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Fidèle Castro Une Vie PDF
Fidèle Castro Une Vie PDF
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Sommaire
Introduction : De Cuba au cœur du monde
1. Enfance d’un chef révolutionnaire (1926-1945)
2. Premières armes (1945-1952)
3. La Moncada, la prison, l’exil (1953-1956)
4. La Sierra Maestra (2 décembre 1956-31 décembre 1958)
5. La victoire et l’établissement (1959-1960)
6. Les crises planétaires (1961-1962)
7. Les années fiévreuses (1963-1969)
8. La soviétisation (1970-1975)
9. Les campagnes d’Afrique (1975-1979)
10. Le repli (1980-1985)
11. Le choc de la perestroïka (1985-1990)
12. Les années terribles (1990-1995)
13. L’embellie (1995-1997)
14. Le chant du cygne (1997-2006)
15. Le temps de Raúl Castro (depuis 2006)
Épilogue : Fidel, de commandant à commandeur
Bibliographie
Introduction
DE CUBA AU CŒUR DU MONDE
Plutôt que des hommes de grand mérite, nous sommes des hommes
à qui le hasard a donné des privilèges excessifs.
Fidel Castro, 22 décembre 1975
Croire que la conscience doit venir avant la lutte est une erreur.
Fidel Castro, 6 juillet 1966
Fidel Alejandro Castro Ruz est né le 13 août 1926. Croit-on, car, dans cette
vie où les mystères abondent, il y a doute même sur la date de sa venue au
monde. Son frère Raúl a assuré au journaliste Lionel Martín que Fidel était du 13
août 1927. Mais c’est la version officielle, désormais, qui a le plus de chances
d’être la bonne. Castro est du Lion, le signe astrologique flamboyant. « Il ne veut
jamais perdre » : cette citation n’est pas extraite d’un horoscope, mais de
Revolución, jadis journal officiel du régime. Son prénom vient d’un certain Mark
surnommé « Fidelis » (du latin Fidèle), né à Sigmarigen, dans le Bade, vers la
fin du XVIe siècle ; d’abord avocat à Colmar, où il fut défenseur des pauvres, il
devint capucin, d’une éloquence si enflammée que sa congrégation l’envoya
combattre les protestants en Suisse… où il mourut poignardé. Il est peu douteux
que ce prénom, rarissime, et bien sonnant dans toutes les langues romanes, aura
été un élément de sa notoriété, voire de sa popularité. Une précision : en
espagnol, « fidèle » se dit « fiel ».
Que Fidel soit né « hors mariage », selon la désuète expression, voici une
certitude. Son père, Ángel Castro y Argiz, avait épousé en premières noces une
institutrice, Maria Argota. Il en a eu deux enfants : Pedro Emiliano et Lidia. Puis
il a « connu » Lina Ruz, sa servante. Sept autres enfants sont nés de cette liaison.
Et parmi eux Fidel et Raúl – plus d’un demi-siècle à la tête de Cuba. Plus tard,
Maria Argota étant décédée, certaines circonstances ont poussé le père à
régulariser la situation et à épouser Lina, à l’église. Ainsi s’expliquerait le fait
que Fidel, dont la mère était croyante, ne fut baptisé, de son propre aveu, qu’à
l’âge de cinq ans : étonnant, dans ce qui était une « nation religieuse » (Fidel
Castro dixit). Le premier état civil dudit pourrait donc avoir été Fidel Ruz.
Enfant naturel ? Il n’a jamais démenti ni confirmé. D’ailleurs qui cela juge-t-il, à
plus forte raison dans un pays latino-américain, où les unions « du mauvais côté
du polochon » sont courantes ? Mais certains peuvent en être marqués, se sentir
une revanche à prendre.
Dans un récent ouvrage (2005), l’universitaire et écrivain américain Brian
Latell a formalisé ce que tous murmuraient dans l’île depuis des décennies :
Fidel et Raúl n’ont pas « même père, même mère ». Comment le cadet, petit,
imberbe, aux traits « chinois », serait-il frère-frère de ce géant barbu et aux traits
indubitablement « caucasiens » qu’est Fidel ? Et comme ces deux-là ont la
même mère, c’est qu’ils n’ont pas le même père ! Lina aurait donc, une fois au
moins, trompé le maître Ángel. Les « castrologues » assurent tous que cette
femme, pour dépendante qu’elle ait pu être, n’était pas du genre soumise. Les
noms de deux hypothétiques pères biologiques de Raúl, Felipe Mirabal (dit « le
Chinois ») et Narciso Campos, figurent dans le récent Fidel & Raúl, de Jacobo
Machover (2011). L’un et l’autre étaient alors soldats de la garde rurale de
Birán, la petite ville voisine de la ferme d’Ángel Castro. S’il leur fut beaucoup
prêté par la rumeur de l’île, c’est notamment parce que leur fils putatif, devenu
leur supérieur hiérarchique, les a, à un moment ou l’autre, tirés d’un mauvais
pas. Il n’y a rien aujourd’hui qui choque exagérément dans l’éventuelle infidélité
de Lina à son rude amant mais, à l’époque, c’était presque inimaginable.
L’ambivalence des attitudes de Fidel et Raúl, pour ce qu’on en sait, croit savoir
et parfois devine (indéfectible proximité sous la houlette du « grand », mais un
réel quant-à-soi gardé par le « petit ») pourrait trouver là une explication.
Autre « détail » : Ángel Castro n’était pas cubain. Du moins, il n’était pas né
dans l’île. Il était espagnol. Plus précisément de Galice, cette région où les
hommes sont réputés avoir la tête aussi dure que le granit de leur sol natal. Pis :
Ángel était arrivé dans la région à la fin du XIXe siècle, afin de… combattre
l’indépendance de Cuba pour laquelle militaient les patriotes (ou mambis)
comme José Martí. Quand arrive Ángel, la phase répressive de la guerre menée
par Madrid contre les mambis est sur le point de s’achever. Mais le « désastre »
reste à venir pour l’Espagne : l’entrée en guerre des États-Unis, en avril 1898 ;
l’envoi par le fond, trois mois plus tard, devant Santiago de Cuba, de quatre
navires par la flotte américaine ; enfin le traité de Paris, le 10 décembre, qui fait
de l’île caraïbe un protectorat de Washington. Ángel rentre alors dans sa terre
natale, séjournant quelques mois encore dans la misérable ferme où bêtes et gens
vivent les uns sur les autres. Puis, après avoir embrassé une dernière fois ses
parents, il revient à Cuba. Il devait y vivre les soixante années suivantes, et y
mourir.
L’âge venant, Fidel a manifesté de l’intérêt pour ses racines espagnoles. Par
son ambassade à Madrid, il a fait rechercher sa parentèle. À sa tante Juana, il a
même fait parvenir de menus cadeaux. Carlos Rafael Rodríguez, un des grands
du régime, a servi au moins une fois de coursier. Pour le cousin Salustio, le
maître de Cuba a fait mieux : il l’a invité dans son île fin 1976. Le vieux
cantonnier célibataire a été traité comme un prince. Lorsqu’il est reparti, Fidel
lui a donné un peu d’argent pour retaper la maison natale d’Ángel. En 1992, à
l’occasion du deuxième « sommet ibéro-américain », qui a eu lieu en Espagne, le
Lider s’est rendu lui-même sur les lieux, s’attirant un succès de curiosité de la
part de ses « compatriotes ».
La proverbiale obstination et le sens de l’épargne non moins légendaire des
Galiciens des vertes collines du nord-ouest de l’Espagne ne suffisent pas à
expliquer la réussite économique d’Ángel à Cuba. Arrivé avec son baluchon, il
était, à sa mort, à la tête de plusieurs milliers d’hectares et employait des
centaines de journaliers. Certes, Fidel a assuré que l’essentiel de ces terres était
loué, et non en pleine propriété. Rien là, pourtant, qui évoque de près ou de loin
la précarité. Le madré évitait certes de payer ses impôts, comme l’a reconnu son
illustre fils ; et l’on peut aussi penser qu’il ne donnait à ses ouvriers que le
minimum.
Ángel, accueilli à Cuba par un oncle immigré, a d’abord été manœuvre,
employé de la compagnie américaine United Fruit, dans la province d’Oriente. À
Mayari, qui allait devenir le centre de tout pour Ángel, la « pieuvre verte » des
États-Unis possédait d’immenses domaines sucriers et plusieurs importantes
raffineries. Puis le Gallego monte une petite entreprise d’abattage travaillant
pour le compte de la société yankee. Objectif : faire place nette pour les
nouvelles plantations et, en même temps, fournir du bois d’œuvre. Au bout de
quelques années, le Galicien a pu faire l’acquisition d’un modeste domaine
proche de Birán, une localité de quelques centaines d’habitants dépendant de
Mayarí.
Plusieurs hypothèses, peut-être complémentaires, ont été avancées pour
expliquer l’« accumulation primitive du capital » de celui que l’on nomme
désormais don Ángel. Cette force de la nature, gros travailleur, pratiquait une
activité nommée le « défrichage au clair de lune ». L’Oriente de l’époque, très
boisé, était mal cadastré et en partie « à saisir ». La propriété Castro se serait
agrandie de cette façon. Enfin, don Ángel aurait profité des troubles qui ont
accompagné, en février 1917, le retour dans l’île des Américains, décidés à
obtenir l’entrée en guerre du pays aux côtés des Alliés, ainsi que la garantie des
livraisons de sucre.
À cette époque (réputée celle de la « danse des millions »), le Gallego devient
à Mayarí un personnage assez considérable. La prospérité est dès lors au coin de
la plantation, avec les bonnes années de la fin de la Première Guerre mondiale et
du début de l’après-guerre.
Le ralentissement des livraisons aux États-Unis dans les années 1920 ? La
crise de 1929 ? Ángel est devenu assez solide pour survivre à ces aléas. Il
diversifie sa production. Il acquiert un troupeau de vaches ; une étable moderne
remplace celle installée, « à la galicienne », au rez-de-chaussée de la maison de
Birán. Un abattoir, une scierie, et même une petite mine de nickel lui
appartiennent bientôt. Il tient aussi la seule épicerie du village, à laquelle ses
ouvriers sont presque obligés de se ravitailler. « Quand je suis né, mon père avait
fait des sous », convient Fidel. Et une évidence s’impose : l’ascension du père
Castro est liée au boom provoqué en Oriente par l’irruption, vers 1900, de
capitaux américains.
Mais c’est d’abord un portrait de sa mère qui y surgit. Lina Ruz n’était certes
dépourvue ni de personnalité ni d’un grand bon sens dérivé de ses origines
rurales pauvres. Elle montrait à ses proches une affection bourrue. Devenue
l’épouse d’Ángel Castro, les rigueurs de la vie l’avaient blindée tant contre les
emballements que les faiblesses. Une photo prise peu après le triomphe de ses
fils à La Havane, en 1959, la montre bien plantée, le visage rond demeuré assez
juvénile, et les yeux pétillants derrière les lunettes légèrement teintées. Lina était
créole, c’est-à-dire native de l’île. C’était une « fille de l’Ouest » : sa famille
était installée dans cette région de Pinar del Rio où poussent les meilleurs tabacs
à cigare du monde. Pour quelle raison, au début de ce siècle, le vieux Ruz a-t-il
chargé sa femme, ses filles et un baluchon sur cette charrette qui était son outil
de travail puisqu’il était transporteur de canne ? Le père de Lina avait sans doute
été attiré par la rumeur industrieuse qui montait alors de l’Oriente.
Pas plus qu’Ángel, Lina n’était allée à l’école. Plus tard, elle aussi apprendra,
seule ou aidée par ses filles, à lire et à écrire : le minimum pour suivre dans un
journal les aventures de ses fils ! À Birán, la jeune fille est remarquée par Ángel,
chez qui elle a été, comme on dit, « placée ». Elle lui donnera quatre filles,
Ángela, Agustina, Enma et Juana, puis trois garçons, Ramón, Fidel et Raúl.
Raúl, le petit dernier, est né plus de quatre ans après son illustre aîné.
Deux autres frère et sœur ont eu un petit rôle dans cette grande histoire. Juana
est devenue célèbre à l’été 1964. Autorisée à quitter Cuba par Fidel qui ne
supportait plus ses activités « contre-révolutionnaires », elle a donné à Life une
tonitruante interview dans laquelle elle décrivait son célèbre frère comme un
monstre assoiffé de pouvoir. L’intéressé se contenta de regretter que les «
impérialistes n’aient pas vacillé dans leurs détestables tentatives pour soudoyer,
corrompre et même prendre à leur service des parents proches ». Juana, installée
à Miami comme tant de Cubains, a réitéré. Elle a, un jour, accusé son frère d’être
devenu, par la corruption, « l’homme le plus riche d’Amérique latine ». Gérante,
désormais d’une pharmacie-drugstore à l’angle de la 7e Avenue et de la 5e Rue
de Miami, « Juanita » a encore fait parler d’elle en organisant une manifestation
anticastriste à New York lors de la venue de son frère aux Nations unies en
1979. Avec l’âge, elle a quelque peu baissé le ton.
Ramón, aîné de Fidel, a, quant à lui, été nommé directeur d’une ferme modèle
non loin de La Havane. C’est là le compromis trouvé entre deux parents que tout
sépare. Ce géant (il est encore plus grand que Fidel) avait été désigné par Ángel
pour être son successeur à Manacas. Au moment de la réforme agraire de 1959,
le gaillard a eu avec Fidel une explication orageuse. L’affaire était d’autant plus
chaude que la « vieille Lina », la mère, s’en est mêlée. Elle avait promis, a assuré
Guevara, que « s’il essayait de nationaliser ses terres, elle l’attendrait avec un
fusil ». Fidel aurait dû pouvoir compter sur l’appui de Raúl, beaucoup plus
radical que lui à l’époque, mais le puîné n’aimait pas faire de peine à sa mère,
dont il était d’ailleurs le chouchou. La chose est devenue publique lorsque, le 25
novembre 1959, alors que se faisaient entendre les premiers opposants à Fidel,
Ramón a écrit au journal Prensa Libre une lettre à tonalité antigouvernementale.
Le nouveau maître de Cuba avait d’autres soucis. On a donc imaginé une
formule pour après la mort de Lina survenue en 1963, et la transformation
conséquente de Manacas en ferme expérimentale publique : Ramón deviendrait
directeur d’un domaine d’élevage, Valle de Picadura, auquel l’État prodiguerait
l’aide nécessaire. L’aîné s’est satisfait de l’arrangement. Depuis lors, on l’a vu
maintes fois sur les écrans de télévision, tapotant la croupe de ses Holstein.
Ramón aura été un bon professionnel, très intéressé par les réalisations
françaises dans son domaine. Pour une délégation se rendant à Cuba, la visite à
sa ferme modèle était une étape obligée. Le « patron » se montrait passionné
lorsqu’il parlait des cent quinze litres de lait de cette vache qui lui a valu d’être
inscrit au Livre Guinness des records. Mais Ramón a toujours détesté qu’on lui
fît remarquer, dans la chaleur du déjeuner subséquent, qu’il ressemblait à son
frère : « C’est le contraire, disait-il, c’est moi l’aîné. »
De sa mère, Castro a encore assuré qu’il ne l’avait pas fait souffrir en naissant,
malgré ses quatre kilos et demi de colosse précoce. Il a aussi rapporté qu’il était
venu au monde à 2 heures du matin, et sans doute cette naissance nocturne
l’avait-elle « fait guérillero ». À la différence d’Ángel, Lina était très croyante.
Le choix d’un prénom comme « Fidel » pour son fils ne peut être dû au hasard. Il
n’est pas malaisé de se représenter les effigies de la Vierge de la Charité,
patronne de Cuba, dans les chambres et la salle commune. Fidel a évoqué les
cierges allumés par sa mère. On retrouverait aisément les formules utilisées pour
« implorer sur cette maison la bénédiction divine, en éloigner le feu, le tonnerre,
les inondations, les accidents et les esprits mauvais » : pas de paysans chez qui
cela ne se fît alors. Raúl, beaucoup plus rebelle que Fidel à cette atmosphère
bondieusarde, a dit un jour que l’air de l’Oriente en était « infesté ». Il parlait
surtout de l’école privée, qu’il a détestée ; mais comment ne pas imaginer que la
maison en ait aussi été imprégnée ? Pas de messe, cependant, dans ces tendres
années, car il n’y avait pas de curé dans ce coin perdu de Birán. Et Fidel, qui ne
fut baptisé que vers cinq ans, on l’a dit, se souvient d’avoir été, pour cette raison,
traité de « juif ».
À la maison, l’atmosphère n’était pas chaleureuse. D’ordinaire laconique, le
père pouvait entrer dans de violentes colères. Ángel, de vingt-cinq ans plus âgé
que sa femme, vivait, au fond, dans un monde à part. Ainsi, lorsque la faim le
prenait, allait-il se tailler une tranche de pain à la miche ; puis il retournait
vaquer. La maison de bois, construite sur pilotis pour rattraper la pente, était
vaste. Les chambres, à l’étage, donnaient sur les premiers contreforts de ces
sierras qui allaient être un jour le théâtre des exploits de Fidel et de son jeune
frère. La mère veillait, avec l’aide de domestiques et de ses filles, à ce que tout
fût propre et rangé. Mais Fidel, pas plus qu’Ángel, n’y contribuait : son désordre
a toujours été proverbial.
C’est alors que le garçon avait six ans que, selon la légende dorée, se situe sa
première révolte. L’histoire a été racontée par Matthews, du New York Times,
qui a assuré la tenir de Castro lui-même. Le jeune garçon serait allé trouver son
père pour lui demander d’aller à l’école. Sursaut d’Ángel : « Et moi, j’y suis allé
? » Alors le gamin : « J’irai à l’école ou bien je mettrai le feu. » Matthews ajoute
: « Cette histoire montre que, très tôt, un esprit de rébellion l’animait. » Castro
n’a pas repris cette anecdote dans ses entretiens avec Frei Betto. Il indique au
contraire qu’on l’avait mis très jeune à l’école près de Birán, un peu pour s’en
débarrasser : la famille ne savait pas trop à quoi occuper le turbulent bambin.
Vers cinq ans, il fut envoyé à Santiago, la capitale de l’Oriente, distante d’une
centaine de kilomètres de la ferme vers le sud. Était-ce en raison de ses
désordres de conduite ?
Ici prend place une histoire à dormir debout, racontée par Castro lui-même. À
Santiago, il aurait vécu, de la fin de 1931 au début de 1935, dans la maison de
famille d’une de ses anciennes institutrices de Birán, Eufrasia Feliú. Pour
d’obscures raisons, le garçon aurait, un temps assez long, été traité avec dureté.
Les récits de Fidel – d’autres occasions seront données de le vérifier – sont
souvent embrouillés et, surtout, ils varient d’une fois à l’autre. L’explication de
ce petit mystère-ci pourrait être que Castro, fils de riches, doit tout de même
montrer à la face de l’histoire qu’il a « connu la pauvreté et souffert de la faim ».
En outre, ce garçon doué n’a certes pas eu une scolarité éblouissante – à cause de
sa mauvaise préceptrice, qui lui a fait perdre trois années ! Mais à cette période
remontent également les quelques mots de français qu’il a retenus et cités au
directeur du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet : « Bonjour, bonsoir,
fourchette, merci… » (« Liberté, égalité, fraternité » remontent à une époque
plus récente : celle de ses lectures boulimiques.)
Fidel finit, à plus de huit ans, par entrer au cours préparatoire de l’école des
Frères La Salle, chez les maristes, une institution cotée de Santiago. Il est
possible que ce soit à ce moment qu’Ángel, devenu veuf, ait régularisé sa
situation avec Lina : on n’entrait pas dans une « bonne école » sans garanties de
moralité ! Le jeune garçon restera pensionnaire « chez les Frères » durant trois
ans, jusqu’en septième – après avoir, assure-t-il, « sauté » sa huitième en raison
de bonnes notes. Mais, à la fin de 1937, Fidel s’emporte contre un répétiteur qui
l’a frappé : il le mord. Il est vrai que le nom de l’établissement, La Salle, laisse
percer un esprit « Frères des Écoles chrétiennes », dits « Frères quatre bras »,
notamment pour leur propension bien connue à ne pas ménager les élèves. Les
maristes renvoient Fidel. Ils tentent même, assure celui-ci, de persuader ses
parents qu’il vaut mieux mettre un terme à sa scolarité. C’est là sans doute
qu’intervient la vive discussion avec le père, magnifiée par Matthews. Il est alors
décidé, Lina aidant, non pas à mettre Fidel « au cul des vaches » mais à le
changer d’école : le garçon ira au collège Dolores, chez les jésuites, à Santiago.
Il est très improbable que les disciples d’Ignace de Loyola aient accepté sans
bénéfice d’inventaire un garnement qui venait d’être renvoyé d’un établissement
religieux, de la même ville de surcroît. C’est là sans doute qu’intervient le «
coup de pouce » du père Pérez Serántes dont fait mention l’Américain Hugh
Thomas. Enrique Pérez Serántes, qui allait devenir archevêque de Santiago, était
un proche du père Castro – non pas comme directeur de conscience, mais en tant
que Galicien. Ce coup de main pourrait avoir été double. Témoin de moralité
pour les Castro, l’ecclésiastique aurait également arrangé un problème ennuyeux
: l’âge de Fidel. C’est Lionel Martín qui nous met sur la voie. L’Américain
Martín, qui a vécu à Cuba à partir de 1961, n’est pas suspect d’antipathie pour le
chef de la Révolution. Or, il révèle que l’état civil du jeune garçon a été «
retouché ». On a retardé d’une année sa date de naissance afin qu’il puisse être
admis dans le secondaire, a précisé le frère aîné, Ramón. « Né » désormais en
1927 au lieu de 1926, Fidel se retrouve alors en septième à onze ans et demi au
lieu de douze ans et demi. Mais Castro, à soixante ans, a voulu récupérer son état
civil. Il n’entendait pas, cependant, avouer les tricheries du passé. Une seule
solution dès lors : retrouver « quelque part » cette tranche de vie manquante –
entre le 13 août 1926 et le 13 août 1927 ! Il faut faire « sauter » une année : ce
sera cette huitième que Fidel déclare à Frei Betto n’avoir pas eu à faire « en
raison de ses bonnes notes ». L’incident est dérisoire. Il ne mériterait pas
mention s’il ne montrait que, Castro, contrairement à une légende complaisante,
a un vif souci de son image.
Fidel s’est arrangé, durant toute sa période chez les jésuites, pour ne pas faire
d’embardée par rapport aux règles. Déjà incroyant, à son aveu, il recevra
pourtant à sa sortie la mention congregante, réservée à ceux qui ont été assidus
aux prières et offices. Il sait faire semblant. « Je ne suis pas contre la discipline
», explique-t-il encore à Frei Betto. Jamais plus, en tout cas, Castro n’acceptera
de règles qu’il n’ait lui-même édictées.
Voici donc, à Belén de La Havane, le futur chef révolutionnaire en grand
adolescent. Un colosse, tout en muscles, avec des jarrets et des cuisses d’acier. «
Un véritable athlète, disent ses maîtres ; il a défendu avec bravoure et fierté le
drapeau de l’école. » Le visage est encore poupin. Plus tard, la barbe viendra lui
conférer cette touche virile qui lui fait défaut. Bon élève ? Au début, il lui a fallu
s’accrocher. Peu de ses camarades, en effet, ont ce handicap d’avoir été élevé
dans un milieu culturel pauvre. Mais Fidel les rattrape assez vite. Il devient
même excellent « dans toutes les matières littéraires », en espagnol, en histoire
(y compris religieuse) et en géographie. En revanche, il est très irrégulier en
mathématiques, en physique et en chimie. Souvent distrait : en classe, il est déjà
sur la cendrée. Il ne travaille pas beaucoup, juste ce qu’il faut, avec ce coup de
collier que peuvent donner les natures puissantes lorsque c’est urgent, à la veille
des examens par exemple. « Réussir, c’était une question d’honneur », a-t-il
expliqué. Castro est, en outre, servi par une mémoire prodigieuse, qu’il cultivera
sa vie durant. Enfin, il a besoin de peu de sommeil, ce qui, dans les périodes
tendues, est un énorme atout.
Il bénéficie aussi d’une capacité à attirer. Son excellence dans le prestigieux
domaine du sport n’y est pas pour rien. Mais il y a, surtout, cette aspiration au
premier rôle, lors des sorties scout, en récré… Fidel s’impose toujours, au point
qu’on dit de lui : « Il est épuisant. » Mais lui ne se rend pas compte qu’il fatigue,
et revient à la charge. C’est aussi un orateur né. Tout incident – dans la cour, sur
le stade… – lui est occasion de prendre la parole. Et de ne pas la rendre.
Jugement inscrit au répertoire de Belén en juin 1945, juste avant son départ
pour l’université : « Il a su gagner l’admiration et l’affection de tous. Il est d’une
bonne étoffe, et un tempérament d’acteur ne lui fait pas défaut. » Les jésuites
espagnols du collège de La Havane n’avaient pas les yeux dans leur poche !
Fidel, le bon élève toujours porté aux excès, serait-il éventuellement prêt à
encore « défendre le drapeau de l’école » une fois qu’il l’aurait quittée ?
Autrement dit à s’enrôler sous la bannière des « Blancs », de la « réaction » ?
C’est, rapporte Lionel Martín, ce que crut d’abord un jeune communiste qui le
vit arriver à l’université à l’automne 1945 et qui allait devenir son ami à la vie à
la mort : Alfredo Guevara (homonyme du « Che »). Mais on peut croire
l’interlocuteur de Frei Betto lorsqu’il affirme que ni les prières, ni les retraites
spirituelles, ni le silence, ni le jeûne n’étaient son univers. « Toute cette
philosophie éveillait surtout en nous un terrible appétit », explique-t-il, pour une
fois presque rabelaisien. « Je n’ai jamais eu de convictions religieuses », répète-
t-il. Et cela ne sonne pas faux. Castro n’est pas un esprit métaphysique. Si la
religion l’intéresse bel et bien, c’est seulement comme « levier social ».
Le jeune homme avait-il des inclinations politiques ? De politique, il
semblerait n’avoir jamais entendu parler ! En 1933, une révolution a renversé le
tyran Machado. Âgé de sept ans, Fidel a vu des cortèges défiler à Santiago. La
nuit, il était parfois « réveillé par l’explosion de bombes ». Il ne cherche pas à
faire croire que cela l’ait frappé. Il est vraisemblable que sa perception sociale ait
été influencée par le peu d’entrain de ses camarades à le recevoir chez eux le
week-end – alors qu’il n’avait pas de parents, pas de « correspondant » à La
Havane. C’est la thèse d’Enrique Ovares, un de ses ex-compagnons d’études
exilé à Miami (tout comme l’Institut jésuite de Belén…). Tous savaient que
c’était grâce à Fidel que l’école gagnait les championnats de basket ; et pourtant
il n’était pas convenable pour les fils d’oligarques d’inviter le « péquenot ». Être
populaire n’est pas nécessairement être reconnu…
Les seuls initiateurs politiques de Castro auront donc été… les jésuites. Ceux-
ci, espagnols pour la plupart, étaient franquistes. Le jeune homme en gardera
quelque chose, même s’il a retourné certains arguments comme un doigt de gant.
Manichéisme, populisme, antiaméricanisme : ces attitudes ou thèmes devenus «
castristes » étaient au cœur de l’enseignement des bons pères. Et quel effet lui
produisait leur anticommunisme viscéral ? « Je me consacrais au sport et je ne
m’occupais pas beaucoup de ces choses-là. »
La Seconde Guerre mondiale, qui a duré le temps de son lycée, s’achève juste
avant son entrée à l’université. Il n’en a perçu qu’un « bruit lointain, assourdi…
» (rapporté par Arthur Comte). Ce drame des peuples, soixante-cinq millions de
morts, les camps, les fours crématoires, les bombes d’Hiroshima et Nagasaki :
rien de cela n’est dans son arrière-plan mental.
Observons qu’à dix-neuf ans Castro a déjà vécu plus de dix ans loin de chez
lui : quatorze exactement, à Santiago et La Havane – dont il faut retrancher les
vacances à Birán, trois mois l’été, quinze jours l’hiver, une semaine à Pâques.
Hormis sur le plan financier, il a appris l’indépendance de bonne heure. Est-il
ravi de rentrer à la ferme ? Il y a les bons côtés : les virées dans les bois, à pied
ou à cheval ; la chasse, d’abord à la fronde puis avec le fusil offert par Ángel ;
les baignades dans le fleuve Nipe qui traverse la ferme ; les expéditions à la mer,
visible des collines proches ; les combats de coqs, le dimanche, avec ces paris
qui enfièvrent l’atmosphère déjà chauffée au rhum ; les fêtes qui rythment les
retours, Noël, les Rois mages et leurs cadeaux, la semaine sainte et son
atmosphère étrange, tragique ; et surtout les cabanes, et les parties avec les gars
du village. Fidel met en application les trucs qu’il a appris comme « général des
explorateurs », avec Raúl – autre produit jésuite – pour second ! Le Lider, qui
n’est certes pas un poète, a pu évoquer « cette brise parmi les grands pins qui
séchait la sueur des chevaux ». Mais rien ne suggère qu’il ait alors perçu ce
romantisme comme l’autre face de l’exploitation des paysans par son père.
Moins plaisant, à Birán : Ángel. Car le vieil homme ne sait pas le laisser en
paix. Et certainement pas, comme l’a prétendu une hagiographie soviétique,
parce qu’il passe des heures à lui narrer « les hauts faits de l’Indépendance » !
Non, le père a sans arrêt recours à son fils pour un coup de main : « Je passais
une partie de mes vacances à un travail pas très volontaire. » Le pire n’est pas
l’abattage du bois, où sa force fait merveille. Conduire le tracteur est même un
bonheur. Mais il y a ces moments où il lui est demandé de tenir la boutique
épicerie de Manacas. Fidel épicier ! Le garçon aura peut-être forgé à Birán son
incapacité à rester en place.
La fin des vacances est le moment où don Ángel remet à son fils le viatique et
l’argent du trimestre. Nulle voix discordante : le patriarche est généreux avec les
siens. Et Fidel, sans être intéressé, a ses besoins. En prenant de l’âge il est
devenu coquet : de quinze à trente ans, les photos en témoignent, bien s’habiller
a constitué un des éléments de sa « dignité personnelle ». Les mignonnes ? Il en
est peu question. Castro confiera à Franquí que, lors de fêtes rassemblant
plusieurs établissements, « nous n’avions d’yeux que pour les filles… Nous
étions obsédés, éblouis ». Il en conclura qu’une éducation séparant les sexes tend
à créer « un trop grand souci de la question des femmes ». Et, de fait, Fidel, sans
être inhibé, ne se montrera pas si à l’aise dans ses rapports avec l’autre moitié du
ciel.
Ángel, après discussion, sort ses pesos – comme un bon grand-père, dont il a
désormais l’âge pour Fidel. Celui-ci recevra des subsides de sa famille jusqu’au
débarquement pour la Sierra Maestra.
Au total, donc, une enfance et une adolescence heureuses. Celles d’un jeune
privilégié, même s’il est peu conscient de cet avantage. Avec, cependant, des
éléments d’étrangeté : ce père, cette ferme, ces internats… De quoi assurer à
Fidel à la fois la confiance en son étoile et l’insatisfaction récurrente de ce qui
est atteint : deux traits que l’on retrouverait à la base de plus d’une carrière
politique. Mais aussi une enfance et une adolescence « efficaces » – pour
l’apprentissage intellectuel et le dressage du corps.
Fidel va sortir dans les dix premiers de Belén – c’est-à-dire de Cuba – en juin
1945. Voilà qui n’était pas joué à Birán. Laissons au futur Lider le dernier mot
sur ses années de formation : « Les enseignements des professeurs et aussi de la
famille ont contribué à installer en nous des principes moraux. Tout petit, j’ai
appris qu’on ne doit pas mentir. On nous enseignait les notions de bien et de
mal. Je reconnais que, dans notre société, la morale a pour fondement la religion.
» Il ajoute, pour Frei Betto : « Les jésuites espagnols, malgré leurs idées
politiques, ont su me communiquer un sens très fort de la dignité personnelle…
Ils ont influencé ma formation avec leurs valeurs, la rigueur de leur organisation
et de leur discipline, y compris le sens de la justice – un peu élémentaire, mais
c’était un bon point de départ. » Bref, Fidel « remplira sans doute de pages
brillantes le livre de sa vie ». C’est l’annuaire du collège jésuite Belén (juin
1945) qui le dit…
2
PREMIÈRES ARMES
(1945-1952)
L’université étant une école de chefs, c’est là, très normalement, que Fidel a
rencontré les obstacles les plus rudes. Il a explicité ce point lors d’une visite faite
à l’alma mater peu après son entrée triomphale dans la capitale : « Ce que j’ai
souffert à l’université, ça dépasse la Sierra ! » Il a encore, ce même 14 janvier
1959, déclaré : « J’étais le don Quichotte de l’université : toujours sous les coups
et au milieu des balles. » C’est en effet ce qui attire le plus l’attention dans ces
débuts de Fidel : une conception de la politique comme action. Ainsi, la
première sortie publique répertoriée du Castro « délégué de la section de
première année » est-elle, au printemps 1946, une action de vive force contre de
jeunes « nazi-fascistes » qui prétendaient s’exprimer dans l’enceinte
universitaire.
Rapport de force signifie aussi recherche d’alliances. Dans le climat délétère
de cette deuxième moitié des années 1940, ce n’était pas un problème rhétorique.
Humant le vent, Fidel a immédiatement buté sur un fait : des formations alors
dites « révolutionnaires », aujourd’hui présentées à Cuba comme des « gangs »,
et qu’on pourrait qualifier de « groupes d’action ». Castro n’a jamais nié avoir
fait un bout de chemin avec eux.
Ces mouvements se présentaient comme les continuateurs de ceux qui, de
1929 à 1933, avaient secoué puis abattu la dictature de Machado. Ils assuraient
aussi vouloir venger les victimes de la répression menée par Batista après 1934.
En fait, leur programme était le contrôle de l’université. Du marché noir des
manuels à « l’organisation » des élections étudiantes, leur champ était large. Le
Lumpenproletariat des faubourgs était, en cette affaire, à la disposition de qui
avait des moyens financiers. Et cela pouvait donner l’idée de s’en procurer ! Y
compris par des actes relevant du droit commun. Du délit, on passait parfois au
crime contre un représentant en vue d’un clan adverse – lui-même
ponctuellement vengé peu après.
Les deux principaux groupes avaient été fondés en 1945 lorsqu’il était apparu
que le départ de Batista avait laissé un vide de pouvoir que le faible Grau ne
comblerait pas. Les appellations étaient pompeuses : Mouvement socialiste
révolutionnaire (MSR) et Union insurrectionnelle révolutionnaire (UIR). L’un et
l’autre avaient pour chef un ancien des Brigades internationales de la guerre
civile espagnole : Rolando Masferrer pour le MSR et Emilio Tró pour l’UIR.
Masferrer était un transfuge du PC. Tró, lui, avait combattu dans les rangs
américains de 1942 à 1944.
À partir de 1947, l’objectif des « gangs » deviendra assez prosaïque : assurer
le suivi des carrières de leurs adhérents en les imposant dans l’appareil d’État.
Grau, myope ou impuissant, entrera dans ce jeu : il nommera Masferrer et Tró à
d’importants postes… dans la police. La « guerre des gangs » n’en prendra que
de plus vastes proportions. Tró sera assassiné le 15 septembre ; Manolo Castro
du MSR, premier mentor de Fidel devenu son ennemi juré, sera, en réponse,
abattu peu après.
Fidel Castro a hésité, puis s’est rapproché de l’UIR : les chefs d’un MSR en
train de prendre le dessus l’avaient jugé trop rebelle à leurs règles.
Les biographes de Fidel, attentifs aux raisons de leur modèle, se sont efforcés
de réduire l’importance de cette contiguïté avec les gangs durant sa vie
universitaire. Martín estime ainsi que, si « Castro a maintenu certains contacts
avec l’UIR, c’était pour se prémunir des coups du rival MSR ».
Lors des élections de juillet 1947, pour lesquelles Fidel aspire à devenir
secrétaire de la Fédération des étudiants, sa liste est soutenue par l’UIR. Elle a
affaire à trop forte partie puisqu’elle a contre elle, outre le PC, le MSR Enrique
Ovares, qui succède à Manolo Castro comme président de la FEU, puis
deviendra un proche de Fidel. En revanche, les menaces contre le futur Lider
maximo de Masferrer et de Mario Salabarría, chef de la police secrète, également
membre du MSR, se feront plus précises. Il a parfois eu à forcer l’accès de
l’université « les armes à la main » (à la journaliste colombienne Gloria Gaitán).
Soupçonné d’avoir participé, selon les sources, à deux, trois ou quatre guets-
apens mortels contre des hommes du MSR, Fidel s’est toutefois vu innocenté par
des « juges intègres ». Il est sûr qu’il échappa lui-même à plusieurs attentats.
Fascinante est cette déclaration à l’hebdomadaire cubain Bohemia en 1956 : «
Ceux qui voyaient leurs camarades assassinés voulaient les venger. Le blâme ne
retombe pas sur ces jeunes gens qui, poussés par de naturelles exigences et par la
mémoire d’une époque héroïque, avaient le désir de mener à bien une révolution
inachevée. Nombreux sont ceux qui, victimes d’une illusion, sont morts comme
des gangsters et qui aujourd’hui seraient des héros. »
À peine plus d’un an après sa sortie de chez les jésuites, le 11 novembre 1946,
Fidel apparaît pour la première fois à la une des journaux nationaux. L’occasion
est la commémoration traditionnelle de l’exécution, trois quarts de siècle plus
tôt, de huit étudiants patriotes par le colonisateur espagnol. Castro, qui vient de
fêter ses vingt ans, prononce, dans un cimetière, son premier discours politique.
Il y attaque frontalement Grau. Il accuse tout d’abord le président de vouloir
briguer un nouveau mandat, contre les dispositions de la Constitution de 1940.
Le tir est bien ajusté : depuis l’indépendance de 1902, en effet, toutes les
explosions politiques dans l’île (1906, 1917, 1920, 1933) ont eu lieu en réaction
contre des chefs d’État « continuistes ». Castro enfourche un autre thème,
également sensible, celui de la corruption. Plus précisément, le président Grau
était attaqué après que, le 26 mars 1946, eut disparu « le diamant du Capitole » –
une pierre enchâssée en 1929 sous le dôme du nouveau Parlement, pour marquer
le « point zéro » des routes de l’île. L’ex-idole de la « génération des années
1930 » s’était mal défendue en cette affaire. Castro allait river ce clou !
Désormais mordu par la politique, Fidel va prendre, en 1947, la carte d’un
parti. Cette formation à laquelle il adhère dès sa fondation, le 15 mai, est le Parti
du peuple cubain. Très anticommuniste, même si son idéologie emprunte surtout
au fond commun « anti-impérialiste » (c’est-à-dire anti-nord-américain) de toute
la gauche du sous-continent, le PCP se fait connaître comme le parti « orthodoxe
». L’« orthodoxie », ici, se comprend (comme « l’authenticité » revendiquée par
les sympathisants de Grau) en référence à la pensée de José Martí. C’est l’un des
« jeunes héros » de la révolution de 1933, Eduardo Chibás, surnommé « Edy »,
qui relève le drapeau. Il se fait le défenseur des petits guajiros des campagnes et
des citadins pauvres qui l’ont porté au Parlement en 1944. Sa popularité devient
vite immense. Il se fait le symbole d’une conception « propre » de la politique
face aux « corrompus ». Il en vient à incarner les espoirs de tous les déçus «
authentiques » qui ne veulent pas pour autant rejoindre les communistes.
La jeunesse petite-bourgeoise est au premier rang : Fidel, rapporte Hugh
Thomas, a prononcé un discours en faveur de Chibás, encore auténtico, dès
septembre 1946. Dix mois plus tard, « Edy » créera sa formation au cri de «
Honte à l’argent ! ». Parmi les cent personnes présentes au meeting de fondation,
on ne voit qu’un seul étudiant, Fidel. Chibás croit, dès lors, avoir découvert en la
personne du jeune homme un relais au message orthodoxe auprès des étudiants.
De fait, Castro restera huit ans dans les rangs du nouveau parti – jusqu’à ce que,
à la suite des événements liés à l’attaque de la caserne Moncada en 1953, il
fonde son propre mouvement, le M-26.
Ce n’est donc pas une incartade. Mais on ne saurait non plus imaginer Fidel
suivant docilement les impulsions d’un appareil. Au sein du parti de Chibás, il
entreprend de créer un « courant » pour asseoir sa position à l’université. Il
fonde une « Action radicale orthodoxe », plus véhémente que les Jeunesses
orthodoxes. L’ARO publie un bulletin incendiaire, l’Action universitaire – à vrai
dire peu lu. C’est ce mouvement qui agglutinera les jeunes gens sur lesquels
Fidel fera fond lors de la préparation de l’attaque de la Moncada. Plus
généralement, c’est ce mélange d’intellectuels de mouvance orthodoxe et de «
groupes d’action » de l’université de La Havane qui sera le bouillon de culture
du castrisme.
On est, cependant, en pleine confusion. Dans une revue qu’il a contribué à
fonder avec de jeunes communistes, Saeta (la flèche ; en anglais : Arrow ; à
rapprocher de ARO), Fidel écrit, en cette mi-1947, des articles véhéments contre
les « gangs ». Or, les élections universitaires en cours sont, pour l’essentiel, un
affrontement entre les deux principaux « gangs » : le MSR, d’un
anticommunisme virulent, qui devait triompher… avec l’appui des Jeunes
communistes ; et l’UIR, qui patronne la liste sur laquelle Fidel, le pourfendeur
desdits « gangs », s’est présenté comme candidat au secrétariat de la FEU – lui,
le damoiseau des orthodoxes épris de pureté !
C’est vers cette époque, en juillet 1947, que prend corps un épisode qui va
jeter le fils d’Ángel dans sa première aventure « internationaliste » : la
préparation d’une invasion de la République dominicaine. Dans cet État qui se
partage avec Haïti l’île d’Hispaniola, voisine orientale de Cuba, règne, depuis
1930, le dictateur Rafael Trujillo. Le « Bienfaiteur du peuple » faisait partie de
cette race de « fils de pute » dont un président américain disait, pensif : « Oui,
mais c’est notre fils de pute ! » L’idée de délivrer Santo Domingo de cette férule
recueillait d’autant plus d’écho à La Havane qu’un Dominicain, Máximo
Gómez, avait été, trois décennies durant, l’un des leaders des guerres
d’indépendance de Cuba. C’est parmi les antitrujillistes réfugiés, nombreux à
Cuba, que naît l’idée de l’expédition.
Parmi les ardents supporters de l’entreprise figure un homme qui fera
beaucoup parler de lui quinze ans plus tard : l’écrivain Juan Bosch. L’affaire,
cependant, ne prend consistance que le jour où elle trouve des partisans avérés
au sein du gouvernement, à commencer par le puissant, riche et corrompu
ministre de l’Éducation, José Alemán. Celui-ci entendait-il s’en servir comme
d’une machine contre Grau ? On ne sait. Cependant, peu préoccupée, alors, de
projection internationale, Cuba n’entend pas se commettre dans une guerre
contre Saint-Domingue. Aussi y imagine-t-on, en haut lieu, de sous-traiter la
préparation aux « groupes d’action », dont les luttes redoublaient depuis le
printemps 1947. Le MSR arrache le lot.
Castro, d’enthousiasme, en laisse tomber ses examens. Pourtant, selon la
géopolitique du campus, le jeune homme est ennemi de Masferrer et des siens.
Alors, on négocie. Fidel reçoit le commandement d’un groupe de Dominicains :
ce sera une protection contre les tueurs d’en face. Un millier d’hommes se
rendent au milieu de l’été 1947 à Cayo Confites, l’un de ces îlots désolés qui, par
centaines, bordent les côtes – situé, celui-ci, au nord-est de Cuba. Il y avait là,
raconte Carlos Franquí (qui y rencontre pour la première fois Castro), « des
gangsters imbibés de whisky, une foule de conflits, d’immoralité et d’ambitions,
des papas qui cherchaient leur fils, des prostituées qui s’exhibaient ». C’est là le
premier entraînement militaire reçu par Fidel. Il sera des plus sommaires. Six
semaines d’attente morne sur des plages écrasées de soleil. Alors Trujillo accuse
l’écrivain américain Hemingway, qui vit à Cuba, d’être de mèche avec les
comploteurs. Cette publicité affole un peu tout le monde. Le commandement
militaire cubain envoie donc des Forces arrêter ce microcosme. La plupart des
volontaires de Cayo Confites passeront quelques mois détenus près de La
Havane.
Fidel, lui, a réussi à lever le camp à temps avec quelques compagnons. À bord
d’une embarcation, ils tentent, a assuré Castro à l’écrivain colombien Arturo
Alape, « d’aller à Saint-Domingue » ! La fin de l’histoire veut que, passant au
large de cette baie de Nipe qui longe quasiment la propriété paternelle de Birán,
le fils d’Ángel se soit jeté, mitraillette à la main, dans des eaux infestées de
requins, pour rejoindre la terre ferme, via le Cayo Saetia. Sur les mobiles d’un
acte aussi suicidaire, les narrateurs divergent : le petit navire avait-il été rejoint
par un garde-côte ? Fidel l’assure. Ou bien l’intéressé était-il menacé par
quelque sicaire du MSR ? Il n’importe. À Cayo Confites, une entreprise où le
grotesque le disputait au sordide s’est terminée à la gloire de Castro – et
quasiment de lui seul : quelques jours après le bain dans les eaux de Nipe, le
héros sera de retour dans la capitale, alertant les étudiants contre « la trahison de
l’expédition » par le gouvernement Grau.
