montant à peu près équivalent. Ni, à plus forte
raison, l’aide militaire, simplement estimée par Fidel à « plusieurs milliards de
pesos » – parfois chiffrée à une quinzaine de milliards de dollars. Aussi bien
Fidel est-il convaincu que la dette de Cuba envers Moscou ne sera jamais
repayée : « Cette dette est théorique, et pour cette raison ne nous préoccupe pas.
» Il dit même, désinvolte : « Je ne me souviens pas de son montant ! » Et il
ajoute, contre toute évidence : « Nous n’en avons jamais discuté avec l’URSS. »
Un arrêt sur la situation de l’île à l’été 1985 est utile. La Révolution, en effet,
a dépassé le quart de siècle – une génération –, et mettre tous les échecs sur le
compte du passé n’est, dès lors, plus crédible. En outre, c’est juste avant la
perestroïka gorbatchévienne, qui va bouleverser la donne. Des difficultés du
pays, Fidel, à son ordinaire, est prompt à accuser sécheresses et inondations.
L’île produit en moyenne, vers le milieu des années 1980, sept millions de
tonnes de sucre, soit 20 % de plus que dans les années Grau, Prío et Batista. Ce
succès est dû en partie à la mécanisation. Mais ce bon chiffre ne suffit pas pour
faire face à toutes ses obligations, Cuba devrait dépasser les huit millions de
tonnes, chiffre approché une seule fois depuis 1970. L’île a la chance d’avoir
pour principal client le seul pays industrialisé au monde, l’Union soviétique,
dont les besoins en sucre augmentent. Mais souvent, pour remplir son contrat, La
Havane doit racheter des tonnages sur le marché libre (Brésil, Saint-
Domingue…) et les revendre à Moscou. La Révolution, vingt-cinq ans après sa
naissance, reste dépendante, à 80 %, de l’exportation d’une seule denrée.
Elle a, certes, deux succès « primaires » à son actif : la pêche, des langoustes
surtout, dont les prises ont été multipliées par six, et les agrumes. Elle a retrouvé
son autosuffisance d’avant 1959 pour quelques produits (le riz, le lait), mais pas
sa production de viande, de céréales ou de légumes. L’élevage n’a jamais connu
les percées prophétisées à la fin des années 1960 par les « amis de Cuba » ; la
peste porcine de 1980-1981, succédant à celle de 1970-1971, a, il est vrai,
perturbé les prévisions. Les accusations de Fidel, selon qui elle a été introduite
par la CIA, ont eu peu d’écho. Le tabac et le café, productions traditionnelles
encore réalisées, pour l’essentiel, par le dernier carré du privé, ont résisté. Mais,
pour maints produits de la terre, l’île est encore le domaine du habrá : « il y aura
»…
En dépit d’opinions inverses, le nickel est aussi un échec. L’île en a des
réserves de rang mondial. Et la Révolution en a certes doublé l’extraction,
passant à environ soixante-dix mille tonnes annuelles, mais la totalité du minerai
est exportée pour être purifié en Union soviétique. L’industrialisation a
également connu des avancées : utilisation des sous-produits du sucre (bagasse,
méthanol), production d’outillages pour le secteur primaire (moissonneuses-
batteuses, « combinés » pour la récolte de la canne, bateaux de pêche), et surtout
développement de certaines technologies plus sophistiquées dans les domaines
médical (les « biotechnologies ») ou vétérinaire. Mais ces progrès compensent
mal les effondrements dus aux nationalisations de 1960. Si le nombre de
produits à la vente a augmenté depuis les années 1970, c’est en raison
d’importations, dont les autorités ouvrent ou ferment les vannes en fonction de
décisions jamais expliquées aux citoyens. Les prix du secteur « libre » sont, en
toute hypothèse, élevés.
S’agissant du tertiaire productif, les autorités ont commencé à tourner autour
de la question d’un bond en avant du tourisme, présenté comme « nouvelle
frontière » de l’économie. On conçoit ce que peut avoir de préoccupant l’arrivée
de masses d’étrangers pour une Révolution qui a fait de l’enfermement un de ses
axes ; l’impact de l’ouverture de 1979 aux exilés est encore dans les esprits. Par
ailleurs, le traumatisme de l’époque batistienne où Cuba était « le bordel de
l’Amérique », demeure vivace. La crainte du sida n’est pas moins lancinante,
compte tenu de la fixation de Castro sur les problèmes de santé. En dix ans de
proclamations favorables au tourisme, on n’est parvenu à retrouver que les deux
tiers des visiteurs d’avant : deux cent mille. Canadiens, comités d’entreprise
européens de l’Ouest, Espagnols, Italiens, groupes des pays communistes,
bourgeois latino-américains venus pour le grand frisson : tout ceci ne compense
pas la perte des Américains.

Un élément occulte encore, en cette année 1985, la modestie des résultats de


la Révolution : Cuba, tout en enregistrant un accroissement démographique de
plus de 50 % depuis 1959, a « exporté » huit cent mille de ses citoyens – près de
10 % de sa population –, vers le Nord. C’est là une émigration plus importante
que celle de tout autre pays de la région, Haïti excepté. Un minimum vital, c’est
là l’honneur de la Révolution, est assuré à tous ceux qui sont restés. Il n’y a pas
de mendiants ou de va-nu-pieds à Cuba, pas d’enfants dénutris ou de malades
sans soins, ni de vieillards laissés sans ressources. Le chômage réel est contenu.
Le revenu par foyer, services gratuits inclus, avoisine mille dollars par an. Grâce
à l’aide soviétique, ce chiffre a été stable sur une longue période, ce qui a aidé à
traverser la crise des années 1980 de façon plus indolore que dans le reste de
l’Amérique latine. Cuba est plus humaine que la plupart des autres pays sous-
développés en ceci que le vrai facteur de honte, qui est non la pauvreté mais
l’inégalité criante, y est peu perceptible.
Les réussites de la Révolution castriste, en 1985, sont l’éducation et la santé.
L’obligation scolaire est acquise jusqu’à seize ans. Comparativement à maints
pays du tiers-monde, le niveau est bon, si l’on fait abstraction du pesant
endoctrinement. Le système des « écoles à la campagne », avec des alternances
d’étude et de production, est adapté à la situation d’un pays dont les revenus
viennent essentiellement des champs mais dont la population vit majoritairement
en ville. Par ailleurs, le régime encourage les adultes illettrés à se porter au
niveau du certificat d’études, puis du brevet.
Cuba a, par ailleurs, pour ambition d’être, en l’an 2000, un pays phare en
matière de santé. Partie d’un excellent niveau moyen en 1959, la Révolution a
fait mieux. Aucun effort, nulle dépense ne sont épargnés pour être à la hauteur
de ce défi national. En matière de logement, en revanche, la Révolution a été très
en dessous des espoirs qu’avaient fait naître ses premières mesures de 1959-
1960. Là aussi, elle a distribué spectaculairement, mais elle a beaucoup moins
construit. Pour les services en général, le niveau du pays oscille, en 1985, entre
celui du sud de l’Europe et celui du tiers-monde. Le secteur des transports
urbains, en particulier, est indigne.
L’importance, peu notée, des suicides suggère que l’égalité révolutionnaire ne
suffit pas à faire le bonheur : un taux plus de deux fois plus élevé que dans «
l’enfer yankee », par exemple, selon le ministère de la Santé cubain (1981), avec
vingt-sept « départs volontaires » pour cent mille habitants. Ce taux est le plus
élevé d’Amérique. Un suicide spectaculaire a été celui, en 1983, de l’ex-
président de la République Osvaldo Dorticós. Le régime, comme tout système à
anthropologie faible, est désemparé devant cette ultime frontière de la liberté
humaine ; il se croit obligé d’expliquer les « raisons » (maladie, perte d’un être
cher…) des « grands » renonçants.

1985, dernière ligne droite avant la déroute du bloc socialiste. Les résultats de
Cuba, lumières et ombres, sont mieux connus et, partant, appréciés de façon plus
sereine qu’à l’époque où le castrisme était objet d’adulation ou de répulsion. Le
choix du système communiste comporte inconvénients et avantages.
L’égalitarisme ne pousse pas à la consommation : c’est un bon point pour un
pays qui, virtuellement riche, comme le disait Fidel devant ses juges en 1953, a
encore peu à offrir. Mais c’est aussi parce que l’égalitarisme pousse peu à la
production : notamment, seule une élite politique, frottée ou non d’économie, est
stimulée à travailler. « L’organisation et la direction sont les maillons faibles du
socialisme », a expliqué le Lider à Gianni Mina. Il a aussi admis la supériorité du
capitalisme pour les « grands progrès technologiques ».
Le prix politique payé pour cette assurance contre la misère que constitue le
système communiste est également connu : l’absence de liberté. Le nombre des
prisonniers a, il est vrai, beaucoup diminué depuis les années 1960 où l’île
battait des records mondiaux. Les chiffres sur le nombre des détenus politiques
qui circulaient vers 1985 allaient de huit cents (Castro à Mina) à mille cinq
cents. C’est là une sorte de minimum de croisière du régime puisque les prisons
avaient, en principe, été vidées fin 1979. La plupart des « contre-révolutionnaires
» qui avaient purgé des peines de quinze à trente ans ont été libérés. Nombre des
« criminels batistiens » ont, eux aussi, été élargis. Le maintien de la peine de
mort pour une gamme très ample de crimes, politiques ou économiques,
demeure une réalité. La Révolution a déjà conduit au paredón (poteau) au moins
quatre mille personnes, selon des reconstitutions estimables. Ce chiffre est plus
élevé que celui des victimes de la guerre civile. Il est plus lourd, aussi, que ceux
du Chili de Pinochet. Quant aux morts de la guérilla de l’Escambray, entre 1960
et 1965 – au moins cinq mille –, ils doivent être comptés en sus.
Heureusement, les conditions de la vie carcérale se sont améliorées, du fait de
la baisse de la surpopulation des prisons. Le fameux « Combinat de l’Est », à
une trentaine de kilomètres de La Havane, avec ses six mille cinq cents places,
est même considéré comme une « réalisation du socialisme ». Mais refuser la «
réhabilitation » reste un crime, qui allonge la durée de la peine. Toutefois des
consignes ont été données afin que les plantados soient moins poursuivis par la
vindicte imbécile des geôliers. La fourchette de huit cents à mille cinq cents
prisonniers politiques (et syndicaux) ne comprend que les personnes incarcérées
en milieu fermé, la plupart pour « incitation à l’opposition contre l’ordre social,
la solidarité internationale ou l’État socialiste ». Mais un nombre dix fois
supérieur connaît des restrictions de liberté en milieu semi-ouvert (des fermes à
régime disciplinaire), soit pour objection de conscience, soit pour infraction à la
« loi sur la paresse » (au pays de Paul Lafargue, gendre de Marx, et auteur du
célèbre Droit à la paresse !), soit pour mauvaise volonté dans le travail. Les «
droits communs » sont bien sûr en sus.
L’interdiction de sortir temporairement du pays demeure. Seules les personnes
de plus de soixante ans peuvent aller embrasser leurs enfants émigrés. En
revanche, la sortie définitive, les mains vides, est en principe autorisée pour
quiconque a fait son service militaire, n’exerce pas un métier « stratégique » et
ne redoute pas les vexations, ou pis, en attendant le visa.
La liberté de publier n’existe pas. C’est l’Uneac, la bureaucratique Union des
écrivains et artistes cubains, qui décide. Castro dit à Mina : « Nous ne sommes
pas intéressés à établir une censure mais à opérer une sélection. Car nous
manquons de ressources pour le papier… Je te dis franchement, un livre contre-
révolutionnaire on ne le publie pas… Il y a tellement de livres, littéraires ou
politiques, inutiles. Un livre sérieux oui ; mais il serait absurde de publier un
pamphlet. Ni pamphlet ni littérature ordurière. »
Depuis le début des années 1980 se note une augmentation de la liberté de ton
des conversations chez les jeunes. Une plus grande aisance de mœurs, ayant pour
temples les « bars obscurs » de La Havane, y est également perceptible ; elle
bouscule le moralisme affiché de la Révolution – laquelle est pourtant tenancière
de « maisons d’amours passagères » puisque les fameuses posadas sont, bien
entendu, nationalisées. L’audition, à partir de 1985, précisément, de Radio Martí,
moins partisane qu’il aurait été imaginable, a surtout contribué à diffuser le
hard-rock américain. Les adolescents cubains se mettent, pour le meilleur et le
pire, à l’heure d’une classe d’âge planétaire. Cette revendication de « liberté »,
cette « perte de respect », cette « hyper exigence » signalées par des adultes qui
souvent s’en offusquent, se cogne à l’immobilisme ambiant, y compris celui des
« bons révolutionnaires » devenus d’indéboulonnables apparatchiks.

Une catégorie, pourtant, a retrouvé un peu d’espace depuis 1980 : les


chrétiens. Qu’ils soient des citoyens de seconde zone est reconnu par Castro lui-
même devant Frei Betto : ils sont éloignés des responsabilités. En revanche, il y
a davantage de respect pour les croyants. L’intérêt que Fidel porte au
christianisme comme facteur de changement social en Amérique latine a
contribué à cette évolution. La religion, explique Fidel à Betto, « n’est pas
nécessairement l’opium du peuple ». Foin à présent des compétitions sportives
organisées le dimanche à l’heure de la messe sur la place de la cathédrale ! La
croyance religieuse comme facteur de réticence envers la Révolution est mieux
tolérée, mais non le refus du port des armes, qui fait des Témoins de Jéhovah des
parias de la société cubaine.
Une forme de participation existe : il y a des réunions partout et tout le temps.
On peut y parler de tout, sauf des grandes orientations : pour ça, les « indications
» viennent « d’en haut ». Le parti compte six cent mille militants dans les années
1980. L’adhésion aux organisations de masse est importante, sinon toujours
volontaire : 85 % de la population majeure, en particulier, appartient aux CDR,
ces « yeux » du régime. Les six à quatorze ans sont tous des pionniers. La FEU
compte quatre cent cinquante mille adhérents, presque tous les étudiants. Les
quatre cinquièmes des femmes sont à la Federación de mujeres. Trois millions
de travailleurs, sur quatre, cotisent à la CTC, le syndicat unique. Près d’un
million et demi de citoyens, 15 % du total, manient les armes au sein des milices
; l’ambition de Castro est que six millions de personnes, sur désormais près de
dix, aient une formation militaire : et parmi eux tous les adolescents à partir de
quatorze ans, filles comprises. Et les Jeunesses communistes, vivier de la future
nomenklatura, comptent six cent mille adhérents : autant que le PCC, ce qui
donne la mesure des ambitions.
Le débat politique est officiellement encouragé à se débrider. Le Lider
souhaite, a-t-il dit, non seulement des « pressions du haut vers le bas mais aussi
du bas vers le haut » : des critiques mesurées, constructives, visant pour
l’essentiel, comme au début des années 1970, à « remonter le tas de sable »
d’une productivité déclinante. Mais nul, à Cuba, n’est jamais assuré des règles
du jeu, mal fixées et mouvantes. Dans l’incertitude, chacun jugera donc
préférable de ne se découvrir qu’avec d’infinies prudences et, mieux, de
s’abstenir de parler. La vie politique, dès lors, demeure, trente-cinq ans après la
victoire de 1959, confinée aux choix de Fidel Castro, discutés certes, réversibles
sans doute, mais finalement déterminants.
11
LE CHOC DE LA PERESTROÏKA
(1985-1990)

La Révolution cubaine est créatrice et ne copie pas.


Fidel Castro, 26 mars 1988

Fidel a semblé d’abord prendre avec un brin de désinvolture les évolutions en


Union soviétique à partir de 1985 (le binôme perestroïka-glasnost) qui allaient
conduire à ce qui, pour lui, serait une catastrophe. Une explication vient
aisément : il avait fini par se persuader, du haut de son quart de siècle à la tête de
Cuba et aux commandes d’événements d’une importance planétaire, que le
système international auquel il adhérait était inébranlable. Notamment parce
qu’il y adhérait ! Pour lui, donc, Mikhaïl Gorbatchev était un jeunot qui
apprendrait vite la vraie vie selon Marx et Lénine, ou alors disparaîtrait pour
faire place à un secrétaire du PCUS ayant la solidité du roc soviétique, un chef à
la Brejnev. Fidel, en somme, n’avait jamais imaginé, dans sa vision très « fixiste
» du pouvoir, que l’homme rapidement surnommé « Gorby » à l’Ouest puisse
devenir le liquidateur d’Octobre 1917.
La situation du Lider s’était, en réalité, faite plus précaire dès la mort de
Brejnev, en novembre 1982. Fidel avait fini par nouer des relations de confiance
avec « son » deuxième secrétaire général, après des débuts orageux : « Un
homme très affable, très intelligent, de grande autorité », disait-il de Leonid.
Andropov ? Castro le rencontre aux obsèques de son prédécesseur. « Il jouissait
d’une grande autorité et de prestige », confie-t-il à Mina. Mais ce fut aussi
l’homme du coup fourré à la Grenade. Voici le Cubain de retour à Moscou, en
février 1984, pour l’enterrement dudit. Tchernenko ? Ce sera le moins aimé de
tous. N’a-t-il pas donné l’ordre à une flottille en route vers le Nicaragua de
rebrousser chemin seulement parce qu’une mine venait d’endommager un
pétrolier soviétique ? Fidel ne pardonne pas la lâcheté. Il envoie Raúl à ses
funérailles, en mars 1985, comme si un « ancien » n’avait pas de temps à perdre
avec cette agitation funéraire et la désignation de successifs nains.
Fâcheuse idée ! Il se prive ainsi d’une rencontre immédiate avec le nouveau
patron du Kremlin. Son frère, qui connaissait pourtant Gorbatchev depuis des
vacances en Union soviétique, sera reçu après beaucoup d’autres délégués. Fidel
s’est rattrapé « par téléphone et par lettre », mais ce n’est pas pareil. C’est
seulement au XXVIIe Congrès du PCUS, en février 1986, que le contact a été
noué entre « Gorby » et le Cubain. C’était, précise à Mina un Castro alors
désireux de prouver la qualité de son entente avec le secrétaire général
soviétique, « un dimanche, de surcroît jour de son anniversaire ».
Fidel tente de « se racheter » en célébrant la « puissante vague d’optimisme,
d’enthousiasme et d’espoir » censée submerger le congrès de la rénovation
gorbatchévienne. À Mina, Castro parle de « son » cinquième secrétaire du PCUS
comme d’un « homme vif, brillant, souple, connaissant bien ses dossiers ». Il
ajoute : « Je crois que nous nous sommes très bien compris. » Le chef du PCUS
connaissait-il, dès son arrivée au pouvoir, la profondeur du mal qui étreignait
l’Union soviétique – ce blocage moral, économique, social, politique, auquel
avait présidé Brejnev, dont le long pouvoir allait être baptisé « le temps de la
stagnation » ? On ne sait. Fidel loue d’emblée ses « initiatives internationales »
en faveur du désarmement nucléaire. Dans le domaine intérieur, il apprécie sa «
campagne contre l’alcoolisme », ses « mesures pour renforcer la discipline au
travail, son combat contre la corruption » et son souci de ne pas « laisser de côté
l’aspect social » dans son effort de rattraper « les retards de l’Union soviétique ».
Bref, « un homme bien préparé, plus moderne, plus ouvert au monde que ses
prédécesseurs et décidé à perfectionner la société et l’État ». Et pourtant le
courant ne passera jamais. D’autant que, bien vite, la perestroïka a des effets
inquiétants sur Cuba. La restructuration à laquelle s’attelle Gorbatchev conduit
en effet à rendre inadmissible, aux yeux d’une population soviétique mieux
informée par une presse devenue plus libre, le maintien des libéralités auxquelles
l’île s’était habituée depuis des lustres : el pueblo cubano ès demasiado bailador
(« le peuple cubain aime trop danser »), comme dit un chiste (blague) local – la «
danseuse cubaine » est décidément dispendieuse !

S’il est vrai que la Révolution fidéliste a, un temps, été davantage qu’un
partage de la disette, c’est essentiellement grâce à ce surcroît de richesses que,
bon an mal an, Moscou a injecté dans l’économie insulaire. En ultime instance,
le génie de Castro aura été d’avoir trouvé, un quart de siècle durant, une source
permanente de financement d’une notoire partie des besoins de Cuba. Au prix
d’une contrepartie stratégique : être l’épine permanente, et parfois très irritante,
dans le talon de l’ennemi américain.
Car Moscou n’aidait pas seulement la Révolution castriste en lui assurant des
prix préférentiels pour son sucre et en lui accordant des prix bonifiés pour le
pétrole qu’elle lui cédait. L’île était aussi autorisée à revendre « l’or noir »
qu’elle économisait (un quart environ de son contingent annuel de 13,5 millions
de tonnes) sur le marché international. C’était sa « cassette » de devises. Ces
subsides lui rapportaient, ont évalué des experts américains, quatre milliards et
demi de dollars par an, près du tiers du PIB. C’était comme une allocation
mensuelle de cent euros attribuée à une famille de quatre personnes. Il faut
garder à l’esprit que le salaire moyen d’un Cubain était du même montant.
L’aide de Moscou finançait les prestations gratuites, médecine, éducation,
loisirs, logement, dont la Révolution était si fière. Elle était aussi la source, ou le
complément, de nombre des investissements, gages de la richesse future :
l’Union soviétique aura ainsi achevé 350 projets dans l’île, et 250 étaient en
cours lorsqu’elle a mis fin à ses libéralités. Elle finançait aussi une partie non
négligeable des importations de denrées et autres produits qui avaient permis, à
partir de 1970, une amélioration des conditions de vie de la population. Les
meilleurs défenseurs de Cuba conviennent, dans la deuxième moitié des années
1980, que, sans cette assistance, « les progrès incontestables observés n’auraient
pas été possibles » (Marcel Niedergang). La manne venant à faire défaut, le
castrisme de Fidel va apparaître pour ce qu’il est vraiment : créateur d’égalité,
mais nullement de richesses.
La renégociation de l’accord commercial pour 1986 est tendue. Moscou
restreint son aide : diminution des surprix payés pour le sucre et stagnation des
quantités de pétrole livrées. Et le partenaire refuse de financer de nouveaux
projets industriels insulaires, alléguant la nécessité d’achever d’abord plusieurs
chantiers. Dès 1986, de surcroît, la réorganisation économique prenant sa vitesse
de croisière en Union soviétique, les modalités mêmes de la coopération vont
être révisées : la fin de la planification (Gosplan) comme élément principal de la
conduite de l’économie soviétique va bouleverser les règles d’échange. L’accord
quinquennal et les accords annuels qui l’affinent ne seront plus qu’un cadre ;
l’essentiel sera laissé aux entreprises soviétiques, livrées à une croissante
autonomie. Or, la Cuba de Fidel Castro n’est pas prête, tant s’en faut, pour ce
jeu-là.
Tout au contraire, en un geste qui lui ressemble bien, où le panache est mis au
service de la volonté de défier, le Lider revient sur les réformes qu’il avait
lancées en 1982, dans la foulée de l’exode de Mariel. Dès le 1er juillet 1985, il
renvoie Humberto Pérez, vice-président du Conseil des ministres et président du
Plan, architecte de la « NEP » cubaine – une ouverture qui avait porté l’île à des
sommets de production inégalés, notamment en matière sucrière, et qui avait
donné à la population une aisance sans pareille depuis le début des années 1960,
si l’on excepte les premières années 1970. Le IIIe Congrès du PCC est même
reporté afin que le troisième plan soit réécrit dans des perspectives plus
centralisatrices, moins tournées vers la participation du petit secteur privé,
paysan notamment, qui avait été relancé au début de la décennie 1980. En 1986,
pour ses soixante ans, Fidel fait donc une pétulante crise de jeunesse, revenant
aux jours du « guévarisme ». Le 6 avril, il annonce la nouvelle ligne, intitulée «
rectification des erreurs ». Il expliquera cela plus tard, le 26 juillet 1988 : « Dans
notre effort pour rechercher l’efficacité économique, nous avons créé le bouillon
de culture de quantités de vices et de déformations, et qui pis est de corruptions.
» Stigmatisant les « cochonneries » de l’approche capitaliste, il précise, afin que
nul ne l’ignore : « Nous ne sommes pas dans la mer Noire mais dans la Caraïbe.
» L’écrivain Gilles Lapouge pourra écrire dans Le Monde, à cette époque : « En
économie, Castro est un danger public. » De fait, la « rectification », qui va durer
quatre ans, mettra l’île dans une situation irréelle, contribuant à créer, dès 1986,
une crise terrible qui verra la Cuba castriste pantelante à l’orée de la phase la
plus rude de son histoire : la fin de la coopération du bloc socialiste, puis de
l’aide de l’Union soviétique.
La « castroïka » (ainsi les Cubains vont-ils, par amère dérision, surnommer la
« rectification ») s’accompagne d’un ballet diplomatique étrange entre Fidel et «
Gorby ». Ce seront des années tout en passes subtiles, où les deux se gardent
bien de se harceler au grand jour, alors que, en profondeur, des réajustements
profonds sont à l’œuvre. Ainsi Castro se rend-il à Moscou pour assister aux
cérémonies marquant le soixante-dixième anniversaire de « la grande révolution
socialiste d’Octobre », le 7 novembre 1987 (c’est là son onzième et dernier
voyage en Union soviétique), mais il y reste peu.
Lorsque, après un report, Mikhaïl Gorbatchev viendra finalement à La Havane
le 2 avril 1989, rien ne se passera comme le prévoyait une presse américaine
accourue en gros bataillons pour rendre compte du « choc historique » entre le
père de la perestroïka et son contempteur. À la stupéfaction des anchormen
américains, les deux secrétaires généraux échangent des assurances d’« amitié
éternelle ». Un traité de coopération est même signé pour… vingt-cinq ans.
Mais, de part et d’autre, il y a énormément de bluff. Serge Raffy prétend même,
dans son Castro, l’infidèle, que Gorbatchev était paniqué à l’idée qu’un attentat
puisse lui coûter la vie sur le sol insulaire !
Avant l’automne, Fidel fera interdire dans l’île Les Nouvelles de Moscou et
Sputnik, publications qui exercent la passion de la « transparence » jusque dans
la cour du Cubain. Côté soviétique, le signe le plus tangible de la baisse d’intérêt
envers l’île se lit dans les chiffres des livraisons de pétrole. Elles passeront de
13,5 millions de tonnes en 1987 à 13 millions en 1988, 11,5 millions en 1989, 10
millions en 1990 et 8 millions en 1991, dernière année de l’Union soviétique.
Moscou justifie cela par la « désorganisation » qui règne au pays des Soviets. Le
partenaire, par ailleurs, révise les termes de l’échange, jusque-là si favorables à
Cuba : d’un ratio de 1 tonne de sucre troquée contre 3,5 tonnes d’or noir, on
passe en 1990 à 1 tonne contre 1,8. Et, au début de 1990, Moscou fait connaître,
coup de tonnerre, que, à partir du 1er janvier suivant, elle exigera un paiement en
devises de son pétrole.
C’est là l’annonce qui éclaire Castro sur l’ampleur de la catastrophe à venir. Il
la chiffre à une perte d’un milliard de dollars annuel alors que Cuba dispose, en
devises convertibles, de 1,25 milliard l’an. Cela pousse Fidel à mettre en œuvre,
à partir du 1er septembre 1990, la « période spéciale en temps de paix », une
véritable économie de guerre, d’abord conçue comme une phase d’adaptation
aux bouleversements en cours. Mais la disparition de l’Union soviétique la
transformera en la « saison la plus longue » d’un socialisme cubain cherchant,
afin de ne pas offusquer la pureté idéologique du « fidélisme » (disons cela
puisque Raúl Castro, lui, incline à plus de pragmatisme), à louvoyer face à
certains impératifs de type capitaliste – contrairement aux choix opérés par la
Chine ou le très admiré Viêtnam.

Sur le front international, c’est au sud de l’Afrique que l’onde de choc se fait
d’abord sentir pour Cuba. Car « Gorby » n’a pas été long à comprendre que la
première mesure à prendre pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être, et si
possible de relancer la machine, était de redimensionner les engagements
internationaux de l’Union soviétique – en effet écrasants, et pas seulement en
Afghanistan. On a appelé cette prise de conscience « la nouvelle pensée »
gorbatchévienne. Et il fallait certes un grand esprit, et courageux, pour
entreprendre de désamorcer ainsi la terrible tension mondiale (éloignée de la
guerre par la seule prise de conscience des dangers d’annihilation planétaire), qui
avait marqué, au tournant des années 1970 et 1980, la fin du long règne de
Brejnev et les brefs secrétariats d’Andropov et Tchernenko, en coïncidence avec
la présidence Reagan.
Un discours prononcé par Gorbatchev à Vladivostok le 28 juillet 1986
annonce un prochain retrait militaire d’Afghanistan et de Mongolie. Il est
d’abord, on le comprend, reçu avec scepticisme tant à l’Ouest qu’en Chine. Il se
révélera vite, pourtant, n’être que le point de départ de désengagements plus
substantiels. Le terrain à déblayer était vaste, il est vrai, puisqu’il incluait aussi
l’Afrique et, bientôt, l’Amérique centrale.
Pour Castro, la perestroïka frappe donc en priorité l’Angola. Il n’est certes pas
désireux de rapatrier les quelque quarante mille hommes qu’il a là-bas, non plus
que ses milliers d’autres compatriotes, militaires ou coopérants, qu’accueillent
plusieurs autres pays du continent noir, surtout l’Éthiopie. Sans qu’il lui en coûte
trop cher (c’est l’Union soviétique qui fournit le matériel, et le pays hôte qui, en
principe, finance le stationnement), cette « projection » martiale est en effet le
principal instrument du prestige internationaliste de l’île, auprès du tiers-monde.
Au VIIIe Sommet des non-alignés, à Harare (Zimbabwe), en 1986, Fidel a
d’ailleurs déclaré que ses troupes ne bougeraient pas tant que prévaudrait
l’apartheid en Afrique du Sud.
Certes, à propos de l’Éthiopie, des sources occidentales ont annoncée, dès
1984, une diminution des effectifs cubains : de dix mille à trois mille. Il est vrai
qu’Addis-Abeba semblait moins pressée par l’irrédentisme érythréen, et il lui
était devenu moins indispensable d’entretenir un lourd contingent étranger.
En Angola, après la phase des combats frontaux de 1975-1976, les soldats
cubains s’étaient repliés, avec la consolidation des forces armées de Luanda,
dans un rôle de couverture de la capitale et de l’enclave de Cabinda (ils y
protégeaient, ironie ! les forages de la société pétrolière américaine Chevron). Ils
ont été conduits à nouveau en première ligne, au tournant des années 1970-1980,
par le regain des activités des guérilleros de l’Unita, qui contrôlaient le tiers du
territoire. Les Cubains ont dû ensuite répondre à une nouvelle vive attaque des
forces d’Afrique du Sud. Celles-ci ont engagé, en novembre 1987, leur plus
violent combat en douze ans contre les troupes de Luanda, à Cuito Cuanavale.
Selon Fidel, c’est lui-même, de La Havane, et le général Cintra Frías, sur le
terrain, qui s’y sont illustrés. Or ce sont bien les renforts (dix mille hommes)
envoyés de La Havane sous le général Ochoa qui vont éviter l’effondrement. La
bataille va durer cinq mois. Et Pretoria ne percera pas les lignes cubaines.
Cuba n’a jamais détaillé ses pertes. Dans ses entretiens avec l’Italien Mina,
Fidel suggère qu’elles se montent à moins de mille, une donnée en ligne avec les
dires du « proconsul » cubain à Luanda Jorge Risquet. Selon le général Rafael
del Pino, numéro 2 de l’aviation cubaine qui a déserté en 1987, les
expéditionnaires auraient eu dix mille morts. Sans doute la vérité s’établit-elle
entre les deux. Voici, de toute façon, un chiffre important, pour un pays de
moins de onze millions d’habitants.

Il est certain que Luanda, écrasée par le coût de la guerre, était, plus que La
Havane, prête à chercher l’ouverture auprès de l’adversaire angolais Jonas
Savimbi, chef de l’Unita. On était ainsi apparu déconcerté, autour de Fidel, par
l’accord passé dès le 16 février 1984 entre Pretoria et Luanda. C’est ce
document, pourtant, qui a ranimé la diplomatie. L’inlassable secrétaire d’État
américain Chester Crocker a fait, quatre années durant, la navette entre les
parties avant que, pour la première fois, en 1988, les États impliqués dans le
conflit – Angola, Afrique du Sud, Cuba, ainsi que les États-Unis agissant comme
médiateur engagé – s’assoient autour d’une table. Le 22 décembre seront signés,
aux Nations unies à New York, deux accords : l’un prévoit le retrait progressif
de tous les Cubains, et l’autre l’indépendance de la Namibie, jusque-là
protectorat de l’Afrique du Sud.
Fidel sort de l’aventure la tête haute. Il y était entré, en 1975, dans des
conditions ambiguës : même s’il a toujours assuré avoir pris seul la décision de
voler au secours du camp progressiste angolais, il agissait objectivement en valet
d’armes d’une Union soviétique alors prise d’un regain d’activisme à l’occasion
de la décolonisation portugaise : il payait sa dette économique envers Moscou
avec le sang cubain. En toute hypothèse, le Lider n’avait aucun moyen de tenir, à
des milliers de kilomètres de chez lui, sans les armes et le matériel mis à sa
disposition par Moscou.
Mais la croisade cubaine était loin d’être sans projets propres, et certains
d’entre eux ont abouti. Certes pas dans la « Corne » de l’Afrique, où le cynique
retournement d’alliance de 1978 a été l’un des éléments d’une déstabilisation
plus générale, qui a conduit à la situation actuelle d’un pays, la Somalie, d’une
part divisé en trois et, pour sa moitié sud, en proie à l’anarchie, à l’islamisme et à
la guerre, civile et étrangère, depuis 1991.
Quant à l’Angola, à défaut de l’avoir stabilisé politiquement (il faudra plus
d’un lustre et demi après les accords de 1988 pour qu’un règlement intérieur
commence à s’y préciser…), les Cubains en ont fait une base d’où ils ont affaibli
l’Afrique du Sud de l’apartheid, bouleversant ainsi le paysage de la région et du
continent. Ainsi, non seulement Fidel aura fait du bruit sur terre, ce qui était
d’évidence un élément de son plan de vie, mais il aura changé la face d’une
partie du monde. Cuba aura en effet contribué de façon décisive à
l’indépendance de la Namibie, sur laquelle la communauté internationale
achoppait de longue date et qui deviendra effective le 21 mars 1990. Quant au
démantèlement de l’apartheid qui va suivre, Nelson Mandela, libéré le 11 février
1990 après vingt-sept années en prison, viendra le 26 juillet 1991 à La Havane
en rendre hommage à Fidel et son peuple : « C’est la première fois que
quelqu’un est venu nous défendre », dit ce jour-là le vieux lutteur. Il ajoute que
les forces armées de l’île ont, à la bataille de Cuito Cuanavale, « détruit le mythe
de l’invincibilité de l’oppresseur blanc ». L’hommage était d’évidence dû, mais
la qualité, universellement reconnue, de son auteur force l’esprit le plus
sceptique à l’entendre.
Fidel va se tenir aux accords de New York. Le 10 janvier 1990, une cérémonie
haute en couleur, à Luanda, marquera l’adieu aux armes des Cubains, dont
quatre mille s’embarquent pour La Havane le jour même. Tout au plus le Lider
décidera-t-il, au printemps 1990, une suspension provisoire du repli face à des
attaques de l’Unita contre ses troupes. Il entend montrer que, en cette affaire, il
n’obéit qu’à ce qu’il a signé et que nul ne le contraindra à on ne sait quelle hâte.
Le 25 mai 1991, avec quelques jours d’avance sur le calendrier initial, le dernier
des cinquante mille soldats cubains quittera l’Angola. C’était la fin non
seulement d’une entreprise engagée seize ans plus tôt, mais aussi de toute
l’aventure africaine de La Havane, discrètement commencée au début des années
1960 par une aide à l’Algérie contre le Maroc lors de la « guerre des sables ». En
Éthiopie, l’autre gros contingent « internationaliste » de l’île caraïbe sur le
continent noir avait également procédé à son repli à partir de l’automne de 1989.

Au pays, cependant, Fidel éprouve de sérieuses difficultés à tenir son monde.


Dès le début des années 1980, à la faveur de la relative ouverture consécutive à
l’exode de Mariel, étaient apparus des groupes d’artistes indépendants dont le
pouvoir a toléré qu’ils organisent parfois de petites expositions « sauvages », y
compris à certains carrefours de La Havane. Des rockers et groupes de musiques
plus débridées, tels les Van Van, ou Carlos Varela, dont les chansons flirtent
avec la contestation, commencent à occuper une place éminente dans les
concerts et même à la radio. Le destin des uns et des autres sera différent. Les
plasticiens finiront, dans l’ensemble, par se lasser des difficiles conditions
d’exercice de leur art et partiront. Les musiciens, eux, sans doute parce qu’ils
touchent plus immédiatement la sensibilité de Cubains fous de rythme, aussi
parce qu’ils rapportent des devises au pays, ont dans l’ensemble prospéré,
parvenant même à se tailler d’estimables, voire d’importants espaces de liberté,
artistique et économique.
Plus surprenant encore : le régime laisse éclore, à partir de 1985, de petits
mouvements de contestation axés sur la défense des droits de l’homme,
l’écologie, etc. Certains vont se prévaloir de la perestroïka soviétique puis, plus
simplement, d’une nécessaire ouverture démocratique de Cuba au XXe siècle
finissant. Plusieurs ne tarderont pas à comprendre la nécessité d’un dialogue de
l’intérieur avec les exilés. Quelques noms surgissent d’un foisonnement, il est
vrai, parfois encouragé par les Services à des fins de zizanie. Le plus ancien
contestataire est Ricardo Bofill, qui a fait maints séjours en prison à partir des
années 1960. Épuisé, il quittera l’île en 1988. Ce sont Gustavo Arcos, un ex-
ambassadeur devenu anticastriste, puis Elizardo Sánchez, à partir de 1986, qui
deviendront les figures de proue de la contestation, ensuite rejoints par Oswaldo
Paya. Tous se réclament des droits de l’homme, les uns au nom de la social-
démocratie, Paya au nom de la démocratie chrétienne. Plusieurs dissidents sont
d’ex-sympathisants du fidélisme (Arcos a été « moncadiste ») ou du
communisme (Bofill avait été de l’affaire de la « microfraction » en 1968). L’un
des plus étonnants de ces nouveaux opposants est Jesus Yánez, un officier qui,
en 1953, avait refusé de servir à Fidel, emprisonné après la Moncada, un potage
empoisonné.
Pour la première fois en 1988, le Lider a autorisé la venue de commissions
internationales pour enquêter sur les droits de l’homme : America’s Watch,
Amnesty, le barreau de New York, la Croix-Rouge, l’ONU. Des centaines de
Cubains prendront le risque de témoigner. Les rapports de ces instances
paraîtront accablants pour le régime – cependant, la commission ad hoc des
Nations unies, à Genève, soulignera les « progrès accomplis ». Exécutions
sommaires de détenus, assassinats d’opposants, disparitions : même s’ils sont
restés exceptionnels, la révélation de tels actes secouera plus d’une conscience «
amie de Cuba ». Le ministre de l’Intérieur, José Abrantes, va même reconnaître
que la torture a été utilisée « par le passé » dans les geôles, ce qui avait toujours
été nié et, aujourd’hui, reste nié. Le nombre des prisonniers de conscience est
établi, fin 1988, à un demi-millier.
Il a aussi commencé à être question, à partir de 1986, de « sidatoriums » créés
pour isoler les premiers citoyens de l’île reconnus atteints du syndrome
immunodéficitaire acquis (ce sont, en général, des soldats retour d’Angola).
Cette mesure, qui est apparue naturelle à un régime passionné de prévention, est
aussitôt dénoncée à l’étranger comme « discriminatoire ».
Cependant, dès la fin 1988, la crise économique, en partie liée à la politique
de « rectification » lancée par Fidel en 1985-1986, s’accentue. Les restrictions
empirent sur la nourriture et certains produits de nécessité courante comme le
dentifrice, le papier hygiénique… Dès lors, les conduites « antisociales » se
répandent, et d’abord parmi les jeunes. Maints Cubains cherchent à se procurer
des dollars pour améliorer l’ordinaire. Des centaines de trafiquants sont
interpellés. Des actes d’insubordination sont signalés : slogans hostiles au Lider,
notamment dans des cinémas, concerts de casseroles dans des quartiers isolés ;
des manifestations auraient même lieu ici et là, en province. La plupart des
opposants, dont les noms sont désormais devenus familiers des correspondants et
envoyés spéciaux étrangers, sont arrêtés et condamnés, pour des périodes en
général bien plus brèves que par le passé, encore que nullement anodines :
quelques années, au lieu de deux ou trois décennies de prison. Pourtant, ils ne se
laissent pas bâillonner : ainsi, devant un envoyé du Monde, Gustavo Arcos
dénonce-t-il « le mensonge, la dissimulation, l’apathie, la malhonnêteté »
engendrés par le castrisme.
La conférence des évêques catholiques, avec laquelle le régime a pourtant
normalisé les relations en 1985, fustige la « schizophrénie » ambiante qui
consiste en ce que « par-devant tout va bien, par-derrière tout va mal ». À la
faveur de la crise du tournant des années 1980-1990, le pouvoir de l’Église
catholique, infime avant la Révolution, s’affermit. Elle représente, en effet, un
espace de liberté modique mais sans égal. Créée à La Havane pour agir en
matière de droits de l’homme, une commission Justice et paix va essaimer dans
plusieurs villes. Cuba est le seul pays d’Amérique latine où un pape n’a jamais
pu se rendre. Mais il est vrai que Fidel craint, avec Karol Wojtyla/Jean-Paul II,
un effet « à la polonaise ». Le pontife pourrait « appuyer sur le poignard pointé
sur notre gorge », susurre un hiérarque. Cependant, le IVe Congrès du PC
accepte, fin 1991, la pleine participation des croyants à la vie publique, y
compris… leur entrée au parti. Après tout, Fidel n’a-t-il pas récité le « Notre
Père » dans une assemblée où il était invité lors d’un voyage au Brésil en 1990 ?
Les protestants, pourtant moins contestataires que les catholiques, aspirent eux
aussi à un peu d’air.
Quant aux tenants des cultes africains, qu’on dénomme santería, ils n’ont, de
longue date, plus aucune retenue à s’afficher. Leur propos, il est vrai, n’est pas
politique. Mais ils expriment une certaine affirmation de la « dignité noire ». Car
celle-ci, le castrisme ne la conteste pas, mais elle ne s’affirme gère dans l’État :
en tout et pour tout une demi-douzaine de Cubains « de couleur » figurent dans
les hautes instances du PC (Politburo et Comité central) ou au Conseil des
ministres, alors que cette catégorie de la population, plus prolifique que les
Blancs, dépasse à présent les 50 %.

Dans ce médiocre climat, le retour des vétérans d’Angola est un problème


virtuellement explosif. Car ces hommes ont pris, en campagne, des habitudes
d’autonomie et de discussion bien différentes de celles qui prévalent à Cuba. Ne
risquent-ils pas de créer une sorte de parti contestataire, ce qui serait terrible vu
leur nombre (trois cent mille sont passés là-bas en treize ans, apprend-on
officiellement vers cette époque) ? Le problème, en tout cas, est régulièrement
évoqué par les journalistes étrangers enquêtant dans l’île. Et, soudain, un coup
de tonnerre semble lui donner une vive actualité. Le 14 juin 1989, Granma
annonce l’arrestation du général Arnaldo Ochoa, « héros de la République »
pour sa victoire en Ogaden contre la Somalie en 1978, et récent vainqueur de la
bataille de Cuito Cuanavale en Angola. L’officier de cinquante-huit ans est
accusé de « graves faits de corruption » et d’« usage malhonnête de ressources
économiques ». Le même jour circule à La Havane une rumeur : le ministre des
Transports, le général Diocles Torralba, vice-Premier ministre, a été destitué
pour « inconduite ».
Le soir, apprend-on, Raúl doit prononcer à son ministère, celui des Forces
armées, un discours devant un parterre d’officiers, pour le vingt-huitième
anniversaire de la création de « l’armée d’Occident », dont le QG est à La
Havane. Or, on sait dans les ambassades que le général Ochoa a été programmé,
sa carrière l’y destine, pour prendre la tête de cette unité, la plus prestigieuse de
Cuba. Il a même fait, en avril, la traditionnelle tournée des popotes avec Raúl –
dont on dit, dans les milieux diplomatiques, qu’il est son ami de trente ans, que
leurs épouses ont été elles aussi très liées. Mais ce que les gens informés
n’ignorent pas, c’est que, début juin, le ministre a dit à Ochoa qu’il ne convient
pas pour le poste. On pense qu’il a agi en cela sur ordre de son commandant en
chef de frère, qui n’apprécie décidément pas un homme que ses exploits ont sans
doute rendu trop libre de ton, avec parfois une touche de sarcasme qui peut aller
jusqu’à égratigner Fidel Castro lui-même. Lors de cette entrevue, les choses en
sont arrivées, entre les deux ex-amis de trente ans, à la violence verbale.
Le discours du jeune frère de Fidel (cinquante-huit ans), numéro 2 en tout
dans l’île et successeur désigné, est retransmis en direct par la télévision. Or,
Raúl est dans un état affreux. Deux heures et demie durant, les Cubains vont voir
sur leur petit écran un homme qui leur donne l’impression d’être hors de lui,
comme ivre, d’alcool et/ou de rage. Mentalement désordonné. Un message
sourd, pourtant : « Les militaires peuvent avoir leur point de vue, mais, quand on
donne un ordre, ils doivent l’exécuter. » Sur Ochoa : « C’est l’officier que j’ai le
plus souvent rappelé à l’ordre. » Et encore : « Il plaisante trop, au point qu’on ne
sait pas quand il parle sérieusement. » Il fait référence à ce grand général comme
à un « stratège de café ». Et puis il a cédé au « populisme ». Raúl ajoutera que «
ceux qui n’aiment pas notre socialisme » peuvent aller « en Pologne, en Hongrie,
en Chine… ». Enfin, par glissements, il arrive à la dénonciation qui figure dans
le Granma du jour : en Angola, Ochoa ne s’est pas occupé « de la guerre, mais
d’autre chose ». Il avait autour de lui des officiers « complices au sens du
commerce ». Il a cédé « à la fièvre de l’or ». Pour finir, Raúl annonce la
comparution d’Ochoa devant un jury d’honneur. Et il lâche une phrase terrible :
« Entre corruption et trahison, il n’y a qu’une ligne très fine… »
Ne serait-ce pas plutôt que le brillant Ochoa s’est laissé griser par ce que les
Grecs nommaient l’ubris, ce vertige qui naît du succès ? Au point de ne plus
retenir les critiques que tout officier en campagne lâche contre « l’arrière qui se
la coule douce », contre « les politiciens qui envoient les hommes au casse-pipe
sans leur en assurer les moyens », « les grands chefs qui cherchent à commander
depuis leur ministère », se donnant ainsi « la facile illusion du courage »…
L’allusion au « populisme » indiquerait qu’Ochoa a pu vouloir, à coups de
cadeaux à des officiers, se constituer une base d’appui, préoccupante pour tout
pouvoir, surtout quand l’homme qui y procède est un prestigieux combattant.
Raúl insinue donc qu’Ochoa a pu être tenté de jouer les César franchissant le
Rubicon, ou les Bonaparte assaillant le Comité central du PCC en guise de
Conseil des Cinq-Cents. Par ailleurs, la remarque sur les Républiques populaires
peut renvoyer à une inclination manifestée par Ochoa pour les réformes en cours
à l’Est, la perestroïka. Ce qui était là révéler une crainte de nature politique. Or,
Ochoa était plutôt un grand soldat, dont le prestige et le charisme savaient
entraîner des hommes derrière lui.
Cependant, Castro a aussi annoncé que l’accusé est attaqué sur un autre
terrain, bien moins prestigieux, plus aisé aussi sans doute à établir : celui de
malhonnêtetés auxquelles il a pu se livrer en Afrique. De fait, il est question, par
bribes distillées, de trafic d’or, de diamants, d’ivoire, de bois précieux… Puis les
choses vont prendre un tour différent. Car, dans le même élan, ont aussi été
arrêtées deux personnalités de l’île : les frères (jumeaux) Antonio (Tony) et
Patricio La Guardia ainsi qu’une dizaine d’officiers appartenant, comme eux, au
ministère de l’Intérieur (Minint). On apprendra vite que, dans leur cas,
l’accusation est autre : trafic de drogue ! Et le choc est énorme car Fidel s’est
toujours acharné à proclamer que « Cuba présente un bilan sans tache » sur ce
sujet. C’est un éditorial de Granma, le 16 juin, qui en informe le pays. Pour les «
cubanologues », son style est celui des textes anonymes de Fidel. Il y est dit qu’«
Ochoa et des fonctionnaires du Minint en rapport avec lui ont eu des contacts
avec des trafiquants de drogue, ont conclu avec eux des traités et tenté, peut-être
avec succès, de coopérer à des opérations de trafic à proximité de notre territoire
». Ochoa se retrouve ainsi soudain mêlé à une affaire dont personne, au départ,
ne l’accusait. Mais, par ailleurs, Granma formule un aveu de taille : la
participation de Cubains de haut rang à un trafic de drogue.
C’est là l’accusation que martelaient les États-Unis depuis le début des années
1980. Et non seulement l’exécutif (dont Reagan lui-même), mais aussi la Justice
: celle-ci a intenté, depuis un lustre et demi, en Floride, trois procès dont celui,
en cours, à l’encontre du Panaméen Noriega, où l’implication d’officiels de
Cuba est affirmée, sinon démontrée. Une nouvelle affaire vient, au demeurant,
d’entrer dans une phase active, rappellent Jean-François Fogel et Bertrand
Rosenthal dans leur Fin de siècle à La Havane : celle qui a pour centre Reinaldo
Ruiz, trafiquant américain d’origine cubaine, qui met en cause de hauts
fonctionnaires à statut militaire de l’île. La coïncidence de ce procès avec le
déclenchement de ce qui devient « l’affaire Ochoa » n’est pas perçue alors en
Europe, mais n’échappe pas aux journaux américains. Une question s’ensuit : ne
serait-ce pas ce regain de pression de la cour de Floride qui a poussé les frères
Castro à reconnaître qu’une complicité subalterne a pu exister dans le trafic ?
En cela, l’homme que le régime cubain charge des plus lourds péchés est
Antonio La Guardia, chef, au Minint, depuis le début de 1986, d’un département
« Monnaies convertibles » (MC) dont la tâche, sous couvert de détourner
l’embargo américain, est de rapporter, par tous les biais qu’il juge bon, des
devises à l’économie exsangue du pays. Sa latitude d’action est immense, tout
comme, dans les décennies passées, n’avaient jamais été mesurés à cet enfant
chéri de Castro, aussi fidèle que plein d’audace, les moyens de mener à bien
certaines « opérations spéciales », du Proche-Orient à l’Amérique latine, telles
l’organisation, au début des années 1970, du « Groupe des amis du président »
chilien Allende ou celle, en 1979, du « Front Sud » contre Somoza, au
Nicaragua. Fidel, qui préfère souvent, à l’indispensable prudence, la divulgation
de ses fulgurations, expliquera à Mina que le MC avait « une sorte de lettre
patente de corsaire » qui « rendait moral et légitime tout ce que nous faisions
contre [le] blocus ».
Lorsque, au début des années 1980, Tony transite des grandes aux sordides
affaires de l’État, maint journaliste chargé de suivre l’Amérique latine va avoir
l’occasion de faire sa connaissance. La rencontre a souvent lieu à Panama, où
l’officier passe du temps, du fait de ses responsabilités à la Cimex, une société
cubaine de droit panaméen, créée en 1976-1977 pour servir de centrale d’achats
à l’île caraïbe. De l’importation de produits « sensibles » (haute technologie, y
compris militaire) au trafic de drogue, y a-t-il une absolue solution de continuité
? La difficulté réside non tant dans l’obtention du produit que dans son
acheminement, et les canaux utilisés dans un sens peuvent (et, souvent,
demandent à) servir dans l’autre. Ceux qui faisaient entrer en fraude des
marchandises déficitaires à Cuba étaient « des gens ayant des relations dans le
trafic de drogue », expliquera ainsi Tony à son procès. Il expliquera aussi que
certains circuits ont été mis en place lors du va-et-vient de navires liés à l’exode
de Mariel en 1980.
Jorge Masetti, un Argentin qui, des années durant, a travaillé avec les Services
cubains, à travers l’Amérique latine et en Afrique, avant de s’exiler en France,
note : « Au risque de choquer, je dirais que le surprenant de l’affaire ne résidait
pas dans les “révélations” sur les rapports avec le narcotrafic, mais dans leur
utilisation soudaine contre les accusés. En effet, ces rapports n’étaient pas
nouveaux. Ils étaient connus et commentés, si ce n’est dans la population, du
moins dans certains secteurs de l’appareil d’État. En parler ne faisait pas se
dresser les cheveux sur les têtes… »

Sans doute Cuba était-elle prédisposée à cette activité, pour deux raisons. Sa
position géographique, d’abord, qui jette son territoire allongé entre la principale
source, colombienne, de cocaïne, via le Venezuela ou l’Amérique centrale, et
son premier marché, les États-Unis, à travers les Bahamas ou directement avec la
Floride. L’autre motif est l’état pantelant de l’économie depuis le milieu des
années 1980, et sans espoir d’un mieux du fait de l’évolution de l’Union
soviétique. Et ce alors que l’ambition internationale de Fidel, en Amérique
centrale surtout, reste grande.
Lors du IIIe Congrès du PCC, début 1986, Fidel avait redéfini la priorité de sa
Révolution : « Gagner des devises à tout prix. » Révolutionnaire sans état d’âme,
fidéliste à s’en faire tuer, Tony a-t-il mal (ou trop bien) interprété la pensée du
chef ? Le trafic de la drogue via Cuba – qui, selon les États-Unis, n’avait pas été
inconnu par le passé – prend, à partir de 1987, des proportions nouvelles,
obligeant Washington à mettre sur pied un dispositif maritime, aérien et terrestre
(radars) pour l’entraver. Un éditorial de Granma en date du 22 juin mentionnera
ainsi, pour en faire grief aux inculpés du procès Ochoa, « quinze opérations
portant sur six tonnes de cocaïne, pour un montant de 3,4 millions de dollars ».
Un fait retient aussi fortement l’attention : l’arrestation du général Patricio La
Guardia. Ce jumeau de Tony, descendant comme lui d’une famille de
l’aristocratie économique cubaine, a également fait toute sa carrière au ministère
de l’Intérieur : durant les cruciales années 1986-1989, et jusqu’à peu de
semaines avant que n’éclate l’affaire, il était le haut représentant du Minint en
Angola – coiffé donc, au moins vers la fin de sa mission, par Ochoa. Or, le
procès sera formel : « Il a été démontré que Patricio n’a pas participé à des
activités de trafic de drogue », dira le général Manuel Fernández Crespo, chef du
contre-espionnage. Il a seulement fait « des affaires avec Tony ». Pourquoi donc
est-il, lui aussi, inclus dans ce procès de « certains fonctionnaires du Minint »
qui ont « eu des contacts avec les trafiquants internationaux de drogue »
(Granma du 16 juin) ? « Parce qu’il n’a pas dénoncé son frère », dira
l’accusation ! Mais le soupçon pointe que l’inculpation de Patricio tient plutôt à
ce qu’il lance un pont entre son jumeau et Ochoa, de qui leur commune galère
angolaise l’a, de sources concordantes, beaucoup rapproché. Une affaire bien
concrète les relie, en effet, point de départ apparent de toute l’enquête : l’achat,
avorté, d’un avion C-130 commandé par José Dos Santos, le président angolais
qui a succédé à Agostinho Neto. La demande de ce dernier a transité par Ochoa,
puis via Patricio, vers Tony, lequel a fait affaire à Panama avec un citoyen de ce
pays qui s’est dérobé in extremis… non sans garder au passage un paquet de
dollars. Le chef de l’État africain s’est plaint à Fidel, qui tenait là un gros fil à
tirer. De même, l’arrestation initiale de Diocles Torralba – qui ne sera finalement
pas impliqué dans le procès Ochoa, mais sera jugé et condamné plus tard pour «
malversations » – pourrait bien s’expliquer, avant qu’on ne trouvât mieux, par le
« liant » qu’il mettait entre Ochoa, vieux compagnon d’armes que l’on veut à
tout prix charger si fort qu’il ne pourra pas s’en sortir, et Tony… dont il est le
beau-père. On sent bien que de vieilles affaires, pas toutes purement d’État, se
règlent au sein du monde somme toute confiné des hautes sphères
révolutionnaires.
Ce sont donc deux procès qui ont lieu à La Havane fin juin et début juillet
1989. L’un et l’autre sont télévisés, d’évidence pas en direct. Ils sont suivis avec
passion par le pays, rarement convié à plonger ainsi son regard dans le
fonctionnement de l’appareil. Le premier procès se présente sous la forme d’un
tribunal d’honneur, composé de quarante-sept officiers généraux des trois armes.
Le président en est Ulises Rosales del Toro, chef d’état-major général, et le
procureur est Raúl lui-même. Le ban et l’arrière-ban sont là. On voit même
ressortir pour la circonstance Efigenio Ameijeiras, héros de la Maestra passé à la
trappe en 1966 notamment parce qu’il menait une vie dissolue… incluant la
consommation de drogue. Et l’on ne craint pas de mettre en avant le vice-amiral
Aldo Santamaría, impliqué par la justice américaine dans un trafic de marijuana.
Ce qui est demandé à ce jury est qu’on aboutisse à la dégradation d’Ochoa, afin
que celui qui sera jugé ensuite ne soit plus un vivant reproche au système dont il
est un représentant éminent. Le général s’accuse d’emblée : « Je crois avoir trahi
la patrie. » Il ajoute : « Une trahison, on la paie de sa vie. » Le ton est donné :
cinq mois avant que ne s’effondre le mur de Berlin, voici un ultime « procès de
Moscou ».
L’accusation produit une dizaine de témoins, des anciens d’Afrique qui
expliquent ce qu’étaient les trafics ordinaires des Cubains en Angola sous Ochoa
– mais, on se doute, avant lui aussi. Il en ressort l’image d’une armée qui faisait
commerce de tout pour subvenir à ses besoins et pour gagner la guerre : ainsi,
pour défendre Cuito Cuanavale face aux Sud-Africains, deux aéroports,
Catumbela et Cabo Ledo, ont été construits en arrière de cette position à grands
renforts de trafics de pierres, de métaux et de bois précieux acquis sur place. Il
est aussi beaucoup question de produits achetés à Panama par le biais du Minint
(réfrigérateurs, conditionneurs d’air, ventilateurs, téléviseurs…) et revendus à
des prix concurrentiels à des Angolais. Une unité a même été créée pour
collecter les produits, diamants notamment, susceptibles d’être vendus en dollars
– l’obsession cubaine. Les comptes sont d’ailleurs bien tenus, et nul n’évoque
d’enrichissement personnel. Mais le mythe de l’armée internationaliste en prend
un coup.
Ochoa est donc face à ses pairs. Des pairs sans doute affreusement mal à
l’aise, humiliés peut-être que le meilleur d’entre eux soit ainsi vilement traîné
dans la boue, mais in fine nullement prêts à se mettre en travers de la volonté de
leur commandant en chef dont Raúl vient de rappeler, lors de son stupéfiant
discours télévisé, qu’il est « notre père » et que, dès lors, « soyons ses humbles
enfants ». Face à ces hommes-là, Ochoa, disent joliment Fogel et Rosenthal,
garde, dans l’uniforme qu’il porte une dernière fois, « la dignité d’un seigneur
qui sait comment les hommes vivent ». Sans sourciller non plus (parce que c’est
vrai ? parce qu’il se sait déjà condamné ? ou parce qu’on lui a donné des
assurances que sa famille ne serait pas inquiétée ?), il entend sans piper ce qui
est glissé comme en passant : son aide de camp, Jorge Martínez, s’est récemment
rendu en Colombie pour y voir le fameux Pablo Escobar, patron du « cartel de
Medellín », afin d’organiser avec lui un trafic de cocaïne, dont le produit devait
être investi dans la naissante industrie touristique cubaine. Le jury d’honneur
avance vers sa conclusion : « Tu nous as trahis, Ochoa, nous devons laver cette
souillure », lui dit un de ses pairs. Et, de fait, la cinquantaine d’officiers présents
ce 26 juin au Minfar accablent, l’un après l’autre, le plus prestigieux d’entre eux,
demandant non seulement sa dégradation mais, la plupart, sa mort. Tous signent,
sous les caméras, le renvoi du général (dégradé) devant la justice militaire.
Le deuxième procès s’ouvre quatre jours plus tard, le 30 juin. Première
surprise : parmi les quatorze accusés, on trouve plusieurs des témoins à charge
contre Ochoa au tribunal d’honneur. Il y a dans le box, en civil : trois officiers
des forces armées (Ochoa, entre-temps dégradé, dépouillé de son titre de « Héros
de la République » et expulsé du Comité central du PCC, son aide de camp et
son ancien adjoint en Angola) et onze officiers du ministère de l’Intérieur, dont
les jumeaux La Guardia (tous ceux-ci, sauf Patricio, membres de la section
Opérations navales, qui recouvre aussi les opérations aériennes du MC).
Cette cellule d’une vingtaine de personnes a été identifiée par l’accusation
comme responsable du trafic de drogue en provenance d’Amérique du Sud et à
destination des États-Unis auquel se sont livrés, pendant deux ou trois ans, des
officiers cubains sous la houlette de Tony La Guardia. Ce n’est donc plus là le
seul « procès d’Ochoa », même si l’ex-« Héros de la République » a songé (ou
plus) à tâter de la coke. C’est en fait le procès d’un service officiellement né
pour rapporter des devises à l’État via la contrebande, et qui a glissé vers la
drogue parce que c’était un biais rapide pour remplir sa mission : gagner des
devises par tous les moyens.
Toutes les opérations menées ces dernières années via le territoire cubain sont
imputées à ces seuls accusés, au grand dam de Tony qui en admet certaines mais
en réfute d’autres – indice que le trafic ne s’est pas limité à la section Opérations
navales (ON) du MC. Toutes les accusations formulées convergent en effet vers
Tony. Mais à qui répondait-il hiérarchiquement ? La question ne sera jamais
posée par les trois généraux désignés comme juges. À qui remettait-il les fonds
puisque nul ne suggère qu’il les ait gardés pour lui ? Même incuriosité. Il est vrai
que le supérieur direct de Tony, rappellent Fogel et Rosenthal, est le général
Germán Barreiro, vice-ministre de l’Intérieur et… beau-père de Fidelito, seul fils
légitime alors connu du Lider.
Cependant, le 29 juin, veille de la première session du tribunal, le régime
écarte de ses fonctions de ministre de l’Intérieur le général José Abrantes, ancien
responsable de la Sécurité de Fidel et familier du commandant en chef depuis
vingt ans, qui a parfois pu être considéré comme candidat à la succession du jefe
(chef), en rivalité avec Raúl. Il sera arrêté le 30 juillet, après le dénouement du
procès Ochoa. Celui qui, pour les États-Unis, est le vrai patron du trafic de la
drogue à Cuba (au point que les Douanes américaines ont cherché à le piéger
pour l’intercepter en mer lors d’une opération) ne sera pourtant pas mêlé à ce
déballage. Les ennuis qui lui arrivent dérivent de ce qu’il y a eu de « graves
déficiences » dans son service. C’est bien le moins ! Le Minint ne coiffe-t-il pas,
entre autres, les Douanes et les Migrations, deux entités dont le laxisme – disons
– a été démontré à l’occasion du trafic perpétré par la section ON ? On imputera
aussi au chef du Minint la « création d’entreprises non autorisées » : de fait, des
dizaines d’entités d’import-export sont nées au sein du ministère dans les années
1980, au motif de contourner l’embargo et afin de rapporter des dollars.

Le procès intenté à Ochoa, à la section ON et à Patricio La Guardia arrive à


son terme. Un autre éditorial de Granma a fixé la ligne du tribunal : « Les
tranchées de l’honneur et de la dignité de Cuba seront réparées jusqu’à la
dernière pierre. » D’emblée, le procureur Juan Escalona, ministre de la Justice et
familier de Raúl, estime prouvée la « trahison ». Il précise même : « La première
personne qu’a trahie Ochoa, c’est Fidel… un symbole, une vie qu’aucun
mensonge n’a jamais souillée. » Les accusés ont aussi « poignardé la patrie et le
peuple dans le dos ». Problème, toutefois : le code pénal cubain ne prévoit pas la
mort pour trafic de drogue. On va donc chercher un autre article, qui réprime les
« actes hostiles à un État étranger », en l’occurrence… les États-Unis. Car, si
l’on parvient à suivre, ces actes ont provoqué des « représailles » ou « vexations
» à l’endroit des Cubains – et lesquelles ! : ce « déluge d’injures… et de
mensonges » qui s’abat sur leur pays, accusé d’être lié au trafic de drogue…
Escalona demande dès lors sept exécutions, dont celles d’Ochoa et de Tony.
Ce réquisitoire provoque de vifs remous parmi les parents des accusés qui
avaient été admis dans la salle, comme si la plupart avaient vécu sous
l’impression que (hormis sans doute Ochoa…) nul ne risquait le peloton. Ileana,
la fille aînée de Tony, qui vit aujourd’hui en exil à Paris, assure que Fidel avait
fait venir son père dans son bureau, au Conseil d’État, avant l’ouverture du
procès, et lui aurait dit : « Tu dois coopérer avec le tribunal, c’est une tâche de
plus que te demande la Révolution. À ce prix, on va rester en famille. » Les
parents seront tenus à l’écart lors des plaidoiries – au cours desquelles les
avocats de la défense… accablent leurs « clients » – et pour l’énoncé du verdict.
Celui-ci, qui tombe le 7 juillet, est plus « modéré » que ce qu’avait réclamé le
procureur : quatre exécutions (Ochoa et son aide de camp, Tony La Guardia et
Amado Padrón, le chef de la branche Opérations commerciales de la section
ON) ; neuf, dont Patricio La Guardia, feront de vingt-cinq à trente ans de prison ;
et un, dix ans.
Il reste à Fidel à présider la séance du Conseil d’État qui doit entériner le
verdict confirmé en appel, le 8 juillet, par la Cour suprême. Le Lider accable
Ochoa bien au-delà de ce qui figure dans le procès. Il lui reproche, de façon
stupéfiante, d’avoir été un médiocre chef de guerre – lui dont la campagne
d’Ogaden est devenu un classique étudié dans les écoles de guerre ! Fidel révèle
là l’un de ses traits de caractère les plus vils : ce goût de rabaisser ceux dont la
gloire a pu porter ombrage à la sienne. Pis, il se pare des plumes du paon : si la
guerre d’Angola a été gagnée en dépit de l’incurie d’Ochoa, dit-il, c’est que lui,
Castro, y a consacré « tout [son] temps, oui tout [son] temps ». Mais il évite, on
se doute, de répondre à la question qui est dans tous les esprits : qui savait quoi ?
Dans cette île où, selon un proverbe, « pas une feuille ne bouge sans que les
frères Castro en soient informés », comment Fidel pouvait-il être dans
l’ignorance totale ? Ou, au moins, Raúl, patron de ce Minfar qui, dans ce pays
sur un perpétuel pied de guerre en raison de « la menace des impérialistes », est
tenu au courant de tout mouvement d’avion au-dessus du territoire national et de
tout déplacement de navire dans les eaux cubaines. (C’est ce qu’a confirmé le
général d’aviation Rafael del Pino lors de son débriefing, en 1987, aux États-
Unis, après sa désertion.) Donc Raúl savait, sauf à être insuffisant, et dès lors
réprimandé… Raúl qui, lors de l’ultime séance, télévisée, de cette affaire, s’est
mis à pleurer, disant penser aux enfants d’Ochoa qu’il connaissait depuis leur
naissance…
Dans son discours, Fidel aussi reproche à Washington de ne pas lui avoir fait
part des découvertes des services secrets US, anciennes en ce domaine. Il oublie,
pour le coup, les vertueuses et parfois violentes (un fameux « ces fils de pute
»…) dénégations qu’il a opposées naguère aux suggestions, en provenance des
États-Unis, d’une implication cubaine dans le trafic de la drogue. Le Lider
déclare avoir été mis au courant quatre mois plus tôt seulement, par des dépêches
d’agence et par des « rumeurs » rapportés par des « amis de Colombie ». De fait,
on ne parlait à Bogota, au printemps 1989, que de l’implication de guérilleros
procastristes dans le trafic de la drogue, comme l’auteur de ces lignes l’avait
rapporté dans Le Monde.
Fidel révèle encore que c’est une enquête lancée sur Ochoa, sans doute dès
l’hiver 1988-1989 (à propos de trafics en Angola, notamment l’affaire du C-
130), qui a conduit à Tony et à la section ON. L’année suivante, rencontrant son
ami Mina, Fidel lui dira : « Quand il faut arrêter Ochoa, je pose qu’il faut arrêter
aussi un groupe du Minint… de ceux qui ont été en contact avec Ochoa, pour
pouvoir faire une enquête complète. » L’objectif premier était donc bien
d’abattre Ochoa, même si la nécessité de blanchir Cuba de l’accusation de trafic
de drogue est entre-temps apparue impérative aussi, suscitant l’idée de faire
d’une pierre deux coups.
La sentence de mort contre Arnaldo Ochoa, Tony La Guardia et deux officiers
du Minint, et les peines de prison requises envers les dix autres accusés sont, le 9
juillet, confirmées à main levée par les vingt-neuf membres présents du Conseil
d’État. Les exécutions auront lieu au petit matin du 13 juillet sur le champ de tir
de Baracoa, à l’ouest de La Havane. Le « commandant en chef », après avoir
visionné la cassette, aurait dit à propos d’Ochoa : « Il est mort en brave. » Pour
la première fois depuis un mois, Castro est revu en public le lendemain. Il
déclare avoir consacré « trente et un jours à raison de quatorze heures par jour »
à l’affaire. Il ajoute : « L’histoire n’a jamais connu un procès aussi propre. »
Moins d’une semaine plus tard, l’ex-ministre des Transports Diocles Torralba,
ressorti de son lieu de détention, est jugé à son tour. Il est condamné à vingt ans
de prison pour malversations. Un mois plus tard, José Abrantes, ex-ministre de
l’Intérieur, comparaît devant la justice. Le 31 août, il en prend pour trente ans.
Nulle allusion à une éventuelle responsabilité de sa part dans le trafic de drogue !
On lui reproche d’avoir couvert de son autorité les activités économiques
désormais déclarées illégales du ministère de l’Intérieur. L’ancien patron du
puissant Minint mourra dans sa cellule le 21 janvier 1991. Diagnostic : infarctus.
Le ministère de l’Intérieur va être « désossé » à la suite de cette affaire. Il
recevra un nouveau chef, le général Abelardo Colomé, dit « Fury », jusque-là
numéro 2 du Minfar, adjoint direct de Raúl. Les grands directeurs dont la «
négligence » a rendu possible le trafic sont écartés : ceux de l’Aviation civile,
des Renseignements et du contre-espionnage, des Migrations, des Garde-
frontières… Plusieurs généraux sont dégradés. Trois cents officiers du Minint
sont écartés, et d’autres personnalités de cette institution sont condamnées à la
prison. Brian Latell, déjà cité, croit pouvoir parler, au vu de l’ampleur de cette
purge, survenue peu de semaines après la répression du « Printemps
démocratique » chinois à Pékin, d’un « Tian’anmen cubain »… Et ainsi, pour
prix d’avoir consenti à être une pièce maîtresse dans l’exécution de son ami de
trente ans, Ochoa, le cadet des Castro a-t-il reçu en suzeraineté le ministère de
l’Intérieur, cet État dans l’État qu’il n’avait jamais vraiment piffer. De facto, le «
jeune » frère du commandant en chef est désormais maître de tout de qui a trait à
la Sécurité dans l’île…

Sur le moment, une certitude s’impose à la plupart des observateurs : Fidel


ressort affaibli d’un épisode qui a révélé tant de compromissions et qui l’a
contraint à porter le fer et le feu contre le plus prestigieux militaire cubain et,
partant, à mortifier l’armée, jusque-là rempart de son pouvoir. Un exemple de
retombée négative : une invitation faite par la France à Fidel en vue de participer
au bicentenaire de la révolution de 1789 – non pas le 14 juillet, ce qui eût été
voyant, mais pour la commémoration, le 20 septembre, de la bataille de Valmy –
ne sera pas confirmée.
En réalité, le temps ayant passé, il est clair que la brutalité des frères Castro a
plutôt servi leur pouvoir, comme le pays entrait dans une étape incertaine, avec
le retour des troupes d’Afrique et l’implosion du bloc socialiste. D’évidence, ce
que craignaient les maîtres de Cuba, c’était la cristallisation d’un foyer
d’opposition, dont Ochoa aurait pu être le point de ralliement et Abrantes le
sabre, avec derrière lui l’appareil du Minint. Il est certain que le « procès Ochoa
» a brisé toute velléité d’opposition militaire au castrisme en un moment
redoutable pour lui. Mais, à moyen terme, l’épisode a aussi eu des conséquences
négatives.
Passons vite sur un point : Fidel aurait été « tellement blessé » par l’affaire
que, selon le mot du ministre de l’Intérieur Colomé, on aurait pu « craindre une
marque indélébile sur sa santé ». Or, le Lider s’est remis. Mais l’affaire en a
convaincu plus d’un que la Révolution n’était pas, ou plus, le monument
admirable qu’on leur décrivait, qu’elle autorisait bien des privautés à la «
nomenklatura ». Il a aussi confirmé le machiavélisme du castrisme, prêt à tout,
absolument tout, pour se maintenir au pouvoir. Fidel a pu dire à Ignacio
Ramonet : « Ochoa, c’était une affaire de droit commun. » Mais « nous avons
décidé » que « ces délits se sont transformés en acte de trahison » du fait que
Cuba était alors « devant une situation très délicate qui aurait pu l’exposer à des
attaques préventives ». « Ces délits se sont tranformés » : admirable litote ! Puis
Fidel ajoute devant Ramonet : « Peu de gens ont autant souffert que moi de
l’exécution d’Ochoa. » Peut-on être plus compassionnel ?!
12
LES ANNÉES TERRIBLES
(1990-1995)

Autrefois, c’était facile.


Fidel Castro, 26 juillet 1991

Fidel sort de l’affaire Ochoa pour noter que le monde change à une vitesse
hallucinante. Le 26 juillet, lors du traditionnel discours pour l’anniversaire de la
Moncada, il juge, avec un temps d’avance sur la planète, que l’Union soviétique
peut fort bien, un jour, « se désintégrer ». C’est là une très grosse pierre dans le
jardin de son récent visiteur Gorbatchev.
Le Lider voit bien les évolutions en cours. Celles de Pologne et de Hongrie
minent le monopole du communisme dans le « bloc » (à Varsovie : relégalisation
du syndicat Solidarnosc, élections ouvertes au multipartisme et bientôt
nomination de Tadeusz Mazowiecki comme Premier ministre ; à Budapest :
élimination de János Kádár, réhabilitation d’Imre Nagy et légalisation des
associations politiques). La Tchécoslovaquie bouge aussi, à sa façon plus «
sociétale », où se multiplient les manifestations. Ce sont là des évolutions que ne
compense sans doute pas, aux yeux de Fidel, la fermeté d’un Deng Xiaoping
faisant tirer, le 4 juin 1989, sur les étudiants prodémocratie à Pékin. Ce qui
inquiète aussi le Lider, c’est la rétraction du « camp » socialiste. Il s’est lui-
même résigné, fin 1988, à signer son départ d’Angola – sur la forte suggestion
du « bradeur » Gorbatchev. Le même a ordonné l’évacuation de l’Afghanistan :
le 15 février 1989, le dernier soldat soviétique repasse l’Amou Daria. Et il se
dispose à évacuer la Mongolie. Castro ne peut manquer de noter, que l’ami
vietnamien se retire du Cambodge – là encore, sur l’ardente suggestion de
Mikhaïl Gorbatchev.
Pour l’heure, Fidel est préoccupé au premier chef par l’Amérique centrale. Le
nouveau président américain George H. Bush, entré en fonction le 20 janvier
1989, ne voudra pas être en reste par rapport à Reagan (dont il était le discret
vice-président), grand pourfendeur de « l’empire du Mal ». De fait, cet homme
va agir en vue d’un containment (endiguement) et même d’un roll back (reflux)
des forces marxistes de la Caraïbe et de l’isthme. Or, acculé par ses difficultés
intérieures, « Gorby » va manifester bien peu d’entrain à l’endroit des pays où,
de façon indirecte ou très directe, l’Union soviétique a mis le doigt, la main ou le
bras : Salvador, Nicaragua et Cuba.
Durant toute l’année 1989, Washington a poussé auprès de Moscou sa thèse
selon laquelle la paix ne se divise pas. C’est le secrétaire d’État James Baker qui
est chargé de marteler auprès de son homologue Edouard Chevardnadze que rien
ne saurait être tenu pour acquis si l’Union soviétique continue, peu ou prou, à
aider, à bien plus forte raison juste dans l’« arrière-cour » latino-américaine, des
révolutions ennemies des États-Unis. Fidel ressent à nouveau, après l’amère
expérience d’octobre 1962, que les deux « grands » manigancent dans son dos.
Gorbatchev lui a bien assuré, lors de son passage à La Havane en avril, qu’il
n’est pas question de faire fi d’une aussi belle et ancienne amitié, et qu’il est
inimaginable de larguer Cuba : il n’en cède pas moins, on le verra vite, un terrain
croissant aux Américains.

Alors Fidel, comme il l’a fait si souvent, louvoie. Il poursuit sa recherche


d’une réintégration dans la famille latino-américaine. Et, dans la seconde moitié
des années 1980, ses succès en cela deviennent patents. Déjà admis par les
gouvernements de gauche, il marque désormais des points auprès des
conservateurs, comme l’a montré, en 1985, la visite dans l’île – la première du
genre –, du chef d’État équatorien Febres Cordero. Le Lider ne néglige rien, il
est vrai, pour prouver sa bonne volonté : ostensiblement, il téléphone ainsi, en
1988, au président colombien Virgilio Barco, après l’enlèvement, par des
guérilleros procubains, d’un dirigeant de la droite du pays, Gómez Hurtado et
offre son aide pour obtenir la libération de la victime. En retour, il est à présent
invité à toutes les investitures de présidents latino-américains, nombreuses
depuis le début de la vague de redémocratisation du sous-continent, comme
avancent les années 1980. Ses visites passent d’autant moins inaperçues que,
partout, il ravit la palme de la popularité au nouvel élu et à ses pairs ! Succès de
curiosité, certes, mais plus encore démonstration d’une popularité maintenue par
Fidel auprès des masses déshéritées d’Amérique latine, que ne convainquent
certes pas la politique d’ouverture libérale et la déréglementation économique
progressivement adoptées par la plupart de ces pays. En 1989, sept États latinos
« seulement » demeurent sans liens diplomatiques avec l’île : la Colombie, le
Chili, le Paraguay, le Costa-Rica, le Guatemala, le Honduras et Haïti. Les deux
premiers, de loin les plus importants, s’apprêtent d’ailleurs à renouer.
En cela jamais « adulte », Fidel ne croit pas mettre en péril sa respectabilité
reconquise en excluant l’Amérique centrale de son nouveau code de conduite. Il
continue de couver « ses » deux révolutions : celle, installée, du Nicaragua et
celle, en lutte, du Salvador. Les sandinistes nicaraguayens ont été contraints à
des accommodements avec la « contra ». Longtemps tenu à bout de bras par
Washington, cet adversaire est pourtant en perte de vitesse dans l’opinion
américaine, notamment depuis la signature du plan de paix dit Esquipulas-II (ou
plan Arias), en août 1987. Mais la crise économique qui étreint le Nicaragua est
très grave, bien que Fidel accorde une aide importante au président Daniel
Ortega. Mais, dès 1989, le Lider s’effare du tour « électoraliste » que le Front
sandiniste imprime à sa révolution dans la foulée des accords de 1987. Fidel
reporte alors ses espoirs sur le Salvador : le 11 novembre 1989, surlendemain de
la chute du mur de Berlin, le Front Farabundo Marti lance contre le président
d’extrême droite Cristiani une nouvelle « offensive finale », rendue plausible
seulement du fait de livraisons d’armes cubaines.
Mais ce sera un nouvel échec. Et de pires développements sont en route.
Ainsi, à Panama, on assiste au pourrissement, depuis 1988, de l’affaire Noriega :
l’homme fort de la République « canalière », ex-honorable correspondant de la
CIA, est tombé dans le collimateur de Washington pour sa participation alléguée
au trafic international de la drogue. Les tensions s’exaspèrent en 1989. Elles vont
aboutir, le 20 décembre, à l’invasion de Panama par les GI. Fidel est d’autant
plus furieux que la mission de La Havane dans la capitale centraméricaine sera
bloquée une semaine. Mais que peut le Lider dans un monde où l’Union
soviétique est devenue muette ? Il organise quatre jours de manifestations dans
sa capitale, fustigeant l’arrogance de « l’empire ». L’île est touchée puisqu’elle
perd là sa base de contournement de l’embargo, la zone libre de Colón, théâtre
de lucratives activités, licites ou non, que l’affaire Ochoa a révélées à la face du
monde. Presque autant que les évolutions en cours en Europe de l’Est, le coup
d’État ordonnancé par le président Bush contre Panama impose à Cuba de
repenser l’organisation de son commerce international.
Quelques jours avant l’invasion de Panama, le 2 décembre 1989, a eu lieu, sur
un navire au large de La Valette (Malte), le premier sommet Bush-Gorbatchev.
L’échange le plus vif a porté sur l’Amérique latine. Le président américain a
poussé son interlocuteur au largage, au moins militaire, de ses alliés cubains et
nicaraguayens, qui conduirait aussi à désorganiser le FMLN salvadorien. Le mur
de Berlin vient de tomber. Le secrétaire du PCUS, ébranlé, accepte : une
semaine après La Valette, Moscou se prononce pour un « règlement politique »
en Amérique centrale. Tant de revers conduisent Fidel à dire que «
l’internationalisme » est un concept dépassé – alors que deux mille soldats
cubains, chiffre qu’il donne ce 7 décembre, ont laissé leur vie depuis trente ans
pour cette grande cause.
Un malheur n’arrivant jamais seul, les élections au Nicaragua, prévues par le
plan Arias, voient, le 25 février 1990, la défaite de Daniel Ortega face à la
candidate conservatrice Violeta Chamorro. Fidel est stupéfait : sa propre «
arrière-cour » craque. Il perd la base militaire qui lui permettrait de continuer
une grande politique sur le continent. Mais quelle marge d’action lui reste-t-il
dans ce chamboulement international ? Arrive ensuite, pour comble, le cessez-le-
feu au Salvador, acquis par l’accord de Chapultepec (Mexico), le 16 janvier
1992. Dès lors, le Cubain n’aidera plus, modestement, jusqu’au règlement de
1996, que des guérilleros du Guatemala. Ainsi s’achève, pour Fidel, une autre
épopée, parallèle à celle de l’Afrique, à laquelle il a consacré la moitié de sa vie,
celle de l’Amérique latine. Time, l’hebdo américain fait, pour la quatrième fois,
sa couverture sur Castro : « Un lion en hiver. »
Avec l’entrée de Cuba dans le maelström provoqué par l’écroulement du
camp socialiste, la prévision de Miami, de George Bush père et de la plupart des
observateurs en France était une chute rapide de Fidel Castro. Or, cela ne se
passera pas. L’explication en est certainement que l’histoire a été très différente
à Cuba et en Europe de l’Est : Fidel, en effet, n’est pas l’héritier d’une
Révolution, comme l’était Gorbatchev, mais son fondateur. Du régime
révolutionnaire cubain, par ailleurs, les connotations nationales (héritage d’une
indépendance inaboutie du fait des États-Unis) étaient aussi importantes que les
composantes sociales, et cela a pesé pour la survie. En outre, comme l’écrivait
l’hebdo américain Time du 20 janvier 1990, il reste « un fond de loyauté » du
Cubain moyen pour Castro, dont la Révolution a offert à chacun « l’éducation et
la Sécurité sociale ». Il est vrai, également, que l’appareil de répression du
régime est peut-être un peu plus sophistiqué qu’il ne l’était dans maints pays de
l’Est : plus fondé sur le contrôle social, qui implique la population, que sur la
force nue. Quant aux dissidents, ils ont fait, dès les années 1980, l’objet d’un
traitement mixte – phases de harcèlement et plages de tolérance – sans que le
passage de l’un à l’autre soit prévisible, ce qui entretient l’inquiétude et prévient
la cristallisation. Par ailleurs, des soupapes existent. Ainsi les mécontentements
de nature économique et sociale peuvent, en général, s’exprimer, soit sur le
mode dit « constructif », lors de réunions d’instances officielles comme le
syndicat unique ou les CDR, soit de façon plus débridée, dans la rue ou les colas
(files d’attente). Le régime a aussi, bien vite, toléré certaines attitudes «
déviantes » : ainsi un marché noir non négligeable et de petits trafics au
détriment de la propriété publique ont rendu possible l’impossible vie
quotidienne. La prostitution redevient un thème, alors qu’on la croyait à jamais
bannie depuis le triomphe de la Révolution. Mais alors que, sous Batista, c’était
un vice pour Américains, aujourd’hui les « filles » et aussi les garçons – parfois
des étudiant(e)s, et parfois même de familles honorables – qui s’y livrent
nomment cela : hacer el pán (gagner son pain).
Dès la mort de Guevara, en 1967, Fidel avait dû s’aviser que l’Amérique du
Sud était trop vaste pour Cuba. Il avait, dès lors, rabattu ses ambitions,
n’entendant plus être qu’un exemple d’indépendance face aux États-Unis. Puis
l’Afrique avait pris le relais dans sa grande pensée. À partir de 1979, les
révolutions du Nicaragua et de la Grenade, deux pays petits et proches de Cuba,
avaient relancé son intérêt pour les choses de l’Amérique, focalisé cette fois vers
l’isthme et la Caraïbe. Vers 1990, il doit admettre le retrait du mouvement
révolutionnaire jusque dans cette zone étroite. Au total, sa croisade latino-
américaine aura surtout laissé, parmi les populations démunies, une nostalgie qui
pourrait rebondir un jour. Dès lors, les clameurs guerrières sont retombées, a
priori, définitivement, sur les théâtres extérieurs : après avoir, trois décennies
durant, porté le bruit et la fureur sur les continents, l’île se trouve soudain prise
dans l’assourdissant silence de la paix. La mise à l’écart, dès 1992, de Manuel
Piñeiro dit « Barberousse », homme de tous les coups fourrés en Amérique latine
depuis un quart de siècle, consacrera ce repli.
Fidel n’a plus d’illusions sur le camp socialiste qui « perd », après la Pologne
et la Hongrie, l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et enfin la
Roumanie, avant même que la terrible année 1989 ne s’achève. Il se donne le
luxe, dès lors, d’ironiser sur la médiocre qualité des « monte-charges bulgares »,
des « boîtes de vitesses tchécoslovaques », dont le pays a dû s’accommoder
durant plus de deux décennies dans le cadre de la division internationale
socialiste du travail organisée par le Comecon. Et les « autobus hongrois » ? «
De la vraie cochonnerie », dit-il, et « 63 litres aux cent kilomètres », sans oublier
« une pollution d’enfer ». Peu fair-play le Lider maximo !
Le Lider doit donc s’occuper d’économie – il n’est que temps. Dès le début de
1990, il a évoqué une « période spéciale » à venir. L’expression, que l’on
traduirait mieux par « état d’exception », désigne un de ces plans de routine que
les autorités de Défense mettent sur pied par anticipation. Ici, elle vise le cas
d’une invasion américaine. Mais comme il n’y a pas d’invasion, on parlera de «
période spéciale en temps de paix ». Celle-ci est annoncée fin août. Elle marque
l’abandon discret de la « Rectification des erreurs », la phase néoguévariste de la
deuxième moitié des années 1980 – cette « castroïka » qui avait marqué la fin de
l’ouverture économique lancée en 1980-1981 pour répondre aux urgences
révélées par l’exode de Mariel. Les premières mesures d’austérité renforcée
prennent effet en septembre.
Les Cubains, pourtant habitués à tout, et qui sont rationnés peu ou prou depuis
1962, n’avaient encore jamais connu cela. Ils avaient, pour ne parler que de
l’essentiel, connu les virages ou inflexions étatiste de 1960, marxiste de 1961,
guévariste de 1965, planiste de 1971-1975, « préperestroïkiste » de 1980-1981,
rectificatif de 1985-1986… La « période spéciale », elle, allait leur apprendre les
charmes délétères d’un « grand bond en arrière ».
Un envoyé du Monde croit « revoir un vieux film ». Partout, on tombe sur des
carcasses de « grosses américaines » immobilisées par le manque d’essence ou
de pièces de rechange. Dans les rues quasi sans automobiles, les bicyclettes
tiennent le pavé. Pour les transports en commun, on invente le « chameau » :
deux bus tractés par un camion. Dans les champs, le mulet devient roi du
paysage. Les routes sont parcourues de chars tirés au pas lent des bœufs. À
Cárdenas, dans la province de Matanzas, on signale la réapparition de calèche à
chevaux. Ici et là, des moulins à vent ont été réinstallés. La machette est
redevenue l’instrument de travail aux champs. Et la bougie s’est imposée comme
mode d’éclairage urbain. Et, pour mêler les joies et les peines des uns et des
autres, des dizaines de milliers d’habitants des villes ont été priés de rejoindre la
campagne : ainsi seront-ils nourris par leur travail, au lieu de peser sur
l’approvisionnement de La Havane et autres cités, et leur effort améliorera
l’ordinaire des citadins.
La carence première est l’énergie, du fait de la décision soviétique de faire
payer le pétrole en devises à partir du 1er janvier 1991. S’ensuivent les coupures
d’électricité qui affectent la vie des citoyens et la marche des entreprises, et le
manque de carburant, qui paralyse les engins utiles à la production : tracteurs,
coupeuses et broyeuses de canne, etc. Mais les Cubains sont également affectés
par l’arrêt, ou du moins l’irrégularité, des envois de vivres du Comecon, à
commencer par les céréales et la viande. La libreta, qui était, pour le meilleur et
pour le pire, symbole de l’égalité entre Cubains, ne propose plus, à des prix bas,
que des quantités réduites d’huile, d’œufs, de riz, de poisson, de sucre (!), de lait
en poudre et de pain. Encore faut-il faire la queue pour obtenir ces merveilles.
C’en est fini des saucisses allemandes, des poulets bulgares, des biscuits
hongrois qui amélioraient l’ordinaire au fil des arrivages. Et plus question de
combler un creux en achetant des produits por la libre dans des magasins
officiels : en 1991, le litre d’huile est à 150 pesos, le kilo de viande à 600, alors
que le salaire mensuel est de 200 pesos (2 dollars au cours du marché noir).