À peine majeur, Fidel est ainsi devenu une figure. Il a aussi compris
l’importance de ne jamais laisser trop longtemps sans nouvelles de soi ce que
l’on n’appelle pas encore « les médias ». Un mois et demi plus tard, il organise
une nouvelle expédition : avec quelques compagnons, il rapporte à l’université
de La Havane La Demajagua : la cloche qui, dans le lointain Oriente, avait, en
1868, donné le branle à la révolte contre le colonisateur espagnol. Dans un
climat troublé par des grèves, des manifestations étudiantes, des combats entre
gangs, l’arrivée dans la capitale du symbole de la liberté des Cubains ne passe
pas inaperçue. L’événement révèle la prodigieuse imagination de Fidel comme
metteur en scène politique.
La circonstance permet aussi au bouillant jeune homme de prononcer sur le
campus, le 6 novembre 1947, ce que plusieurs auteurs considèrent comme son
premier « discours-programme ». Libération économique, souveraineté politique
et émancipation définitive de la nation, tels en sont les points cardinaux. Tout
cela fait partie du patrimoine commun de la gauche étudiante latino-américaine.
Mais Fidel, note Tad Szulc, y rode deux traits rhétoriques qu’on retrouvera. Il
assène tout d’abord à son auditoire une avalanche de chiffres retenus par cœur,
ce qui impressionne. En outre, il use de la prophétie. Ainsi, ce jour, fait-il état de
menaces « militaristes » Il anticipe ainsi de plus de quatre ans le coup de Batista
!
Le soupçon pourrait naître que toute cette agitation fût un peu « tropicale »,
attisée par des démagogues prompts à fouailler ce qu’il y a de toujours bouillant
et inemployé dans la jeunesse. Or, il existait un malaise réel à Cuba. Un malaise
séculaire servant de toile de fond à un autre, plus conjoncturel. La crise séculaire
réside dans le doute qu’a le pays de son identité. Au milieu du XIXe siècle, il
existait ainsi dans l’île un parti favorable à la constitution du pays en un nouvel
État uni… à la grande fédération américaine du Nord. Or, des forces étaient alors
à l’œuvre à Washington pour procéder à une annexion de Cuba – « accessoire
naturel du continent nord-américain », selon le mot du secrétaire d’État Quincy
Adams. Cependant l’île était, avec Porto Rico, le dernier réduit colonial de
Madrid dans le nouveau monde. La jeune puissance américaine, pourtant, avait
auparavant d’autres exploits à réaliser : rattachement manu militari du Texas,
conquête pionnière de l’Ouest, avec réduction des tribus indiennes, victoire sur
le Sud esclavagiste lors de la guerre de Sécession.
Tout cela explique que Washington ait attendu 1898 pour chasser les
Espagnols de Cuba en vue de s’installer à leur place. Entre-temps, les habitants
de l’île s’étaient eux-mêmes soulevés contre la Couronne madrilène, et avec
quelle détermination ! Une première guerre d’indépendance avait duré rien de
moins que dix années, de 1868 à 1878. Après un « repos turbulent » (Martí) de
dix-sept ans, la guerre reprit. Elle fut plus brève que la précédente, mais bien
plus violente – avec la création des premiers camps connus de
re[concentración], de la part des Espagnols, pour y enfermer les mambis
(insurgés). En 1898, alors que les deux adversaires sont exsangues, les États-
Unis, mettant fin à leur politique de « longue patience », déclarent la guerre à
Madrid. Ils l’emportent en trois mois et occupent Cuba. Cet événement marquera
le retournement de l’Amérique latine profonde (et, également, de l’Europe)
contre un grand voisin longtemps admiré pour sa lutte anticoloniale contre
l’Angleterre. À Cuba s’installe le thème, longuement porteur, de «
l’indépendance volée ».
Cependant, les trente années écoulées depuis 1868 avaient trop radicalisé les
esprits à Cuba pour qu’aboutît une annexion, à l’instar de ce qui prévalut à Porto
Rico. Aussi une solution fut-elle trouvée : l’indépendance fut accordée à Cuba
en 1902, mais non sans que la Constituante « américaine » eût prévu que « le
gouvernement de Cuba accorde aux États-Unis le droit d’intervenir pour garantir
l’indépendance [sic] et pour aider tout gouvernement à protéger les vies, la
propriété et la liberté ». Et comme ce texte reprenait un passage d’une loi
proposée par le sénateur Platt, il reste connu comme « l’amendement Platt ». Il
devait rester en vigueur trente-deux ans. Et pas platoniquement : Washington
conduisit des opérations militaires et imposa son occupation en 1906-1909,
1912, 1917 et 1923. « Avec l’amendement Platt, nous avons pratiquement
annexé Cuba », put déclarer un conseiller du président Theodore Roosevelt. Et
un général ayant commandé les marines lors d’un des débarquements dans l’île,
Smedley Butler, pouvait pérorer : « J’ai aidé à faire […] de Cuba un endroit
convenable, où les gars de la City Bank puissent collecter des revenus. »
Prenant en 1933 ses fonctions de chef de l’État, Franklin Roosevelt se proposa
pour première tâche de rétablir avec les Latinos des relations de « bon voisinage
», fortement compromises par la politique du « gros bâton » de son cousin
Theodore. Le 29 mai 1934, un nouveau traité bilatéral mettait fin à
l’amendement Platt. Il conservait cependant, à perpétuité, la base navale de
Guantanamo à Washington. Roosevelt sut aussi imposer à La Havane un traité
de commerce confirmant à son pays un régime douanier privilégié. Le texte
prévoyait l’institution d’un « quota » sucrier acheté à Cuba à des prix
préférentiels, mais dont le montant était laissé à la décision annuelle des
parlementaires américains. Et comme plus de 80 % des rentrées de devises
insulaires étaient liées aux exportations de sucre, ce traité plaçait de facto
l’économie sous la coupe de Washington.
C’est dire que le malaise « historique » de cette génération de Cubains arrivés
à la majorité en 1947 est une donnée fondamentale. Et Castro sera bien compris
de ses citoyens lorsqu’il expliquera que sa révolution est cette « seconde guerre
d’indépendance » prophétisée par José Martí.
Cuba souffrait d’un malaise plus conjoncturel, encore que nullement passager
: le pays n’était jamais vraiment sorti de la crise de 1929. La chute des cours des
matières premières, qui en avait été l’une des caractéristiques profondes, avait
été ressentie avec acuité dans un pays dépendant de son seul sucre. En outre, la
crise était arrivée après une période de particulière euphorie : la Première Guerre
mondiale, qui avait stimulé la demande pour tous les produits de première
nécessité, à commencer par ce fruit de la canne dont Cuba était de loin le
premier exportateur planétaire. Plus dure a été la chute ! Le marasme a duré
toutes les années 1930. La Seconde Guerre mondiale a eu un nouvel effet
stimulant sur les productions cubaines (sucre, tabac et rhum). Mais la relance n’a
guère prolongé ses bienfaits après 1945. Le pays, toutefois, allait connaître une
flambée liée à la guerre de Corée (1950-1953), puis un boom dérivé du tourisme
américain en 1956-1958.
Cependant, la révolution de 1933 avait été une énorme secousse. On y avait
même vu la formation de soviets. De sorte que le « sergent dactylographe »
Batista n’avait pu réussir sa réaction politique (et se montrer proaméricain)
qu’en échange d’un réel activisme social, remplissant en cela le programme du
Directoire des étudiants. Il a assuré, comme dictateur camouflé d’abord, comme
président démocratique ensuite (1940-1944), une vraie « couverture » des
travailleurs. Comme à l’ordinaire, les attentes populaires en ont plutôt été
stimulées : la Confédération des travailleurs (CTC), née en 1938, aura été très
combative sous l’impulsion de son secrétaire, le militant noir Lázaro Peña. Bref,
« l’esprit de 1933 » n’avait jamais été enterré. Or, des injustices demeurent. La
plus criante est le chômage, ou le sous-emploi, de 10 à 20 % de la population. Le
malaise est aggravé par la poussée démographique induite par les progrès
médicaux depuis le début du siècle. Parmi les énergies sous-employées, les plus
voyantes sont celles des jeunes diplômés : ce problème s’est révélé à Cuba plus
tôt qu’ailleurs.
Lancé à fond dans la bataille cubaine, Fidel ne commence pas moins à se
sentir à l’étroit dans son île. Un témoin de ces années a rapporté qu’il voulait
créer, et bien sûr présider, une Fédération des étudiants d’Amérique latine. Le
jeune homme en a fait confidence peu avant son départ, en 1948, pour Bogota –
un épisode capital de sa formation. Dans la capitale colombienne devait avoir
lieu une rencontre « anti-impérialiste » en concomitance avec la réunion
fondatrice de l’Organisation des États américains (DEA). Il s’agissait de
manifester l’opposition de la jeunesse éclairée du sous-continent à la création
d’un instrument diplomatique, l’OEA, où le poids des États-Unis « impérialistes
» serait considérable. La puissance du Nord désire, en effet, formaliser au sud du
Rio Grande la prééminence mondiale que lui a valu la victoire de 1945. La «
guerre froide », concrétisée en février 1948 par le « coup de Prague », impose au
leader du camp occidental de resserrer les rangs. En août 1947, déjà, a été signé
le traité de Rio (Tiar), alliance militaire de l’hémisphère. Début 1948,
Washington juge le moment venu de structurer politiquement le « concert » des
nations américaines.
Elle offre un panorama contrasté, en 1948, cette Amérique latine. Les rares
démocraties enracinées y sont en crise, tels le Chili et le Costa Rica. D’autres
s’essaient : le Brésil, le Pérou, le Venezuela, l’Équateur. Les tyrannies, elles,
s’accrochent : au Salvador, au Nicaragua, à Saint-Domingue, au Paraguay.
L’Argentine est le pays qu’on observe. En 1943, des officiers nationalistes et
socialisants, admirateurs de Mussolini et de Franco, ont succédé à des généraux
réactionnaires L’un d’eux, Juan Perón, a été élu président. Seule en Amérique,
l’Argentine avait refusé de déclarer la guerre à l’Axe, s’attirant la colère des
États-Unis. Et Perón, qui symbolise ce cours des choses, est devenu un héros
pour la jeunesse. Son projet de « troisième voie » – ni Moscou ni Washington –
intéresse Fidel.
L’idée d’un congrès des étudiants latino-américains anti-impérialistes est
partie de Buenos Aires. Castro, jamais rassasié de reconnaissance, a assuré en
1981 au journaliste colombien Arturo Alape, être l’auteur du projet ! Il aurait
établi « des contacts, disons tactiques, avec les péronistes ». Il n’y a pas de
doute, toutefois, que l’argent venait de Buenos Aires. Peut-être en raison de son
activisme sur le campus en faveur des « causes » latino-américaines (de
l’indépendance de Porto Rico à la « libération » de Santo Domingo), Fidel,
quoique dépourvu de mandat électif, est désigné pour Bogota. Trois garçons
l’accompagnent : le président de la Fédération étudiante, Enrique Ovares,
Alfredo Guevara, son ami communiste, secrétaire de ladite FEU, et un certain
Rafael del Pino.
Fidel a accordé en 1981 une interview sur ce sujet. C’est un long texte, très
caractéristique de sa manière. Tout d’abord il tutoie Arturo Alape, lequel lui
renvoie du « Commandant, vous… ». C’est aussi un modèle du style de Castro,
avec retours en arrière et incessantes répétitions. La pensée se précise par
approximations, attentive dirait-on à éviter les contradictions internes du récit.
Et, comme tous les êtres peu véridiques, Castro, par ailleurs hypermnésique,
accumule les détails chargés de « faire vrai ».
Avant d’arriver à Bogota, Fidel a fait deux escales. La première à Caracas où,
après une révolution d’officiers libéraux, l’Action démocratique a fait élire à la
présidence l’écrivain Rómulo Gallegos. Le Venezuela est à la joie de la
démocratie retrouvée. « Je me réunis avec les étudiants, explique Castro. Notre
intention était de leur demander appui pour l’organisation du congrès et leur
expliquer nos idées. Ce fut un succès. » César disait : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai
vaincu ! » Puis Fidel demande à voir le président Gallegos « et le contact eut lieu
». Ensuite le gaillard s’envole pour Panama en ébullition, une fois de plus, à
propos du canal – un thème constant de mobilisation pour la jeunesse du sous-
continent. À l’université, c’est le blitz : les Panaméens « se trouvèrent d’accord
avec l’idée du congrès. »
À Bogota enfin, les étudiants colombiens accueillent à leur tour l’hypothèse
avec transport. Mais un problème se pose : qui représente quoi ? Car il y a là les
principaux élus des étudiants de Cuba, et il y a, outre del Pino, Castro. Celui-ci a
bel et bien travaillé au projet de congrès, mais il n’a aucun titre sauf d’avoir, il le
dit, « un grand ascendant pour être le centre de la lutte contre Grau » (sic., pas si
modeste qu’il aime à le faire croire, Castro !). Devant les Colombiens, Fidel
défend son point de vue « de façon un peu passionnée, comme il était normal…
à cet âge ». Il n’avait « aucun intérêt personnel » ; il ne « recherchait nullement
les honneurs ». Ce qui comptait, « c’était la lutte et les objectifs ». Alors, « les
étudiants applaudirent beaucoup lorsque je parlai et appuyèrent l’idée que je
continue ».
Cette scène a lieu dans un pays, la Colombie, en pleine ébullition, comme cela
lui est arrivé souvent durant son histoire de guerres civiles entre libéraux et
conservateurs – deux familles politiques dont on dit qu’elles se distinguent en ce
que les uns vont à la messe à 9 heures et les autres à 10 heures. Il n’empêche :
lorsque la violence éclate entre elles, gare ! Le grand homme des progressistes
colombiens, Jorge Gaitán, un avocat libéral de gauche, soulève les foules contre
l’oligarchie conservatrice au pouvoir. Un profil classique d’Amérique latine :
bon orateur, adulé de masses qui aspirent à remettre leur destin à un homme
charismatique. Une vocation de caudillo ou de martyr, selon le destin. Castro et
del Pino obtiennent vite un rendez-vous de Gaitán, le 7 avril. Le Colombien « est
enthousiasmé ». Il offre son appui : « Il fut d’accord pour clore le congrès par
une réunion de masse. » Gaitán en serait, bien entendu, l’orateur principal. « Il
m’a fait très bonne impression », dit Castro. Rendez-vous est repris « pour dans
deux jours ».
Il y a, ce soir du 7 avril 1948, une soirée au grand théâtre de la capitale en
l’honneur des délégations des quelque vingt pays américains venus signer la
charte de l’OEA – avec, au premier rang, le secrétaire d’État américain George
Marshall, père du récent « plan d’aide à l’Europe ». Castro s’y rend avec trois
étudiants, sans être inquiété malgré son blouson de cuir. Ils jettent des tracts
expliquant le congrès. « Nous étions un peu immatures », admet Fidel et,
formule qu’il affectionne, « pleins d’une ardeur juvénile ». Les protestataires
sont, bien entendu, interpellés. « À notre hôtel », dit Castro. « Pas au théâtre ? »,
sursaute Alape. « Je ne suis pas sûr, je crois que ce fut à l’hôtel », répond Fidel.
« Mais les actes officiels disent qu’ils vous ont arrêtés au théâtre », ose
l’interlocuteur. « Tu as peut-être raison… Mais je crois qu’ils nous ont arrêtés à
l’hôtel. Ou peut-être, après tout, les actes sont-ils plus véridiques… » Échange
typique avec Fidel : il lui faut des preuves massues pour envisager, et avec
réticence, qu’il puisse avoir tort ! Détail, jugera-t-on, et pardonnable trois
décennies plus tard ? Certes. Mais on voit le Lider contredire un interlocuteur
qui dispose de sources et est familier des lieux. Souci de démontrer que sa
mémoire ne peut le tromper ? Ou utilisation savante du détail dans une
dialectique vérité/demi-vérités dont il est coutumier ? Castro et ses compagnons
sont conduits aux bureaux de l’émigration, fichés et relâchés.
Or, le 9 avril 1948, en sortant de son bureau à 12 h 45, Gaitán est assassiné.
L’événement précipite une guerre civile. « La violencia » durera cinq ans et fera
trois cent mille morts. Ce seul vendredi et les deux jours qui suivent, on relèvera
cinq mille victimes dans la capitale. Fidel, quant à lui, est pris dans une
insurrection populaire ! Saccage, pillage sont partout. Le jeune homme prend feu
et flamme. Il va se battre avec les insurgés.
Surgit une question : Castro et ses amis ont-ils eu un rôle dans le lancement
des événements ? La rumeur s’est vite répandue dans Bogota : les Cubains sont à
l’origine du coup. Et Castro : « Eh ! oui, nous les Cubains, on était devenus
fameux. » L’explication tient sans doute au fait que Fidel et Rafael avaient été
fichés pour l’affaire des tracts. Une police logiquement en quête de boucs
émissaires a gonflé l’incident. Les journaux favorables au président conservateur
Ospina Pérez sortent avec des manchettes : « Coup communiste ». L’accusation
est liée au fait que le petit PC colombien a (avec d’autres) appelé au sabotage de
la conférence de l’OEA. C’est de la conjonction de ces accusation (« les Cubains
» et « les communistes ») que dérive la suspicion partagée par tous les tenants de
la droite en Amérique : Fidel était, en 1948 déjà, un « agent du communisme
international ».
Un cortège de gens armés de fusils, de bâtons, de barres de fer, passe sous les
fenêtres de l’hôtel de Bogota où les quatre de La Havane sont revenus après
avoir assisté au sac du Parlement par la foule : « Quand je vois cette multitude,
je ne sais pas où ils vont ; on dit vers un commissariat de police. Eh bien, je
rejoins la multitude et je me dirige vers le commissariat de police. Je crois qu’il
y a une révolution en cours, et je décide de m’y joindre. » Fidel est un des
premiers à entrer au commissariat. Il s’empare d’un lance-grenades
lacrymogène, vite échangé contre un fusil. Ainsi équipé, le Cubain a pour
premier soin d’aller aider « quatre à cinq soldats en train de faire le service
d’ordre à un carrefour ». Il s’aperçoit que ce sont des gouvernementaux :
fascinant d’observer que, dans une révolution, le premier réflexe de Castro est de
mettre de l’ordre ! Le « 9 avril » le passionne par son côté anticonservateur et
anti-oligarchique mais le révulse par son manque d’organisation, qui expliquera
son échec. « Je me dis : que font les dirigeants du parti libéral ? Il n’y a donc
personne pour organiser ça ? » Ces journées du Bogotazo vont marquer Fidel. Il
dit à Alape : « L’influence du 9 avril dans ma vie de révolutionnaire ? Ce sont
les efforts extraordinaires que j’ai faits… pour éviter que, lors du triomphe de la
Révolution [cubaine], il y ait l’anarchie, du saccage, des désordres. »
Fidel et une douzaine d’étudiants arrivent devant le ministère de la Guerre.
Des fantassins patrouillent, appuyés par des tanks. On ne sait pas où va se
tourner l’armée. Que fait le Cubain ? Il harangue les soldats ! Sans succès. Alors,
on décide d’attaquer un autre commissariat proche, pour distribuer des armes à
tous. « C’était moi qui devais prendre le commissariat parce que j’étais le seul
avec un fusil. » Mais les policiers se sont déjà soulevés. Fidel se présente alors
au commissaire. Celui-ci en fait son adjoint. Pourtant le Cubain va retourner au
premier commissariat en émeute. Un demi-millier d’hommes armés, policiers et
civils, s’y trouve. Castro se voit assigner la défense d’un étage. Il interpelle le
chef de garnison : « Toute l’expérience historique démontre qu’une force qui
s’enferme sur la défensive est perdue. » Bigre ! « J’avais quelques idées
militaires nées de mes études des situations révolutionnaires, de ce qui s’est
passé durant la Révolution française. » Mais le Colombien ne prend aucune
décision.
La nuit se passe dans l’attente, vaine, de l’attaque des gouvernementaux.
Fidel, pris dans un piège, songe à partir. « À ce moment, j’ai eu une pensée
internationaliste : le peuple ici est le même qu’à Cuba… opprimé, exploité… Ce
soulèvement est juste, je vais mourir, mais je reste. »
Pour tromper son angoisse dérivée de l’inaction – autre trait de personnalité –,
Fidel demande une patrouille pour aller garder une colline surplombante. On lui
donne huit hommes. Tout le samedi 10 se passe ainsi. Dans les masures alentour,
les gens festoient, sans doute avec des vivres pillés. Un homme débarque d’un
camion. Fidel croit y voir un espion. On lui explique qu’il veut lui aussi faire sa
petite fête, avec deux prostituées. Et Fidel, d’ordinaire prude comme une
donzelle espagnole : « Il tire son coup, il tire son coup… En pleine guerre. » Le
Cubain, lui, fait le coup de feu contre le ministère de la Guerre, visible de son
éminence. « Une folie », reconnaît-il.
Le dimanche 11 au matin, la ville bruit de la rumeur d’un accord entre
gouvernementaux et libéraux. « On » demande aux insurgés de déposer les
armes. « Ce fut une grande trahison », commente Fidel. Il rend son fusil et rentre
à l’hôtel. Là, il apprend que les autorités commencent à « serrer » les Cubains.
Un Argentin, coorganisateur du congrès, emmène les quatre compères à leur
consulat. « On était des ennemis du gouvernement de Cuba et il nous emmène au
consulat : tu vois le paradoxe ! », s’écrie l’interlocuteur d’Alape. Des « ennemis
», pas des adversaires… Le gouvernement de La Havane, pourtant, a envoyé
deux avions militaires à Bogota. Le lendemain, tous sont de retour à Cuba. Fin
de l’aventure.
La presse cubaine a assuré une ample couverture aux événements. Les quatre
n’ont pas été épargnés par les journaux de droite. Il n’importe ! Dans ce pays où
l’on a le goût du panache, l’aventure vaut à Castro, le plus connu des comparses,
un regain de notoriété. Une photo paraît dans le prestigieux Bohemia, montrant
Fidel, un costaud un peu grassouillet, le visage poupin, cravaté et portant
blouson de cuir, la cigarette à la main, dans une rue dépavée et jonchée de
débris. Dans le fond, des passants. Aux côtés du futur Lider, un personnage
tranquille, en manteau, un délégué mexicain et un jeune homme mince,
moustachu, vêtu d’un costume deux pièces : Ovares… Castro est dithyrambique
sur son aventure. « Je suis très fier de moi parce que j’ai agi de façon
conséquente, conformément à des principes, avec une morale correcte, avec
dignité, honneur, discipline et un altruisme incroyable. » Qui dit mieux ? Eh
bien, Arturo Alape : « J’ai senti plus que jamais combien la mémoire de Fidel est
un grand fleuve qui fertilise de ses eaux notre continent. » Cette fascination
envers Castro de maint intellectuel latino-américain va parfois, on le voit, au-
delà de ce que l’intelligence, pour ne rien dire du sens du ridicule,
commanderait…
Lionel Martín suggère avec finesse que l’une des observations que Fidel
pourrait bien avoir faites en Colombie concerne « la grande puissance de
division de l’anticommunisme ». Notant que la droite a bientôt catalogué les
éléments favorables à Gaitán comme « d’inspiration communiste », il aurait
compris qu’il y avait là un moyen puissant par lequel les tenants du statu quo
peuvent « bloquer la nécessaire unité populaire ». Castro ne tombera jamais dans
ce piège. En même temps, il a bien perçu que les communistes, précisément
parce qu’ils sont la cible automatique de la droite, ne peuvent pas, en une phase
de lutte, être un élément agglutinant. Ils seront donc un outil, dont on peut se
servir. Il est légitime de supposer que c’est à partir de ce printemps 1948 que
Fidel se met à piocher dans la littérature marxiste. Le décalage entre cette force
spontanée qui émanait du Bogotazo et l’impréparation des foules a certainement
convaincu le jeune homme de se mettre en quête de réponses à son propre
questionnement : « Que faire ? »
Castro, donc, est rentré à La Havane le 12 avril 1948. La présidentielle est
fixée au 1er juin. Chibás s’y présente, cela va de soi. Auréolé de sa nouvelle
dimension internationale, Castro se jette dans la bataille du PCC. La campagne
est dominée par le thème de la corruption du gouvernement sortant. On imagine
les effets que notre orateur en tire. Quant au candidat choisi par les
gouvernementaux, c’est Prío Socarrás, un avocat de quarante-quatre ans. Cet
homme non dépourvu de panache se définit comme « socialiste chrétien ». Son
action contre le dictateur Machado en 1933 lui avait valu un bref exil. Ministre
du Travail de Grau, il a notamment eu pour tâche de casser la prééminence
communiste au sein de la Centrale des travailleurs. Il l’a fait « le sourire aux
lèvres et le fouet à la main ».
En concomitance avec les maccarthysme américain, l’anticommunisme est un
thème obsédant à Cuba. Chibás, l’opposant le plus en vue de Prío, ne se prive
pas d’y verser. Et Fidel n’est pas d’accord. Il ne se lance certes pas dans une
défense active du PSP mais il tente d’infléchir la tonalité de la campagne d’«
Edy ». Écumant sa province d’Oriente, il défend, certes, « l’idéalisme » de
Chibas. Mais il lance aussi des flèches contre certaines relations encombrantes
du chef de son parti – avec de grands propriétaires terriens en particulier. Chibás
est obligé de lui répliquer : « Non, camarade Fidel Castro, tu ne dois pas nourrir
le moindre doute. » Et ceci vaut au jeune homme d’être taxé de « communisme »
dans un journal.
Le 1er juin 1948, le destin ne bascule pas : Chibás est blackboulé, et Prío
l’emporte largement. Le candidat orthodoxe est même battu à la seconde place
par un conservateur. Seul le communiste Marinelo fait moins bien. La déception
des supporters d’Edy est à la mesure de l’illusion qu’ils avaient entretenue.
Quant à Fidel, il ressent le besoin d’une pause. Non à cause de cette défaite :
aucune ne l’abattra jamais. Mais les événements le talonnent. Une fois encore, il
est accusé d’un meurtre, sur la personne d’un policier. L’assassinat a eu lieu en
face de sa résidence. L’accusation est, cette fois, invraisemblable. Castro est un
homme politique de dimension nationale et il s’est éloigné depuis un an des
gangs – même s’il continue de porter toujours une arme sur lui. Le prétendu
témoin qui l’accuse se rétracte d’ailleurs. Mais Fidel comprend le message : il
est très haut sur la liste des cibles de Masferrer. Alors il quitte la vie publique.
Provisoirement. Un biennium s’ouvre qui sera mené plusieurs tons au-dessous
du précédent.
Sitôt après la mort de Chibás, en août 1951, Batista songe sans doute au coup
d’État. Une telle prétention lui vient de la conviction qu’il garde des
sympathisants. Et pas seulement parmi les possédants. Il avait, certes, en 1934,
prévenu le pire : la confirmation au pouvoir des communistes et de leurs suppôts,
et cela lui valait les applaudissements de la droite. Mais il avait aussi, et ce
n’était pas rien, avalisé les réformes de la première présidence Grau, celle de
1933 : autonomie de l’université, création d’un ministère du Travail, journée de
huit heures – y ajoutant l’unification syndicale sous l’égide du PSP. Mais aussi,
Batista disposait d’un sérieux appui populaire, et singulièrement parmi la
population de couleur : cette moitié, ou presque, du pays semblait séduite par le
côté « titi-caraïbe » de ce métis arrivé bidasse à la caserne et devenu président en
un tournemain.
Batista n’a pu manquer, durant le lustre qu’il a passé aux États-Unis, de
confirmer des contacts américains établis lors de ses dix années au pouvoir.
L’agitation de l’université, des syndicats, des gangs, la montée en puissance des
communistes, le tout à cent cinquante kilomètres de la Floride : autant
d’éléments qui ne pouvaient que déplaire à Washington, en pleine guerre froide
puis durant la guerre en Corée. L’opinion américaine, elle, ne trouve rien à redire
au coup d’État. « Batista de Cuba : il n’a pas suivi les chemins démocratiques »,
titre sobrement Time. C’est révéler là une inconsciente conviction qu’il y a des
lieux où certaines choses peuvent arriver au même titre que les ouragans et
autres calamités naturelles…
Mais Batista et les États-Unis se trompent. Car, tout d’abord, l’île a connu une
expérience démocratique, si peu reluisante soit-elle. Et la République redevient
vite belle sous la tyrannie ! En outre, le monde a changé en vingt ans. Les
étudiants ne sont déjà plus, à Cuba, une élite infime ; ils sont une fraction
consistante de la population, préoccupée de son avenir et sensible aux grandes
houles d’une partie du monde : la décolonisation des Indes et de l’Indonésie, le
triomphe de Mao en Chine, les soulèvements antifrançais en Indochine et anti-
anglais au Kenya, les mécomptes américains en Corée… De ces événements,
l’écho parvient de façon d’autant plus nette que la presse du pays voisin, si
influente, en rend amplement compte.
Peut-être gagné durant son séjour à Daytona Beach, en Floride, par cette pente
yankee vers le benign neglect, Batista a perdu le contact avec sa patrie. Il était
pourtant « cubanissime » – beaucoup plus que Castro ! Le modèle même du
Caraïbe, s’il en est : sang-mêlé d’Espagnols, d’Indiens, de Noirs et de Chinois.
Fils d’un paysan cultivant un lopin de terre dans l’Oriente, obligé de travailler à
neuf ans, orphelin à treize, d’abord grouillot dans une épicerie puis garçon de
café, cheminot, barbier : les fées ne s’étaient guère penchées sur son berceau. À
vingt ans, il découvre l’armée, s’y engage pour sept ans puis repique. Une solde
assurée – ce qui, quand on n’est rien à Cuba dans les années 1920, n’est pas
négligeable –, mais aussi un espoir de promotion : de fait, il devient sergent de
première classe. L’armée offre aussi une formation : Batista apprend la sténo et
la dactylographie. Dans la décomposition de la fin du « règne » de Machado, il
est en contact avec ABC, l’un des groupes qui préparaient le renversement.
Avant la fuite du tyran, le 12 août 1933, Batista n’était rien ; vingt-trois jours
plus tard, il était l’homme le plus puissant de Cuba : le chef des forces armées.
En avant Cubains,
Cuba récompensera notre héroïsme
Puisque nous sommes des soldats
Qui allons libérer la patrie…
Que viva la revolución !
Fidel, pour sa part, rejoint la ferme de Siboney. Voici donc un chef qui a
déterminé de A à Z les modalités d’une attaque. Or, ses pertes – si l’on
additionne les morts sur le terrain et dans les salles de torture du SIM (une
douzaine) et les prisonniers (une trentaine) – se montent aux deux tiers des
effectifs engagés. C’est accablant. Il faut que son prestige ait été grand pour que
nul ne lui réclame de comptes. Haydée et Melba ont, plus tard, déclaré que le
sort de Fidel avait été leur seule préoccupation. Haydée lui annonce, lorsqu’elle
le revoit, prisonnier : « Abel est mort. » Son frère Castro baisse la tête et se tient
immobile. « Mais je lui dis : “Ne t’en fais pas, Fidel, tu es en vie.” »
Le chef ne s’attarde pas à Siboney. Une quarantaine de compagnons y sont
regroupés, y compris des blessés. Qui est volontaire pour l’accompagner dans la
Sierra ? La moitié répond présent. Castro a l’idée d’implanter un maquis. Mais
sans vivres ! Et, de son propre aveu, en terrain inconnu. Cependant Batista,
averti du coup de force alors qu’il croisait sur son yacht au large de Varadero,
fonce à Columbia organiser un QG opérationnel. L’après-midi du 26, il décrète
l’état d’urgence. Il décide aussi la suspension de l’article 26 du Code des prisons
rendant les gardiens responsables de leurs détenus. Cela revient à déclarer légale
la chasse à l’homme que sous-officiers et soldats mènent pour venger les leurs.
En signant cette mesure, le dictateur plutôt débonnaire entre dans le gotha des
criminels.
Échappant aux barrières du SIM, un photographe est parvenu à fixer des
images de corps sans vie, aux visages méconnaissables en raison des coups reçus
: ceux des rebelles assassinés. Bohemia, un hebdo très lu et respecté, les
publiera, et ce sera rude pour le régime. Cependant, la boucherie commence
d’être connue dans Santiago. Un juge, Manuel Urrutia, mène son enquête. Des
personnalités vont trouver l’archevêque, l’adjurant de faire quelque chose. Or, le
prélat n’est autre que Mgr Pérez Serántes, ce Galicien qui, trois lustres plus tôt,
avait aidé Fidel à entrer chez les jésuites ! Il arrache au colonel Chaviano
promesse de vie sauve pour les futurs prisonniers. Lui-même, vêtu de sa soutane
blanche, se met à arpenter les chemins de la Gran Piedra, mégaphone en main. Il
tente d’obtenir que les redditions de rebelles aient lieu en sa présence, pour plus
de garanties. De vingt-cinq à trente hommes se livreront les 30 et 31 juillet.
Raúl, lui, a pris seul, à pied, le chemin de la maison paternelle vers le nord ; il est
arrêté le 29, à une vingtaine de kilomètres de Santiago. Quant à Fidel, il continue
quatre jours durant, selon Martín, à « errer en terrain inconnu avec sa petite
troupe claudicante ». Les fuyards sont diversement accueillis par les paysans de
cette zone inhospitalière. Tel fait rôtir pour eux le cochon, tel autre refuse toute
assistance. Les rebelles apprennent enfin que l’archevêque bat les fourrés. Fidel
décide alors que Juan Almeida et quatre autres doivent se rendre. Lui-même
restera avec deux camarades trop gradés pour espérer grâce de Chaviano.
C’est là que se situe l’un des épisodes les plus rebattus de la geste. Il a été
popularisé par Robert Merle, qui le tenait de son protagoniste lui-même. Il
témoigne de cette chance étonnante qui escorte Castro. Contre toute prudence,
Fidel et ses deux compères passent la nuit dans un bohio – une de ces cahutes en
rondins couvertes de chaumes qui sont, aujourd’hui encore, l’habitat le plus
répandu dans la campagne cubaine. Or, la position des fuyards a été « triangulée
» et un détachement de la garde rurale envoyé sur la zone. La patrouille est
commandée par un lieutenant noir, un colosse nommé Pedro Sarría que sa
qualité de franc-maçon, alors très répandue dans l’armée, a conforté dans la
conviction qu’on ne saurait vivre sans principes. À l’aube du 1er août, Sarría
arrive en vue du bohio. Ses hommes l’encerclent, ouvrent la porte d’une rafale,
découvrent les fugitifs et les braquent. « Ce sont des Blancs ! » s’exclame l’un
d’eux, noir ou métis, comme la plupart des bidasses. Autrement dit : ce ne sont
pas des paysans, mais des revoltosos. La tentation est grande de tirer, et l’un des
soldats, dont le frère a été blessé à la Moncada, vise Fidel. Celui-ci toise les
nouveaux venus et les accuse d’être « les soldats d’un tyran ». Sarría empêche
son homme de faire feu : « On ne tue pas des idées. » L’officier a fréquenté
l’université en cours du soir, et en a retenu ce parler sentencieux. Castro le défie
: « Si vous me tuez, vous aurez une belle promotion, lieutenant. » Et celui-ci de
rétorquer : « C’est l’éthique de chacun qui décide. »
Les trois hommes sont ligotés et conduits à un camion. On y embarque
également Juan Almeida et ses compagnons, eux aussi arrêtés. Sur le chemin de
la ville, on croise un convoi de soldats avec à sa tête, dans une jeep, le numéro 2
de la caserne de Moncada. Il demande livraison des prisonniers. Sarría refuse.
Menaces. Rien n’y fait. Le colonel Chaviano éclate en reproches : « Vous avez
fait du joli. Vous connaissiez pourtant les ordres. Le président sera furieux. »
Plus tard, Sarría refusera de se battre contre les barbudos. Après la victoire de la
Révolution, il sera promu commandant de la garde du président de la République
Osvaldo Dorticós.
Castro est mené à la prison civile de Santiago. À partir de ce moment, assure
Merle, Chaviano fait preuve d’un comportement quasi servile à son égard. Est-ce
l’attitude crâneuse de Fidel qui lui en impose ? Une photo le montre, en tout cas,
petit, à côté d’un immense Castro, très sûr de lui. Anxieux de se disculper des
accusations courant la ville sur l’assassinat des prisonniers, il commet, explique
Castro, « une erreur monumentale » : il lui demande de faire une déclaration à la
radio ! « Imaginez le crétinisme de ces gens-là ! Bien entendu, je prends le
micro. » Fidel ajoute à l’intention de Merle : « À cette minute a commencé la
seconde phase de la Révolution. »
La première, en tout cas, était bien close. Castro et trente camarades attendent
l’ouverture de leur procès à Boniato, principale prison de Santiago. La photo
d’identité carcérale de Fidel porte le numéro 4914, écrit sur la pancarte portée au
cou. Le chef du groupe est tenu à l’isolement. Aussi Raúl et Miret conduisent-ils
les entretiens de camarades en vue de reconstituer la répression consécutive à
l’échec. Et ils en communiquent la substance à leur chef par les biais qu’utilisent
tous les prisonniers du monde.
Le « procès numéro 37 » s’ouvre le 21 septembre 1953 devant le tribunal
d’urgence de Santiago. Ce ne sont pas seulement les attaquants de la Moncada
qui sont amenés dans ce palais de justice dont Raúl s’était rendu maître. Il y a là
quatre-vingt-dix-huit personnes. Et l’accusation en met en cause cent vingt-deux
– dont le président Prío, accusé d’avoir versé un million de dollars à Castro ! Car
l’instruction a impliqué des auténticos, des ortodoxos et des communistes. Il y a
foule dans la salle, en comptant la vingtaine d’avocats, la centaine de gardes, les
journalistes, les parents, les amis, le public. Des trois juges, deux ont la
réputation de n’être pas de mauvais bougres. Fidel rendra hommage au
président, « irréprochable ».
Il reconnaît les faits. Il dénonce aussi les sévices dont ont péri des dizaines de
ses camarades. Il prend sur lui la responsabilité ultime de tout. L’article du Code
de défense sociale invoqué par l’accusation met en effet en cause les « chefs » de
« tout soulèvement armé visant à renverser les institutions ». Castro confirme
n’avoir reçu l’appui d’aucun parti – et surtout pas de Prío, que l’accusation
retenait comme « auteur intellectuel » de l’attaque. Superbe, Castro s’écrie : «
L’unique auteur intellectuel de la Moncada, c’est Martí, l’Apôtre de notre
indépendance. » L’interrogatoire dure deux heures. Aux autres il n’est posé
qu’une question : « Avez-vous participé ? » Castro assure sa propre défense, en
sa qualité d’avocat. La robe noire qu’il revêt pour interroger les témoins à
charge, et qu’il ôte en reprenant sa place auprès des accusés, ajoute à l’effet d’un
verbe torrentiel.
À la troisième audience, Fidel ne paraît pas. Une lettre des services de
Chaviano informe la cour qu’il est souffrant – une « dépression nerveuse. » «
Mensonge », s’écrie Raúl. Et Melba de montrer au tribunal une lettre de Fidel
assurant qu’il existe un plan pour l’assassiner. Un juge se transporte à Boniato
avec deux légistes. L’accusé va bien. Le directeur de la prison, le lieutenant
Jesus Yanés, expliquera, après 1959, qu’on lui avait demandé d’empoisonner
Fidel. « On » ne veut plus que Castro bénéficie de la tribune du « procès 37 ».
Les juges s’inclinent et disjoignent son cas.
Le 6 octobre tombe la sentence du procès collectif. Treize ans de prison sont
prononcés à l’endroit de Raúl et de quatre autres assaillants dont les
responsabilités plus précises ont été reconnues. Vingt autres se voient infliger
dix ans, et deux trois ans. Haydée et Melba sont condamnées à sept mois.
Quatre-vingt-dix acquittements sont prononcés. Les hommes sont aussitôt
expédiés vers l’île des Pins – l’« île au Trésor » de Stevenson, un lieu désolé à
une trentaine de milles au sud-ouest de Cuba.
Le tour de Fidel vient. Pour ne pas rompre avec la fiction de sa maladie, les
autorités organisent son procès… dans l’hôpital dont Abel Santamaría s’était
emparé le 26 juillet. Tout sera achevé en une seule audience, le matin du 16
octobre. La salle, cette fois, est minuscule ; quelques journalistes représentent «
le public ». Parmi eux, la plus attentive est Marta Rojas, une collaboratrice de
Bohemia qui couvre ses carnets de notes pressées. L’essentiel de l’audience est
consacré à la plaidoirie que Castro a obtenu de prononcer lui-même. Ses derniers
mots, « L’histoire m’absoudra », deviendront le titre du « Petit livre rouge » de
la Révolution.
Reconstitué de mémoire par Fidel, ce texte est censé suivre les grandes lignes
de ce qu’il a soutenu devant ses juges. Marta Rojas authentifiera cette assertion.
Mais sans doute, dans la version écrite, des formules ont-elles été polies,
d’autres ajoutées. Castro apporte sa note de roublardise dès l’exorde : «
Messieurs les magistrats, jamais un avocat n’a eu à exercer sa profession dans
des conditions aussi difficiles… En tant qu’avocat, je n’ai pas pu voir le dossier.
En tant qu’accusé, il y a aujourd’hui soixante-seize jours que je suis enfermé
dans une cellule solitaire, entièrement au secret. » Subtilement, il transforme en
une iniquité supplémentaire cette confusion de rôles qui est son arme ! « Celui
qui vous parle, continue-t-il, déteste la vanité puérile. Son humeur, son
tempérament ne le prédisposent guère à poser en tribun. » Fidel annonce,
superbe, que l’article 148 du Code de défense sociale qui l’accuse ne sera pas
son horizon : « On pourrait penser, s’écrie-t-il, que je me bornerai à tourner
autour de ces lignes comme un esclave autour d’une meule. Je n’accepterai
d’aucune façon. »
Castro parle d’abord de l’attaque, « réalisée avec une magnifique coordination
» ! Il assure : « La moitié de nos forces, de loin les mieux armées, s’égara à la
suite d’une regrettable erreur à l’entrée de la ville. » En fait, une seule voiture
semble s’être perdue, mais Fidel veut démontrer que « ça » aurait pu marcher. Il
insiste sur la « générosité » des assaillants, qui ont traité les soldats « avec un
absolu respect ». « Du côté de l’armée, la discipline laissait à désirer », ajoute-t-
il. Des explications à l’échec ? « Nous avons eu tort de diviser l’unité de
commando. » Mais pour l’essentiel, c’est le hasard, « la rencontre accidentelle
avec la patrouille », que Castro incrimine. Il n’explique pas pourquoi l’ordre de
retraite qu’il a donné n’a pas atteint le groupe de l’hôpital. Il réfute l’argument
du gouvernement selon lequel « le peuple n’a pas appuyé notre mouvement ». «
Santiago croyait qu’il s’agissait là d’une lutte entre soldats. Et d’ailleurs, les
seuls civils qui ont été en contact avec les insurgés, les infirmières de l’hôpital,
ont servi d’auxiliaires à nombre de nos combattants. »
Ici, Fidel rode ce qui deviendra l’une de ses méthodes oratoires les plus
éprouvées : l’accumulation, sans notes, d’une cascade de chiffres pas toujours
vérifiables. Dans ce cas précis, Hugh Thomas, très critique à l’égard de Castro,
admet qu’ils étaient « grosso modo acceptables » et apparemment tirés d’une
étude publiée dans un ouvrage du secrétaire général du PSP, Blas Roca. Castro
évoque donc « les six cent mille Cubains sans travail, les cinq cent mille ouvriers
agricoles qui habitent des baraques misérables, qui travaillent quatre mois par an
et connaissent ensuite la misère avec leurs enfants, les quatre cent mille
travailleurs industriels et manœuvres dont la retraite est compromise, dont on a
arraché les conquêtes, dont les logements sont infâmes, les cent mille petits
cultivateurs qui vivent sur une terre qui ne leur appartient pas et qui la
contemplent toujours avec tristesse, tel Moïse la Terre promise, les trente mille
instituteurs et professeurs si dévoués qui se sacrifient pour améliorer le sort des
générations futures, les vingt mille petits commerçants écrasés de dettes, ruinés
par la crise, les dix mille jeunes intellectuels, médecins, ingénieurs, avocats,
vétérinaires, pédagogues, dentistes, pharmaciens, journalistes, peintres,
sculpteurs, etc. qui achèvent leurs études, remplis d’espoir et prêts à lutter, et se
trouvent dans une impasse… ». Fidel Castro, les Cubains le sauront quelques
années plus tard, rode ici un genre, celui de la vaticination apocalyptique, dans
lequel il se révélera un maître sa vie entière…
En cas de victoire, Fidel aurait immédiatement annoncé à ce peuple en
souffrance « cinq lois révolutionnaires ». La première lui « rendait la
souveraineté » et « proclamait la Constitution de 1940 loi suprême de la
République », en attendant qu’il la modifie ou la change. Contre ceux qui
violeraient cette Constitution, faute « d’organismes élus par le peuple, le
mouvement révolutionnaire, incarnation momentanée de cette souveraineté et
seule source du pouvoir légitime, aurait assumé tous les pouvoirs qui lui sont
inhérents, excepté celui de modifier la Constitution ». Nombre d’opposants à
Batista ont négligé de lire ce paragraphe avant d’appuyer Castro. Pour eux, Fidel
annonçait le retour à la Constitution de 1940, avec des élections régulières et la
possibilité d’alternance qu’elles supposent. Or, Castro ne précisait ni combien de
temps durerait ce « en attendant que le peuple la modifie ou la change », ni
combien d’années son Mouvement demeurerait « incarnation momentanée » de
la souveraineté du peuple !
Les autres lois annoncées concernent la transmission de la propriété de la terre
à tous les fermiers, métayers, tenanciers précaires cultivant moins de cinq
caballerias (soixante-sept hectares) ; un droit reconnu aux ouvriers et employés
à 30 % des profits des grandes entreprises ; la concession à tous les fermiers de
55 % de la canne récoltée ; la saisie des biens des concussionnaires. Parmi les
autres mesures, il y aurait « la nationalisation des trusts de la compagnie
d’électricité et de celle des téléphones » – deux monopoles américains. Fidel
énumère ensuite « six problèmes » auxquels la Révolution aurait remédié : la
terre mal répartie, l’industrialisation insuffisante, le logement, le chômage,
l’éducation et la santé.
Il voudrait encore distribuer à cent mille petits fermiers les terres dont ils sont
locataires, assécher des marais, reboiser des forêts, créer des coopératives
agricoles, réduire les loyers de moitié, construire des immeubles à plusieurs
étages, électrifier toute l’île grâce à l’énergie atomique. Où les révolutionnaires
auraient-ils trouvé l’argent ? « Il y en a suffisamment à Cuba le jour où on ne
volera plus… Le jour où l’on mobilisera les immenses ressources du pays et…
cessera d’acheter des tanks, des bombardiers, des canons pour défendre cette île
sans frontières. »
« Mais laissez-moi vous conter une histoire, poursuit Fidel. Il était une fois
une République, avec sa Constitution, ses lois, ses libertés, son président, son
Congrès, ses tribunaux. Tout le monde pouvait se réunir, s’associer, parler et
écrire avec la plus entière liberté. » Aura-t-on reconnu en cette idylle la Cuba du
temps de Grau et Prío ? Certes, « le peuple n’était pas satisfait de son
gouvernement ; mais il pouvait en changer et il s’apprêtait à le faire. On
respectait l’opinion publique. Il y avait des partis politiques, des discussions, des
réunions ; le peuple vivait tout cela avec enthousiasme. Pauvre peuple ! Un
matin, la cité s’éveilla en tremblant. Sous le couvert de la nuit, les spectres du
passé avaient noué leur conjuration. Tandis que les habitants reposaient, ils
avaient refermé leurs serres redoutables… Des bruits résonnaient, grincement de
faux, armes de mort, bruits de bottes ». On l’a compris, à ce passage qui est un
beau moment de la langue castillane, « Batista venait de perpétrer le crime à
quoi nul ne s’attendait ».
Mais « le droit de résistance établi par l’article 40 de notre Constitution est
toujours en vigueur ». Fidel, alors, convoque en défense de ce droit sacré
l’histoire « depuis la plus haute antiquité » : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin,
Rousseau. Et les « héros et martyrs » de Cuba, Martí surtout, auteur de cette
pensée rappelée en cette année de son centenaire : « Lorsqu’il y a beaucoup
d’hommes sans honneur, il y en a toujours d’autres qui portent en eux l’honneur
de beaucoup. » Castro peut alors entamer sa péroraison. Il ne demande pas son
acquittement puisque ses compagnons souffrent déjà « dans la prison
ignominieuse de l’île des Pins ». Il remercie ses juges de l’avoir laissé
s’exprimer. Il rappelle que cette cour a des éléments pour ouvrir un procès sur «
les soixante-dix assassinats » de ses camarades. Fidel anticipe une prison très
dure. « Condamnez-moi, conclut-il, peu importe. L’histoire m’absoudra. » Il a
parlé deux heures. Quelques minutes suffisent aux juges pour décider sans appel
: quinze ans de prison.
Ce texte grandiose et ampoulé, roublard et généreux, a suscité mainte exégèse.
Œuvre circonstancielle ? « Monument de l’esprit jésuite » ? Tout a été dit. Plus
d’un passage a pu, d’évidence, être retourné contre son auteur après qu’il sera
devenu le maître de Cuba. L’Histoire m’absoudra sortira de l’île des Pins par un
procédé connu : Fidel l’écrit par fragments avec du jus de citron entre les lignes
adressées à des parents ou amis. Chauffée avec un fer à repasser, l’encre
sympathique brunit et devient lisible. Melba, libérée, collectera les morceaux du
puzzle. Tout sera prêt au printemps 1954 et mis en circulation à vingt mille
exemplaires. La vraie fortune de ce document ne commencera pourtant que lors
de son retirage en 1958, l’écho de la guérilla dans la Sierra Maestra aidant.
Sur le moment, l’impact de la Moncada est surtout émotionnel, lié au
comportement scandaleux du colonel Chaviano. Le nom de Castro devient certes
familier, mais ses idées rayonnent peu. Des positions hostiles seront même
enregistrées, comme celle du Parti communiste PSP : « Nous répudions les
méthodes putschistes caractéristiques des factions politiques bourgeoises…
L’héroïsme des participants est stérile. »
Fidel arrive à la prison de l’île des Pins le lendemain de son procès. C’est un
pénitencier modèle, un des premiers construits en Amérique latine selon les
normes d’hygiène et de confort déshumanisées depuis peu en usage aux États-
Unis. Castro reprend le commandement à Miret et Raúl. La vie, qui a commencé
de s’organiser, est spartiate : non seulement en raison des conditions propres à
toute détention, mais aussi par choix. Ainsi décide-t-on de ne pas fêter Noël en
mémoire des morts du 26 juillet. On se choisit un règlement plus rigoureux que
l’officiel, pour n’en pas sembler dépendre. On constitue aussi une bibliothèque
avec les envois effectués par les parents et amis. On organise une « école » où
les anciens universitaires, Fidel tout spécialement, font profiter les autres de
leurs connaissances.
Le groupe a été installé dans un pavillon indépendant des quatre grands corps
de bâtiment qui composent la prison. La réflexion politique, qui n’a jamais eu
lieu, commence. On étudie les raisons de l’échec et on lance des plans d’avenir.
Car nul n’imagine rester dix ou quinze ans enfermé ! On joue au volley-ball et
au ping-pong. Le traitement est des plus humains.
Et puis a lieu un incident qui bouleverse l’ordinaire : Batista vient à la prison !
Esprit de provocation ? Oui et non : pour inaugurer un générateur ! Les vingt-
cinq décident de ne pas laisser passer l’événement. Ils se postent de façon à ce
que le dictateur entende leur « Hymne du 26 juillet », qui fustige « la plaie des
mauvais gouvernements et des tyrans insatiables ». Les sanctions ne se font pas
attendre. La plus grave : Fidel est conduit dans une cellule isolée. Au bout de six
mois, Raúl sera autorisé à rejoindre son frère. On imagine que l’aîné dut alors
parler, parler – à étourdir son cadet.
Fidel dévorera livre sur livre. Il a toujours été amateur de lecture, mais son
activité frénétique ne lui a pas laissé grand loisir. Cette fois il comble ses
lacunes. Il en parle dans ses Lettres de prison, rassemblées dès la victoire de
1959 par un de ses camarades, ex-secrétaire des Jeunesses orthodoxes, Luis
Conte Agüero. Pêle-mêle, il absorbe Balzac, France, Gorki, Cronin, Hugo,
Shakespeare, Tourgueniev, Thackeray, Maugham, Dostoïevski… On ne sait
guère ce qu’il en a pensé : le plaisir esthétique est étranger à son univers. Il
s’adonne surtout aux penseurs contemporains. Kant, sur lequel il s’endort. Marx,
bien sûr, dont il poursuit l’exploration, notamment avec Le 18 Brumaire de
Louis Bonaparte et La Guerre civile en France. De l’Antiquité, qu’il découvre à
travers les Vies parallèles de Plutarque, il aime l’esprit « révolutionnaire » de
certains, tel Jules César. De l’époque contemporaine, il absorbe tout ce qui lui
tombe sous la main. Il veut tout savoir de l’Amérique, au sens large, celle du
Sud, dont l’intéressent les écrivains politiques, mais aussi celle du Nord : il se
pique de curiosité pour le New Deal de Roosevelt. « Formidable école, cette
prison ! », écrit-il.
Les six mois, de février à août 1954, qu’il a passés dans l’isolement auront été
parmi les plus difficiles de sa vie. Car l’une des rares faiblesses de Castro est de
mal supporter la solitude. Il en est malade. Il écrit à un correspondant : « Je suis
épuisé… Il n’y a pas de refuge contre l’ennui… Les jours passent en une sorte
de léthargie. » Fidel, pour qui la vie a toujours été une scène sur laquelle s’agiter
pour un public attentif, ne supporte pas l’absence d’auditoire. Il connaît en
prison une vraie crise. À Conte Agüero, il écrira : « Dans les moments terribles
que j’ai traversés l’an passé, j’ai pensé qu’il aurait mieux valu être mort. »
Mais ces instants de mélancolie sont rares : « J’achève… de trouver le sens de
ma vie. Sera-t-elle longue ou brève ? Je ne sais. Fructueuse ou stérile ? Mais il
est une chose que je sens se réaffirmer en moi : mon désir passionné de sacrifice
et de lutte. Je n’ai que mépris pour l’existence accrochée aux misérables bagages
du confort et de l’intérêt. » Fidel semble aussi se préoccuper, pour la première
fois, de sa famille. Certes, il a toujours eu pour Fidelito, qui marche vers ses cinq
ans, un amour authentique, même s’il a été distrait par sa dévorante activité. En
revanche, passée la lune de miel, on ne voit plus paraître Mirta en fond de
tableau. Or, dans ses premiers mois de prison, Fidel lui écrit – souvent pour lui
demander des services, il est vrai. Mirta et son fils viennent le voir à l’île des
Pins, où il a droit à une visite par mois. C’est durant ce bref moment de quasi-
idylle que survient le « drame ». Écoutant la radio, comme il le fait toujours, il
entend que le ministère de l’Intérieur vient de mettre fin à la collaboration de
Mme Mirta Díaz de Castro ! Fidel est abasourdi. Sa première réaction est
d’écrire à sa femme pour lui demander d’engager une procédure en diffamation.
Mais sa demi-sœur Lidia lui confirme que Mirta émargeait.
L’épisode survient un mois après la sortie de L’Histoire m’absoudra. Il n’a
peut-être pas échappé aux argousins que Mirta a joué les courriers pour Fidel.
Confondue, l’a-t-elle trahi ? A-t-elle joué double jeu ? On ne saurait oublier que
son frère, Rafael, est secrétaire d’État à l’Intérieur. Il a pu lui offrir une sinécure
car elle n’a d’autre moyen de subsistance, depuis la mort récente de son père,
que la générosité d’Ángel Castro. Rafael, que l’affaire de la Moncada a alarmé
comme risquant de compromettre sa carrière, a-t-il voulu transformer la sinécure
en mission d’espionnage ? Faut-il replacer l’épisode dans le contexte des luttes
de clans autour de Batista ? Une visite à Castro, en prison, du ministre de
l’Intérieur lui-même, Ramón Hermida, ennemi juré de Diaz Balart, le
suggérerait. Fidel plonge dans un état indescriptible : « Je perds la tête. » Il
songe même au suicide, selon Conte Agüero. Et il engage une procédure de
divorce (elle se conclura en 1955). Son obsession, désormais, sera d’avoir la
garde de Fidelito. Cinq années durant, l’enfant sera au cœur de la dispute entre
ses deux parents.
Pour le reste, le détenu 3859 n’a qu’une idée en tête : la Révolution ! 1954 est
occupé par les préparatifs de la campagne du 1er novembre, à laquelle Batista
annonce, sans surprise, sa candidature. L’ex-président Grau légitime
l’escroquerie en se présentant contre lui. Fidel a la satisfaction d’entendre son
nom scandé lors de la retransmission d’une réunion du politicien « authentique
». L’élection de l’ex-sergent est sans surprise.
Castro est obsédé par la nécessité de demeurer au premier plan alors même
qu’il est derrière les barreaux. « La propagande est l’âme de toute lutte », écrit-il.
La publication de L’Histoire m’absoudra, la circulation de ses Lettres de prison
répondent à ce besoin. En juin 1954, une interview avec photos dans Bohemia le
rappelle à l’attention du public. Melba voyage au Mexique pour contacter des
moncadistas exilés et ranime ceux qui sont demeurés à Cuba. L’idée de Fidel se
précise : il faut créer un Mouvement. Si même l’action militaire avait réussi le
26 juillet, le soulèvement du pays restait incertain. La pâte sociale est amorphe
ou anarchique, il faut la travailler. Le Mouvement doit être le levain dans cette
pâte. Le projet s’affine à partir de « longues conversations » avec Raúl. Fidel se
préoccupe surtout de ne pas se faire chiper le « drapeau de la Moncada », comme
certains ont entrepris de le faire. Il recommande à Melba : « Il est préférable de
continuer seul. » Ou plutôt, précise-t-il : « Souris à tous, défends notre point de
vue…, sans blesser… Nous aurons tout le temps d’écraser les cafards… Accepte
toutes les aides, mais ne fais confiance à personne. » On voit s’affiner un
concept machiavélien : l’utilisation sans scrupule d’autrui au service d’une fin.
Le premier objectif est donc d’organiser les « plus de quatre-vingts »
survivants du 26 juillet en un « faisceau indissoluble ». Ce « mouvement doit
avoir la force nécessaire pour s’emparer du pouvoir, par des voies pacifistes ou
révolutionnaires ». Fidel poursuit : « La question de la direction est essentielle…
On ne peut organiser un mouvement où chacun croit avoir le droit de faire des
déclarations sans consulter quiconque… L’organisation et l’appareil doivent être
si puissants qu’ils détruisent quiconque essaie de créer des scissions, des clans,
ou de se soulever. »
L’objectif de cette unification n’est évidemment pas d’aboutir à on ne sait
quelle fédération d’appareils. Il s’agit de rassembler le peuple sur un objectif :
l’éviction de Batista d’abord, la révolution sociale ensuite. Fidel emploie les
termes suivants : « Révolutionner le pays de pied en cap. » « Notre moment
arrive, s’écrie-t-il. Ceux qui nous voient comme un groupuscule vont être tristes.
»
Le destin, c’est galvaudé, ça se travaille ! Aussi la première mission que
reçoivent les militants, via Melba, c’est d’organiser un « Mouvement pour
l’amnistie ». Le moment est optimal : Batista vient d’être « élu » président, il
prendra ses fonctions le 20 février 1955. Au demeurant, il a déjà accordé une
amnistie en 1954, n’en excluant que les « Moncadistas ». Et, dira Fidel à Frei
Betto, « à Cuba on ne concevait pas d’élections sans amnistie ». La campagne
est lancée début 1955. Un « comité de mères de prisonniers » est mis en place.
Beaucoup de femmes qu’on allait revoir dans les rangs castristes y font leurs
premières armes – telle Celia Sánchez qui sera, vingt années durant, la femme la
plus proche de Fidel. La campagne lancée, la presse « l’appuie superbement »,
note Castro. Les politiciens y joignent leur voix avant la passation des pouvoirs
de Batista dictateur à Batista président. Le général transmet la proposition à «
son » Parlement le 10 mars 1955, troisième anniversaire du coup d’État. La
mesure, mégote-t-il, ne s’appliquera aux moncadistas que s’ils jurent de
renoncer aux armes. Castro refuse : « Nous ne troquerons pas un iota de notre
honneur contre notre liberté. » Des manifestations éclatent à La Havane. Début
mai, le Congrès vote et Batista signe. La libération des rebelles survient le 15
mai.
Le Piñero ramène Fidel et ses compagnons à Batabano, côte Sud de Cuba.
Selon Melba, le Mouvement du 26 juillet (« M-26-7 ») est né durant la traversée.
Les compères, accueillis par un fort groupe de sympathisants, prennent le train
pour La Havane. Fidel rédige une déclaration musclée : « Les despotes
disparaissent, les peuples demeurent. » Il déclare par ailleurs : « Je n’ai pas
l’intention de créer un nouveau parti. » Ce qui n’est ni exact ni faux : le
Mouvement, en effet, n’est pas un parti. Il continuera d’avoir des rapports avec
les orthodoxes… mais pour y puiser des hommes. Fidel, qui a démenti les
rumeurs d’un éventuel exil, rencontre les leaders ortodoxos, Agramonte et Raúl
Chibás. Le 20 mai, un meeting a lieu à l’université. Le chef des Moncadistas y
est accueilli avec chaleur, alors que se profilent les élections pour la présidence
de la FEU. Pour la gauche se présente un catholique charismatique et hautement
moral : José Antonio Echeverría. Élu, il deviendra un héros, mais vaincu, de la
lutte contre Batista.
Fidel ne rend pas visite à ses parents. Son père, qu’il n’a pas revu depuis deux
ans, mourra l’année suivante. Raúl, lui, va passer quelques jours à la ferme. Mais
si Fidel ne va pas à Santiago, le meilleur de Santiago vient à lui : de jeunes
anciens du MNR de García Bárcena, qui ont fondé une cellule, l’Action
révolutionnaire de l’Oriente (ARO) – sans doute ceux qui ont scandé le nom de
Fidel lors du meeting de Grau, poussant celui-ci à parler pour la première fois
d’amnistie. Deux d’entre eux, personnalités rayonnantes, offrent leurs services :
Frank País, un instituteur de vingt ans, fils d’un pasteur baptiste, et Pepito Tey,
président de la FEU pour l’université d’Oriente. Et deux autres anciens du MNR
libérés, eux, de la prison de La Havane, viennent aussi se mettre à la disposition
de Fidel : Armando Hart, un avocat, et Faustino Pérez, un médecin. L’un et
l’autre sont devenus, depuis, des personnalités très en vue du castrisme.
Cependant, Batista observe de près les premiers pas de Fidel. Le 19 mai, à la
radio, celui-ci dénonce le régime. Le directeur de la station reçoit la visite de la
police. Fidel tonne : « L’amnistie devient une farce sanglante. » Le ministre de
l’Intérieur déclare, après une attaque de Castro contre Chaviano, le boucher de la
Moncada : « Ce type de comportement ne sera pas toléré. » Et Batista menace : «
Les partis de gouvernement ont une tête et un cœur, ils ont aussi des mains. » Il
y a donc malentendu. Batista a pensé que, trop content d’être libre, Fidel
rentrerait dans le rang. Or, celui-ci ne conçoit sa liberté que comme un moyen de
repartir à l’assaut du régime.
Le 6 mai, par ailleurs – jour de l’amnistie –, Batista avait signé un décret
portant création d’un organisme inédit : le « Bureau pour la répression des
activités communistes ». L’idée est d’origine américaine. Les États-Unis étaient
sortis, l’année précédente, du maccarthysme, mais l’esprit de la croisade y
demeurait. Le Brac naît ainsi d’une suggestion d’Allen Dulles, chef de la CIA de
1953 à 1961. Le Bureau devait surveiller moins les membres du PSP ou les amis
de Castro que les contacts avec le reste du continent d’agents prosoviétiques
installés de longue date à Cuba. Il deviendra une officine supplémentaire de lutte
contre l’opposition intérieure.
Celle-ci, de son côté, n’est pas inactive : elle poursuit sur la lancée de sa
mobilisation pour le retour des prisonniers. Des bombes explosent à La Havane.
Raúl est accusé d’avoir posé l’une d’elles dans un cinéma. Il doit se réfugier à
l’ambassade du Mexique. Le journal La Calle (« La Rue »), dans lequel Castro
écrit ses articles les plus véhéments, est interdit. Bâillonné, il décide de partir. Il
consacre ses derniers jours à Cuba à l’organisation de ce « noyau » de
révolutionnaires dont il a parlé dans ses Lettres. Le 12 juin 1955, une réunion
nocturne échafaude l’organigramme du M-26-7. La direction, une quinzaine de
personnes, mêle des anciens de la Moncada (Miret), du MNR (Hart) et du comité
pour l’amnistie (Vilma Espín). Miret reçoit la prééminence de fait au niveau
national. Pour l’Oriente, région stratégique dans la pensée de Castro, le «
coordinateur » sera Frank País.
Raúl s’est embarqué pour le Mexique dès le 24 juin. Fidel l’y rejoint le 8
juillet. « Toutes les portes d’une lutte pacifique… ont été fermées derrière moi »,
lit-on dans une proclamation à Bohemia avant son départ. Il ajoute : « D’un tel
voyage, on ne revient que la tyrannie décapitée à ses pieds. »
Tout n’est pourtant pas si lisse pour Castro. Parallèlement aux intrigues, une
autre opposition, dure, se dessine enfin. Près de quatre ans après le coup d’État
(comme s’il existait, pour les communautés aussi, des délais physiologiques),
sous l’impulsion de José Antonio Echeverría, président de la FEU, se crée, à
l’automne 1955, un « bras armé » secret de la Fédération, dénommé « Directoire
révolutionnaire des étudiants », avatar de celui qui avait conduit la révolution de
1933. Il s’ensuit une intense agitation toute la fin de l’année 1955 avec, pour
Batista, son premier Noël chaud.
Des officiers, de leur côté, multiplient ce que l’on nomme des tertulias, des
réunions à des fins d’insubordination. Certains trouvent le gouvernement trop
laxiste ; d’autres jugent, à l’inverse, que l’opération « démocratisation » n’a été
que façade et que Batista devrait céder la place à plus pur que lui – ce pour quoi
on les nomme les Puros. Le 4 avril 1956, Batista anticipera un soulèvement : une
douzaine d’entre eux, dont le colonel Ramón Barquín, attaché militaire à
Washington, seront condamnés pour « complot révolutionnaire ». L’embellie «
démocratique » de Batista a vécu.
Fidel, cependant, s’active. Un réseau de courriers se met en place. Ce sont
plus que des messagers, au demeurant, qui arrivent de l’île : c’est la fleur du M-
26. Car on est déjà dans la préparation d’un retour à Cuba. Castro, en effet, n’a
quitté le pays que pour y revenir. Il a même déjà choisi le lieu de son
débarquement : l’Oriente. Parce que c’est une zone qu’il connaît ; que, derrière
les côtes, se trouvent de rudes montagnes où se cacher, et enfin parce que la
région a une réputation de rebelle. La zone du cap Cruz, pointe la plus
occidentale de la côte Sud-Est, a été retenue. Déjà Miret étudie le terrain en
compagnie de País, coordonnateur du M-26 pour la région. En attendant, la
direction a commencé, à Cuba, la sélection des futurs combattants. La méthode
est celle, rodée, des révolutionnaires : confier de bénignes tâches de propagande
en observant qui y démontre audace et sang-froid ; et on pousse la demande
jusqu’à ce que l’implication exclue tout retour en arrière. Ceux qui traversent le
tamis sont envoyés à Mexico. Une centaine de candidats est ainsi sélectionnée ;
la moitié environ rejoindra les moncadistas déjà parés pour l’aventure.
À Mexico, le noyau dirigeant s’est ainsi renforcé : Montané et Melba,
désormais mariés, ont rejoint les Castro. C’est donc l’esprit tranquille que, le 10
octobre 1955, le lider du Mouvement peut prendre le train pour les États-Unis. Il
voyage avec Juan Manuel Márquez, un orthodoxe qui a vécu à Miami. Tel Martí
au siècle précédent, Fidel va faire la tournée des Cubains exilés « dans les
entrailles du monstre ». L’objectif est de recueillir des fonds pour acheter des
armes et instruire les combattants. L’équipée durera près de deux mois. Ses
temps forts seront New York et la Floride. Le scénario des rencontres est le
même : peu d’anticipation, afin de ne pas laisser trop de temps à la police pour
enquêter sur Castro ; préparation de la réunion par des sympathisants orthodoxes
; discours enflammé de Fidel devant les participants ; dépôt des dollars dans des
chapeaux de cow-boy posés sur la tribune… Au Palm Garden Hall de New
York, Castro lance : « En 1956, nous serons libres ou martyrs ! » Et il noue des
contacts plus poussés avec les « leaders naturels » des communautés. Il en attend
qu’ils mettent sur pied des « associations patriotiques » prolongeant le soutien
financier par-delà le moment de l’émotion. Une dizaine de ces « clubs fidélistes
» seront fondés, animés par Juan Manuel Márquez, que le chef du M-26 laisse à
Miami comme son représentant aux États-Unis. Castro aurait recueilli dix mille
dollars, chiffre fort substantiel pour l’époque. En Floride, Castro retrouve
Fidelito, enlevé à sa mère par sa sœur Lidia !
À Key West, l’îlot américain le plus proche de Cuba, il écrit son Deuxième
Manifeste du Mouvement du 26 juillet, dernier document avant le débarquement.
Le plan de l’action à venir y est révélé : il s’agit, cette fois, à la différence du 26
juillet 1953, de « préparer en grand le pays à la Révolution. Des consignes seront
données aux masses, qu’elles devront suivre quand éclatera, en tempête, la
rébellion nationale. » Cette tournée reçoit une ample publicité dans la presse
cubaine. Des éditoriaux soupèsent l’impact du « fidélisme » sur la vie et la classe
politique de l’île. Ils constatent que « l’ombre de Castro » devient « géante ».
Une note grinçante apparaît dans Bohemia, d’ordinaire très favorable : un article
intitulé « La patrie n’appartient pas à Fidel ». Si Castro devient maître de Cuba,
écrit l’auteur, Miguel Hernández – un auténtico –, il se fera « le dispensateur des
grâces politiques, morales et spirituelles… Dieu et César réunis… »
Muni de fonds, Castro retourne voir Bayo et lui rappelle sa promesse.
L’entraînement de la première cinquantaine de volontaires commence à Mexico :
footing le long des rues, canoë sur le lac de Chapultepec, close-combat dans un
gymnase, sports d’équipe sur des terrains de quartiers. Pour acquérir de la
résistance, on sort dans les montagnes environnantes. Certains entreprennent
l’ascension du Popocatépetl et de l’Ixtacihuatl, les volcans jumeaux dont les
silhouettes pointent au sud d’une ville non encore polluée. On a loué six
appartements sommaires. La vie s’y organise, spartiate. Et déjà militaire pour ce
qui est de la sécurité. Fidel, qui n’a connu aucune trahison lors de la Moncada,
est pourtant devenu très soupçonneux. Chacun doit surveiller l’autre. Les
approches de la gent féminine ne sont permises qu’opérées par deux. Le 2
janvier 1956, la police cubaine annonce la découverte dans l’île d’un complot
dirigé par le « docteur Castro ». Batista n’a pu manquer d’être alerté sur le
succès de la tournée américaine. Il fait donc arrêter des sympathisants du M-26
dans l’île. Et un colonel des services secrets commence à rôder autour du groupe
à Mexico.
En février, l’entraînement militaire commence. « Castro m’a dit de chercher
aux environs de Mexico un grand ranch dans une zone montagneuse », raconte
Bayo. Il le trouve vers Chalco, à quarante kilomètres au sud-est. Santa Rosa est
la propriété d’un proche de feu le bandit révolutionnaire Pancho Villa. Cours
théoriques et exercices pratiques se succèdent à vive cadence. Mais, un jour, se
pose un grave problème. L’un des jeunes gens, Calixto Moráles, « s’arrêta
pendant la marche pour se reposer et, allumant une cigarette, se refusa à
continuer ». Castro, qui ne suivait l’instruction qu’irrégulièrement, en raison de
ses obligations politiques, est alerté. « Il arriva bientôt au ranch. » Un conseil de
guerre est constitué. Fidel le préside, Raúl est désigné procureur et les membres
du groupe forment le jury. Moráles explique que des marches aussi harassantes
et nombreuses sont inutiles. Fidel demande la peine de mort. « Il suait
l’indignation par tous les pores et criait qu’on stoppe cette gangrène », raconte
Bayo.
Fidel a démontré un goût réel pour ce genre de procès. Mais Raúl, selon
l’Espagnol, est plus inflexible encore : « Lui est d’acier trempé… un terrible
défenseur des principes révolutionnaires. » Bayo fait valoir qu’exécuter
quelqu’un en pays étranger est un gros risque. Calixto, pourtant, est condamné.
Mais il ne sera pas fusillé : il demeurera sous surveillance armée jusqu’à
l’embarquement de ses camarades. L’intéressé parviendra, par sa conduite, à
rentrer en grâce. Il fera partie de l’expédition et combattra assez vaillamment
pour acquérir, après la victoire, une jolie position dans la Révolution. Il souffrait,
en fait, d’une malformation qu’il ne voulait pas révéler de peur d’être « recalé » !
Cependant, dans ces exercices, un homme se révèle supérieur : Guevara. Le fait
est notable car, depuis l’enfance, le Che a des crises d’asthme. Or, Mexico, on le
sait, est à deux mille trois cents mètres d’altitude. La place éminente qu’il aura
dans l’expédition doit donc peu à l’amitié de Fidel.
Vers la mi-février 1957, serrés de près et trempés par la pluie tropicale fort
drue en cette saison, la vingtaine de fidélistes rebrousse chemin vers l’ouest, en
direction de Manzanillo. Le 16 après-midi, dans une ferme amie, Fidel confère
avec les deux plus hauts responsables de l’Oriente : País, qu’il n’avait pas revu
depuis Mexico, et Celia, coordinatrice pour la région de Manzanillo, dont il fait
la connaissance. Manzanillo est « la porte » de la Sierra – une cité « de gauche »,
plutôt communiste, mais pas insensible au combat de Castro. Celia devient
responsable de la logistique. Puis arrive, de Santiago, Vilma Espín. Elle n’est pas
de la Direction nationale, mais elle est si active que País a décidé de l’amener.
Elle fait, ce jour, la connaissance de Raúl, qu’elle épousera. Il y a aussi Haydée,
venue de La Havane en compagnie de celui qui sera longtemps son époux,
Armando Hart. Et Faustino Pérez. Fidel formule ce qui serait son mot d’ordre
pour les deux ans à venir : « Tout pour la Sierra » – pour « sa » guérilla.
Le lendemain, 17 février, Castro consacre la matinée à Herbert Matthews. À
cinquante-sept ans, ce journaliste du New York Times est l’un des meilleurs
connaisseurs, aux États-Unis, de l’Amérique latine. Il a entendu parler de «
l’affaire de l’Oriente », et demandé qu’on l’y envoie. Ça tombe bien : le
commandant veut « mettre le paquet » pour percer le mur de silence dont veut
l’entourer Batista… « La situation dangereuse où nous nous trouvions était
évidente, se souviendra Matthews. Tout le matin, nous dûmes chuchoter… si
proches étaient les soldats de Batista. » Matthews ne perçoit pas combien les
forces de Fidel sont dérisoires. Le chef a mis au point un scénario : à l’autre bout
de la clairière, des patrouilles passent et repassent. Fidel parle de ses escouades «
de dix à quarante hommes », dont il ne peut « évidemment » pas révéler le
nombre ! Matthews est conquis : « La personnalité de cet homme est écrasante.
Il est facile de voir pourquoi ses hommes l’adorent et aussi pourquoi il a frappé
l’imagination de la jeunesse dans l’île. C’est un fanatique instruit et dévoué à sa
cause, un idéaliste plein de courage, aux remarquables qualités de chef. » Le
reportage paraîtra en trois volets fin février. L’importance du New York Times
dans une société tournée vers les États-Unis, la présentation flatteuse du «
personnage » : pour Castro, c’est une (r)entrée par la grande porte. Matthews a
dû, par la suite, se défendre d’avoir « lancé » le Cubain : « Nulle publicité…
n’aurait marché si Fidel n’avait pas été l’homme que j’ai décrit. » Le récit, en
tout cas, a un impact en Amérique. Deux années durant, Castro sera le « Robin
des bois romantique » face à l’affreux Batista – en parfait contraste avec le
démon qu’il deviendra après la victoire. Le ministre de la Guerre cubain dit que
l’interview est un faux. Le lendemain, le New York Times publie la photo du
journaliste fumant un tabaco avec Fidel ! Pour démultiplier l’effet escompté de
la publication, le chef de la guérilla écrit le 20 février, sitôt après le départ de
Matthews, un Appel au peuple de Cuba : « C’est de la Sierra Maestra, après
quatre-vingts jours de campagne, que j’écris ce manifeste », commence-t-il
fièrement. Il dresse un premier bilan des faits d’armes de son « détachement »
contre « trois bons milliers d’hommes équipés de tout l’armement moderne ». Sa
modeste victoire de la Plata devient un exploit. Et Fidel d’inviter ses
compatriotes à organiser la « résistance civique » dans toutes les villes.
Un tel mouvement, au demeurant, a déjà pris forme, sous l’impulsion
d’Armando Hart et Faustino Pérez. Ses objectifs sont, d’une part, de collecter
des fonds et, d’autre part, via une section « Action », de saboter les services
publics. Des politiciens classiques, tel Raúl Chibás, ex-secrétaire des orthodoxes,
et des bourgeois insoupçonnables, tel le futur président Dorticós, y adhèrent. Les
temps, décidément, se durcissent. L’existence de la guérilla de Castro conduira
des groupes rivaux à une escalade multiforme en 1957. Leurs actions auront un
fort impact psychologique, mais demeureront sans lendemain faute de relais
politiques. C’est le Directoire, sous Echeverría, qui est en pointe. L’invasion,
début 1957, du campus par la police, au mépris de l’autonomie universitaire,
transformera de nombreux étudiants en révolutionnaires professionnels. Le
recrutement du Directoire est plus bourgeois que celui de Fidel. Sa souche est «
authentique », alors que le M-26 a des racines « orthodoxes ». Une touche
chrétienne n’est pas absente du Directoire – alors que cet élément est insensible
chez les castristes, malgré le poids du baptiste País. Enfin, les amis d’Echeverría
agissent dans les villes, non dans la Sierra.
Des bombes explosent désormais régulièrement à La Havane et à Santiago.
Noël 1956 et le jour de l’an 1957 en sont assombris pour les paisibles citoyens.
Le grand coup du Directoire est frappé le 13 mars 1957. Une centaine de jeunes
gens tentent de s’emparer du palais présidentiel et d’y tuer Batista. C’est un
échec sanglant, Echeverría lui-même y laisse la vie. Son successeur, Faure
Chomón, ne pèsera jamais vraiment face à Castro.
Deux mois et demi plus tard, Prío, de plus en plus inquiet de la surface
politico-militaire acquise par Castro, organise un débarquement, lui aussi dans
l’Oriente. Mais le yacht Corinthia, parti de Miami, est intercepté à son arrivée à
Mayarí, et la quasi-totalité des expéditionnaires est massacrée. Fidel n’est pas
menacé en son état de « combattant suprême » antibatistien.
Bien que le Tropicana, le célèbre night-club de La Havane, bourré de
touristes, ait été une des cibles des bombes de la Saint-Sylvestre, on soupçonne
mal, aux États-Unis, ce qui bouillonne. C’est au contraire la grande mode de
Cuba. Le Hilton sera achevé en avril 1957. Les jeux battent leur plein. La
prostitution fleurit. L’administration Eisenhower accélère ses livraisons d’armes
début 1957. La bourgeoisie d’affaires cubaine fait bloc autour de Batista, «
rempart contre le désordre ».
Mais la répression est-elle bien un rempart, même en se faisant sauvage ?
Début 1957, trente cadavres d’opposants de toute obédience apparaissent,
mutilés, au bord des routes. Le comportement sadique de la police à partir de ce
moment mériterait une étude de cas. Un recrutement médiocre, comme dans tant
de pays sans tradition de service public, n’explique pas tout. Un encadrement
hétéroclite n’arrange certes rien : les chefs incorporés à l’époque du « pacte des
gangsters » ont dû faire du zèle pour poursuivre sous Batista. Il y a, en outre, le
pouvoir corrupteur des jeux, que l’ex-sergent a encouragés comme moyen de «
tenir » et de rémunérer certains de ses gens. La police défend donc le maintien
de privilèges liés à l’état de corruption. Elle le fait avec brutalité, comme qui a
tout à perdre d’un retournement des choses. Ceux de ses membres qui ont
commencé à se comporter durement sont acculés à l’escalade. Beaucoup, dans
les classes moyennes, en sont révulsés. Avocats et médecins sont les premiers
informés des atrocités. En outre, les fils des familles libérales, fer de lance de
l’opposition, sont eux-mêmes victimes des tortionnaires. Le M-26 gagne ici ce
que perd Batista.
Tout l’hiver 1956-1957, l’« armée rebelle », qui soulève tant d’espoirs, est
bien peu de chose. Elle est condamnée à l’errance. On se cache de bosquets en
sous-bois, sous des pluies battantes, avec les batistiens aux trousses. On est
tributaire, pour la nourriture, de paysans effrayés par les représailles. Rien ne
suggère, pourtant, que Fidel ait vacillé. Les photos le montrent immense,
dominant son entourage, fusil au dos, lunettes d’écaille toujours sur le nez afin
de pouvoir viser instantanément. Il est en grande forme. Ses compagnons l’ont
surnommé « el caballo » (le cheval) pour sa robustesse. L’un d’eux dira : « Il
allait si vite dans les marches à travers la montagne que, lorsque nous avions
envie de ralentir, nous le faisions monter à dos de mule… » Un seul problème :
il a de mauvaises dents et il n’y a pas de dentiste dans la Sierra ! Le Che, qui
s’essaie à cette discipline, n’est pas doué.
Peu à peu, cependant, les choses s’organisent. Le 15 mars 1957, les renforts
annoncés le 16 février à la conférence des chefs du M-26 arrivent enfin de
Santiago : cinquante hommes, de quoi tripler les effectifs. Peut-être même y a-t-
il risque de débordement des anciens par les « bleus ». Le chef de la nouvelle
troupe, en toute certitude, ne plaît pas à Fidel. C’est pourtant Jorge Sotus, qui a
conduit, le 30 novembre, l’assaut vainqueur contre la Police maritime de la
capitale de l’Oriente. Mais il arrive paré du titre autodécerné de « capitaine »,
accompagné de cinq « lieutenants » ! Fidel ne peut guère faire la fine bouche ;
ni, face à un corps déjà constitué, imposer une autorité. Il entreprend donc une
réorganisation souple. Il divise la troupe entière en trois patrouilles, commandées
respectivement par Raúl, Almeida et Sotus : ainsi, ce dernier n’est plus le chef de
près des trois quarts des effectifs, mais l’un des trois seconds de Castro.
Cienfuegos reçoit le commandement d’une avant-garde de quatre hommes et une
arrière-garde (trois hommes) est confiée à Efigenio Ameijeiras, un ancien du
Granma. Fidel, lui, marchera à la tête de sa propre patrouille d’une douzaine de
« barbudos », au centre-arrière de la colonne. Il est entouré d’un modeste état-
major comprenant notamment le médecin Guevara. Ce dispositif sera complété
par un organe « politique », où Sotus est isolé parmi huit castristes : outre Fidel
et Raúl, Almeida, Cienfuegos, Guevara et les paysans Ciro Frías, García et
Manuel Fajardo.
Que faire de cette force nouvelle ainsi réorganisée ? Le Che estime qu’il faut
tout de suite l’aguerrir. Il pensait s’emparer d’un camion des forces régulières, ce
qui donne la mesure des ambitions de cette époque ! Pour Fidel, il importe
d’abord que tous se rompent à la Sierra. Ce seront donc des semaines de
marches, avec tirs, franchissements de rivières, etc. La troupe apprend la
montagne pic à pic, vallée par vallée, cahute par cahute. L’ordinaire est maigre :
certains ont un haut-le-cœur quand ils doivent, pour la première fois de leur vie,
manger du cheval ! L’arrivée de journalistes américains – un rite, désormais –
rompt la routine. Pour les besoins d’un tournage de CBS, la colonne fait
l’ascension du Turquin.
Le 28 mai 1957, c’est l’attaque d’une nouvelle caserne, bien plus importante
que La Plata : Uvero, à mi-distance de cap Cruz et de Santiago. L’action est un
succès, mais non sans casse : un cinquième des quatre-vingts attaquants
(auxquels se joint Celia, première femme à combattre) restent sur le terrain, tués
(six) ou blessés (neuf). Mais les pertes en face sont bien plus élevées. La
merveille, pour cette troupe sous-armée, c’est le butin abandonné par les
défenseurs : trois mitrailleuses avec trépied, trois fusils-mitrailleurs, neuf M.1,
dix pistolets automatiques et des caisses de munitions… Les rebelles retournent
galvanisés à leur nid d’aigle.
Dès la fin du printemps 1957, la guérilla a ainsi imposé un statu quo dans le
maquis : elle est bien trop faible pour passer à la bataille frontale mais elle est
devenue trop forte pour qu’on lui cherche noise sans risquer gros. Ainsi a pris
corps ce que la geste a appelé le « territoire libre » : une zone de plusieurs
dizaines puis quelques centaines de kilomètres carrés, où les batistiens ne
s’aventurent guère, ne pratiquant que quelques bombardements aériens. Dans ce
quadrilatère, l’armée rebelle organise un embryon d’État. Les premiers services
sont des écoles rudimentaires et des hôpitaux de campagne. Les maîtres
bénévoles ne manquent pas et de jeunes médecins affluent, qui feront de jolies
carrières dans la Révolution. Au nombre des éléments d’une société implantés
dans la zone, il y a… un aumônier : le père Guillermo Sardiñas – monté « avec
l’autorisation de son évêque ». Castro se fait une spécialité d’être le parrain de
nouveau-nés que baptise le curé. Cela crée des liens avec les familles, qui
deviennent des appuis.
Guevara, qui aspirait à abandonner la trousse au profit du fusil, sera bientôt
élevé, le premier, à la dignité de « commandant », à la tête de quatre-vingts
hommes. Il organisera avec maestria sa zone, la partie orientale de la Sierra
Maestra. Il y installera une armurerie, une boulangerie, une cordonnerie, une
boucherie, un groupe électrogène et même des abris antiaériens. Il est aussi le
premier à vouloir « éduquer les masses », commençant à enseigner lui-même la
lecture aux paysans. Puis il publiera un petit journal ronéoté, Le Cubain libre, où
il développera la question de la réforme agraire.
Face à tant de simple détermination, les batistiens ont le moral en berne. Ils
pratiquent l’encerclement à distance, espérant asphyxier les rebelles ou les
décourager. Le lieutenant Sánchez Mosquera, seigneur de la guerre, cruel et
expérimenté, avec cinquante hommes, revient dans les chroniques des chefs
révolutionnaires comme si lui seul, en un an et demi, avait été à l’offensive !
Quelques désertions commencent dans les forces armées.
Mais c’est alors que tout va plutôt bien pour les rebelles, vers la mi-1957, que
certaines tensions apparaissent : l’omnipotence de Fidel sur un mouvement où,
désormais, chacun prend des risques, n’allait plus de soi. Dès le départ, le M-26
s’est caractérisé par son centralisme « léniniste ». Non que la discussion fût
absente : mais, pour le Lider, la démocratie consiste surtout, selon un mot connu,
à faire voter les autres autant qu’il le faut pour qu’ils se rallient à son point de
vue ! Pour les marxistes, la fin justifie les moyens, mais il est avéré que certains
moyens laissent leur marque par-delà la période d’urgence. Ainsi la « démocratie
castriste » était-elle en germe dans le système mis au point pour la phase de
combat. Le 7 juillet 1957, País fait savoir à Fidel que, en raison de la confusion
régnant au M-26, il a « audacieusement décidé », en liaison avec « Jacinto »
(Hart), de « revoir la totalité des structures ». Que les tâches soient à présent
clairement assignées, et les décisions prises par un organe collégial. À cette fin,
País et Hart ont demandé l’avis et obtenu « l’accord de tous ».
Pour Fidel, c’est un coup d’État ! L’initiative de País met en lumière, et en
cause, un flou qui est bien de Fidel dans l’attribution des responsabilités. Elle
contrevient surtout à la tendance du jefe (chef) à décider de tout. Déjà Franquí,
chargé de la propagande, avait estimé qu’au lieu d’un « caudillo tout-puissant,
sorte de Dieu sur la terre, conquistador ou héros, expression même du passé du
pays », devrait surgir une direction collective, « qui obéisse au peuple au lieu de
lui commander ». Fidel imagine aussitôt une parade à cette fronde : déborder la
Direction nationale du M-26. Pour ce faire, il donne un vif éclat, l’été 1957, à un
voyage dans la Sierra de deux personnalités : Raúl Chibás, ex-secrétaire des
orthodoxes, et Felipe Pazos, ancien directeur de la Banque nationale, homme
honnête et compétent. Le commandant signe avec eux un texte appelant à l’unité
contre la dictature. Dans ce Manifeste de la Sierra (12 juillet), on lit : « Nous
voulons des élections mais à condition qu’elles soient vraiment libres,
démocratiques et impartiales. » À une telle consultation doit présider « un
gouvernement provisoire, neutre », choisi par les « institutions civiques » (ordre
des médecins, barreau, etc.). Et il n’est pas nécessaire, pour sa formation, que «
les partis et institutions se disent révolutionnaires ». Est-on plus bénin !
En proclamant soudain la nécessité de l’unité d’action contre Batista, Fidel
désarme ses lieutenants de la ville : comment ces hommes eux-mêmes, bien
obligés de composer, pourraient-ils contester, au sein du Mouvement, un
leadership de plus en plus reconnu sur le plan national ? Les radicaux de la
montagne sont, quant à eux, stupéfaits. Guevara parle, dans ses Souvenirs, de
Pazos et Chibás comme de deux « personnages de l’âge de pierre » : le plus
radical des hommes de la Sierra n’aime pas les nouveaux amis de Castro. Raúl,
lui, rumine (réflexe premier chez lui !) de fusiller Pazos. Plus tard, Celia Sánchez
expliquera à Matthews, qui s’inquiétait que les promesses de la Sierra eussent
été des tromperies : « Nous ne savions pas, à cette époque, qu’au jour de la
victoire nous et le Mouvement serions si populaires. Nous pensions que nous
devrions former un gouvernement avec des auténticos, des ortodoxos, etc. Au
lieu de quoi nous nous sommes trouvés maîtres de Cuba. » Et de conclure : «
Pourquoi, alors, aurions-nous perdu du temps ? »
La querelle naissante de Fidel avec Frank País se résoudra tragiquement : le «
coordinateur » pour l’Oriente sera tué par la police le 30 juillet 1957. Il avait
vingt-trois ans. Castro suggère que Celia reprenne une partie de ses
responsabilités. En fait, c’est René Latour, dit « Daniel », un des lieutenants de
Sotus durant son séjour dans la Sierra, qui reprend le flambeau. Mais une
nouvelle Direction du mouvement, imposée par Fidel et « la montagne », se
substituera à celle que País avait quasiment imposée.