Fidel fait-il rire ses compatriotes en décrétant devant l’Assemblée, pour la fin
de 1990, une « amnistie pour les cochons », encore nommée « trêve des
charcutiers », qui épargnera deux cent mille porcins ? Quant au carnaval de La
Havane, il est rayé du paysage, lui qui célébrait naguère le passage d’une année à
l’autre dans la musique et avec un ordinaire amélioré, composé de lechón
(porcelet) et de cristianos y moros (riz-haricots noirs). Vilma Espín, épouse,
séparée, de Raúl et « première dame de la République populaire » en l’absence,
officielle, d’une Madame Fidel Castro, se montre à la télévision pour conseiller
des menus « vaches maigres ». Et l’on ressort une « speakerine » de l’époque de
Batista, Nitza Villapol, pour vanter « le poulet sans poulet », le steak d’écorces
d’orange et les desserts à base de pommes de terre. « La vie s’est simplifiée,
persifle Pepito, le titi havanais. En fait, il n’y a plus que deux problèmes à Cuba :
le déjeuner et le dîner. »
Le recours au marché noir en dollars est toléré, mais de facto réservé à une
minorité – de 15 à 20 % des Cubains, selon les autorités. Ces privilégiés sont
ceux à qui des parents exilés à Miami envoient des billets verts (pour un total de
500 millions par an, estime-t-on), ceux qui travaillent dans le tourisme et
reçoivent des pourboires et ceux qui traficotent, dont certains sont aussi des «
bons Cubains », proches du PCC. La fortification d’une économie parallèle
illégale est ponctuellement signalée de l’intérieur du régime. On voit aussi se
généraliser un vocabulaire significatif : bineo (combine), fulas (dollars), frikis
(marginaux), yumas (le touriste à plumer), candonga (le marché noir, un terme
importé d’Angola), et aussi macetas (les nouveaux riches). Sans oublier cette
valeur sûre qu’est le sociolismo (copinage). Cependant, les jineteras (prostituées,
littéralement : écuyères) s’affichent désormais ouvertement. Fidel, décidément
très en verve, dit à un journaliste : « Si j’interdis la prostitution, on va encore
dire que je porte atteinte aux droits de l’homme ! » Seuls « le sexe, la danse et le
rhum » se trouvent encore en abondance, évitant la désespérance, note
Libération.
Du fait de la réduction des rations, des carences apparaissent. En 1993,
cinquante mille cas de névrites optiques sont détectés. La CIA va-t-elle être mise
en cause ? Non : les médecins notent que l’affection régresse par administration
de vitamines. L’OMS et l’Unicef, alertées, constatent, en 1994, qu’un enfant de
moins de six ans sur deux est sous-alimenté.
La malnutrition n’est pas la seule conséquence de la « période spéciale ». Elle
rogne les « acquis de la Révolution », justification ultime du castrisme. Car
l’État ne peut plus assurer les prestations d’antan en matière d’éducation et
surtout de santé. Les parents doivent à présent acheter crayons et cahiers. Et
comme nombre de médicaments ne sont plus disponibles, la gratuité absolue des
soins cesse d’être la règle le 3 mai 1994. En même temps sont annoncées des
hausses de prix considérables dans les services (électricité, eau, transports) et
pour des produits « extra » (alcool, tabac). On imagine même rétablir un impôt
sur le revenu supprimé (comme symbole du capitalisme) durant la phase de «
néoguévarisme-I » (1967).
Un autre trait devient patent : depuis le repli d’Afrique, achevé en mai 1991,
l’armée est en surnombre. Elle est donc, pour une part, reconvertie dans la
production, et notamment là où le bât blesse le plus : la coupe de la canne (les
zafras atteignent des records négatifs ; celle de 1994, avec ses 3,5 millions de
tonnes, est la pire de toutes). Les FAR superfétatoires sont, plus largement,
priées de s’investir dans l’agriculture – que deviendrait le pays si la faim
déclenchait des émeutes ? Raúl a eu un mot, resté fameux, pour faire
comprendre l’absolue nécessité de cette reconversion : « Les haricots ont plus de
prix que les canons. » Sans doute a-t-il gagné, ce jour-là, ses galons de futur
homme d’État. La troupe a aussi été placée en première ligne, fusil en main,
pour s’opposer aux vols, qui se multiplient dans les entreprises publiques et
fermes d’État. Cette implication renforcée des militaires dans l’économie fait
écrire, dès le printemps 1994, à l’hebdo américain Newsweek que c’est
désormais « Raúl qui commande à Cuba ».
L’industrie aussi va mal. Les entreprises – celles qui restent, car beaucoup
ferment faute de carburant ou de matériaux – tournent au tiers de leur capacité.
Deux usines en cours d’installation dans l’Est pour raffiner le nickel n’entreront
pas en production. Et on annonce que la centrale nucléaire de Juragua, près de
Cienfuegos, en construction depuis vingt ans, doit mettre la clé sous la porte
puisque l’Union soviétique, maître d’ouvrage, a cessé d’exister. Pour avoir
suggéré trop tôt l’inéluctabilité de cette mesure, Fidelito, fils aimé du Lider, est
limogé de son poste de patron de l’Énergie atomique. L’État sera-t-il en capacité
de servir une indemnité de chômage technique (60 % du salaire) ? Oui, en
serrant la ceinture de tous.
Comment compléter les envois, très amaigris, d’or noir soviétique, puis russe
? En août 1993, Fidel va jusqu’à faire un saut en Colombie pour tenter d’obtenir
des promesses du président libéral Gaviria. La même année, il passe une entente
avec l’Iran, dont le rapproche, malgré l’aspect théocratique du régime de
Téhéran, une commune hostilité envers les États-Unis. Le Lider va aussi
s’efforcer d’intéresser au sort de son île un Mexique moins favorable que par le
passé à son endroit. La Russie, elle, finira par reconnaître qu’elle peut trouver
son intérêt à reprendre son ancien troc de pétrole contre du sucre, selon un ratio
certes moins favorable à La Havane.
Mais la Chine, devenue elle aussi un pays réprouvé, après la répression du
mouvement démocratique étudiant au printemps 1989 place Tian’anmen, est la
plus belle redécouverte de Fidel comme se lève pour lui le gros temps. Dès la fin
de 1989, une spectaculaire visite du Lider à l’ambassade de Pékin met un terme
à un froid de vingt-trois ans. Très vite, les échanges s’accélèrent, là aussi sur la
base du troc, seule possibilité pour Cuba dont les réserves de change ne se
montent qu’à trois semaines d’importations. Y a-t-il une très fine vengeance
rétrospective dans le fait que Pékin envoie, en 1990, un lot… de bicyclettes à
l’armée cubaine ? De la convenance économique, on passe au réchauffement
politique : fin 1993, Jiang Zemin fera, pour deux jours, la première visite jamais
effectuée par un président de la République et secrétaire du PC chinois. Et Fidel
fera, à son tour, fin 1995, le voyage de Pékin. Au sein d’un monde socialiste
réduit, les liens se maintiennent à leur plus simple expression avec la Corée du
Nord, dont la faillite économique est en tout point comparable à celle de Cuba.
Et les relations se sont un peu compliquées avec le grand ami vietnamien qui,
converti dès 1986 au marché, entend mettre fin à la pratique du troc dans ses
échanges internationaux.

L’aggravation de la situation économique suggère à Fidel qu’il faudrait


donner enfin suite à un projet maintes fois évoqué dans les années 1980 : ouvrir
l’île aux investissements occidentaux. Le Lider s’est flatté d’avoir conçu cette
idée avant l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 mais la « rectification des
erreurs », lancée au IIIe Congrès du PCC en 1986, est allée à rebours de cela !
Une hypothèse plus précise commence à prendre consistance vers 1988 : le
recours à grande échelle au tourisme, léthargique depuis la fin de Batista. Et
comme les capacités d’accueil sont faibles et désuètes, on se met à construire
bon nombre d’hôtels et autres « clubs ». Pour ce faire est appliquée la formule de
« joint-ventures ». Des sociétés espagnoles, Melía notamment, s’y lancent avec
ardeur.
Dès 1986, il est vrai, le chef du gouvernement de Madrid, le socialiste Felipe
González, avait entrepris de convaincre Castro de la faisabilité d’un décollage
économique à partir du tourisme, comme l’avait réalisé l’Espagne franquiste. Il
lui avait même envoyé son bras droit, Carlos Solchaga, pour l’aider à mettre sur
pied un plan assez copié de la « transition » espagnole. Mais comme celui-ci
avait au préalable conseillé Mikhaïl Gorbatchev pour sa perestroïka, on pressent
l’accueil véritablement détestable que lui fit Castro !
Le Lider voudrait parquer les visiteurs sur la plage de Varadero, ou dans l’un
de ces cayos (îlots) où l’on fait de la plongée sous-marine, afin qu’ils ne polluent
pas sa Révolution ; ses conseillers lui font observer que les étrangers auront
envie de voir les merveilles de la vieille Havane et des villes historiques comme
Trinidad ou Sancti Spiritus. En fin de compte, l’essentiel de l’île sera ouverte.
Ainsi, dès 1990 un tourisme nouvelle formule commence-t-il à porter des fruits.
Or, les craintes de Fidel étaient justifiées… mais pour une raison inverse de ce
qu’il imaginait : se sont les Cubains qui récriminent contre la création de «
Bantoustans pour Blancs », d’où ils sont exclus au mépris de toute égalité
révolutionnaire. Il est vrai, aussi, que le contact entre des Européens, Canadiens
et Latino-Américains débarqués avec des dollars, et une population pour qui le
billet vert est l’unique planche de salut ne favorisera pas la moralité publique, si
chère au commandant en chef : « Le tourisme à Cuba, c’est la deuxième mort de
Guevara », note un envoyé du Monde.
Fidel fait le métier : en juillet 1990, on le voit même – incroyable innovation !
– esquisser un pas de danse à l’occasion de l’inauguration d’un hôtel de luxe
édifié avec des capitaux espagnols. Des investisseurs canadiens s’intéressent
aussi à la nouvelle manne virtuelle. Cependant, les résultats tarderont, malgré
des prix étonnamment bas, car les prestations ne sont pas toujours à la hauteur.
Par ailleurs, les autorités sont obligées d’importer une bonne partie de ce
qu’elles mettent à la disposition des touristes, ce qui réduit la recette. Il
n’empêche, l’île devient une destination populaire. Ce sera là, en trois décennies,
l’un des rares vrais succès économiques de la Révolution. Fin 1993, Fidel pourra
annoncer que, pour la première fois dans l’histoire de Cuba, le sucre (à dire vrai
en chute libre) a cessé d’être le premier apporteur de devises. Dans le nouveau «
panier » de ressources, aux côtés du tourisme, figurent en bonne place, outre les
« biotechnologies » (vaccins et autres médicaments, un secteur dont le Lider est
très fier et qu’il s’efforce de tenir hors d’eau en dépit de la dureté des temps), le
nickel, les cigares, les langoustes et des fruits tropicaux.

Le premier pays à entrer en force dans l’économie cubaine aura été, on l’a dit,
l’Espagne. Ce fait n’empêche pas Fidel – dont « le génie » est de refuser de plier
le projet politique aux logiques économiques – de laisser s’installer, en 1990,
une « guerre des ambassades » où Madrid sera au cœur du typhon : comme en
1980, des candidats à l’exil ont demandé l’asile. Les autorités jugent expédient
d’envoyer des hommes du Minint se mêler aux réfugiés afin de fomenter des
zizanies. L’affaire se tassera mais elle laissera des traces dans les relations avec
Felipe González, chez qui les bonnes dispositions initiales vont faire place à une
grande méfiance : « Fidel se veut encore un jeune révolutionnaire alors qu’il est
devenu un vieux révolutionnaire », déclarera Felipe lors du Ier Sommet ibéro-
américain, en septembre 1991, dans la ville mexicaine de Guadalajara (où, pour
la première fois, on voit Fidel en guayabera…). Le courant passera mal avec ses
pairs. En particulier, le péroniste de droite argentin Menem le taclera pour son «
incapacité à faire des réformes ». Plus grave, le socialiste portugais Mário Soares
le traitera de « dinosaure », notant pourtant qu’« il faut respecter un animal qui a
connu la préhistoire ».
La même attitude prévaudra lors des sommets suivants : Madrid en 1992 (pour
le cinquième centenaire de la « découverte de l’Amérique »), Bahia (Brésil) en
1993 et Carthagène (Colombie) en 1994. À la différence des années 1960, ce
n’est pas le droit à l’existence d’un régime différent qui est contesté par les chefs
d’État. Mais ce cénacle d’hommes (et une femme : la Nicaraguayenne Violeta
Chamorro) élus au suffrage universel, et ayant dans l’ensemble pris des distances
envers Washington, ne reconnaissent pas comme un des leurs celui qui est arrivé
au pouvoir à la pointe du fusil un peu plus de trois décennies plus tôt et n’a
jamais voulu relancer les dés.
De fait, l’écroulement de l’environnement international familier de Cuba, et la
naissance partout dans l’ex-empire soviétique de systèmes représentatifs, si
cahotants soient-ils, n’a pas, tant s’en faut, poussé Fidel à quelque remise en
cause que ce soit. Sa conviction, rapportée par l’Espagnol Solchaga, est que «
s’[il] met le doigt dans l’engrenage de l’ouverture, le corps entier y passera ». Un
mois après l’écroulement du mur de Berlin, le Lider sera clair : « Cuba n’est pas
un pays où le socialisme est arrivé derrière les divisions de l’Armée rouge » et
qui serait donc mis en péril par leur retrait. « Jamais, dit-il encore, nous n’avions
aspiré à ce qu’on nous confie la garde des glorieux étendards et des principes
que le mouvement révolutionnaire a su défendre au long de son héroïque
histoire. Mais si le destin nous assigne le rôle de rester un jour parmi les
défenseurs du socialisme en un monde où l’impérialisme yankee aurait réussi à
réaliser le rêve de Hitler de dominer la planète, nous saurons défendre ce bastion
jusqu’à l’ultime goutte de sang. »
Revenant au messianisme d’octobre 1962, il clame, le 26 décembre 1989,
devant l’Assemblée : « L’île coulera dans la mer avant que l’on amène les
bannières de la Révolution et de la Justice. » Devant les syndicalistes achevant
leur congrès, vêtus en miliciens, le 28 janvier suivant, Fidel annonce qu’il ne
tolérera pas plus qu’avant une opposition, et qu’il n’y aura jamais de perestroïka
à Cuba ! Les mots d’ordre sont : en économie, survivre ; en politique, tenir –
face à des États-Unis saisis d’une « euphorie triomphaliste » que l’invasion du
Panama vient de démontrer.
Dès avant la chute du Mur, le régime s’était raidi : arrestations de dissidents
fin 1988 et affaire Ochoa l’été 1989. Au début des années 1990 se multiplient les
actos de repudio, manifestations « de répudiation » des dissidents, menées par
des « citoyens en colère » – en réalité organisées par la Sécurité via les CDR. Il
s’agit de sit-in de quelques heures à quelques jours devant le domicile d’un
opposant, sonorisés à l’aide de haut-parleurs, qui peuvent aller jusqu’au sac de
l’appartement et au passage à tabac de l’intéressé. C’est là une invention
incontestable de la Révolution cubaine, au même titre d’ailleurs que les Brigades
de répression rapide, nées en 1991 : constituées de « citoyens de base », elles
sont habilitées à contrer des manifestants, ce qui, le cas échéant, évite de donner
aux étrangers le spectacle d’une police socialiste chargeant les citoyens.
Le climat est donc épouvantable dans ces premières années 1990. Mais la
grogne engendrée par le renforcement des privations (ainsi, peut-être, que
l’installation dans l’éther cubain de Radio Martí, lancée en 1985) suscite une
nouveauté : ce n’est plus seulement entre soi que l’on critique la dureté des
temps, on ose s’adresser aux étrangers. Les journalistes, toujours soumis à
l’épreuve de l’attente du visa mais qui, souvent, finissent par entrer, notent que
l’homme de la rue leur livre désormais ses commentaires sans excessive retenue,
comme si la police était dépassée par l’ampleur de la tâche. De même tombent
les inhibitions liées à la crainte de la répression des trafics, puisque filouter est
devenu une question de survie. La Sécurité ne procède plus qu’à des opérations
coup de poing contre les bisneros (personnes se livrant à tout business), coleros
(professionnels de la file d’attente) et jineteras (jeunes femmes qui se
prostituent, mais il y a aussi des garçons). Des quartiers proches du port
organisent une sorte de police de type semi-mafieux… Bref, l’effondrement
économique tend à provoquer un abaissement, très nouveau, de la capacité de
contrôle social du régime.
Bien peu, pourtant, transparaît de ces tensions qu’on puisse qualifier de «
politique » : un tableau noir à l’université de La Havane dénonçant le culte de la
personnalité ; de rares graffitis « À bas Fidel » sur des murs ; une poignée de
tracts jetés par une fenêtre d’un immeuble. Les dissidents ne sont qu’un millier,
divisés en une cinquantaine de groupes, déclare, fin 1991, Carlos Aldana, un
militant communiste qui a fait une ascension fulgurante à la fin des années 1980,
devenant l’idéologue autant dire officiel du PCC et le responsable des relations
internationales au Comité central.

Sur le plan international, l’année « la plus dure en trente-deux ans de


Révolution », selon Fidel, aura été 1991. Le 1er janvier, le système d’assistance
soviétique cesse d’exister : La Havane devra dorénavant payer son pétrole et ses
autres achats en devises. Le 28 juin est dissous le Comecon, instance de
coordination économique du camp socialiste. Le 21 août sont balayés à Moscou,
après une embardée de soixante heures, les derniers amis de La Havane : une
rumeur veut que ce quarteron de généraux qui a tenté de renverser « Gorby »
pour réinstaurer un pouvoir communiste pur et dur ait passé, peu auparavant, des
vacances dans l’île. Le 9 septembre, le secrétaire d’État américain James Baker
arrache à son homologue Chevardnadze le principe d’un retrait de la brigade
soviétique installée depuis 1962 dans l’île, laissant ainsi Cuba seule face à une
éventuelle intervention des États-Unis. Et, le 25 décembre, Gorbatchev, père de
la perestroïka, annonce sa démission de la présidence de l’Union soviétique.
Cela n’est pas un drame personnel pour Fidel, mais sanctionne la fin de l’Union
soviétique – cet ami, cet allié, ce rempart, ce bailleur de la Révolution castriste.
Sur le plan politique, un IVe Congrès du PCC avait été annoncé dès 1990,
mais les assemblées préparatoires ont été houleuses et tout a traîné. D’abord
programmée pour mars 1991, la grand-messe est reportée « à l’automne, après
les Jeux panaméricains ». Ce flou crée une atmosphère irréelle, comme si le
régime était entré en hibernation. Le congrès s’ouvre enfin le 10 octobre, un
mois et demi après les Jeux (où les Cubains, à leur ordinaire, ont brillé) et après
l’échec, donc, du putsch des généraux de Moscou. Or, cet épisode cardinal de la
vie du régime qu’est un congrès n’est l’occasion d’aucune déclaration
d’envergure – comme l’aurait été une redistribution institutionnelle. Rien n’y
manifeste que le comandante serait à l’écoute de la rumeur du monde. La
nouveauté la plus porteuse est que les artisans, éradiqués en 1968, vont retrouver
pignon sur rue. On annonce par ailleurs une mesure, en gésine depuis six ans :
les « croyants » pourront désormais entrer au parti. Et encore : les députés seront
élus au suffrage secret (mais sans pluralité de candidature). Bien que le
secrétariat du Parti communiste soit supprimé, Fidel reste « Premier secrétaire »,
et Raúl numéro 2.
Pour le reste, les derniers survivants de la geste quittent le Politburo, hormis
Juan Almeida, Carlos Rafael Rodríguez et Ramón Machado : parmi eux, Vilma
Espín, épouse de Raúl, Armando Hart, ministre de la Culture (qui a mal tenu son
« front » l’été 1991, marqué par un sursaut d’écrivains de l’Uneac et des remous
autour de la sortie d’un film semi-contestataire de Daniel Díaz Torres, Alice au
village des merveilles). Ceux qui les remplacent appartiennent à la jeune garde
des quadragénaires remarqués par Fidel depuis la fin des années 1980 : Carlos
Lage, qui devient le « tsar » de l’économie ; Roberto Robaina, secrétaire des
Jeunesses communistes bientôt promu ministre des Affaires étrangères ; Carlos
Aldana, dont la carrière allait sombrer l’année suivante dans une affaire de «
trafics » ; Ricardo Alarcón, ancien ambassadeur à l’ONU, depuis 1993 président
de l’Assemblée nationale.

Du point de vue économique, c’est 1993 qui sera la pire des années. « Les
révolutionnaires eux-mêmes étaient déprimés », dira Alarcón – peut-être une
allusion à Fidel qui, pour la première fois, multiplie, cette année-là, les allusions
à son éventuel départ du pouvoir. Le Lider se dit « fatigué » de sa condition d’«
esclave de la Révolution ». Il aborde, devant la chaîne américaine ABC,
l’éventualité d’une retraite… si l’embargo est levé. Cuba est « au bout du
rouleau », titre Le Monde. Pour la troisième fois consécutive, la production
intérieure brute est en recul de plus de 10 % sur l’année écoulée. Et l’on sait
même qu’une sorte d’intifada à la cubaine commence au printemps, avec jets de
pierres, à la faveur de l’obscurité nocturne, contre les magasins où l’on peut
acheter en dollars. Il devient aveuglant que l’immobilisme, en économie au
moins, n’est plus tenable.
Avec la redistribution des cartes survenue dans le monde à partir de 1989, un
autre acteur indirect du jeu cubain s’est remis en branle : l’exil de Miami. Rien là
que de naturel : les choses, jusqu’alors, étaient figées sous la houlette de
l’inamovible Lider, en raison du face-à-face planétaire entre Washington et
Moscou. À partir de 1985, on avait pu constater que Fidel était le « cancre de la
perestroïka », ce qui permettait d’imaginer qu’une brèche allait s’en trouver
agrandie entre La Havane et Moscou. Mais c’est la chute retentissante de six
régimes communistes en Europe de l’Est, à l’automne de 1989, qui dope
vraiment la communauté cubaine de Floride.
Son homme fort est Jorge Más Canosa, fondateur, en 1981, avec la
bénédiction de Ronald Reagan, de la Fondation nationale cubano-américaine
(FNCA). Exilé dès 1960, à l’âge de vingt ans, en Floride, sans le sou, il a fait très
vite fortune dans le bâtiment. Ce succès lui a insufflé une croyance sans limites
dans les vertus de la libre entreprise. Politiquement, sa recette est la contre-
révolution. Más Canosa se flatte de compter, parmi le quasi-million de ses
compatriotes émigrés, cinquante mille cotisants, ce qui fait de son organisation
la puissance numéro 1 de l’exil. Mais son côté flamberge au vent ne peut
qu’inquiéter ses compatriotes vivant dans l’île qui, castristes ou non, ont presque
tous quelque chose à perdre – la plupart une portion d’appartement ou de maison
– en cas de retour des exilés.
En revanche, la dureté de l’opposition du chef de la FNCA séduit les groupes
d’exilés qui n’ont jamais déposé les armes, tels Oméga 7 et surtout Alpha 66.
Des attentats sont organisés contre les biens, voire la personne, des dialogueros
– ces opposants, minoritaires, qui prônent l’ouverture d’un dialogue avec La
Havane en vue d’obtenir un assouplissement (sur les droits de l’homme, les
libertés civiques, la reconnaissance d’un espace à la société civile…) pouvant
conduire à une évolution en douceur vers la démocratie. La plupart des
dialogueros, note-t-on au passage, sont ceux qui ont eu le plus à souffrir de la
dureté du régime, tel Huber Matos, détenu de 1959 à 1979, ou Eloy Gutiérrez,
qui avait commandé une guérilla antibatistienne non castriste dans l’Escambray
puis, devenu le chef des opérations militaires d’Alpha 66, avait été arrêté en
1965 et libéré après vingt et un ans. Plutôt « dialoguiste » est aussi la petite
communauté des exilés vivant en Europe, dont le plus actif est Carlos Alberto
Montaner, intellectuel social-démocrate que Fidel attaque souvent avec
véhémence.
Les dialogueros reçoivent, cependant, à partir de 1990, un appui de poids :
celui de la dissidence intérieure. Le premier, Gustavo Arcos lance un appel pour
un « forum » entre « toutes les parties de l’éventail cubain » : tant les
représentants d’un régime qui, admet-il, « garde de nombreux partisans » que les
opposants, aussi bien de l’exil que de l’intérieur. En 1993, un début de «
composition » de ladite « opposition intérieure » se fait jour avec la
structuration, balbutiante, de trois pôles : social-démocrate, avec Arcos
précisément ; démocrate chrétien, qui va trouver son champion en Oswaldo Paya
; libéral, dont les têtes sortiront un peu plus tard. Ce sera la position constante,
désormais, des dissidents restés à l’intérieur que cette nécessité d’une rencontre
entre les « trois branches de la communauté cubaine ». Car l’éclatement entre
pro et anticastristes et le débat entre rester ou partir se retrouvent, dit le secrétaire
de la conférence épiscopale, Mgr de Céspedes (qui en tient pour le dialogue),
dans « chaque famille ». Tous estiment que l’option pour le « dialogue » et la «
réconciliation » est l’unique façon d’éviter un « bain de sang », une « nuit des
longs couteaux caraïbe » que, selon beaucoup, Fidel (ou Raúl après lui) serait
peu disposé à prévenir. Autrement dit, face à un être (ou un régime)
ontologiquement violent, il faut être pacifiste pour deux. De cela, le castrisme va
se satisfaire, et c’est ainsi que l’on entre dans une ère où l’opposition est illégale
et pourtant officiellement tolérée, avec cependant, de temps à autre, pour
rappeler qui commande, de durs « coups de filet » de la part de la Sécurité.
On aboutira à cet apparent paradoxe : le régime, dont le mépris envers «
l’Intérieur » est abyssal, va accepter le contact avec « Miami » ! C’est là une
ouverture avantageuse pour lui puisqu’elle désarçonne en partie Miami, sans
pour autant perturber les partisans du régime. Les sondages en Floride indiquent
que les « rupturistas » (dont le marqueur est le renforcement de l’embargo)
perdent du terrain. Jorge Más Canosa va même jusqu’à reconnaître que les «
jeunes technocrates » qui ont remplacé la vieille garde autour de Fidel Castro le
poussent à faire « de réelles réformes économiques et démocratiques ». Deux
conférences dites « La nation et l’émigration » vont ainsi avoir lieu à La Havane,
en avril 1994 et novembre 1995, où sont invités les « modérés » : ceux qui
n’acceptent pas l’embargo. Et Eloy Gutiérrez Menoyo aura même un entretien
avec Fidel…

Les Cubains des États-Unis ne sont pas les seuls à s’interroger sur la meilleure
façon de rendre l’île à un avenir sans Castro. Les citoyens américains sont, eux
aussi, perplexes. Bien entendu, une grande majorité continuent de voir dans le
Lider une incarnation du diable. N’a-t-il pas déjà défié neuf de leurs présidents ?
N’a-t-il pas, en 1962, conduit leur pays au bord de la plus horrible catastrophe
(nucléaire) de son histoire ? N’a-t-il pas rompu, un temps au moins, les trois
traités qu’il avait conclus avec Washington, sur la piraterie aérienne et les
migrations ? N’a-t-il pas humilié Jimmy Carter, qui était disposé à faire la paix
avec lui ?
Pourtant, depuis la fin de la guerre froide et du camp socialiste, Cuba a cessé
de représenter un danger pour les États-Unis, comme l’admettent les deux tiers
des Américains sondés. En outre, Washington a bien fini par renouer avec des
adversaires tout aussi coriaces (les Vietnamiens), ou aussi peu respectueux des
droits de l’homme (les Chinois). Alors ? Alors « l’Histoire ça existe », entend-on
souvent, à titre d’explication, dans les coulisses du pouvoir à Washington. On
veut dire par là que les rapports, depuis 1959, entre Castro et le voisin du Nord,
ont à ce point échappé à la sphère du rationnel qu’il ne peut être question de
renouer le fil bilatéral tant que le Lider (et une majorité ajoute : et son frère
Raúl) restera en place.
Par le biais du million et quelques de ses exilés, Cuba est devenue partie
intégrante du jeu électoral américain, bridant la latitude d’action tant du
législateur que de l’exécutif. Mais il est également devenu classique d’affirmer
que « l’embargo sert Fidel plus qu’il ne le dessert, puisqu’il est contournable et
aisément contourné » et qu’il offre au Lider « une explication toujours prête aux
maux économiques dont souffre le pays ».
Si Washington avait dû renouer avec La Havane, l’occasion aurait pu s’en
présenter au premier semestre de 1989. Répondant à un souhait constant des
États-Unis, Fidel venait en effet d’accepter le retrait de ses soldats d’Angola. Il
avait, par ailleurs, tout au long de 1988, autorisé la venue dans l’île de missions
d’exploration de la situation des droits de l’homme : c’était là acquiescer à une
autre demande récurrente du grand voisin. En outre, les autorités cubaines,
acculées, donnaient des signes de coopération, désormais, dans le domaine de la
lutte contre le trafic de drogue, autre obsession américaine. Enfin l’achèvement,
le 20 janvier 1989, de la présidence Reagan, grand adversaire de Castro, aurait
pu permettre une relance des dés. Or, George Bush père, le successeur, choisit au
contraire la confrontation diplomatique. Sentant que la perestroïka s’essouffle, il
demande à Gorbatchev le largage de l’Amérique centrale révolutionnaire. Et il
va l’obtenir, on l’a dit : on verra « Gorby », pourtant venu en avril 1989 à Cuba
affirmer son soutien à Castro, lâcher, le 10 mai, « cinq points » par lesquels il se
ralliait au principe d’une « recherche de la paix par la démocratie » dans l’isthme
– là où, au Nicaragua, au Salvador, Fidel mène son ultime combat
internationaliste…
Et comme si cela n’était pas assez, un slogan court aux États-Unis au début
des années 1990 : « Cuba is next » (c’est le tour de Cuba). Pourtant, la Maison
Blanche n’ira pas jusqu’à planter le fer. Le lancement de TV Marti, aussitôt
brouillée, dit quelle forme particulière de guerre sera jouée. En avril 1992, la loi
sur la Démocratie cubaine – dite « loi Torricelli », du nom du représentant
démocrate qui l’a proposée – est adoptée. Ce texte combine le bâton – un
renforcement du blocus de 1960, interdisant aux filiales étrangères des sociétés
américaines de commercer avec Cuba – et la carotte, qui n’a aucune chance
d’être bien reçue par Castro : une politique d’appui à la « société » civile,
notamment par l’ouverture de nouvelles formes, modernes, de communication
entre l’île et le continent.
Une fois encore, cependant, un président américain qui avait fait de Castro sa
cible allait chuter : George Bush père, qui aurait bien fait prévaloir le bâton, sera
battu, fin 1992, par le démocrate Clinton. Celui-ci, en parfait représentant des «
néodémocrates », a mené une campagne peu amène pour Cuba, se disant, de
façon ambiguë, prêt à œuvrer à l’« ouverture » de l’île. Fidel, quant à lui, s’est
invité dans la campagne électorale du voisin, se disant disposé au dialogue « sur
tout » pour aboutir à la normalisation.
Dans les faits, les débuts de Clinton marquent un net relâchement des tensions
bilatérales. Or, tandis que l’Américain préside à une très nette restauration de
l’économie de son pays, Cuba se débat dans une crise de subsistance. Cette
différence climatérique explique en partie un exode de population insulaire qui a
commencé au compte-gouttes dès la « période spéciale », puis est devenu, en
1993, un flux de dizaines de candidats à l’exil qui prennent la mer chaque jour à
bord de balsas (radeaux de fortune parfois motorisés). Leur objectif est moins de
franchir les 135 kilomètres du détroit que d’être recueillis à bord d’une vedette
garde-côte américaine avant la mort par noyade, attaque de requins consécutive à
une tempête ou encore par épuisement. Le mouvement des balseros s’amplifie,
accompagné d’une nouvelle vague d’occupations d’ambassades : en juin 1994 a
été décrétée une considérable hausse des prix de produits de première nécessité,
qui met le feu aux poudres. À deux reprises, des citoyens ont détourné un ferry
dans le port de La Havane pour le diriger vers la haute mer. L’une de ces actions,
contrée par la Sécurité, conduira, le 13 juillet, à la noyade de trente-cinq
personnes. Le 5 août, enfin, survient l’impensé castriste : une émeute dans la
capitale de Cuba.

Tous les observateurs concordent : le mouvement a été spontané, au cri de «


Liberté ! ». Il est également violent : deux policiers seront tués et nombre de
manifestants blessés. Il a fallu que Fidel lui-même, avec son légendaire courage
physique, paraisse sur ce Malecón d’où certains disent qu’« on y voit déjà la
Floride », pour que les choses rentrent dans l’ordre. Le régime accuse Miami et
Washington d’être derrière cette agitation. Et il laisse ostensiblement filer le flot
vers le Nord, comme il l’a déjà fait à deux reprises par le passé : il espère ainsi
alléger la pression économique sur l’île, mais aussi contraindre les États-Unis à
négocier en les submergeant sous un flux de réfugiés. Désormais, les policiers
cubains vont observer les départs sans intervenir. On était passé d’une moyenne
de dix par jour en 1993 à vingt au début 1994 ; vers la mi-août, on dépasse les
cinq cents départs quotidiens, puis mille, deux mille. Au total, trente-cinq mille
balseros quitteront l’île.
Le 18 août, le président Clinton décrète l’état d’urgence en Floride. Et il
annonce que les arrivants seront désormais placés en détention. Détention ! Le
virage est stupéfiant car, depuis 1966, tout Cubain quittant son pays était
considéré comme un croisé anticommuniste et accueilli en héros. Puis Clinton
annonce des sanctions contre Cuba : interdiction des transferts d’argent vers
l’île, suspension des charters entre Miami et La Havane, renforcement de Radio
et TV Marti.
Les balseros sont conduits à la base de Guantanamo, à l’est de Cuba. On en
comptera jusqu’à vingt et un mille. Miami est désarçonnée mais partagée :
certains exilés (45 %, selon un sondage) commencent à estimer qu’on ne saurait
accueillir tout le monde. Et, le 9 septembre, un accord dit « pieds secs, pieds
mouillés » est conclu entre les deux pays pour cadrer l’émigration : les illégaux
ne seront plus acceptés automatiquement, mais seulement s’ils ont effectivement
débarqué sur le sol américain ; les autres, interceptés par les garde-côtes dans le
détroit de Floride, seront renvoyés dans leur île. Le 2 mai 1995 seront précisés
les engagements de chacun : sur les vingt et un mille Cubains de Guantanamo,
quinze mille pourront rester aux États-Unis, dans le contingent de vingt mille
annuels auxquels Washington a déjà consenti (sans, loin de là, toujours s’y
plier). Six mille (des criminels, des malades, des déments) rentreront dans l’île.
Une manifestation devant la Maison Blanche n’attire que deux mille
personnes. Le grand tournant est pris. Pourtant, dans le vaste débat auquel
l’épisode des balseros a donné lieu, des voix américaines ont réclamé une levée
de l’embargo car cette mesure est plus souvent que naguère jugée comme l’une
des raisons de la crise cubaine, qui elle-même explique une part des migrations
vers la Floride.
13
L’EMBELLIE
(1995-1997)

Nous ne changerons jamais parce que nous avons raison.


Fidel Castro, 22 octobre 1995

Début 1996, un propos revient dans la bouche de voyageurs retour de l’île : «


Le pire est passé. » Oh ! certes on n’est revenu en aucun domaine aux chiffres de
production de 1990 (il y a eu recul de 35 % en cinq années). Et l’on n’y
reviendra pas dans les deux décennies à venir. Mais, de fait, La Havane, pour ne
parler que de la capitale-vitrine, n’est plus une cité fantôme. Les coupures de
courant y sont moins fréquentes. Une circulation automobile y a repris. Des lieux
de sociabilité ont rouvert : bars, cafétérias… C’est là le résultat de plusieurs
décisions prises en trois ans dans le sens d’une libéralisation.
D’abord limitée au tourisme, l’ouverture au capital étranger a été élargie à
d’autres pans d’activités. Des sociétés canadiennes, européennes, latino-
américaines, s’y sont engouffrées, avec des fortunes diverses : Total a fait un
tour d’investigation, mais s’est vite retiré ; Bouygues a fait de même dans le
domaine des travaux publics ; au contraire, Sherritt (Canada) a pris pied dans le
nickel, un peu aussi dans le pétrole, ce qui lui vaudra de devenir la compagnie
étrangère numéro 1 à Cuba. Un décret-loi 50 a limité à 49 % la participation des
non-Cubains dans les joint ventures autorisées, mais des passe-droits sont
accordés. Pour convaincre les hésitants, les autorités font valoir : « Ni grèves ni
syndicat revendicatif. » « Étonnamment peu de corruption chez les officiels pour
un pays du tiers-monde », note également un capitaliste français qui, après
hésitations, a franchi le pas. Mais le même homme se plaint d’« un
environnement juridique flou ».
Pour remédier aux incertitudes du droit, le régime a commencé par le haut : le
12 juillet 1992, la Constitution de 1976 a été modifiée pour inscrire dans l’airain
la protection du capital étranger. Et, en trois remaniements d’août 1993 à février
1995, Fidel a nommé une kyrielle de jeunes ministres et secrétaires d’État
favorables aux réformes. Plus d’un provient de l’un ou l’autre de ces instituts
d’études qui, dans les années 1980, ont multiplié les articles tentant
(respectueusement) d’alerter les dirigeants sur la réalité. Les plus notoires sont
Osvaldo Martínez à la Planification, Francisco Soberón Valdés qui devient
directeur de la Banque centrale, Jesús Pérez Othon aux Industries légères,
Marcos Portal León aux Industries de base, Alfredo Jordán Moráles à
l’Agriculture et José Luis García aux Finances. La plupart de ces hommes
resteront près de trois lustres aux affaires.
Toutefois, ces « quadras » ne peuvent pas avancer plus vite que l’esprit du
Lider ! Or, celui-ci est confronté à un dilemme. Sa Révolution est un mélange de
socialisme et de pouvoir personnel. Dans le castrisme, d’ailleurs, Raúl pèse de
plus en plus de son propre poids : de sources convergentes, il aurait eu vers cette
époque un affrontement avec son frère d’une violence inédite depuis leur
entrevue de Houston au printemps 1959, sur la question des « marchés paysans »
: il faut, selon Raúl, les autoriser à nouveau pour que les Cubains puissent tout
simplement manger… Fidel, lui, imagine, a priori, ne rien devoir lâcher. Or, la
survie du régime, Raúl en est assuré, passe par une amélioration drastique et
rapide du niveau de vie, laquelle implique une réforme du système de
production. Et d’ailleurs, au niveau international, le socialisme cher à Fidel
n’est-il pas mort ou moribond : chez ses (nouveaux) partenaires chinois depuis
quinze ans, chez ses chers amis du Viêtnam depuis 1986 ! Et pourtant le Lider
proclame encore vouloir faire de Cuba l’« ultime tranchée » socialiste. Cela
parce que le socialisme est le choix qu’il a fait un jour et qu’y renoncer serait
reconnaître s’être trompé. C’est impossible ! Alors Fidel louvoie. Il mâtine le
slogan « Socialismo o muerte » du « Patria o muerte » de ses débuts ardents :
Martí repasse en douceur devant Marx et Engels. Et le jefe va accepter que des
coups de canif soient, provisoirement au moins, portés au dogme.