Toutefois, l’embuscade tendue à País ne résout aucun des problèmes de la
dictature. L’exécution à Santiago de « l’inoubliable » chef du M-26 pour
l’Oriente provoque même des manifestations d’unité comme rarement il y en
avait eu. La ville se mobilise pour les obsèques. Dans la foulée, une grève
générale la paralyse trois jours. D’autres villes s’agitent. Pas La Havane.
Le successeur de País subit à son tour les pressions de Fidel afin que « tous les
fusils, toutes les balles, toutes les ressources [soient] pour la Sierra ». Alors
même que les correspondances de l’époque montrent que des dizaines d’armes,
des milliers de pesos, des dizaines de milliers de munitions montent, le chef se
plaint : « Je refais tous mes calculs, et vois que la plupart de nos armes, celles de
meilleure qualité, sont celles que nous avons prises à l’ennemi. » « Daniel »
réplique : « Nous considérons que la lutte ne doit pas se limiter aux montagnes
mais qu’il faut se battre sur tous les fronts. » Hart lui-même, fort ancien
compagnon de lutte de Fidel, mais qui a toujours travaillé dans « la plaine », en
ville, écrit à Celia : « Si vous estimez que ce travail est inutile, il faut que vous
demandiez à l’actuelle direction de nous transformer en section d’intendance de
la montagne ! » Ceux d’« en-bas », comme on dit, sont d’autant plus amers que
les exigences de Fidel les dénudent face aux ratissages de la police de Batista et
aux irruptions des « Services » à l’heure du laitier.
L’échec de la grève générale d’avril induit Batista à penser que la force de ses
opposants a été exagérée, par sa propre police ou par les journalistes étrangers.
Aussi prépare-t-il avec confiance une grande offensive « F.F. » (fin de Fidel).
Cette « offensive Verano » (d’été), Batista en annonce le lancement le 1er juin.
Dans un livre intitulé Mémoires1, Fidel fait démarrer les choses au 7 avril. Les
barbudos sont à trente contre un : « 354 rebelles contre 10 000 »
gouvernementaux. Ceux-ci sont dirigés par le général Eulogio Cantillo, un
officier réputé fair-play chez les castristes. Mais le chef d’état-major général
Francisco Tabernilla a aussi investi de responsabilités le général Chaviano, le
triste sire de la Moncada !
Le plan des gouvernementaux (autant qu’on puisse le reconstituer en
l’absence d’archives officielles, brûlées dans les premiers heures de 1959) était
d’encercler les rebelles par les voies d’accès nord-ouest (Manzanillo) et nord-est
(Bayamo), puis de resserrer l’étau, avant de prendre à revers le dernier réduit
grâce à des corps débarqués aux embouchures des fleuves, au sud. Des B-26
pilonneraient les objectifs suspects. Des hélicoptères sont engagés pour les
repérages – heureusement pour les rebelles, très peu.
Face à ce déploiement, Fidel décide de regrouper presque toutes ses forces
dans « la forteresse ». Les colonnes 3 d’Almeida et 2 de Cienfuegos sont ainsi
rappelées. Seul Raúl demeure loin, dans la Sierra de Cristal : sa mission est de
fixer une partie des batistiens en défense de Santiago. Fidel entend résister le
plus en avant possible du réduit central, les rebelles ne devant reculer qu’à bon
escient, mais sans risquer de trop lourdes pertes.
Trois semaines après le lancement de l’offensive, la plupart des positions
rebelles extérieures au « sanctuaire » sont tombées. Les fidélistes ne contrôlent
plus qu’une douzaine de kilomètres carrés. De cette position haute, cependant,
ils mitraillent les gouvernementaux accrochés aux pentes. Après une dizaine de
jours indécis, il devient perceptible que les assaillants s’épuisent, loin de leurs
bases, en terrain inconnu. Le 26 juin, les batistiens emportent une ultime
position, le village de Las Vegas. À partir du 29, les rebelles desserrent l’étau.
Au passage, ils encerclent des unités épuisées et parfois affamées, au cœur de la
Sierra. Au nombre des prisonniers figure le très redouté Sánchez Mosquera,
blessé lors d’une des dernières batailles.
Tandis que Fidel soutient l’assaut, Raúl est pilonné par l’aviation. Près de
succomber, il mène, d’autorité, une opération politiquement folle : le 26 juin, il
capture douze ingénieurs américains et canadiens à Moa, à l’extrême est de la
côte nord. Ces hommes participaient à la construction d’une usine pour le
traitement des minerais de nickel et de cobalt dont la zone est riche.
(Démonstration, au passage, que six semaines avant le lancement de la contre-
offensive victorieuse des barbudos, les Américains se croient en sécurité en
Oriente.) Le lendemain, vingt-sept marins des États-Unis qui rentraient en bus à
leur base de Guantanamo après… un pique-nique « à Cuba » sont également
capturés. Huit autres citoyens nord-américains seront encore enlevés. Et Raúl de
prendre contact avec le consulat américain à Santiago. Il lie la libération des
otages à l’arrêt de l’assistance militaire américaine à Batista à partir de
Guantanamo.
Le 7 juillet seulement, déjà engagé dans sa contre-offensive, Fidel se saisit de
l’affaire, qu’il a apprise par les radios. Sa réaction n’est en rien violente. Il
rappelle que « nous ne pratiquons pas le système des otages ». Deux aspects le
préoccupent : la campagne internationale, et surtout l’impression, qui risque de
prévaloir, « qu’une anarchie complète règne au sein de notre armée ». En réalité,
Fidel a compris que son frère a eu désespérément besoin de retrouver une marge
de manœuvre. De fait, les rebelles observent que les raids aériens se sont
interrompus sitôt après la prise des premiers otages. Le commandant en chef
ordonne la libération des Nord-Américains, mais il laisse toute latitude à son
cadet pour la mettre en œuvre. Raúl prend son temps, libérant ses prisonniers par
petits groupes, les civils d’abord. Les six derniers militaires rentrent à
Guantanamo le 18 juillet. Tous ont été si bien traités que certains entament une
louange du castrisme.
Dès lors, la politique prend le dessus : Fidel est sollicité pour participer à une
conjuration civique antibatistienne. Il réplique en demandant à rencontrer le seul
général Cantillo. Le commandant de l’Oriente accepte. L’entrevue a lieu le 28
décembre à la sucrerie América, à une cinquantaine de kilomètres en arrière de
Santiago. Le général est venu en hélicoptère, avec un jésuite qui a servi
d’intermédiaire. Fidel a une crainte dont il fait part à Cantillo : que Batista
s’enfuie. Pour le reste, chacun laisse entendre à l’autre ce qu’il a en tête. Cantillo
songe à une junte où il serait avec Castro. Fidel, lui, propose à son interlocuteur
que, à l’issue d’un cessez-le-feu concordé jusqu’au 31 décembre, il fasse passer
la Moncada du côté des rebelles. Il pourrait alors être ministre de la Défense,
suggère l’entourage du révolutionnaire. Le chef militaire laisse alors la Moncada
à son second, le colonel José Rego, et file à La Havane… rendre compte à
Batista.
Le chef de l’État se montre faussement furieux de l’entrevue avec Fidel : ne
l’ignorant pas grâce à ses services, il ne l’a tout de même pas empêchée. Puis il
confie à Cantillo qu’il songe à « quitter le pays ». Il laisse entendre au
commandant de l’Oriente qu’il pourrait être l’homme de la transition, afin
d’éviter un bain de sang comparable à celui qui a suivi la chute de Machado en
1933. Rendez-vous est pris pour le 31 décembre en soirée, trois jours plus tard.
Cantillo câble à Rego d’obtenir de Castro quelques jours de délai. Flairant la
supercherie, Fidel annonce que le 31 décembre, à l’expiration du cessez-le-feu,
ses troupes avanceront pour prendre Santiago.
Cantillo, qui a fait un bref retour en Oriente le 30, repart pour La Havane le
31. Batista lui confirme ses intentions : il s’en ira peu après minuit, le soir même.
Le président convoque les dignitaires pour un réveillon d’apparence innocente à
Columbia. Au menu des quelque soixante invités : poulet-riz, champagne et café
– rapportent John Dorschner et Roberto Fabricio dans Vent de décembre. Les
vœux échangés sont d’évidence moroses. À minuit et demi, Cantillo devient chef
d’état-major général. On tire de son lit le plus vieux juge de la Cour suprême,
Carlos Piedra, et on lui apprend que, aux termes de l’article 149 de la
Constitution, il est président de la République, en raison des démissions du chef
de l’État et du président du Sénat !
A 2 h 30 du matin, deux DC-4 des Aerovias Q, la compagnie privée de
Batista, s’envolent de la piste située dans le camp. L’un part pour Saint-
Domingue avec l’ex-chef de l’État. L’autre file en Floride. Outre la femme et
deux enfants de Batista (les autres sont déjà aux États-Unis) sont à bord le
Premier ministre, le président élu Rivero Agüero, le président du Sénat, le maire
de La Havane et tout le haut état-major. « Un chargement de cadavres vivants »,
écrira plus tard l’un d’entre eux. Batista laisse une déclaration : sa démission
répond à une demande des chefs militaires et à la suggestion de l’Église et
d’hommes d’affaires. D’autres dignitaires et sbires s’enfuiront dans les
premières heures du nouvel an 1959, à bord d’avions et de bateaux – la plupart
vers Key West et Miami. Les plus célèbres sont Rolando Masferrer, ex-patron du
MSR devenu le chef des sinistres « Tigres » de Santiago, et Meyer Lansky, un
truand américain connu comme « le roi des jeux à La Havane ». Trois cents
autres « batistiens » se réfugieront dans des ambassades latino-américaines, dont
Eusebio Mujal, secrétaire, depuis plus de vingt ans, de la Centrale «
gouvernementaliste » des travailleurs cubains. À Saint-Domingue, Batista rejoint
« la plus célèbre réserve zoologique d’autocrates latino-américains » : outre le
maître de maison, Trujillo, il y a aussi là, en transit vers l’Espagne de Franco,
l’Argentin Juan Perón.
La nouvelle de la fuite est tôt connue, le 1er janvier 1959. Dans la capitale, la
police s’éclipse. On pille aussitôt les parcmètres, invention de Batista, et les
machines à sous, autre legs du régime. Les photos en feront le tour du monde.
Mais des militants du M-26, au brassard rouge et noir, prennent possession des
carrefours. Ils s’emparent aussi des stations de radio. Les locaux de journaux et
des villas de dignitaires sont réquisitionnés. Il n’y a pas de vrais débordements.
On ne comptera qu’une douzaine de morts.
À Santiago, la nouvelle de la fuite de Batista déchaîne une explosion de joie :
la rue appartient aussitôt aux sympathisants de Fidel, autant dire, ici, à toute la
population. Mais le commandant en chef, à son QG de la sucrerie América, ne
partage pas cette liesse. Jamais on ne l’a vu aussi blême. Il a reçu
communication, par le colonel Rego, de la Moncada, que le « nouveau chef
d’état-major des armées, le général Cantillo », souhaite « un cessez-le-feu dans
toute la République sous réserve qu’il soit demandé officiellement par
l’honorable président, le docteur Carlos Piedra ». Rego a ajouté de sa main : «
Docteur Castro, bonne année. » Fidel juge que Cantillo a trahi ses engagements :
une combinaison tendant à court-circuiter la Révolution a été ourdie en accord
avec Batista, qui a ainsi pu s’enfuir « avec les millions volés au peuple ». Par la
radio, Fidel appelle alors les Cubains à demeurer « sur le qui-vive » car, « selon
toute apparence, un coup d’État s’est produit dans la capitale ». Il use pour la
première fois de façon publique, ce 1er janvier 1959, de son titre de «
commandant en chef » qui, près d’un demi-siècle durant, va trancher comme une
Durandal la vie publique de l’île – le seul titre qui va compter, le dernier qu’il
abandonnera. Il ordonne : « Nos troupes ne doivent pas cesser le feu… Aucun
pourparler ne sera entrepris, sauf avec les garnisons qui veulent se rendre. La
dictature s’est effondrée mais sa chute n’est pas le triomphe de la Révolution. Un
coup d’État militaire aurait pour seul effet de prolonger la guerre. Non à une
fausse victoire ! Travailleurs, préparez-vous à la grève générale. »
__________
1. Ce livre, peut-être destiné à faire « reflotter » le mythe, est paru en France début 2012 chez Michel Lafon. Il s’agit des carnets
(retouchés ?) des neuf derniers mois de la Sierra Maestra jusqu’à l’entrée à La Havane.
5
LA VICTOIRE ET L’éTABLISSEMENT
(1959-1960)
Il est une autre future constante de la politique fidéliste dont on perçoit les
prémices dès ces premiers jours de 1959 : une hypersensibilité à tout ce qui vient
des États-Unis. Pour tout Cubain un peu radical, il est vrai, le voisin du Nord a
volé la victoire probable des patriotes de 1898 sur l’Espagne et réduit à rien la
révolution antimachadiste de 1933. C’est aussi celui dont le poids dans
l’économie insulaire est trop fort pour n’être pas importun. Plus gravement, c’est
la puissance qui a trop longtemps soutenu Batista.
L’explication habituelle de la dégradation rapide des relations entre la Cuba
de Castro et les États-Unis est l’incapacité de Washington à « comprendre cette
révolution ». Elle est courte. Certes, les Américains n’ont pas tous donné dans la
subtilité : une partie de la presse, en particulier, a véhiculé des opinions
paternalistes – favorables d’abord, hostiles ensuite.
Il est vraisemblable, surtout, que Fidel a vite perçu l’avantage qu’il y a, pour
un régime exposé, à avoir sous la main, prête à être tisonnée, une solide querelle.
L’ambassadeur Earl Smith, vieil ami d’Eisenhower, a déjà démissionné. Il sera
remplacé par un diplomate professionnel, Philip Bonsal – un libéral bien disposé
envers le nouveau régime. Washington, fin janvier, retire sa mission militaire,
vestige d’une époque il est vrai peu glorieuse. Le seul signal négatif qui
parviendra de l’exécutif de Washington durant ces premières semaines sera le
refus de livrer des armes à la Révolution.
Fidel, dès les premiers jours, tient à indiquer un autre de ses centres d’intérêt :
l’Amérique latine. Songe-t-il à relancer l’élan « continentaliste » du Libertador
Bolivar ? Ou cherche-t-il simplement des alliés dans son environnement ? Le 23
janvier, il débarque à Caracas pour le premier anniversaire de la chute de Pérez
Jiménez. Il entend remercier les nouvelles autorités militaires du Venezuela de
l’aide fournie durant les derniers mois de la Sierra. Fidel voit aussi le président
élu, Rómulo Betancourt. Avec ce social-démocrate connu à Mexico, le contact
est sans chaleur. Castro, passé ici étudiant inconnu sur le chemin de Bogota en
1948, est, cette fois, accueilli par une foule en délire. Ce premier contact
électrisant avec le sous-continent est du meilleur augure pour le Cubain.
La situation politique intérieure est étrange en ces premières semaines. Fidel
est à la fois partout et nulle part. Partout : il se multiplie devant mille instances, y
compris bourgeoises (le Lions Club !), pour expliquer sa Révolution, qui sera
progressiste et démocratique. La jeune télévision traque ce personnage fait pour
elle. Et aussi Castro n’est nulle part. Car il n’a pas choisi de bureau : le palais
présidentiel est à Urrutia ; et Columbia, qui lui revient comme commandant en
chef, ne lui plaît pas. Il a choisi un lieu étonnant pour se poser de temps à autre :
le 23e étage de l’hôtel Hilton ! C’est le point culminant de la capitale – en
attendant la construction de la haute tour de l’ambassade soviétique ! Des barbus
aux aguets modifient certes l’atmosphère ouatée de ce qui fut, quelques mois, le
symbole de la présence yankee à Cuba. Et les cuisiniers se cognent parfois, la
nuit surtout, contre le Lider, venu se confectionner un milk-shake !
Castro dirige-t-il déjà dans le détail ? Tad Szulc croit pouvoir baptiser «
gouvernement secret » un « Bureau de planification et coordination » créé dès
les premiers jours. Cette instance est présidée par Núñez Jiménez. Celui-ci a un
peu côtoyé Castro à l’université, où il a étudié l’histoire et la géographie.
Marxiste-léniniste convaincu, il est devenu un des adjoints du Che durant la
campagne de Las Villas. Et, de fait, à ses côtés, travaille… Guevara – fait, le 9
janvier, cubain « par naissance ». On y note la présence régulière de Vilma Espín
et celle, plus occasionnelle, de celui qu’elle vient juste d’épouser, le
commandant militaire de Santiago, Raúl Castro, désigné dès le 21 janvier par
Fidel comme son « successeur ». Pourquoi ? Face aux menaces qui, croit-il déjà,
pèsent sur lui, il veut qu’on sache que d’autres à sa suite seraient « plus radicaux
» que lui-même. La petite équipe s’installe à Tavara, faubourg de Cojimar, juste
à l’est de La Havane. Le choix du site, selon Tad Szulc, est dû au fait que
Guevara peut s’y refaire une santé, après les mois terribles de la Sierra Maestra.
La première tâche à laquelle s’attelle la petite équipe est la mise au point de la
réforme agraire. Significativement, le ministre de l’Agriculture Sorí-Marín est
tenu à l’écart. Ce n’est pourtant pas un tiède : cet avocat, devenu comandante, a
été l’ardent procureur de la « République » rebelle de la Plata. Il est aussi le
rédacteur de la première loi de réforme promulguée dans la Sierra. Et, en janvier,
Sorí-Marín a fait partie du tribunal qui a condamné à mort le batistien Sosa
Blanco. L’homme avait-il déjà donné un de ces signes de faiblesse qui le
conduiront au paredón (poteau) en 1961 ?
L’une des tâches de Castro durant ces premiers mois est d’aider à la résolution
des conflits du travail qui, comme toujours en pareille circonstance, ont surgi
nombreux. Lorsque, fréquemment, il est sollicité pour arbitrer, il se montre à la
fois préoccupé que l’incendie ne devienne pas incontrôlable et convaincu que les
travailleurs doivent recevoir des satisfactions afin d’apprécier le nouveau cours
des choses. De janvier à avril 1959, la plupart des conventions collectives de
l’île sont renouvelées. Mais, dès juillet, les demandes d’augmentation de salaires
seront cataloguées « contre-révolutionnaires ». En Oriente, la grande question est
celle de la terre. Des distributions ont lieu sans attendre la loi de réforme.
L’armée rebelle est aussi l’âme d’un renouveau des campagnes, saisies par la
ferveur des barbudos. Partout, on voit des jeunes gens en treillis empiler des
briques pour construire des maisonnettes en dur qui remplaceront les boyos de
paille des guajiros ; des casernes sont réaménagées en écoles ou en pouponnières
; on répare les routes et les ponts. Des médecins se sont lancés dans des
consultations gratuites. La Révolution est une ruche.
Un problème surgit : que faire des casinos ? Ils ont été fermés dans l’élan
moralisateur des débuts : Urrutia, janséniste de tempérament, en a fait un point
axial de son programme. Castro, des plus prudes pourtant, louvoie : des milliers
d’employés, en effet, exigent rudement leur réouverture. À la fureur (contenue)
du président, Fidel se prononce en faveur des travailleurs. Mais les Américains
ont déjà moins le cœur à venir flamber à Cuba… En mars, le gouvernement
prendra « pour un mois » le contrôle technique de la Compagnie des téléphones,
propriété d’une société yankee dite la « pieuvre du Delaware » : ce geste a été
forcé par la nouvelle direction syndicale M-26.
Le vieux Grau, qui a cautionné par son activisme les consultations farcesques
de la dictature, n’est pas inquiété. Il se permet même de réclamer des élections !
Castro réplique qu’elles auront lieu quand la réforme agraire sera achevée. Prío,
lui, qui a aidé tous les opposants à Batista, dont Castro, rentre de Miami ; mais le
vieux renard se tait. Ernest Hemingway, grand amoureux de Cuba où il a ses
aises depuis un quart de siècle, note que, tout compte fait, ces débuts du
castrisme sont un « moment très décent » dans l’histoire de l’île. Le peuple, qui a
toujours aimé rimer son histoire, danse sur un mérengué qui va faire le tour du
monde : « Y en eso llegó Fidel / Se acabó la diversión. » « Alors Fidel est arrivé
et la fiesta s’est terminée » – la fiesta des riches.
Euphorie ? Oui. Le gouvernement, en effet, a pris deux mesures immensément
populaires parmi les citadins aux revenus modestes. Le 26 janvier, il a suspendu
les expulsions de locataires. Et, le 10 mars, il a décrété une baisse de 50 % des
loyers. Euphorie, pas tout à fait pourtant. Dès la fin février, les journaux
dénoncent l’existence d’un maquis anticastriste dans l’Escambray. Et à Miami,
où il s’est réfugié le 1er janvier, Rafael Díaz, ex-beau-frère de Fidel, a fondé « la
Rose blanche », première de ces organisations de l’exil qui donneront du fil à
retordre au Lider.
Avec le printemps, l’agitation bon enfant d’un peuple tout à la joie d’avoir
retrouvé sa liberté fait place à la haute politique. Castro annonce qu’il va se
rendre aux États-Unis. Est-ce là le traditionnel « pèlerinage chez l’Oncle Sam »
de tout nouveau dirigeant latino-américain, anxieux d’être reconnu par la
puissance tutélaire et d’obtenir une aide pour un bon démarrage ? Non ! Fidel est
invité par l’Association américaine des éditeurs de journaux – non par le
gouvernement. C’est son « ami » Jules Dubois, du Chicago Tribune, qui a rendu
l’événement possible. Castro a répondu « oui » au téléphone en trois minutes. Le
succès de cette figure hors pair, dû à la curiosité, est garanti. Mais la question est
: les officiels américains souhaiteront-ils happer Fidel pour un contact direct ?
Des parlementaires libéraux le suggèrent ; le gouvernement d’Eisenhower ne
reprend pas la balle au bond.
Qu’attend Castro de ce voyage ? Ah ! il ne franchira pas le détroit de Floride
en solliciteur : « Nous sommes fiers d’être indépendants et nous n’avons pas
l’intention de demander quoi que ce soit. » Mais son nombreux entourage
(soixante-dix personnes, en deux avions…) est composé surtout d’économistes.
Castro attend-il qu’on lui offre, sans qu’il ait à le demander, des fonds pour
réaliser ses projets révolutionnaires ? Une augmentation du quota annuel de trois
millions de tonnes de sucre acheté à des taux préférentiels ? Ce qu’il demande,
en fait, le 17 avril à Washington, devant un millier de journalistes réunis à
l’Association des éditeurs, c’est « la signature d’un accord commercial équitable
». Il souhaite aussi que l’Amérique encourage l’afflux de touristes et d’hommes
d’affaires.
Fidel voulait-il rassurer l’opinion américaine ? C’est ce qu’il entreprend, en
tout cas, durant son séjour du 16 au 26 avril. Il a même eu l’astuce, très…
américaine d’amener avec lui Fidelito – un geste qu’il ne renouvellera jamais. «
Mon gouvernement n’est pas communiste », répète-t-il à satiété devant le
monotone bombardement de questions concernant son idéologie. « Notre
Révolution est une démocratie humaniste », explique-t-il. Les exécutions
sommaires ? Elles étaient indispensables « pour enseigner aux soldats et
policiers d’aujourd’hui et de demain que l’on ne doit pas torturer ou assassiner ».
L’entourage, composé de modérés connus dans les cercles américains, contribue
à l’idylle. Ces López-Fresquet, Felipe Pazos, Ernesto Betancourt sont au
demeurant enchantés de cette occasion de converser avec un homme
insaisissable, hormis pour de rares intimes. Ils nourriront plus tard leurs
mémoires d’exil de confidences recueillies durant le voyage.
Le public est chaleureux là où un contact peut se nouer. Fidel embrasse des
enfants, signe des autographes. Et parle, et parle… C’est la première fois dans
l’histoire des États-Unis qu’un dirigeant de ce qu’on dénomme peu encore « le
tiers-monde » peut expliquer les problèmes des pays pauvres. La plupart des
journaux, pourtant, restent dans l’expectative. Fidel, il est vrai, n’a pas le style «
maison » : ses développements fleuves lassent… Ici et là, on se demande s’il est
sincère ou s’il cherche à enfumer l’Amérique.
Plusieurs journaux, en outre, rapportent un incident, le 22 mars, au cours
duquel le prestigieux Costa-Ricain José Figueres s’est fait arracher le micro à la
tribune par le syndicaliste fidéliste David Salvador. L’ex-président social-
démocrate avait osé déclarer que, à tout prendre, les Latino-Américains
devraient préférer les États-Unis à l’Union soviétique : « Faux ami et mauvais
révolutionnaire », a tranché Fidel. Mais le congressiste républicain James Fulton
croit, lui, que les États-Unis ont trouvé « un nuevo amigo » !
Le Cubain a été accueilli, à son arrivée à Washington, par le sous-secrétaire
d’État à l’Amérique latine Richard Rubottom, un libéral. C’était la seule
possibilité, « techniquement », puisque Castro n’est pas un invité officiel. Mais
sans doute Fidel trouve-t-il le gibier un peu maigre. Le jour même, il est convié à
un déjeuner « officieux » par Christian Herter, sous-secrétaire d’État, qui fait
office de remplaçant de son supérieur, John Foster Dulles, malade et bientôt
mourant. Parlant devant la commission des Affaires étrangères du Sénat, il nie
que sa Révolution soit « neutraliste » : le traité interaméricain de Rio (Tiar) est
sa Bible. Trois jours plus tard, enfin, le Premier ministre cubain a un entretien
(en « anglais », dira-t-il), trois heures et demie durant, avec Nixon. Eisenhower,
lui, joue au golf !
Le vice-président américain a raconté dans son livre Six Crises l’impression
détestable que lui a faite Fidel, « incroyablement naïf sur le sujet du
communisme, ou bien alors à la botte ». Mais il a aussi noté la vitalité de cet
homme, « intelligent, perspicace, éloquent par moments ». Bref, « pour le
meilleur et pour le pire, un meneur d’hommes ». Conclusion : Nixon va talonner
toutes les instances en vue de préparer le renversement du Lider ! Castro, lui,
dira que les choses se sont plutôt bien passées et que Nixon ne lui a pas posé de
questions « impertinentes ». Incompréhension totale !
Fidel se détend aussi, visitant la maison de Washington à Mount Vernon,
s’échappant un soir pour aller dîner dans un restaurant chinois et discuter avec
des étudiants. Après cinq jours à Washington, il visite New York ; dans Central
Park, il s’adresse à une petite foule de Latino-Américains.
Cependant, La Havane a négocié les détails d’une visite, autant dire dans la
foulée, en Amérique latine. Car l’entourage de Fidel, Raúl en premier lieu, a été
préoccupé de l’impression par trop complaisante envers les États-Unis laissée
par la visite du chef de la Révolution cubaine. Les modérés, dont Ernesto
Betancourt, ont rapporté des conversations téléphoniques nerveuses. Lors d’une
escale à Houston, le 27 avril, Fidel est rejoint par Raúl. Il a avec lui, dans un
grand hôtel puis une salle de l’aéroport texan, des échanges que Brian Latell, ex-
officier de la CIA et auteur du livre Raúl Castro, l’après Fidel, croit avoir été
d’une exceptionnelle vivacité. Le jeune frère veut faire admettre à son aîné qu’il
se doit d’être à La Havane pour le 1er mai, date idoine pour le lancement de
réformes qui n’ont déjà que trop traîné, alors que se manifeste dans l’île une
poussée droitière. De son côté, Fidel pourrait avoir intimé à Raúl de faire mettre
une sourdine aux actions opérées à partir de Cuba par des révolutionnaires
panaméens, dominicains, haïtiens et nicaraguayens – ce dont bruissent les
chancelleries. Il se peut aussi qu’il lui ait reproché d’afficher trop tôt son «
marxisme »…
En Amérique du Sud, Fidel est accueilli chaleureusement. À Rio, il annonce
que Cuba aidera les exilés à combattre les dictatures. À Buenos Aires, il
participe à une réunion du « Comité des 21 », avatar économique de
l’Organisation des États américains où Latinos et Gringos réfléchissent à un plan
d’aide du Nord au Sud. Le 2 mai, en treillis comme à son ordinaire, il lance une
« bombe » : Washington a le devoir, dans les dix prochaines années, de fournir
trente milliards de dollars à l’Amérique latine pour l’aider à sortir de son sous-
développement, cause de son instabilité politique. Les officiels de Washington se
pincent. La presse conservatrice pouffe : trente milliards, le plan Marshall d’aide
à l’Europe en 1947 n’a pas, lui-même, dépassé les treize milliards ! Mais les
Latinos applaudissent.
Fidel rentre enfin à Cuba pour donner les vrais trois coups de la Révolution.
Le gouvernement se voit proposer le projet de réforme agraire élaboré par le
Bureau de planification. Le Lider déclare que le texte est à prendre ou à laisser.
On peut débattre si cette réforme, promulguée le 17 mai dans un village proche
de l’ancien QG de La Plata, est, ou non, plus draconienne que ce qui avait été dit
d’abord. L’expropriation des domaines de plus de quatre cents hectares, voilà
qui n’est pas très radical. Mais, gauchissement volontaire ou raidissement
provoqué par les oppositions qui se déclarent aussitôt, le texte va connaître une
application très dure. Sur le moment, on observe surtout que les plantations
étrangères (c’est-à-dire américaines, dont la United Fruit) sont touchées ; que
l’accent est mis bien davantage sur la formule coopérative que sur la
redistribution ; que l’indemnisation des expropriés se fera en bons remboursables
en vingt ans ; et que la gestion du processus est confiée à un organisme doté de
pouvoirs considérables, l’Inra. Sur le terrain, on note la toute-puissance de
l’armée rebelle : les tribunaux sont exclus de la détermination des
compensations. Face aux pressions, Castro s’arc-boute (la très rare, étonnante,
algarade de Raúl à Houston aurait-elle agi tel un électrochoc ?) : « Aucune
modification au projet ne sera apportée. » Un été inquiet s’annonce. La fort
conservatrice Association des éleveurs s’insurge contre un projet « plus radical
que celui du PSP ». L’archevêque Mgr Pérez Serántes qualifie le texte de «
procommuniste ». L’ambassadeur américain reconnaît le bon droit de la réforme,
mais exige de « rapides, adéquates et effectives indemnisations ».
Le 12 juin a lieu un dramatique conseil de cabinet. Cinq ministres opposés aux
termes de la réforme agraire sont remplacés par des radicaux. Ce n’est certes pas
la première crise politique de la Révolution. Après la démission du Premier
ministre Miró Cardona, advenue en pleine phase « d’illusion lyrique », la
ministre des Affaires sociales, Elena Mederos, seule femme du gouvernement,
s’était insurgée, un mois plus tard contre la décision de rejuger quarante-quatre
aviateurs « criminels » de la guerre contre les castristes et innocentés par un
tribunal spécial de Santiago. Relançant lui-même le procès, Castro avait alors
déclaré : « La justice révolutionnaire n’est pas fondée sur les préceptes légaux
mais sur une conviction morale », et les inculpés avaient été rejugés et
condamnés. Fidel avait alors déployé tout son charme pour retenir Elena
Mederos. Le 12 juin, il la laisse partir. Le ministre de l’Agriculture Sorí-Marín,
ridiculisé par une réforme agraire bâtie à son insu, s’éloigne aussi. Il est
remplacé par Pedro Miret, l’aide de camp de Fidel. Le véhément Raúl Roa,
ambassadeur cubain auprès de l’OEA (Organisation des États américains),
naguère contempteur de Fidel, succède aux Affaires étrangères à Roberto
Agramonte. Le ministre de l’Intérieur, Orlando Rodríguez, ex-directeur de La
Calle qui avait accueilli des articles de Fidel à sa sortie de la prison en 1955, est
remplacé par José « Pepín » Naranjo, un ancien du Directoire étudiant. Enfin, le
ministre de la Justice, Ángel Fernández, voit arriver à son poste un homme qui
n’a pas les mêmes états d’âme que lui : Alfredo Yabúr.
Des bombes éclatent à La Havane le lendemain. Pas de doute : « La contre-
révolution relève la tête. » Castro stigmatise les « traîtres ». Le 15 juin, il rejette
la note américaine relative à l’indemnisation des expropriés : « Batista a laissé
les caisses vides. » La police procède à de nombreuses arrestations. Cette
première vague touche des officiers batistiens à la retraite. L’habeas corpus,
emprunt au droit anglo-saxon, est suspendu. La peine de mort est instaurée pour
les « contre-révolutionnaires ». Cependant, deux cents volontaires antitrujillistes,
dirigés par le Cubain Delio Gómez Ochoa, débarquent en République
dominicaine. Il s’agit de mener une attaque préventive contre un adversaire qui
soutient des exilés cubains. Mais ces hommes seront massacrés, ce qui
provoquera une rupture entre les deux pays.
Exaspéré par la lenteur de la mise en route de la réforme agraire dans la
province de Camagüey, fief du très anticommuniste comandante Huber Matos,
Fidel, le 26 juin, ordonne à l’armée de prendre le contrôle de quatre cents
domaines d’élevage de la zone. Parmi les propriétés touchées figure le « King
Ranch » américain. Un fief hostile à la Révolution se crée.
Quelques jours plus tard survient l’« affaire Díaz Lanz ». Pedro Díaz Lanz est
ce baroudeur qui, en 1958, avait posé des avions bourrés d’armes sur les terrains
de fortune de la Maestra. Fidel l’a récompensé, après la victoire, en le nommant,
à trente-deux ans, chef de la petite force aérienne cubaine. Il était aussi le pilote
de l’hélicoptère personnel du Lider. Pourtant, Díaz Lanz, à son tour, s’est laissé
aller à des déclarations anticommunistes : une position intolérable pour Fidel
alors que le VIIe Congrès du PSP vient de se rallier à sa ligne. Le commandant
en chef a donc désigné un de ses fidèles de la première heure, Juan Almeida,
superviseur de l’aviation. Díaz Lanz file alors en bateau vers Miami. La nouvelle
de sa démission éclate le 1er juillet. La défection est grave, car elle touche les
forces armées. Une nouvelle vague d’arrestations de « contre-révolutionnaires »
suit l’épisode.
Cependant, Urrutia joint de plus en plus souvent sa voix à ceux qui alertent le
pays contre la « montée communiste ». Début juin, le chef de l’État est apparu à
Camagüey aux côtés de Matos, lequel fait de plus en plus figure de chef des
opposants aux ultras. Anibal Escalante, numéro 2 du PSP, dénonce Urrutia
comme nuisant, par ses attaques anticommunistes, à « la solidarité des
révolutionnaires ». Le 1er juillet, Castro se découvre : « Il n’est pas concevable
que, pour éviter d’être dénommé communiste, on doive les attaquer. »
Commence une campagne de presse mettant en doute le désintéressement du
président : il vient de s’acheter une maison. Pourtant, Urrutia persiste : « Les
communistes infligent un énorme dommage à Cuba », dit-il le 13 juillet. Peu
après, on apprend que Díaz Lanz vient de témoigner de la progression du
communisme à Cuba devant le Sénat américain. L’amalgame est vite fait :
Urrutia est de mèche avec le déserteur ! Il y a « complot » pour pousser les
États-Unis à intervenir, comme au Guatemala en 1954. Les libéraux, selon le
mot de l’un d’entre eux, sont « coincés ».
Urrutia a beau dénoncer l’ex-chef de l’aviation comme « traître », la
mécanique s’ébranle. « Castro a démissionné ! » L’information est donnée le
matin du 17 juillet par une édition spéciale de Revolución, le journal du M-26.
La rue, les bureaux, les boutiques bruissent. Le soir, le Lider fait à la télévision
un discours démolissant Urrutia. Cet homme complique le travail du
gouvernement en posant son veto à certaines « lois ». Son chantage au
communisme vise à provoquer l’agression de l’étranger. Et encore, cet ancien
juge « excite les juges ». Face à cela, Castro se déclare « impuissant ». D’où sa
démission. Les observateurs ne sont pas dupes. Le correspondant de l’agence AP
écrit : « La décision de Castro paraît reposer sur le désir d’obtenir une expression
de confiance du peuple. » On note qu’il n’a pas donné sa démission de
commandant des forces armées…
Des manifestations en faveur de Fidel commencent, orchestrées par les
syndicats. Le cabinet supplie le Lider de reprendre son poste. Cependant,
Urrutia, autour de qui le vide s’est fait, démissionne le 18 juillet. Le Conseil des
ministres nomme Osvaldo Dorticós. Issu d’une bonne famille de Cienfuegos,
celui-ci a été secrétaire du président du PSP, Marinelo, avant de devenir avocat
d’affaires, président du barreau national. Ce quadragénaire a donné des gages :
nommé en janvier au poste de ministre « chargé de vérifier l’autorité des lois de
la Révolution », c’est lui qui a, en douceur, « démonté » la Constitution de 1940.
L’homme, pourtant, devrait rassurer les couches moyennes. Urrutia, lui, va se
réfugier, déguisé en laitier, à l’ambassade du Venezuela, puis du Mexique. Il
finira comme professeur d’espagnol dans un collège du Queens, à New York.
Le 18 juillet 1959, la bataille organisée par le noyau dur contre les « modérés
», en la personne du plus éminent d’entre eux, le président de la République, est
gagnée. « Le PC cubain sort renforcé de la crise », note Parès, correspondant du
Monde. Fidel va pourtant faire durer huit jours encore le suspense de sa
démission. Dans un discours du 17, Fidel avait appelé « un demi-million de
Cubains » à célébrer, le 26 juillet, le sixième anniversaire de la Moncada. Dès le
19, les rues de la capitale sont envahies par des milliers de guarijos,
reconnaissables à leur chapeau de paille, que des familles citadines, certaines
fort huppées, entreprennent de loger.
Organisation le 23 juillet d’une grève générale pour demander le retour de
Castro à la tête du gouvernement ; publication le même jour d’un décret par
lequel l’Inra, toujours présidé par le Lider, reçoit le pouvoir de disposer à sa
guise des fonds alloués : la pression monte, graduée, jusqu’au lumineux
dimanche du 26 qui, de ce jour, devient la fête de la Révolution cubaine. Ce
jour-là prend place la première parade de la nouvelle armée populaire, ouverte
par la Brigade des femmes combattantes de la Sierra et fermée, sur les traces des
blindés, par un groupe de guajiros à cheval. Le commandant en chef, debout sur
une estrade devant le Capitole, est entouré du nouveau président Dorticós et de
l’ancien président mexicain Lázaro Cárdenas.
Au début de l’après-midi, Fidel prend place dans un hélicoptère à bord duquel
il commande des exercices de tir contre trois petits bateaux hors d’âge se
dandinant au large du Malecón, le front de mer de la capitale. Pour la joie de la
foule, les canons, les tanks, les avions mettent des heures à couler les cibles. En
début de soirée, enfin, le chef de l’État annonce que Fidel, obéissant à la volonté
du peuple, a décidé de reprendre à son poste. Le revenant prend la parole ; il la
gardera quatre heures. Il remercie d’abord la foule, sans qui les choses n’auraient
pas repris leur cours normal. « La révolution cubaine est invincible », s’écrie-t-il.
Une fantasia se déclenche à minuit dans les rues de la capitale : feux d’artifice,
concerts d’avertisseurs, hymnes révolutionnaires, et aussi coups de feu, qui
blessent plusieurs personnes. L’armée devra, les jours suivants, reconduire chez
eux, à bord de camions, des guajiros qui traînaient encore dans La Havane. Fidel
vient ainsi de recevoir l’onction la plus irréfutable : celle des paysans, longtemps
méprisés, qui forment le tissu conjonctif de Cuba. Et il a fait confirmer par le
peuple que ses opposants sont bien des « contre-révolutionnaires ».
L’été pourra être chaud, le commandant est prêt. De fait, trois semaines plus
tard, à l’annonce de la découverte d’un complot contre la Révolution, une
troisième vague d’arrestations, plus importante encore, a lieu dans toute l’île. La
personnalité la plus en vue parmi les milliers de détenus est Armando Cainán
Milanés, président de l’Association des éleveurs, enrochée dans la province de
Camagüey que commande Huber Matos.
Le « complot » rassemble des auténticos que la Révolution a mis en demi-
solde, des représentants des milieux d’affaires, dont de gros éleveurs. En liaison
avec le dictateur Trujillo, ils espéraient soulever une ville et, de là, créer un
gouvernement provisoire qui en appellerait au pays. Dans cette entreprise, le
régime a infiltré deux anciens du second front de l’Escambray approchés par les
comploteurs : l’Espagnol Eloy Gutiérrez et l’Américain William Morgan. Ceux-
ci attirent sur l’aéroport de Trinidad un C-46 chargé d’exilés en armes parti de
Santo Domingo : de la haute trahison. Fidel s’offre le luxe, le 13 août, jour de
ses trente-trois ans, de cueillir les traîtres. « À partir de ce moment, écrit Hugh
Thomas, les avantages sociaux accordés aux pauvres et aux gens sans terre
allaient s’accompagner d’emprisonnements, de détentions sans procès, parfois
d’exécutions, de plus en plus souvent de saisies de terre arbitraires et de prisons
surpeuplées. Amélioration par rapport à celles de Batista : la torture n’y était pas
fréquente. Mais… le nombre des prisonniers était déjà supérieur. »
L’épisode dominicain pousse La Havane à accélérer ses missions d’armement,
en Europe occidentale d’abord puis en Tchécoslovaquie. À Santiago du Chili,
cependant, se réunit la première conférence de l’Organisation des vingt et un
États américains (OEA) d’après la Révolution cubaine. Raúl y reçoit un accueil
glacial mais Washington va échouer à créer un front des Latinos contre le
castrisme. On apprend encore, au cours du crucial été 1959, que Guevara est
rentré d’une tournée de deux mois dans huit pays non alignés, dont l’Inde, le
Pakistan, l’Égypte, la Yougoslavie et même le Japon, sans rapporter rien de
substantiel pour Cuba.
En prévision de la tourmente que tout annonce, Fidel renforce le dispositif du
pouvoir. Le 17 octobre, il nomme son cadet, Raúl, vingt-huit ans, ministre des
Forces armées – un centre d’influence évidemment capital. C’est l’occasion que
choisit Matos, le dernier comandante anticommuniste en fonction, pour rompre :
à ses yeux, Raúl est l’âme d’un petit groupe qui manœuvre Fidel. Le 20, le chef
militaire de la région de Camagüey démissionne avec vingt officiers. Il écrit à
Fidel : « Je ne veux pas devenir un obstacle à la Révolution. Ayant à choisir
entre m’adapter et démissionner pour éviter le mal, je crois honnête, et même
révolutionnaire, de partir… Je ne peux concevoir le triomphe de la Révolution
que dans une nation unie. Vous souhaitant plein succès dans vos efforts… je
reste votre camarade. » Rien de moins subversif que ce texte et que l’attitude de
Matos, attendant, sans coup férir, d’être arrêté ! Il va l’être : Castro lui-même,
débarqué à Camagüey le 21, marche sur la caserne à la tête d’une petite foule. Le
Lider accuse son compagnon d’armes d’être « un traître, qui a fait obstacle à la
réforme agraire ». Puis il l’embarque vers La Havane, laissant derrière lui
Cienfuegos pour réorganiser le commandement.
C’est en rentrant de cette mission, quelques jours plus tard, que le Cessna de
Camilo disparaîtra mystérieusement. Aucune trace n’en a été retrouvée. Les
rumeurs vont bon train dans une île nerveuse. Ne faut-il pas voir la main de Raúl
dans cet accident frappant le plus populaire des guérilleros après Fidel : le jeune,
le beau, l’héroïque Camilo ? Les supputations sont si insistantes que le Lider doit
les démentir, le 12 novembre, à la télévision. À la vérité, le chef d’état-major des
forces armées n’avait guère fait parler de lui depuis janvier, attentif à ne jamais
se démarquer de Fidel. Il était plus rétif au marxisme que Raúl ou le Che mais
n’était-ce pas parce que, sur ce point, Fidel apparaissait encore flottant ? Camilo,
remplacé dans ses fonctions par le mulâtre Juan Almeida, s’en est allé prendre
place au panthéon des martyrs, où ne le rejoindra que Guevara.
En attendant, la Révolution vient d’arrêter non un quelconque ci-devant, mais
bien l’un de ses propres chefs. Ce tournant sème la consternation parmi les
libéraux encore en place. Au procès de Matos, qui aura lieu du 11 au 13
décembre devant un tribunal composé d’officiers « rebelles », Fidel en personne
accuse son ancien compagnon d’avoir « troublé les forces armées ». Des débats,
où Raúl se montre procureur acharné, il ressort que l’inculpé a entendu
pousser… à la création d’un directoire national du M-26 pour faire pièce à
l’activisme dans le pays du PSP. Huber Matos sera condamné à vingt ans de
prison. Il les exécutera jusqu’au dernier jour.
Des agissements inconsidérés d’exilés servent Castro. Le 23 octobre, deux
avions partis de Floride survolent La Havane pour lancer des tracts. Ils sont
attendus par la DCA. Mais des tirs mal réglés de l’artillerie antiaérienne font
deux morts et des blessés. Le lendemain, les autorités américaines admettent que
les avions sont partis de leur territoire et que l’un des pilotes était Díaz Lanz.
L’amalgame est fait, à La Havane, entre Matos et « l’aviateur traître ». La
presse, elle, parle « d’agression américaine ».
Une fois encore, Fidel a recours à sa stratégie favorite pour faire entériner un
passage délicat, comme peut l’être l’arrestation d’un commandant de la
Révolution : il dramatise. Il en appelle, pour le 26 octobre, à « un million de
Cubains ». Entre-temps, l’incursion aérienne du 23 est devenue, grève générale
aidant, un « bombardement » étranger : outre des tracts, les appareils auraient
lâché « des grenades ». Débarqué à la tribune d’un hélicoptère, fusil à la main,
Fidel se lance dans cet exercice que deux auteurs marxistes, André et Francine
Demichel (Cuba), dénomment « la démocratie pédagogique » : demander « au
peuple s’il est d’accord avec ce que le gouvernement révolutionnaire a fait ».
Suivent vingt-six questions du genre : « Je demande au peuple s’il est d’accord
avec la diminution des loyers. » À quoi le peuple répond par des « cris
d’approbation »…
Le Lider prend à partie les États-Unis : « Les autorités américaines
permettraient-elles à des avions de décoller de l’Alaska pour attaquer l’Union
soviétique ? » Et d’interroger : « Qu’avons-nous fait de si terrible pour qu’on
nous attaque ainsi ? Ce à quoi on peut s’attendre d’un gouvernement
révolutionnaire : des lois révolutionnaires. » Et Castro de faire entériner, par une
forêt de bras levés, trois mesures qui font basculer la Révolution dans la
dictature de salut public : le rétablissement des tribunaux révolutionnaires
(l’habeas corpus a été enterré quelques jours plus tôt) ; l’extension de la peine de
mort à tous les « traîtres et contre-révolutionnaires comme Matos » ; et, surtout,
l’entraînement des « paysans, ouvriers et étudiants » en vue de créer une « milice
de cent mille hommes ». À son ordinaire, Fidel a annoncé ce qui était acquis : la
milice se préparait depuis des semaines. Mais il fallait avancer pas à pas pour ne
pas heurter les restes de la vieille armée. Le 26 octobre 1959, un nouveau
système militaire naît ainsi à Cuba.
Les jours suivants, on apprendra une accélération de la saisie des biens
agricoles américains. À Washington, on commence à poser la question du
renouvellement du quota sucrier annuel – base de l’économie cubaine.
À l’automne 1959 sont pris les premiers contacts avec les pays de l’Est. Une
mission arrive à Prague pour négocier l’achat de chasseurs à réaction. Fidel veut
mettre un terme aux incursions aériennes des exilés : une soixantaine depuis
juillet. Discrètement, Cuba et l’Union soviétique s’approchent. Le premier
contact a, semble-t-il, été établi à l’occasion d’une foire soviétique à Mexico.
Puis, révèle Tad Szulc, un envoyé spécial de l’agence Tass, Alexander Alexeiev,
qui deviendra le deuxième ambassadeur de Moscou à La Havane, rencontre
Castro dans l’île en octobre. Ces contacts aboutiront à la visite du vice-Premier
ministre Mikoyan, en février 1960.
Une mécanique est donc en marche un an après la victoire. Inexorable ?
Certains veulent croire que non. Le Xe Congrès de la CTC (Confédération des
travailleurs cubains), à la mi-novembre, enregistre une défaite des communistes
face aux sympathisants du M-26. Les gens du PSP sont conspués. Castro, appelé
à la rescousse, tranche en faveur de « l’unité » – leur mot d’ordre. Rien n’y fait,
les communistes ne passent pas. Un compromis est trouvé : on écarte de la liste
unique pour le comité exécutif tant les membres avérés du PSP que les
anticommunistes durs ; les vainqueurs sont des bureaucrates souples. Alors,
vouée au communisme, Cuba ? Bien sûr que non ! Le 9 novembre, un million de
personnes se réunissent à La Havane autour de la très vénérée statue de la Vierge
du Cuivre, exceptionnellement transportée par avion de la province d’Oriente.
L’occasion est le premier congrès catholique de l’île : même Fidel n’a jamais
autant rassemblé. Lui-même assiste à la messe, dite par Mgr Pérez Serántes. Une
motion est adoptée, demandant le respect de la liberté et de la propriété. « Nous
voulons l’amélioration du sort des travailleurs, lance un orateur, non le
communisme. » Fidel, conciliant, fait un de ses rapprochements favoris entre
sentiment religieux et foi révolutionnaire : « Le Christ n’a pas été chercher
douze propriétaires terriens pour en faire ses apôtres, mais bien douze pauvres
pécheurs. »
Pourtant, le 26 novembre, il remanie le ministère, conséquence logique des
journées d’octobre et de l’affaire Matos, qui ont divisé le gouvernement. Ce ne
sont plus seulement, cette fois, des libéraux qui font place à plus durs qu’eux :
des fidélistes de la première heure eux-mêmes sont exclus, tel Faustino Pérez,
compagnon depuis 1955, expéditionnaire du Granma, qui a défendu Matos et
que Raúl voulait faire fusiller – un réflexe premier chez lui ! Quant à Manuel
Ray, l’héroïque chef des groupes d’action clandestins de La Havane en 1958, il
est remplacé aux Travaux publics par l’architecte Osmany Cienfuegos, dont le
principal titre de gloire, à ce moment, est d’être le frère de Camilo. Osmany, ex-
membre des Jeunesses communistes, est un marxiste convaincu. Et, ce même 26
novembre, Guevara devient… président de la Banque nationale, en
remplacement de l’économiste Pazos. Il limite aussitôt les sorties de dollars et
les attributions de devises pour les importations. Bientôt, on verra des pesos
signés Che, tout simplement !
À de minimes exceptions près, les barbus occupent désormais tous les postes
clés. La conclusion de cette année 1959 ? C’est, le 16 décembre, une vive mise
en garde de Fidel contre les « impérialistes » et leurs « complices » dans l’île :
les « classes possédantes », « celles qui jouent au bridge, achètent des parfums
français et voyagent à l’étranger ». Le 22 décembre, une « loi constitutionnelle »
permet de confisquer les biens des « personnes ayant émigré ou conspirant
contre la Révolution ». « En 1960, il faudra défendre la Révolution les armes à la
main », annonce Castro.
Fidel, qui a amené son chef d’état-major, le mulâtre Almeida, reçoit dans son
hôtel des leaders de la communauté noire des États-Unis, avec en tête le célèbre
Malcolm X. Il invite, un soir, les employés à un barbecue : le Teresa devient un
joyeux bivouac, avec musique caraïbe et effluves épicés. Castro reçoit aussi les
membres d’un comité d’intellectuels qui s’est constitué pour défendre sa
Révolution au cœur même des États-Unis : le Fair Play for Cuba Committee,
une entreprise malaisée dans cette société conformisme. Fidel voit les poètes
Langston Hughes et Allen Ginsberg. Cependant, aux abords du Teresa,
sympathisants et adversaires de la Révolution s’opposent. Par des slogans
contrastés, le plus souvent, parfois aussi au pistolet : une fillette est tuée. On
apprendra plus tard qu’une partie des manifestations hostiles à Castro avait été
coordonnée avec la CIA.
L’agence américaine de renseignements a désormais, en effet, le Lider dans
son collimateur. Et ce n’est pas là qu’une image : depuis l’été, la Centrale
envisage de faire assassiner Castro. C’est une considérable extension du sens de
la « directive secrète » d’Eisenhower. Le 17 mars, le président des États-Unis
n’a ordonné que « l’entraînement de commandos en vue d’actions de guérilla ».
Mais aussi bien, Allen Dulles, patron de l’Agence, est un homme puissant. Pour
cette opération, raconte Peter Wyden dans La CIA prise au piège, le service
américain cherche des hommes de main par le truchement du « Syndicat »,
représentant les intérêts des patrons de casinos et cercles de jeu fermés par la
Révolution cubaine. La Centrale américaine a ainsi contacté Johnny Rosselli,
ancien gros bras d’Al Capone et ex-directeur du Sans Souci à La Havane. La
rencontre aurait eu lieu le 14 septembre au Plaza de New York, quatre jours
avant l’arrivée de Fidel, comme il n’est bruit que du dispositif de sécurité prévu
pour l’occasion.
Pour l’opération, Rosselli a songé à deux gangsters répertoriés au FBI : Momo
Salvatore Giancana, chef de Cosa Nostra à Chicago (et associé de Frank Sinatra,
grand ami des Kennedy, dans une affaire de casino à Lake Tahoe), et Santo
Trafficante, ex-patron du « Syndicat » à La Havane. Leur tâche serait de recruter
un tueur cubain qui tirerait sur Fidel. « Momo » en tient plutôt pour le poison. La
CIA mettra donc au point une pilule à base de toxines botuliques, à faire fondre
dans une boisson. Fait troublant, les deux truands partageaient les faveurs de
Judith Exner, une jolie brunette chanteuse à Las Vegas, avec… John Kennedy.
Le nom de Giancana sera prononcé, avec d’autres, après l’assassinat du
président américain en 1963.
Selon une commission d’enquête présidée par le sénateur démocrate Frank
Church, en 1975, huit opérations au moins du genre cigare empoisonné ou milk-
shake au cyanure ont été montées. On a pu aussi envisager des formules visant à
déconsidérer le Lider : poudre au LSD provoquant « confusion temporaire » et
sels de thallium susceptibles d’épiler la célèbre barbe ! Castro a, quant à lui,
assuré avoir échappé à… trois cents, puis six cents attentats (sa Sécurité
véhiculera, elle, le chiffre de sept cents), dont vingt-quatre au moins par la CIA.
Chance insensée ? Aussi. Mais surtout une immense méfiance, et ce dès la
Sierra, qui lui a fait, après la victoire, monter un service de protection ayant peu
d’équivalents au monde.
« Bien qu’on nous ait fait la réputation de parler longuement, nous nous
efforcerons d’être brefs. » Tel est l’exorde du discours de quatre heures et vingt-
neuf minutes (record jamais battu !) que Castro assène à l’ONU le 26 septembre.
« Je parlerai lentement, pour ménager les traductrices », promet-il. De fait, il
démarre posément. Puis bientôt « les mots roulèrent dans sa gorge, se
bousculant, dégringolant vers le public dans une fureur croissante », écrit Jean
Lacouture, du Monde. Et comme l’orateur s’anime, il passe « à une gesticulation
affolante et peut-être affolée », semblant « se suicider à la tribune ». Castro
paraît pris de logorrhée : « Le voici épuisé, enroué, qui s’embrouille, battant l’air
de ses bras, criant son indignation. »
Et le fond vaut la forme. Le discours est « un effarant défi à l’Amérique ». La
« réception » que lui ont assurée les États-Unis est décrite par le menu. Réécrite,
plutôt : « On a dit que nous avions élu domicile dans une maison close… sans
égard pour la dignité des membres féminins de notre délégation. » Fidel rappelle
cent cinquante ans de relations inégales entre les États-Unis et l’Amérique latine.
Selon l’orateur, la puissance du Nord a tiré un milliard de dollars de son île entre
1950 et 1960. Aussi raille-t-il les six cents millions que l’administration
d’Eisenhower a proposés lors d’une récente conférence à Bogota pour aider les «
vingt Amériques latines ». Il brosse de la situation socio-économique de son île
sous Batista un tableau très noir, noirci, qui demeurera une mine de références…
non vérifiées.
Vient la reprise, mot pour mot, de thèmes soviétiques : déplacement du siège
de l’ONU, institution d’une « troïka » pour remplacer le pauvre Dag
Hammarskjöld, « solution rapide » du problème de Berlin-Ouest, plan de
désarmement. « Le jour où les autres puissances se conduiront comme l’Union
soviétique, la paix régnera dans le monde », s’écrie-t-il. Sur tous les sujets du
moment, il prend parti : pour Lumumba au Congo ex-belge, pour l’indépendance
de l’Algérie – « à cent pour cent » –, contre les « menées américaines » au Laos,
pour l’admission de la Chine à l’ONU. Sa vision du tiers-monde est, à ce stade,
plus affûtée que sa perception des rapports Est-Ouest. Pour finir, une note plus
détendue : « Nous n’userons pas de la force pour libérer Guantanamo », la base
que les États-Unis tiennent à Cuba. Mais il insulte John Kennedy, candidat
démocrate en pleine campagne électorale : le futur président est un « milliardaire
ignare » ; quant à son adversaire républicain, Richard Nixon, il « manque de
cerveau politique ». Pas plus que son ami Khrouchtchev, Castro ne tirera de
substantiels bénéfices de sa prestation. Au moins, à présent, est-il connu du
monde entier.
Son départ a lieu dans les mêmes conditions rocambolesques que son
installation. Cette fois, les États-Unis ont confisqué son avion ! Le Britannia de
la Cubana qui devait le conduire à La Havane a été saisi en exécution d’une
décision de justice, pour le non-paiement de factures à une firme de publicité de
Miami qui vient de réaliser une campagne de promotion pour le tourisme à
Cuba. La mesure sera vite levée, mais l’incident aura permis au Lider de
comparer à la rosserie américaine les bonnes dispositions de l’Union soviétique,
qui lui offre un Iliouchine-18.
Le séjour new-yorkais de Castro a tendu un peu plus, si possible, les relations
américano-cubaines. Le soir même de son retour, le 28 septembre, Fidel annonce
au peuple la création des Comités de défense de la Révolution, les CDR. La
mesure est passée inaperçue de la presse européenne. Il s’agit pourtant d’un
apport véritable de l’île caraïbe à la construction du socialisme mondial. Car les
comités vont constituer un dense quadrillage de la population par elle-même. Ils
assureront une surveillance de chaque cuadra (bloc d’habitation), usine, village.
« Chaque Cubain saura ce que fait l’autre. » L’idée initiale est d’obtenir le
signalement immédiat de tout étranger. Les CDR doivent aussi dénoncer
quiconque, vendant par exemple ses meubles, semble se préparer à émigrer. Non
que le départ soit interdit – il demeure même aisé, sauf pour quelques catégories,
dont des hommes d’affaires –, mais le candidat à l’exil ne peut emporter que des
effets personnels. Une fois la Révolution installée, les CDR ajouteront à la
vigilance un rôle de contrôle social, moral, civique et politique : suivi de la
scolarité des enfants, de la conscription des adolescents, de l’enthousiasme
révolutionnaire des adultes. Responsabilité immense, en vérité. Mais le CDR
devra aussi se préoccuper des voleurs de poules à la campagne et des
chapardeurs en ville. Il lui faudra également rameuter pour les fêtes du régime et
stimuler le volontariat. Il aura encore un rôle d’entraide, en faveur des vieillards
notamment, mais aussi de promotion d’activités culturelles et d’organisation de
tâches sanitaires, telles les vaccinations. Le président du CDR, souvent une
présidente, jouera même un rôle de juge de paix, adoucira les querelles de
ménage. Impossible d’échapper à l’un des deux cent mille comités : 80 % de la
population adulte sera enrôlée dans l’un d’eux. De sorte que l’on peut aussi
annoncer, ce jour-là, que les élections promises dans le programme initial de la
Révolution ne sont plus nécessaires ! La discussion aux CDR sera aussi libre
qu’il est possible, entre voisins. L’atmosphère particulière d’une île – fermée, au
départ cancanière – devait favoriser un tel système, assez oppressant,
d’espionnage social. Le premier chef des CDR est un jeune communiste inconnu
du public : José Matar, sujet brillant et ambitieux.
Les États-Unis, vers cette époque, avisent leurs ressortissants d’évacuer leurs
familles. Castro voit là le prélude à une invasion. Tout octobre 1960 sera ainsi
très tendu. Le 18, Washington a décrété l’embargo. L’un des objectifs est de
priver l’île de pièces de rechange pour les matériels d’origine américaine, fort
abondants. Ce « blocus », comme on dit depuis à Cuba, dure encore plus d’un
demi-siècle plus tard et constitue un grief constamment tisonné par Castro. Le 18
octobre aussi, l’ambassadeur Bonsal quitte La Havane. Le lendemain, Fidel
décrète la mobilisation. En liaison avec une série d’attentats urbains, les maquis
de l’Escambray ont redoublé d’activité. Un débarquement en Oriente, annoncé
par la presse le 6 octobre, impressionne les gens. Le lendemain, aidés par des
militaires, quinze officiers condamnés en même temps que Matos s’évadent.
Alors Fidel lance une vaste offensive en Escambray. Cent mille membres des
CDR et de la milice de l’Inra y sont employés. Les «cédéristes » se voient
assigner une position aux points de passage vers la montagne ; ils creusent un
abri et veillent ; la nourriture leur est apportée chaque jour. Ça, c’est l’« anneau
» (anillo). Cependant, des miliciens ratissent le terrain : ça, c’est le « cercle »
(cerco). Raúl a, plus tard, expliqué qu’il y avait eu, ensemble, plus de trois mille
cinq cents « bandits » dans tout le pays.
Ce qui préoccupe Fidel, c’est que des paysans sont au cœur de cette contre-
révolution. Les cadres en sont d’ex-guérilleros antibatistiens puisque
l’Escambray avait été « travaillé » en 1958 par le second front, très
anticommuniste, de Gutiérrez Menoyo. Des chefs de guérilla locaux prestigieux,
comme Osvaldo Ramírez, ont repris du service. La CIA aide certains des cent
soixante-dix-neuf groupes recensés par Castro ; elle parachute vivres et armes, et
infiltre des volontaires à bord d’hydroglisseurs. De part et d’autre, pas de
quartier. Des miliciens sont retrouvés pendus. Les paysans sont regroupés dans
des « hameaux stratégiques ». Selon Raúl, cinq cents gouvernementaux
mourront dans ces opérations – dont le médecin de Castro, le commandant
Fajardo. On ne sait si c’est lui qui avait eu l’idée de faire autopsier les cadavres
pour savoir quelle nourriture avait été ingérée et en tirer des informations sur les
soutiens locaux aux contras. Fidel intervient pour limiter les tortures. Toute cette
fin d’automne et l’hiver seront marqués de sérieux combats. C’est une mini-
guerre civile, sans aucun doute. Mais la supériorité des castristes est acquise dès
avant le printemps 1961. Cependant, des accrochages auront lieu jusqu’à la fin
de 1965. Et le régime procédera à une rééducation des habitants de la région.
Nombre d’opposants connus, « urbains » ou guérilleros, seront arrêtés cet
automne 1960 : le commandant d’origine américaine William Morgan, l’ex-
secrétaire M-26 de la Confédération syndicale David Salvador, l’ancien ministre
de l’Agriculture Humberto Sorí-Marín. Un personnage obscur, Armando
Valladares, policier de Batista, tombe également après la découverte d’un
arsenal : condamné à trente ans de prison, dont il fera vingt-deux, il se rendra
célèbre pour sa résistance à la discipline carcérale.
Cependant, en ce début de l’an III, cent mille Cubains environ ont abandonné
leur patrie. Quelques milliers sont des batistiens peu reluisants, enfuis dès la
victoire de Castro ; cinquante mille ont suivi fin 1959 dans l’émotion de la
réforme agraire, des « journées d’octobre » et, surtout, de l’arrestation d’Huber
Matos ; cinquante mille autres sont partis en 1960. Tous rejoignent des dizaines
de milliers de compatriotes installés autant à New York qu’en Floride depuis la
grande crise des années 1930. La plupart ont utilisé les canaux réguliers de la
Cubana, de la Panam, ou le ferry boat. Les moins assurés de leur situation ont
affrété de petits navires. Presque tous se retrouvent en face de La Havane, pour
ainsi dire : à Miami.
L’américanissime cité des retraités s’hispanise à vue d’œil. Se habla español
et Productos latinos : ces panonceaux se lisent aux devantures d’un nombre
croissant de boutiques dans la Calle Ocho (rue numéro 8), principale artère de ce
que l’on dénomme déjà Little Havana. La Floride redevient ce qu’elle était à la
fin du XVIIIe siècle, sous la colonie espagnole : « La jurisdicción de La Habana
ultramar » ! Il arrive qu’on s’y fasse prendre en charge par un chauffeur de taxi
qui est un ex-médecin cubain : la moitié ont quitté l’île entre 1959 et 1961 ; il est
aussi imaginable de se voir aider, pour le choix d’une paire de chaussures, par un
ex-architecte, un vétérinaire, un professeur. Des cinémas projettent des films
sous-titrés en castillan. Des journaux qui ont disparu à La Havane reparaissent
en Floride. Washington débloque des fonds prévus pour aider des réfugiés d’un
« pays sous contrôle communiste ». Les exilés vont vite peser dans la vie
américaine.
À la fin de l’été 1960, cinq organisations d’exilés avaient annoncé aux États-
Unis la création d’un « Front révolutionnaire démocratique ». Les personnalités
dominantes en sont Tony Varona, ex-Premier ministre de Prío, Manuel Artime,
chef du groupe MRR, catholique intégriste, et Justo Carillo, président de la
Banque du développement sous Fidel. À eux s’est joint, en novembre, Manuel
Ray, ancien « patron » de la résistance urbaine à Batista. Il ambitionne de faire «
du fidélisme sans Fidel » : oui aux réformes, non à l’accaparement du pouvoir.
Mais Ray, qui représente l’aile gauche de l’exil, ne sera jamais à l’aise à Miami :
trop de batistiens, trop de CIA !
La Centrale du renseignement américaine travaille au « programme d’action
secrète » contre Castro lancé par la directive Eisenhower de mars 1960. Elle a
confié l’opération à l’adjoint « Action » du directeur Allen Dulles. Richard
Bissell a été l’un des cerveaux du plan Marshall, puis le coconcepteur, en 1957,
de l’avion-espion U-2. En 1958-1960, il a coordonné le programme de
lancement d’un satellite d’observation. L’homme a une réputation si flatteuse
qu’il est programmé pour être le successeur du patron. Au printemps 1960, la
CIA a ouvert un camp pour les guérilleros anticastristes dans la sierra
guatémaltèque : la plantation de café Helvetia, près de Retalheu, appartient à un
proche du président Ydigoras Fuentes. Une piste d’aviation y est opérationnelle
à la fin de l’été.
Étonnant : la mise sur pied d’une force paramilitaire pour de « futures actions
de guérilla » va glisser vers la création d’une « brigade de combat ». Quiconque
s’intéresse au phénomène de prise de décision dans les sociétés démocratiques
peut apprendre d’une étude de ce cas. Le mode de travail inhérent à une grosse
institution a joué : beaucoup de « micro-décisions » étaient prises lors de
réunions informelles, sans comptes rendus. Et, de fait, l’opération a évolué
insensiblement, par le seul vouloir de Bissell, à qui ses succès antérieurs
assuraient la confiance du milieu. Le pouvoir politique, enfin, n’a pas exercé son
rôle, soit qu’il y accordât une attention distraite, comme Eisenhower, ou
hystérique comme Nixon, ou encore qu’il se sentît engagé par les décisions
prises, comme Kennedy…
L’alerte est maximale dans tout Cuba à partir du 15 avril. Il n’est donc pas
surprenant que le débarquement « paisible et nocturne » souhaité par Kennedy
soit connu de Castro trois heures après l’arrivée du premier canot pneumatique.
Cinq cargos appartenant à un Cubain anticastriste, Eduardo García, et loués par
la CIA, ont, sous escorte de la Navy, embarqué les mille cinq cents hommes de la
Brigade 2506 à Puerto Cabezas, au nord-ouest du Nicaragua, pour les mener à
l’entrée de la baie des Cochons. Là, des chalands débarqués d’un bateau-gigogne
ont conduit les hommes vers les plages choisies : la « bleue » (Playa Girón), à
l’entrée, et la « rouge » (Playa Larga) au fond. Des miliciens castristes sont en
faction à Girón. Les rescapés du premier choc donnent l’alerte. Ainsi Castro est-
il aussitôt contacté au « Point-Un », son PC secret au cœur de La Havane relié à
ses commandants de secteur : Che pour l’ouest, Raúl pour l’est et Almeida pour
le centre (Fidel s’est réservé la capitale). De la conférence de presse de Kennedy,
il a compris que l’invasion ne sera pas le fait de forces américaines, ce qui est
rassurant. La question centrale devient alors : les « mercenaires » de Girón sont-
ils l’élément principal ou une diversion ? Fidel a la réponse lorsque, peu après
l’aube du 17, des B-26 partis du Nicaragua larguent des paras en arrière de la
baie : leur mission est de s’assurer le contrôle des routes conduisant aux plages
pour empêcher l’arrivée de renforts castristes.
Dès lors, Fidel a une obsession : empêcher la tête de pont de se consolider. Il
est capital pour lui de prévenir le débarquement dans l’île du « Conseil » de
Miró Cardona. Il a beau, lui, avoir dénommé cette instance « le Conseil de la
vermine » (consejo de los gusanos), il veut à tout prix interdire que,
métamorphosée en « gouvernement provisoire », l’équipe fasse appel aux États-
Unis. Castro est décidé à défendre l’île à tout prix (il a déclaré accepter des «
centaines de milliers de morts ») en faisant fond sur ses deux cent mille miliciens
et vingt-cinq mille soldats.
L’ordre que donne Castro à ses sept (sept !) pilotes est d’attaquer à la roquette
et à la bombe les navires de débarquement. Pour l’instant, qu’ils négligent le va-
et-vient de péniches et canots, ainsi que les forces déjà débarquées : ça, c’est la
cible des miliciens et des fantassins. L’urgence est de couper la brigade de ses
approvisionnements en mer. Couverts par les T-33, les Sea Fury s’activent :
Girón, il est vrai, n’est qu’à quarante minutes du terrain de San Antonio ; ils
peuvent donc tenir l’air sans désemparer. Au milieu de la première matinée, ils
ont coulé deux cargos : le Houston, qui s’échoue avec la réserve de carburant
pour les chars débarqués et deux cents hommes à bord ; le Rio Escondido, qui
explose, volatilisant les équipements médicaux. Dès lors, les autres navires
s’éloignent. En outre, les B-26 des mercenaires, qui ont sept heures de vol aller
et retour pour une demi-heure de bombardement, ne feront plus que des
apparitions. L’aviation castriste va alors pouvoir se concentrer contre les
bataillons débarqués : trois d’infanterie, un d’artillerie, un de blindés et un de
paras.
À terre, le premier choc est soutenu par le bataillon de l’école des Cadets de la
milice de Matanzas, commandé par José Ramón Fernández, dit « le Galicien »
pour ses origines espagnoles. Cet officier avait été l’un des « Puros » qui avaient
conspiré contre Batista – un profil très proche en somme de celui du
commandant de la Brigade 2506, José Pérez San Román, qui, capitaine en 1958,
avait tenté d’assassiner le tyran. Le petit millier d’élèves officiers de Matanzas
sera le fer de lance des deux journées et demie épiques. Artisan de la victoire, le
Galicien aura le bon goût de ne jamais s’en vanter. Cela lui vaudra une belle
ascension dans l’appareil. (Girón sera d’ailleurs la troisième occasion, après la
Moncada et la Sierra, d’entrer dans le saint des saints révolutionnaire.) Ainsi,
Castro pourra, le temps ayant passé, s’attribuer tout le mérite de la victoire dans
un livre de six cents pages reproduisant tous les ordres qu’il a donnés au fil de
soixante heures « chaudes ».
Le commandant en chef Castro ne peut s’empêcher, le lundi 17 après-midi, de
paraître sur le terrain. Une photo de lui, un fusil à la main gauche, cigare aux
dents, entouré d’officiers et de soldats en armes, fait le tour du monde. Elle
prouve que le chef n’a rien à craindre de ses troupes. L’invasion ne déclenchera
pas de soulèvement, contrairement à ce qu’espérait la CIA. Le QG castriste a été
choisi par Fidel lui-même : une sucrerie dénommée Australia, à trente kilomètres
au nord de la baie des Cochons, juste en arrière du marécage de Zapata, là était
le seul téléphone disponible.
Pour la vérité, le chef suprême est un peu dans les pattes du Galicien.
Simplement l’éloigne-t-on des lieux où pleuvent les coups. Il devra, d’ailleurs,
rentrer à La Havane : on signale en effet un autre débarquement. Fausse alerte !
Cependant, les cadets de Matanzas ont marqué des points. Ils se sont emparés,
avant que n’y parviennent les paras de la Brigade 2506, d’un terrain d’aviation
situé en arrière de Girón. Cette piste aurait dû permettre l’atterrissage de renforts
et, surtout, de l’équipe de Miró Cardona – mais on n’en est déjà plus là ! Les
miliciens ont aussi sécurisé, lundi à midi, El Palpite – clé de la route vers
Matanzas et la capitale. Les anticastristes de la « plage rouge », environ quatre
cents hommes, sont ainsi bloqués dans une poche, encore reliée à « la bleue » de
Girón, mais désormais peu profonde.
La première nuit ne permet pas à la Brigade 2506 de se renforcer, vu
l’éloignement des cargos. Fidel, au contraire, continue d’amener des miliciens,
de La Havane pour l’essentiel. Il a vingt mille hommes sur les lieux, désormais.
Et, surtout, ses tanks et son artillerie sont à pied d’œuvre. Le mardi 18 à l’aube,
les révolutionnaires pilonnent Erneldo Oliva, commandant en second des
contras, un Noir qui se bat tel un démon au fond de la baie. Ils s’efforcent par
ailleurs de reprendre San Blas, un village stratégique capturé par les «
mercenaires », en faisant donner les Staline-III. La bataille, à ce point, reste
indécise : les anticastristes ont un meilleur armement, mais ils combattent à un
contre vingt. Les castristes progressent non seulement par les routes mais aussi
par les marais – ici pour contourner un nid de résistance, là pour amorcer une
tenaille. Oliva propose que tous se dirigent vers l’Escambray, distant de cent
kilomètres. San Román, le numéro 1, refuse, sûr que les États-Unis ne laisseront
pas écraser « leurs » hommes.
À Washington, cependant, on a compris la gravité de la situation – en dépit
des communiqués délirants du Comité révolutionnaire. À l’ONU, les choses
tournent à la confusion des Américains. Kennedy, cependant, résiste aux
conseillers le suppliant de ne plus ménager le soutien aérien d’abord si
chichement accordé. Cela lui sera reproché comme cause de la défaite.
Le mercredi 19 est le dernier jour de l’aventure. La poche de Playa Larga («
rouge ») est évacuée par Oliva qui replie ses troupes vers Girón. Le cercle
castriste se referme autour de la plage « bleue ». Il est évident que les
Américains ne viendront plus à la rescousse. Prendront-ils le risque d’aider à
l’évacuation ? Deux destroyers, Eaton et Murray, se présentent le 18 après-midi,
apparemment pour ce faire. Des chars castristes tirent dans leur direction, sans
peut-être les viser : le Galicien est conscient qu’un coup au but peut provoquer
une réplique de la Navy et changer la face des choses. Aussi bien les mercenaires
refusent-ils l’évacuation, écœurés d’avoir été lâchés, et les navires rebroussent
chemin. Les contras prennent la direction des marécages, après avoir saboté leur
matériel. Avant le crépuscule, les combats seront terminés. Castro restera à
diriger la traque. La dernière radio antifidéliste se taira le jeudi, à 3 heures du
matin.
Trois ans après sa victoire, Castro n’entend plus continuer à « faire une
révolution socialiste sans socialistes ». D’où la nécessité « d’unifier les forces
révolutionnaires ». Cela apportera « des milliers de cadres, de gens éprouvés qui
ont traversé de dures épreuves et ont fait de gros sacrifices ».
Comment ne pas reconnaître, dans cette description, les militants du PSP ?
Ces cadres, le M-26 « ne pouvait pas [les] apporter », lui qui est surtout riche de
« jeunes enthousiastes révolutionnaires » (et dont, aurait-il pu ajouter, les
sympathisants les plus qualifiés ont quitté le pays).
Après quatre heures, Castro en vient, au propos qu’il va esquisser : quel parti ?
Un débat très codé est en cours dans les cercles du pouvoir : parti de masse ?
(C’est la thèse des communistes.) Ou parti d’élite ? Castro tranche, ce jour là,
pour la seconde formule. Or, son modèle, on le verra plus tard, c’est bel et bien
un encadrement de toute la population par les « organisations de masse » (CDR,
Fédération des Femmes, Jeunesses communistes, « Pionniers » récemment créés
pour les six à quatorze ans, syndicats, etc.).
Les « vieux militants » du PSP ne seront pas nécessairement les cadres du
Parti communiste de demain : le message est formulé de façon contournée, et
aucun observateur extérieur ne le comprend ce soir-là. Dans le sérail, en
revanche, on sait que la bataille pour le pouvoir est engagée. Et les communistes
vont ferrailler dur pour qu’elle aboutisse à leur profit, tout d’abord en
construisant un… parti d’élite – comme Fidel le dénoncera bientôt ! L’orateur
concède, ce 2 décembre, que la direction révolutionnaire, jusque-là « personnelle
», doit devenir « collective ». « Ni César, ni tribun, surtout pas de César »,
s’écrie-t-il. Enfin, un aveu : « Je ne me suis jamais considéré comme infaillible.
»
Tant d’humilité interpelle. Castro voulait-il prouver quelque chose ? Et quoi ?
Qu’il n’est pas un caudillo en puissance ? Et à qui ? Au PSP ? À Moscou ? Ou
bien est-il en difficulté ? Sur ce point, les langues sont restées scellées à La
Havane. L’année, pourtant, n’allait pas s’achever sans que naisse un des slogans
les plus « personnalistes » de la Révolution : « Commandant en chef, ordonne !
», lance pour la première fois, le 22 décembre, pour la clôture de « l’année de
l’éducation », le petit frère Raúl. Comment ne pas songer au tragique « Nous
voulons des chaînes », scandé par une partie du peuple espagnol, « orphelin » du
roi Ferdinand VII ?
Le propre parti d’Escalante ne suit pas son champion. Son frère César lui-
même, dirigeant du PSP, le laisse tomber. Carlos Rafael Rodríguez est allé
charger son camarade auprès du Lider – celui-ci ne manquera pas de le rappeler !
Fidel en profitera pour accuser le vaincu de tous les maux du pays : «
désorganisation de la production », « difficultés de ravitaillement » et « cette
ribambelle d’actes arbitraires, d’exactions, de despotisme ».
Fin 1961, Fidel avait associé au processus politique en cours « une certaine
peur » dans le public lorsqu’il était fait état des « organes de sécurité ». Cette
fois, il ne va pas si loin. Il ne s’attarde que sur le cas d’un certain Fidel Pompa,
gauleiter des ORI pour un groupe de fermes en Oriente. Cet homme a mal parlé
de plusieurs « anciens » de la Sierra. Or, raille le Lider, quand ces gens étaient
au combat, « lui était fourré sous le lit ». Mais il nuance : « Est-ce que ça veut
dire que quiconque n’a pas combattu s’est fourré sous un lit ? Non. Cet
opportuniste-là, oui, s’est fourré sous un lit. »
Désormais, les choses intérieures iront un bon temps du train qu’aime Fidel.
Les discussions ne manquent certes pas, à Cuba. Dans ces réunions à l’usine, à la
ferme, qu’il affectionne, le chef peut être interpellé avec respect : il adore. Il
écoute, il interroge aussi. Puis il répond, sur un mode mi-gouailleur et mi-
sérieux. On peut penser que, dans les cercles du pouvoir, des opinions sont
formulées, sur le ton un peu carré des anciens de la Sierra, ou celui, déférent, des
jeunes promus. Mais on ne voit guère qui, hormis Guevara pour la stratégie et
Raúl pour les affaires de sécurité, peut encore soutenir un vrai débat avec le
Lider. Le jeu consiste donc sans doute à présenter les arguments de façon telle
que Castro s’y rende de lui-même, comme par un cheminement naturel. Qu’une
opposition éventuelle soit très souplement soutenue ! Si le sujet est de ceux qui
passionnent Fidel, son point de vue l’emportera. Le Lider a, en peu de mois,
repris le terrain perdu ou concédé. L’ex-PSP se montre beau joueur : Fidel, dit
Blas Roca, secrétaire du parti depuis des lustres, est « le plus efficace marxiste-
léniniste du pays ». Un édito de la Pravda dénonce Escalante et approuve les
positions « néomarxistes » du Lider. Le 1er mai, Cuba est insérée dans la
nomenclature soviétique entre les pays du bloc et… la Yougoslavie.
Or Castro, lui, ne multiplie pas, ce printemps 1962, les démonstrations
d’amitié envers l’Union soviétique. L’été 1961, durant la terriblement grave
crise de Berlin, il avait manifesté sa solidarité, recommandant même à ses
compatriotes, peu après la construction du fameux Mur, d’apprendre le russe, car
« la science soviétique est la première du monde ». Mais, en ce début 1962, il
envoie de discrets signaux à la Chine et à ses alliés albanais et coréen. Manière
pour Fidel de faire payer à Moscou son ingérence dans l’affaire du sectarisme ?
Ou bien, chef d’un des pays vedettes de ce tiers-monde désormais ouvertement
contesté entre Moscou et Pékin, veut-il « ferrer » le Kremlin ?
En juin, les signaux changent. Ainsi, Castro vient lui-même prendre congé de
techniciens soviétiques qui rentrent au pays, leur temps accompli. Il s’excuse
auprès d’eux que leurs services n’aient pas toujours pu être utilisés au mieux en
raison de « déficiences » qu’ils auront constatées, parfois même de «
l’indifférence », sinon de la « froideur », avec laquelle ils auront pu être traités –
au point que certains administrateurs les ont, ici ou là, « mis dehors », ou n’ont
pas hésité, pour se débarrasser d’eux, à leur « proposer des filles ». Ce sont de
tels « détails » qui permettent de penser que les « frères de l’Est » n’ont pas
toujours, il s’en faut, été bien accueillis.
La séquence des événements reste fixée dans les esprits tant, durant les «
treize journées » fiévreuses d’octobre 1962 (du 16 au 28 inclus), l’impression a
été prégnante que le monde courait à la catastrophe thermonucléaire. Les
télévisions ont montré un John Kennedy au visage dur, les dents serrées qui lui
font une mâchoire carrée – icône même de la détermination. À mille lieues de
l’homme « indécis, mal informé et peu impressionnant » qu’avait cru voir
Khrouchtchev lors de leur rencontre, en juin de l’année précédente, à Vienne. On
a su, bien plus tard, qu’en fait Kennedy avait résisté, le 16 octobre lors d’une
réunion dramatique du Conseil de sécurité nationale, à l’état-major militaire
unanime, et à la plupart de ses ministres, qui le pressaient d’ordonner le
bombardement immédiat, coûte que coûte, des installations. Tout retenu qu’il se
soit montré dans le maniement de cette crise, Kennedy était pourtant convaincu
que les fusées ne pouvaient « à aucun prix » rester, du fait qu’elles rompaient «
l’équilibre de la terreur nucléaire », version américaine, écorné par l’entrée en
lice des missiles intercontinentaux soviétiques en 1957. Il n’y avait, en effet,
qu’un court délai d’alerte (une demi-heure) entre le lancement d’une éventuelle
bordée depuis le territoire soviétique et l’impact aux États-Unis. Au départ de
Cuba, ce délai serait annulé car, échappant aux radars d’alerte avancée tournés
vers le pôle Nord (route « normale » des missiles ennemis), les MRBM et IRBM
permettraient une frappe « désarmante », annihilant la certitude des représailles,
considérée comme la seule prévention d’une attaque nucléaire. Nul chef d’État
américain ne peut l’accepter ; c’est l’erreur de Khrouchtchev.
Les jours qui suivent la révélation de la situation par l’U-2 espion se passent
en conciliabules et préparatifs. Écartée, donc, l’invasion, diplomatiquement
contre-productive, et même le bombardement des sites, risqué, Kennedy opte
pour « le blocus sélectif », rebaptisé « quarantaine défensive », terme jugé moins
belliqueux. Il s’agit de contrôler, puis d’arrêter, tous les navires soupçonnés
d’apporter des armes à Cuba. Vingt-quatre cargos soviétiques en route vers l’île
sont visés. Des moyens navals sont prédisposés pour une interception à cinq
cents milles à l’est. La formule a l’avantage de donner du temps aux parties pour
calculer du mieux qu’il se peut leurs mouvements. Le 18 octobre, le ministre des
Affaires étrangères, Andreï Gromyko, assure personnellement à Kennedy que «
jamais » l’Union soviétique ne fournira d’armes « offensives » à Cuba ; dans ses
mémoires, il écrira que la question ne lui avait pas été clairement posée…
Kennedy, quant à lui, informe ses alliés : ceux de l’Otan en Europe – et de
Gaulle, l’allié rétif, ne ménagera pas son appui –, ceux de l’OEA en Amérique,
où la peur atomique ressoude l’Organisation, laquelle approuvera, à l’unanimité,
le blocus.
De tout cela, Kennedy informe ses compatriotes dans un discours à la tonalité
dramatique, diffusé par toutes les chaînes de radio et télévision le lundi 22
octobre à 19 heures. Il parle d’un acte « brutal et provocateur ». Il déclare qu’il
considérera « tout lancement d’un engin nucléaire à partir de Cuba contre une
nation quelconque du continent américain comme une attaque de l’Union
soviétique contre les États-Unis ». Le président veut éviter que Moscou ne se
retranche derrière son allié cubain, ce qui allongerait la crise, alors que le temps
joue contre Washington vu le rythme d’installation des engins. Il est possible,
aussi, estime Manuela Semidei, que Kennedy ait voulu, aux yeux de l’Amérique
latine, faire passer Castro pour le « pion » de Moscou. C’est le début public de la
crise. Il prend de court, semble-t-il, jusqu’aux Soviétiques, car le secret des
conciliabules américains a été bien gardé. L’opinion américaine, ainsi mise au
courant – à la différence de ce qui s’était passé lors de l’affaire de la baie des
Cochons – fait bloc autour de son président : 84 % des citoyens l’approuvent.
Fin 1962, la popularité de Castro est grande à Cuba. Elle dépasse le cercle
limité de ceux qui peuvent affirmer vivre mieux désormais qu’il y a un lustre.
Retenons le témoignage de l’écrivain Anne Philipe, veuve du grand Gérard (et,
comme lui, très à gauche), avec qui elle avait fait un pèlerinage à Cuba dès le
début de la Révolution. Elle y retourne en 1962. « Dans aucun pays, je n’ai vu
une pareille intimité entre un leader et son peuple, rapporte-t-elle dans Le
Monde. Chacun sait que Fidel peut surgir partout et à tout moment, aussi bien
dans un restaurant que dans un village perdu où son hélicoptère se posera. Il
n’est pas adoré comme un chef inaccessible, mais aimé avec une affection
bouleversante. Qu’il apparaisse, et on scrute sa mine, on écoute sa voix. On lui
prodigue des conseils : “Il faut te reposer”, “Soigne-toi”. Chacun lui parle de son
cas, lui dit ses ennuis, se plaint d’une injustice… Et chaque fois… Fidel répond
comme s’il connaissait personnellement celui qui s’adresse à lui. » Outre cette
familiarité – un trait aussi présent, après tout, chez le Batista de la première
décennie –, c’est le sentiment donné à tous d’une certaine dignité, celle de
former un seul peuple (la « fierté d’être cubain ») qui est porté au crédit du
Lider.
Mais la popularité de Castro dépasse largement l’île. Il est, d’abord, un héros
dans le bloc socialiste. En visite à La Havane, fin 1962, le poète Evtouchenko,
alors chantre de la « déstalinisation », s’écrie : « La Révolution cubaine peut
rendre à l’URSS son romantisme héroïque et combatif. » Mais, surtout, Fidel est
un géant en Amérique latine. Il est l’idole de la jeunesse progressiste et de la
gauche. Les partis communistes eux-mêmes (au moins les petits, c’est-à-dire la
plupart) sont tentés d’emprunter la passe étroite de la lutte armée. Les premiers à
franchir le pas ont été les Vénézuéliens. Ils ont pris leur décision en août 1960,
lors de violentes manifestations de soutien à Castro après sa rupture économique
avec les États-Unis. Avec des groupes d’étudiants radicalisés, le PCV participe,
dès 1961, à la création de focos (maquis ; littéralement : foyers de guérilla) dans
diverses zones montagneuses du pays. Au Guatemala, l’action du PC sera
déterminante dans la lutte armée. En Colombie, les communistes se joignent en
1964 au « Front Sud », ancêtre des fameuses Farc. Par-delà les considérations de
partis, la geste de Fidel stimule la création, ici et là, d’« Armées de libération
nationale » (ELN). La participation directe de Cubains, d’abord niée par Castro
pour ne pas s’attirer les foudres des États-Unis, sera reconnue, plus tard, par La
Havane s’agissant de deux pays au moins : le Venezuela et la Bolivie.
L’intérêt de Castro envers cet activisme n’est pas dénué de considérations
nationales : comprimée dans ses frontières par le blocus américain, la Révolution
ne peut se sauver, hors la reddition pure et simple au camp soviétique, qu’en «
explosant » ailleurs. Mais plus que l’aide matérielle du « premier territoire libre
» du continent, plus que l’entraînement reçu par des candidats guérilleros dans
les montagnes de Piñar del Rio ou sur les côtes de l’Oriente, plus que les
interminables (on peut le penser !) conversations des futurs chefs des « foyers »
avec le commandant (et ses adjoints), ce qui compte c’est l’inspiration de Fidel :
ce souffle antiaméricain, cette conviction que le socialisme est la jeunesse du
monde, cette certitude que l’union des petits pays bousculera un ordre injuste.
Certaines guérillas s’enracinent, d’autres avortent puis, éventuellement,
resurgissent. Au milieu des années 1960, ce sera le tour du Pérou, de la Bolivie,
de l’Argentine puis du Brésil. Les uns après les autres, les guérilleros seront
vaincus par les armées nationales, souvent aidées par les fameux « bérets verts »
américains et les redoutables « conseillers » en tactique « anti-insurrectionnelle »
de Washington.
Début 1963, Fidel n’a plus de doute sur la solidité de sa Révolution. Les
commandos venus des États-Unis, des Bahamas, de Porto Rico, signeront leurs
méfaits jusque vers le début de 1966 : mitraillages, depuis la mer, de casernes,
de résidences d’officiels, de navires ; largage de bombes à partir d’avionnettes ;
débarquements à des fins d’infiltration ou de sabotage. Une organisation, Alpha
66, acquerra même une réelle notoriété mais, en 1965, un de ses chefs, le
comandante d’origine espagnole Eloy Gutiérrez Menoyo, sera arrêté et
emprisonné pour vingt-deux ans. Jamais, pourtant, la menace ne sera mortelle.