La plus énorme encoche est une annonce qu’il fait le 26 juillet 1993 : la
détention de dollars par les particuliers et l’ouverture de comptes en devises
seront désormais légales. Le jour des quarante ans de la Moncada, le Lider dit à
ses compatriotes que le billet vert de l’ennemi de toujours va devenir l’autre
monnaie nationale – en théorie à cours égal avec le peso, en pratique bien au-
dessus puisque le peso ne vaut plus rien (à la mi-1993 : un cent au cours
parallèle ; cent fois plus, soit un dollar, au cours légal). C’est terrible, et l’on
comprend que l’annonce soit faite non face à la foule traditionnelle mais devant
trois mille invités triés sur le volet, au théâtre Heredia de Santiago.
C’est là un pas capital puisqu’il va sortir l’économie de l’irréalisme où elle
s’enlisait depuis huit ans. De fait, le cours du peso remonte aussitôt. Quelques
semaines encore et les artisans sont autorisés à travailler « à leur compte ». C’est
l’annulation de la situation créée en 1968 par la nationalisation de toutes les «
micro-activités » – sur laquelle le régime était d’ailleurs, une fois déjà, en partie
revenu, de 1982 à 1986. Et c’est l’explosion : fin 1995, deux cent mille
personnes étaient déjà actives dans l’un ou l’autre de ces petits métiers
redécouverts. Non sans couac, pourtant. Ainsi pour ce qui est des paladares :
parmi les activités relégalisées figurent ces restaurants privés ouverts dans des
appartements, des arrière-cours, etc., par quiconque a accès (de façon illégale
souvent) à des denrées. Or, très vite, les paladares seront supprimés parce qu’ils
ont concurrencé les établissements publics ! Plus d’une année durant, les
Cubains vont donc devoir se cacher à nouveau de la police pour déjeuner ou
dîner un peu plus agréablement que dans les cantines d’État. Mais les paladares
seront rétablis dès 1995, à la condition qu’ils ne proposent pas plus de treize
couverts chacun.
Une autre mesure capitale a été annoncée le 1er octobre 1994 : les marchés
paysans sont restaurés. Eux aussi avaient été autorisés en 1982, puis supprimés
en 1986. Là aussi, le prix payé par les Cubains des villes a été la ceinture serrée.
Ce rétablissement des marchés paysans est apparemment l’une des réformes qui
a le plus coûté à Fidel : il a la conviction, tirée de ses lectures, que tout
agriculteur est en puissance un koulak – un de ces possesseurs de terre que
Staline avait éradiqués au début des années 1930. En 1986, le Lider avait même
fait de l’enrichissement des paysans sur le marché libre le symbole des «
cochonneries » du capitalisme contre lesquelles il levait l’étendard de la «
rectification des erreurs ». Marque de méfiance maintenue, pourtant, par Castro
face à une évolution inéluctable : les transactions portant sur les surplus dégagés
par les agriculteurs seront contrôlées par les forces armées. Le 26 octobre 1994,
enfin, des magasins (baptisés « shoppies » par la rue) ont été ouverts à tous, dans
lesquels, à prix libres, sont vendus des marchandises tant d’État qu’issues
d’activités privées.
En quelques mois, le paysage va changer. Non que les aliments aient partout
reparu en abondance car, dans l’euphorie de l’aide accordée par le camp
socialiste, Cuba avait quasiment laissé tomber son agriculture au profit
d’importations, et il ne restait plus guère, en 1994, que cent mille paysans : la
production va donc devoir se refaire un chemin. Mais les problèmes dûs à la
négligence et aux vols sont réduits, et maints produits reparaissent dans un
circuit légal. L’organisation méthodique de la rareté au nom de l’égalité cesse
d’être la donnée axiale de l’économie. Quelque chose comme un marché est
établi. Carlos Lage a même assuré, lors du forum de Davos de 1995, où un
Cubain était invité pour la première fois, que la croissance du PIB serait de 2 %
pour 1995. Moins réjouissant : on laisse entrevoir (pour un avenir, il est vrai, non
précisé) des milliers de licenciements dans les entreprises publiques non
rentables – ce qui est le cas de la plupart.
L’industrie et les services ont, eux aussi, repris leur essor en ce milieu des
années 1990. Des publicités sont apparues sur certains murs. Un rien
d’immobilier repart, timidement. Les joint ventures se multiplient, et beaucoup
sont rentables. Selon Lage, il y en aurait, fin 1995, près de deux cents, pour un
capital de 1,5 milliard de dollars, portant sur une vingtaine de secteurs, avec des
firmes originaires d’une vingtaine de pays. Venu à New York en octobre 1995
célébrer avec ses pairs le cinquantième anniversaire des Nations unies, Fidel a la
satisfaction de voir une cinquantaine de grands hommes d’affaires américains,
dont David Rockefeller et Ted Turner, se bousculer autour de lui afin de prendre
rang pour le jour où l’embargo serait levé. En mars déjà, le CNPF (aujourd’hui
Medef) a organisé un voyage de patrons français. Le président de la mission,
Jean-Pierre Desgeorges, a jugé la situation très prometteuse.
Le 5 septembre 1995 est votée la loi attendue depuis trois ans sur les
investissements étrangers. Elle autorise, sous contrôle de l’État, des prises de
participation étrangères à 100 % et l’aliénation de parcelles du sol cubain. Seules
sont exclus de son champ d’application l’éducation, la santé et le secteur
militaire. Est confirmé ce que murmuraient certains officiels : même le secteur
sucrier ne sera pas tenu hors du courant d’investissements étrangers, ce qui
permet déjà au responsable de Cubazucar, Alberto Betancourt, de prévoir de
nouvelles zafras glorieuses à partir de 1997.
Le texte, qui offre des « garanties » contre les expropriations, accorde aussi un
usufruit de cinquante ans sur les concessions de propriétés. Il présente une autre
particularité très commentée : les exilés, encore traités naguère de « vermine »
(gusanos), pourront investir, mais les habitants de l’île, non ! Le Lider
expliquera que les Cubains de Cuba n’ont, pour se lancer, ni les devises ni les
connaissances techniques ! Cet ostracisme de principe sera, d’évidence, mal pris,
tout comme avait été vilipendé l’apartheid introduit par un tourisme créant des
lieux (plages, hôtels, clubs) d’où les nationaux sont exclus. Un autre élément
sera très peu apprécié des travailleurs cubains : la loi oblige les investisseurs
étrangers à embaucher via des agences d’emploi de l’État ; or, alors que les
investisseurs versent des dollars à ces agences, celles-ci reversent aux
travailleurs des pesos, gardant ainsi au passage jusqu’à 95 % du montant des
salaires, du fait de la différence (de 1 à 25) entre le cours officiel du peso en
dollar et sa valeur réelle. Afin que la loi soit votée à l’unanimité, Fidel a contré
des orateurs souhaitant moins de pragmatisme et plus d’esprit révolutionnaire.
Ne pas trop insister sur la nature « temporaire » des concessions faites au
capitalisme et assurer que celles-ci ont pour but ultime de « régénérer la
production publique » en vue de « préserver les conquêtes du socialisme » :
Fidel aura accepté d’aller jusque-là en faveur d’une NEP cubaine.
En matière culturelle aussi, le régime se prend à tolérer quelque détente. Les
cinéphiles peuvent voir, début 1994, une petite merveille à laquelle ils font un
triomphe : Fresa y chocolate (Fraise et chocolat), un film de Tomás Gutiérrez
Alea, metteur en scène prodigue, par le passé, de chefs-d’œuvre plutôt
historiques. On y voit un artiste homosexuel dissident et un étudiant
sympathisant du castrisme nouer amitié par-delà leurs préventions initiales, tout
en échangeant des propos faisant plus qu’égratigner le système. « Le scénario du
socialisme est excellent, dira Gutiérrez Alea, mais la mise en scène laisse à
désirer, et doit donc être critiquée. » Pour Cuba, c’est énorme.
Elizardo Sánchez, désormais le dissident phare, a estimé que, en 1995, la
répression était passée à un niveau « de basse intensité ». Deux libérations de
prisonniers politiques d’envergure ont eu lieu au printemps, celles de Sebastian
Arcos, frère de Gustavo, et d’Yndamiro Restano, condamnés à douze ans de
prison. Les deux ont été relâchés par anticipation à la suite d’une mission
coordonnée par France Libertés, l’ONG créée par Danielle Mitterrand. La
commission des droits de l’homme de l’ONU n’en continue pas moins de
condamner Cuba, chaque printemps, à Genève. Et, de fait, beaucoup se méfient
car toutes les ouvertures qui ont été faites, par le passé, ont été suivies d’un
retour en arrière. Selon Amnesty International, il y a un demi-millier de
prisonniers politiques en 1995 – 1 195 selon Elizardo Sánchez, qui se dit prêt à
confronter sa liste à celle du régime et à la revoir à la baisse.

L’heure est à la poussée de la « société civile ». Celle-ci prend son souffle


avec la « dollarisation », qui donne à un nombre encore modeste mais croissant
de gens la possibilité de vivre hors du secteur public. On voit donc fleurir des
organisations nouvelles, les « cercles de réflexion et d’action sociale », se
plaçant sous l’égide des Églises – catholique mais aussi protestantes, ces
dernières revenues de leur stratégie initiale consistant à mettre à profit la
Révolution pour « enfoncer » les « papistes ». Le mode d’action est la «
conscientisation de voisinage ». Dagoberto Valdés, un ingénieur qui s’est engagé
comme laïc dans le renouveau catholique, déclare : « Il n’est plus vrai que Cuba
soit synonyme de Castro. » Une revue, Vitral, voit le jour sous l’égide de
l’Église, à Pinar del Rio. Le dramaturge Nicolás Dorr, qui a fait jouer en 1994 sa
pièce Un mur à La Havane (une charge contre l’intolérance), estime qu’« il y a
une rupture de l’autocensure ». Par ailleurs, le 19 septembre 1995, le dissident
Yndamiro Restano, à peine libéré de prison, a lancé, avec une dizaine de
personnes, à La Havane, un bureau de presse indépendant auquel, notamment,
Régis Debray apporte son soutien.
De fait, toute l’année 1995, un débat se poursuit au sein de la modeste mais
courageuse dissidence cubaine, relayé par les envoyés spéciaux de la presse
internationale et les correspondants sur place : n’est-il pas inévitable que
l’incontestable ouverture économique survenue depuis dix-huit mois
s’accompagne d’une ouverture politique ? L’optimisme n’est pas absent : on
évoque même l’hypothèse d’un « gouvernement d’union nationale »…
Cependant, le castrisme « éternel » ne baisse pas les bras. Une manifestation
convoquée le 5 août 1995 sur le Malecón par les Jeunesses communistes, un an
après la grande émeute, rassemble un demi-million de personnes. À New York,
lors du jubilé de l’ONU, Fidel déclarera ne pas envisager « pour le moment »
l’introduction de ce multipartisme, qu’il a naguère qualifié de «
multicochonnerie ». C’est le parti unique qui a permis à Cuba de survivre au
blocus américain, expliquera-t-il sur CNN. Et il ajoute ne pas voir en quoi sa
démission aiderait à « redresser l’économie ». Un slogan nouveau est poussé lors
des « réunions de masse » : « Fidel pour la vie. »
Et, au vrai, le Lider semble installé à jamais au sommet du pouvoir. Moins sur
la brèche que jadis, il passe du temps au troisième étage du palais de la
Révolution, où se trouve son spacieux bureau de président du Conseil d’État, qui
est son pied-à-terre « professionnel ». Les meubles sont fonctionnels et sobres :
canapé en cuir, immense bibliothèque et grande table de travail, étagères portant
notamment une tête en bronze de Martí et un buste de Lincoln, aux murs une
lettre autographe de Bolivar et une photo dédicacée d’Hemingway ainsi que,
dans un coin, une figuration sculptée de… don Quichotte. C’est là aussi que les
trente autre membres du Conseil d’État, instance « collective », ont leur bureau.
Un cabinet d’une vingtaine de personnes, le Groupe d’appui et de coordination,
mâche la besogne du commandant en chef, assurant la liaison avec les autres
organes dont il est numéro 1 : gouvernement, parti, armée. Cette équipe a, très
longtemps, été dirigée par José « Pepín » Naranjo, un ancien du Directoire des
Étudiants qui avait été ministre de l’Intérieur en 1959. Ce « directeur de cabinet
» va décéder précisément en cette fin de 1995. « À la tâche », dirait-on, tant les
journées sont longues – à en croire Alcibíades Hidalgo, un ex-représentant de
Cuba auprès de l’ONU qui fut aussi chef de cabinet de Raúl avant de s’exiler
(2002) en Floride. Car Fidel arrive souvent au bureau vers 15 heures et travaille
jusque tard la nuit, mais ses collaborateurs doivent être là dès le matin… José
Miyar, dit « Chomy », très proche du comandante, est secrétaire de ce Conseil
d’État, que préside Castro, depuis 1980. Sa qualité de médecin lui a conféré une
forte influence parce qu’il veille non seulement sur l’emploi du temps et les
rendez-vous de Fidel, mais également sur ses menus. Jesús Montané, ancien de
la Moncada et de la Maestra, est, pour peu de temps encore, à soixante-douze
ans, un discret aide de camp. Il existe aussi un « entourage » que Tad Szulc a
comparé à celui d’un « grand d’Espagne ». On voit là tant Alfredo Guevara,
l’homosexuel « patron » du cinéma cubain, que Manuel Piñeiro, ex-chef du
service secret G2 puis maître des « coups » latino-américains. Un mélange de
compagnons des jours héroïques et de nouveaux venus. « De baladins et
d’argousins », dira plus crûment un diplomate français…
Fidel, cependant, cache son « privé » comme peu de politiques l’ont fait. Cela
concerne d’abord ce que l’on pourrait dire sa « vie intérieure ». Tout être
humain, bien entendu, en a une. Mais, davantage en cela Galicien que Cubain, et
proche de cet autre Gallego que fut Franco, il n’en a jamais rien laissé paraître.
Le « misérable petit tas de secrets » dont parlait Malraux, nul n’en aura rien su.
Il aura résisté, sur ce point, aux questions les plus insidieuses des intervieweurs
(et des intervieweuses envoyées en renfort telle l’Américaine Barbara Walters),
s’en tirant par de plus ou moins habiles pirouettes. Non, il n’a pas d’affect, pas
de temps à perdre à ça ! Il n’a de temps que pour la Révolution ! Fidel, donc, a «
shunté » jusqu’à la mort elle-même. Longtemps, il ne l’a évoquée que sur un
mode stéréotypé, pour l’exalter comme le sacrifice nécessaire – et même
obligatoire, si les circonstances se présentent – des révolutionnaires aux
révolutions. Dans ses Lettres de prison, un bref temps déprimé après l’échec de
la Moncada, il avait évoqué la vieillesse : « Ces hommes dévalant la pente se
mettent à prêcher le contraire de ce qu’ils firent, à faire le contraire de ce qu’ils
prêchèrent. Ils regardent leur jeunesse comme un âge de naïveté, de folie. » Au
plus a-t-il pu, ici ou là, concéder : « Nous ne sommes pas éternels. »
L’incuriosité de Fidel pour certains sujets embrasse d’évidence la littérature –
hormis, bien sûr, les « grands romans sociaux », de Hugo à Gorki en passant par
Zola –, sans doute le cinéma (on ne sache pas que, à l’instar de Staline, il se
fasse projeter des film américains), et plus largement les arts. Bien sûr, il a lu, et
de façon boulimique mais, tel un autodidacte, il y a mis plus d’esprit de système
(épuiser le sujet du moment, de l’élevage des bovins au réchauffement
climatique en passant par la dette du tiers-monde…) que d’envie de sonder les
limites, autres que socio-économiques, qui enserrent les hommes : les questions
sur les fins dernières, si elles l’ont taraudé, il s’est gardé de les évoquer !
Son « privé », c’est aussi sa vie privée. Bien que, à sa grande époque, des
milliers de Latino-Américaines fussent folles de lui, on ne l’a plus vu, depuis son
mariage avec Mirta, au tournant des années 1940-1950, en public avec une
femme qu’on puisse dire « sienne ». La rumeur de son impuissance a même
couru à une époque. Elle a déplu à l’intéressé, surtout dans le contexte d’une île
« machiste-léniniste », comme Cuba a été souvent décrite. Les Services ont fait
circuler le chiffre de sa progéniture : outre Fidelito, né de Mirta, quatre garçons
et une fille (ou cinq garçons) avec la discrète institutrice Dalia Soto del Valle,
connue en 1961, épousée en secret en 1980, des années après la mort de Celia
Sánchez, avec qui il aura vécu discrètement durant un quart de siècle, et
fugitivement apparue en public pour la première fois en… 2001 ; et Alina, une
fille née de Naty Revuelta (sa passion de l’époque de la Moncada), qui a fini par
quitter Cuba après avoir accusé son père de vouloir la séquestrer. On connaît par
ailleurs le nom d’au moins deux « vieilles flammes » du Lider : Violeta Casals,
speakerine de Radio Rebelde dans la Sierra, et Marita Lorenz, une Germano-
Américaine aimée, a-t-elle assuré, « huit mois dont dix nuits », et qui fut chassée
de Cuba (au lieu d’être fusillée !) parce qu’elle s’était prêtée à l’un des premiers
complots de la CIA en vue d’assassiner le Lider. Mais, au total, Fidel aura été
trop passionné par le pouvoir pour prendre du temps à papillonner. En revanche,
il a pu, une fois ou l’autre, remarquer telle jolie femme pour… « raison d’État ».
Ainsi, en 1967 (année de la Solidarité latino-américaine et de la diffusion
mondiale de la minijupe), avisant Regina Seoane, ravissante photographe de
presse péruvienne, fort court vêtue, il hèle un collaborateur, lui montre les
jambes joliment galbées de la jeune femme et s’écrie : « Dis donc, Chomy, en
multipliant ça par trois millions et demi de Cubaines, tu imagines ce qu’on
économiserait comme tissu ! »

Il est une passion, en tout cas, que l’âge n’émousse pas chez Fidel : celle de
parler. Aux journalistes, d’abord, à condition qu’ils soient américains (le sens de
l’efficacité !), à la rigueur, espagnols ou latinos (on est de la même « race »,
selon une acception castillane du terme, vieillie à présent). Fidel adore jouer au
chat et à la souris avec eux. Lequel ne se souvient de son irruption nocturne dans
sa chambre d’hôtel, quelques heures avant le départ de son avion, après qu’on
l’aura fait mijoter quinze jours durant parce que « le commandant est rendu
chèvre [encabronado] par le boulot » – la phrase est de l’écrivain colombien
García Márquez ? Ces prémices acceptées, maint intervieweur encensera la «
courtoisie » de l’interviewé, notable en particulier en ce qu’il ne ménage pas son
temps.
Mais ce que Fidel aime le mieux, c’est s’adresser à une foule du haut d’un
pupitre couvert de micros. La tribune, a encore écrit García Márquez, « semble
être sa niche écologique ». Il aura ainsi parlé, a-t-on calculé, quelque quinze
mille heures. Des séances aussi marathoniennes impliquent qu’il pratique l’art de
la digression. Et il théorisera également (auprès de Ramonet) la nécessité de la «
répétition ». Mais son vrai talent oratoire, observent en substance Fogel et
Rosenthal, consiste à toujours retomber sur ses pieds, vers quelque direction
qu’il se soit embarqué. L’auteur de L’Automne du patriarche a été fasciné par ce
tribun : « Il commence avec cette voix presque inaudible, comme brisée,
avançant dans le brouillard vers un but incertain. Puis il profite de quelques
traînées de lumière pour gagner de l’espace, pied à pied, jusqu’à ce que, en une
grande enjambée, il se rende maître de l’attention », a écrit « Gabo ». Et
d’ajouter : « Alors, il s’établit entre lui et son public un courant réciproque, où
les deux s’exaltent ; il se crée entre eux une sorte de complicité dialectique, et
cette tension provoque en lui une sorte d’ivresse. C’est l’inspiration, un état de
grâce irrésistible, nié seulement de qui n’a pas eu la gloire de le vivre. »

Un jour, en 1985, il a cessé de fumer son célèbre cigare Cohiba privant lui-
même et Cuba d’une belle image de marque. On a assuré que c’était sur ordre de
la Faculté. Lui a dit que c’était pour exercer sa volonté et que cela ne lui a rien
coûté. Il s’est mis, vers cette époque, à suivre un régime pour ne pas être obèse.
Car, au tournant des années 1970-1980, il était devenu imposant : « Un Jaurès en
treillis », avait écrit un journaliste du Monde, en référence moins, certes, à une
proximité idéologique avec le socialiste démocrate français qu’à une tendance
partagée à être aussi large que haut. Il a dû se mettre aux filets de poisson et à la
salade bouillie. Faisant parfois une entorse en humectant son thé de rhum ou en
s’offrant un Martini. On imagine le sacrifice ainsi représenté pour cet amateur de
fines recettes, si passionné par le fromage qu’il a tenté d’imiter des variétés
françaises avec le lait de ses chères vaches ; lui qui était resté ami du nonce Mgr
Zacchi à une époque où tout allait mal avec l’Église catholique parce que le
prélat lui avait appris des recettes de spaghettis ; lui qui pouvait avaler dix-huit
boules de glace après un bon repas ! Et Fidel a longtemps continué de cuire lui-
même les langoustes qu’il offrait à ses hôtes en sa retraite de Cayo Piedras.
C’était un élément de ce que maints visiteurs, français et autres, ont nommé sa «
simplicité », son « attention à autrui ».
La célèbre barbe, emblème du pouvoir (pour parler sans risque de Fidel, les
Cubains portent la main au menton !), a grisonné dans les années 1990. Mais le
cheveu reste encore dru et cranté, les traits sculpturaux. C’est que l’homme
entretient sa forme. Son sport, c’est la natation, qu’il pratique à Cayo Piedras et
sans doute aussi dans une piscine privée. Descendant la mauvaise moitié de la
soixantaine, il fait encore de la plongée sous-marine : « Le sel conserve », l’a-t-
on entendu dire. À peine la peau commence-t-elle à se parcheminer, les yeux à
s’enfoncer un peu dans les orbites, la haute silhouette insensiblement se voûte.
Et la tête rentre déjà légèrement dans les épaules, conférant à l’homme une
curieuse allure de héron massif. Retrouver les unes que l’hebdo américain Time
lui a consacrées à quatre reprises, de 1959 aux années 1990, donne la même
sensation un peu nauséeuse de passage du temps que de revoir Audrey Hepburn
en éclatante Holly Golightly de Diamants sur canapé (1961) avant de la
retrouver, dans La Rose et la Flèche (1976), terriblement griffée par la vie, en
lady Marian rejointe par son Robin des bois vieilli.
Fidel se déclare persuadé que, voulût-il se retirer, le peuple, à qui « il revient
de décider », l’en empêcherait. « La vérité, explique-t-il, est que tous ceux qui
ont fait une révolution, à toute époque, ont acquis une grande autorité. Il peut y
avoir tous les mécanismes démocratiques, mais la personnalité et le prestige de
qui a inspiré la révolution ont toujours du poids et de l’influence. » Fidel a plus
d’une fois rappelé que Platon, dans sa République, a suggéré que c’est « à partir
de cinquante-cinq ans » que l’on commence à occuper les charges publiques
avec le plus d’efficacité. Et « je suppose, a-t-il dit à Mina, que cinquante-cinq
ans d’alors correspondraient à quatre-vingts ans de nos jours ». (Avec les années
– prudence ou mémoire déclinante –, il reportera cet idéal platonicien à «
soixante ans »…) Il n’importe : le comandante n’aura jamais déserté la
conviction que les dirigeants expérimentés sont le vrai trésor des peuples : « La
formation des chefs est coûteuse, a-t-il une fois expliqué, car liée à un long
processus d’apprentissage, et il n’est pas avantageux pour la société de les
remplacer par d’autres qui devraient à leur tour être formés. » CQFD.

Si Fidel, somme toute, change à vitesse géologique seulement, l’appareil de la


Révolution s’est renouvelé. Remaniements ministériels et congrès du PCC ont
sanctionné l’éloignement de maints « historiques ». Hormis Raúl, numéro 2 en
tout et qualifié de « successeur » (mais pas nommé dans la Constitution, à la
différence de Fidel !), le dernier grand ancien conservant encore une visibilité
est, au début de 1996, Juán Almeida. Ce « commandant de la Révolution »,
numéro 4 du Politburo, est très populaire dans l’Oriente de ses origines, où il est
le symbole de cette majorité noire ou métissée qui est mal représentée dans les
hautes sphères. Ramón Machado Ventura, qui fut médecin de la Sierra mais
avait connu une éclipse en 1968, est, lui aussi, tout en haut de l’empyrée.
Armando Hart, qui en est sorti en 1991, demeure toutefois ministre – le plus
ancien du régime (entre Éducation et Culture, il a été de tous les cabinets depuis
janvier 1959). Quant à Carlos Rodríguez, désormais octogénaire (il a été
ministre de Batista de 1940 à 1944), il rétrograde peu à peu.
C’est Carlos Lage qui, en 1990, a succédé comme « secrétaire du Conseil des
ministres » à Osmany Cienfuegos (frère de Camilo) : à ce « quadra »
d’architecturer « la réforme économique », du soviétisme vers l’avenir, de tout
inventer. Ce médecin avait travaillé au Groupe d’appui et de coordination
[cabinet] du commandant en chef, où Fidel, intéressé par les questions de santé,
l’a remarqué. Son nom est murmuré comme celui d’un possible « vrai » chef de
gouvernement si le Lider consentait à céder un pan de son pouvoir… Cependant,
l’homme qui est monté le plus rapidement ces dernières années est Ricardo
Alarcón, président de l’Assemblée (ANPP) depuis 1993 – une instance
d’enregistrement mais non sans pouvoir au jour le jour. Sautant les échelons,
Alarcón est parvenu, en 1994, juste derrière les Castro au Politburo. Il a conquis
son influence en étant le meilleur connaisseur des États-Unis : il a longtemps
vécu là-bas, ambassadeur auprès de l’ONU.
Mais la roche Tarpéienne n’est jamais loin, à La Havane : des hommes qui ont
été au pinacle ont, en effet régressé vite, voire ont disparu : ne citons, pour les
années 1970 et 1980, que Jorge Risquet, « vieux communiste » qui fut le numéro
2 de Guevara au Congo en 1965, puis proconsul en Angola trois lustres plus tard
avant de passer à la trappe. Ce que Castro dit (à Ignacio Ramonet) détester plus
que tout, ce sont « les manœuvres » des hommes pour « avoir plus de pouvoir ».
S’agissant des carrières, soit dit au passage, il ne faut pas sous-estimer
l’influence de Raúl, devenu mille fois plus méthodique et constant que Fidel : les
« cubanologues » parlent de Raúlistas pour désigner ces personnalités qui ont
fait leur chemin à l’ombre du « jeune » frère, dans les forces armées –
notamment dans les secteurs économiques les plus importants, tels le tourisme et
la production alimentaire, que Raúl a placés sous leur coupe. Un groupe
d’hommes, d’ailleurs, ne manque pas de retenir l’attention en ce milieu des
années 1990 : celui des généraux. Ils sont six, sur vingt-six, au Politburo : outre
les Castro et Abelardo Colomé, ministre de l’Intérieur depuis le procès Ochoa, il
y a Julio Casas Regueiro, qui fut juge audit procès, Leopoldo Cintra Frías, qui
succéda à Ochoa comme chef militaire en Angola, et Ulises Rosales del Toro,
chef d’état-major. Ces hommes pèsent plus au Politburo que les chefs des
organisations de masse, voire les apparatchiks du PCC.
Dans le champ international, Fidel gagne encore du terrain au milieu des
années 1990. Avec des majorités croissantes, l’ONU condamne l’embargo. À
l’automne 1994, il ne s’est trouvé qu’un pays, Israël, pour appuyer l’Amérique –
contre plus de cent qui l’ont condamnée. Quant à l’Union européenne,
fournisseuse d’assistance humanitaire, elle a annoncé en 1995 un « dialogue »
avec La Havane en vue de formuler « un nouveau cadre global de relations ».
Encouragée par l’Espagne (elle-même glorieuse de la transition douce qu’elle a
vécue, de 1975 à 1981, entre franquisme et démocratie), Bruxelles adoptera, en
1996, une « position commune » : l’Union aidera au développement économique
de l’île pour autant qu’y seront enregistrés des progrès en matière de droits de
l’homme.

Le 10 mars 1995, Fidel débarque à Paris. Le point de départ a été sa


participation au sommet organisé par l’ONU à Copenhague pour examiner les
politiques mondiales de développement économique et social. Belle tribune pour
le Cubain, qui fustige la « honte du moment, ces maux que l’impérialisme et le
néolibéralisme infligent à la planète » : pauvreté, chômage, pollution, etc. De là,
Castro file à Paris, invité par l’Unesco.
Le président Mitterrand, qui avait apparemment mal vécu d’avoir dû remettre,
pour cause d’affaire Ochoa, la visite du Cubain en France en 1989, saisit la
perche et convie son homologue. Comme tant d’hommes de la gauche
démocratique, François Mitterrand a eu son penchant pour Fidel. Pour lui,
l’occasion est donc bonne, à deux mois de la fin de son mandat et comme sa fin
de vie se profile, de marquer envers les États-Unis une indépendance par
laquelle il avait inauguré son premier septennat, avant de devoir, par réalisme, en
rabattre. Fustigeant l’embargo (il dit une fois : « le blocus ») « stupide » et «
cruel »… Danielle Mitterrand, son épouse, a, quant à elle, une vive admiration
pour le Lider. Elle a multiplié les voyages dans l’île sous l’égide de son
association France Libertés, obtenant des libérations de prisonniers politiques.
Son attitude n’est pas isolée en France : non seulement le PC et la CGT, mais
aussi des artistes, intellectuels, universitaires publient des placards exigeant la
levée de l’embargo.
Fidel, encostumé de sombre comme jamais, a droit, à Paris, à une réception «
avec tapis rouge » et passage en revue de la Garde républicaine, entretien en tête
à tête avec le président français avant un déjeuner à l’Élysée. Moins protocolaire
: il va partager un repas au domicile de son homologue, rue de Bièvre, avant une
déambulation commune jusqu’à Notre-Dame. Jack Lang, familier de Cuba,
l’escortera au Louvre. Là, devant La Joconde, le Lider aura cette question : «
Combien elle vaut ? » C’est inattendu de la part d’un homme qui ignore ce
qu’est l’argent, mais bien en ligne avec son désintérêt à peu près absolu pour
l’art. (Seul son ami Oswaldo Guyasamin, peintre équatorien tenu pour un maître
du « réalisme social », aura eu l’heur de l’émouvoir.) Danielle Mitterrand n’est
pas en reste d’amabilités qui, sur le perron de l’Elysée, a embrassé le Cubain
comme du bon pain devant les caméras du monde entier : des jours durant, les
chaînes américaines repasseront la scène. La Première dame a formulé à
nouveau une de ses demandes récurrentes : que Cuba abolisse la peine de mort.
Castro se dit « sensible » à la préoccupation de son interlocutrice mais ne juge
pas possible d’y accéder tant que l’embargo américain sera en vigueur. La droite,
au gouvernement sous la conduite d’Édouard Balladur (c’est la deuxième
cohabitation), se montre plus réservée. Le ministre des Affaires étrangères Alain
Juppé sera « trop pris » pour recevoir le Lider ; il n’en a pas moins redit sa
condamnation de l’embargo. Philippe Séguin reçoit Fidel à la présidence de
l’Assemblée, mais certes pas dans l’hémicycle. Le comandante se dira ravi de
cette « fin d’apartheid ».
À l’Unesco, il expérimente un bon bain de foule, mais aussi les cris hostiles de
quelques douzaines de personnes, des exilés cubains pour la plupart. Ceux-ci,
qui conspuent le « tyran » et l’« assassin », sont tenus en lisière par la police.
Puis Fidel file à Champigny, dîner sympathiquement chez son vieux complice,
l’ancien secrétaire du Parti communiste français Georges Marchais. Mais il
n’ébranle pas, le lendemain, le patronat français (CNPF), devant lequel il
s’escrime en vue de susciter de nouveaux investissements à Cuba : « Il n’a
présenté aucun argument décisif », dira un auditeur. Qu’à cela ne tienne, il
s’embarque, en train, vers la Bourgogne, chez un convaincu : Gérard Bourgoin,
le « roi du poulet ». Ce sympathisant gaulliste, qui a beaucoup investi dans l’île,
l’accueille à Chailley (Yonne), avant de partager avec lui un très bon déjeuner à
Chablis. En revanche, pas de rencontre cette fois avec un autre grand ami
français, Gérard Depardieu, dont Castro apprécie les vins (ah ! sa cuvée «
Président »…), et avec qui il est en relation pour une joint venture pétrolière. Pas
d’entrevue non plus avec un autre grand « ami de Cuba », amoureux passionné
des côtes de l’île et commandant lui aussi : Jean-Yves Cousteau, déjà très
malade.
Fidel aura l’occasion de revenir à Paris moins d’un an plus tard : pour les
obsèques, à Notre-Dame, de Mitterrand, le 11 janvier 1996. Le Lider est ensuite
invité à l’Élysée par le président Chirac, au même titre que d’autres chefs d’État
venus à Paris pour la circonstance. Il déjeune à la gauche du roi d’Espagne, Juan
Carlos, « ce vrai gentleman », si bien éduqué à la chose militaire par Franco
(conversation avec Ignacio Ramonet), et à portée de voix du chancelier allemand
Kohl, aux yeux encore rougis de larmes…

L’automne 1995 aura été un « festival Castro » à travers les Amériques. À


Bariloche (Argentine), le Ve Sommet ibéro-américain a demandé qu’il soit mis
fin aux « mesures coercitives unilatérales » des États-Unis envers Cuba, et ce
sans même formuler la traditionnelle exigence, en contrepartie, d’une
démocratisation. Quelques jours plus tard, à Carthagène (Colombie), le
Mouvement des non-alignés, unanime, condamne l’embargo américain et
demande l’évacuation de la base de Guantanamo. Enfin, le 22 octobre, sur la
photo historique des cent quarante chefs d’État, de gouvernement et de
délégation présents sur les bords de l’East River pour les cinquante ans de
l’ONU, Fidel est au troisième rang, à six places de Bill Clinton. Il sera l’objet de
la moitié des quarante-huit manifestations, la plupart hostiles, enregistrées pour
l’occasion par la police de New York. Il s’offre même un coup de nostalgie en
revisitant Harlem, trente-cinq ans après sa première visite à l’ONU et sa
rencontre avec « Monsieur K. » Fidel ne fait plus trembler l’Occident, mais les
chaînes de télévision américaines se le disputent.
En décembre 1995, le Lider va parachever une année qui, décidément, lui fut
faste sur le plan international, par un voyage chez ses nouveaux amis chinois (on
lui fait visiter la zone économique de Shenzhen) puis chez ses vieux alliés
viêtnamiens. Au retour, il s’arrête au Japon pour rencontrer le Premier ministre
Murayama ; ce socialiste lui rappelle sa dette, ancienne, envers Tokyo.
Toutefois, un incident est survenu durant cette tournée : au Viêtnam, il a eu un
malaise. On a vu le géant livide, soutenu par ses gardes du corps. À près de
soixante-dix ans, le temps serait-il venu de passer la main ? Il n’y songe même
pas. Une fois, on l’a bien entendu soupirer : « La course aura été fort longue. »
Mais de là à en tirer quelque conséquence…
C’est même par une pétulante crise internationale que Fidel ouvre l’année
1996. Depuis 1991, une organisation d’exilés anticastristes, Hermanos al rescate
(Des frères à la rescousse), dirigée par un aviateur jadis entraîné par la CIA, José
Basulto, effectue, depuis Miami, des vols au-dessus du détroit de Floride pour
repérer des gens fuyant l’île à bord d’embarcations de fortune. Avec
l’interdiction de l’immigration sauvage décrétée en 1994, les Hermanos se sont
reconvertis, procédant à des lâchers de tracts « pacifiques » sur Cuba, jusqu’aux
franges de La Havane. Le jeu est risqué car la chasse cubaine est en alerte. Et, de
fait, le 24 février 1996, deux Cessna des « Frères », dont le plan de vol a été
communiqué par un infiltré castriste, sont abattus par des MiG-29 après un
passage au-dessus des eaux insulaires. L’action n’est pas réprouvable au regard
du droit (encore que l’Organisation des Nations unies pour l’aviation civile,
l’OACI, jugera que les deux appareils ont été abattus au-dessus des eaux
internationales), mais l’excès d’usage de la force est patent. Les Occidentaux
s’enflamment, à commencer par les Américains, que le « pragmatisme
diplomatique » du président Clinton dirigeait sur une voie d’apaisement, contre
le sentiment d’une majorité du Congrès, où l’on tient toujours à l’isolement.
Devenu républicain lors des élections de mid-term 1995, ledit Congrès
approuve, deux semaines après le mitraillage, un projet du sénateur républicain
radical Jesse Helms et de son compère Dan Burton visant à durcir l’embargo. Le
Cuban liberty and democratic solidarity Act (ou loi Helms-Burton) interdit à
quiconque dans le monde (pas seulement, donc, aux Américains…) de faire avec
Cuba, tant que les Castro sont au pouvoir, tout deal impliquant de « trafiquer »
(prendre à bail, gérer, acquérir, répartir, bref, avoir quelque activité) avec les
biens américains nationalisés en 1959-1960. C’est évidemment là une violation
du principe de non-intervention dans les affaires intérieures des autres États.
Cette loi, dont la sanction est l’interdiction du territoire américain aux
contrevenants, vise à créer une insécurité pour quiconque fait des affaires avec
l’île. Toutefois, conscient de l’impopularité de la mesure parmi les alliés
européens et latinos, Clinton prendra toutes les mesures pour qu’elle reste lettre
morte.
Car le président, lui, croit à une politique de « réponse calibrée », telle que le
permettait le « volet 2 » de la loi Torricelli (démocrate) : proportionner une
réouverture du dossier cubain (en clair : la levée de l’embargo) à une « ouverture
démocratique » du castrisme. Au nombre des mesures auxquelles croit Clinton :
le feu vert aux agences de presse américaines pour qu’elles ouvrent un bureau à
La Havane ; un OK à l’envoi de médicaments ; le maintien des remesas (envois
de fonds familiaux) et de fréquents voyages de parents dans l’île.
Brillamment réélu par ses compatriotes fin 1996, Clinton voudra pousser les
choses plus loin en publiant, juste après sa nouvelle prestation de serment, un
Rapport sur la transition démocratique à Cuba, qui promet pas mal d’argent (de 4
à 8 milliards de dollars) en cas de changement de régime (c’est-à-dire le départ
des Castro). C’est là agiter le chiffon rouge. Et Fidel réagit en effet vivement,
dénonçant, lors d’une grandiose marche au flambeau à travers La Havane, ceux
qui « veulent acheter la Patrie ». Une maladresse, certes, de la part de
l’administration US mais il est juste de rappeler que, dans la foulée de l’affaire
des Cessna, Fidel avait interdit la première rencontre de Concilio Cubano, une
réunion de l’exil sous l’égide du mieux toléré des opposants, Eloy Gutiérrez
Menoyo.
Le jeu est bien rodé, les deux adversaires se connaissent par cœur. Ainsi Fidel
va-t-il, plusieurs années, fermer les yeux sur ces « infiltrations » culturelles
américaines qu’il abhorre et qui prennent la forme d’une aide financière (pour un
achat d’ordinateur, par exemple) aux « ONG » cubaines opposantes car il y a
tout de même là une soupape dont une société à bout de souffle a besoin ; c’est
aussi la contrepartie (bien sûr non dite) d’une non-application (la mise en œuvre
est reportée tous les six mois par l’exécutif américain) du renforcement de
l’embargo par les lois Torricelli et Helms-Burton…
14
LE CHANT DU CYGNE
(1997-2006)

Le temps passe et les marathoniens se fatiguent.


Fidel Castro, 1993

Le temps est un dieu cruel, même pour les autocrates. L’hiver de Fidel
s’annonce dès l’été 1997, le 27 août précisément, par une série de rumeurs
relatives à sa mort. Elles ont été mises en route par ses ennemis, depuis Miami
sans doute. Mais y a-t-il jamais fumée sans feu ? Lors de sorties bien plus rares
que naguère (lors de la fête nationale du 26 juillet, c’est Raúl qui a parlé), le
Lider est apparu la mâchoire anormalement crispée, serrant de façon gauche les
mains qui s’offrent à lui et restant longuement assis. D’ailleurs, il a eu un mot
assez peu fait pour rassurer : « La Révolution continue, meure qui meure. » Cette
mauvaise passe du commandant en chef a suivi une série d’attentats qui, d’avril
à juillet, a visé, à La Havane et à Varadero (la grande station balnéaire), des
hôtels et autres lieux touristiques aussi connus que le Capri ou le Nacional. Un
Italien y a perdu la vie. La Sureté cubaine va découvrir que l’auteur de ces
actions est un Salvadorien payé par des extrémistes de Miami. Pour comble, la
zafra 1996-1997, attendue exceptionnelle, a été très mauvaise, et le cyclone Lili,
ponctuellement mis en cause, ne pouvait pas tout expliquer.
Quatre opposants ont cru pouvoir profiter de ce climat pour publier un texte
intitulé La patrie est à tous. L’un porte un nom célèbre puisqu’il s’agit de
Vladimiro Roca, fils de Blas Roca, l’ex-inamovible secrétaire général du PSP
(qui fut le PC cubain de 1928 à 1962). Cet homme qui évoque ainsi la patrie l’a
longtemps et bien servie puisqu’il a été un aviateur aux états de service
impeccables. Une femme également entre, pour l’occasion, dans le rude gotha de
la dissidence : Marta Beatriz Roque. Les deux autres se nomment Felix Bonne et
René Gomez. Ils sont expédiés en prison manu militari. Roca sera le dernier à en
ressortir, cinq ans plus tard : pour Fidel, une initiale proximité est une
circonstance aggravante, jamais atténuante.

Il faudrait rien de moins qu’un congrès du PCC pour remobiliser le cœur du


régime. De fait, l’événement a lieu en 1997. Il permet à Fidel, le 10 octobre, de
renouer avec son passé devant le millier de délégués : un discours de sept heures
(« sans note ni pause », dit la presse). Mais, sur le fond, le Ve Congrès est la
répétition du précédent : si des réformes sont nécessaires, elles doivent être
menées « dans la stricte orthodoxie socialiste ». Carlos Lage – que certains
verraient bien président du Conseil d’État à la place de Fidel – devra se
débrouiller avec ça. Il en conclut qu’il faut « plus de rigueur dans la production
», ce qui ne veut pas dire grand-chose puisque la grève du zèle (discrète, certes)
est, de longue date, la seule façon pour les Cubains de base de manifester leurs
états d’âme psycho-socio-économico-politiques.
Deux splendides nouvelles illuminent toutefois la période : le 17 octobre, les
restes de Che Guevara, enfin découverts en Bolivie, sont transférés à son
mémorial de Santa Clara. Et le 23 novembre, on apprendra la mort de l’ennemi
le plus implacable de Fidel en Floride : Jorge Más Canosa. Mais ce sont deux
vivants, opposés en tout, qui vont apporter à Fidel ses ultimes vives satisfactions
avant son entrée en récession : le pape Jean-Paul II début 1998, et le président
vénézuelien Chávez fin 1999.
L’un des paradoxes des régimes « athéistes » est d’être des conservatoires des
religions qu’ils veulent éradiquer : cela s’est vu lorsque l’Union soviétique est
redevenue la Russie ; cela se vérifie au Tibet ; ce fut le cas en Pologne… Cuba
n’échappe pas à la règle. En 1959, quand vainc la Révolution, cette République
était l’État le plus laïque d’Amérique, avec l’Uruguay. Ni parti démocrate-
chrétien ni journal catholique, nulle personnalité d’envergure ne se revendiquant
de la foi romaine. Cuba a assisté sans état d’âme connu à l’expulsion, en 1961,
de « ses » curés – il est vrai, presque tous espagnols et fleurant la Colonie. Mais
la persécution de prêtres cubains (et parmi eux Jaime Ortega, futur cardinal), à
partir de 1965, dans les Umap (Unités militaires d’aide à la production), a attiré
l’œil de compatriotes sur des hommes souffrant pour leur foi. Plus tard,
l’engagement de clercs et de laïcs dans l’action charitable a été bien perçu.
D’autant que, face à certaines carences de l’État (ainsi la montée du sida, que les
autorités ont d’abord refusé de voir puis de prendre en compte, ou alors sur le
mode de l’exclusion), leur dévouement a pu s’appuyer sur l’ONG catholique
Caritas. Fidel en était même venu à donner les « sœurs » en exemple à ses
militants et il a autorisé l’ouverture à Cuba d’un « refuge » des Missionnaires de
la charité de Mère Teresa. Dans les années 1970-1980, les progrès de la
théologie de la libération, mélange de christianisme et de marxisme, l’ont
intéressé.
Vu côté société, un espace, fût-il précaire, avait ainsi le mérite d’exister face à
l’omniprésence de la Révolution. Cette reconnaissance gagnée, l’Église a
commencé, avec sa séculaire prudence, à faire entendre une parole de tolérance,
de compassion, de longue date inouïe, qui lui a valu d’agglutiner un
questionnement plus politique sur les droits de l’homme, la démocratie, la
réconciliation. En 1988, Oswaldo Paya va créer un modeste mouvement
démocrate-chrétien. Paradoxe, toutefois, au moins apparent : alors que tous les
catholiques ne partagent pas la ligne apaisée que prône le secrétaire de la
conférence épiscopale, Mgr Carlos de Céspédes, un sondage Gallup de 1996
(certes contestable, comme tous le sont, et à Cuba plus encore…) a laissé
entendre que 60 % des insulaires avaient une bonne image de l’Église.
Et c’est ainsi qu’il est apparu étonnant, au milieu des années 1990, que Cuba
soit le seul pays d’Amérique dont jamais Jean-Paul II n’avait pu fouler le sol.
Pour sa part, Castro, qui avait fini par « réintégrer les croyants » (par le biais,
paradoxal à première vue, d’une autorisation d’entrer au PC), s’est pris à
percevoir le positif pour le régime d’une éventuelle visite du pape : une preuve
de l’essentielle tolérance de la Révolution. Il est vrai aussi que quérir à
l’extérieur les points de popularité qui lui manquent à domicile est une méthode
qu’il a rodée. Pourtant, bien que facilités par le fait qu’en trente-neuf ans de bras
de fer entre l’Église et le castrisme les relations n’ont pas été rompues, les
préparatifs ont été longs. C’est qu’aucun des deux vieux lions, Jean-Paul II et
Castro, ne veut être floué par l’autre.
Le 19 novembre 1996, Castro sera reçu en « audience privée » au Vatican par
Jean-Paul II. En première analyse, il ne s’agit que d’un à-côté de la participation
du Lider au plénum d’une institution du système des Nations unies, la FAO, sise
à Rome – une stratégie qui a déjà marché, à Paris, en mars 1995. C’est ce jour-là
que l’accord de principe au voyage de Karol Wojtyla est scellé. Les détails sont
laissés, côté Église, au secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États,
Jean-Louis Tauran – qui a déjà fait une visite à Cuba, avec en prime deux messes
très suivies. Et, pour Cuba, c’est Fidel lui-même qui va tout prendre en main :
son éducation jésuite, dont il excipe souvent, ne le prédispose-t-elle pas à
déjouer, mieux que quiconque, les combinazioni d’en face ? Or, la méfiance du
Lider, obsessionnelle l’âge venant, fait que, pour lui, rien, précisément, n’est du
détail. Qu’il ne veuille pas qu’on lui pollue sa Révolution, c’est le bon sens
même. Mais on n’invite pas Jean-Paul II, de surcroît aussi fin connaisseur de la
dialectique marxiste que Castro, pour qu’il ne prononce que des mots anodins.
On comprend donc que la préparation des choses ait nécessité un an encore.
Lorsque Jean-Paul II débarquera à l’aéroport José Martí de La Havane le 21
janvier 1998, un sérieux balisage a déjà été fait côté gouvernement. Le 18
décembre, le Lider a reçu en grand arroi la Conférence épiscopale cubaine ; rien
de tel n’avait eu lieu depuis 1985. Plus stupéfiant encore, il a été proclamé que
Noël aurait lieu, dès cette année 1997, le… 25 décembre, et qu’il serait chômé :
en 1968, Fidel avait décrété que l’ex-Nativité serait fêtée en juillet, avec le
carnaval, afin que rien ne vienne casser l’élan de l’héroïque zafra de 1969-1970.
Et les choses avaient continué en l’état pour près de trois décennies !