Elle servira à tenir les énergies bandées. Les maquis de l’Escambray seront
définitivement matés, on l’a dit, fin 1965.
Il y a d’autres risques. Ainsi le rationnement est-il mal toléré : on n’en voit
jamais le bout. La fibre révolutionnaire, ici et là, se détend. À plusieurs reprises,
Castro devra intervenir contre la tentation de certains des siens de s’adonner à la
dolce vita. C’est une des caractéristiques de la Révolution cubaine d’avoir
longtemps su limiter la corruption. Non qu’une forme de nomenklatura ne s’y
crée. Mais l’absence d’ostentation en son sein est une obligation. La personnalité
de Castro, peu porté à la jouissance, explique en partie ceci – qui est porteur de
solidité. Le caractère national, en effet, est peu austère, ce qui, d’ailleurs, a
trompé nombre d’observateurs sur la nature profonde, immédiatement
répressive, de la « révolution sensuelle ».
Le mal qui ronge le système est plus pernicieux. Castro, après Guevara, le
nommera « bureaucratie ». Dès 1963, les deux hommes lancent contre elle leurs
flèches. Une commission de lutte est même créée contre ce fléau. Las ! Castro
devra vite constater que « la commission antibureaucratie s’est bureaucratisée » !
Mais « bureaucratie », qu’est-ce à dire ? C’est, d’une part, cette tendance de gens
productifs à se réfugier dans des secteurs moins pénibles, souvent aussi mieux
payés mais, en toute certitude, moins utiles pour la collectivité : la fuite des
macheteros, coupeurs de canne, vers des formes d’agriculture plus tranquilles,
ou vers l’armée, la police ou les permanences syndicales, aura été un symbole,
rarement relevé, des années 1960. Mais la « bureaucratie », c’est aussi le visage
que prend l’ambition dans une société où l’arriviste doit, pour parvenir, se
travestir en serviteur du peuple. Ce n’est pas pour rien que le Che, en absolue
discordance avec Castro, s’est fait l’avocat de la relève des générations : « Je
crois que nous avons rempli avec dignité un rôle important. Mais ce rôle ne
serait pas complet si nous ne savions pas nous retirer à temps », a déclaré
Guevara peu avant sa sortie de la scène cubaine, fin 1964.
« Année de l’organisation » : ainsi est solennellement baptisée 1963. Ce sera
en réalité l’une des périodes de plus grande désorganisation de la décennie.
Mais, surtout, 1963 est l’année du premier voyage de Castro hors d’Amérique,
de sa première visite en Union soviétique. Cette tournée est un triomphe à côté
duquel la lente remontée de Cuba, d’est en ouest, début janvier 1959, semblerait
presque modeste. Cette fois, c’est la deuxième puissance du monde qui organise
une fête à laquelle rien ne se peut comparer chez elle – hormis le retour sur terre,
deux ans plus tôt, du premier cosmonaute de l’humanité, Gagarine. Youri avait,
oui, été plus applaudi encore que Fidel. Mais le voyage du Cubain à travers le
pays dure, lui, quarante jours ! Sans doute le record mondial de l’ère
contemporaine…
La visite, pourtant, commence quasiment en tragédie. Le Tu-114 de l’Aeroflot
qui, depuis quelques semaines, assure en quatorze heures la liaison directe Cuba-
URSS, est à bout de carburant. Or, une brume épaisse recouvre la côte nord de la
presqu’île de Kola, ce 27 avril au petit matin. Le pilote tente l’atterrissage sans
visibilité sur un terrain militaire. Et il réussit. Toujours la baraka, sans laquelle il
n’est pas de vraie carrière ! Castro est accueilli par l’homme qui est devenu
comme le responsable à temps plein des relations bilatérales : Anastase
Mikoyan. Fidel est venu avec une délégation fournie, dans laquelle ne figure
pourtant aucun membre de la « vieille garde » communiste. Même le compère
Carlos Rafael Rodríguez n’est pas du voyage. Le Lider entend qu’il n’y ait pas
de confusion dans l’esprit de ses hôtes : nul autre que lui-même ne peut parler au
nom de « l’île de la liberté », comme l’ont surnommée les Soviétiques. Entre le
PCUS et le Pursc (Parti unifié de la révolution socialiste cubaine, créé le 22
février précédent comme parachèvement des ORI, et en attendant la naissance,
fin 1965, du PCC), le seul truchement est Castro.
« Il fait très froid à Mourmansk, mais nos cœurs sont chauds », improvise
Fidel, souvent mieux inspiré, devant la foule qui l’accueille dans cette ville
inhabituelle. À toutes les Républiques socialistes soviétiques, la radio retransmet
l’ovation en réponse. Près de six semaines durant, pas un seul bulletin
d’information n’omettra une référence à cette visite.
C’est un dimanche, le 28 avril, qu’il arrive à Moscou. Khrouchtchev lui donne
sa première accolade depuis leur rencontre à l’ONU en 1960. Fidel a gardé la
chapka qu’il arborait à Mourmansk bien qu’il fasse chaud à Moscou. Le
secrétaire du PCUS conduit aussitôt le secrétaire du Pursc vers la place Rouge
pour un grandiose meeting. Car le maître de toutes les Russies a aussi son plan.
Il est empêtré dans une querelle de longue haleine avec la Chine. À propos de
l’affaire des fusées, celle-ci l’accuse d’« aventurisme » d’abord, puis de «
capitulationnisme ». Il est donc essentiel que l’autre protagoniste de l’équipée
d’octobre précédent exprime son appréciation positive de la conduite du chef du
Kremlin. « Monsieur K. » mettra le temps, l’énergie et la séduction nécessaires
pour aboutir.
De la terrasse du mausolée de Lénine où Castro a pris place à ses côtés,
Khrouchtchev commence par déclarer son « admiration au représentant du
premier État socialiste sur le continent américain ». Il salue « l’héroïque Cuba »
en la personne de cet homme de trente-sept ans. Il baptise la révolution fidéliste
« phare de tous les peuples d’Amérique latine ». Et il conclut par un vibrant «
Viva Cuba ! ». La réponse de Castro est factuelle : « Sans l’existence de l’Union
soviétique, la révolution socialiste aurait été impossible chez nous. » Il énumère
les nombreuses manifestations de la générosité soviétique. Mais la petite phrase
tant attendue par « K. » sur les fusées ne viendra pas ce jour-là. « Je te remercie
Lénine, conclut Castro. Vive l’amitié entre les peuples soviétique et cubain !
Vive l’URSS ! » Interrogé par des journalistes, il se fait doctoral pour expliquer
que les « divergences » entre Moscou et Pékin ne sont « pas insolubles ». Cuba
serait-elle neutre dans la querelle entre les frères ennemis du communisme ?
Prudents, les Soviétiques n’ont pas précisé la durée du séjour de Fidel. Ils font
filtrer que le Cubain restera « au moins quinze jours ». Or, il ne repartira que fin
mai ! Revue de la Garde, dépôt de gerbe au mausolée, déjeuner au Kremlin, Lac
des Cygnes au Bolchoï : à Moscou, le visiteur est choyé. Les habitants de la
capitale sont parfois surpris, comme lorsque le capitaine Aragonés, numéro 2 de
la délégation, allume son cigare dans l’ancienne loge des tsars. Mais ils sont
chaleureux. De nombreux entretiens sont au programme. Les premiers ont lieu
au Kremlin dès le lendemain de l’arrivée à Moscou. Outre Khrouchtchev, Fidel
rencontre Brejnev, président du praesidium du Soviet suprême, le ministre des
Affaires étrangères Gromyko, et Andropov, alors chargé des relations avec les
autres pays communistes : le présent, mais aussi l’avenir sont à lui. Une datcha
des environs de la capitale accueille d’interminables tête-à-tête entre les numéros
1 soviétique et cubain. C’est là, peut-on penser, que les deux font leur paix sur
l’affaire des fusées. Castro, certes, ne comprend toujours pas ; ce n’est que l’âge
venant qu’il reconnaîtra que la décision soviétique était sans doute « inévitable
». Mais, flatté par le fait que « K. » lui montre « toutes les pièces » du dossier,
on peut imaginer qu’il esquisse un pardon.
Durant les intermèdes, on s’adonne à des jeux d’enfants : on peine à la croire
et pourtant si, un documentaire montre Fidel roulé dans la neige par
Khrouchtchev et Brejnev ! Et presque aussitôt, c’est le 1er mai. Fidel est la
vedette de la manifestation. « Monsieur K. » lui cède le pas : il apparaît le
premier, à 10 heures, par la porte du mausolée, gravissant les marches de la
tribune officielle. Pour l’occasion, il a troqué, c’est inédit, le battle-dress pour
l’uniforme d’officier de l’armée cubaine, avec chemise blanche, cravate noire et
béret de para. Bon prince, il commente avec son homologue le passage sur la
place Rouge des fusées balistiques à portée intermédiaire ! Et il ne se lasse pas
de saluer, cinq heures durant, les délégations dont il est le point de mire. Pour la
première fois, c’est bien le moins, Cuba figure dans la nomenclature des « pays
socialistes ».
Puis, après des intermèdes sportifs et culturels, Fidel part chasser le canard sur
les bords de la Volga. Il entreprend ensuite une grande tournée dans les
Républiques, commençant par Leningrad, poursuivant par l’Asie centrale, la
Sibérie, l’Ukraine. Au total, il visitera quatorze villes. Partout, il s’intéresse,
cordial, aux usines, aux fermes-modèles. Et il tient force meetings dans des
stades et sur des places. On le conduit aussi sur les champs de bataille de la
Seconde Guerre mondiale – pour lui, une passionnante nouveauté. Après trois
semaines, il reparaît à Moscou.
C’est le 23 mai qu’a lieu, au stade Lénine, la grande explication politique.
Cent vingt mille personnes y assistent. Finalement, Castro y prononce les mots
que Khrouchtchev attendait : « Les Américains, dit-il, n’ont renoncé à l’idée
d’une invasion de Cuba qu’après la crise d’octobre et en raison de l’intervention
de l’URSS. La solution de la crise a suscité des querelles dans les rangs des
ennemis de Cuba. Il a été possible d’éviter une guerre. » Fidel arbore sur son
uniforme kaki la médaille rouge de l’ordre des Héros de l’Union soviétique, que
Brejnev lui a épinglée, ainsi que l’ordre de Lénine. Et le Cubain de conclure : «
Grand merci, frères soviétiques ! » Il s’est rangé du côté de la « coexistence
pacifique » défendue par Moscou contre l’activisme de Pékin. « K. », ravi,
donne l’accolade à Fidel sous les applaudissements scandés de l’assistance.
Puis Khrouchtchev emmène Castro pour une semaine de vacances à Sotchi,
sur les bords de la mer Noire. Il lui fera aussi visiter une base de fusées
stratégiques. Le 2 juin, les deux hommes sont à Tiflis, en Géorgie. Et le 3 juin en
soirée, l’agence Tass annonce, en même temps, la nouvelle du départ de Fidel et
celle de son arrivée à Cuba. Faisant un bilan radiodiffusé de ce voyage, le Lider
redit son ancrage dans le « camp socialiste ». Il assure qu’à ses yeux les forces
armées soviétiques sont « sans rivales » au monde, grâce à leurs « armes
invulnérables et [leurs] projectiles de précision ». Mais il se dit prêt à normaliser
les relations avec Washington.
Castro est aux anges. Sauf sur un point : Revolución, le quotidien fidéliste, n’a
pas su trouver le bon ton pour rendre compte de l’événement. Ses journalistes se
sont tantôt débondés dans l’adulation, comparant Fidel à Lénine, et tantôt
dévergondés dans la légèreté, rapportant des détails oiseux. Carlos Franquí, le
directeur, paiera de sa place cette colère du commandant. Il n’entrera pas aussitôt
en disgrâce. Il entreprendra une histoire officieuse de la Révolution, qu’aurait dû
publier l’éditeur italien Feltrinelli. Mais le projet n’ira pas à bon port et Franquí,
finalement, rompra avec la Révolution et se réfugiera en Europe. Dans son livre
d’entretiens avec Gianni Mina, Castro présentera son collaborateur de dix
années, ami de vingt, comme un ambitieux frustré, devenu anticommuniste
forcené en raison de sa rupture avec le PSP dans les années 1940, un orgueilleux
sans talent devenu traître à la Révolution par ressentiment, non sans laisser
derrière lui sa vieille mère, dont la Révolution a dû s’occuper jusqu’à sa mort. Ici
se révèle un des traits affreux du Lider : il ne pardonne rien.
Castro n’entend pas limiter à l’Union soviétique ses relations internationales :
1963 sera aussi l’année d’une ouverture vers l’Europe de l’Ouest. Dans la phase
brûlante de la Révolution, tous les Occidentaux avaient été traités avec rudesse.
Certes, ils étaient, dans l’ensemble, moins attaqués que les États-Unis, mais
avaient également subi (hormis le Canada) des nationalisations sans
compensation. Désormais, Fidel va complexifier son jeu. En deux années, il aura
reporté à un niveau de quasi-excellence les relations de Cuba avec la France,
l’Espagne et la Grande-Bretagne. Seule la RFA (cette Allemagne de l’Ouest que
sa situation stratégique – Berlin-Est à tout le moins – contraint à s’aligner sur
Washington) restera hors de cette idylle.
Fidel commence ses apparitions spectaculaires dans les ambassades
européennes : le 14 juillet 1963, dans celle de France. Cet effort portera vite ses
fruits. En peu d’années, Paris deviendra le premier partenaire occidental de
Cuba, lui vendant notamment des camions et du matériel ferroviaire. Il y a, dans
l’Hexagone, une convergence entre le désir du général de Gaulle de manifester
par tous les moyens l’indépendance du pays envers les États-Unis, et la pression
du Parti communiste français et d’une bonne partie de l’intelligentsia en faveur
de la Révolution caraïbe.
Si le front international redevient, ainsi, plus riant, la situation économique, en
revanche, est catastrophique. Avec une zafra de trois millions huit cent mille
tonnes en 1963, Cuba enregistre son record négatif du XXe siècle. C’est là la
conséquence de l’abandon, en 1960, de la « tyrannie du sucre » par la Révolution
triomphante. Alors que les prix de cette denrée font un bond sur le marché
mondial, l’île n’a même pas de quoi assurer ses livraisons à l’Union soviétique !
Elle profitera néanmoins du fait que le grand « pays-frère » – conséquence de la
visite triomphale de Fidel – n’exigera pas son dû. Le Lider, à dire vrai,
s’habituera très bien à ce genre de bienveillance.
C’est, comme il en est coutumier, du fond de l’abîme que Castro rebondit. Le
10 août 1963, il prononce un grand discours : le pays doit « renoncer aux rêves
d’industrialisation poussée » – voulu par Guevara, qui n’est évidemment pas
nommé. L’agriculture, déclare le Lider, « devra assurer les besoins de Cuba
pendant l’actuelle décennie et peut-être la prochaine ». Grâce, en particulier à
l’irrigation et à la replantation de deux cent cinquante mille hectares (le dixième
de la superficie historique), la zafra devra atteindre de « huit à neuf millions de
tonnes en 1970 ». Fidel reconnaît courageusement que la Révolution a fait fausse
route dans le domaine économique.
Mais voici que l’homme qui a le plus durement tenté de déboulonner Castro,
John Kennedy, est assassiné le 21 novembre 1963 à Dallas. Le journaliste Jean
Daniel, qui interviewait Fidel au moment précis où il apprend la tragédie,
rapportera sa stupéfaction : « C’est une grave et mauvaise nouvelle. » Le Cubain
a aussitôt compris que l’attentat pourrait lui être porté à charge, comme il
adviendra d’ailleurs. Il se défend par anticipation, mettant en relief, dans un
discours radio télévisé, le caractère « étrange » de l’assassinat, dissertant sur le
type d’arme utilisé.
Avec Lyndon B. Johnson, Castro commence l’apprentissage de « son »
troisième président américain. Le timide rapprochement imaginé dans les
derniers mois de Kennedy va tourner court. Rien n’évoluera positivement entre
les deux pays pour la décennie à venir. La tension autour de Guantanamo,
quoique contenue dans de précises limites par La Havane, sera un thème
d’aigreurs récurrentes. En durcissant, le 13 mai 1964, leur embargo par une
interdiction des ventes de vivres et de médicaments, les États-Unis de Johnson
confirmeront la politique américaine visant à étouffer l’île. Des voix
commencent pourtant à s’élever, à Washington, affirmant que cette conduite
renforce plutôt le castrisme puisqu’elle lui permet de rejeter la responsabilité de
ses échecs sur « l’impérialisme yankee ». Le sénateur Fulbright est l’un des
premiers partisans de la théorie selon laquelle Cuba est une « gêne », non une «
menace ».
1964 est aussi notoire pour être la dernière année complète d’activités
publiques de Guevara à Cuba. L’industrie ne le passionne plus depuis que Castro
a annoncé, en 1963, qu’il faut en finir avec les « rêves » de la première période.
Le Che n’est sans doute pas convaincu mais il se plie, par loyauté. La
nomination, durant l’été 1964, d’un de ses adjoints, comme titulaire d’un
nouveau ministère des Activités sucrières lui retire soixante mille des quelque
cent cinquante mille ouvriers qu’il contrôle.
Le Che, pourtant, ne renonce pas à ses idées. Dès 1963, alors que la faillite
des premiers choix économiques est patente, il a lancé sur le sujet un débat dans
des revues. Il le poursuivra un an avec des représentants cubains ou étrangers
d’une gauche, marxiste ou non, plus pragmatique. Il croisera notamment le fer
avec Marcelo Fernández, ex-secrétaire du M-26 et son successeur à la tête de la
Banque nationale, et avec Charles Bettelheim, professeur d’économie et
président de France-Cuba. Contre la centralisation que Guevara a imposée à
l’industrie, ceux-ci défendent l’autonomie des entreprises, par laquelle on garde
une idée des coûts. Guevara réplique, superbe, que ce genre de pratique a autant
d’intérêt que de garder trace de ce qu’on fait passer « de sa poche droite à sa
poche gauche » ! Les « droitiers » sont également favorables aux « incitations
matérielles » pour encourager la productivité ; l’Argentin y voit une perversion
des intentions de la Révolution. Seuls, à ses yeux, sont acceptables les «
stimulants moraux » – c’est-à-dire « la formation politique et l’éducation
culturelle » des masses, en vue d’« élever leur conscience » et de susciter «
l’émulation ». Une telle formule, explique-t-il, ne suppose pas l’élimination des
stimulants concrets – primes, heures supplémentaires, récompenses – mais leur
encadrement dans un processus « d’acquisition de culture » à quoi
contribueraient « des discussions à tous les niveaux ». Or, celles-ci ne sont pas à
l’ordre du jour à Cuba, où la fameuse « démocratie pédagogique » n’admet guère
de feed back : de courant en retour de la masse qui écoute et acclame vers le chef
qui discourt. L’Homme nouveau ne sera, ainsi, que le titre d’un livre de Guevara
qui paraîtra peu après sa disparition, début 1965. Le Che va sortir étrillé, moins
sans doute par les arguments de ses contradicteurs qu’en raison des
conséquences de ses théories sur l’économie cubaine.
Il ne se tient pourtant pas pour battu par ce qui est devenu un vrai « lobby anti-
Che » : il hausse le tir à l’international. Pour lui, l’Union soviétique, lancée en
ces années 1960 dans une révision de ses méthodes sous l’influence des
économistes Trapeznikov et Liberman, s’est remise sur des rails « capitalistes ».
Cela la conduit, et les autres pays socialistes avec elle, « en un sens à être
complices de l’exploitation impérialiste ». C’est là un extrait du dernier grand
discours public de Guevara, prononcé le 24 février 1965 à Alger. Il témoigne de
l’évolution vertigineuse du Che depuis l’époque de la Sierra où sa référence
affirmée était « derrière le rideau de fer ». Et où il était, avec Raúl, tenu pour le
plus dangereux moscoutaire autour de Fidel.
À partir de la mi-1963, Che est ainsi en délicatesse avec Fidel sur un secteur
capital, le sien après tout : l’économie. Le retour au primat du sucre, choix du
Lider, lui déplaît. Fidel n’a pas publiquement tranché entre le « moralisme
révolutionnaire » du ministre de l’Industrie et les modérés réalistes ; mais, début
1965, Dorticós stigmatise « les petites guerres théoriques » qui n’ont jamais été «
le propre de la Révolution cubaine » : une pierre dans le jardin de l’Argentin !
Ceux qu’il faut récompenser, conclut le président de Cuba, sont « ceux qui
coupent le plus de canne ». Le 19 avril 1965, quelques semaines après la
disparition du Che, le Lider lui-même attaquera pour la première fois « l’esprit
abstrait et velléitaire » de ceux qui considèrent le marxisme-léninisme comme «
une catégorie philosophique, sans rapport avec le travail quotidien concret ». Le
26 juillet 1965, Fidel va dénoncer les « idéalistes pour qui les hommes seraient
guidés par le seul sens du devoir ». Tous reconnaissent Guevara dans ces
descriptions faites à une époque où Castro était, d’évidence, très irrité contre son
ami de dix ans.
Mis hors-jeu sur le plan économique, le Che cherche une autre voie. Il
multiplie les voyages : Alger en juillet 1963, Genève en mars 1964, Paris, dans
la foulée, où il signe un accord commercial, Moscou, en novembre, aux fêtes du
quarante-septième anniversaire de la révolution de 1917, les Nations unies, le 9
décembre, et enfin – sans repasser par La Havane, via le Canada – Alger à
nouveau, première étape d’un voyage de trois mois, son dernier déplacement
officiel. Il visite cinq pays africains avec lesquels Cuba a entrepris une
coopération plus ou moins ample (Mali, Congo-Brazza, Guinée-Conakry,
Dahomey et Tanzanie), la Chine et, enfin, deux capitales arabes : Alger encore,
chez le « frère Ben Bella », et Le Caire.
Guevara cherche-t-il à devenir ministre des Affaires étrangères ? De tout autre
que lui, on le penserait. Mais son propos est autre. Jette-t-il les premiers jalons
de la future conférence « tricontinentale », qui aura lieu début 1966 ? Jean-
Jacques Nattiez, un de ses premiers biographes, le pense. Ou bien a-t-il déjà
repris le sentier de la guérilla ? À l’ONU, en décembre 1964, alors chef de la
délégation cubaine, il a lancé de la tribune un « appel à deux cents millions de
Latino-Américains », annonçant qu’il était prêt à donner sa vie pour la «
libération » d’un des pays du sous-continent : évidente préfiguration de son
propre et ultime combat en Bolivie.
Lors de son fameux discours d’Alger du 22 février 1965, le Che va franchir
une étape intolérable pour le Lider : d’une tribune internationale, il a pris
position contre l’Union soviétique, « complice » avec des « exploiteurs de
l’Ouest ». Peut-être Castro n’en pense-t-il pas moins ; mais il n’est pas possible
que la maîtrise du rapport avec Moscou lui échappe. Question : Guevara, alors,
a-t-il commis cette « erreur » volontairement, pour créer un fait accompli lui
permettant de se libérer de son devoir d’État ?
Mais les considérations planétaires ne sont pas tout : fin 1964, Fidel sent qu’il
va devoir recommencer à s’occuper d’économie, car tout va mal. L’année 1965
a, au demeurant, été décrétée celle « de l’agriculture ». Le Lider estime que la
diversification tentée lorsqu’il était président de l’Inra, de 1959 à 1962, n’a pas
été bien menée : hors la canne à sucre, l’île doit mettre en avant une autre
priorité, l’élevage. Fidel entend notamment augmenter la production de lait, dont
la population adulte manque cruellement (les enfants, eux, en sont heureusement
pourvus). Il a été foudroyé par la lecture d’un agronome français, membre de
l’Académie, André Voisin. L’homme est controversé dans l’Hexagone mais ses
ouvrages, notamment Sol, herbe, cancer, ont eu du succès à l’étranger. Fidel
invite donc Voisin. Toutes affaires cessantes, il l’accueille le 3 décembre 1964 à
2 heures du matin à l’aéroport José-Martí. Les deux hommes discutent jusqu’à
l’aube. Puis Fidel entraîne partout le professeur. Dans chacune de ses
interventions, il le cite. La presse se fait l’écho de cet enthousiasme. Deux livres
de Voisin sont publiés en feuilleton. Il devient une sorte de demi-dieu de
l’Agriculture. Las ! Après dix-huit jours, le Français, épuisé, meurt d’une crise
cardiaque. Il est enterré à La Havane comme un héros national. Cent mille
personnes assistent à ses funérailles, couronnées par un discours de Castro,
comme il se doit. Peu prophète en son pays, Voisin aura été son meilleur
ambassadeur dans l’île !
Fidel continuera de se passionner pour les croisements entre le zébu, rustique
mais peu productif, et la Holstein suisse, excellente laitière. On ne compte pas le
temps qu’il dédie au taureau Rosafé, ce remarquable inséminateur. Hélas ! lui
aussi mourra prématurément, épuisé à la tâche. Quant à la laitière Ubre blanca
(pis blanc), elle a sa statue dans un parc de La Havane, nous a-t-on dit. Le Lider
est ainsi, prompt aux emballements. Celui qu’il a conçu pour l’élevage est l’un
des rares qui ait été durable, en matière économique, avec le goût pour les
fromages qui en dérive.
Le 16 février 1965, Fidel décide de reprendre à Rodríguez la présidence de
l’Inra. Le secteur agricole, à vrai dire, n’est pas brillant. La deuxième réforme
agraire, survenue alors que la première n’était pas digérée, n’a pas servi le
malheureux responsable de l’Institut. Le « vieux communiste » a si peu de
pouvoirs réels qu’on l’a surnommé « le ministre des Légumes ». La méthode de
Fidel, durant ces années, sera de multiplier les programmes spéciaux et les
fermes-modèles. Quand une idée lui traverse l’esprit, elle sera aussitôt
expérimentée quelque part. Bien entendu, la création se perpétue au-delà de
l’intérêt du Lider. Là où s’est portée sa sollicitude demeure une culture ou une
production privilégiée. Rarement précédées d’expérimentations, ces tentatives
aboutissent généralement à des échecs. Quelques-unes sont encore en activité à
ce jour, dénommées « fermes-Fidel » par le peuple.
Le problème crucial de l’agriculture cubaine est alors, on l’a dit, que la plupart
des macheteros ont déserté les plantations. La dureté du travail explique que ces
damnés de la terre d’avant la Révolution aient cherché meilleure fortune ailleurs.
Il faut pourtant que les zafras se fassent puisqu’on est revenu au sucre. La
mécanisation de la coupe est, à terme, la solution ; mais les engins sont encore à
mettre au point et, surtout, ils ne peuvent travailler qu’en plaine, alors que les
cannaies cubaines ont toujours été « à la diable ». Une idée prend donc corps
dans le groupe dirigeant : imposer une discipline de travail. Et qui mieux que le
commandant en chef peut y pourvoir ?
Le discours prononcé le 28 septembre 1965 par Fidel devant les CDR contient
une autre annonce sensationnelle : la réouverture des portes de l’exil, closes
depuis la crise des fusées. Faire baisser la pression politique, économique et
sociale due au rationnement, telle est l’explication plausible de la mesure. Dès le
7 octobre, les premiers contingents arrivent à Miami. Ils y sont amenés par de
petits bateaux souvent affrétés par des anciens exilés autorisés à aborder l’île,
par Camarioca, à l’est de Matanzas. Afin de contrôler cette immigration sauvage,
Washington conclut un accord avec La Havane via l’ambassade de Suisse, qui
représente ses intérêts à Cuba. Aux termes du Cuban Adjustment Act (1966), les
insulaires fuyant « le castrisme » seront longtemps accueillis sans retenue par
l’Amérique.
Deux fois par semaine, désormais, un avion affrété par les États-Unis prendra
les candidats autorisés à l’exil à l’aéroport de la station balnéaire de Varadero.
Priorité est donnée aux Cubains ayant des parents déjà hors de leur patrie. Les
jeunes hommes en âge, ou presque, de faire le service militaire (de quatorze à
vingt-sept ans) et les techniciens utiles à l’économie du pays ne sont pas
autorisés à partir. L’attente est de deux à trois ans. Les émigrants ne peuvent
emporter que les vêtements qu’ils ont sur eux. Et leurs biens sont confisqués. Ce
pont aérien fonctionnera jusqu’en 1971, où il sera interrompu par La Havane.
Trois cent mille Cubains sont partis ainsi.
Le Lider n’en surveille pas moins son front intérieur. Une campagne est
menée contre des éléments contaminés par la propagande des Chinois,
conduisant à des limogeages dans les forces armées. Une autre offensive vise la
dolce vita : sa victime la plus illustre est le vice-ministre des Armées,
Ameijeiras, héros de la Sierra, disgracié en mars 1966 pour ses relations avec
des « éléments antisociaux, pseudo-révolutionnaires » et autres « vagabonds
corrompus ». Il reconnaît tous les faits qui lui sont reprochés. C’est aussi
l’attitude de Cubela, ex-commandant du Directoire dans l’Escambray, arrêté
pour tentative d’assassinat contre Castro : « Je mérite le peloton, s’écrie-t-il
devant ses juges. Je suis un caractère instable, rempli de contradictions et de
faiblesse. » Castro écrit alors au tribunal pour lui demander de ne pas prononcer
la mort. Cubela ne se verra infliger « que » vingt-cinq ans de prison.
La Centrale des travailleurs fait aussi son autocritique. Sa responsabilité est
écrasante, admet-elle, dans les difficultés économiques de l’île. Son secrétaire, le
« vieux communiste » noir Lázaro Peña, est remplacé, au congrès d’août 1966,
par un jeune ancien combattant de la Sierra.
« Absentéisme » entraînant une faible productivité, « indolence » conduisant à
une sous-utilisation des capacités, « mauvaise organisation » du travail : tout
cela, la CTC le prend à son compte. Castro, bon prince, estime qu’il y a eu « des
erreurs, mais pas d’abus délibérés ». Le pays, pourtant, est une ruche : « Plus
vite, encore plus vite », est le slogan de l’année. Une ruche qui butine le sucre,
de surcroît, mais la zafra n’en est pas moins médiocre : de 30 % inférieure au
Plan. Et pourtant, Fidel, cette fois encore, a participé : huit cents arrobas dans sa
première journée, un très bon chiffre. On lui avait, il est vrai, un peu « préparé »
sa coupe. Mais qui relèverait de tels détails, en cette année de son quarantième
anniversaire ?
Pour la circonstance il offre au pays le Coppelia, où l’on fabriquera et vendra
les meilleures glaces d’Amérique. Un observateur qui ne lui est pourtant pas
hostile, Claude Julien, écrit que Castro est « menacé par l’isolement de
l’adulation ». Il ajoute : « En 1966, il y a Fidel, et seulement Fidel. » Celui-ci
dément-il ? Non : « Le pouvoir absolu est néfaste », dit-il devant le congrès de la
CTC. Il ne fait certes pas le rapprochement entre ce constat et ce qu’il
reconnaîtra à la mi-décembre dans une interview accordée à… Play Boy : il y a
vingt mille prisonniers politiques à Cuba. Mais s’attarde-t-on à semblable détail
lorsqu’on a pour chef la maestria même ?
À quarante ans, le voici avec une vision et un début de praxis, englobant
l’Amérique, l’Afrique, l’Europe de l’Est. L’Asie et l’Europe de l’Ouest restent
hors de sa sphère ? Qu’à cela ne tienne ! En parallèle à l’Amérique latine, sa
grande affaire de 1967, il s’occupera aussi de ces parties du monde. Pour l’Asie,
Raúl et Dorticós ont voyagé dès 1966 à Pyongyang et Hanoi : ils y ont entrepris
de donner corps à une « consultation des communistes de la troisième voie » :
ceux qui, bien qu’ayant un absolu besoin de l’aide de Moscou, tentent d’éviter
l’inféodation. Les trois États demeureront liés, mais l’entreprise restera de
modeste portée.
S’agissant du vieux continent, Castro n’est jamais parvenu à séduire ses
gouvernants, malgré une percée dans le champ économique vers le milieu des
années 1960. Ce n’est pas faute d’avoir flatté le général de Gaulle – en cette
période, seul dirigeant de « là-bas » fréquentable à ses yeux. Mais l’homme du
18 juin 1940 n’a jamais imaginé inviter le Cubain à Paris. Le général
soupçonnait, à juste titre, le commandant de certains troubles jeux en Afrique
noire et aux Antilles françaises. Alors Fidel décide de relancer les intellectuels
qui, après avoir été ses meilleurs soutiens, se montrent plus hésitants devant
l’évolution militariste de sa Révolution. « Ne vous laissez pas tromper par
l’impérialisme. L’Europe a beaucoup à gagner aux révolutions en Amérique
latine », les adjure-t-il le 2 janvier 1967. Et d’annoncer, pour l’année suivante,
un « congrès culturel » à Cuba.
Une autre cible de Pékin est la thèse de Régis Debray selon laquelle « c’est le
fusil qui commande au parti ». De « l’aventurisme », jugent les Chinois. La
théorie popularisée par Révolution dans la révolution ?, qui sera tiré à trois cent
mille exemplaires à travers l’Amérique latine (« Créer une force stratégique
mobile, la guérilla, politiquement et militairement autonome, qui n’attendra pas
ses ordres des villes où sont installés les états-majors révolutionnaires timorés,
mais qui agira en fonction des circonstances changeantes de la lutte en montagne
»), eh bien ! pour Pékin, c’est absurde. Ce que Régis Debray reconnaîtra, plus
tard, dans sa Critique des armes.
Or, le 20 avril 1967, une rumeur provenant de La Paz se répand : Debray,
précisément, a « été tué lors d’une opération antiguérilla en Bolivie ». Le 23
mars, confirmation avait été donnée de l’existence d’un nouveau foyer de
guérilla dans ce pays, après un accrochage avec les troupes du général
Barrientos. Guevara semble à sa tête. Six jours plus tard, l’ambassadeur de
France, Dominique Ponchardier, annonce que le jeune Français est, en fait,
détenu à Camiri, dans le sud-est de la Bolivie. Il a été arrêté en compagnie de
Ciro Bustos, révolutionnaire argentin, et d’un journaliste britannique.
L’Hexagone apprend soudain mille détails sur l’universitaire. Debray est né
en 1941, il est agrégé de philosophie, disciple d’Althusser. Sa mère est une
femme politique, conseiller de Paris dans les rangs conservateurs, et son père un
médecin à succès. Il a fait plusieurs voyages en Amérique latine : en 1961 à
Cuba, en 1963 au Venezuela. La même année 1963, il a écrit, dans Les Temps
modernes, « Le castrisme, longue marche de l’Amérique latine ». Puis il s’est
installé à Cuba fin 1965, officiellement comme enseignant, au titre de la
coopération, en fait invité par Castro, qui lui témoigne de l’amitié, comme le
notent les délégués à la « Tricontinentale ». Le mois suivant est publié à La
Havane Revolución en la revolución ? qui, en 1967, sortira chez Maspero à
Paris. Puis Debray disparaît de Cuba.
Et le voici qui réapparaît en Bolivie. Il devient vite clair que, sans avoir
combattu aux côtés du Che, il est plus qu’un reporter venu interviewer
l’Argentin, comme le soutient sa famille. Lui-même assume crânement sa «
situation historique et non personnelle » ; il s’indigne du « pathétique pour
concierges » autour de sa personne. Plus tard, il apparaîtra, à la lecture du
journal de campagne de Guevara en Bolivie, assez critique envers Debray, que «
Danton » (nom de guerre qu’il lui donne) avait été hébergé un mois à sa base de
Nancahuazu. Il s’apprêtait à assurer une liaison avec Castro : Guevara note en
effet, après l’arrestation, que « les communications sont coupées aussi avec
Cuba (Danton) ». Mais Granma va nier que Castro ait été au courant de la
présence de Debray en Bolivie… Le jeune homme sera condamné, le 2
novembre suivant, à trente années de prison.
Cependant, l’exaltation de la guérilla ne connaît pas de trêve à La Havane
comme approche la conférence latino-américaine de solidarité (Olas). Le slogan
du moment est : « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution. »
La publication, le 16 avril, par la revue Tricontinental, du message du Che pour
créer « le second ou le troisième Viêtnam du monde » suscite l’enthousiasme. Le
1er mai 1967, Almeida, qui remplace à la tête des armées Raúl, en stage à
l’Académie Frounzé de Moscou, adresse le salut des militaires cubains à
Guevara. Le même jour, Radio Havane intensifie sa propagande vers l’Amérique
du Sud : « De nouveaux Viêtnam sont en train de surgir », répètent les puissants
émetteurs entre deux messages en espagnol, quechua, aymara, ou guarani.
Castro en arrive, à la veille de la réunion de l’Olas, à déserter le minimum de
prudence observé jusque-là sur le thème de l’aide aux révolutionnaires. Réuni
pour la première fois depuis sa création, le 1er octobre 1965, le Comité central du
PCC proclame, le 18 mai 1967, sa « solidarité » avec trois Cubains capturés six
jours plus tôt lors d’un débarquement au Venezuela : « On nous accuse d’aider
les mouvements révolutionnaires. Eh bien ! oui, nous avons aidé et aiderons où
que ce soit dans le monde les mouvements en lutte contre l’impérialisme. »
Le 26 juin 1967, le Premier ministre soviétique, Kossyguine, qui vient de
rencontrer le président américain Johnson à Glassboro, quelques jours après la «
guerre des Six jours » au Proche-Orient, reçoit à La Havane un accueil glacial.
Castro est prêt à admettre que la « coexistence pacifique » s’impose aux Grands.
Mais cette politique ne saurait concerner les « régions périphériques du monde
capitaliste ». Fidel, dès lors, réclame que les partis communistes latino-
américains n’entravent pas son soutien à la lutte armée. Il demande aussi à son
interlocuteur comment il est possible que son pays aide des « gouvernements qui
répriment le mouvement révolutionnaire et sont complices du blocus américain
contre Cuba » : une allusion transparente à l’aide des Soviétiques au Venezuela
et à la Colombie. Granma, en quatre jours, ne publie que dix-huit lignes sur les
activités de Kossyguine à Cuba ! Et, le 26 juillet, Castro annonce au peuple que
le pays doit être prêt, à l’avenir, à affronter « seul » les défis militaires ou
économiques : Kossyguine aurait-il, pour la première fois, menacé ?
Et voici qu’il faut admettre à présent que l’économie est pantelante. Le groupe
dirigeant s’active pour faire repartir la machine après le 26 juillet 1970. Il est
solidement aidé, presque encadré à présent, par des spécialistes soviétiques de la
planification. Mais, avant tout, on va chercher à définir la nature de ce nouveau «
dialogue avec les masses » annoncé par Fidel. Des discours du Lider, comme il
se doit, fixent les cadres de la réflexion. Il les prononce devant la Fédération des
femmes cubaines, qui a dix ans le 2 septembre, et devant les CDR, qui fêtent
aussi leur première décennie le 28 septembre. Le choix des auditoires n’est
jamais laissé au hasard. Car le « dialogue », pour le commandant en chef, ce
n’est pas la libre discussion dépenaillée des assemblées générales gauchistes ou
des réunions syndicales de l’Occident. C’est celui que médiatiseront ces «
organisations de masse trop souvent négligées » à qui, précisément, il s’adresse.
Castro, un mois durant, fait l’autocritique implicite de sa propre gestion : « Si
tout le monde se met à penser, s’écrie-t-il, il n’y a pas de problème sans solution.
Et tout le monde est capable de penser. » Bien ! L’échec de la zafra lui est une
honte ? « Vive la honte si nous savons en tirer la force morale, la dignité. » Cette
très modérée autoflagellation a été bénéfique pour l’image du Lider : les « amis
de Cuba » vont s’émerveiller de son fair-play à admettre ses « insuffisances ».
Fidel se transforme même, pour quelques mois, en super chef de l’opposition.
Ce n’est plus lui le coupable mais, pêle-mêle, le parti, qui a empiété sur les
fonctions des administrateurs et dévitalisé les organisations de masse ; les
syndicats, qui n’ont pas assez « renforcé la conscience professionnelle des
camarades » ; les ministres, dont quatre seront limogés ; une minorité de « tire-
au-flanc » contre qui il se déchaîne, se plaignant que l’absentéisme touche 20 %
de la main-d’œuvre ; et, enfin, « une grande partie du peuple » qui n’est «
révolutionnaire que par émotion » et ne possède qu’un « instinct de classe », pas
une « conscience de classe ».
Fidel, pourtant, doit bien faire avec le peuple qu’il a ! Le 26 juillet, il a
annoncé la naissance, dans chaque entreprise, d’un « organisme collectif de base
» chargé de contrôler la gestion. « Les travailleurs y seront représentés »,
précise-t-il, aux côtés du parti, de l’administration, de la jeunesse et des femmes.
Le pouvoir chercherait-il à noyer le poisson ? Dans la quasi-atonie sociale où vit
l’île depuis deux lustres, ce peut être là, au contraire, l’hypothèse d’une
réanimation. De fait, de telles instances seront créées. L’avis des travailleurs –
sur le Plan une fois par an, sur la marche de l’entreprise tous les mois – y sera
ponctuellement recueilli. Toutefois, la participation, prudemment massive au
début, ira en diminuant car les réunions sont, le plus souvent, tenues hors des
heures de travail.
Un mécanisme se met ainsi en route, le 7 septembre 1970. Dans toute l’île,
des assemblées ont lieu sous le contrôle du ministre du Travail, Jorge Risquet –
un raúlista, comme on commence à dire, c’est-à-dire un proche du responsable
des forces armées, Raúl Castro. Des élections syndicales ont lieu du 12
novembre au 12 décembre. Fidel a promis qu’elles seraient « absolument libres »
et, de fait, deux millions de travailleurs blackboulent 80 % de leurs délégués. La
CTC, moribonde, retrouve sa crédibilité. Fidel, pourtant, n’entend pas que le «
dialogue » ainsi rouvert donne aux masses l’idée qu’un relâchement est à l’ordre
du jour. Si, donc, le 26 juillet, il avait annoncé que « les cinq prochaines années
seront les plus aisées des premières décennies », le 12 décembre, il « propose »
que, à nouveau, Noël et le nouvel an soient jours de travail pour 1971. Ce sera
encore le cas pour 1972, 1973, 1974… et quasiment les quarante années à venir.
C’est le second volet de la réorganisation consécutive à la zafra de 1970, celui
qui concerne l’économie, qui va avoir les conséquences les plus immédiates : à
la fin de 1971, la production retrouvera ses niveaux de 1967. Conséquences
durables, aussi, puisque, avec des retouches, des inflexions, des accélérations,
des freinages (bref, un pilotage), il demeurera en vigueur jusque vers la fin des
années 1980, quand l’évolution de l’Union soviétique, sous Gorbatchev,
poussera à une considérable régression. Si le slogan de 1971 est : « Les masses
ont la parole », l’année s’intitule significativement « de la productivité ». On
revient – sans le proclamer mais rapidement – sur les mesures d’inspiration «
guévariste » prises après le départ du Che en 1965. On réintroduit des « normes
» dans les entreprises. L’objectif de vingt mille centres de production « normés »
sera atteint en 1975.
Les vingt-huit mille assemblées de travailleurs qui ont eu lieu à la fin de l’été
et au début de l’automne 1970 aboutissent, le 16 octobre, à la promulgation par
le gouvernement d’une « loi » dite des « mérites et démérites ». Le « dossier de
travail », créé l’année précédente, va pouvoir se remplir. Seront considérés
comme « mérites » le dépassement réitéré des normes de travail, l’exécution de
tâches supplémentaires, l’ajournement du bénéfice de la retraite, la participation
volontaire hors des heures de travail à la zafra. Une décision du 4 janvier 1971
réservera la vente des appareils électroménagers aux travailleurs ayant ainsi
acquis des mérites : radios, télévisions, réfrigérateurs, ventilateurs, machines à
laver et à coudre, et aussi bicyclettes et séjours de vacances seront attribués par
des commissions syndicales, après discussion en assemblée générale. Un tiers
environ des travailleurs, dans les années 1970, recevra semblables biens – la
plupart une partie d’entre eux, les plus méritants la totalité. Afin de ne pas verser
grossièrement dans les « stimulants matériels », les mérites accumulés par les «
travailleurs d’élite » pourront aussi valoir à ces derniers d’être sélectionnés
comme « travailleurs exemplaires ». Et cette distinction transforme son
bénéficiaire en candidat potentiel au Parti communiste. Potentiel ? Quiconque,
en effet, peut encore être refusé car chaque cas sera examiné par une assemblée
moins ouverte, et rigoureuse : attitude sous Batista, enthousiasme au volontariat
professionnel et militaire, comportement dans la vie sociale et familiale, «
supériorité » culturelle et idéologique. Le nombre des membres du PCC doublera
ainsi en deux ans, passant à deux cent mille. Les noms et photos de « travailleurs
exemplaires » sont affichés à l’entrée des usines. « Mérites », mais aussi «
démérites ». Seront considérés tels l’absentéisme, la négligence dans l’emploi du
matériel, le gaspillage de l’énergie électrique, etc. Si, sur le « dossier » –
conservé au ministère du Travail –, les démérites surpassent les mérites, diverses
sanctions sont prévues ; elles vont de la simple admonestation publique à la
privation de liberté.