« Que Cuba s’ouvre au monde ! Que le monde s’ouvre à Cuba ! » Les mots
prononcés d’emblée par le pape en terre caraïbe disent tout : non à une politique
castriste qui coupe les Cubains de la planète, mais non aussi à l’embargo
américain. « Cuba défend ses principes de manière inamovible », lui répond
Castro. Et, en tiers intéressé, Bill Clinton, au nom d’une Amérique encore
dominée par les protestants, va se féliciter – en cette année du centenaire de «
l’indépendance confisquée » de l’île par son pays – d’une visite pontificale dont
il juge qu’elle a aidé à « promouvoir la liberté à Cuba », cette société laïque qui
était, naguère encore, militante de l’« athéisme ».
Les journalistes du monde entier, nombreux comme jamais depuis longtemps
sous ces tropiques, notent que les foules qui se pressent aux cérémonies
présidées par Jean-Paul II ne sont pas toutes « ferventes ». « Silence parfait, mais
pas d’émotion apparente », juge ainsi l’envoyé du Monde. De surcroît, trois cent
mille participants, au pays de Fidel, cela paraît peu. Au moins ne croit-on pas
que ces fidèles-ci ont été poussés vers la messe !
Il est, en tout cas, une personne qui participe à l’essentiel du programme, très
dense, de Jean-Paul II : le chef de l’État cubain. En surveillance ? Tout de même
pas ! Plutôt mû par cette passion de tout comprendre qui est dans ses gènes, ne
fût-ce que pour mieux fonder ses certitudes. On le voit suivre les cérémonies
avec, en main, le livret fourni par la Conférence épiscopale cubaine,
organisatrice du voyage. Et il se fait expliquer par le nonce tout ce qui pourrait
lui échapper. Ce n’est certes pas la première fois que ses compatriotes le voient
en costume (sombre, bien sûr), mais, chez eux, si. Le contraste est donc parfait
avec « l’homme en blanc ». Une même fatigue, en revanche, les rapproche, la
même maladie peut-être (chez Castro aussi, la CIA a cru déceler un Parkinson) :
c’est déjà très net chez le Polonais, à l’état putatif chez le Cubain. Cependant,
l’attitude du Lider envers le pontife, bien que celui-ci soit tenu pour un des «
tombeurs » du communisme en Europe, n’est pas dénuée de respect – comme
s’il voyait en lui un reflet, inversé mais géant aussi, de ses luttes en la deuxième
moitié d’un XXe siècle finissant. En tout cas, cet homme qui croit tant à la force,
mais qui sait aussi que l’idéologie tient les hommes, n’aurait certes pas eu la
légèreté de poser la stalinienne question : « Le pape, combien de divisions ? »
Seuls deux incidents, d’un ordre très inégal, seront relevés durant les cinq
jours que le pontife a passés à Cuba. À Santiago, l’archevêque, Mgr Pedro
Meurice, chef de file de cette minorité catholique qui récuse le caractère par trop
« pastoral » d’une hiérarchie pas assez ardente à contester la prétention totalitaire
du régime, jette un pavé dans la mare jusque-là tranquille d’une visite où certes
tout est dit mais en termes peu audibles par tous. Devant Raúl Castro, qui va
rester impassible, le prélat fustigera ceux qui ont confondu « la patrie avec un
parti, la nation avec le processus historique des dernières décennies, et la culture
avec une idéologie ».
L’autre incident est sans lien avec la visite pontificale – quasi grotesque. Lors
d’une enquête contre les époux Clinton pour une affaire immobilière dans
l’Arkansas, le procureur Starr a entrepris, pour prouver la mauvaise foi du
président américain, de joindre au dossier ce qu’il a jugé être l’évidence d’un
parjure : le serment fait par Bill Clinton qu’il n’avait pas (eu) de relations
sexuelles avec Monica Lewinsky, une stagiaire de la Maison Blanche. Ce qui se
disait déjà (et s’avérera avoir été « un contact intime inapproprié » avec la jeune
femme) devenait une affaire d’État, avec l’ouverture d’une procédure de
destitution du Président. Dès lors, la majorité des centaines de journalistes
américains qui « couvraient » le voyage de Jean-Paul II quittèrent
précipitamment l’île. On ne sait trop ce que Karol Wojtyla a pensé de cette
affaire, mais on peut supposer que Castro en fut plutôt conforté dans sa
conviction de la supériorité d’une presse qui « publie très librement ce qu’elle
croit convenable d’imprimer » – mais sachant que « nos dizaines de journaux
sont tous révolutionnaires ».
Dans les négociations très serrées précédant le voyage, il avait été accordé que
« trois cents prisonniers politiques » seraient libérés. En fait, une centaine
seulement le seront – d’ailleurs vite remplacés par d’autres, ce qui fait du détenu
de conscience cubain une des monnaies de l’île, avec le dollar et le peso. Les
commentateurs vont, en majorité, juger que les deux parties ont trouvé leur
compte au voyage : l’Église verra confortée sa position d’interlocuteur « normal
» du régime à laquelle elle aspirait ; et ce dernier a, sur le moment, quelque peu
amélioré son image de système intolérant. On peut aussi plaider que les deux y
ont perdu : Castro, la suite le montrera, ne desserrera pas son monopole sur le
pouvoir ; en contrepartie de quoi la crédibilité de sa parole en sortira plus
écornée encore, si possible.
Et Dieu est entré dans La Havane est le titre du livre empathique que
l’Espagnol Manuel Vázquez Montalbán a publié, après la visite du pape, sur la
situation de Cuba à la fin du XXe siècle. Or là où « Dieu » n’a pas réalisé de
miracles pour l’ordinaire des Cubains, un autre personnage va y réussir : Hugo
Chávez. Élu président du Venezuela fin 1998 sur un programme socialisant, cet
officier deux fois putschiste (1992) et vite libéré (1995) va faire sa première
visite d’État à Cuba juste quinze jours après sa prise de fonction, en février 1999.
Castro lui rendra la politesse à l’automne, dans une liesse populaire sans égale
pour lui depuis des lustres. Le 30 octobre, un accord capital sera passé : Caracas
livrera chaque jour à Cuba 53 000 barils de pétrole brut (le tiers de sa
consommation) à des taux préférentiels et avec des facilités de paiement. En
échange de quoi La Havane enverra des milliers (de vingt mille à trente mille,
les chiffres sont flous) de médecins et infirmiers, alphabétiseurs et « entraîneurs
sportifs », ainsi que des médicaments et des équipements médicaux dans lesquels
l’île excelle.
Castro a trouvé en Chávez un homme selon son cœur : pour l’anecdote, il
partage sa passion du base-ball (les deux se taillent une place dans les
compétitions entre équipes de leur pays respectif – Hugo, qui est de vingt-huit
ans plus jeune, sur le terrain, et Fidel sur le banc du sélectionneur). Et, surtout, le
Lider découvre en son homologue un « fils spirituel », lequel ne récusera pas
cette paternité – même si, quant à lui, et en dépit d’un verbe torrentiel,
apocalyptique, où il l’emporte souvent sur le Cubain, il laisse s’exprimer une
presse libre et tient des élections plutôt régulières. Preuve de sa sollicitude :
Fidel lui conseille de « renforcer sa sécurité ». Mais, plus que tout, Chávez va
être ce dispensateur d’énergie à bon marché qui faisait défaut à l’île depuis la
chute de l’Union soviétique en 1991 : un sauveur.
Là où la Révolution armée du Lider cubain n’avait mis en branle, et pour un
temps bref, que le Nicaragua et la Grenade, le « bolivarianisme » de Chávez
(cette conviction que l’Amérique latine doit s’unir pour faire pièce aux États-
Unis), appuyé sur une « diplomatie pétrolière » tonique, saura embarquer dans
des projets d’envergure, réalistes ou parfois moins, des gouvernants de grands
pays tels la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, l’Argentine même, en une dialectique à
laquelle participent plusieurs gauches latinas après leurs accessions au pouvoir
(démocratiques ou teintées de putschisme) qui se multiplient dans les années
2000. On observera, dans les pays andins, la volonté nouvelle de faire droit à une
très ancienne revendication indigéniste : dans l’ordre chronologique, après Lula
au Brésil, le colonel Lucio Gutiérrez en Équateur (2002), Nestor Kirchner en
Argentine et Tabaré Vázquez en Uruguay (2004), et Evo Moráles en Bolivie
(2005).

En revanche, la tactique fidéliste de saisir toute occasion de saturer l’arène


multinationale (ibéro-latino-américaine notamment) va connaître quelques ratés.
Car, de plus en plus, ses pairs lui demandent, en contrepoint de leur soutien
contre l’embargo américain, de prendre de clairs engagements d’ouverture
démocratique et de respect des droits humains. Et, parfois, lui qui ne cède jamais
sous la pression finit par dire oui. Il l’avait fait pour la première fois lors du VIe
Sommet ibéro-américain de Viña del Mar, au Chili, semble-t-il parce qu’il a
détesté qu’on esquisse un parallèle entre son régime et celui instauré, dans le
pays hôte, par le général Pinochet de 1973 à 1990. Il a renouvelé sa promesse
verbale lors du Ier Sommet Europe-Amérique latine, à Rio, en juin 1999. Et il a
de nouveau été mis sur le gril chez lui, à La Havane, à la mi-novembre 2000,
pour le IXe Sommet ibéro-américain, avec une insistance qui devait beaucoup à
celui qu’il tient pour un de ses pires ennemis : le Premier ministre conservateur
espagnol José María Aznar, qu’il surnomme « la savate de Franco ».
La circonstance était pourtant auspicieuse : l’année des quatre décennies de la
Révolution. Et nul moins que le roi Juan Carlos avait fait le déplacement dans
cette île qui avait abrité les premiers pas, en 1511, de la colonisation espagnole
du nouveau monde. Or, Fidel ne se cache pas de nourrir une forme d’estime pour
« ce vrai gentleman ». Et voici que celui-ci demande à Fidel, en le tutoyant avec
son aristocratique simplicité, d’établir dans son pays « une démocratie totale ».
L’humour du rapprochement de ces deux termes ne pouvait évidemment pas
échapper à un aussi fin manieur des mots du castillan que l’est Castro ! Là
encore, le Lider, pincé, acquiesce. L’orage passé, il déclarera avoir écouté ce
genre d’appel « avec le sourire de la Joconde et la patience de Job ». Rien de tout
cela n’était transmis aux Cubains par la presse révolutionnaire.
Cet épisode désagréable achevé (plusieurs chefs de gouvernement s’étaient, en
outre, fait un point d’honneur de rencontrer des dissidents), Fidel se vit offrir par
le destin (et aussi par sa propre politique) la chance de passer du deuxième au
troisième millénaire de la façon qu’il aime : dans une formidable tension épique.
L’histoire est belle et cruelle à la fois : c’est celle d’Elián González. Le monde
entier en a eu connaissance par un reportage ou l’autre, entre la fin de 1999 et la
mi-2000. Embarqué avec sa maman et une douzaine d’autres personnes dans une
de ces précaires balsas soutenues pas des pneumatiques, auxquelles les candidats
cubains à l’exil sauvage confient leur destin entre la côte septentrionale de l’île
et la Floride, « Eliancito » s’est retrouvé, le 25 novembre, naufragé et orphelin
de mère, soutenu, avec trois compagnons, sur une chambre à air et (pourquoi ne
pas imprimer la légende) des dauphins, avant d’être sauvé par deux pêcheurs au
nord-est de Miami. Accueilli par des cousins puis un grand-oncle, dans
l’indifférence proclamée du père resté à Cuba (« Je n’ai rien perdu à Miami…
»), Elián commença, après que la presse américaine eut multiplié ses reportages,
à être réclamé… par son géniteur. C’est que, entre-temps, les Castro avaient
décidé de faire du « cas Elián » une cause nationale. Il est vrai que les
anticastristes de Floride avaient, les premiers, battu le tambour. Asile politique
ou droit de garde paternel ? Immigration et Justice américaines devraient
trancher. Fidel multiplia les déclarations et de gigantesques manifestations.
Finalement, la Cour suprême US parla, et Elián fut arraché manu militari à son
oncle et remis à son père en juin 2000, à Washington. Ce dernier a, depuis, été
élu à l’Assemblée nationale. Et Elián, élève à l’école militaire de Matanzas,
protégé tel un bijou de la Couronne, est devenu un personnage, parfois honoré de
la présence d’un Castro à son anniversaire. Fidel fera de ce combat pour le retour
d’Elián le point de départ d’une « bataille des idées » dont il se dira le « soldat ».
Cette resucée du « Ici personne ne se rend » des années 1960 deviendra la
théorie de son refus de réformer, sur laquelle il s’arc-boutera toute la première
moitié des années 2000.

Tel « castrologue » affirme que l’épisode Elián a été « une grande victoire »
pour Fidel… Et s’il n’en était rien ? Car, par-delà l’émotion normale suscitée par
le sort d’un enfant (plus, il est vrai, parce qu’il semblait pouvoir être « retenu »
aux États-Unis que pour avoir failli perdre la vie en même temps que sa mère), «
Eliancito » pourrait aussi avoir interpellé l’île en ceci que son destin a, pour
partie, échappé à Castro – celui à qui nul n’échappe à Cuba. Car, si on fait le
compte, ils ne sont pas si nombreux, passés les temps héroïques de la Moncada,
la Sierra ou l’Angola, les Cubains à devoir une vraie notoriété à autre chose que
la grise promotion dans les instances du régime. Cherchons : le vieux chanteur
Compay Segundo et ses complices Ibrahim Ferrer, Elíades Ochoa, Omara
Portuondo et Rubén González, (re)surgis lorsque, en 1996, le guitariste
américain Ry Cooder a enregistré le disque Buena Vista Social Club ; son jeune
collègue Carlos Varela, qui s’efforce de naviguer entre « différence » et «
cohérence » ; l’écrivain Leonardo Padura, créateur du personnage de l’ex-
inspecteur Mario Conde, et qui cherche une voie entre « la mémoire et l’oubli » ;
le général Arnaldo Tamayo, qui orbita durant sept jours en 1980 à bord du
Soyouz 38 soviétique ; le cinéaste Tomás Gutiérrez Alea, auteur de Fresa y
Chocolate et Guantanamera ; les dissidents Elizardo Sánchez, Oswaldo Paya,
Vladimiro Roca, Felix Bonne, René Gómez, Marta Beatriz Roque, Guillermo
Fariñas, qui ont longuement connu les geôles de l’île et l’épreuve de grèves de la
faim, Laura Pollán, présidente des Femmes en blanc, association réunissant des
parentes de détenus (décédée en 2011) ; la blogueuse Yoani Sánchez, symbole
de cette jeunesse à qui le régime n’inspire plus la peur de jadis ; la ballerine
Alicia Alonso, toujours en piste à quatre-vingt-douze ans ; les athlètes Javier
Sotomayor, Alberto Juantorena et Dayron Robles ; ajoutons même Mariela
Castro, une des filles de Raúl qui, bien entendu avec quelques idées derrière la
tête, s’est attachée à redonner droit de cité aux gays, lesbiennes, bi et trans de
Cuba.
Il y aura encore pour Fidel de bons moments après le retour d’Elián. Avec un
art il est vrai déclinant, il va jouer de cette partition familière consistant à aller
chercher à l’étranger cette reconnaissance, voire cette popularité, dont il ne peut
avoir, chez lui, que des expressions contraintes. Il y avait déjà eu, le 12 avril
2000 à La Havane, la solennelle ouverture des 77, ce groupe de 133 pays qui
porte les préoccupations économiques des trois quarts de la population mondiale.
Le Lider avait alors appelé les chefs de l’humanité pauvre à organiser « un
nouveau procès de Nuremberg pour juger l’ordre économique », réclamé la «
destruction du FMI » et « l’instauration d’une taxe sur les transactions
financières spéculatives d’un montant de 1 % ». Puis il y a eu la réunion, déjà
évoquée, du Millenium à l’ONU, à New York, où Fidel a échangé une fugitive
poignée de main et quelques mots avec Bill Clinton – seul président américain
en exercice qu’il aura « rencontré ». Au Xe Sommet ibéro-américain, en 2000
aussi, fin novembre, à Panama, il a dénoncé un complot pour l’assassiner – le six
cent unième selon lui, sept cent unième pour sa Sécurité –, ce qui a provoqué
une rupture d’un an avec le pays « canalier ». À la mi-décembre de cette même
année, il recevra, ni crispé ni chaleureux, le nouveau président russe Vladimir
Poutine, avec qui il a parlé d’une vieille dette…
Le 8 mai 2001, Fidel sera à Téhéran, parmi ces Iraniens dont
l’antiaméricanisme lui plaît ! Le 11 avril 2002, il aura l’immense satisfaction de
contribuer, simplement en usant de son téléphone portable, à faire échouer un
putsch au Venezuela contre son « ami et frère » Hugo Chávez. Puis, en mai
2002, il aura le plaisir d’accueillir l’ex-président Carter, qu’il avait su «
entortiller » en 1977, mais toujours désireux de servir comme médiateur. En
février 2003, au sommet des non-alignés en Malaisie, il craint (à bon escient)
que Bush ne « dessoude » Saddam Hussein. Le 25 mai 2003, il fait un « tabac »
populaire à Buenos Aires, où il s’est rendu pour la prise de fonction de Nestor
Kirchner. Fin septembre de la même année, Lula da Silva, le Latino-Américain
de loin le plus important du moment, en fonction depuis moins de huit mois, fait
une visite d’État à Cuba, passant avec son homologue de nombreux accords de
coopération. Et, en novembre 2004, c’est le président chinois Hu Jintao qui se
rend à La Havane, signant avec Fidel des textes aux termes desquels son pays
investira gros dans l’industrie cubaine du nickel, et l’île lui achètera un million
de téléviseurs.
Cependant, un coup de tonnerre a eu lieu en 2001 aux portes de Cuba, le 11
septembre : la destruction des tours jumelles du World Trade Center à
Manhattan et l’attaque aérienne suicide contre le Pentagone à Washington. Fidel,
avec sa perception aiguë de tout ce qui se passe aux États-Unis et sa capacité à
avoir trois coups d’avance sur beaucoup, juge qu’il a du souci à se faire. Car
George W. Bush, le président américain en fonction depuis le début de l’année,
annonce aussitôt une « guerre contre le terrorisme », sommant « chaque pays de
choisir son camp ». Or, Fidel n’a pas tout à fait apuré les comptes en ce domaine
: deux fils à la patte lui restent, certes sans lien avec Al-Qaida ou l’Afghanistan,
mais sait-on jamais avec Washington ? Le Lider a une vieille inclination vers
l’ETA basque, réactivée par hostilité envers le Premier ministre Aznar ; et il a
surtout une complicité d’un demi-siècle avec l’ELN (Armée de libération
nationale) colombienne qui, dans son fief en limite des Andes et des Llanos, se
livre au sabotage de pipelines et enlèvements à fin de rançon.
Ce sont ces ambiguïtés qui font que Cuba a été classée par l’administration
américaine au nombre des « rogue states » – dans l’« axe du mal » – avec rien de
moins que l’Irak, l’Iran, la Libye, la Syrie, le Soudan et la Corée du Nord.
Alors Castro, pour la clarté des choses mais aussi dans le droit-fil d’une amitié
toujours proclamée avec le « peuple » américain, jugé innocent des turpitudes de
ses élus, déclare, le 11 septembre même, sa « profonde douleur » pour les
victimes (près de trois mille seront recensées, et des milliers sont blessées), et il
propose une aide humanitaire. D’emblée aussi, il déclare que « la guerre » en
réponse, qu’il pressent, « ne résoudra rien ». Enfin, il rappelle que « Cuba a été
le pays au monde qui a le plus souffert d’attaques terroristes » – sous-entendu :
de la part d’émigrés cubains tolérés, et jadis soutenus, par « l’empire ». Il dira
aussi avoir été contacté par les services secrets américains pour le cas où il aurait
des informations sur ceux qui viennent ainsi de porter une « attaque majeure »
contre l’Amérique…
Or, très vite, une certitude va s’imposer à Washington : c’est la mouvance la
plus extrémiste de l’islam, et nul autre, qui a organisé ces attentats, et c’est
contre elle que devra, dès lors, se concentrer la première riposte. Avec l’attaque
rapidement menée contre l’Afghanistan, hôte d’Al-Qaida, pour en chasser les
talibans, Castro va donc pouvoir souffler à nouveau.
Et de fait, prenant occasion de l’ouragan Michelle qui, deux mois après le 11
septembre 2001, a ravagé Cuba, l’administration Bush a décidé, pour « raisons
humanitaires », d’ouvrir une brèche inédite dans l’embargo en autorisant la vente
de produits alimentaires américains à Cuba. L’« humanité », en la circonstance,
faisait bon ménage avec la revendication lancinante des fermiers américains de
pouvoir exporter leurs produits vers l’île caraïbe. Peu médiatisée, cette mesure a
amplement débordé ce qui lui a donné cours puisqu’elle va permettre, tout au
long de la première décennie 2000, de faire des États-Unis (au détriment de la
France), le premier fournisseur de vivres de Cuba pour, in fine, un rapport de
près d’un demi-milliard de dollars par an.
C’est donc peu dire que, par-delà les gesticulations, chacun des dirigeants, de
part et d’autre du détroit de Floride, va poursuivre le jeu tout en passes subtiles
qui est celui de chacun de leurs deux pays depuis un demi-siècle : la
dénonciation mutuelle des mauvaises intentions de l’autre et le bon usage
respectif de l’embargo : un « attrape-suffrages » en Floride (à quoi « W » Bush a
dû sa victoire en 2000) et le « cache-sexe » des échecs économiques à Cuba.
Avec, cependant, une interférence de la situation mondiale sur le plan bilatéral
: le 7 janvier 2002, un mois après la défaite finale des talibans, entérinée par
l’entrée des GI dans Kandahar une fois Kaboul tombée, l’administration
américaine informera La Havane qu’elle va créer dans la base de Guantanamo,
sur le sol cubain donc, une prison où seront « traités » les « combattants ennemis
». Ce sera dénoncé par Castro mais avec la prudence que, instruit par la crise des
fusées d’octobre 1962, il observe en la matière lorsque sont en jeu les affaires
d’État du grand voisin.
Ce sera dès lors, toutes les années qui vont suivre, un fameux bal des
hypocrites. Bush, le seul président américain depuis 1959 à n’avoir jamais tenté
de négocier avec Castro, va, de façon lancinante, accuser son homologue cubain
d’être partie prenante du terrorisme international. Et Fidel, lui, va focaliser ses
attaques sur le « terrorisme » des États-Unis. Il dit : en quatre décennies, Cuba
n’a jamais commis d’acte violent sur le territoire américain. Et tel n’est pas le
cas des « mercenaires de l’empire ». Ainsi nomme-t-il, en premier lieu, les
extrémistes de Miami financés par la FNCA de feu Jorge Más Canosa, qui
attaquent l’île par des attentats indiscriminés ou le visant lui, avec au minimum
la tolérance des dix présidents qui se sont succédé depuis 1959. Mais aussi, pour
Fidel, les « mercenaires » sont les opposants intérieurs qui reçoivent une aide
financière du Nord, aux termes du « volet 2 » de la loi Torricelli.
Sur la base de ce dialogue de sourds (et de près d’un demi-siècle
d’antagonisme), les « frictions » vont se développer autour de trois thèmes en ce
début des années 2000. Il y a d’abord, chronologiquement, le cas de Luis Posada
Carriles. Ce Cubain, émigré en Floride dès 1960, est aussitôt entré dans
l’opposition au castrisme après un entraînement par la CIA. Après l’échec de
l’invasion de la baie des Cochons, il a cocréé un groupe d’action nommé Alpha
66. Sa plus atroce réussite a été, à l’automne 1976, la destruction en vol d’un
avion de la Cubana qui a fait soixante-treize morts. Arrêté au Venezuela, il y est
resté détenu, sans procès clair, jusqu’à son évasion en 1985. Sa trace se perd
ensuite (mais sans doute pas pour tous les services secrets). Elle se retrouve
ensuite en 1998, où il revendique, dans une interview au New York Times du 12
juillet, la série d’attentats qui a frappé, l’année d’avant, une demi-douzaine
d’hôtels à La Havane et à Varadero. En l’an 2000, certains éléments lui font
attribuer une tentative d’assassinat de Castro lors d’une réunion de chefs d’État,
en décembre, à Panama. En 2005, Cuba dénonce sa présence à Miami. Et, de
fait, il va y être arrêté pour… entrée illicite sur le territoire américain. Mais la
Justice refusera de l’extrader au Venezuela ou à Cuba. Le cas est énorme – la
commission des droits de l’homme de la Chambre des représentants s’en est
émue. Finalement, en 2012, la justice américaine exonérera Posada Carriles de
toute charge. Dans sa Biographie à deux voix, composée de 2003 à 2005 avec
Ignacio Ramonet, Fidel en fera l’emblème des ambiguïtés, des compromissions
américaines avec le terrorisme – et ce en pleine « guerre contre la terreur »
assortie de dénonciations de George W. Bush contre le régime cubain…
Deux autres affaires se sont entremêlées au cas ci-dessus durant les dernières
années au pouvoir du Lider. L’une est l’arrestation, en 1998, de Cubains des
services de Sécurité détectés comme ils surveillaient la station aéronavale de
Key West. Certains ont pu s’échapper, d’autres ont accepté de collaborer en vue
de réductions de peine, et cinq ont été condamnés pour espionnage à des séjours
en prison allant de dix ans à perpétuité. Ils ont plaidé que leur mission était de «
pister » les contre-révolutionnaires préparant des actes violents contre Cuba, et
notamment des incursions aériennes dans le style de celles des « Frères à la
Rescousse ». Les cinq sont tenus par Castro pour des « héros », en faveur
desquels il a organisé maintes manifestations et multiplié les soutiens dans la
presse. La façon dont ils ont été jugés fait parfois l’objet de remises en cause
judiciaires aux États-Unis.
L’autre affaire dont il a été plus discrètement fait état vers la même époque est
l’arrestation, le 21 septembre 2001 – dix jours après les attaques contre le World
Trade Center et le Pentagone –, et la condamnation subséquente à vingt-cinq ans
de prison d’une Américaine de Porto Rico, Ana Belén Móntes. Cette « analyste
en chef » à la DIA (Agence du renseignement pour la Défense), qui a plaidé
coupable et pleinement collaboré, fournissait depuis seize ans à Cuba des
informations d’une grande acuité, notamment sur des manœuvres de la Navy au
large de l’île caraïbe, sur les mouvements d’espions et le système de surveillance
électronique américain en direction du Sud. Les commentateurs américains
divergent sur l’ampleur des dommages infligés à la sécurité des États-Unis, mais
plus d’un juge qu’Ana Belén aura été l’une des taupes les plus efficaces de la fin
de la guerre froide jusqu’au tout début du troisième millénaire. Elle aurait fourni
des éléments clés du rapport de 1998 qui a permis au Pentagone de conclure que
« Cuba n’est plus une menace »… Fidel lui-même aurait, assurent certains, été
l’« agent à distance » d’Ana Belén. On ne prête qu’aux riches ! Il est vrai qu’en
matière d’espionnage les pincettes sont de rigueur ; mais il ne faut pas négliger
que, dans la sombre guerre entre les États, le petit, s’il attire davantage la
sympathie, n’est pas toujours totalement démuni de ressources ! Le 13 mai 2003,
les États-Unis pourront ainsi expulser, sans que La Havane rétorque, quatorze de
ses diplomates en poste à l’ONU ou au Bureau des Intérêts. Quoi qu’il en soit,
c’est peu dire que le climat est délétère, au début du XXIe siècle, entre les deux
États antagonistes qui campent de part et d’autre du détroit de Floride.

L’année 2002 sera tout en attente inquiète : après la victoire-éclair des États-
Unis, de l’« Alliance du Nord » afghane et d’alliés occidentaux sur les talibans,
les Cubains, comme le monde, suivent les manœuvres de Bush pour pousser
avant la « guerre contre la terreur ». Dans l’île, cette année sera aussi marquée
par de grandes manœuvres (inégales) entre le pouvoir et l’opposition. Oswaldo
Paya, un ingénieur de formation qui a cofondé, en 1988, un Mouvement chrétien
de libération, tout juste toléré, a décidé en 1998, juste après le voyage de Jean-
Paul II, de recueillir des signatures pour une pétition qui, si elle atteint dix mille
signatures, devrait, aux termes de la Constitution de 1976, être tenue pour un
projet de loi. Cette initiative a été nommée « projet Varela », du nom d’un curé
qui, au XIXe siècle, avait été précurseur de l’Indépendance. Le texte en a été
déposé au printemps 2002 auprès de l’Assemblée nationale. Il aura recueilli in
fine quelque quarante mille signatures, ce qui est un exploit, à Cuba, s’agissant
d’une démarche d’opposition. Il réclamait plus de libertés, personnelles (droits
d’expression, de réunion), politiques (droit de créer un parti) et économiques
(droit pour les insulaires d’entreprendre). Face à cela, le Lider eut une de ces
réactions éclair qu’il affectionne : en une journée, le 15 juin 2002, huit millions
de Cubains (« 98,05 % des électeurs », selon Castro) signaient une pétition
demandant que le socialisme devienne constitutionnellement « irrévocable » à
Cuba. Ce à quoi il sera ponctuellement répondu par l’Assemblée nationale. Ainsi
le projet Varela sera-t-il mis aux oubliettes.
Comment expliquer, soit-il demandé au passage, l’écho somme toute limité de
la dissidence ? La peur des Services est ce à quoi l’on pense en premier. On peut
aussi avancer la crainte d’un retour des exilés, qui pourraient réclamer le lieu de
résidence que la Révolution débutante leur a accordé. Et, surtout, il y a les
accommodements nécessaires avec la réalité, au prix d’entorses à la légalité
inévitables pour simplement survivre mais dont on redoute en permanence de
devoir, au jour voulu par le pouvoir, payer le prix. Par ailleurs, si elle est
d’évidence en recherche de formes d’expression la distanciant du pouvoir, la
jeunesse adhère peu aux modalités, jugées trop traditionnelles, des mouvements
politiques : c’est plutôt la musique underground, à connotation sexuelle, qui la
branche, comme ce fut le cas en URSS à la fin du soviétisme.
En outre, c’est peu de dire que le castrisme ne se sera pas montré trop exigeant
envers les citoyens – hors l’adhésion politique, qui n’est pas rien, certes. En
particulier, le travail (en contrepartie de rémunérations ridicules, il est vrai : 18
dollars par mois en moyenne en 2012) n’y aura pas été épuisant. Les Cubains
pouvaient bien dire, à l’instar de ce que l’on entendait en Union soviétique
lorsque les langues ont commencé à s’y délier : « Ils font semblant de me payer,
eh bien ! moi, je fais semblant de travailler ! »
Enfin, plus d’un Cubain a pu, à un moment ou l’autre, décider de ne plus
s’opposer frontalement à Castro. Qui a envie d’être le dernier mort d’une guerre
? Dans son ultime décennie au pouvoir, Fidel aura ainsi endossé l’habit du «
viejo », le vieux radoteur, redoutable encore mais avec qui il est avisé de s’en
tenir au modus vivendi jusqu’à ce que survienne cette issue que l’humour cubain
a baptisé « la solution biologique »…

Comme l’Irak avait été choisi par George Bush pour être la cible de sa
seconde « guerre antiterroriste » (dont les préparatifs se précisaient en mars
2003), la police cubaine allait lancer son plus gros coup de filet depuis le siècle
précédent. Soixante-quinze dissidents – cinquante promoteurs et zélateurs du
projet Varela, et vingt-cinq journalistes indépendants – allaient être condamnés à
des peines allant de six à vingt-huit ans de prison. C’était un retour à l’énormité
des sanctions pratiquées par la Révolution à ses débuts. Ni Elizardo Sánchez ni
Oswaldo Paya ne sont sur la liste : ils sont trop connus mondialement ! Outre
Beatriz Marta Roque, unique femme sanctionnée (elle avait déjà connu la prison
en 1999 pour avoir signé le document « La patrie appartient à tous »), le plus
notoire de ceux qui sont punis cette fois est Raúl Rivero. Poète, il a été primé
deux fois dans les années 1960 par l’officielle Uneac (Union des écrivains) ;
journaliste, il a été correspondant à Moscou de l’agence du régime, Prensa
Latina. En 1995, après des tribulations et un évident cheminement personnel, il
cofonde la minuscule agence dissidente Cuba Press (le prix Reporters sans
frontières l’en récompensera). Le 7 avril 2003, il en prend pour vingt ans. Et,
trois jours plus tard, on fusille trois jeunes Noirs qui, à Regla, dans la baie de La
Havane, avaient tenté de détourner un ferry vers la Floride. Là encore, la
sanction marque une régression, puisque le régime, sans abolir la peine de mort,
avait décidé, en 2000, un moratoire sur son application.
Or l’opinion internationale a évolué après un demi-siècle où les duretés du
régime contre ses opposants ont été imputées à une « Révolution assiégée par
l’empire et obligée de se défendre ». C’est que la sensibilité sur le sujet des
droits de l’homme s’est haussée d’un cran – et c’est aussi un effet des nouvelles
technologies de communication. Les « amis de Cuba » s’égaillent dans la pente ;
certains des plus « cohérents » même disent « ne plus trop savoir que penser »…
Seul Gabriel García Márquez semble intouché par cette agitation. Et l’Europe
officielle, d’une part, et même une partie de l’intelligentsia latino-américaine
s’enflamment.
L’Union européenne, qui venait d’inaugurer un siège à La Havane, décide
alors d’accorder un statut quasi officiel aux opposants, notamment en les invitant
à ses Fêtes nationales – pratique inaugurée dès le 25 avril par le Portugal, qui
commémore ce jour sa révolution des Œillets. Il s’ensuivra quelques années de «
froid » entre les Quinze (devenus Vingt-Cinq en 2004), et le régime castriste – et
ce alors que l’Union, Madrid et Paris en tête, a toujours, ou quasiment, manifesté
de la compréhension à l’endroit de la Cuba fidéliste. Le ressentiment du
commandant en chef envers le Premier ministre conservateur espagnol José
María Aznar ne connaîtra dès lors plus de bornes. Tout comme il en rajoutera
dans l’estime publique envers le socialiste José Luis Zapatero, qui arrivera au
pouvoir à Madrid en 2004. Avec la plupart des États européens, les relations
resteront glacées jusqu’à 2005 et ne seront collectivement reprises qu’au bout de
cinq années. Mais le régime castriste tiendra désormais les Européens pour « peu
fiables ».
Il y a plus. En Amérique latine et dans la péninsule Ibérique, où le Lider a ses
ultimes réserves de popularité hors de son île, des bastions tombent. Le Prix
Nobel de littérature 1998, le Portugais José Saramago, jusque-là défenseur
sourcilleux de la Cuba révolutionnaire, prononce, en apprenant les trois
fusillades de Regla, le même « au-delà je ne puis » que Luther à la Diète de
Worms : « Vous avez brisé mes espoirs, déçu mes illusions… » Pis, l’écrivain
uruguayen Eduardo Galeano, connu pour son ouvrage Les Veines ouvertes de
l’Amérique latine, fidélissime soutien de la Révolution dès ses débuts, écrira
dans Brecha, à Montevideo, un article triste intitulé « Cuba me fait mal ». Pour
cet homme dont les mots pèsent, les exécutions et les condamnations d’avril sont
« un péché contre l’esprit ». Et il élargit l’horizon : « L’Amérique latine de
gauche souffre. » Selon Galeano, et « malgré l’admirable courage de ce petit
pays », des « signes de décadence » sont visibles à Cuba, dont le premier est la
centralisation du pouvoir. Pour une fois, personne, à La Havane, n’aura à cœur
de flinguer le « traître » ; seuls quelques intellectuels feront connaître leur «
surprise » et leur « douleur » de tant d’égarement. Sans s’embraser, le sous-
continent a frémi : le chanteur brésilien Caetano Veloso et le cinéaste mexicain
Arturo Ripstein ont relayé les réserves de Galeano. Mais l’architecte brésilien
Oscar Niemeyer, le pianiste argentin Pérez Esquivel et la Guatémaltèque
Rigoberta Menchú, Prix Nobel de la Paix 1992, ont volé au secours de Cuba.
Quant au linguiste américain Noam Chomsky, il a condamné et les agissements
cubains et les interventions des États-Unis en Amérique latine.
Alors que le régime campe sur la position de ne jamais rien concéder,
l’opposition, elle, se livre, début février 2004, à Madrid, à un étonnant exercice
introspectif lors d’un congrès sur la culture cubaine réunissant tout l’exil, qui
fête ainsi sa première décennie de relative union au sein d’une plate-forme
démocratique où se retrouvent sociaux-démocrates, démocrates-chrétiens et
libéraux. Qui, tout d’abord, envisage de renverser Castro ? Eh bien, plus
personne ! Puisque le Lider marche vers quatre-vingts ans… Le mot d’ordre est
celui que prône depuis vingt ans l’opposition intérieure : réconciliation. Et c’est
bien celui qu’avance Ricardo Bofill, un ancien communiste qui fut emprisonné
douze années pour déviationnisme. Rafael Rojas, historien exilé, directeur à
Mexico de l’excellente revue Encuentro de la cultura cubana, coorganisateur de
la rencontre, est sur la même ligne.
Et les uns et les autres de se livrer à une analyse socio-anthropologique
vertigineuse. Ainsi Pedro Roig, directeur de Radio Martí, lâche-t-il : « Le
castrisme est cubain ! » Et d’expliquer la tautologie : cette « croyance en une
destinée glorieuse… en la vertu rédemptrice de la violence », ce « romantisme
irrationnel », ce « machisme », ce « racisme » ne sont pas des traits uniquement
castristes : ils sont bel et bien cubains ! Quant à Carlos Alberto Montaner, un des
journalistes insulaires les plus lus dans le monde, opposant depuis 1960, il juge
que, dans les mécomptes du pays natal au XXe siècle, « il n’y a pas d’innocents
ou alors très peu ». Lino Fernández, lui, s’écrie : « Notre histoire entière est
violente. » Dix-sept ans détenu, ce psychiatre fut témoin de l’assassinat d’un
camarade, « d’un coup de baïonnette dans le rectum ». L’assassin ? « Le
directeur de la prison, à présent… paisible réfugié à Miami. » La conclusion est
pour Montaner : « Après Castro, Cuba ne voudra que des serviteurs de la loi. »
Avec ou sans lien de cause à effet, ce congrès va être suivi, quelques mois
plus tard, le 18 mai, d’une « rencontre des dirigeants modérés de l’opposition en
exil ». Dont aucun de ceux de Madrid mais avec, parmi eux, Eloy Gutiérrez
Menoyo, que le régime avait condamné en 1966 à trente ans de prison pour des
actions violentes sur le territoire, qui a décidé de revenir habiter à Cuba en 2003
et est ainsi devenu l’opposant « officiel » de Castro.

Un an plus tard, le 20 mai 2005 (prix sans doute payé par La Havane pour la
reprise de relations avec l’Espagne le 25 novembre précédent), se réunit, sur un
terrain près de l’aéroport José Martí attenant à la maison de l’activiste noir Felix
Bonne, le plus important Forum dissident jamais organisé à Cuba. Quelque cent
cinquante représentants de groupes opposants débattent de la « transition » vers
la « démocratie ». Tout le spectre est représenté (ou presque : Oswaldo Paya ne
s’est pas joint) : outre Felix Bonne, il y a là Marta Beatriz Roque, dont la lourde
détention a été « suspendue, pour raisons de santé », Elizardo Sánchez,
Vladimiro Roca, René Gómez… Et Manuel Cuesta, dirigeant (noir) du groupe
social-démocrate Arc progressiste, qui alerte : « Si les gauches européennes ne
nous aident pas, c’est la droite américaine qui l’emportera » après le castrisme. Il
perçoit en effet les organisateurs de cette journée trop liés à Miami et ses
fantasmes de retour en arrière…
« Les autorités n’interdisent pas ce rassemblement », écrit Ramonet dans sa
Biographie à deux voix. Il rapporte la tenue de ce forum juste après celle d’un
défilé, le 17 mai 2005, de « plus d’un million de Cubains, avec à leur tête Fidel
Castro », pour « dénoncer le double langage de Bush » en matière
d’antiterrorisme. Et il y a là, en effet, comme une photo des positions qui se
prennent juste avant la fin du Lider : libres mais aléatoires ; ou sans risque mais
pas nécessairement choisies. À cette date, soixante des soixante-quinze
dissidents condamnés en avril 2003 sont toujours à l’ombre, et le nombre des
prisonniers politiques est de trois cents environ. Le régime ne le conteste pas.
Mais, face à cela, les autorités de La Havane mettent en lumière le traitement
juridique anormal des « cinq héros » détenus (pour espionnage) aux États-Unis,
ainsi que l’anomalie de la situation de sept cents Cubains débarqués en Floride
lors de l’exode de Mariel en 1980, alors qu’ils étaient des « droit commun » ou
malades psychiatrique, et qui restent dans un vide légal du fait que leur pays
d’origine refuse leur retour et que Washington n’en veut pas non plus. Castro, on
le note ici ou là, est loin de toujours frapper à côté de la plaque.
Ces événements ont lieu entre une spectaculaire chute du Lider, en octobre
2004, à Santa Clara, et la « crise intestinale violente » qu’il subira à la mi-2006.
Depuis dix ans, Castro n’est plus l’homme en forme qu’il a longtemps été. Son
premier malaise avait eu lieu lors d’un voyage au Viêtnam, fin 1995, on l’a dit.
Peu avant l’an 2000 sont apparus, sur les traits et dans les gestes, des signes
d’une rigidité qui a pu être jugée parkinsonienne. C’est alors qu’il a pris cet air
de « hibou effaré » qu’on lui voit sur ses plus récentes photos. Il a eu à nouveau,
le 23 juin 2001, une sérieuse mais brève faiblesse publique : un évanouissement
lors d’une célébration près de La Havane. À Durban, en Afrique du Sud, deux
mois plus tard, lors d’une conférence de l’ONU contre le racisme, où il sera très
applaudi par les militants des ONG, on note ses longs silences lors d’un discours
pourtant bref. Les 11 et 12 août suivants, à Caracas, il est évident pour tous qu’il
ne supporte plus la chaleur, ce qui est gênant pour le président d’un pays tropical
: il doit souvent être soutenu par des aides. En 2002, une officielle « piqûre de
moustique » avait justifié une éclipse de plusieurs semaines. Et le 20 octobre
2004, c’est au mausolée du Che qu’il est tombé, se fracturant le genou gauche et
le coude droit…
Cela explique pourquoi c’est le bras en écharpe qu’il a annoncé, six jours plus
tard, un nouveau retour vers la pureté économique : le dollar, qui avait libre
cours depuis onze ans, sera replacé, comme monnaie de circulation alternative
au peso, par une « unité de compte », le CUC, d’une valeur égale au billet vert.
Et, cinq mois après cette décision, le peso allait être réévalué de 7 % en raison
des « excellents résultats » de l’économie. Car, pour ce qui va être (mais nul ne
le sait encore) sa dernière année complète d’exercice du pouvoir, 2005, Fidel va
aller de satisfecit donné en autocongratulation dans ce domaine où il n’a pourtant
jamais excellé.
Encouragé sans doute par la récente découverte, par la société canadienne
Sherritt, d’un gisement de brut semi-lourd au large de l’île, il annonce, le 8 mars
2005, pour la fête des Femmes, que Cuba approche de « l’invulnérabilité
économique ». Mais encore ? 2006, promet Fidel, verra mille merveilles : outre
la fin du déficit énergétique (il est vrai que les livraisons de pétrole vénézuelien
ont presque doublé en cinq ans), une multiplication par deux de la construction
de logements, un renouvellement du parc des cars et des locomotives et, cerise
sur le gâteau, la distribution de « cinq millions d’autocuiseurs ». Et, un mois et
demi plus tard, il rendra public le fruit de ses cogitations sur le crucial sujet des
économies d’énergie : toutes les ampoules incandescentes seront remplacées par
des bulbes luminescents ! L’esprit du comandante bat-il un peu la campagne ?
Ne sait-il rien de ces asentamientos (bidonvilles) de plus en plus nombreux en
périphérie de La Havane ? Ignore-t-il qu’en province un « moyen [de transport]
alternatif » très fréquent est la carriole tirée par un cheval, éclairée la nuit d’un
falot à pétrole ? Que le parc de téléphones fixes est étique : un pour dix habitants
? Et ne prend-il plus connaissance de ces rapports d’économistes officiels, mais
critiques, qui évoquent ces 60 % d’eau potable qui se perdent avant d’arriver aux
robinets des particuliers ? Pourtant, le 21 avril 2006, Fidel lui-même a appelé ses
compatriotes à la patience face aux coupures de courant qui se multiplient depuis
le printemps précédent, à la suite du collapsus de la plus importante centrale du
pays, celle de Matanzas. Un incident qui a obligé à fermer rien de moins que
cent dix-huit entreprises et quarante hôtels, et en expiation de quoi le ministre
des Industries de base, Marcos Portal, pourtant neveu par alliance du Lider, en
poste depuis vingt-deux ans, a été démis…
Or, malgré cet événement gravissime et deux ouragans, les autorités vont
annoncer, pour l’année 2005, une croissance de 11,5 %, « la meilleure depuis
1959 ». Comment concilier cela avec cette « économie naufragée », cette « île
délabrée » que décrivent les envoyés spéciaux ? Serait-ce qu’on a voulu offrir un
beau cadeau, un happy birthday comandante, à Fidel comme il file grand large
vers ses quatre-vingts ans ? Oui et non ! Simplement a-t-il été décidé qu’on
modifierait le calcul du PIB en comptant les services sociaux (santé, éducation,
culture, sport…) comme valeur ajoutée. Il suffisait donc de s’entendre sur les
concepts.

Pour le reste, la trame macro-économique cubaine est très lisible dans ces
premières années 2000 : le nickel (dont les cours s’envolent) a remplacé le sucre,
en totale déconfiture comme premier produit d’exportation ; les remesas (fonds
envoyés par les émigrés à leur famille) connaissent un tassement à partir de
2004, descendant sous le milliard d’euros annuel lorsque les États-Unis
républicains, sous George W. Bush, décident de limiter cette possibilité – mais
restent tout de même très proches du milliard de dollars annuel ; après un
collapsus post-11 septembre 2001, le tourisme reprend : le pays passe les deux
millions de visiteurs par an – dont un tiers de Canadiens – pour une rentrée en
devises tendant aux 2 milliards d’euros (pas très loin de la moitié du total des
recettes insulaires), et de 15 à 20 % du PIB. L’entreprise canadienne Sherritt est
l’investisseur numéro 1 de Cuba, et le Canada s’établit comme son solide
troisième partenaire commercial. En première position il y a bien sûr le
Venezuela, du fait de l’accord pétrolier de 1999, qui assure environ la moitié de
la consommation du pays pour le prix des salaires (très bas) de vingt mille
médecins environ et autres personnels cubains « exportés » au pays de Bolivar.
Une quantité en croissance de l’or noir indispensable se fait pourtant nationale,
en raison du relatif succès de certaines prospections off shore, surtout celles de
l’espagnol Repsol. Le deuxième partenaire (en réalité le premier pour la diversité
des échanges) est la Chine : Cuba lui vend son nickel et des médicaments (ces «
biotechnologies » qui auront été la vraie réussite économique du castrisme) et
achète, lot après lot, année après année, ce que les autorités jugent utile pour
améliorer la vie quotidienne des gens – des bus aux appareils ménagers et à
l’électronique. Téléviseurs Panda et conserves Jan Lui sont ainsi le dernier cri à
La Havane – pour ne rien dire des caméras de surveillance chinoises qui se
multiplient aux carrefours. Mais la surprise vient de ce que les États-Unis,
toujours accrochés vent debout à l’embargo, sont devenus, en 2005, au plus fort
des tensions verbales, le cinquième partenaire de Cuba, grâce aux exportations
croissantes (au moins un demi-milliard de dollars) de produits alimentaires !
L’Union européenne, en revanche, et plus que d’autres la France, est en plein
recul depuis le refroidissement consécutif aux sanctions décidées en raison des
arrestations de 2003.
Cependant, pour faire face aux coulages dans des entreprises publiques,
surtout les stations-service où la moitié de l’essence est vendue au noir, Fidel a
ordonné que de jeunes « travailleurs sociaux » en prennent le contrôle. Renouant
avec un de ses thèmes, il proclame la Révolution « en danger » en raison de la «
corruption généralisée », des vols trop répandus, de « l’enrichissement illicite »
de quelques-uns et de « l’aisance » de certains cadres – tous « vices » contre
lesquels une « vaste offensive » est annoncée. Et, de fait, des centaines de
centres de production seront, début 2006, investis par des permanents du PCC et
des militaires, et il sera procédé à des limogeages. Le plus notoire sera celui du
Santiaguino Juan Carlos Robinson, membre du Politburo qui, en avril, prendra
douze ans de prison pour corruption – il sera le premier cadre de ce niveau ainsi
durement sanctionné.
Lors de sa dernière année complète au pouvoir, Fidel aura dédié l’essentiel de
son énergie à redonner du corps à l’un de ses rêves de jeunesse : aider à fortifier
l’Amérique latine afin que les États-Unis cessent de s’y sentir chez eux. Comme
il y a mis plus de modestie personnelle que jadis, tel ou tel de ses pairs a pu
travailler avec lui sans se trouver humilié. Son partenaire clé dans cette aventure
aura été Hugo Chávez, qu’il met paternellement en vedette tout en lui glissant
quelques idées. Leur commune obsession aura été de contrecarrer l’Alca (Aire
de libre commerce pour les Amériques), par laquelle les États-Unis voudraient
s’assurer une zone de libre-échange « de l’Arctique à l’Antarctique ». De fait,
Bush verra son projet recalé fin 2005.
Et Chávez et Castro avaient un projet alternatif, un traité commercial des
peuples (le modèle en est celui du pétrole vénézuelien contre des médecins
cubains), aussi dit Alternative bolivarienne pour les Amériques (ou Alba, « aube
»). Signé par les deux compères au printemps 2005 à La Havane, le traité sera
vite rejoint par le président latino le plus en pointe du moment : le Bolivien Evo
Moráles, premier « indigène » (indien) devenu chef d’État en Amérique depuis
Cortés et Pizarro. Plus tard se joindra à eux le Nicaraguayen Daniel Ortega.
L’Équatorien Rafael Correa dira également oui puis, tout bien pesé, ne donnera
pas suite. Trois autres pays, de petites îles caraïbes, adhéreront.
Également fondé sur l’aspiration « chaviste » à laisser une grande trace dans
l’histoire de l’Amérique est conclu, fin juin 2005 à Puerto La Cruz (Venezuela),
un accord, dit Petrocaribe, entre Caracas et onze pays caraïbes, dont Cuba et la
République dominicaine, ainsi qu’avec quatre États centraméricains ou sud-
américains : Nicaragua, Suriname, Guyana et Belize. À ces partenaires Chávez
offre son brut à des conditions préférentielles. Voulant marquer que sa patte est
derrière tout ça, Fidel va se rendre, début décembre 2005, dans cette région, la
seule où il soit sans conteste « chez lui », pour un sommet du Caricom, le
marché commun de la Caraïbe, qui a lieu à la Barbade. Pâle démarque de la
tournée « réparatrice » qu’il avait faite dans la zone en août 1998, débarquant
alors à la Jamaïque (où son ami Manley avait été chassé du pouvoir en 1980 par
son ennemi personnel Seaga), puis, déjà, à la Barbade (inauguration d’un
monument aux victimes de l’attentat aérien de 1976) et enfin à Grenade (pour
effacer l’humiliation de 1983 face aux troupes de Reagan), accompagné de six
cents personnes (sans oublier la chienne renifleuse d’explosifs Jenny), sécurité
oblige.
Le 6 janvier 2006, Castro commence l’année où il doit fêter ses quatre-vingts
ans par une de ces taquineries envers l’Amérique dont il est prodigue depuis un
demi-siècle. Comme l’édifice du Bureau des intérêts américains, sur le Malecón,
s’est doté d’une enseigne lumineuse où défilent informations et parfois
propagande, le Lider va inaugurer, en face, une « forêt » de cent trente-huit
pylônes (autant que d’années depuis le début de la lutte des Cubains pour se
libérer du joug espagnol), portant chacun un immense drapeau noir symbolisant
les « 3 478 Cubains victimes du terrorisme parrainé par les États-Unis ». Il est
vrai que George Bush ne le ménage pas non plus, clamant que la transition post-
castriste est en route, ce pour quoi un « coordinateur » a même été nommé, et
bien sûr des fonds votés, aisément, par la Chambre à dominante républicaine.

Cependant, comme avance le premier semestre de 2006, de sérieux indices


suggèrent que l’état de santé du Lider devient une préoccupation majeure au sein
de l’appareil. Ainsi, un supplément de huit pages sera-t-il, à la fin du printemps,
publié dans Granma pour les soixante-quinze ans du « jeune » Castro sous le
titre stupéfiant : « Bientôt Raúl ». Si une telle initiative avait lieu sans
l’assentiment de Fidel, c’était un coup d’État ! Car, jusque-là, le cadet n’avait
droit, de son aîné, qu’à de rares éloges, très généraux, du genre : « Il fera un bon
successeur. » Fin 2005, il avait même été la cible d’un humoristique : « Il vieillit
! » Les jours suivants, la presse mit en avant le goût des « approches collectives
», « la modestie et [l]a simplicité » de Monsieur frère – bref, l’anti-Fidel ! À la
mi-juin, la télé montra Raúl s’adressant à un parterre de généraux – étrangement
portant un gilet pare-balles et même un casque sur la tête. Puis il y eut cette
convocation du PCC le 12 juillet 2006 – une réunion hors norme lors de laquelle
Fidel déclara : « Je ne resterai pas président jusqu’à cent ans. » Une photo fut
publiée le même jour dans Granma, où l’on voyait Raúl radieux aux côtés de
Fidel, les yeux mi-clos, épuisé, vidé. Décision avait été prise, lors de ladite
réunion, de rétablir le secrétariat du Comité central du PCC, qui avait été
supprimé par Fidel en 1991. Cette instance allait être dirigée par Ramón
Machado Ventura et Esteban Lazo, des hommes dont la carrière doit
évidemment tout à Castro aîné mais avec qui le cadet est en syntonie.

Et, pourtant, Fidel aura voulu, avant ses quatre-vingts ans, accomplir du hors-
norme encore. Le 22 juillet, six jours avant le très grave accident de santé qui
allait marquer la fin de sa carrière de dirigeant, il a visité la maison d’Alta
Gracia, au-dessus de Cordoba, en Argentine, où le Che avait passé une partie de
sa jeunesse d’asthmatique parce que le climat y est réputé bon. Ce geste était
comme un symbole du retour du Lider, en cette première moitié des années
2000, à un néoguévarisme économique. Hélas ! dans l’hiver de l’hémisphère
Sud, Fidel prit froid… Pour accomplir ce pèlerinage, il avait mis une nouvelle
fois à profit une réunion internationale : le XXXe Sommet du Mercosur (le
marché commun du Sud de l’Amérique, dont Cuba cherche à se rapprocher). Le
prurit fidéliste de déplacement international, cette énergie dédiée à asséner à ses
pairs des visions d’apocalypse, allait s’achever sur une dernière photo où on le
voit dans son costume sombre, mou du genou, visage de bois, en compagnie de
Nestor Kirchner, hôte de la réunion, du Brésilien Lula qui poursuit un échange
avec Chávez par-delà le Paraguayen Nicanor Duarte et la Chilienne Michelle
Bachelet, seule femme, de blanc vêtue, le visage morose.
Et, clairement, le comandante a voulu honorer de sa présence un ultime 26-
Juillet : à Bayamo d’abord, lieu emblématique de son premier acte public
(l’attaque, en 1953, de la caserne Moncada, pour lui « kilomètre zéro » de la
Révolution, et donc de l’histoire de Cuba), il délivra un discours de deux heures,
commencé à la petite aube pour éviter la terrible chaleur ; puis à Holguín,
capitale de la province où sont ses sources familiales, il s’est tu après une heure.
Et, au lieu de terminer par le rituel « La patrie ou la mort ! Nous vaincrons ! »,
rapporte Jacobo Machover dans son Raúl et Fidel, la tyrannie des frères
ennemis, il interrompit soudain son propos en disant : « J’avais d’autres thèmes à
aborder, mais je ne parlerai pas plus. » Ce furent là ses derniers mots de chef de
l’île en exercice. Car, lors de son retour en avion vers La Havane, il a eu cette «
crise intestinale violente accompagnée de saignements continus » qui le
contraindra, le lendemain, à « subir une opération compliquée ». Cancer du
côlon ? Du haut rectum ? La maladie de Fidel (dont la nature sera, le 1er août,
déclarée « secret d’État », afin de ne pas donner d’armes à « l’ennemi qui
assiège » Cuba) ne sera révélée au pays que quatre jours après l’opération. Cela
fut fait de façon étonnamment peu solennelle, à la télévision, par le secrétaire
particulier du Lider, Carlos Valenciaga, agissant en la circonstance comme
lecteur d’un communiqué.
Rédigé par le cabinet, mais ostensiblement signé du malade, ce texte
annonçait que Fidel serait obligé à « plusieurs semaines de repos, éloigné de
[s]es… fonctions ». Fonctions qu’il déléguait « provisoirement » ainsi : celles de
Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de Cuba à « son
second secrétaire, le camarade Raúl Castro Ruz » ; et celles de « commandant en
chef des héroïques forces armées révolutionnaires » de Cuba à « ce même
camarade, le général d’armée Raúl Castro Ruz ». Six autres camarades étaient
désignés pour occuper d’autres fonctions remplies par l’omnicompétent Fidel :
José Balaguer, soixante-quatorze ans, tenu pour l’idéologue du PCC et parangon
de la vieille garde castriste, était désigné « principal promoteur du programme
national et international de Santé publique » ; José Ramón Machado Ventura,
vieux compagnon de route (soixante-seize ans), médecin de formation et
communiste pur et dur, devenait le « principal promoteur du programme national
et international d’Éducation », assisté en cela par Esteban Lazo (soixante-deux
ans, seul Noir du sextuor), militant communiste hissé sur le pavois lors de la
campagne de « Rectification des erreurs » des années 1980 ; Carlos Lage (un
pédiatre quinquagénaire remarqué par Fidel dans les années 1980 au point qu’il
en fit un « principal ministre », lui léguant le soin d’« ouvrir l’économie »
insulaire, après la fin de l’Union soviétique) était fait « principal promoteur du
programme de Révolution énergétique ». Suivait cette formule : « Les fonds
correspondant à ces trois programmes devront continuer d’être supervisés en
priorité, comme je le faisais personnellement… », par Carlos Lage, Francisco
Soberón, directeur de la Banque centrale depuis trois lustres, et Felipe Pérez
Roque, ex-secrétaire personnel de Fidel et jeune (il est né en 1965) ministre des
Relations extérieures depuis 1999. On pense évidemment à quelques fonds
secrets.
15
LE TEMPS DE RAÚL CASTRO
(depuis 2006

Il [Fidel] me téléphone de temps en temps. Pas trop souvent,


heureusement.
Raúl Castro, 2007

Une biographie de Fidel Castro ne saurait se terminer au 31 juillet 2006,


quand le Lider a passé « provisoirement » l’essentiel de ses pouvoirs à son frère
Raúl ; ni le 24 février 2008, date où l’Assemblée nationale du pouvoir populaire
a formellement élu celui qui, depuis quarante-neuf ans, était officiellement le
successeur en tout, le même Raúl Castro, à deux et même trois de ses
commandements : État, gouvernement et armée. Il faut aller plus avant. D’abord
parce que celui que son successeur appelait en public « Jefe » (chef) est toujours
vivant comme sont écrites ces lignes (novembre 2012). Et aussi parce que Fidel,
malade, épuisé, souvent confus et ressassant, continue d’irriguer la scène
publique de « réflexions » portant sur toutes sortes de sujets, graves ou banals,
souvent internationaux, ou relatifs à son pays. La question est inévitable :
influet-il encore le cours des choses ? La succession assurée par Raúl est-elle
plus qu’une prolongation du castrisme sous un autre prénom ? Et, par ailleurs, ne
serait-il pas utile de peaufiner ultimement le « dit de Fidel » à la lueur du propre
parcours de celui qui fut, un demi-siècle durant, au moins depuis la Moncada,
quelque chose comme sa doublure, son « père Joseph » ?
Au début, de l’été 2006 au 24 février 2008, Raúl a peiné à se montrer plus que
l’ombre portée du « grand frère ». Certes, il se confirma expert à « visser les
boulons ». Le quadrillage immédiat de quartiers sensibles de la capitale et de
quelques villes fut réalisé en douceur, de même que les interpellations (rares)
auxquelles il fut procédé. Plus visible à tous fut, au début d’août, l’annulation du
carnaval de La Havane, pourtant un des bons moments de l’année, mais où
d’éventuels mouvements de foule se seraient révélés problématiques… Au total,
ce furent, jusqu’à la mi-2007, des mois fuligineux au cours desquels les
supputations sont allées bon train. Pour les uns (à Miami surtout, où l’on dansa
dans les rues jusque tard, la nuit du 31 juillet 2006), Fidel était agonisant sinon
mort et, tel en son temps Franco, on ne faisait que le prolonger, le temps de bien
asseoir la succession. À l’inverse, il était aisé de trouver des Cubains persuadés
que tout cela n’était que mise en scène pour tester les lignes de résistance, après
quoi Fidel reviendrait frais comme un gardon ! Mais la plupart des gens, à en
croire les reportages de l’époque, étaient surtout inquiets de la béance politique
ouverte par l’évaporation de l’homme qui occupait autant dire tout le terrain
depuis quasiment un demi-siècle – et que ne saurait, bien sûr, combler un
inconnu ou presque nommé Raúl Castro. D’autant que celui-ci resta aux abonnés
absents jusqu’au 13 août – jour où on le vit accueillir Hugo Chávez à l’aéroport :
il y avait donc un vivant au pouvoir ! Certains, toutefois, osaient se dire soulagés
du silence retombé sur une île que ne gratifiaient plus les trop fréquents et
interminables discours du jefe…
Ce fut une étrange période où, à la façon de l’inquiétant Baron Samedi du
vaudou caraïbe, Fidel était à la fois vivant et mort, et donc virtuellement un «
revenant ». Chávez, qui l’aura souvent visité (profitant d’ailleurs de ses séjours
pour faire soigner un – puis un autre ? – cancer), a entretenu ce côté Hamlet en
déclarant une fois, pour conjurer les sorts peut-être : « La nuit, il parcourt la
campagne. » Ricardo Alarcón, président de l’Assemblée nationale, a assuré, lui,
que le commandant en chef allait « reparaître » le 2 décembre. Jour des Forces
armées, cette date fut décrétée, pour 2006, « anniversaire » du Lider – alors que
celui-ci tombe le 13 août et qu’il n’avait jamais été célébré jusque-là. Mais que
l’on fêta (après tout, c’était un dimanche) par… une « journée de travail
volontaire ».
Cuba vécut ainsi le second semestre de 2006 au rythme de photos montrées à
la télévision (et aisément datables, pour clouer le bec aux « saint Thomas ») d’un
Fidel en permanence vêtu d’un survêtement Adidas aux couleurs blanc, bleu et
rouge des athlètes cubains. Puis on l’a pris en photo avec un leader étranger de
passage (après Hugo Chávez, Daniel Ortega, Evo Moráles…). Un clip télé
montra el jefe en train de faire un peu de gym près de son lit à roulettes…
Bien sûr, Fidel ne put accueillir, à la mi-septembre, le XIVe Sommet des non-
alignés qui aurait fait de lui le seul chef d’État à avoir présidé deux fois cette
instance – après la gloire qu’avait été la Sexta Cumbre en 1979. Et le peu
charismatique Raúl sera ainsi propulsé, pour trois ans, président des trois
cinquièmes de l’humanité ! Quant au suspense politique, il ne sera pas levé par
la réunion de l’ANPP en décembre : celle-ci, en effet, ne confirma ni n’infirma
le caractère provisoire des choses ! Cependant, juste après Noël, on fit venir à La
Havane, sans excessive discrétion, un chirurgien espagnol, spécialiste des
maladies digestives. On crut bien Fidel au bout du rouleau…
Il n’en fut rien, mais c’est peu dire que Raúl n’a pas eu les coudées franches
en 2006. Et que, dès lors, il a peu fait. Il battit pourtant le fer international,
obtenant du Venezuela une relance de la raffinerie de Cienfuegos, édifiée dans
les années 1960 par l’Union soviétique, ainsi qu’une reprise, de zéro ou presque,
du réseau électrique insulaire : la relation privilégiée Fidel-Hugo ne serait pas
interrompue. Par ailleurs, Cuba reçut un crédit de 270 millions de dollars de la
Russie, avec laquelle on trouva un arrangement sur la dette des années Fidel lors
d’une visite du Premier ministre Fradkov. Enfin, puisqu’on prêtait à Raúl, dit «
el Chino » (le Chinois), l’intention d’importer à Cuba le « modèle » homonyme,
on « blinda » les échanges avec Pékin.
La seule audace du general, comme on le désignait désormais, fut l’annonce
que Cuba ne s’interdirait pas de replanter des cannaies en vue de produire de
l’éthanol – hypothèse anathème pour Fidel qui jugeait que cette pratique, si elle
devait s’étendre, ferait mourir de faim « trois milliards d’humains ». Pour le
reste, face au constat qu’« inefficacité et désordre caractérisent plus de la moitié
des entreprises publiques », Raúl appela, classiquement, à renforcer la lutte
contre les « vices tels que le vol dans les entreprises et la corruption ». Et il reçut
ce qu’on prit d’abord pour une gifle, mais qui allait se révéler un appui : des
critiques, mais au cordeau, de sa fille Mariela, directrice d’un Centre
d’orientation sexuelle s’attachant à donner droit de cité aux homosexuels,
lesbiennes, bisexuels et transsexuels. Celle-ci, prenant ainsi, habileté ou
cynisme, position aux franges de l’arène, observa, début 2007, que des «
malaises profonds ne sont pas pris en compte par notre société ni par ceux qui la
dirigent ».

Fin mars 2007 s’ouvrit pourtant une saison nouvelle où Fidel, qui avait
clairement repris du poil de la bête, se mit à livrer, plusieurs fois par semaine,
des « réflexions » qui, venant de celui qui les signait encore (comme si de rien
n’était) « le commandant en chef », avaient droit à la une de Granma et, partant,
de tous les journaux de l’île. Le vieil homme n’allait-il pas, de sa chambre
secrète, « faire feu sur le quartier général », comme disait le Mao Zedong de la
Révolution culturelle ? Ses chroniques furent en tout cas lues à la loupe, et
certains y virent ce qu’ils y cherchaient : des piques plus ou moins ajustées
contre une « politique réformatrice » de Raúl dont, à vrai dire, on voyait encore
peu de signes. Or, s’il y eut parfois un peu de cela (l’inquiétude de Fidel à
propos de résurgences des inégalités dans l’île), au moins jamais Raúl n’y fut-il
mentionné ! On y trouva surtout de vastes réflexions planétaires sur le
réchauffement climatique ou bien la géostratégie américaine, et la façon pour «
les peuples » d’y résister, voire quelques longues « brèves de comptoir » sur les
prouesses des athlètes cubains. Un pot-pourri de trente de ces articles,
représentant deux cents pages, a été publié à la mi-2007 par les moyens officiels,
répercutés dans les médias, et intégrés aux programmes scolaires. Un message y
apparut clair : « Eh bien ! je suis encore là. »
Une fois ou l’autre, Raúl – maladie ou exceptionnelle absence de Fidel – avait
délivré le traditionnel discours du 26-Juillet. Mais le 26 juillet 2007 aura été « sa
» première fête nationale, si même affectée de provisoire. Il y annonce des «
changements structurels et conceptuels ». Tout le monde comprend l’allusion : il
faut sortir du « socialisme à mort » de Fidel. L’orateur admet avec bon sens
qu’un salaire moyen de 15 dollars par mois est « clairement insuffisant pour
satisfaire toutes les nécessités » de la vie. Pourtant, faute de savoir d’évidence où
en est son frère, l’orateur reste vague. Sauf sur un point : l’urgence, c’est
l’agriculture. Car l’île, dont le sol n’est pas le moins fertile d’Amérique, importe
près de 80 % de ses aliments (dont du sucre !) –, ce qui a notamment pour
inconvénient de réduire à trop peu de chose la belle recette tirée du tourisme.
C’est le bon sens, mais le scepticisme règne : ceux-là mêmes qui seraient prêts à
croire que Raúl voudrait, oui, agir pour sortir Cuba du marasme jugent qu’il n’en
a pas les moyens politiques ni, à soixante-dix-sept ans, le temps. Et ce d’autant
qu’on apprend, à l’automne, que Fidel sera candidat aux élections à l’Assemblée
du début 2008, ce qui peut être une indication qu’il veut reprendre la direction
des choses ! Santiago le désigne candidat à la candidature et le pays retient son
souffle : Elizardo Sánchez juge que c’est reparti pour « l’immobilisme », tandis
que Carlos Lage ne veut voir là que la preuve de l’affection dont Cuba entoure
Fidel.
Mais il n’y aura pas de retour au statu quo ante : le 17 décembre 2007, dans
une lettre lue à la télévision, le « commandant en chef de la Révolution » déclare
: « Mon devoir n’est pas de m’accrocher à des fonctions et… de fermer la voie à
des personnes jeunes, mais d’apporter des expériences et des idées dont la
modeste valeur provient de l’époque exceptionnelle qu’il m’a été donné de vivre.
» Et, élu le 20 janvier député à l’ANPP avec 97 % des voix (mais Raúl en
recevra 98 %), il va énoncer, dans un message à cette instance daté du lundi 18
février à 17 h 30 : « Je n’aspirerai pas à être président du Conseil d’État ni
n’accepterai de l’être. » C’est là le texte qui signe la fin officielle de Fidel Líder
máximo.
Six jours plus tard, le 24 février 2008, Raúl Castro était élu président du
Conseil d’État, ce qui en faisait le chef du gouvernement et aussi le commandant
en chef de ces forces armées dont il était d’ailleurs resté ministre tout au long de
son intérim, comme il l’était depuis 1959. Il ne chercha pas, cependant, à
revivifier pour lui le titre de « commandant en chef de la Révolution cubaine »,
ce qui était le bon sens même : qui d’autre en effet que Fidel pourrait s’en parer
sans ridicule ?
Raúl avait trois problèmes cruciaux à résoudre. Le premier était que la
transition se fasse dans l’ordre. À cela prédisposait bien une certaine peur du
vide de beaucoup de Cubains. Et surtout le fait que le successeur, fût-il
provisoire, était de longue date le grand maître de l’armée et le superviseur de la
police et des services secrets. De fait, plus d’un lustre s’étant écoulé, il n’est pas
aventureux de dire que les choses se sont passées sans qu’il y ait eu de
mouvements hostiles perceptibles. Les deux autres problèmes, l’un politique et
l’autre économique, étaient d’une autre complexité.
Politiquement, le nouveau chef cubain devait, tout en donnant l’impression
d’une certaine continuité, recomposer à sa main le puzzle du pouvoir. Ce fut fait
en plusieurs temps. Pour la continuité, il fut décidé, le 24 février 2008 (et Fidel
approuva cela explicitement), de nommer comme numéro 2 du régime (premier
vice-président du Conseil d’État et du Conseil des ministres) José Ramón
Machado. C’est un homme, alors, de soixante-dix-huit ans. Sitôt sa médecine
terminée, il était monté à la Sierra Maestra et, depuis, n’avait cessé de grimper –
si ce n’est le temps d’une embardée idéologique en 1968 (affaire dite de la «
micro-fraction », moscovite avant l’heure). « Machadito » (le « petit Machado »,
comme Fidel le surnomme) avait eu l’heur de plaire à Fidel pour ses longs et
signalés services dans le domaine de la santé, tout en gardant la confiance de
Raúl, sous l’autorité de qui il avait combattu dans la Sierra de Cristal cinquante
ans plus tôt. Autre étrange continuité, ou étrange « ouverture » : le retour dans la
très haute hiérarchie de l’État et du gouvernement de Ramiro Valdés, symbole
de la répression à Cuba (nombre d’insulaires lui imputent l’essentiel des quatre
mille à cinq mille exécutions qui ont eu lieu entre 1959 et 2003), étonnamment
fringant à soixante-dix-sept ans. Pour quelques beaux succès dans l’industrie
informatique (il a été directeur du groupe Copextel Business, travaillant avec le
Japon, la Chine et la Corée du Sud), il est devenu ministre de l’Informatique et
des Communications, chargé notamment de contrôler Internet. Le signal ainsi
lancé aux opposants et autres « déviants » était on ne peut plus clair : « Laissez
toute espérance » de voir le régime relâcher son emprise. Mais un autre message,
en direction du système celui-ci, était que Raúl, dont l’hostilité envers Valdés
était patente quand celui-ci était ministre de l’Intérieur, admettait, avec tolérance,
qu’il est plus d’une demeure dans la maison du Père.
Second temps de sa manœuvre politique : Raúl va écarter des ministres ou
collaborateurs emblématiques de l’époque de son frère, indépendamment de leur
image « rigide » ou « ouverte », afin de montrer à la face de l’île qui est le
nouveau patron. Ainsi tomba, dès 2008, Carlos Valenciaga, secrétaire particulier
de Fidel, impliqué dans une affaire de transferts de fonds. De plus de portée fut
l’annonce, le 3 mars 2009, du limogeage de deux ministres symboliques du
fidélisme. Celui de Felipe Pérez Roque fut retentissant : d’abord secrétaire du
Lider, parfois décrit comme le « pit-bull » ou le « taliban » de Fidel, il était
devenu à trente-quatre ans, en 1999, ministre des Relations extérieures – et
l’étranger le tint, dans ces fonctions, pour un « modéré ». Plus grand encore fut
le choc causé par le « débarquement » de Carlos Lage, cinquante-sept ans, «
architecte » des réformes consécutives à l’implosion de l’Union soviétique au
tournant des années 1980-1990, et maintes fois présenté comme l’homme qui
aurait pu devenir le premier numéro 1 « civil », au cas où, par improbable, Fidel
aurait accepté qu’un autre que lui soit hissé sur le pavois. On avait même pu
spéculer que Lage serait en concurrence avec Raúl pour la présidence du Conseil
d’État et des ministres ! Malgré une lettre où il admettait des « erreurs », Lage
fut destitué de ses autres fonctions importantes au PCC. Il ne restait plus à
écarter que le sexagénaire Francisco Soberón, directeur de la Banque centrale, ce
qui fut fait début juin 2009. Ainsi était passé à la trappe le « trio de jeunes civils
» que Fidel avait désigné, le 31 juillet 2006, pour « superviser en priorité » les
fonds correspondant à ses trois programmes chéris : santé, éducation et énergie.
Une campagne de rumeurs laissa entendre que Pérez Roque et Lage avaient pu,
en réunion privée, se livrer à des moqueries sur les frères Castro. Fidel ne
s’opposa pas à leur destitution, déclarant que ces hommes, qui l’avaient bien
servi des lustres durant, s’étaient laissés, depuis lors, appâter par « le miel du
pouvoir ».
Présenté comme devant rendre les choses « plus efficaces », un ample
remaniement, visant près de la moitié des ministres (Économie, Agriculture,
Transports, Industries de base, Finances…), eut lieu au printemps 2009. Le
gouvernement quotidien de Cuba passait ainsi, en douceur, à la convenance du
general Castro. Pour lui succéder à la tête du crucial Minfar (ministère des
Forces armées), Raúl désigna son numéro 2 jusque-là, le général Julio Casas
Regueiro, ancien des guerres d’Afrique et du procès Ochoa, et spécialement en
charge de la holding économique militaire Gaesa. Mais ce septuagénaire allait
décéder en 2011. Il serait remplacé par Leopoldo Cintra Frías, qui avait, lui,
succédé à Ochoa comme commandant en Angola au début de 1989. Vers cette
époque, plusieurs « históricos » vont d’ailleurs payer tribut au passage du temps,
tel Juan Almeida, populaire comandante noir d’Oriente, de surcroît écrivain et
compositeur d’un joli recueil de ballades : Le Boléro cubain. Le ministre de
l’Intérieur restait le général Abelardo Colomé, en poste depuis l’affaire Ochoa.
L’autre « grand » général, Ulises Rosales del Toro, fait premier « héros de Cuba
» pour sa campagne d’Angola en 1975, eut l’Agriculture en apanage, ce qui était
une fonction quasi régalienne ! Raúl garda sur l’avant-scène Esteban Lazo, un
apparatchik confirmé, comme représentant de la communauté noire. Il propulsa
Gladys Bermejo contrôleur de la République ; elle fut la première femme à avoir
reçu une vice-présidence du Conseil d’État depuis l’institutionnalisation de
1976. Il chargea le colonel Marino Murillo, une force de la nature, homme
placide et sûr, du soin capital de suivre l’effectivité de ses réformes
économiques.
Il ne restait plus qu’à coiffer le « raúlisme » par une restructuration de
l’appareil communiste. Cela fut fait le 19 avril 2011, près de cinq ans après
l’intronisation « provisoire » du « jeune » Castro, lorsque s’acheva le VIe
Congrès du PCC. Réuni quatorze ans après le précédent, il conféra à Raúl,
octogénaire un mois et demi plus tard, le poste de Premier secrétaire. L’ex-Lider,
amené le dernier jour dans la salle du congrès, demandait alentour, applaudi par
les mille délégués (chaleureusement, peut-on penser, par les « immobilistes »,
affectueusement par les autres) : « Pourquoi ai-je vécu si longtemps ? » Non
seulement avait-il remis l’avenir à d’autres, mais c’était comme si toute cette
agitation, dont il avait été le « petit cheval » un demi-siècle plus tôt, ne le
concernait plus. On ne pouvait guère imaginer, ce jour-là, contraste plus parfait
entre le jogging bleu de l’ancien jefe, tassé mais grand encore, et la guayabera
blanche du petit Raúl ; le visage gris et maussade ou alors absent de l’aîné et les
traits, ridés certes mais rieurs sous les verres de lunettes toujours un peu teintés,
du cadet ; la barbe plutôt rebelle de l’ex-comandante et la moustache disciplinée
du général quatre étoiles. Fidel soutenant de son bras gauche le bras droit levé de
son frère exultant : c’était la fin d’un premier castrisme.
Une annonce fut très commentée, d’ample portée symbolique même si son
impact pratique était réduit : la limitation des mandats de tous les dirigeants du
parti et de l’État à deux fois cinq ans (soit, pour Raúl, pas au-delà de ses quatre-
vingt-dix ans). Cela pour « rajeunir les cadres ». Cependant, le nouveau numéro
1 devait admettre qu’il n’y a pas de « réserve de remplaçants dûment préparés »,
notamment parmi les femmes, les Noirs et les métis.
José Ramón Machado, quatre-vingt-un ans, fut désigné numéro 2. La
moyenne d’âge du Politburo agencé à l’issue du congrès était de soixante-douze
ans. Et ses quinze membres étaient (sont) – étrange aboutissement d’un demi-
siècle de Révolution socialiste – pour l’essentiel mâles, blancs et militaires. Car
la plupart (six) des « grands » généraux s’y trouvent, soit un pourcentage (encore
gonflé par rapport au passé récent) d’environ 40 % des effectifs, ce qui fait
qu’on a pu parler d’un « Politburo vert olive » (le kaki cubain, couleur des
treillis et autres vêtements de service). Les « historiques » de l’État et/ou du
gouvernement y sont aussi, tel Ramiro Valdés – mais pas José Balaguer, à qui
Fidel avait pourtant, le 31 juillet 2006, confié son cher programme de Santé. On
y trouve Miguel Díaz Canel, titulaire de l’Enseignement supérieur, à ce titre
chargé de caresser une Université plus rétive que naguère. En revanche, les
intellectuels vont bientôt perdre « leur » ministre, l’écrivain aux allures de vieux
hippie Abel Prieto. À ce Politburo figurent encore le président de l’ANPP,
Ricardo Alarcón, ainsi que Mercedes López, seule femme, représentant
également les « jeunes » apparatchiks montants, et le secrétaire de la CTC
(Centrale des travailleurs), Salvador Valdès, qui devra faire passer auprès de la
population les rudes réformes de l’économie.
Car c’est bien là le troisième des travaux d’Hercule de Raúl Castro, le plus
incontournable et le plus complexe : « rectifier » en profondeur, tout en assurant
obstinément du contraire, et avec cette circonspection que lui ont apprise cinq
décennies au pouvoir sous Fidel, les fondements économiques du « socialismo o
muerte » historique. À cet égard, le bilan n’est pas gratifiant. Raúl ne peut
l’ignorer ni totalement s’en exonérer, même s’il a parfois incliné son aîné vers
plus de réalisme. Car, après un demi-siècle de castro-socialisme, Cuba – qui,
rappelons-le, était en 1959, avec l’Uruguay, l’Argentine, le Costa Rica et le
Chili, le pays où la richesse moyenne était la plus élevée d’Amérique latine (si
même y était criant le semi-abandon de 10 % des citoyens : les ouvriers
agricoles) – est dans une situation économique et sociale désastreuse. En 2010,
la croissance cubaine n’aura été supérieure en Amérique latine qu’à celle du
Salvador.
Les Cubains restés ruraux (5 % du total des actifs) ne produisent que 20 % des
besoins alimentaires de l’île – une île dont la population, il est vrai, a presque
doublé –, un peu amplifiés par ce que consomment chaque année deux millions
de touristes restant de deux à trois semaines sur place, soit l’équivalent de cent
mille personnes. Un calcul simple montre que la comparaison ne tourne pas à la
débâcle du régime… à une grosse nuance près : Cuba, dont la richesse nationale
provenait du sucre, n’en produit plus : un million de tonnes pour la zafra de
2010-2011, c’est le niveau de… 1910.
Le problème des ouvriers agricoles a ainsi été résolu : il n’y en a plus ! Ceux
des débuts de la Révolution ont été absorbés dans la fonction publique urbaine
de service, et leurs enfants n’ont évidemment eu aucune raison de leur succéder.
Dès lors, le seul produit d’exportation agricole de l’île est le tabac.
S’agissant de l’autre secteur primaire (la mine), un bon point pour le castrisme
: sous son règne, le nickel de l’Oriente est devenu une « grande cause ». Mais on
ne manque pas de noter que cette richesse nationale, de longue date exploitée «
en bon père de famille » par la société canadienne Sherritt, est à présent négociée
avec les Chinois dans des conditions encore moins avantageuses que ne l’était le
quota sucrier annuel acheté par les États-Unis, dont la Révolution avait dénoncé
l’iniquité. Un espoir économique pour le secteur primaire repose, par ailleurs,
sur des explorations pétrolières off shore au nord de l’île, surtout conduites par la
société espagnole Repsol.
Le secteur secondaire, on y a insisté, a connu en cinquante ans un vrai succès,
mais un seul : la fabrication de médicaments (les « biotechnologies »), là encore
dirigée principalement vers (et « drivés » par ?) la Chine.
Les trois quarts au moins de la population active se trouvent donc dans le
secteur tertiaire, celui des services, dont deux sections seulement sont créatrices
de richesses : le tourisme (2 milliards de dollars par an), et… l’exportation de
médecins (quarante mille au Venezuela et en Angola, où leurs capacités sont
troquées pour des matières premières, surtout l’or noir). Il faudrait, au risque du
cynisme, ajouter une autre notable source de devises : l’exportation, modulée, de
citoyens vers les États-Unis, d’où ils envoient à leurs familles 2 milliards de
dollars par an de remesas.
Le salaire mensuel moyen versé à l’essentiel des 4,5 millions d’actifs, 448
pesos par mois, soit 15 euros ou 18 dollars (et 10 dollars aux retraités…), est en
fait le reflet de cette incapacité productive de la Révolution. Il faut certes joindre
à cette « manne » les produits distribués semi-gratis selon la libreta, qui
permettent de « tenir » jusqu’au 10 du mois. Et encore la Sécurité sociale pour
tous, qui est l’évidente raison d’une longévité moyenne très honorable (soixante-
dix-huit ans).
Au nombre des logros (acquis) de la Révolution figure aussi, on le sait,
l’enseignement gratuit, jusqu’à seize ans. Et, pour faire bon poids, la «
récupération d’une dignité nationale bafouée » (par les États-Unis). Maints
observateurs, cependant, ont noté la lente dégradation desdits « acquis », en
particulier la qualité des soins médicaux pour tous. Est-ce la raison pour laquelle,
comme dans l’Union soviétique des années 1970-1980, on enregistre à présent
un (léger : 0,1 %) décroît démographique ? En contrepoint de ce bilan
traditionnellement mis en relief, le Cubain de la rue, avec cet humour caraïbe qui
fait passer bien des choses, liste volontiers les principales difficultés rencontrées
au quotidien par l’essentiel de la population : « le petit déjeuner, le déjeuner et le
dîner ».

Le tableau est donc, disons, contrasté. Il l’est d’autant plus que le mythe
fondateur par excellence de la Révolution, l’égalité des citoyens, n’est plus une
réalité. Tout d’abord, il existe aujourd’hui une privilégiature – à vrai dire peu
ostentatoire, car ainsi Fidel y veillait-il, ce qui rend le phénomène moins
intolérable pour le Cubain de base. Elle représente approximativement 15 % de
la population (militaires, membres du PC, chefs des « organisations de masse
»…)
En outre, on note un grand paradoxe : le « déclassement » des «
professionnels » (médecins, architectes, enseignants, informaticiens…), voués au
misérable salaire moyen du fait qu’ils sont moins aptes que d’autres – moins
bien formés qu’eux mais aussi moins inhibés par le regard privé et les interdits
publics – à se lancer dans les jobs rentables : ceux liés au tourisme pour
l’essentiel (chauffeurs de taxi, bagagistes, serveurs de bar, femmes de
chambre…).
Également en train de « ramer », très en arrière du peloton, sont les Afro-
Cubains. Loin d’être cette assez courte minorité que l’on a longtemps voulu faire
croire, ils souffrent… du faible taux d’émigration au sein des familles noires –
du fait qu’elles ont, en moyenne, accueilli avec plus de faveur que d’autres la
Révolution. Ainsi ne bénéficient-elles que de peu de remesas en provenance de «
parents d’Amérique ».
Et il y a encore ceci, mis en lumière par un récent reportage du Monde (19
mars 2012). La journaliste Florence Beaugé s’est rendue – rare destination – à
Viñales, à 200 kilomètres à l’ouest de La Havane. Ce qu’elle rapporte montre
que ceux des paysans qui ne sont pas assez près d’une ville pour y livrer leurs
produits, ou ne sont pas dans la « culture reine » du tabac (Viñales en est la
région), ou n’ont pas eu la chance, ou l’envie, ou le modeste talent de se
reconvertir dans le tourisme sont, quant à eux, laissés en situation de quasi-
abandon.
Si la Révolution castriste a, par ailleurs, su compter sur la générosité déjà
signalée, deux décennies durant (1970-1990), du bloc soviétique, puis du
Venezuela (1990-2012), elle a, en outre, largement vécu sur les acquis d’avant
1959. Quiconque sort de La Havane historique, restaurée à l’occasion de
réunions internationales libéralement accueillies par Fidel, ainsi que des
quartiers « bourgeois » de la capitale, ne manque pas d’observer l’état de
délabrement des infrastructures de l’île, parc immobilier et routes. Tôt
confisquée à la « vermine » contre-révolutionnaire et aussitôt redistribuée, la
quasi-totalité des maisons est demeurée dans l’état où elles étaient à la fin des
années 1950. Quant à la construction de solares (des HLM du type que l’on
trouve dans les ex-pays socialistes), elle est loin d’avoir suivi le quasi-
doublement de la population en cinquante ans : il manquerait de cinq cent mille à
un million de logements (les statistiques cubaines sont souvent ainsi, à 100 %
près…) Quant aux transports publics et au réseau routier qui pourrait les
favoriser, ils n’ont bénéficié d’aucun activisme dans un pays dont la géographie,
terriblement étirée, aurait pourtant dû en faire une priorité.
Autre thème : dès les années 1980, les voyageurs avaient noté le retour de la
prostitution auprès des touristes – dont l’éradication, dès 1959, avait été la
grande justification morale de la Révolution. Deux différences, cependant, avec
cette époque : les clients ne sont plus américains, mais européens ou canadiens ;
mais, surtout, les filles (rebaptisées jineteras, ou « écuyères »), et aussi parfois
les garçons, sont désormais de toutes origines sociales, puisqu’il ne s’agit pas de
vice mais du besoin impérieux d’assurer le pain quotidien. La pratique est bel et
bien entrée dans les mœurs, après une valse-hésitation de Fidel sur le sujet. La
honte ressentie de cet état de choses par les familles n’en reste pas moins
terriblement forte.
Cependant, d’autres formes de néopaupérisation sont depuis peu apparues à
La Havane : celle des mendiants (dits andrajosos, ou « guenilleux », que l’on
voit aux portes des magasins et aux arrêts de bus), ainsi que celle des buzos («
scaphandriers, plongeurs »), nouveau métier (car il y faut payer patente)
consistant à fouiller les poubelles des quartiers les plus riches de l’ouest de la
capitale…

Sur ce fond sombre, la NEP (nouvelle économie) raúliste a commencé, en


2008, par une annonce sensationnelle, au moins dans le contexte : les téléphones
portables et les ordinateurs seront autorisés à la vente ! C’était là, au demeurant,
un signal en partie à usage externe : investisseurs de tous les pays, les choses
changent à Cuba ! Bien plus important, et conforme à une ancienne priorité de
bon sens du cadet des Castro : on allait mettre de nouvelles terres (et, pour une
fois, des crédits) à la disposition des paysans encore en activité (100 000
hectares ont été livrés). Et, très vite, ceux-ci seront admis à vendre leurs produits
aux hôtels.
Mais c’est en 2009 qu’ont été annoncées les premières mesures socio-
économiques conformes à la nouvelle nécessité selon Raúl. Elles attentent de
plein fouet au dogme de la construction révolutionnaire selon Fidel : la gratuité
d’un maximum de services comme base de l’égalité des Cubains. Le
gouvernement a ainsi fait connaître que vingt-cinq mille « cantines ouvrières »
seraient fermées. Par ailleurs, la libreta, le « carnet de rationnement » créé en
1962 et devenu étique depuis 1990, allait être délestée de plusieurs produits
(dentifrice, savon, détergent…), tandis que les autres subiraient une
augmentation de leurs prix – en attendant leur disparition envisagée. L’objectif
visé par ces mesures est, bien sûr, de « réduire les énormes dépenses sociales »,
en partie représentées par l’importation de ces produits alimentaires quasiment
donnés à tous. Des décisions ultérieures ont visé à éliminer des « gratuités indues
» (dans les transports…). On a aussi annoncé une réduction de l’accès aux études
supérieures – qui ont produit « trop de diplômés » (d’où l’exportation de
médecins…). Et l’âge de la retraite a été élevé de cinq ans : soixante-cinq pour
les hommes, soixante pour les femmes.