Un texte complémentaire, lui aussi discuté par les assemblées, est promulgué
au début de 1971. Il porte le nom de ley de vago, ou « loi contre la paresse et le
vagabondage ». Joliment présenté comme un « mode d’exercice de la dictature
du prolétariat », ce texte prévoit que les « oisifs de dix-sept à soixante ans (sauf
les étudiants) seront condamnés à des peines de six à vingt-quatre mois de centre
de rééducation ». L’oisiveté est dite « prédélictueuse » pour qui a quitté son
emploi depuis plus de quinze jours. L’oisif dit « établi » encourt les sanctions les
plus graves. Le public est invité à signaler les « désœuvrés ». La ley de vago ne
distingue pas entre l’oisiveté volontaire (l’étudiant qui n’étudie pas…) et celle,
forcée, de qui est sans emploi parce qu’il vient de sortir de prison et ne trouve
pas de travail. Cette loi est donc un instrument de contrôle social à la façon de
l’Angleterre de Dickens. Mais, comme le dit le préambule de la « loi », la
Révolution « a éliminé le chômage, la morte saison, la prostitution, la
domesticité, la mendicité »… Donc pas de risque d’abus ! Les oisifs recensés
début 1971 – ressortissant, donc, du camp de rééducation – seront soixante mille.
Castro et Guevara avaient, vers 1963, critiqué le premier Plan quadriennal,
élaboré par des techniciens tchèques, peu adapté aux besoins cubains.
Moyennant quoi, près de dix années durant, l’économie a fonctionné sans Plan.
L’aide soviétique s’offre donc dans ce domaine, ou plutôt s’impose. Mais avec
subtilité : Moscou ne veut plus ni indisposer ni signer de chèque en blanc. Et ce
d’autant que ses alliés au sein du Comecon, habitués quant à eux à plus de
rigueur, grognent contre les extravagances de Castro. Certes, l’Union soviétique
ne s’est pas mêlée de la « zafra historique » – affaire du commandant, affaire
d’État. Pour le reste, dès 1969, une mission dite « d’organisation » a fait un long
séjour en Union soviétique. En 1970, c’est le président du Gosplan, Nikolaï
Baïbakov, qui séjourne dans l’île. Il jette avec son homologue (depuis 1962 le
président Dorticós) les bases d’une collaboration qui aboutira, en 1976, à une
coordination des Plans quinquennaux. Moscou contribuera aussi à la création
d’un budget rationalisé et d’un système de statistiques. Dans les limites d’une
économie désormais reconnue « sous-développée », des résultats seront atteints.
On voit, toujours à partir de cette cruciale année 1970, s’esquisser une
nouvelle alliance pour la conduite de l’économie. « Face » aux frères Castro, qui
ont en charge la haute politique, la stratégie et la sécurité, Carlos Rafael
Rodríguez, appuyé sur Dorticós, assume un leadership sur un petit groupe de
modérés. Certains sont originaires du M-26, comme Marcelo Fernández.
D’autres sont de jeunes technocrates, certes tout dévoués à la Révolution mais
convaincus, aussi, que l’économie se venge quand on nie certaines règles : le
refus de choisir des priorités et de déterminer des coûts, le désintérêt pour la
productivité, l’inattention aux gaspillages, les fréquents changements de cap, le
mépris pour la compétence, etc. L’un des plus notoires de ces « hommes
nouveaux », convaincus que l’économie n’est pas une guérilla, est Hector
Rodríguez Llompart, qui se fera connaître à Paris pour avoir parfois présidé avec
efficacité la Commission franco-cubaine.
Parmi les mesures prises à partir de 1970 pour remettre l’économie sur rails, la
plus décisive est le freinage de la « démonétisation » décidée au milieu des
années 1960. On n’augmente plus le nombre de services ou biens mis gratis à la
disposition des Cubains. On supprime même la gratuité des deux millions de
repas servis à midi en cantines. Les loyers, loin de disparaître, seront exigés. Les
bourses, orgueil du régime, seront distribuées avec davantage de parcimonie. On
augmente les prix de biens comme l’électricité, l’eau, les transports à longue
distance, les communications téléphoniques, etc.
Corrélativement : on double l’éventail des salaires moyens, de un à sept.
Heures supplémentaires et travail volontaire seront payés. Les tâches pénibles
seront récompensées par des primes. Le salaire minimum, quatre-vingts pesos
par mois, soit soixante dollars, pour huit heures de travail par jour, ne sera plus
guère payé qu’à des ouvriers agricoles sans spécialisation. En ville, la
rémunération de base dépassera les cent pesos. L’objectif de ce creusement entre
les rémunérations est, bien entendu, de remotiver les techniciens et les cadres,
dont Castro reconnaîtra qu’ils ont été pénalisés.
Mais l’essentiel de la réforme de 1970-1971 est l’introduction sur un marché
désormais dit « libre », grâce à des importations le plus souvent, de nombreux
biens qui avaient disparu. C’est cher, mais les Cubains s’y précipitent. Ainsi le
restaurant suppléera aux rations insuffisantes de la libreta. On comprend bien la
logique des choses. Ses premières années, la Révolution avait créé des moyens
d’achat sans contrepartie. Comme il n’était pas question d’accepter la
conséquence naturelle de cette situation – l’inflation galopante –, qui aurait
remis en cause la redistribution en faveur des plus pauvres, on a bloqué les prix.
Mais, alors, il a fallu instituer le rationnement, devenu le mode de régulation
globale. Pour les particuliers, l’effet le plus notoire en a été l’impossibilité
d’employer une partie de l’argent gagné. Il y a donc, calculent les experts en
1970, trois milliards et demi de dollars dans les « bas de laine ». On les fait donc
sortir. Le nouveau mot d’ordre est : dépensez. Ainsi l’argent retrouve-t-il sa
raison d’être : non plus le « fétiche » dit par Guevara, cette chose sale et
abominée, il redevient l’instrument d’un ajustement d’une offre à une demande.
Et le « miracle cubain » se fait lisible. Il a consisté en une amélioration
substantielle de la situation d’une minorité – l’essentiel des ruraux, disons 40 %
de la population – au détriment d’une majorité, essentiellement urbaine, riche ou
aisée, mais dans sa majorité modeste : les ouvriers, protégés, avant 1959, par un
syndicalisme puissant. Ce n’est certes pas négligeable. Mais une telle agitation
vibrionnante était-elle nécessaire par surcroît, qui a appauvri le pays entier dans
la décennie consécutive ?
Après l’échec de la zafra de 1970, il fallait aussi ouvrir des soupapes
politiques afin que le contrôle social ne repose pas uniquement sur la force.
Castro s’est placé sous la vigilance des « organisations de masses ». Ce sera le
temps de « l’institutionnalisation » du régime, qui culminera en 1975 avec le
premier congrès du PCC et, en 1976, avec l’approbation de la Constitution. On
verra même Fidel prononcer des discours… écrits.
La méthode du Lider, durant la première moitié des années 1970, où son
pouvoir est devenu moins assuré, est d’élargir, sous lui-même et Raúl, le cercle
dirigeant, par délégation de pouvoir. Le Lider interviendra moins à tout propos.
Et il rendra compte à des instances tel le Comité central. En novembre 1972, on
assistera à la création d’un comité exécutif près le gouvernement. Des vice-
Premiers ministres y superviseront des groupes de ministères. Fidel, Raúl,
Dorticós et Rodríguez auront chacun la haute main sur des secteurs précis, et non
plus le commandant sur tout. Ainsi, le « vieux communiste » patronnera-t-il les
relations économiques avec l’Union soviétique.
Sous ces quatre « grands », les principaux bénéficiaires de la nouvelle tranche
de pouvoir laissée vacante par l’abandon de « l’exclusive Castro » sur le pouvoir
seront des officiers. Dans la réorganisation de novembre 1972, cinq des sept
membres du nouveau comité exécutif sont des comandantes, dont deux raúlistas.
D’autres officiers, en 1973, renforceront le secrétariat du PC. L’armée elle-
même sera réorganisée. On verra apparaître le titre de « général » – qui sera
officialisé en 1976, après l’Angola : Raúl deviendra, alors, l’unique « général
d’armée », El general.
Dis la vérité
Dis au moins ta vérité
Et puis laisse faire ce qui peut arriver.
Le 17 mai 1972, Fidel arrive en Bulgarie. Le 26, il est en Roumanie, dont les
velléités d’autonomie par rapport à Moscou l’ont séduit vers 1967-1968. Le 30
mai, c’est la Hongrie ; le 6 juin, la Pologne ; le 13 juin, la RDA (Allemagne de
l’Est), partenaire solide. Enfin, il arrive dans cette Tchécoslovaquie dont les
malheurs lui ont fourni, en 1968, l’occasion de trouver son chemin de Damas.
Devant le vainqueur de Dubček, Husák, il se félicite de la « position correcte »
qu’il a alors adoptée « sur l’aide internationale apportée par les pays du Pacte de
Varsovie », à Prague. Il avait, quatre ans plus tôt, qualifié cette formulation de «
feuille de vigne », retenant « sans fondement légal » l’intervention des blindés de
Moscou et ses alliés…
Castro retrouve l’Union soviétique le 26 juin, après plus de huit ans. Sous
Leonid Brejnev, le pouvoir soviétique est à une apogée de sa confiance
tranquille. Sa puissance militaire croît avec régularité. La gravité de ses
problèmes intérieurs n’apparaîtra que plus tard. Fidel lui-même, le trublion de
naguère, est venu à la résipiscence : la situation de son économie, il est vrai, ne
lui laisse aucune longueur de corde, et il le sait. Ne pas brusquer Fidel, tout est
là. Toutefois, les autorités soviétiques ont prudemment fait savoir que le Cubain
ne ferait pas de tournée à l’intérieur du pays durant la dizaine de jours de son
séjour. L’heure est à la raison, non plus aux élans. Le Lider n’aura qu’une seule
occasion de s’adresser à un public : une rencontre avec des ouvriers dans une
usine de la banlieue de Moscou.
Les entretiens officiels sont nombreux et cordiaux, à en juger par le geste du
Cubain posant son bras sur l’épaule de Kossyguine. Les honneurs ne lui sont pas
ménagés, tel l’ordre de Lénine. Les observateurs notent un long entretien avec
des amiraux et généraux soviétiques, en présence du ministre Gretchko : ceci est
consonnant avec l’effort soviétique d’aide à la modernisation des FAR. Brejnev
explique à son hôte les mérites du traité Salt I de limitation des armes
stratégiques qu’il vient de signer avec le président américain Richard Nixon. Le
chef du Kremlin a une jolie formule : « Nous sommes pour l’effacement des
distinctions de classes entre les pays. » L’admission, le 11 juillet, de Cuba au
Comecon, l’avatar économique du bloc socialiste, sera la conclusion de ce
voyage.
Le second déplacement à Moscou sera entrepris peu avant Noël 1972.
L’occasion est le cinquantième anniversaire de la création de l’Union soviétique.
Fidel ne repartira pas sans rien. Il a fait admettre que, en cette période de
flambée des cours du sucre, Moscou ne peut plus s’en tenir aux six cents la livre
de 1962. Une révision des prix sera donc pratiquée quand le marché dépassera
certains seuils. Dès 1973, la livre sera payée onze cents et demi, et trente cents
en 1975 : Castro a gagné deux cents millions de dollars.
« En échange », en somme, Fidel a confirmé son entrée dans la « division
internationale socialiste du travail », modèle ambitionné par l’Union soviétique
au sein du Comecon et auquel les autres ne se plient qu’en rechignant. La
mission de Cuba est naturellement de produire du sucre, ce pour quoi l’île offre
d’évidents avantages comparatifs. Mais le Comecon est aussi intéressé par le
nickel, dont la production devrait être, à long terme, quintuplée par la relance des
exploitations de Nicaro et de Moana Bay. Enfin, Cuba promet un effort de
régularité dans ses livraisons d’agrumes ; de fait, elles augmenteront, de 1972 à
1978, d’un million de tonnes à quasi quatre.
Heureusement, passée la nouvelle mauvaise récolte de 1972 (due en partie à
une décision intempestive prise en 1971 par Castro : le brûlage, sans préparation,
des feuilles sur pied), les zafra, iront s’améliorant. L’île pourra ainsi profiter au
mieux des prix record sur le marché mondial de 1974 et 1975. Succès plus
substantiel encore : Fidel obtient un report au 1er janvier 1986 (quatorze ans) de
la dette contractée durant les douze premières années de la Révolution : un total
de quatre milliards de dollars. Désormais, les voyages de Castro en Union
soviétique – il y en aura encore six, pour les grand-messes du régime (décès de
secrétaires généraux, congrès du PCUS, anniversaires) – seront, par commune
volonté, des événements discrets.
Sur le front des Amériques, 1972 n’est pas une mauvaise année pour Cuba.
Après le Pérou en juillet, ce sont quatre petits États anglophones de la Caraïbe, la
Jamaïque, la Barbade, Trinidad et le Guyana, qui (r)établissent des relations.
L’environnement devient ainsi plus amical, d’autant que Panama, sous le général
Torrijos, sait montrer, sur la question du canal, de la fermeté envers Washington.
Une motion du Pérou invitant à la levée des sanctions contre La Havane est
repoussée en juin 1972 à l’OEA, mais la question est posée.
Avec les États-Unis, tout reste complexe, comme à l’ordinaire. En raison des
pressions américaines sur le Chili d’Allende, Granma, le journal officiel cubain,
n’écrit plus « Nixon » qu’en remplaçant le « x » du patronyme par une croix
gammée. Et Fidel assure qu’aucun traité ne sera signé avec Washington tant que
le républicain sera président, alors que le voisin du Nord, du fait de la
multiplication des détournements d’avions vers Cuba, est demandeur d’un
accord. Cinq jours avant l’élection présidentielle de novembre 1972, Fidel
propose des discussions. Un traité sera finalement signé le 15 février 1973, après
la triomphale réélection de Nixon. Rien de tel n’avait été concordé entre les deux
pays depuis 1965, date à laquelle un accord avait permis un pont aérien pour les
candidats à l’exil. Les parties s’engagent à poursuivre les auteurs de
détournements, également maritimes. En acceptant de réprimer les attentats à
l’intégrité du territoire cubain, Washington signe la fin de débarquements contre-
révolutionnaires.
Les États-Unis ne savent plus très bien où ils en sont à l’endroit de Cuba. Les
libéraux font observer que, après l’historique visite de Nixon à Pékin début 1972
et la signature du traité Salt I le 26 mai suivant à Moscou, l’administration n’a
plus de raison de laisser les relations avec La Havane en l’état. On spécule sur un
voyage dans l’île du conseiller à la Défense puis secrétaire d’État Kissinger.
Mais rien de tel ne surviendra sous Nixon.
C’est la situation latino-américaine dans son ensemble que les États-Unis ne
contrôlent plus trop en ce début des années 1970 : « Nous n’y avons plus d’amis
», soupire le secrétaire au Trésor John Connally. Les coups d’État militaires
fascisants – Banzer en Bolivie (1971), Pinochet au Chili (1973)… – sont souvent
tenus pour la preuve de l’intervention plus grossière que jamais du voisin du
Nord sous la férule d’un président Nixon ami de la force et « remonté » par un
ami cubain réactionnaire, le fameux « Bébé » Rebozo. La vérité est que les
choses échappent bien plus que naguère à Washington. Les mécanismes mis en
place dans les années 1960 pour contrer la contagion castriste courent désormais
sur leur erre. Nixon se désintéresse, depuis ses débuts (1969), de l’Amérique
latine. Il est occupé par le Viêtnam, avec lequel sera signé, le 23 janvier 1973, un
accord de désengagement militaire américain. Et, surtout, il joue sa « grande
politique » : un œil vers Pékin (1971), l’autre vers Moscou (1972). En foi de
quoi les Latinos sont en semi-sécession en ce début des années 1970. L’Alliance
pour le progrès a été enterrée. Et la politique de détente US avec le bloc
socialiste fait craindre aux États du sud du Rio Grande d’être les dindons de la
farce. Le sous-continent lorgne donc à son tour vers les non-alignés : trois grands
pays, outre Cuba, vont participer pour la première fois à part entière à leur IVe
Sommet, à Alger, en 1973 : le Chili, le Pérou et l’Argentine.
Renouer avec La Havane devient ainsi la pierre de touche pour des
gouvernements exaspérés par Washington. Le Pérou, le Chili et Panama, qui
reprennent les relations en 1973, se mettent à la tête, à l’OEA, de la croisade
procubaine. Même des pays ayant eu maille à partir avec Fidel, le Costa Rica, le
Venezuela, la Colombie, inclinent au rapprochement. Castro, en bon tacticien, va
dès lors chevaucher le thème de la nécessaire unité des Latinos contre les
Yankees. Reprenant une idée des généraux péruviens et des socialistes chiliens
que les Mexicains et les Vénézuéliens approuvent, il va pousser à la naissance
d’un organisme où « ceux du Sud » se retrouveraient entre eux, hors la présence
des États-Unis. « L’Amérique latine doit s’unir, ou elle sera soumise », déclare à
L’Humanité, le 16 octobre 1974, l’émule cubain de Bolivar. Une telle
association verra le jour en 1975, sous le nom de Sela : Système économique
latino-américain. La Havane y sera ; Washington, pas. Le Lider a brillamment
contribué au retournement du front anticubain…
Le coup d’État militaire qui s’est abattu sur le Chili le 11 septembre 1973 a
attristé mais peu surpris Castro. Il se contenta d’aider l’agitation « anti-yankee »
qui se fait autour de l’événement à se tourner en faveur de sa Révolution. Or,
côté États-Unis, dès l’accession au pouvoir, à la mi-1974, du pâle Gerald Ford,
des suites du « Watergate » qui avait poussé Richard Nixon à la démission, les
sanctions contre l’île sont réexaminées. Henry Kissinger, maintenu secrétaire
d’État par le nouveau venu, avait déjà, sous Nixon, élaboré un plan en ce sens.
Les Américains, qui ont déjà eu de quoi humer le parfum des cataclysmes
indochinois (au Viêtnam et au Cambodge) qui surviendront au printemps 1975,
ressentent qu’il est temps, écrit Brian Latell dans son Raúl Castro, l’après Fidel,
« de réduire les tensions bilatérales et de progresser vers un rapprochement
global ». De fait, en janvier 1975, les premières négociations (secrètes) de part et
d’autre du détroit de Floride sont engagées à New York, puis Washington.
Parallèlement, après quelques couacs, une majorité qualifiée de l’OEA
(quatorze États) a décidé, le 29 juillet 1975, à San José de Costa Rica, de rendre
à chacun la liberté de renouer avec Cuba. De 1964 à 1975, seul le Mexique
n’avait pas rompu avec l’île. Sans attendre l’OEA, le Venezuela et la Colombie
avaient renoué. Hormis les dictatures militaires, toutes « les Amériques latines »
suivront dans les années à venir. Au milieu des années 1970, les États-Unis ont
perdu la bataille de l’isolement du castrisme. L’embargo lui-même fait eau : en
1974 et 1975, Washington l’a assoupli, jusqu’à ne plus interdire que les ventes
directes du territoire américain à Cuba. Lors d’une grande Mission du patronat
argentin dans l’île début 1974, les grosses filiales d’entreprises américaines
installées à Buenos Aires ont été de la partie. Le « blocus » de Cuba, qui avait
représenté une véritable gêne avant d’être contourné de tous côtés, n’est plus
qu’une absurde humiliation.
Et, pourtant, Castro va prouver qu’il lui est consubstantiellement impossible
de vivre en bons termes avec les États-Unis, dont l’humeur négociatrice, après le
traumatisme du Viêtnam, n’a pourtant jamais été telle en trois lustres (les
accords d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe sont signés le 1er
août 1975). Le Lider va donc chatouiller son grand voisin sur un sujet pour lui
ultrasensible : au plus fort de l’été 1975, il réunit à La Havane une conférence
sur… l’indépendance de Porto Rico. (Rappelons que les indépendantistes
portoricains n’ont jamais dépassé les 6 % de voix lors des élections
démocratiques régulièrement tenues dans leur île…) Et ce n’était pas là une lubie
puisque, depuis trois lustres, les Cubains aidaient en sous-main les Faln (Forces
armées de libération nationale) dans l’autre ex-colonie espagnole d’Amérique «
libérée » en 1898 par les « Yanquis »…
Parallèlement à sa reconquista de l’Amérique latine, le Lider s’est lancé, dès
1973, dans une offensive en direction des non-alignés. Les jalons ont été posés
lors de son voyage en Afrique de 1972, singulièrement à Alger. Lors du IVe
Sommet de l’Organisation en septembre 1973, à nouveau dans la capitale
algérienne, Fidel sera l’une des voix qui pèsent. Il a choisi une conception de
non-alignement qui choque mais donne à penser : « l’alliance naturelle » du
tiers-monde et du bloc socialiste contre « le seul impérialisme », celui des États-
Unis : « S’aliéner l’amitié du camp soviétique, c’est s’affaiblir », proclame-t-il.
Par ailleurs, dûment chauffé par le leader palestinien Yasser Arafat, il décide, à
Alger, de rompre avec Israël. À la différence des pays socialistes, Cuba avait
gardé ses relations avec l’État hébreu car le Lider n’a jamais caché une touche
d’admiration pour le « David » juif affronté au « Goliath » arabe, qu’il terrasse
de temps à autre. Mais, ce 8 septembre 1973, Fidel est chambré par Kadhafi, son
très anticommuniste adversaire idéologique, jusqu’à une embrassade
d’anthologie. Et, le lendemain, le représentant de Cuba à Tel-Aviv va apprendre
par la radio qu’il est sans emploi ! Castro, lui, reviendra à La Havane par le
chemin des écoliers : Bagdad, Delhi (où il apprend la mort d’Allende et le coup
d’État sanglant du général Pinochet), et enfin Hanoi, où il va séjourner toute une
semaine parmi les hommes que, sans doute, il admire le plus sur terre : les
inlassables combattants viêtnamiens.
Encore quelques jours, et le monde apprendra la prodigieuse augmentation
imposée aux tarifs pétroliers par les pays producteurs. Cuba n’en souffrira pas,
en raison de ses accords de troc avec l’Union soviétique. Mais le Lider n’est pas
long à percevoir le parti qu’il en peut tirer pour sa stratégie en direction du tiers-
monde et des non-alignés. Il prend, d’abord, la défense de l’Opep, les pays
producteurs de pétrole, contre les pays occidentaux qui dénoncent les effets
inflationnistes de la situation. Et il invite les pays en voie de développement à
créer des « cartels » autour de leurs matières premières, à l’instar de l’Opep.
Puis, réalisant que les plus pauvres seront les plus pénalisés par le
renchérissement de l’or noir, il défend la nécessité, pour les producteurs, d’aider
les nations moins favorisées : « Si l’on veut que les pays sous-développés fassent
leur la bataille du pétrole, il faut que les pays pétroliers fassent leur la bataille du
développement », lance-t-il. Le Cubain qui, pour beaucoup, était surtout un bon
baroudeur, acquiert une réputation plus subtile auprès de ses pairs du tiers-
monde.
Cependant, Castro aura eu la joie, le 28 janvier 1974, de recevoir sa première
visite d’un secrétaire général du Parti communiste soviétique, Leonid Brejnev.
Celui-ci insiste à nouveau, auprès de son hôte fougueux, sur les mérites, « pour
la paix universelle », de la coexistence pacifique, illustrée par les accords russo-
américains Salt I de 1972. Bien que cette visite survienne peu de mois après le
renversement du Chilien Allende, le maître du Kremlin propose l’idéal de la «
détente » pour l’Amérique latine également : « Ce sont les peuples concernés qui
doivent faire leur révolution », déclare Brejnev.
Sur le plan intérieur, la première moitié des années 1970 a été tendue vers la
fameuse « institutionnalisation ». La promesse faite par Castro de relancer « les
organisations de masse » a été tenue : toutes ont réuni leur congrès. En
novembre 1973, la Centrale des travailleurs cubains (CTC) accepte des normes
de production plus sévères contre le paiement des heures supplémentaires et de
primes ; les ouvriers organisés auront aussi leur mot à dire dans l’élaboration du
premier plan quinquennal (1976-1980). Les Comités de défense de la Révolution
(CDR) et la Fédération des femmes voient leur couche dirigeante recevoir la
concession de l’honorabilité, via des promotions dans le gouvernement et le
parti. Tout cela culminera avec le Ier Congrès du Parti communiste cubain, qui
sera réuni en décembre 1975, dix années après sa création.
Une expérience dite de « Pouvoir populaire » avait été menée, en 1974, dans
la province de Matanzas. Il s’agissait d’élire au suffrage universel, pour la
première fois depuis 1959, des délégués municipaux. Sont électeurs tous les
Cubains de plus de seize ans – sauf les prisonniers politiques ou de droit
commun, les candidats à l’émigration et les ex-batistiens. Les candidats sont
désignés à main levée « au sein » des CDR ou de l’Association des petits
agriculteurs. Élus, ils élisent à leur tour un exécutif municipal en leur sein, sur
une liste établie par une commission de représentants du parti et des «
organisations de masse ». Ils élisent aussi des délégués qui, avec leurs
homologues d’autres communes, nomment l’assemblée de la province. Les
exécutifs de toutes ces instances sont désignés dans les mêmes conditions sûres
que ceux des assemblées municipales. Le Pouvoir populaire a pour tâche la
gestion décentralisée.
C’est ce système que la Constitution « martienne » (hommage à « l’apôtre et
martyr » José Marti) et « marxiste-léniniste », votée le 15 février 1976 par 97,7
% des votants représentant 98 % des inscrits, va généraliser aux cent soixante-
neuf communes et quatorze provinces de l’île. Elle le parachèvera par l’élection,
le 2 novembre, selon la même formule de scrutin indirect et listes verrouillées,
de l’Assemblée nationale du Pouvoir populaire. À son tour, cette ANPP (que
présidera jusqu’en 1981 le chef historique de l’ex-PSP communiste, Blas Roca)
désignera, le 2 décembre, le Conseil d’État : un exécutif (chef d’État et chef de
gouvernement) collégial (les décisions sont officiellement prises « à la majorité
simple »), qui est aussi un législatif entre de rares (deux fois l’an) et brèves
(deux journées) réunions de l’Assemblée nationale. De cet organe, le président
sera Fidel, et Raúl le vice-président. Ainsi, dix-neuf ans après la victoire de
1959, le comandante aura-t-il relégitimé son pouvoir.
Par une heureuse coïncidence, les cours du sucre flambent au milieu des
années 1970. Les prix ont poussé, en l’année des « quinze ans de la Révolution »
(1974), des pointes à soixante cents la livre – six fois le record de « l’année du
vingtième anniversaire de la Moncada » (1973). Une baisse de la production des
États-Unis explique en bonne partie ce boom. Et comme les zafras de 1973 et
1974 ont été bonnes, d’un seul coup Cuba se retrouve riche. Pour la première
fois depuis 1959, la balance commerciale est équilibrée. Les gains en devises
passent en un an de huit cents millions à plus de deux milliards de dollars. On
desserre la vis de la consommation.
Le vice-Premier ministre Carlos Rafael Rodríguez, officieux numéro 3 du
régime, se met à courir le monde en quête d’équipements modernes. À Paris,
début 1975, il est reçu avec les honneurs par le Premier ministre Jacques Chirac,
qui lui accorde sept milliards et demi de francs de crédits sur deux ans pour
faciliter l’achat d’usines clés en main et de matériel français. Une Commission
mixte est établie. C’est dans cette atmosphère qu’est adopté le premier Plan :
Rodríguez annonce de douze à quinze milliards de dollars d’investissements
pour le quinquennat 1976-1980. Ces chiffres laissent augurer une croissance de 6
% l’an. Tous ceux qui, à Cuba et ailleurs, n’aiment pas le castrisme vont
nommer « le quinquennat gris » cette période de « soviétisation » qui va de
l’échec de la zafra de 1970 à la reprise des aventures « internationalistes » en
1975. Pour les Cubains, au contraire, ce fut une rare période de relative euphorie
économique depuis 1959.
Las ! la conjoncture va se retourner et, en quelques mois, les cours du sucre
chuteront des trois quarts. Aussi, dès le 26 juillet 1975, Castro pourra-t-il
annoncer que « les prochaines années seront difficiles ». L’économie, il est vrai,
sera loin d’être la seule cause de ces difficultés.
9
LES CAMPAGNES D’AFRIQUE
(1975-1979)
Je te remercie, Lénine.
Fidel Castro, 28 avril 1963
C’est donc comme s’achève la brève euphorie du milieu des années 1970 qu’a
lieu, fin 1975, le Ier Congrès du PCC. Surtout, l’événement survient alors que le
pays est engagé depuis quarante jours dans une guerre à dix mille kilomètres de
chez lui, en Angola. Mais les Cubains n’en savent encore rien ! Bien sûr, ils
n’ignoraient pas tout car ils sont familiers de l’écoute des radios de Miami – ne
serait-ce que pour entendre les résultats des équipes américaines de base-ball
que, « faute de place », la presse nationale ne publie pas, alors que les insulaires
sont fanatiques de ce sport. En outre, malgré les consignes, certains « volontaires
» ont bien dû glisser quelques mots à une fiancée. La ville bruit donc de folles
rumeurs.
Dans une capitale repeinte et aux pelouses tondues comme jamais après trois
lustres d’abandon, le congrès s’ouvre le 17 décembre au théâtre Karl-Marx. Aux
trois mille cent trente-six délégués et aux invités venus de quatre-vingt-six pays
(le Soviétique Souslov, le Hongrois Kádár, le Bulgare Jivkov, le Français
Marchais, le Portugais Cunhal…), Castro assène un discours de onze heures,
détaillant ses réalisations en un flot de statistiques qui n’épargnent ni le nombre
des ponts ni les variations de l’indice de ponte des poules. Il ne manque même
pas une pincée d’autocritique : nous avons marqué trop « d’autosatisfaction », de
« mépris envers les autres ». « Si nous avions été plus humbles », que d’erreurs
auraient été évitées. Mais il nuance : « Sans un peu de rêve et d’utopie il n’y a
pas de révolutionnaires. »
Passant à la politique étrangère, Fidel délivre l’attaque attendue contre «
l’impérialisme yankee ». Il détaille vingt-quatre tentatives de la CIA répertoriées
par ses services en vue de l’assassiner : la publication, un mois plus tôt, du
rapport du sénateur américain Frank Church sur ce sujet lui est une inattendue
confirmation. Il exhorte le président Gerald Ford à s’excuser. Il manque
cependant une pièce au discours : l’Angola. Après une référence cryptique aux «
devoirs internationalistes », le congrès entre en huis clos.
Le 22 décembre seulement, Fidel dira tout : « Nous aidons l’Angola, et nous
continuerons à aider l’Angola. » Les trois mille délégués se lèvent alors et
battent des mains, scandant « An-go-la, An-go-la… ». Le Lider refait alors
l’histoire de l’implication de Cuba en Afrique. Dès 1961, sa diplomatie et ses
conseillers militaires et civils ont entrepris un patient travail. La Révolution a
notamment accueilli chez elle maints cadres du « continent noir » qui, après des
études dans l’île, sont repartis galvanisés. Des liens ont été créés avec les
mouvements de libération des colonies lusophones, et singulièrement auprès
d’Amilcar Cabral, en Guinée-Bissau, pour qui l’aide sera toujours généreuse. La
révolution des Œillets, lancée le 25 avril 1974 au Portugal, a donc passionné
Cuba, qui en a aussitôt vu les virtualités africaines. Le sémillant capitaine Otelo
de Carvalho, provisoire homme fort de Lisbonne, sera l’hôte d’honneur du 26
juillet 1975. Encore trois semaines et c’est António Rosa Coutinho, surnommé «
l’amiral rouge », qui fera le voyage vers l’île. Le Ier Congrès du Parti
communiste cubain va marquer de façon symbolique ce long engagement :
capturé en 1969 alors qu’il combattait avec le PAIGC (Parti africain pour
l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), condamné par un tribunal du
dictateur Salazar puis libéré par la révolution des Œillets, le capitaine Pérez
Peralta est élu au Comité central. Devant l’assemblée, Fidel évoque aussi, son
aide à tous les gouvernants « progressistes » d’Afrique : Sékou Touré en Guinée,
Marien Ngouabi au Congo, Siyaad Barre en Somalie…
S’agissant de l’Angola proprement dit, « l’aide humaine et matérielle de Cuba
ne lui a jamais fait défaut ». De fait, les contacts avec le MPLA (Mouvement
populaire de libération de l’Angola) marxiste remontent au milieu des années
1960. Le récit de « l’opération Carlota » proprement dite a été fait par le
Colombien Gabriel García Márquez, ainsi mué en chroniqueur du régime. Le
récit de « Gabo », comme le nomment ses intimes, publié début 1977 dans
l’hebdomadaire mexicain Proceso, est, dans ses grandes lignes, tenu pour
véridique.
C’est le 5 novembre, dans le secret du palais de la Révolution à La Havane,
que s’est décidé l’envoi des troupes cubaines. Une réunion « longue et sereine ».
On imagine bien Castro planifiant à nouveau une de ces opérations martiales
qu’il aime de passion. Ce jour-là, le MPLA qui, l’été précédent, a bouté ses
adversaires du FNLA et de l’Unita hors de la capitale Luanda, s’y retrouve
assiégé. Or, l’indépendance a été décidée avec le Portugal pour le 11 novembre.
Une course de vitesse s’engage donc.
Quelque deux cent trente militaires cubains sont sur place depuis six mois. En
juillet, dit « Gabo », Fidel a tenté de convaincre l’homme de premier plan de
Lisbonne, Otelo de Carvalho, d’envoyer des troupes au secours du MPLA mais
le Portugal est alors sens dessus dessous. La situation est d’autant plus grave
pour le parti d’Agostinho Neto que, dans le nord du pays, le Zaïre aide le FNLA
et, dans le Sud, Pretoria épaule l’Unita.
Le 7 novembre, quatre jours avant l’indépendance, le premier contingent
cubain s’envole de La Havane : c’est le bataillon de choc des troupes du
ministère de l’Intérieur, les tropas. García Márquez est formel : la décision a été
prise par les seuls Cubains et « notifiée » à Moscou. Et ce n’est pas une
hypothèse idiote car Fidel, à la différence des généraux chamarrés et autres
hiérarques appesantis du Kremlin, a les moyens de décider comme l’éclair. De
surcroît, depuis le printemps, il avait de quoi méditer. Le 30 avril, l’ambassadeur
américain à Saigon s’est enfui de sa légation en hélicoptère, bannière étoilée
sous le bras, rejoignant un porte-avions au large. Deux semaines plus tôt, le
régime cambodgien de Lon Nol, protégé des États-Unis, avait été renversé par
les Khmers rouges. Castro, un des meilleurs connaisseurs au monde de la
machinerie américaine (Ford est « son » cinquième président), juge donc qu’il y
a un vide sidéral à la tête de l’une des deux premières puissances mondiales :
elle ne risquera pas un boy en Afrique.
Le Lider franchit donc le pas. Sans doute l’Union soviétique fait-elle la même
analyse de la faiblesse de l’Amérique. Et elle met les moyens de transport et les
armes à la disposition de Castro. Car c’est un rude combat qui se prépare, avec la
percée en cours vers Luanda d’une colonne blindée de deux mille hommes, Sud-
Africains et mercenaires portugais. Les tanks, les canons, les missiles
soviétiques, qui seront les armes de cette bataille, les Cubains les connaissent par
cœur ; ils ne perdront pas une minute à les prendre en main. Le déplacement des
premières centaines de « volontaires » – de redoutables spécialistes – se fait à
bord d’avions cubains, militaires ou civils. On improvise des escales, à la
Barbade, au Guyana, au Cap-Vert, tous pays modestes que Washington n’aura
pas de difficultés à convaincre, très vite, d’interdire leurs aéroports. Les Cubains
placent alors des réservoirs à l’intérieur des appareils ! Font ainsi escale aux
Açores, îles portugaises en pleine révolution des Œillets, des Britania de ligne
bourrés d’hommes en civil, jeunes, bien découplés, le cheveu court. Bien vite,
l’Union soviétique offrira ses Iliouchine et ses Antonov. L’intendance suit dans
des cargos, en trois semaines. La marine américaine les traque mais ne reçoit pas
autorisation d’intervenir.
García Márquez rapporte la réaction touchante de Neto : en voyant de la
fenêtre de son palais présidentiel « tant de bateaux cubains dans la baie de
Luanda, le leader angolais sentit la pudeur l’envahir ». Et de s’exclamer : « À ce
rythme, ils vont se ruiner. » Le 14 novembre, les Cubains sont mille cinq cents,
et trois mille le 20, moment où les vols soviétiques s’accélèrent.
En difficulté les premiers jours, les soldats de Castro se ressaisissent. Alors
que le congrès du PCC déroule ses fastes, de durs combats sont en cours. Les
Cubains s’y révèlent, d’avis d’experts, bons combattants. Et l’artillerie
soviétique fait merveille. Le 9 décembre, pourtant, la « colonne blanche » leur
inflige un sérieux revers. Les citoyens cubains n’en sauront jamais rien. La
montée en puissance du dispositif continue : dix mille à la mi-janvier 1976. Déjà
le plus faible des deux adversaires du MPLA, le FNLA, se défait au nord.
Kissinger va se plaindre à Moscou mais, pour le Kremlin, cette affaire regarde «
exclusivement » Cuba et l’Angola. Le 22 janvier, l’Afrique du Sud, elle aussi,
décide la retraite. Le chef du gouvernement raciste John Vorster dira que,
appelés par les États-Unis, les « anticommunistes » n’avaient pas cru possible de
continuer à défendre seuls « l’Occident ». Il est surtout vrai que, avec la création
annoncée de « forces aériennes angolaises », la bataille s’apprête à passer au
registre supérieur, et Pretoria n’entend pas être entraînée dans une guerre totale.
De fait, l’Ouest, si même les États-Unis ont été stupéfaits, ne paraît pas si
préoccupé. Au plus fort de la bataille, début janvier 1976, on voit même à La
Havane le premier chef de gouvernement d’un pays de l’Otan, le Canadien
Pierre Trudeau. C’est aussi le moment où la ministre française de la Santé,
Simone Veil, se rend à Cuba. Jacques Chirac, Premier ministre, avait, l’été
précédent, annulé ce voyage en raison de l’implication présumée de trois
Cubains dans la sanglante « affaire Carlos » : une fusillade à Paris, rue Toullier,
dans laquelle un inspecteur de police a perdu la vie. Simone Veil se trouve, cette
fois, à La Havane en même temps que le Panaméen Omar Torrijos, qui a lui-
même suivi de peu le Mexicain Luis Echeverría, puis le Suédois Olof Palme,
bon premier des chefs de gouvernement de pays industrialisés à visiter « l’île du
Dr Castro ».
En Angola cependant, fin janvier 1976, l’Unita, à son tour, perd pied : le 9
février, Jonas Savimbi a évacué Huambo, sa capitale. Le lendemain, l’Ougandais
Idi Amin Dada, qui est aussi président de l’Organisation de l’unité africaine
(OUA), reconnaît Agostinho Neto. L’Unita annonce qu’elle organisera
désormais la guérilla de son QG « dans la forêt ». L’Afrique noire, dans sa
majorité, montre sa satisfaction de l’intervention castriste : « Bonne chance les
Cubains ! », s’écrie ainsi le Zambien Kaunda, loin d’être un marxiste. Le «
pouvoir pâle » en Afrique du Sud et, indirectement, en Rhodésie – futur
Zimbabwe – vient, en effet, de subir une défaite : tous les pays dits « de première
ligne » ne peuvent que s’en réjouir. Les plus préoccupés sont les chefs d’État «
modérés ». Le plus prestigieux d’entre eux, le Sénégalais Leopold Senghor,
déclare à Jeune Afrique : « L’Angola m’angoisse… Castro est un grand homme,
qui restera dans l’histoire… Mais… nous n’acceptons pas les leçons…
L’expédition cubaine a triomphé, et les Occidentaux se sont précipités et ont
demandé aux modérés de reconnaître Neto. Ayant l’habitude de penser par nous-
mêmes, nous, nous avons refusé… »
Les États-Unis sont à vau-l’eau : « Je ne vois pas où veut en venir Castro »,
déclare le président Ford lors de ses vœux aux Américains. Il ne sait que rendre à
Fidel la monnaie de sa pièce en l’insultant : « C’est un hors-la-loi international. »
Son ambassadeur à l’ONU, Patrick Moynihan, traite les Cubains de « gurkhas
[mercenaires] de l’Union soviétique ». La presse du Midwest parle des «
communistes-cigare-au-bec ». Quant aux grands quotidiens, ils pensent que les
soldats de Castro sont de « la chair à canon » pour Moscou. Les Européens, eux,
toutes orientations confondues, semblent considérer que la victoire du MPLA,
même de la façon dont elle a été acquise, est opportune.
Une sorte d’intuition informulable existe ainsi dans les pays développés de
part et d’autre de l’Atlantique que tout n’est pas contraire à leur intérêt dans la
présence cubaine en Afrique. Le « pouvoir pâle » de Rhodésie n’est pas
défendable à terme, et de fait il s’effacera quatre ans plus tard. En Namibie, le
colonialisme n’est plus tenable. Et encore moins l’Afrique du Sud de
l’Apartheid, qui en est le soutien : un champion plus décent dans la région eût
certes mieux valu. Aux délégués du congrès du PCC qui s’apprêtent à le
consacrer Premier secrétaire, Fidel justifie son action : « C’est de l’Afrique que
vinrent dans notre pays, comme esclaves, beaucoup de nos ancêtres. » Ainsi
Cuba n’est-elle pas seulement « un pays latino-américain, mais aussi latino-
africain ». La formule fera fortune.
L’idée, elle, a d’évidence longtemps rôdé dans l’esprit de Fidel avant de jaillir
ainsi de son logos inventif. Elle est plus complexe qu’il n’y paraît. On ne saurait
la réduire au maquillage d’une opération de force. L’île de Castro est, en effet,
officiellement métissée à 40 %, et en fait davantage. Or, l’intégration des
Cubains de couleur ne va pas de soi. Castro lui-même a mis du temps à prendre
conscience de l’existence d’un problème. A-t-on assez observé que, dans
L’Histoire m’absoudra, sa bible, le héros malheureux de l’attaque de la
Moncada ne mentionne pas l’existence d’un « problème noir » ? Fidel n’a pas de
préjugé racial et, comme avocat, il a d’ailleurs, en 1951, défendu deux causes en
ce domaine. Mais il réagit d’abord sur ce sujet comme tant d’autres Blancs des
Caraïbes : cette question ne se pose pas chez nous. La pratique du pouvoir lui
enseignera qu’il n’en va pas ainsi. Certes Cuba, avant comme après la
Révolution, n’est pas raciste au sens où le sont, à la même époque, les États-Unis
: Batista lui-même était métis. Mais il y a, oui, un problème d’intégration : les
gens de couleur sont, pour la plupart, au bas de l’échelle sociale, ce qui fait
qu’ils sont d’instinct considérés comme moins citoyens.
À ce problème, Fidel donne, à son accoutumée, une réponse idéologique :
dans la société sans classes qu’il construit, il n’y aura plus ni riches ni pauvres,
donc ni Blancs ni Noirs. En conséquence, les Noirs sont censés devoir être plus
révolutionnaires ; la propagande à leur endroit sera donc plus insistante. Pour le
reste, il est clair que la Révolution a davantage abattu les préjugés qu’elle n’a
promu de citoyens de couleur.
Les premiers à s’en apercevoir seront certains intellectuels ou artistes noirs,
tels Carlos Moore ou Walterio Carbonell, qui devront s’exiler ou subir une «
réhabilitation ». Certains tenants du Black Power nord-américain en sont même
revenus. Ainsi Robert Williams, que Fidel avait cajolé à la Tricontinentale au
point qu’il s’était établi à Cuba, a fini par dénoncer le racisme insulaire. Les
Black Panthers eux-mêmes, avec leur chef Eldridge Cleaver, ne s’assimileront
pas, et certains auront maille à partir avec la Sécurité. L’écrivain espagnol
Arrabal, vif contempteur du castrisme, a été l’un des premiers à noter que les
Noirs ne sont, à la tête de l’État, qu’en pourcentage très inférieur à leur présence
dans la société : 10 % environ, comme sous Grau, en 1950 ! Une proportion qui,
par une décision de Fidel, sera portée à 15 % au Comité central du PCC.
La découverte par Castro, en 1975, de la « latino-africanité » d’une notable
partie des Cubains doit donc se lire dans ce contexte. S’il est vrai, comme le
retiennent nombre d’auteurs, que le Lider a eu pour principale ambition de
forger une nation, le creuset marxiste-léniniste était insuffisant, ne serait-ce que
parce qu’il est… une doctrine de Blancs. L’aventure africaine est donc aussi une
manière d’embarquer la population de couleur dans l’effort de construction
d’une communauté. De fait, nombre des « volontaires » et autres « réservistes »
expédiés en Angola et autres pays du continent sont noirs, même si les généraux
sont blancs. Beaucoup y gagnent, en honneur et en récompenses plus tangibles.
C’est que, sous la Révolution comme naguère, les forces armées sont encore le
véhicule le plus assuré de l’ascension sociale des gens de couleur.
À peine acquis ses succès en Angola, Castro entreprend une grande tournée en
Afrique via l’Europe de l’Est. Le 6 mars 1976, il rencontre pour la première fois
à domicile son vieil ennemi, le Yougoslave Tito. La médiocrité de leurs relations
est un secret de Polichinelle. (Le Cubain ne se déplacera pas, en 1980, pour les
funérailles du dernier des fondateurs des non-alignés, alors qu’il en est lui-
même, cette année-là, le président.) Mais, après son équipée sur le « continent
noir », Fidel doit absolument sonder l’homme clé du Mouvement. Car il ne veut
pas risquer de perdre « son » sommet, déjà fixé à La Havane pour la fin de 1979.
Le Yougoslave, toujours méfiant envers l’activisme prosoviétique de son jeune
collègue latino-américain, n’a, cette fois, pas d’objection : il est lui-même très lié
à Agostinho Neto ; du moment que l’Angolais a bel et bien appelé à l’aide…
Tito, néanmoins, souhaiterait que les soldats de Castro ne s’éternisent pas.