Cependant, la consécration de Raúl Castro, au début de 2008, a produit de


premiers bons effets sur le plan international. Le Venezuela, qui a été gratifié du
premier déplacement du nouveau chef d’État cubain, a renouvelé pour dix ans
l’accord pétrole contre médecins, vital pour la survie de l’île. De ce point de vue,
la victoire électorale d’Hugo Chávez, le 7 octobre 2012, est la plus heureuse
nouvelle, politique et surtout économique, que Cuba ait reçue depuis
l’intronisation du général. Elle garantit en effet, au moins pour le temps que
Dieu prêtera vie au président vénézuelien (il se rend régulièrement à La Havane
pour y faire soigner son cancer), le maintien de l’accord de troc économique
pétrole contre médecins et autres personnels (environ quarante mille Cubains
sont engagés dans les « missions » sociales du gouvernement de Caracas), qui
met à la disposition de l’île, à des conditions vraiment très favorables, les deux
tiers de ses besoins énergétiques (115 000 barils par jour) et représente environ
40 % du total de ses échanges, soit 6,2 milliards de dollars. L’adversaire de
Chávez, le 7 octobre, le conversateur Enrique Capriles, avait assuré que la
révision de ce traité serait une de ses priorités s’il était élu…
L’autre grand partenaire de Cuba, la Chine, a mandé son président, Hu Jintao,
à la fin de 2008, pour confirmer et accroître l’échange de nickel et
biotechnologies cubaines contre les mille produits indispensables à la vie
quotidienne des insulaires et des plus de deux millions de touristes annuels.
Cette visite a aussi permis à La Havane d’obtenir de Pékin des crédits dont le
pays est autant dire asséché du fait qu’il ne rembourse aucun emprunt depuis le
milieu des années 1980. Deux semaines plus tard, ce fut le tour du Russe Dmitri
Medvedev de répondre à une comparable sollicitation lors d’un bref passage
dans l’île. Et l’on apprenait encore que l’Iran allait également ouvrir des facilités
– ce que viendrait confirmer solennellement à La Havane le président Mahmoud
Ahmadinejad.
Le 13 avril 2009, une magnifique nouvelle parvenait à Cuba : le nouveau
président américain Barack Obama, contre lequel cependant Fidel ferraillait déjà
dans ses « réflexions » , autorisait à nouveau les Cubano-Américains à renouer
avec les remesas (envois de fonds) illimités et les visites sans restriction à leurs
parents dans l’île, qui avaient été supprimées par Bush. Raúl avait, peu avant,
proposé au onzième président américain de la Révolution cubaine de le
rencontrer, « en terrain neutre » (la Suisse), ce que déclina Obama, héritier, quoi
qu’il en ait, du programme républicain de « transition » postcastriste… Dès lors,
les relations bilatérales se figèrent : en 2010, la Sécurité d’État arrêtait un «
consultant » américano-cubain, Alan Gross, venu remettre un ordinateur «
perfectionné » à une organisation juive ; la justice insulaire le condamna pour «
espionnage » à quinze ans de prison – sans doute en vue de l’échanger contre les
« cinq héros » cubains convaincus du même crime en Floride en 1998. Le bref
dégel entre les « frères ennemis » a refait place à la glaciation.

2010 vit le début des choses sérieuses dans l’île. Un Plan de réformes fut mis
en circulation parmi les « organisations de masse ». Il prévoyait un certain
élargissement de l’économie privée. Mais, était-il soigneusement précisé, au sein
d’une économie restant « régie par la planification ». Le 20 août, Raúl prononça
ces mots étonnants devant l’Assemblée nationale : « Nous devons éradiquer
l’idée que Cuba est le seul pays du monde où l’on puisse vivre sans travailler. »
Et, dans une interview au mensuel américain Atlantic Monthly, Fidel fit cette
déclaration plus stupéfiante encore, en réponse à une question sur l’«
exportabilité » du modèle cubain : « [Il] ne marche même plus pour nous. »
Enfin, le 25 octobre, fut publié un premier train de mesures qui ne pouvait que
violenter gravement les insulaires. Son point le plus spectaculaire était l’annonce
du licenciement de 1,3 million de travailleurs du secteur public (soit près du tiers
du total des actifs), dont cinq cent mille, était-il dit, dans le seul semestre à venir.
Lâchés dans la nature avec cinq mois d’indemnités au plus (soit 75 euros), les
intéressés étaient priés de rejoindre un secteur privé… entièrement à créer.
On publia ainsi une liste de cent soixante-dix-huit métiers – du cordonnier au
gardien de parking, en passant par l’horloger, le plombier, le vendeur de gâteaux
ambulant ou d’animaux domestiques, le bûcheron, le répartiteur de CD (piratés),
le remplisseur de briquets jetables, le réparateur de lunettes, le maçon, le
couturier, le jardinier, l’animateur de fêtes, le mécanicien… Sans oublier le
coiffeur et le barbier, puisque, désormais, la Révolution ne raserait plus gratis.
De ces métiers, artisanaux ou « petits jobs », quatre-vingt-trois pourraient
embaucher du personnel – au-delà du cadre défini dans les années 1990, qui
permettait de travailler avec des membres de sa famille.
Dès lors, c’est un « marché du travail », au moins balbutiant, qui est appelé à
se mettre en place à Cuba, ce qui, en principe au moins, marque un renversement
du socialisme d’État. Ces travailleurs « à leur compte » devront payer, outre une
patente, une taxe mensuelle et un impôt annuel – autre prodigieuse remise en
cause de la doctrine –, ainsi que, s’ils font appel à de la main-d’œuvre, des
cotisations sociales. Ces prélèvements pourront représenter jusqu’à 85 % de tout
revenu supérieur à 1 600 euros par mois, mais seront modulables, jure-t-on, au
fil du temps, expérience aidant.
La Centrale des travailleurs (CTC) n’a pas seulement approuvé ces mesures :
c’est à elle que, le 13 septembre 2010, a été confiée la tâche d’annoncer et
d’organiser, en le modulant, l’« allégement massif » de l’emploi public. Le
syndicat du régime confirmait ainsi son rôle de DRH. À lui de se faire taper sur
les doigts si le rythme des licenciements est trop lent ! Plus sérieusement, la
place qui lui est assignée dans le dispositif montre que le régime veillera à ce
que des soulèvements populaires ne se produisent pas en conséquence de la
violence desdites mesures.
« Ou nous rectifions ou nous nous effondrons », a prophétisé Raúl en
décembre 2010. L’année suivante confirmera donc le trend libéralisant (« sans
permettre le retour du capitalisme… »), lorsque le VIe Congrès du PCC
approuvera plus de trois cents mesures dites « Grandes lignes de la politique
économique et sociale ». Ce catalogue connaîtra assez vite un début de mise en
œuvre : les résidences particulières pourront être louées en dollars ; les biens
immobiliers seront autorisés à être vendus de particulier à particulier, de même
que les voitures ; la durée de concession de la propriété publique nécessaire à
certaines activités (marinas, golfs, resorts, villas…) passera de cinquante à
quatre-vingt-dix-neuf ans ; et le principe du crédit bancaire sera élargi (ce qui
suppose, bien entendu, que les établissements cubains disposent un jour de
liquidités… ou que des succursales d’établissements étrangers puissent ouvrir
leurs portes sur le sol insulaire).
Certaines de ces mesures, à vrai dire, pourraient intéresser au premier chef des
non-Cubains (y compris les gusanos exilés aux États-Unis, mais pas les Nord-
Américains…), ainsi appelés à investir dans l’île avec de moindres restrictions,
voire de plus amples facilités, que dans les années 1990. Les citoyens « de
l’intérieur », eux, resteront bridés par la faiblesse de leur pouvoir d’achat. Mais il
ne semble pas qu’il leur serait interdit, pour certaines opérations, de se mettre en
cheville avec des parents émigrés. Que, pourtant, les étrangers ne s’imaginent
pas pouvoir agir à leur guise : une centaine de ces hommes qui « font du bizness
à Cuba », dont des Français, ont été expulsés.

Fin 2012, un premier bilan de ces réformes peut être esquissé. Tout, d’abord,
va très lentement – au rythme de la gérontocratie révolutionnaire cubaine. Il est
vrai que l’enjeu politique est considérable : la survie même du castrisme. Qu’un
État, se réclamant de surcroît du socialisme, licencie, en un lustre, près du tiers
de ses employés est sans doute sans précédent dans l’Histoire et oblige le régime
à des prudences. Mais, en l’état, une aporie se révèle : comment espérer
sérieusement que près d’un million et demi de personnes se reconvertiront, en
cinq ans, dans un système d’employabilité réduit à de « petits métiers » et
quelques activités artisanales ?
Les premiers bilans montrent que les principales « mises en compte propre »
sont en lien avec le tourisme, seul apporteur de devises à la mesure d’acteurs
économiques modestes et inexpérimentés : il s’agit de la création, dans les
logements et annexes (garages…) de particuliers, de casas particulares (maisons
d’hôte) et plus encore de paladares (restaurants – dont certains ont déjà acquis à
La Havane une notoriété auprès des Cubains eux-mêmes). Un quart de ceux qui
se sont lancés aurait toutefois déjà renoncé : d’une part, parce que tous les
métiers ne s’improvisent pas et qu’un minimum de capacité de gestion est requis
; et aussi du fait que la taxe mensuelle à verser au fisc – par ailleurs très
bureaucratique et inquisitorial – suppose un « lissage » des revenus, mal en
accord avec le caractère saisonnier du tourisme – pour s’en tenir à ce seul
secteur, spécialement prisé de la néomicroentreprise.
Plus d’un de ces économistes officiels mais critiques, que le régime autorise à
travailler au sein d’un organisme nommé CEEC (Centre d’étude de l’économie
cubaine), s’effarent de cette « absurde » liste de cent soixante-dix-huit emplois «
à la Prévert », se lamentant que les professions de médecin, ingénieur,
informaticien, consultant, architecte, n’y figurent pas. Car elles seules auraient
pu donner crédit à la volonté « raúliste » de sortir Cuba de l’ornière. Mais une
telle circonspection n’est-elle pas inhérente à une société de gérontes méfiants ?

Dans ce qui ressemble à un très prudent démontage du passé en vue de


reconstruire l’avenir sur le mode des « camarades chinois », une nouveauté a été
annoncée en 2011 : l’agrandissement du petit port de Mariel, situé à 40
kilomètres à l’ouest de La Havane. En première analyse, on pourrait voir là un
de ces projets pharaoniques comme les ont aimés les régimes socialistes
soviétiques. Or, il n’en est peut-être rien, et ce pour trois raisons. Tout d’abord,
l’entreprise se fait avec une expertise et des capitaux brésiliens, ce qui est
doublement positif : d’une part le géant Odebrecht a une image de sérieux dans
ses projets BTP, et la banque BNDES n’a pas la réputation de prêter en vain ; et
d’autre part, malgré leurs régimes politiques très éloignés, le Brésil est tenu, à
Cuba, pour un pays « ami ». En second lieu, c’est la première fois (hormis pour
ce qui est des « biotechnologies ») que l’île s’inscrit sur un créneau d’excellence
moderne. Paulo Paranagua a expliqué dans Le Monde que les concepteurs du
projet veulent faire de Mariel « une plate-forme du commerce » entre Pacifique
et côte Est des États-Unis, « la route dynamisée par l’émergence de l’Asie ». Car
les cargos géants, dits « Post-Panamax », qui transiteront par un canal
interocéanique dont l’élargissement sera achevé en 2014, devront transborder
dans les Caraïbes du fait que les ports des États-Unis concernés n’ont pas la
capacité (physique et écologique) de les accueillir. Et c’est là une troisième
virtuelle nouveauté : la réalisation d’un projet de près d’un milliard de dollars
serait d’une grande légèreté sans un rapprochement avec les États-Unis. Certes it
takes two to tango, comme disent les Anglo-Saxons, et convier à la danse une
certaine « Amérique profonde » ne sera pas forcément aisé. Les autorités
cubaines, il est vrai, envisagent autour du port une « zone de développement
intégral » (« zone franche ») afin de compléter le grand dessein, et qui pourrait,
un temps, y suppléer. Mais, derrière tout cela, un esprit plus pragmatique
n’aurait-il pas anticipé que toutes choses ont un avenir – fût-ce après lui ?
Ceci est pour un futur indécidable, même si pas nécessairement lointain. Mais,
pour le présent et l’avenir immédiat, la question est : l’énorme purge sociale
impulsée par Raúl peut-elle passer ? Pour cela, Granma en appelle à « la
conscience citoyenne » : « Ce qui doit prévaloir, lit-on, c’est la discipline
sociale, par conviction ou par imposition. » La formule est on ne peut plus claire
: si « la culture économique générale » de chaque citoyen, comme dit encore
Granma, n’est pas assez élevée pour admettre que ce qui a été décidé est
inévitable pour le bien à terme des citoyens, le régime se juge en droit de
recourir à la force. Car un principe sacré a émergé de l’émeute du 4 août 1994 : «
La calle ès de los révolucionarios », la rue ne doit jamais échapper à la
Révolution… Et rien, de fait, ne laisse présager un relâchement sur Cuba du
contrôle politico-social du PCC et de l’armée, via une police bien renseignée. Et
ce, même si la répression des manifestants et opposants a baissé d’intensité,
l’interpellation un peu insistante remplaçant souvent la longue détention.
À noter encore que, comme il l’avait déjà fait en 1980, Raúl en a appelé à un «
journalisme d’investigation » pour contrer les auto-satisfecit de l’officialité. Il
est certain que c’est « dans le cadre de la Révolution », comme disait Fidel en
1961, que ce journalisme décoincé pourrait s’exercer. En ce sens, on tiendra
pour une tentative prudente mais honorable la publication d’Espacio laical, la
revue des laïcs de l’archevêché de La Havane, où se retrouvent « des opposants
au castrisme favorables au dialogue et des réformateurs respectueux du régime »,
selon la formulation de Paulo Paranagua. Il se trouve que Cuba est l’un des
derniers pays au monde dont les citoyens, hormis quelques privilégiés (vingt-
sept mille en 2009), n’ont pas accès à Internet (les hôtels, très surveillés, sont les
seuls lieux publics où l’on puisse rejoindre la Toile). Il existe cependant une
sorte d’Intranet insulaire, contrôlé mais avec des souplesses, à quoi a droit une «
privilégiature » forte de 1,75 million de citoyens « de confiance », membres du
PCC et autres organisations de masse – soit environ 15 % de la population.
Hors de ce cadre, le régime tolère aujourd’hui le blog Generación Y et les
tweets de la désormais mondialement célèbre Yoani Sánchez, dont les vignetas
(billets) ouvrent, depuis 2007, des lucarnes sur la vie quotidienne à La Havane et
les réalités souvent sordides d’une répression « à petit feu ». Par clé USB ou via
CD-Rom, les propos numériques de Yoani Sánchez, et ceux d’autres dissidents,
circulent sous le manteau. Tel expatrié, pourvu quant à lui d’Internet, assure
parfois, à grands risques, leur connexion à l’international.
Très attentif à ce phénomène, le régime suscite des cyber-activistes, qui ne
laissent passer aucune information défavorable sans y répondre. Le principal est
Iroel Sánchez, un ingénieur qui présida l’Institut du Livre avant d’entrer au
Bureau pour l’informatisation de la société cubaine, créé par le « commandant
de la Révolution » Ramiro Valdés, ministre des Communications. Le plus
virulent est un certain Yohandry Fontana (sans doute un pseudo : on en ignore
tout) qui manie l’insulte et la menace envers les opposants, livrant au passage
des « tuyaux » refilés par la police politique. À noter que le site officiel
d’information du régime, CubaDebate, où s’inscrivent en particulier les «
réflexions » du camarade Fidel, a choisi comme sous-titre : « Contre le
terrorisme médiatique ».
S’agissant des opposants clairement politiques, le « raúlisme » a fait choix
d’une norme plus subtile. Il n’est pas question pour lui de baisser la garde face
aux tenants du multipartisme. Mais la répression de haute intensité est moins à
l’ordre du jour. Le general, qui connaît son île par cœur et sans doute chaque
opposant par son nom, joue d’un clavier subtil, aux signaux contrastés. Des
peines de longue durée sont moins souvent infligées, mais on assiste depuis 2010
à une multiplication (de trois cents à cinq cents par mois) des interpellations et
rétentions d’un, deux ou trois jours, assorties d’interrogatoires bien sûr, et
d’intimidations et de menaces.
Cependant une nouvelle dramatique était diffusée au début de 2010 : un
prisonnier qui avait pris le risque de la grève de la faim pour protester contre les
conditions de sa détention, Orlando Zapata, est décédé après quatre-vingt-cinq
jours de jeûne, le 23 février – trente et un ans après le dirigeant étudiant Pedro
Luis Boitel. Ce maçon, tenu pour un « droit commun » par les autorités, avait été
condamné en avril 2003 à trois ans de prison pour avoir participé à une
manifestation en faveur de prisonniers. Puis, pour « outrage et désordre public »,
il s’était retrouvé à purger une peine cumulée de trente-huit ans… Au moins les
décès de détenus cubains sont-ils désormais systématiquement publiés à
l’étranger et immédiatement connus dans les cercles de la dissidence intérieure,
générant des protestations. Ainsi en est-il allé pour Wilman Villar Mendoza,
mort après une grève de la faim le 19 janvier 2011 ; et aussi pour Juan Soto
García, sans doute tabassé à mort par des policiers de Santa Clara le 8 mai 2011.
D’importantes libérations sont intervenues en mars 2011 : celles de la totalité
des soixante-quinze détenus de 2003, dont les cas étaient emblématiques. Bon
nombre de ces prisonniers politiques ont été expulsés vers l’Espagne qui, en
jouant ce jeu, contribue à maintenir sa première position économique
européenne dans l’île. Mais l’arrestation préventive, en mars 2012, de dizaines
d’opposants « à risque », à la veille de l’arrivée de Benoît XVI dans l’île, était un
nouveau signal négatif.
Le régime ne renonce pas, par ailleurs, à pratiquer contre ses « ennemis » les
actos de repudio, manifestations prétendues spontanées, en fait parfaitement
organisées, de citoyens indignés par les actions de « mercenaires des États-Unis
». Parmi les plus notoires victimes de tels actos figurent souvent les « Dames en
blanc », parentes de prisonniers qui, depuis 2003, à la sortie de la messe célébrée
le dimanche matin à l’église Sainte Rita, patronne des causes désespérées,
défilent en silence, vêtues de blanc et un glaïeul à la main, dans la 5e Avenue de
la capitale. La fondatrice du mouvement, Laura Pollán, est décédée trois
semaines après avoir été la cible, le 24 septembre 2011, d’un acto de repudio où
une pasionaria du régime l’avait molestée.
Raúl a accepté, dès mai 2010, de discuter chaque cas avec l’Église. Celle-ci se
retrouve ainsi dans une étrange position. Le cardinal et archevêque de La
Havane, Mgr Jaime Ortega, aujourd’hui âgé de soixante-quinze ans, est ainsi
devenu, par la force des choses et par la volonté de l’Église catholique dont il est
le numéro un à Cuba, le principal interlocuteur politique du régime. On l’a vu
présider, le 24 juillet 2012, l’office funèbre du plus effectif des opposants, le
démocrate-chrétien Oswaldo Paya, qui avait défié Fidel dix ans plus tôt avec son
« projet Varela ». M. Paya avait, le 22 juillet, péri dans un étrange accident
d’auto à Bayamo, dans l’est de Cuba. Le dissident voyageait en compagnie de
deux jeunes politiciens européens, un Espagnol, Ángel Carromero, qui
conduisait l’auto, et a « pris » quatre ans de prison pour « homicide », et un
Suédois, Aron Modig. La fille du défunt, et d’autres opposants, ont accusé le
régime d’avoir provoqué l’accident – lequel aurait été « répété » un mois plus tôt
à La Havane.
Quoi qu’il en soit, et hors même la répression politique, les problèmes de
droits humains restent énormes : certaines infractions ne sont plus compatibles
avec une société en évolution (ley de vago, loi sur l’oisiveté : le concept de
peligrosidad, ou « dangerosité ») ; les ruraux ont encore interdiction officielle de
s’installer en ville (ce qui crée des sans-papiers dans leur propre pays…) ; la
durée des peines, pour être moins extravagante que par le passé, reste très élevée
; il n’existe aucune séparation des pouvoirs (les avocats, au même titre que les
juges, sont des fonctionnaires), ni rien qui approche d’un habeas corpus ; enfin
et surtout, aucune amnistie n’a eu lieu en un demi-siècle. De ces carences atteste
le récent chiffre connu des « droit commun » : cinquante-sept mille, soit une
population carcérale sept fois plus importante (toutes choses égales par ailleurs)
que sous le tyran Batista et identique à celle de la France, pour une population
six fois moindre.
La ligne d’horizon cubaine sous Raúl Castro ? Une social-démocratie sans
démocratie avec sans doute, à terme, un très ténu libéralisme économique piloté
par un parti unique à la mode de Chine, mais avec ce bémol que les Cubains
n’ont guère été préparés aux rudesses d’une « production asiatique ». L’une des
mesures de réforme annoncées est d’ailleurs l’introduction d’éléments de
rémunération « au mérite ». Mais une question rôde dans nombre d’esprits : un «
printemps de La Havane » serait-il susceptible de répondre à l’inévitable
progression des inégalités dans une société devenue, dollars américano-cubains
aidant, bien plus concurrentielle, et où les licenciements massifs généreront bien
des laissés-pour-compte ?
Autrement dit, quelles sont les chances que Raúl réussisse son pari ? Mauvais
point : il n’a pas la popularité dont a pu jouir Fidel, bien que, par certains traits –
il aime danser, est franc buveur, ne manque pas de bagout au moins en privé, a le
sens de la famille (il a été un mari décent et a déjà, assure le « cubanologue »
Jacobo Machover, prévu le lieu de son dernier repos auprès de sa défunte
épouse, Vilma Espín, dans la Sierra de Cristal, en Oriente) –, il soit plus « cubain
» que Fidel. En outre, les jeunes, plus que d’autres, tendent à voir en celui qui
fut, un demi-siècle, ministre des Armées et superviseur du Minint (ministère de
l’Intérieur), le « super-flic », responsable, donc, des contraintes, voire des
brimades, qui les étouffent.
Il est vrai que le chef vivement dogmatique des débuts de la Révolution a
pragmatiquement composé, les années passant, avec le réel. Ayant fait ses
classes idéologiques dans le communisme « moscoutaire » et ayant su bâtir, avec
ses protecteurs soviétiques, les brillantes forces armées des années 1970-1980, il
s’est tenu assez à l’écart des vapeurs gauchistes qui, du Guevara fidéliste au
Fidel guévariste, ont maintes fois enfumé l’île. Témoin longtemps impuissant
des foucades de son aîné en économie, il avait pris le parti, dès le début des
années 1990, de lui tenir tête sur certains dossiers, dont celui qui est le plus cher
à ce fils d’agriculteur : que soient redonnés aux paysans cubains, ceux que la
Révolution n’a pas découragés au point qu’ils affluent en ville, les moyens de
nourrir Cuba.
Un point porté au crédit du general est qu’il a, au début des années 1990, bien
géré le rapatriement d’Angola de dizaines de milliers de militaires, en leur
donnant du grain à moudre. Aujourd’hui, une partie de ces hommes est recasée
dans l’économie. Dans l’agriculture, en chronique déficit de bras, où opère
l’Armée des jeunes au travail (EJT). Dans le tourisme, où des gradés gèrent le
conglomérat Gaviota. Également dans l’industrie. Nombre d’officiers généraux
ou supérieurs ont ainsi été distribués à la tête d’entreprises regroupées dans le
Gaesa qui compte plus de deux cents unités industrielles, des magasins, le
Groupe de l’électronique (qui pilote des dizaines d’entreprises de logiciels,
Internet, etc.) et le Cimex, basé à Panama, qui gère des supermarchés, des
stations-service, diverses institutions financières, des sociétés de location
d’automobiles, des agences de voyages et d’immobilier, et a la main sur les
fameux cigares Havane.
Les Forces armées ont, en trois lustres, injecté un certain réalisme (que l’on
pourrait dire « capitaliste », s’il n’était officiellement nommé « perfectionnement
d’entreprises ») dans la bureaucratique et pourtant pagailleuse anémie
économique cubaine : nécessaire autofinancement sinon profits ; début de
gestion décentralisée ; introduction de bilans comptables… S’est ainsi formée,
note Sara Roumette, une journaliste qui a vécu quatre ans à Cuba, « une
puissante classe de militaires managers », à la tête des « secteurs les plus
dynamiques ». Dans une totale opacité, les hommes en uniforme « contrôlent à
présent la majeure partie de l’économie nationale » : soit, selon la très sérieuse
revue d’opposition Cuba Encuentro, 90 % des exportations, 60 % des ressources
du tourisme, 60 % des transactions en devises, 60 % des ventes de détail en
devises, etc. Ces officiers (généraux mais pas tous) ont, sans excessive
ostentation, investi des quartiers résidentiels de La Havane et jouissent de
privilèges (meilleurs logements et produits alimentaires, systèmes de santé et
retraites plus favorables, vacances, voitures…) qui conforment une véritable
caste – une nomenklatura de gradés.
Le patron du Gaesa est, fin 2012, le colonel Luis Alberto Rodríguez, époux de
Deborah, une des filles de Raúl. « Monsieur gendre » vient aussi d’entrer au
Comité central du PCC. Sens de la famille ou de l’avenir, le cadet des Castro,
soit-il au passage noté, n’hésite pas (à la différence de Fidel) à « pousser » ses
petits. Son fils Alejandro est un colonel des Services secrets, discret mais
influent : il coordonne la garde de son père, et il a la haute main sur les enquêtes
de corruption, ce qui lui donne barre sur tous les cadres du régime. Et l’on voit
mal que Mariela, directrice d’un Centre national d’éducation sexuelle (et par
ailleurs irrépressible émettrice de tweets), ait pris sans feu vert des positions si
peu conformes à la rigide orthodoxie de son père Raúl en matière de mœurs. Car
le saut est vertigineux de la création des Umap en 1965, véritables et rudes
camps pour homosexuels, aux autorisations données en 2010 aux opérations
pour changer de sexe. Pas si étonnant, dès lors, qu’à La Havane on évoque une «
option dynastique » qui verrait Alejandro succéder à son père ou Luis Alberto à
son beau-père – jolie revanche sur l’obscurité où l’aîné, Fidel, a tenu le « petit »,
« Raúlito ».
Pour l’avenir, aujourd’hui confié à un homme qui a fêté ses quatre-vingts ans
le 3 juin 2011, Raúl dispose de deux atouts maîtres : la connaissance intime
d’une armée qui lui doit tant et la supervision, depuis l’affaire Ochoa, d’une
police tentaculaire. On a pu calculer que, entre les réguliers, les auxiliaires, les
réserves et la milice, deux millions de Cubains (plus de 15 %) ont un uniforme,
ou du moins le droit d’en porter un. Le plan de Raúl pourrait être de « tenir » le
temps que ce Dieu auquel il ne croit pas lui prête vie, et que le pétrole jaillisse en
abondance au nord des côtes de l’île, tout en engageant avec prudence des
réformes sur lesquelles, contrairement à Fidel, il ne reviendra pas. Mais les
sceptiques sont partout. Les uns voient mal « comment une équipe conservatrice
avec une haute privilégiature de bureaucrates et une clique médiane de
technocrates pourrait réformer ». D’autres disent : « C’est la salsa : un pas en
avant, un pas en arrière, mais on a bougé ! » Et il y en aussi qui, tel Alcibíades
Hidalgo, ex-chef de cabinet de Raúl exilé à Miami, pensent que le successeur de
Fidel Castro n’aura pas le temps de réussir.

L’avenir, à Cuba, plus que par le PCC, bien lointain pour les 93 % de citoyens
qui n’en sont pas membres (et qui se débandera peut-être au premier choc,
comme ce fut le cas dans la plupart des pays de l’ex-bloc socialiste), passe
d’évidence par les Forces armées révolutionnaires. Car il n’est pas aventuré
d’affirmer que, dans l’île caraïbe, discrètement, et sous la houlette de Raúl
Castro, dit « Le Chinois », les fusils commandent au Parti, contrairement au
fameux précepte de Mao Zedong. Les FAR (cinquante-cinq mille membres) ont
tous les atouts : parce qu’elles ont écrit, en Afrique, les pages les plus glorieuses
de l’histoire du pays ; parce qu’elles sont encore perçues comme un corps «
défendant la stabilité et les intérêts nationaux » ; parce qu’elles ont eu soin de ne
jamais participer dans l’île à la répression, laissant cette tâche à la pléthorique
Sécurité d’État ; et aussi parce que, bien qu’ayant en main presque tout ce qui
marche dans le domaine économique, elles ne sont pas entrées, à ce jour du
moins, dans une corruption avérée à une vaste échelle : le récent limogeage du
général Rogelio Acevedo, « inamovible » directeur de l’Aviation civile, a, de ce
point de vue, fait l’effet d’une mini-bombe. Quoi qu’il en soit, dans un premier
temps au moins après la mort de Raúl Castro, les FAR pourraient éviter, en
prenant le pouvoir, que les haines tenues sous le boisseau par l’ombre géante de
Fidel ne dégénèrent en un « bain de sang ». Un « bain de sang » qui est la hantise
(selon un câble révélé en son temps par WikiLeaks) du Vatican, excellent
observateur de la réalité cubaine. Ce Vatican d’où s’est envolé, fin mars 2012,
pour trois jours dans l’île, le pape Benoît XVI, convaincu que son Église jouera
un rôle primordial dans une « réconciliation nationale » et qui s’est fait, pour la
circonstance, l’avocat prudent du « changement ».
Autre probabilité : ce n’est pas avant la mort de Raúl qu’entrera en jeu l’Exil,
avec ses relais intérieurs et bien sûr son arrière-plan américain. Ses intérêts,
importants (qu’il s’agisse des biens confisqués à partir de 1959 ou
d’investissements autorisés depuis quelques lustres), et dont on ne peut préjuger
s’ils se déploieront avec tout le tact qu’attendent leurs compatriotes restés dans
l’île, ont toute chance, alors, de se télescoper avec ceux des « princes » d’un «
socialisme d’État » en recherche (molle) de renouveau.
Car, à la différence de ce qui se passe en Chine et au Viêtnam, modèles
présumés, un vrai capitalisme ne sera sans doute pas, à l’horizon 2022 que Raúl
s’est fixé à lui-même, la contrepartie économique d’un système politique
répressif à Cuba. Ni les « accordeurs et réparateurs d’instruments de musique »,
ni les « loueurs de vélos », premiers et derniers de la liste des cent soixante-dix-
huit métiers désormais ouverts au privé, ne changeront la face du socialisme
insulaire. Et ce d’autant que nombre des trois cent soixante-dix mille citoyens
reconnus, à l’heure où sont écrites ces lignes, « idoines » (selon la novlangue du
socialisme castriste) pour effectuer le saut vers le privé, n’ont fait, en réalité, que
régulariser une situation jusque-là tolérée.
Quant à la place que, dans les prochaines années, prendra en tout ceci la «
société civile », le pronostic est aventuré. Car, malgré une surveillance qui tient
toute opposition en lisière, on peut conjecturer que Cuba est plus « politisée »
que ne le laisserait croire le théâtre qui s’est joué un demi-siècle durant entre un
peuple proclamé tout-puissant mais bâillonné et un État lui dictant ce qu’il doit
vouloir.
Cette politisation virtuelle s’appuie sur la mémoire historique d’un pays qui
fut rebelle et sur le mythe de l’égalité puissamment tisonné par la Révolution.
Cela combiné avec l’existence, vitale pour la survie, d’une culture faite de rock
underground (le plus populaire en 2012 : Porno para Ricardo), de reggaeton
salace (l’un des plus récents : « Chupi-Chupi » d’Osmani García),
d’étourdissement dans le rap, le funk et la salsa, de santería (le vaudou cubain)
en passe de redevenir vecteur d’une relance de la conscience « nègre », de «
collectifs » jeunes (écologistes, gays, féministes…), de revival religieux
(protestant, juif…). Et aussi de débrouille (la lucha, « lutte »), à base de vols de
marchandises dans les entreprises, soutien d’innombrables trafics (ce pourquoi
on utilise le verbe resolver, puisqu’il s’agit de « résoudre » les problèmes du
quotidien), de résistance passive au travail, de « double standard » moral (ce que
je dis n’est pas ce que je fais, ce que je fais n’est pas ce que je dis) et de Radio
Bemba, l’inénarrable bouche-à-oreille national.
D’autres aspects influent en sens inverse. La peur, bien sûr, encore que,
inconscience ou désespoir, les jeunes en semblent bien moins imprégnés que
leurs aînés. Et aussi cette tendance au « repli sur la bulle domestique », que
souligne la blogueuse Yoani Sánchez. Ou encore ceci, sur quoi Sara Roumette
jette une lumière vive : un désir éperdu d’autres horizons qui, par-delà tout non-
conformisme politique, voire toute nécessité économique, peut incliner au départ
une fraction importante de la population jeune. Or, le 15 octobre 2012, le
gouvernement a décidé qu’il ne serait plus besoin de visa de sortie pour quitter
l’île. C’est là une mesure considérable. Elle peut alléger la pression, de nature
surtout socio-économique, qui pèse sur les citoyens. Mais n’expose-t-elle pas
l’île à se vider de sa part la plus dynamique ?

Quant à la question de savoir si l’on pourrait relire toute la geste fidéliste à la


lueur de la trajectoire de Raúl, la réponse est oui. Prenez un frère aîné
charismatique, intelligent, de belle prestance et bon orateur, mais terriblement
brouillon, et un cadet d’apparence terne, voix fluette et taille décevante, mais
s’étant, quant à lui, d’emblée fixé une orientation idéologique ferme, par ailleurs
organisateur méthodique, esprit plus pragmatique, et de surcroît plus insensible
encore à toute pitié envers l’adversaire : le tandem peut se révéler
indéboulonnable si celui-là, Fidel, si dominateur qu’il soit, a eu la finesse de
laisser à celui-ci, Raúl, une part cruciale du pouvoir : la maîtrise de la force
armée et de la répression au sein du système. Car on sait cela depuis Machiavel :
s’emparer du pouvoir n’est, somme toute, pas chose si malaisée ; mais le garder
est une autre paire de manches.
ÉPILOGUE
FIDEL, DE COMMANDANT À COMMANDEUR

Je pourrais vous refaire le coup du Cid Campeador, dont le


cadavre hissé sur un cheval remportait encore des batailles…
Fidel Castro, 2008

« Je connais gens de toute sorte / Ils n’égalent pas leur destin », a écrit
Apollinaire. À propos de Fidel Castro, la tentation viendrait plutôt de penser que
rien n’était donné pour qu’il connût un destin qui l’égalât.
Cuba : 110 000 kilomètres carrés, six millions d’habitants en 1960 (onze et
quelques à présent). C’était étroit pour un tel artiste ! Que n’eût-il fait à la tête
d’un pays plus vaste ? Il aurait été contraint de composer davantage, avec des
forces intérieures plus complexes ? Sans doute. L’aurait-il pu, avec sa nature
entière ? On ne sait. Et si, par absurde supputation, ce pays n’avait pas été une
île, un topos où le mal-être conduit à s’enfuir par le haut (le mysticisme) ou par
les côtes (l’exil), plutôt que de s’opposer ? Aurait-il autant duré ? Le personnage
est tellement hors norme que l’absurde peut s’offrir comme grille de
questionnement. Et la folie se donner pour élément d’interprétation : combien de
fois Fidel n’a-t-il pas été dit dément ? Ce « nous » si souvent employé était-il de
majesté ou aux limites de la schizophrénie ? Ou alors n’était-il pas bipolaire ?
Avec ses alternances d’exaltation, où tout lui paraissait possible, et de plus rares
phases dépressives, où il se demandait, comme en 1993, si sa « carrière » n’avait
pas été « trop longue »… L’ex-comandante Huber Matos, qui a tant souffert
sous le Lider, a dit qu’il avait « l’esprit vif, mais un ego malade ».
Que de foucades, que de virages à 180 degrés ! Sans doute la manière fidéliste
d’être dialectique. Et que de défauts du régime liés, par-delà même
l’appréciation politique qu’on porte à son endroit, à la personnalité du chef.
Citons en vrac : la certitude de tout mieux savoir et d’être capable de tout mieux
faire ; une vision massifiée de la société, qui n’intègre pas les perceptions
sociopsychologiques, et en particulier la problématique de la stimulation au
travail – ce pour quoi, passée la phase d’enthousiasme et d’émulation
révolutionnaires, s’est imposé le dur contrôle social ; un mépris pour les
prudences « bourgeoises » qui lui a toujours fait préférer les décisions
spectaculaires aux évolutions sans gloire mais plus profitables ; une vision
agonique des rapports sociaux qui l’a conduit à mépriser souverainement l’élite
des capacités techniques ; l’incapacité à accepter, sinon à prendre en compte, la
contestation, moteur de l’Histoire.
Son flop le plus stupéfiant aura été l’économie, où ses échecs successifs,
ahurissants, auraient pu lui enseigner la modestie (vers 2005, il reconnaîtra, il est
vrai, devant Ignacio Ramonet, regretter « de n’avoir pas étudié davantage » cette
matière…). Mais que le fils d’Ángel, l’enfant de Birán, ait pu faire comme si la
disponibilité de nourriture n’était pas l’alpha et l’oméga de tout gouvernement !
René Dumont l’avait pourtant alerté dès 1964, mais il était « de la CIA » ! Et
encore ceci : à quoi auront servi les milliards de l’Union soviétique et du
Comecon, et la production insulaire d’un demi-siècle, si poussive ait-elle été ?
Aux énormes dépenses militaires et assimilées, certes. Mais tout de même : 15
euros de salaire mensuel moyen en 2012 pour l’immense majorité des actifs !
Alors oui, l’égalité aura été (longtemps), pour l’essentiel, préservée. L’égalité du
nivellement par le bas avec, comme en social-démocratie, la Séc’ soc’ et l’École
gratuite. Quant à « Cuba, le pays le plus cultivé du monde » (ou « Cuba, le pays
qui a le bilan le plus propre pour les droits de l’homme »), comme aura aimé à le
répéter Fidel, le doute est permis, quels que soient les standards retenus.

Il est cependant un domaine où le génie du Lider aura été éclatant : l’art de


faire payer ses factures par les autres. Après l’Union soviétique et le bloc
socialiste qui, en trois décennies, auront mis la main à la poche pour un montant
total volontiers estimé à près de vingt milliards de dollars (et ce pour ne rien dire
de dettes sans doute moitié moindres aux « pays capitalistes », qui ont cessé
d’être honorées en 1985…), Fidel a, au tournant des deuxième et troisième
millénaires, trouvé une nouvelle bonne âme en la personne du Vénézuelien Hugo
Chávez – à qui, très vite, à ce que susurrent les marchés de matières premières, il
a commencé à sous-payer le contingent de pétrole importé aux termes de
l’accord de troc médecins contre hydrocarbures. Ainsi, s’il est vrai que la Corée
du Nord – seul État sur terre encore intégralement « communiste » – fut jadis
surnommée « le royaume ermite », la grande île caraïbe pourrait bien s’être
mérité, sous Fidel Castro, l’appellation de « République mendiante ».

Que dire vraiment de Fidel, à présent que la messe est dite ? Un homme qui
n’aura pensé qu’au pouvoir. Férocement. Continûment. Pour le garder, il a pu
mentir comme un arracheur de dents ; il a fait fusiller un camarade qu’il avait
lui-même exposé, Tony La Guardia, et un homme qui avait porté haut la gloire
des armes cubaines, le général Ochoa. Il aura pu consentir à ce que ses grands
desseins enfoncent comme jamais son pays dans « la mistoufle et dans l’ennui »,
comme chantait Léo Ferré. Mais, a écrit « Gabo » dans sa préface au livre de
Mina, « Fidel est là pour vaincre. Je ne crois pas qu’il existe au monde plus
mauvais perdant. La défaite, il la refuse, et ne retrouve le calme qu’après avoir
renversé la situation ».
Aura-t-il refusé l’enrichissement personnel et familial ? Prenons le risque :
plutôt oui. Tant son treillis de l’époque glorieuse que son survêt’ Adidas de
grand malade peuvent être tenus pour indices d’un train de vie mesuré. Même,
un temps, ses bottines italiennes, qu’on lui a reprochées, ont peut-être répondu
davantage à un souci de confort que de paraître. L’absence de « vie privée en
public » peut, en partie aussi, être rapportée à ce souci, même si, à l’évidence,
des éléments psychanalytiques entrent également en ligne de compte. Plus
sérieusement, sa manière de « dégommer » avec régularité, pour l’exemple, tel
ou tel apparatchik jouant par trop au nomenklaturiste suppose une claire
conscience de l’importance, politique à tout le moins, de la sobriété. Tout cela
autorise l’hypothèse que ni Fidel ni ses très proches ne s’en sont mis, comme on
dit, « plein les poches », ou n’ont de comptes en Suisse. Et il n’a guère, à la
différence de Raúl, « poussé » ses enfants. Son premier fils, Fidelito, ingénieur
en sciences atomiques de l’université de Moscou, devenu spécialiste en
nanotechnologies – après avoir, il est vrai, échoué à mettre sur pied une industrie
nucléaire à Cuba –, est simple conseiller de l’État et une sorte de VRP
scientifique international de l’île caraïbe. Un autre fils, né de son second mariage
avec Dalia Soto del Valle, Alex, est programmeur informatique ; et deux autres,
Antonio et Ángel, sont l’un chirurgien et l’autre médecin. Insensible à ce que
chaque homme peut légitimement développer de goût pour la liberté
individuelle, le Lider en chef aura clairement eu la perception que le souci de
l’égalité des conditions est une autre des passions humaines très partagées.
Fidel aura-t-il été un caudillo comme l’Amérique latine en a connu à la pelle ?
Il a toujours nié avoir ce profil. Avec les plus « grands » de ceux-là, les Juan
Manuel de Rosas, les Porfirio Díaz, les Solano López, il partage pourtant un
instinct absolu du pouvoir, jusqu’à la cruauté lorsque nécessaire. Mais la
revolución dont il a été le champion aura été plus « idéologique » que celle des «
supremos », « patriarche » et autre « homme à cheval », dont Roa Bastos, García
Márquez et Drieu ont fait les portraits.
Fidel, alors, aurait-il été fasciste ? Un « fasciste de gauche » (Hugh Thomas) –
le seul qui aurait réussi ? Il a réfléchi à cela devant Lee Lockwood : « Il y a une
grande différence entre nos multitudes et les foules fascistes. Nos multitudes ne
sont pas fanatiques. Au contraire, on crée des convictions fermes, par
persuasion, analyse, raisonnement. Les fascistes ont rassemblé des multitudes
qui semblaient contentes, mais leurs organisations et mobilisations de masse
étaient faites par des moyens militaires. Elles n’avaient pas la spontanéité,
encore moins l’enthousiasme et l’ampleur qu’ont nos meetings. » Qui l’aime le
suive sur ce terrain !

« Croire que la conscience doit venir avant la lutte est une erreur », avait-il
vaticiné le 6 juillet 1966, au plus fort des années fiévreuses. Une chose est sûre,
en tout cas : cet homme à qui l’on ne peut refuser le qualificatif de « politique »
aura été absolument et constamment fasciné par les armes. Voir, par exemple,
comme il refait la stratégie de Saddam Hussein, en 2003, contre les GI dans la
Biographie à deux voix qu’il a composée avec Ignacio Ramonet : « Pourquoi
n’a-t-il pas fait sauter les ponts… les dépôts de munitions, les aéroports ? » Et
cet uniforme vert-olive, quitté au plus six-huit fois au cours d’un demi-siècle, de
quoi est-il vraiment le signe, sinon de son goût pour la vie martiale ?
L’histoire pleine de bruit et de fureur que nous avons contée aura sans doute
montré que Fidel Castro fut un homme sans repos. Plusieurs décennies durant, il
aura passé l’essentiel de ses journées à sillonner Cuba, de fermes en entreprises,
de villages en chantiers. « Fidel dirige de la rue », disait-on jadis à La Havane.
Sans doute est-ce beaucoup à ce trait qu’il aura dû de n’être pas devenu odieux à
tous ses compatriotes après tant de souffrances infligées par orgueil, inconstance
dans les projets. Car la plupart des opposants sont contraints d’admettre que
Fidel aura conservé jusqu’au bout un certain soutien, notamment parmi les
Cubains de racine africaine.
Fidel est intenable. Donc, comment le tenir ? On sent que ce souci a hanté le
sérail depuis mars 2007, quand il a paru possible qu’il remonte la pente après
son (ses) opérations(s), et qu’il a pris la plume pour lancer, à vive cadence, ses «
réflexions ». Lorsqu’une gêne s’insinuait de la (légère) contradiction existant
entre les propos de Fidel et les actions (alors encore très retenues) de Raúl, la
réponse était que « le commandant a le droit de s’exprimer au même titre que
tout citoyen ». Le suspense sur la capacité de retour du Lider n’aura duré que
quelques mois, en 2007. On peut faire confiance à celui qui était le maître «
provisoire » de Cuba, expert ès renseignements, pour s’être tenu informé de
l’état de santé du jefe. Il devait bien savoir que le retour de son frère aux affaires
était improbable. Mais, en homme prudent, et meilleur connaisseur au monde de
la psychologie de Fidel (sachant, donc, qu’il ne réagit jamais si bien qu’à la
provocation), Raúl n’a rien brusqué. Le 24 février 2008 seulement, après qu’a eu
lieu la passation des pouvoirs d’État, de gouvernement et d’armée, s’est-il senti
les coudées franches pour embouquer la passe des réformes.
Le « camarade Fidel Castro », désormais libéré des contraintes du pouvoir,
allait-il produire des écrits embarrassants ? Il s’est plutôt orienté vers des retours
arrière plus gênants pour lui-même que pour le nouveau chef de Cuba. Ainsi
exprima-t-il une compassion inédite pour les violences subies par les juifs à
travers l’histoire à l’occasion d’une mise en cause qu’il fit de l’obsession de
détruire Israël de son pourtant allié l’Iranien Ahmadinejad. Et encore, exprimant
l’une de ses obsessions récurrentes – la crainte d’un conflit nucléaire au Proche
et au Moyen-Orient –, il admit, dans un souffle, qu’il n’était « pas correct du tout
» qu’il ait poussé Khrouchtchev, lors de la crise des missiles d’octobre 1962, à
lancer une attaque nucléaire préventive contre le territoire américain. Il qualifia
également de « grande injustice » l’envoi, de 1965 à 1969, de milliers
d’homosexuels dans des « camps de travail militaires agricole », les tristement
fameux Umap.
Un autre modus operandi a finalement agréé au sérail : puisque le goût de
ressasser le passé était devenu une passion de Fidel, pourquoi ne pas le canaliser
vers la publication de mémoires ? Nul n’aurait pensé que cet exercice puisse être
la tasse de thé d’un homme qui, au long de sa vie, a beaucoup agi et discouru
mais, qu’on sache, peu écrit. Lorsque, en 2003, l’occasion s’est offerte à lui
d’une biographie, c’est « à deux voix » qu’elle s’est construite – Ignacio
Ramonet, directeur du Monde diplomatique, tenant la plume et le « commandant
», le crachoir. Beaucoup y était dit, mais d’immenses pans n’étaient pas abordés.
Outre le propos de « tenir » occupé l’intenable malade, la publication de
Mémoires ne manquait donc pas de justification. Un premier tome2 couvre, pour
l’essentiel, le détail de sa guérilla dans la Sierra Maestra d’avril 1957 au 8
janvier 1959. Le tome 23 a été présenté par Fidel lui-même au palais des congrès
de La Havane le 4 février 2012. Si l’on comprend bien, il s’agit à nouveau de
conversations, cette fois avec la journaliste cubaine Katiuska Blanco,
collaboratrice de l’officiel Granma et du plus délié Juventud Rebelde. Et, fin
2012, il a été insinué à Cuba qu’il écrivait un livre avec… Hugo Chávez.
Comme la mémoire de Castro est éléphantesque, si pas toujours véridique, cela
permet d’augurer que l’ancien maître de l’île sera longtemps occupé si Dieu lui
prête longue vie.

Que reste-t-il du castrisme ? Plus Fidel Castro en tout cas. Le commandant en


chef n’est plus aux commandes, en effet. Il est plutôt devenu une statue du
commandeur qui, par le poids que lui confère son prestigieux passé, a juste pu
retarder de quelques mois les inflexions économiques dont son frère a admis
qu’elles sont indispensables à son pays, vitales même. Mais il aura aussi, tout
compte fait, « couvert » ce dernier d’une aura de « légitimité » dont il avait
besoin pour asseoir un pouvoir (enfin…) au sommet.
Peut-on dire Fidel gâteux ? Diminué peut-être, obsessionnel sans doute, mais
gâteux non – en tout cas pas au début de 2012. Le compte rendu que le père
jésuite Federico Lombardi, directeur de Radio Vatican, a fait, le 28 mars 2012,
de la rencontre entre l’ex-patron de Cuba et le pape Benoît XVI est, à cet égard,
édifiant – outre que très intéressant. Entretien longtemps présenté comme
incertain (le représentant de Dieu sur la terre n’était pas le maître de ce jeu-là !),
et dont les envoyés spéciaux du monde entier avaient fait le clou de cette visite
(pauvre Raúl !). Étonnante y aura été, entre autres éléments, la présence (pour la
deuxième fois seulement, en une circonstance semi-publique) de l’épouse de
Fidel, Dalía, ainsi que de deux de ses enfants vivant à Cuba (Fidel, ostensible
quoique tardif « family man »…). L’ancien Lider a interrogé l’ex-cardinal
Ratzinger sur un thème qu’on lui a peut-être glissé, car il semble à des lieues de
ses préoccupations : la « réforme liturgique » de l’Église ! Bien davantage dans
les cordes de celui qui a tenu Cuba un demi-siècle sous sa coupe : « Qu’est-ce
que [fait] le pape ? » Suit un échange a braccio (à bâtons rompus), comme dit le
compte rendu italien, sur « des thèmes qui touchent l’humanité d’aujourd’hui »
(la science, les religions, la culture…) et « les difficultés actuelles » qui
l’accablent. Et, comme le pape n’a qu’une demi-heure avant de reprendre son
avion pour Rome (en cela, au moins, le pontife avait le dominio !), Fidel lui
demande de lui faire parvenir « des livres sur les sujets qu’ils ont abordés, afin
de nourrir sa réflexion ». Ce à quoi Benoît XVI a promis de réfléchir ! Même si
du respect humain pour l’hôte (après tout aussi âgé, à un an près, que son «
patron ») a pu embellir le récit du père Lombardi, on ne voit là nulle trace de
gâtisme.
Quant aux fameux logros, les « acquis de la Révolution », longtemps
présentés comme un legs inaltérable, ils ont été mis à mal, on l’a dit, par
l’interminable crise économique, avant même d’être minés par les réformes de
Raúl. Cela a réduit comme peau de chagrin l’ample prestige initial de Fidel. Et
ce d’autant qu’il suffit de voyager dans le sud de la planète pour percevoir que
les Cubains sont désormais moins bien lotis que les citoyens d’autres pays «
émergents ». Ainsi, au Brésil, le « modèle Lula » a-t-il éclipsé le castrisme. Car
ce fils du peuple a réussi, en huit ans, à faire passer, grâce à son programme de
Bolsa Familia, les 20 % les plus démunis de ses concitoyens, soit 40 millions
d’habitants, de l’absolu dénuement à une consommation au moins basique. Là
où Fidel a échoué un demi-siècle.

En désignant dès 1959 son frère cadet Raúl comme successeur, Fidel aura vu
loin. L’étonnant est que, dans un régime non dynastique, les choses se soient
passées pour l’essentiel comme prévu quarante-sept ans plus tôt. Il reste à
présent au vieux pouvoir postfidéliste à affronter l’épreuve de la jeunesse. Plus
de la moitié des Cubains sont nés après la Révolution, et les combats héroïques
dont on leur a rebattu les oreilles leur semblent sans doute moins d’actualité
encore que les guerres puniques. Pour eux, Granma n’est plus le nom d’un yacht
plein à ras bord de guérilleros héroïques, c’est la façon yanqui de dire abuela,
grand-mère ! Il y a pis : à ces jeunes gens, que sont ces « acquis » dont
hiérarques et thuriféraires se congratulent ? Après tout, ne sont-ils pas déjà
acquis ? De ces garçons et ces filles qui savent à présent ce qu’est le Web (il est
vrai par consentement de Raúl !), combien ne sont pas tenté(e)s de s’évader vers
cet au-delà de la mer qu’ils ont entendu diaboliser à l’envi ? Comme toujours
vers ce qui est interdit…
Fidel a pu tenir Cuba à l’écart de la perestroïka, des révolutions de velours,
des roses, des tulipes, du jasmin… Mais qui peut exclure qu’un battement de
steel-drum, un jour de carnaval, n’aille enflammer l’étoupe d’une société
gérontocratique hyper sèche ? Et tous les généraux s’accorderont-ils, ce jour-là,
pour ordonner qu’on tire sur… leurs propres enfants peut-être ?
Faute d’avoir su quitter le pouvoir à temps, le commandant en chef de la
Révolution cubaine, longtemps tenu par les progressistes du monde pour une
gloire de l’internationalisme et par maints idéalistes comme un fameux
remanieur des rêves humains, aura eu la fin dont il avait toujours dit ne vouloir à
aucun prix : un avatar, somme toute, de ce que ses facétieux compatriotes
nomment un « plan pyjama », c’est-à-dire ce repli de l’être sur son privé, plutôt
confortable mais contraint, dont « bénéficient », si du moins ils l’acceptent sans
piper, les cadres rejetés hors du saint des saints. Une retraite à base de petits
rhums ou de tisane et de ressassement, en attendant le déambulateur.
« Ici, il n’y a pas de vieux au pouvoir ! », écrivait Sartre le 9 juillet 1960 dans
un de ses fameux articles de la série « Ouragan sur le sucre » publiée par
France-Soir. Cela pourrait rappeler à chacun que les politiques ne sont, après
tout, que des conducteurs de véhicules collectifs à qui il est demandé non tant de
nous faire rêver ou de suppléer à l’« insuffisance centrale » de nos âmes dont
parlait Antonin Artaud, que de mener notre train, notre autobus, d’un point A à
un point B, d’un moment M à un moment M’…
Et, par ailleurs, ne jamais négliger l’onomastique, la science des noms propres
: castro, « citadelle sur une éminence ; roc qui s’avance dans la mer », dit le
dictionnaire espagnol. Et aussi : « ruines de vieilles fortifications. »

______________
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INDEX

ADAMS Quincy, 47
AGRAMONTE Roberto, 62, 69-70, 95, 153, 170
AGÜERO Rivero, 143, 147
ALAPE Arturo, 45, 50, 52-55
ALARCÓN Ricardo, 438, 457, 494, 501
ALDANA Carlos, 427, 438
ALEMÁN José, 45
ALEXEIEV Alexander, 177, 296
ALLENDE Salvador, 319-322, 328, 331-332, 411
ALMEIDA Juan, 77, 84, 112-113, 115, 121, 130, 137, 143-144, 171, 175, 196,
216, 275, 285, 344, 438, 456, 500
ALMENDROS Néstor, 223
ALONSO Alicia, 474
ALONSO Ricardo, 207
ALTHUSSER Louis, 284
ALVARADO Velasco, 300, 323
AMEIJEIRAS Efigenio, 121, 130, 215, 280, 414
AMIN DADA Idi, 339
ANDERSON JR Rudolf, 241
ANDREOTTI Giulio, 377
ANDROPOV Iouri, 255, 383, 402
AQUIN Thomas d’, 90
ARAFAT Yasser, 331, 365
ARBENZ Jacobo, 192
ARCOS Gustavo, 406-407, 440
ARCOS Sebastian, 450
ARGOTA Maria, 17
ARGUEDAS Antonio, 288, 307
ARISMENDI Rodney, 286-288
ARRABAL Fernando, 341
ARRUFAT Antón, 303
ARTAUD Antonin, 529
ASPIAZU Jorge, 59
AUGUSTE (empereur), 9
AZNAR José María, 472, 476, 482

BAÏBAKOV Nikolaï, 314


BAILBY Édouard, 309
BAKER James, 424, 437
BALAGUER José R., 492, 501
BALLADUR Édouard, 459
BALZAC Honoré de, 91
BANDARANAIKE Sirimavo, 363
BANZER Hugo, 301, 328
BARCO Virgilio, 424
BARQUÍN Ramón, 100, 140, 144, 149-150, 158
BARRE Siyaad, 336, 347, 354
BARREIRO Germán, 416
BASTOS Roa, 524
BASULTO José, 461
BATISTA Fulgencio, 9-10, 36-37, 41, 46, 49, 59-60, 62-64, 78, 80-81, 83, 88, 90-
91, 93-96, 100, 102-105, 107, 111, 113, 118-120, 124-130, 133-138, 140,
143-148, 153-154, 157, 159-160, 164-165, 170, 174, 179, 181, 186, 189-190,
198, 201, 209, 214-215, 217, 226, 232, 249, 251, 264, 298, 304, 313, 323,
340, 389, 427, 430, 433, 457
BATISTA Marta, 154
BATISTA Rubén, 78
BAYO Alberto, 97, 101-102
BEAUGÉ Florence, 504
BEAUVOIR Simone de, 184, 317
BELÉN MóNTES Ana, 479
BELKIS CUZA Malé, 318
BEN BELLA Ahmed, 266, 274, 325, 364
BENOÎT XVI, 514, 518, 527-528
BERMEJO Gladys, 500
BERMÚDEZ Morales, 366
BETANCOURT Alberto, 449
BETANCOURT Ernesto, 167-168
BETANCOURT Rómulo, 261
BETTELHEIM Charles, 310
BETTO Frei (frère), 21, 24, 26-27, 29-31, 33, 40, 73, 75, 94, 394
BIRANDRA Bir Bikhram Shah Deva, 366
BISHOP Maurice, 359, 366, 384, 386
BISSELL Richard, 209
BLANCO Katiuska, 526
BOFILL Ricardo, 296, 406, 483
BOITEL Pedro Luis, 361, 513
BONAPARTE Napoléon, 68
BONNE Felix, 466, 474, 484
BONSAL Philip, 160, 200
Boris (nom de famille inconnu), fiancé de Haydée Santamaría, 74, 82
BOSCH José, 129
BOSCH Juan, 45
BOSCH Orlando, 342
BOTI Regino, 187
BOUABID Maâti Mohamed, 368
BOUMEDIÈNE Houari, 325, 364
BOURGOIN Gérard, 460
BOUTROS-GHALI Boutros, 368
BOZA Masvidal (Mgr), 189, 202, 221
BRANDT Willy, 381
BRAVO Douglas, 282, 287, 290
BRAVO Flavio, 39, 274
BREJNEV Léonid, 255, 256, 263, 273, 292, 298, 326, 332, 349, 378, 397-398, 402
BUMIPHOL Adulyadej, 9
BURTON Dan, 462
BUSH George H. W., 379, 424, 426-427, 442
BUSH George W., 243, 371, 475-478, 480-481, 485, 487, 489-490, 507
BUSTOS Ciro, 284
BUSTOS Roberto, 268

CABRAL Amilcar, 325, 336


CABRAL Luis, 365
CABRERA INFANTE Guillermo, 223, 317
CABRERA INFANTE Sabá, 223
CAINÁN MILANÉS Armando, 173
CALCINES Ramón, 295
CALVIN Jean, 90
CALVINO Italo, 317
CAMERO Manuel, 282-283
CAMPOS Narciso, 18
CANTILLO Eulogio, 137, 146-150
CAPABLANCA José Raúl, 10
CAPRILES Enrique, 506
CARBONELL Walterio, 341
CÁRDENAS Lázaro, 105, 173, 429
CARILLO Justo, 70, 106, 125, 144, 209
CARMICHAEL Stokely, 287
CARPENTIER Alejo, 10, 224, 303
CARROMERO Ángel, 514
CARTER Jimmy, 343, 345-347, 351, 353-354, 357-360, 375, 377, 380, 441, 475
CARVALHO Otelo de, 337
CASALS Violeta, 139, 453
CASAS REGUEIRO Julio, 458, 500
CASTRO Agustina, 22
CASTRO Alejandro, 517
CASTRO Alina, 75, 453
CASTRO Ángel, 524
CASTRO Ángela, 22
CASTRO Antonio, 524
CASTRO Deborah, 517
CASTRO Enma, 22
CASTRO Fidelito, 58-59, 73, 92-93, 101, 106, 154, 166, 416, 432, 453, 524
CASTRO Juana, 22
CASTRO Manolo, 37, 42
CASTRO Mariela, 474, 496, 517
CASTRO Rafael, 57, 93
CASTRO Ramón, 22-23, 26
CASTRO Raúl, 10, 12-15, 17-18, 22-23, 29, 40, 71, 77-78, 81-83, 85-86, 91, 93,
96-98, 102-103, 106, 110, 112-113, 115, 117, 121, 124, 127, 130, 135-139,
142-143, 146, 149, 151, 154, 158, 161, 163-164, 168-169, 174-175, 178,
180, 185, 187, 189-193, 201, 216, 228, 232, 234-235, 262, 265, 269, 275,
277, 281, 285, 295-297, 299, 303, 311, 316, 322-324, 333, 343-344, 355,
374, 376, 378, 386, 398, 402, 409-410, 414-418, 420, 431, 438, 440-441,
446, 456-458, 465, 470, 474, 490, 492-502, 506-507, 509, 511, 512, 514-
515, 517-522, 524-525, 527-528
CASTRO Ruz Fidel Alejandro, passim
CASTRO Y ARGIZ Ángel, 17-18, 20-25, 32-33, 44-45, 57-58, 60, 93, 522
CASTRO Y ARGIZ Lidia, 17, 73, 82, 101
CASTRO Y ARGIZ Pedro Emiliano, 17
CASUSO Teresa, 104-107
CEAUSESCU Nicolae, 14
CÉSPEDES Carlos de, 440, 467
CÉSPEDES Manuel de, 65, 115
CHADLI Bendjedid, 364
CHAMORRO Violeta, 426, 435
CHAVIANO DEL RIO Alberto, 82-86, 90, 96, 128
CHAVIANO VáSQUEZ Jorge, 137
CHEVARDNADZE Edouard, 424, 437
CHEVTCHENKO Taras, 196
CHEYSSON Claude, 382
CHIBÁS Eduardo « Edy », 43-44, 56, 60-63, 66, 72, 77, 103, 124, 128
CHIBÁS Raúl, 70, 95, 119, 123, 193
CHIRAC Jacques, 333, 339, 460
CHOMÓN Faure, 119, 142, 154, 264, 274
CHOMSKY Noam, 483
CHURCH Frank, 197, 220, 226, 367
CIENFUEGOS Camilo, 113, 121, 126, 130, 137, 140-143, 148-150, 152-153, 159,
163-164, 172, 175, 277
CIENFUEGOS Osmany, 277-278, 457
CINTRA FRÍAS Leopoldo, 403, 458, 500
CLEAVER Eldridge, 341
CLINTON Bill, 442-444, 461-462, 468, 470, 475
COARD Bernard, 384, 386
COLOMÉ Abelardo (« Fury »), 345, 420, 421, 458, 500
COMTE Arthur, 32
CONNALLY John, 328
CONTE AGÜERO Luis, 91-93, 180
COODER Ry, 474
CORTÁZAR Julio, 317
COUSTEAU Jean-Yves, 460
COUVE DE MURVILLE Maurice, 263
CROCKER Chester, 404
CUBELA Rolando, 107, 142, 154, 188, 280, 343
CUESTA Manuel, 484
CUSTODIO Isabel (« Lilia »), 106

DANIEL Jean, 236, 243, 259


DE LA PUENTE Luis, 282
DEBRAY Régis, 229, 284-285, 300, 382, 451
DEL PINO Rafael, 50-52, 106, 215, 403, 418
DEL VALLE Sergio, 275, 299, 344, 372-373
DELMAS Claude, 235
DEMICHEL André, 176
DEMICHEL Francine, 176
Deng Xiaoping, 367, 423
DEPARDIEU Gérard, 460
DESGEORGES Jean-Pierre, 449
DÍAZ CASTAYA, 79
DÍAZ LANZ Pedro, 131, 171, 176
DÍAZ Mirta, 57-59, 73, 81, 92-93, 106, 453
DÍAZ Porfirio, 524
DICKENS Charles, 313
DOMÍNGUEZ Jorge, 324
DONE Gino, 109
DONOVAN James, 261
DORR Nicolás, 450
DORSCHNER John, 147, 152
DORTICÓS Osvaldo, 85, 172-173, 185, 235, 263, 266-267, 277, 281, 314, 316,
343-344, 373, 392
DOSTOÏEVSKI Fiodor, 91
DUARTE Napoleón, 382-383
DUARTE Nicanor, 491
DUBCEK Alexander, 298
DUBOIS Jules, 39, 152, 166, 226
DUCLOS Jacques, 191
DULLES Allen, 96, 197, 206, 209
DUMONT René, 271, 305, 317-318, 522
DURAS Marguerite, 319

ECHEVERRÍA José Antonio, 95, 99, 107, 119, 232


ECHEVERRÍA Luis, 339
EDWARDS Jorge, 319
EISENHOWER Dwight D. (« Ike »), 120, 136, 144, 160, 166, 168, 181, 184, 187,
197-198, 205-206, 209-210, 380
EL-ASSAD Hafez, 365
ELIZABETH II d’Angleterre, 9
ÉLUARD Paul, 320
ENGELS Friedrich, 40, 227, 446
ESCALANTE Anibal, 164, 171, 191, 225, 232-235, 295-296, 299, 386
ESCALONA Juan, 417
ESCALONA Rafael, 158
ESCOBAR Pablo, 415
ESPÍN DE CASTRO Vilma, 70, 96, 110, 117, 161, 275, 430, 438, 515
EVTOUCHENKO Evgueni, 249

FABRICIO Roberto, 147, 152


FAJARDO Manuel, 121, 130, 201
FANGIO Juan Manuel, 132
FARIÑAS Guillermo, 474
FATTAH ISMAÏL Abdel, 365
FELIÚ Eufrasia, 24
FERDINAND VII, 228
FERNÁNDEZ Ángel, 170
FERNÁNDEZ CRESPO Manuel, 413
FERNÁNDEZ José Ramón (« le Galicien »), 217-219
FERNÁNDEZ Lino, 484
FERNÁNDEZ Marcelo, 190, 265
FERRÉ Léo, 523
FERRER Ibrahim, 474
FITERMAN Charles, 382
FLYNN Errol, 157
FOGEL Jean-François, 411, 415-416, 454
FONTAINE André, 233
FONTANA « Yohandry », 512
FORD Gerald, 329, 336-337, 339, 343, 380
FOSTER DULLES John, 167
FRADKOV Mikhaïl, 495
FRANCO Francisco, 50, 97, 147, 452, 460, 472, 494
FRANÇOIS-JOSEPH IER d’Autriche, 9
FRANQUí Carlos, 29, 33, 35, 45, 123, 131, 151, 153, 188, 190, 242, 257
FRAYDE Marta, 361
FREI Eduardo, 297, 300
FRÍAS Ciro, 121, 130
FUENTES Carlos, 317
FULTON James, 167
FUNDORA Eugenio, 287

GABRIEL Robin, 241


GAGARINE Youri, 221
GAIRY Eric, 384
GAITÁN Gloria, 42
GAITÁN Jorge, 51, 52, 55, 63
GALLEGOS Rómulo, 51
GARCÍA BáRCENA Rafael, 70, 95
GARCÍA BUCHACA Edith, 223, 264
GARCÍA Eduardo, 216
GARCÍA Guillermo, 113, 115-116, 121, 372
GARCÍA José Luis, 275, 344, 446
GARCÍA Márquez Gabriel (« Gabo »), 317, 319, 336-338, 348, 454, 455, 482,
523
GARCÍA MÓNTES Jorge, 68
GARCÍA Osmani, 519
GARCÍA Raúl, 297
GAULLE Charles de, 10, 185, 239, 258, 263, 281, 321
GAWRONSKI Jas, 236, 244
GHIOLDI Rodolfo, 292
GIANCANA « Momo » Salvatore, 197
GISCARD d’ESTAING Valéry, 350, 353, 357
GIZENGA Antoine, 350
GOLENDORF Pierre, 318
GÓMEZ Hurtado, 424
GÓMEZ Maria Antonia, 98
GÓMEZ Máximo, 44
GÓMEZ OCHOA Delio, 170
GÓMEZ Raúl, 79
GÓMEZ René, 474, 484
GONZÁLEZ Elián (dit Eliancito), 473-474
GONZÁLEZ Felipe, 383, 433
GONZÁLEZ Maria Antonia, 98
GONZÁLEZ Rubén, 474
GORBATCHEV Mikhaïl, 13, 292, 312, 397-398, 401-402, 423, 426-427, 433, 437,
442
GORKI Maxime, 91, 453
GRAU SAN MARTÍN Ramón, 36-37, 39, 41, 43, 45 51, 56, 66-67, 70, 89, 93, 95,
143, 165, 341, 389
GROMYKO Andreï, 239, 255, 320, 349
GROSS Alan, 507
GUERRA Eutimio, 117
GUEVARA Alfredo, 31, 39, 50, 58, 127, 223, 274, 452
GUEVARA Ernesto (« Che »), 10, 12, 23, 98-99, 103, 106, 109-110, 112-114,
121-122, 124, 128, 134-135, 140-143, 145, 148, 152, 160-163, 174-175, 178,
184, 186, 193, 203, 207-208, 210-212, 222, 224, 231, 234, 242, 253, 258,
264-267, 269, 276, 278-279, 284-285, 287-291, 294-295, 307, 313, 315, 325,
427, 434, 457, 466
GUEVARA Hilda, 104,
GUILLÉN Nicolas, 303, 318
GUITART Renato, 81-82
GUITERAS Antonio, 36
GUTIÉRREZ ALEA Tomás, 450, 474
GUTIÉRREZ Lucio, 472
GUTIÉRREZ MENOYO Eloy, 174, 201, 252, 439, 441, 463, 484
GUYASAMIN Oswaldo, 459

HAIG Alexander, 378-380


HAMMARSKJÖLD Dag, 195, 198
HART Armando, 70, 95-96, 110, 117, 119, 123, 125, 128-129, 149, 153, 222,
275, 344, 438, 457
HAZA colonel, 158
HELMS Jesse, 462
HEMINGWAY Ernest, 45, 59, 165, 252, 451
HENRI II d’Angleterre, 269
HEPBURN Audrey, 456
HERMIDA Ramón, 93
HERNÁNDEZ Melba, 75, 77, 81-82, 86, 90, 93-95, 100
HERNÁNDEZ Miguel, 101
HERTER Christian, 167, 184, 186
HEVÍA Carlos, 66
HIDALGO Alcibíades, 452, 518
HITLER Adolf, 435
HONECKER Erich, 14
HU Jintao, 475, 507
HUGO Victor, 91, 453
HUSSEIN Saddam, 364-365, 370, 525
IRRIBAREN BORGES, 282

JACKSON Jesse, 386


JAYAWARDENE Junius, 363
JEAN XXIII, 10, 190, 221
JIANG Zemin, 432
JIMÉNEZ LEAL Orlando, 223
JIVKOV Todor, 196, 306, 335
JOHNSON Lyndon B., 259, 286, 380
JORDÁN MORÁLES Alfredo, 446
JUAN CARLOS Ier, 383, 460, 472, 488
JUANTORENA Alberto, 474
JULIÃO Francisco, 262
JULIEN Claude, 133, 180, 242, 280, 293, 309

KÁDÁR János, 14, 335, 423


KADHAFI Mouammar, 331, 366
KANT Emmanuel, 91
KAROL K. S., 288, 296, 302, 305, 317, 408
KAUNDA Kenneth, 339, 365
KENNEDY John F., 187, 197, 199, 205, 206, 210-214, 216, 219, 228-229, 231,
236-243, 246, 259, 301, 320, 343, 371, 377, 380
KENNEDY Paul, 210
KENNEDY Robert, 237
KHIEU Samphân, 366
KHOMEINI Rouhollah, 366, 370
KHROUCHTCHEV Nikita Sergueievitch, 182, 187, 192, 195-196, 199, 205, 207-
208, 235-236, 238, 240, 242-243, 246, 254-256, 260, 261, 263, 273, 292, 526
KID Chocolate, 10, 195
KIRCHNER Nestor, 472, 475, 491
KISSINGER Henry, 320, 328, 329, 338, 342, 345, 351
KOHL Helmut, 460
KOSSYGUINE Alexeï, 286, 297, 326, 349

LA GUARDIA Antonio « Tony », 14, 410-414, 416-419, 523


LA GUARDIA Ileana, 417
LA GUARDIA Patricio, 410, 413, 416-418
LACOUTURE Jean, 198
LAGE Carlos, 438, 448, 457, 466, 492, 497, 499
LAGE Marcos, 306
LAM Wifredo, 10, 224
LANE Lyle, 353
LANG Jack, 382, 459
LANSKY Meyer, 68, 147
LATELL Brian, 18, 168, 322, 330, 349, 420
LATOUR René (« Daniel »), 124, 134, 139
LAZO Esteban, 490, 492, 500
LÉNINE Vladimir Ilitch Oulianov dit, 40, 77, 221, 227, 254-258, 290, 305, 326,
369, 397
LEONI Raúl, 261, 282
LEWINSKY Monica, 470
LIBERMAN Evseï, 265
LOBATÓN Jacqueline, 287
LOBO Julio, 112, 129, 203
LOCKWOOD Lee, 26, 63, 252, 524
LÓPEZ Mercedes, 501
LÓPEZ Nico, 98, 112
LÓPEZ-FRESQUET Rufo, 153, 167, 183
LORENZ Marita, 453
LOUIS Joe, 183
LOUIS XIV, 9
LOYOLA Ignace de, 25
LUCKY Luciano, 68
LULA DA SILVA Luiz Inácio, 475
LUMUMBA Patrice, 199, 267, 350
LUSSÓN Antonio, 372
LUTHER KING Martin, 90, 483

MACHADO VENTURA José Ramón (« Machadito »), 31, 36, 41, 56, 65, 67, 146,
344, 438, 457, 490, 492, 498, 501
MACHEL Samora, 348, 365
MACHIAVEL Nicolas, 10, 63, 142, 520
MACHOVER Jacobo, 18, 491, 515
MALMIERCA Isidoro, 275, 344, 356, 369
MANDELA Nelson, 13, 405
MAO Zedong, 10, 67, 129, 278, 284, 496, 518
MARCELLIN Raymond, 278
MARCHAIS Georges, 335
MÁRQUEZ Juan Manuel, 100-101, 103, 105, 110, 112
MARSHALL George, 52
MARTÍ José, 19, 39, 43, 47-48, 61-62, 77-78, 86, 90, 100, 195, 251, 446, 451,
468, 484
MARTÍN Lionel, 17, 26, 31, 38-40, 42, 55, 62-63, 72, 77, 83, 126
MARTÍNEZ Osvaldo, 446
MARTÍNEZ SÁNCHEZ Augusto, 154, 179
MARX Karl, 40, 61, 77, 91, 227, 335, 393, 397, 446
MÁS CANOSA Jorge, 415
MÁS MARTÍN Luis, 39, 127, 135
MASETTI Jorge, 412
MASFERRER Rolando, 41-42, 45, 57, 147, 158
MATÁR José, 295
MATOS Huber, 132, 146, 171, 173-178, 200, 208, 358, 360, 439, 521
MATTHEWS Herbert, 24, 106, 118, 124, 126, 226
MCGOVERN George, 320, 351
MEDEROS Elena, 153, 170
MEDVEDEV Dmitri, 507
MEDVEDEV Roy, 235
MENCHÚ Rigoberta, 483
MÈRE TERESA, 467
MERLE Robert, 77, 79, 84-85
MESA-LAGO Carmelo, 361
MEURICE Pedro, 469
MIKOYAN Anastase, 177, 182, 186, 245, 254
MINA Gianni, 242, 257, 267-269, 392
MIRABAL Felipe (« le Chinois »), 18
MIRET Pedro, 76-77, 85, 91, 96, 100, 107, 110, 132, 170, 344
MIRÓ CARDÓNA José, 139, 153, 162, 170, 189, 214, 216, 218-219, 246
MITTERRAND Danielle, 450, 459
MITTERRAND François, 380-382, 458, 460
MIYAR José (« Chomy »), 452
MOBUTU Joseph Sese Seko, 350
MOBUTU Sese Seko, 344
MODIG Aron, 514
MONTANÉ Jesús, 74-75, 81-82, 100, 112, 452
MONTANER Carlos Alberto, 440, 484
MONTES César, 282
MOORE Carlos, 341
MORÁLES Calixto, 102, 115
MORÁLES Evo, 472
MORAVIA Alberto, 317
MORGAN William, 141, 174, 201, 213
MORSE Wayne, 159
MOYNIHAN Patrick, 340
MUGABE Robert, 349
MUJAL Eusebio, 147
MÚJICA Héctor, 282
MURILLO Marino, 500
MUSSOLINI Benito, 50

NADEAU Maurice, 319


NARANJO José (« Pepín »), 170, 452
NATTIEZ Jean-Jacques, 268
NETO Agostinho, 337-339, 342, 344-345, 365, 368, 413
NGOUABI Marien, 336
NIEDERGANG Marcel, 399
NIEMEYER Oscar, 483
NIXON Richard, 136, 168, 199, 206, 209, 301, 306, 320, 326, 328-329, 371, 380
NKOMO Joshua, 349
NOVOTNY Antonin, 196
NUJOMA Sam, 345, 349
NÚÑEZ JIMÉNEZ Antonio, 158, 161, 163, 186

OCHOA Arnaldo, 322, 354, 403, 408-411, 413-421, 458, 500, 523
OCHOA Elíades, 474
OJEDA Fabricio, 282
OLIVE Enrique, 318
OLTUSKI Enrique, 154, 190
ONGANÍA Juan Carlos, 301
ORDOQUÍ Joaquín, 223, 264
ORTEGA Daniel, 366, 425-426, 489, 495
ORTEGA Jaime, 272, 467, 514
OSPINA PÉREZ Mariano, 53
OSWALD Lee Harvey, 343
OVARES Enrique, 31, 42, 50, 55

PACHECO ARECO Jorge, 301


PADILLA Heberto, 303, 316-320
PADURA Leonardo, 474
PAÍS Frank, 95-96, 100, 107, 110, 116-117, 119, 123-124, 126, 133
PARÈS Francisco, 163, 172, 181
PASCAL Blaise, 40
PASOLINI Pier Paolo, 319
PAUL VI, 322
IBARRA Velasco, 323
PAYA Oswaldo, 406, 440, 467, 474, 480-481, 484, 514
PAZOS Felipe, 123-124, 127-128, 167, 178
PEÑA Lázaro, 49, 280
PÉREZ Ángel, 111
PÉREZ Carlos Andrés, 343
PÉREZ DAMERA, 65
PÉREZ ESQUIVEL Adolfo, 483
PÉREZ Faustino, 95, 110, 112, 116-117, 119, 132, 134, 153, 178
PÉREZ Humberto, 373, 400
PÉREZ JIMÉNEZ Marco, 136, 161
PÉREZ Mongo, 113, 115
PÉREZ OTHON Jesús, 446
PÉREZ PERALTA Pedro, 336
PÉREZ PRADO Damaso, 10, 195
PÉREZ ROQUE Felipe, 492, 499
PÉREZ SAN ROMÁN José (« Pepe »), 217
PÉREZ SERÁNTES Enrique (Mgr), 25, 83, 169, 177, 189, 202
PERÓN Juan, 50, 63, 147
PETKOFF Teodoro, 300
PHAM VAN DôNG, 365
PHILIPE Anne, 249
PHILIPE Gérard, 249
PIE IX, 9
PIE XII, 10, 189
PIEDRA Carlos, 147-149
PIÑEIRO Manuel (« Barberousse »), 184, 229, 299, 428, 452
PIÑERA Virgilio, 225
PINO Onelio, 109
PINO Orquidia, 106, 109
PINOCHET Augusto, 262, 322, 328, 331, 393, 472
PODGORNY Nikolaï, 349
POLLÁN Laura, 474, 514
PONCHARDIER Dominique, 284
PONIATOWSKI Michel, 353
PORTAL LEÓN Marcos, 446, 487
PORTELL VILA Herminio, 37
PORTUONDO Omara, 474
POSADA CARRILES Luis, 342, 478
POUTINE Vladimir, 475
PRÍO SOCARRÁS Carlos, 56, 58, 60-62, 69-71, 80, 85-86, 89, 105-106, 119, 127,
141, 144, 165, 209, 223, 389

QUEVEDO Miguel Ángel, 180

RAFFY Serge, 401


RAMONET Ignacio, 25, 421, 454, 457, 460, 478, 485, 522, 525-526
RATZINGER Joseph, 527
RAY Manuel, 153, 178, 209
REAGAN Ronald, 13, 243, 371, 375-380, 383-385, 387, 402, 411, 424, 439, 442,
489
REGO José, 146, 148-150
RESENDE Rafael, 59
RESNAIS Alain, 319
REVUELTA Natalia (« Naty »), 75, 80, 453
RIPSTEIN Arturo, 483
RISQUET Jorge, 311, 403, 457
RIVERO Raúl, 481
ROA Raúl, 170, 194, 344
ROBAINA Roberto, 438
ROBIN Gabriel, 241
ROBINSON Juan Carlos, 488
ROBLES Dayron, 474
ROCA Blas, 69, 88, 164, 207, 208, 225, 235, 274, 333, 343, 465
ROCA Vladimiro, 465-466, 474, 484
ROCKEFELLER David, 448
RODRÍGUEZ Carlos Rafael, 19, 135-136, 163-164, 207, 223, 231, 234, 254, 260,
270, 274, 295, 314, 316,
333-334, 344, 380, 382, 389, 438, 457
RODRÍGUEZ LLOMPART Héctor, 314
RODRÍGUEZ Luis Alberto, 517
RODRÍGUEZ Marcos (« Marquitos »), 264
RODRÍGUEZ Orlando, 153, 170
ROIG Pedro, 484
ROJAS Cornelio, 157
ROJAS Marta, 86-87
ROJAS Rafael, 483
ROJAS Ursinio, 126
ROJO Ricardo, 268
ROOSEVELT Eleanor, 220
ROOSEVELT Franklin D., 36, 67, 92
ROOSEVELT Theodore, 48
ROQUE Marta Beatriz, 466, 474, 481, 484
ROSA COUTINHO António, 336
ROSALES DEL TORO Ulises, 414, 458, 500
ROSAS Juan Manuel de, 524
ROSENTHAL Bertrand, 411, 415-416, 454
ROSSELLI Johnny, 197
ROUMETTE Sara, 516, 520
ROUSSEAU Jean-Jacques, 90
ROYO Aristides, 366
RUBOTTOM Richard, 167
RUIZ Reinaldo, 411
RUSSELL Bertrand, 240
RUZ DE CASTRO Lina, 17-18, 21-23, 25, 252

SAGAN Françoise, 181


SALABARRÍA Mario, 42
SALVADOR David, 134, 167, 179, 201
SANCHEZ ARANGO Aureliano, 70
SÁNCHEZ Celia, 94, 111, 113, 124, 275, 373, 453
SÁNCHEZ Elizardo, 406, 450, 474, 481, 484, 497
SÁNCHEZ Iroel, 512
SÁNCHEZ Oliveiro, 103, 105
SÁNCHEZ Universo, 112
SÁNCHEZ Yoani, 474, 512, 520
SANTAMARÍA Abel, 74, 86
SANTAMARÍA Aldo, 414
SANTAMARÍA Haydée, 275, 287, 376
SARAMAGO José, 482
SARDIÑAS Guillermo, 122
SARTRE Jean-Paul, 184, 188, 190, 294, 317, 319, 529
SASSOU Nguesso Denis, 365
SCHMIDT Helmut, 381
SÉGUIN Philippe, 459
SEMIDEI Manuela, 239
SEMPRUN Jorge, 319
SENGHOR Léopold Sédar, 339
SERÁNTES Pérez, 25, 83, 169, 177, 189, 202
SHAKESPEARE William, 91
SILVA HENRÍQUEZ Raúl (Mgr), 322
SINATRA Frank, 197
SMEDLEY Butler, 48
SMITH Earl, 126, 160
SMITH Ian, 345
SOBERÓN VALDÉS Francisco, 446, 492, 499
SOEKARNO Ahmed, 185
SOLANO LÓPEZ Francisco, 524
SOLDATOV Alexander, 296
SOMERSET MAUGHAM William, 91
SORÍ-MARÍN Humberto, 154, 162, 170, 201, 216
SOSA BLANCO, 159, 162
SOSA Yon, 282
SOTO DEL VALLE Dalía, 453, 524
SOTO GARCÍA Juan, 513
SOTO Jesus, 207
SOTO Leonel, 39, 77, 127, 274
SOTOMAYOR Javier, 474
SOTUS Jorge, 121, 124, 179
SOUPHANOUVONG (prince), 366
SOUSLOV Mikhaïl, 335
STARR Kenneth, 470
STEVENSON Adlai, 215, 240
STEVENSON R. L., 293
STIRN Olivier, 359
SUÁREZ José, 77
SZULC Tad, 46, 58, 71, 126, 134, 161-162, 164, 177, 185, 192, 369, 452

TAMAYO Arnaldo, 376, 474


TAMBO Oliver, 349
TATU Michel, 235
TAURAN Jean-Louis, 468
TEY Pepito, 95, 110
THACKERAY William M., 91
THOMAS Hugh, 25, 43, 88, 153, 174, 203, 524
TITO Josip Broz, 196, 298, 342, 364-365, 368
TIZÓL Ernesto, 79
TOLEDANO Lombardo, 104
TORRALBA Diocles, 409, 414, 419
TORRES Camilo, 282
TORRES Felix, 141
TORRIJOS Omar, 327, 339, 360, 379
Tortolo, colonel, 385-386
TOURÉ Sékou, 324-325, 336, 342, 365
TOURGUENIEV Ivan, 91
TRAFFICANTE Santo, 197
TRAPEZNIKOV Vladimir, 265
TRÓ Emilio, 41
TRUDEAU Pierre, 339
TRUJILLO Rafael Leonidas, 44-45, 136, 147, 174, 273
TSHOMBÉ Moïse, 350
TURCIOS LIMA Luis Augusto, 282, 374
TURNER Ted, 448

U THANT, 240, 245


URRUTIA Manuel, 83, 128-129, 150,
153-155, 159, 161-162, 165,
171-172

VALDÉS Dagoberto, 450


VALDÉS Ramiro, 77, 81, 103, 113, 115, 160, 163, 184, 272, 275, 344, 372, 498,
501, 512
VALENCIAGA Carlos, 492, 499
VALLADARES Armando, 201, 382
VANCE Cyrus, 347
VANETTI Dolorès, 188
VANHECKE Charles, 309
VARELA Carlos, 406, 474
VARGAS LLOSA Mario, 317, 319
VARONA Tony, 127, 144, 209
VÁSQUEZ Fabio, 282
VÁZQUEZ MONTALBÁN Manuel, 470
VÁZQUEZ Tabaré, 472
VELOSO Caetano, 483
VICTORIA reine d’Angleterre, 9
VILLAPOL Nitza, 430
VILLAR MENDOZA Wilman, 513
VOISIN André, 269, 270
VORSTER John, 338, 345

WALDHEIM Kurt, 364


WALTERS Barbara, 352, 357, 452
WALTERS Vernon, 381
WANGCHUCK Jigme Singye, 366
WIECHA Roberts, 126
WILLIAMS Robert, 341
WOJTYLA Karol, 468, 470
WYDEN Peter, 197

YABÚR Alfredo, 170


YANÉS Jesus, 86
YDÍGORAS FUENTES, 209
YNDAMIRO RESTANO Díaz, 450
YOUNG Andrew, 351
YOURCENAR Marguerite, 13

ZACCHI Cesare, 221, 455


ZAPATA Orlando, 513
ZAPATERO José Luis, 482
ZAYAL Jorge, 179
ZECKENDORF William, 195
ZHOU Enlai, 367
ZIA-UL-HAQ Muhammad, 366
ZOLA Émile, 62, 453
Cet ouvrage a été composé
par Atlant’Communication
au Bernard (Vendée)

Impression réalisée par

BRODARD

en décembre 2012
pour le compte des Éditions de l’Archipel
département éditorial
de la S.A.S. Écriture-Communication

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