Après un crochet par la Bulgarie, Fidel est à Alger. C’est la capitale cruciale, à
la fois non alignée et africaine. Et arabe : or, le Lider s’intéresse aussi au Sahara
ex-espagnol. En Guinée, où il repasse, il lance auprès de son ami Sékou Touré
l’idée d’une « armée multi-africaine », qui serait un fer de lance contre les
racistes d’Afrique du Sud… et soulagerait l’effort cubain. Enfin, il se rend à
Moscou pour le XXVe Congrès du PCUS. On peut imaginer des conversations
fructueuses et des congratulations arrosées. Peu après, l’accord de coopération
pour 1976-1980 sera signé. Il comportera l’engagement ferme de l’Union
soviétique de construire la première centrale nucléaire cubaine.
Comme Castro l’avait prévu, la tension avec les États-Unis monte en 1976.
Or, accuse Fidel, la guerre d’Angola a été « fomentée par Kissinger », qui y a
poussé l’Afrique du Sud. Et les attentats contre les intérêts cubains hors de l’île
de reprendre : l’ambassade à Lisbonne et la légation à l’ONU volent en éclats au
printemps. Un comble à l’horreur survient en octobre, lorsqu’un DC8 de la
compagnie Cubana (vol 455) explose près de la Barbade, avec soixante-treize
personnes à bord. L’affaire provoque une intense émotion à Cuba. Les coupables
seront vite arrêtés à Caracas : deux anticastristes, Luis Posada Carriles et
Orlando Bosch, hommes de tous les coups de main, ainsi que deux
Vénézuéliens. Le crime a été planifié dans l’entourage du président Carlos
Andrés Pérez, quoique à son insu. L’affaire va empoisonner les relations
bilatérales jusqu’à une nouvelle rupture : le 15 octobre, Fidel dénonce l’accord
cubano-américain sur la piraterie aérienne en raison des liens reconnus des
criminels avec la CIA.
Avec un bon sens politique, cependant, le Lider a donné un préavis de six
mois pour la rupture du traité qui permet de voir venir l’élection américaine du 2
novembre. De fait, Gerald Ford est battu par le démocrate Jimmy Carter. Les
Services américains, peut-être pour contrer l’effet de l’attentat contre le DC8,
soulèvent alors une affaire sur laquelle, depuis treize ans, les murmures
n’avaient jamais cessé : Castro, révèle le Washington Post à l’automne, aurait été
au courant du projet d’assassinat de Kennedy. La CIA croit pouvoir le prouver à
partir d’une visite faite par le tueur présumé, Lee Harvey Oswald, à l’ambassade
de Cuba à Mexico juste avant l’acte meurtrier de Dallas. « L’indication » a été
donnée par une « personnalité de l’entourage proche de Castro » – probablement
Rolando Cubela, cadre du régime condamné en 1966 pour une tentative
confessée d’assassinat de Fidel en liaison avec la CIA. Une enquête
parlementaire américaine va durer trois années, laquelle mettra Cuba et Castro
hors de cause.
Comme il est naturel, le Lider a prévu une longue étape en Angola. C’est
devenu comme une seconde patrie. Durant les heures fiévreuses de « l’opération
Carlota », a raconté García Márquez, le Lider restait « près de quatorze heures de
suite dans le poste de commandement, suivant l’avance des troupes sur de
grands tableaux ». Fort de son esprit de système, il a voulu tout savoir de ce
pays. Il a tout lu et connaît jusqu’à des toponymes insignifiants… Alors Luanda
lui réserve un accueil délirant. Fidel promet « toute l’aide nécessaire ». Il ajoute :
« Cuba n’acceptera jamais de négocier avec les États-Unis son aide militaire ou
civile à l’Angola. » C’est que les premières discussions directes entre
Washington et La Havane, sur la délimitation des zones de pêche et des espaces
maritimes respectifs, sont au même moment en cours dans la capitale américaine
: une inquiétude peut donc s’ensuivre chez son allié, que le Lider s’emploiera à
calmer. Et, surtout, il rencontre ses hommes qui se sont battus et tiennent le
terrain. Devant eux, il déserte pour la première fois de sa vie, assure Brian Latell,
qui a certainement ses sources, une certaine modestie qui avait jusque-là été sa
marque : il parade « tel un général romain », exposant ses hauts faits, se vantant
de ses exceptionnelles qualités de militaire et de politique…
Puis il file vers Alger, une escale qu’il n’esquive jamais lors de ses voyages en
Afrique, sans doute parce qu’un certain nombre d’éléments relatifs à ses
campagnes, militaires ou civils, s’y articulent. Il sera ainsi resté plus d’un mois
sur le continent. De là, il s’envole pour l’Europe de l’Est. À Berlin, il évoque
une future coordination militaire en Éthiopie : de fait, Cubains et Allemands de
l’Est se retrouveront, à la fin de l’année, très engagés dans ce pays de la « Corne
», avec la bénédiction de l’Union soviétique, cela s’entend. Enfin, Fidel
débarque à Moscou pour une visite « amicale non officielle ». Il y est accueilli,
le 5 avril, par Leonid Brejnev, Nikolaï Podgorny, Alexeï Kossyguine et Andreï
Gromyko, les « Grands » du Kremlin : l’amitié et l’absence de formalisme
n’excluent pas la curiosité ! Il est vrai que Podgorny, coïncidence ou non, a
effectué, en parallèle avec Castro, la première visite d’un chef d’État soviétique
en Afrique noire. La Tanzanie, la Zambie, le Mozambique et la Somalie ont
aussi été à son programme. Et, à Lusaka, il a rencontré les chefs des Fronts de
libération d’Afrique australe : Joshua NKomo et Robert Mugabe du Zimbabwe-
Rhodésie, Sam Nujoma de la Swapo et Oliver Tambo du Congrès national
africain (ANC).
Il n’est pas si malaisé d’imaginer les séances de travail entre les gens du
Kremlin et le Cubain. Il est loisible de penser que Castro aura insufflé aux
hiérarques embourgeoisés de Moscou un brin de sa pétulance, à quoi rien ne
semble pouvoir résister. Peut-être même que l’absence d’inhibition du
comandante aura illuminé ces hommes qui, moins de trois ans plus tard,
décideront d’envahir l’Afghanistan – ce qui marquera l’apogée puis le chant du
cygne de l’Union soviétique. Car Castro a d’évidence les mots pour dire le «
regain de prestige » acquis en Afrique par le pays des soviets. Et, en retour, les
hommes de Moscou expriment sans doute de l’admiration pour la stature acquise
par Cuba. Le communiqué final exprime, en tout cas, la commune volonté des
parties de développer « l’interaction du mouvement communiste international et
du mouvement de libération nationale ».
À l’escale de Terre-Neuve, lors de son retour à La Havane, Fidel apprend que
le Maroc a décidé d’intervenir au Katanga. La veille, 7 avril, le président
français Valéry Giscard d’Estaing a envoyé des Transall pour embarquer un
millier de soldats du roi Hassan II vers le Zaïre. Qu’est-ce que cela veut dire ? À
la mi-mars, mille « gendarmes katangais » rescapés des tribulations de l’ex-
Congo belge des années 1960 avaient envahi leur province d’origine rebaptisée «
Shaba » depuis que Léopoldville est devenue « Kinshasa » et que le pays se
nomme « Zaïre ». Naguère fidèles d’Antoine Gizenga, adjoint du Premier
ministre radical Patrice Lumumba, assassiné en 1961, ils avaient, en 1967,
chassé le pro-occidental Moïse Tshombé du Katanga. Depuis, certains se sont
ralliés au président zaïrois Joseph Mobutu. Les autres, réfugiés en Angola,
viennent de rentrer chez eux manu militari, via la Zambie. Rabat s’est appuyé,
pour intervenir, sur une demande de Kinshasa, qui a rompu les relations avec
Cuba en raison d’une présumée « collusion » de ce pays avec les fameux
gendarmes dans la « guerre du Shaba ».
On ne fait, en la circonstance, que prêter aux riches car La Havane vient, avec
une évidente jubilation, de divulguer maints détails de « l’opération Carlota »…
Les Américains, qui ont renoncé à envoyer une aide militaire à Mobutu, ne
pipent mot. En privé, cependant, plus d’un officiel américain se déclare soulagé.
Cependant, l’incident va se dégonfler. On apprend que les « Blancs » qui
encadraient les gendarmes étaient des mercenaires européens, non des Cubains.
Il n’importe ! Castro sait désormais trouver en face de lui la France officielle,
jusque-là pourtant fort peu anticubaine, au cas où les soldats de Castro
déstabiliseraient cette « Françafrique » que Paris estime de sa sphère d’influence.
L’affaire a aussi démontré la coupure entre une Afrique « modérée », qui place
son salut à Paris, et une autre « radicale », qui jure par La Havane et Moscou.
Toutefois, les ponts entre Washington et La Havane ne sont pas rompus. Une
fois déjà, au premier semestre de 1975, l’Amérique avait cherché à traiter à fond
avec Fidel, sous l’égide de ce vieux roué de Kissinger. Porto Rico puis l’Angola
avaient signé la faillite de la tentative. Avec le baptiste idéaliste Jimmy Carter, le
pouvoir américain est mieux disposé encore envers Cuba. Pour préparer le
terrain, on envoie une équipe de basket du Sud-Dakota, « emmenée » par… le
sénateur démocrate George McGovern, disputer trois matchs à La Havane !
Castro annonce que l’île est prête à recevoir ces touristes américains que, le 8
mars 1977, Carter a autorisés à s’y rendre à nouveau. Une délégation
d’industriels du Minnesota arrive sans attendre. Castro leur accorde un entretien
et leur offre une réception croulante de langoustes, de cubes de porc rôti et
d’ananas, et arrosée de rhum cubain et de champagne soviétique comme la
Révolution sait faire.
Carter exulte. Il reprend même à son compte une phrase de son représentant à
l’ONU, Andrew Young : « Les forces cubaines ont stabilisé la situation en
Angola. » Et, surtout, il propose… un échange de diplomates « de rang moyen ».
Le 27 avril 1977, un accord sur la délimitation des zones de pêche est conclu ;
c’est la fin d’une myriade d’incidents entre chalutiers cubains et la Navy. En
outre, Castro continue d’appliquer, au-delà du 15 avril (terme qu’il a fixé en
1976), l’accord de 1973 sur la piraterie aérienne. Donc le printemps est
idyllique. Le 1er mai, le discours de Fidel ne comporte nulle pointe anti-yankee.
Le 10 mai, le premier charter d’Américains arrive à La Havane pour une
semaine à quatre cents dollars. Une délégation scientifique cubaine se rend à un
congrès en Floride. Deux étoiles du ballet national cubain participent à un gala à
New York…
L’administration démocrate utilise ce moment pour « pousser », avec subtilité,
la question des droits de l’homme, qui est le cœur même de la nouvelle vision
géostratégique de Carter. Deux fonctionnaires américains en mission ad hoc
dans l’île s’entendent dire que vingt-quatre Américains prisonniers à Cuba pour
des raisons politiques seront libérés. Le 11 mai, le département d’État publie sa
première estimation du nombre de prisonniers politiques à Cuba : de dix à
quinze mille, dont deux mille détenus en « sécurité maximale » – sans doute
ceux que l’on dénomme les plantados, les « plantés-là », qui ont refusé le
programme de réhabilitation appliqué par les autorités à tous les opposants
incarcérés. Dans une interview demeurée célèbre accordée début juin à Barbara
Walters de la chaîne ABC, Fidel admet, avec sa superbe approximation
habituelle sur le sujet, de « deux à trois mille prisonniers politiques ». La
différence – considérable – des chiffres vient de ce que Washington inclut les
détenus des programmes dits « spéciaux » (les « paresseux », par exemple) qui
purgent des peines en général courtes et dans de meilleures conditions que les «
contre-révolutionnaires ». On observe tout de même que le castrisme n’a jamais
décrété d’amnistie…
À Barbara Walters, Castro a dit encore : « Un jour, toute l’Afrique sera
socialiste. Le rôle de Cuba n’y sera plus que civil. » S’esquisse la stratégie de
Fidel : lâcher du lest sur la question des droits de l’homme, chère entre toutes au
président démocrate, mais demeurer intraitable sur l’Afrique. « Nous resterons
en Angola le temps qu’il faut », déclare ainsi Castro lors d’un entretien de vingt
heures accordé à Simon Malley, d’Afrique Asie. Et, le 8 mai 1977, des «
conseillers » cubains arrivent… en Éthiopie. C’est là une extension du champ
d’intervention de l’île caraïbe en Afrique, bien peu dans l’air du temps
américano-cubain. Ils vont entraîner cent mille « miliciens » au camp de Tatek,
près d’Addis-Abeba. Le même jour, un référendum approuve l’indépendance de
Djibouti, jusque-là de souveraineté française. La crainte existe, à Paris, que
l’Éthiopie et la Somalie se disputent la jeune République, dont la capitale se
situe au débouché de la ligne de chemin de fer en provenance d’Addis-Abeba.
Ce jour-là, aussi, Mengistu rentre d’un voyage en Union soviétique, après la
sanglante purge que ses troupes de choc ont, le 1er mai, infligée à ses
adversaires. La « Corne » de l’Afrique est près de s’embraser. Et, de fait, les
hostilités débutent quelques semaines plus tard. C’est le FSLO (Front somalien
de libération de l’Ogaden) qui se lance à la conquête de « sa » province. Il est
soutenu par Mogadiscio. Et l’offensive réussit : en quatre semaines, 80 % du
territoire de l’Ogaden est occupé. La prise de la ville de Jijiga, début septembre,
concrétise et symbolise cette poussée.
Or, l’Union soviétique en profite pour donner corps au renversement
d’alliance dans la région que Castro a tenté d’éviter, à la mi-mars, à Aden : elle
cesse ses livraisons d’armes à son allié somalien et organise, au contraire, un
pont aérien pour renforcer l’Éthiopie. Celle-ci en a d’autant plus besoin qu’elle
est, au même moment, mobilisée au nord : en Érythrée, où trois fronts de
libération coordonnent, eux aussi, une offensive pour l’indépendance. L’ironie
de la situation est que La Havane a, près de trois lustres durant, soutenu cette
rébellion, largement marxiste, contre le pouvoir éthiopien, alors « réactionnaire »
!
Pour la fête nationale du 26 juillet 1977, Fidel annonce que quatre mille civils
cubains sont au travail dans une vingtaine de pays du monde, dont « 80 % en
Afrique ». Ils seront six mille à la fin de 1977, précise-t-il, grâce, notamment, à
des envois de « personnel médical » en Éthiopie. Lors du congrès du PCC fin
1975, le Lider avait dit : « Nous disposons de nombreux médecins [neuf mille,
contre six mille en 1959, dont trois mille se sont exilés]. Et nous avons une forte
demande de la part d’autres pays. Certains, très pauvres, doivent être aidés
gratuitement. Mais d’autres sollicitent notre concours moyennant paiement. Il y
a là une source de revenus supplémentaires pour un pays non pétrolier comme le
nôtre. » L’idée que Cuba devienne un prestataire de services, civils et militaires,
pour le tiers-monde court donc en parallèle avec le thème du « devoir
internationaliste ». L’un n’exclut d’ailleurs pas l’autre : dans les pays où la
Révolution a donné des coups de main, des exportations avantageuses pourront
suivre, et surtout des importations – le café d’Angola, par exemple.
Si toute vie d’homme comporte un jour béni, marqué par une rencontre
magique ou un succès éclatant, pour Fidel, cette heure exquise a d’évidence
sonné le 3 septembre 1979. Ce jour-là, les yeux du monde entier sont tournés
vers Cuba. Mieux : le monde est à Cuba. Tout entier ? Pas tout à fait : pour
l’ouverture de ce sommet, il y a « seulement » un tiers de la planète. Et ce n’est
pas là que jeu de mots. Les chefs d’État ou de gouvernement, ministres des
Affaires étrangères et leaders de mouvements de libération de pays du tiers-
monde ici rassemblés représentent au moins un milliard et demi d’hommes, sur
les quatre milliards et demi que compte alors la planète. Ce monde-ci est celui
qui importe, jugent sans doute les participants : l’Asie, l’Afrique, l’Amérique
latine. L’avenir.
On pouvait trouver certes, dans la grande salle octogonale du nouveau palais
des Conventions, quelques excellences plus rassises, pessimistes peut-être sur le
destin de cette masse accablée par la faim, l’ignorance, la maladie, la guerre,
l’oppression. Fidel Castro, lui, ne saurait être compté au nombre de ces tièdes,
comme il avance vers la tribune, applaudi par la gloire de l’humanité pauvre,
pour prononcer le discours d’ouverture de la Sexta cumbre, le VIe Sommet : « la
Sexta », disent simplement les Cubains.
De son pas de quinquagénaire sportif, Fidel gravit les quelques marches qui
conduisent à la tribune. Il y est accueilli par sir Junius Jayawardene, le vieux
chef d’État, fort conservateur, du Sri Lanka. Depuis le Ve Sommet, tenu en 1976
à Colombo sous la présidence de la très gauchiste Sirimavo Bandaranaike, ce
pays a en effet assumé la direction des non-alignés. Mais cette dernière a été
battue aux élections de 1977 par une équipe ultralibérale – coup de gong dans le
tiers-monde. Dans le crépitement des flashes et le ronronnement des caméras, le
relais est transmis. Rendus nerveux par les contraintes auxquelles ils ont été
soumis, mille journalistes venus des quatre horizons s’activent à cette seconde,
frénétiquement.
Dans son uniforme de commandant en chef, sur un fond ocre et brun, le Lider
est magnifique – immense, massif, soigné des cheveux aux bottines. Un
moment, ses pairs observent les mimiques familières de leur hôte : la main
gauche qui caresse l’une des plus célèbres barbes du monde, les yeux sombres
qui clignent sous les sourcils épais, comme pour regarder plus intensément, le
dandinement d’un pied sur l’autre, qui offre à toute la salle, successivement, le
profil quasi grec de ce front haut, de ce nez puissant.
« Excellences, invités, camarades… » Dans la salle, chacun s’installe en
prévision d’un discours long : réputation oblige ! Et il faut se relever : « Qu’il
me soit permis, tout d’abord, en cette cérémonie solennelle, d’évoquer la
mémoire de l’ami que nous admirons et aimons tous, du héros de la Libération et
de la Révolution dans sa patrie, de celui qui a su brillamment diriger notre
sommet en 1973 et qui a tant fait pour le prestige et le renforcement des non-
alignés : le défunt président de l’Algérie Houari Boumediène. Je demande en sa
mémoire une minute de silence à cette digne Conférence. » Tous se relèvent :
d’abord la quinzaine de Latino-Américains puis, avec un rien de retard – le
temps d’ôter les écouteurs de la traduction simultanée –, les Africains, les
Asiatiques, les Arabes. Et aussi le secrétaire général des Nations unies,
l’Autrichien Kurt Waldheim. Le nouveau président algérien Chadli a
certainement conscience, en cette minute, d’un de ces retournements dont la
politique est familière : en 1965, lorsque Boumediène avait renversé Ben Bella,
Fidel avait été l’un des plus véhéments contempteurs du « pronunciamento
militaire » d’Alger.
Castro laisse errer son regard sur les « grands » debout devant lui. Avec
trente-cinq chefs d’État et treize Premiers ministres, il fait mieux que Colombo
pour la Quinta, mais moins bien qu’Alger lors de la Quarta. À vrai dire, il n’en
connaît pas beaucoup, bien qu’il soit allé les accueillir, un à un, à l’aéroport, en
un ballet dont l’impeccable ordonnance a impressionné. Tout compte fait, la
position en haut de la pyramide n’est guère plus stable, dans un tiers-monde
foisonnant d’apprentis dictateurs, que dans les démocraties à l’occidentale où un
élu chasse l’autre. Pour un Hussein régnant sur la Jordanie depuis un quart de
siècle, combien de dictateurs ont subi le sort fatal d’un Mohammed Daoud, tué
l’année précédente en Afghanistan ?
Fidel ne peut manquer de fixer celui qui lui ravirait presque la vedette à ce VIe
Sommet : Tito. À quatre-vingt-sept ans, et malgré les rumeurs qui courent sur
l’état de ses artères, le maréchal yougoslave a toujours bon pied bon œil. Il s’est
même offert la coquetterie d’arriver tout bronzé ! Il n’a rien perdu non plus de
son sens manœuvrier. On peut presque dire qu’il a roulé tout le monde dans la
farine. Décidé à tout mettre en œuvre pour empêcher le triomphe de la
conception cubaine d’un non-alignement par trop… aligné sur Moscou, Tito est
arrivé, sous prétexte d’une visite d’État, bon premier à La Havane. Et là, il n’a
plus bougé de sa résidence. Il y a reçu, quatre jours durant, les représentants de
douzaines de pays. Alors que les Cubains refusaient tout contact avec les
journalistes, la délégation de Belgrade – trente-huit personnes – a accompli un
gros travail de relations publiques. À tous, elle a dit qu’il n’y a pas un «
impérialisme », celui des États-Unis, mais deux, en comptant le soviétique.
Officiellement marxiste, mais ayant appris à se méfier de l’Union soviétique et
de ses méthodes, le maréchal rappelle que huit pays d’Afrique, d’Asie du Sud-
Est et de la Caraïbe sont passés au marxisme-léninisme depuis 1975, tous plus
ou moins aidés par Castro. C’est trop. Il faut dès lors se tenir au non-alignement
« historique » défendu par lui, Tito, depuis qu’il a été désigné premier président
du Mouvement en 1961. Ce travail de fourmi n’a pas été sans effet : dans les
commissions, le texte initial cubain, fort véhément, a été très amendé.
Mais heureusement pour Fidel, il y a là aussi les grands amis. Et tout d’abord
Pham Van Dông, le plus aimé, Premier ministre de ce Viêtnam à qui il a envoyé,
naguère, rien de moins que deux mille « conseillers », et dont il s’apprête à dire,
dans son discours, qu’il est « sacré ». Et voici Mengistu, l’Éthiopien, qu’on a
aidé, aide et aidera ; et encore Hafez el-Assad, de Syrie, à qui, au lendemain de
la guerre du Kippour, Cuba a envoyé quatre mille soldats pour monter la garde
au bord du Golan ; le président du Yémen, Abdel Fattah Ismaïl, pour qui on a
fait tout autant ; le prometteur Saddam Hussein qui a su, en trois épisodes, saisir
le pouvoir à Bagdad… Et encore le très applaudi Yasser Arafat, président de
l’OLP palestinienne…
L’Afrique progressiste s’est déplacée en masse. Voici, par exemple, l’ami
guinéen Sékou Touré. Il y a aussi des jeunes gens galonnés de fraîche date, que
Fidel couve de sa tendresse et souvent de son aide, tel le Congolais Denis Sassou
Nguesso. Les vieux sages du continent noir sont également venus : le Zambien
Kaunda et le Tanzanien Nyerere, des amis aussi. Il est d’autres Africains qu’on a
un immense plaisir à recevoir : les leaders des anciennes colonies portugaises, le
Mozambicain Samora Machel et le Guinéen de Bissau Luis Cabral. Seul
manque, hélas ! celui qui est sans doute le plus cher au cœur de Fidel :
l’Angolais Neto. Beaucoup ici le savent, il est aujourd’hui à Moscou. Le prétexte
: un voyage officiel ; en réalité, il est dans une clinique de la capitale soviétique,
mourant.
Pas de grands Latino-Américains, hormis le général péruvien Morales
Bermúdez et le Panaméen Royo. Il est vrai que peu de ces pays sont non-alignés.
Mais Castro ne peut voir sans plaisir deux voisins, qui sont aussi ses protégés : le
Nicaraguayen Daniel Ortega, frais émoulu de sa victoire sur Somoza, et le
Grenadien Maurice Bishop. Les Amériques s’ébranlent !
Les Asiatiques, eux, sont diversement représentés. L’Indienne Indira Gandhi,
engagée dans une dure campagne électorale, n’a pas fait le voyage. L’Indonésie,
farouchement anticommuniste, a envoyé, à défaut de son président Suharto, la
délégation la plus nombreuse : quarante-huit personnes. Il y a tout de même ici
le général pakistanais Zia-ul-Haq (pas un ami non plus). Ce continent, qui
compte les plus grandes populations communistes de la planète, a envoyé pas
moins de trois altesses. Fidel Castro reconnaît Birendra Shah Deva, roi du Népal,
un ancien du non-alignement tenu pour une réincarnation de Vishnou ; plus
familière encore au Cubain sont les silhouettes du prince Souphanouvong,
président d’un Laos devenu communiste en 1975, et du roi du Bhoutan, Jigme
Singye Wangchuck. Le Lider peut regretter l’absence de l’imam Khomeini, le
plus célèbre des nouveaux venus du tiers-monde. Son islamisme lui est
incompréhensible, mais son antiaméricanisme l’intéresse – « le Grand Satan » :
même lui, Castro, n’aurait pu trouver mieux ! Dernier des très grands à ne s’être
pas déplacé : Kadhafi.
Dans l’ensemble, les absents sont des « modérés ». Tant mieux ! De ceux
qu’avec son verbe haut il appelle, lui, Castro, des « saboteurs », des «
naufrageurs », des « pantins de l’impérialisme ». Que certaines chaises soient
occupées par de simples ministres des Affaires étrangères, voilà qui fait même
plaisir. Comme celle de l’Égyptien Sadate : Castro n’a pas invité le successeur
du grand Nasser – qui fut lui aussi président des non-alignés – pour le punir
d’avoir fait sa paix avec Israël.
La plus grande satisfaction du Lider est de constater l’absence physique de
toute représentation du Cambodge. C’est là sa victoire personnelle, le fruit de
son énergie, de son culot aussi. Khieu Samphan, Premier ministre des Khmers
rouges évincés huit mois plus tôt par les Viêtnamiens, aurait dû, en bonne «
légalité », être là. Et, de fait, il est à Cuba ! Mais la police l’a… séquestré à son
arrivée. Elle le retient dans un hôtel de la station balnéaire de Santa Maria del
Mar. On n’est pas allé jusqu’à admettre le délégué du pro-viêtnamien Heng
Samrin. Mais le forcing cubain contre le représentant du « sinistre Pol Pot » a
triomphé des manœuvres des modérés.
Tous se rassoient et Fidel reprend son discours. Il n’y va pas de main morte !
Qu’il fustige les « impérialistes yanquis », c’est de bonne guerre. Et, d’ailleurs,
les États-Unis se sont donné des verges pour se faire battre. Trois jours plus tôt,
le sénateur Frank Church a « révélé » la présence à Cuba d’une « brigade de
combat » soviétique : juste à temps pour nourrir les préventions de ceux qui
contestent à Fidel le titre même de « non-aligné ». Mais l’affaire fera long feu.
Et l’on observe ici comme un mouvement attendu la sortie de la tribune ad hoc
du chef de la Section d’intérêts américains à Cuba, après un passage plus vif du
discours présidentiel.
Peut-être aussi tel délégué trouve-t-il un peu forte la dénonciation des «
nouveaux alliés » des États-Unis – « la clique » gouvernant la Chine. Après tout
Zhou Enlai était à Bandung, en 1955, lorsqu’ont été posées les prémices du non-
alignement ! Cela pourrait conduire à des ménagements, même si Pékin,
finalement, n’a pas intégré le mouvement. Et Fidel ne se comporte-t-il pas, ici,
en exécuteur des basses œuvres de l’Union soviétique ? Le représentant de Deng
Xiaoping à Cuba quitte à son tour la travée réservée aux diplomates étrangers au
« club ».
Castro ne laissera pas souffler ses hôtes avant de leur avoir brossé un tableau
apocalyptique de la situation planétaire : « Des montagnes d’armes s’accumulent
à côté de montagnes de problèmes : le sous-développement, la pauvreté, la
pénurie alimentaire, l’insalubrité, la pollution, le manque d’écoles, de logements,
d’emplois, l’explosion démographique. » Alors que la société capitaliste étale
son « honteux gaspillage », le tiers-monde, lui, connaît l’augmentation de la
dette extérieure, la rareté des devises, la croissance des prix de l’énergie et des
produits importés, l’échange inégal, le pillage incessant en raison des bas prix
sur le marché mondial des matières premières, l’inflation, etc. « Quelque chose
va mal », conclut Fidel.
Et voici la péroraison, après deux heures et demie d’un discours haletant : «
Nous représentons, nous qui sommes réunis ici, l’immense majorité des peuples
du monde. Unissons-nous étroitement. Concertons les forces croissantes de notre
vigoureux mouvement aux Nations unies et dans tous les forums internationaux
pour exiger la justice économique en faveur de nos peuples. Que de ce VIe
Sommet sortent une volonté résolue de lutte et des plans d’action concrets. Des
faits, pas seulement des discours. »
La salle croule sous les vivats. Tito lui-même a applaudi plus longtemps que
ne l’exigeait le protocole. Quelle fougue ! Quel orateur ! Mais aussi quelle salle !
Alors le Lider est visiblement heureux. En réponse à l’ovation, ses lèvres
murmurent des mots inaudibles de la salle – des remerciements. En un geste
familier, l’index gauche parcourt le sillon du front, légèrement transpirant. Une
fois ou deux, il lèvera les deux mains au ciel, paumes tournées l’une vers l’autre.
Et il incline la tête, le visage grave.
Le sommet, pourtant, ne lui donnera pas toute satisfaction. L’obstiné
patriarche yougoslave, la pléthorique délégation indonésienne, l’active
représentation indienne, le subtil ministre égyptien des Affaires étrangères
Boutros-Ghali, le non moins rusé Premier ministre marocain Bouabid vont
travailler le « marais » du tiers-monde. Avec des résultats divers. Une victoire
pour Castro : la chaise cambodgienne demeurera vide – ce à quoi, avec leur
prestige immense, les Viêtnamiens se sont aussi activés. Mais l’Égypte ne sera
pas expulsée. Et Cuba devra édulcorer son projet de résolution finale. Car
l’activisme de Fidel a lassé. Une dernière séance marathon de vingt heures se
terminera le 9 septembre après l’aube. Face à un auditoire épuisé, Fidel
prononcera un discours d’un quart d’heure, son record de brièveté. Le VIe
Sommet se terminera en apocalypse. L’ouragan « David », qui rôdait sur la
Caraïbe, s’abat sur l’île. Ainsi les délégations repartiront un peu à la sauvette,
entre deux trombes d’eau. Le lendemain, 10 septembre, on apprendra la mort de
l’ami angolais Agostinho Neto.
« L’année de toutes les plaies » : ainsi Castro lui-même a-t-il baptisé 1980. De
fait, rien ne lui réussit. Des maladies affectent hommes, plantes et animaux. La
dengue, une fièvre tropicale en recrudescence dans toute la Caraïbe, évidemment
rapportée par des anciens d’Angola, frappe trois cent mille personnes. Une
rouille décime les cannaies ; un champignon annihile les plantations de tabac ;
une peste contraint à abattre des porcs par milliers. Fidel, comme en 1971,
suggère rituellement la culpabilité de la CIA. Et, le 26 juillet, Haydée Santamaría
se suicide, vingt-sept ans jour pour jour après l’attaque de la Moncada, dont elle
avait été l’une des héroïnes…
Dans le domaine international, 1980 voit la suspension des relations avec le
Venezuela, peu à peu empoisonnées par l’affaire de l’attentat de 1976 contre le
DC8 de la Cubana. Mauvaise nouvelle encore : la défaite, le 30 octobre, de l’ami
jamaïcain Manley face au conservateur Seaga. L’élection de Reagan, le 4
novembre, parachève le désastre. Un seul succès pour Fidel : l’envoi, le 18
septembre, d’un Cubain dans l’espace, à bord du Soyouz 38 soviétique. Arnoldo
Tamayo est un mulâtre, Granma parle donc du premier cosmonaute « africain ».
Sa trajectoire est belle : c’est un ancien cireur de chaussures devenu lieutenant-
colonel.
C’est donc un IIe Congrès du PC plutôt morne qui s’ouvre à La Havane le 17
décembre, en présence de mille sept cents délégués représentant quatre cent
mille communistes – le double du chiffre de 1975. Le « devoir internationaliste »
ne peut plus être autant claironné après l’élection de Reagan. Restent les échecs
à analyser, et d’abord celui du premier Plan quinquennal. Et il faut remobiliser.
Car, après la « normalisation » pressentie de la Pologne soulevée par
Solidarnosc, le nouvel élu américain annonce, en une démarche « répugnante et
cynique » (Fidel), qu’il mettra bel et bien en œuvre ses menaces de campagne de
« bloquer » Cuba.
Le 1er mai, déjà, le commandant en chef avait appelé à créer des « milices des
troupes territoriales » : la totalité de la population adolescente et adulte valide,
hommes et femmes, subira un entraînement militaire sous l’égide d’officiers. Un
million de personnes doivent être sur le pied de guerre en cas d’agression. Le
Lider veut « repopulariser » la force de défense. Elle est certes très
professionnelle, sous l’impulsion de son tuteur, le général Raúl Castro, mais peu
prête à la guerre de guérilla, seule susceptible de l’emporter en cas d’attaque
américaine. Fidel lance, le 29 décembre 1980, un appel à la mobilisation, pour
attendre Reagan de pied ferme, le 20 janvier suivant, comme il l’avait fait, il y a
vingt ans, pour Kennedy.
Toutefois, à la différence de 1961, Cuba n’est plus aussi isolée dans
l’hémisphère occidental. Ses relations sont correctes avec une dizaine de pays,
très bonnes avec le Mexique, sans négliger, bien sûr, leur excellence avec le
Nicaragua, Panama, Grenade et le Guyana. L’influence de Fidel sur les
mouvements de gauche est redevenue forte, au moins dans l’environnement
immédiat. En 1975, une conférence à La Havane des partis communistes
d’Amérique avait entériné la réconciliation du PCC avec ses homologues, après
que leur relation eut été mise à mal par l’Olas en 1966. En 1980, à nouveau,
Fidel appuie la tenue « quelque part en Amérique centrale » (au Nicaragua)
d’une conférence communiste. Mais, redevenu, à cette occasion, le fringant
comandante en jefe des années 1960, il martèle que la « voie pacifique » vers la
Révolution est plus sanglante que la « lutte armée », comme cela a été prouvé au
Chili en 1973. Et les Cubains ont les moyens de convaincre leurs interlocuteurs
centraméricains que l’insurrection ne saurait attendre.
Le pays où la situation est la plus mûre est le Salvador, petite République
accablée depuis des décennies par des juntes militaires répressives agissant
comme les chiens de garde d’une oligarchie réactionnaire. Or, le 15 octobre
1978, un coup d’État a bouleversé les choses : les forces démocratiques sont
appelées à participer au jeu politique. Mais trop de frustrations se sont
accumulées et la situation est instable. L’extrême gauche procubaine, à laquelle
s’est donc joint le petit PC, passe à « l’offensive finale » le 15 janvier 1981.
Castro confirmera implicitement, le 15 septembre suivant, au politicien italien
Giulio Andreotti, avoir fourni des armes aux insurgés. L’idée est-elle que les
révolutionnaires salvadoriens mettent Reagan devant un fait accompli avant sa
prise de fonction ? Ouvrant un nouveau front, ils dilueront la pression que le
président républicain a dit vouloir mettre sur Cuba. Cet événement fait vivre au
pacifique Carter une fin de mandat douloureuse : il est obligé, en catastrophe,
d’accorder une aide militaire à la junte salvadorienne. Et Reagan, élu sur un
programme de restauration de la dignité américaine bafouée depuis le Viêtnam,
se trouve confronté, sitôt installé, à une insurrection dans l’isthme.
Or, « l’offensive finale » du Front Farabundo Marti échouera, et la junte de
San Salvador va tenir. La guérilla s’installera dans ce quart du pays qu’elle est
parvenue à contrôler. Une sale guerre s’engage, à laquelle les citoyens paient un
lourd tribut. En hâte, le département d’État a rédigé un Livre blanc démontrant,
avec pas mal d’erreurs et extrapolations, « l’interférence communiste » dans la
petite République centraméricaine. Cuba, y est-il dit, a joué un « rôle central »
dans « l’unification, l’encadrement et l’armement des forces insurgées ».
L’argumentation convainc mal les alliés européens. Certes, après la poussée sur
tous les fronts de l’Union soviétique dans les années 1970, la tension mondiale
est au plus haut. Mais bien peu, sur le vieux continent, se réjouissent de l’arrivée
à la tête de la première puissance mondiale d’un homme qui a une réputation de
« cow-boy ».
1985, dernière ligne droite avant la déroute du bloc socialiste. Les résultats de
Cuba, lumières et ombres, sont mieux connus et, partant, appréciés de façon plus
sereine qu’à l’époque où le castrisme était objet d’adulation ou de répulsion. Le
choix du système communiste comporte inconvénients et avantages.
L’égalitarisme ne pousse pas à la consommation : c’est un bon point pour un
pays qui, virtuellement riche, comme le disait Fidel devant ses juges en 1953, a
encore peu à offrir. Mais c’est aussi parce que l’égalitarisme pousse peu à la
production : notamment, seule une élite politique, frottée ou non d’économie, est
stimulée à travailler. « L’organisation et la direction sont les maillons faibles du
socialisme », a expliqué le Lider à Gianni Mina. Il a aussi admis la supériorité du
capitalisme pour les « grands progrès technologiques ».
Le prix politique payé pour cette assurance contre la misère que constitue le
système communiste est également connu : l’absence de liberté. Le nombre des
prisonniers a, il est vrai, beaucoup diminué depuis les années 1960 où l’île
battait des records mondiaux. Les chiffres sur le nombre des détenus politiques
qui circulaient vers 1985 allaient de huit cents (Castro à Mina) à mille cinq
cents. C’est là une sorte de minimum de croisière du régime puisque les prisons
avaient, en principe, été vidées fin 1979. La plupart des « contre-révolutionnaires
» qui avaient purgé des peines de quinze à trente ans ont été libérés. Nombre des
« criminels batistiens » ont, eux aussi, été élargis. Le maintien de la peine de
mort pour une gamme très ample de crimes, politiques ou économiques,
demeure une réalité. La Révolution a déjà conduit au paredón (poteau) au moins
quatre mille personnes, selon des reconstitutions estimables. Ce chiffre est plus
élevé que celui des victimes de la guerre civile. Il est plus lourd, aussi, que ceux
du Chili de Pinochet. Quant aux morts de la guérilla de l’Escambray, entre 1960
et 1965 – au moins cinq mille –, ils doivent être comptés en sus.
Heureusement, les conditions de la vie carcérale se sont améliorées, du fait de
la baisse de la surpopulation des prisons. Le fameux « Combinat de l’Est », à
une trentaine de kilomètres de La Havane, avec ses six mille cinq cents places,
est même considéré comme une « réalisation du socialisme ». Mais refuser la «
réhabilitation » reste un crime, qui allonge la durée de la peine. Toutefois des
consignes ont été données afin que les plantados soient moins poursuivis par la
vindicte imbécile des geôliers. La fourchette de huit cents à mille cinq cents
prisonniers politiques (et syndicaux) ne comprend que les personnes incarcérées
en milieu fermé, la plupart pour « incitation à l’opposition contre l’ordre social,
la solidarité internationale ou l’État socialiste ». Mais un nombre dix fois
supérieur connaît des restrictions de liberté en milieu semi-ouvert (des fermes à
régime disciplinaire), soit pour objection de conscience, soit pour infraction à la
« loi sur la paresse » (au pays de Paul Lafargue, gendre de Marx, et auteur du
célèbre Droit à la paresse !), soit pour mauvaise volonté dans le travail. Les «
droits communs » sont bien sûr en sus.
L’interdiction de sortir temporairement du pays demeure. Seules les personnes
de plus de soixante ans peuvent aller embrasser leurs enfants émigrés. En
revanche, la sortie définitive, les mains vides, est en principe autorisée pour
quiconque a fait son service militaire, n’exerce pas un métier « stratégique » et
ne redoute pas les vexations, ou pis, en attendant le visa.
La liberté de publier n’existe pas. C’est l’Uneac, la bureaucratique Union des
écrivains et artistes cubains, qui décide. Castro dit à Mina : « Nous ne sommes
pas intéressés à établir une censure mais à opérer une sélection. Car nous
manquons de ressources pour le papier… Je te dis franchement, un livre contre-
révolutionnaire on ne le publie pas… Il y a tellement de livres, littéraires ou
politiques, inutiles. Un livre sérieux oui ; mais il serait absurde de publier un
pamphlet. Ni pamphlet ni littérature ordurière. »
Depuis le début des années 1980 se note une augmentation de la liberté de ton
des conversations chez les jeunes. Une plus grande aisance de mœurs, ayant pour
temples les « bars obscurs » de La Havane, y est également perceptible ; elle
bouscule le moralisme affiché de la Révolution – laquelle est pourtant tenancière
de « maisons d’amours passagères » puisque les fameuses posadas sont, bien
entendu, nationalisées. L’audition, à partir de 1985, précisément, de Radio Martí,
moins partisane qu’il aurait été imaginable, a surtout contribué à diffuser le
hard-rock américain. Les adolescents cubains se mettent, pour le meilleur et le
pire, à l’heure d’une classe d’âge planétaire. Cette revendication de « liberté »,
cette « perte de respect », cette « hyper exigence » signalées par des adultes qui
souvent s’en offusquent, se cogne à l’immobilisme ambiant, y compris celui des
« bons révolutionnaires » devenus d’indéboulonnables apparatchiks.
S’il est vrai que la Révolution fidéliste a, un temps, été davantage qu’un
partage de la disette, c’est essentiellement grâce à ce surcroît de richesses que,
bon an mal an, Moscou a injecté dans l’économie insulaire. En ultime instance,
le génie de Castro aura été d’avoir trouvé, un quart de siècle durant, une source
permanente de financement d’une notoire partie des besoins de Cuba. Au prix
d’une contrepartie stratégique : être l’épine permanente, et parfois très irritante,
dans le talon de l’ennemi américain.
Car Moscou n’aidait pas seulement la Révolution castriste en lui assurant des
prix préférentiels pour son sucre et en lui accordant des prix bonifiés pour le
pétrole qu’elle lui cédait. L’île était aussi autorisée à revendre « l’or noir »
qu’elle économisait (un quart environ de son contingent annuel de 13,5 millions
de tonnes) sur le marché international. C’était sa « cassette » de devises. Ces
subsides lui rapportaient, ont évalué des experts américains, quatre milliards et
demi de dollars par an, près du tiers du PIB. C’était comme une allocation
mensuelle de cent euros attribuée à une famille de quatre personnes. Il faut
garder à l’esprit que le salaire moyen d’un Cubain était du même montant.
L’aide de Moscou finançait les prestations gratuites, médecine, éducation,
loisirs, logement, dont la Révolution était si fière. Elle était aussi la source, ou le
complément, de nombre des investissements, gages de la richesse future :
l’Union soviétique aura ainsi achevé 350 projets dans l’île, et 250 étaient en
cours lorsqu’elle a mis fin à ses libéralités. Elle finançait aussi une partie non
négligeable des importations de denrées et autres produits qui avaient permis, à
partir de 1970, une amélioration des conditions de vie de la population. Les
meilleurs défenseurs de Cuba conviennent, dans la deuxième moitié des années
1980, que, sans cette assistance, « les progrès incontestables observés n’auraient
pas été possibles » (Marcel Niedergang). La manne venant à faire défaut, le
castrisme de Fidel va apparaître pour ce qu’il est vraiment : créateur d’égalité,
mais nullement de richesses.
La renégociation de l’accord commercial pour 1986 est tendue. Moscou
restreint son aide : diminution des surprix payés pour le sucre et stagnation des
quantités de pétrole livrées. Et le partenaire refuse de financer de nouveaux
projets industriels insulaires, alléguant la nécessité d’achever d’abord plusieurs
chantiers. Dès 1986, de surcroît, la réorganisation économique prenant sa vitesse
de croisière en Union soviétique, les modalités mêmes de la coopération vont
être révisées : la fin de la planification (Gosplan) comme élément principal de la
conduite de l’économie soviétique va bouleverser les règles d’échange. L’accord
quinquennal et les accords annuels qui l’affinent ne seront plus qu’un cadre ;
l’essentiel sera laissé aux entreprises soviétiques, livrées à une croissante
autonomie. Or, la Cuba de Fidel Castro n’est pas prête, tant s’en faut, pour ce
jeu-là.
Tout au contraire, en un geste qui lui ressemble bien, où le panache est mis au
service de la volonté de défier, le Lider revient sur les réformes qu’il avait
lancées en 1982, dans la foulée de l’exode de Mariel. Dès le 1er juillet 1985, il
renvoie Humberto Pérez, vice-président du Conseil des ministres et président du
Plan, architecte de la « NEP » cubaine – une ouverture qui avait porté l’île à des
sommets de production inégalés, notamment en matière sucrière, et qui avait
donné à la population une aisance sans pareille depuis le début des années 1960,
si l’on excepte les premières années 1970. Le IIIe Congrès du PCC est même
reporté afin que le troisième plan soit réécrit dans des perspectives plus
centralisatrices, moins tournées vers la participation du petit secteur privé,
paysan notamment, qui avait été relancé au début de la décennie 1980. En 1986,
pour ses soixante ans, Fidel fait donc une pétulante crise de jeunesse, revenant
aux jours du « guévarisme ». Le 6 avril, il annonce la nouvelle ligne, intitulée «
rectification des erreurs ». Il expliquera cela plus tard, le 26 juillet 1988 : « Dans
notre effort pour rechercher l’efficacité économique, nous avons créé le bouillon
de culture de quantités de vices et de déformations, et qui pis est de corruptions.
» Stigmatisant les « cochonneries » de l’approche capitaliste, il précise, afin que
nul ne l’ignore : « Nous ne sommes pas dans la mer Noire mais dans la Caraïbe.
» L’écrivain Gilles Lapouge pourra écrire dans Le Monde, à cette époque : « En
économie, Castro est un danger public. » De fait, la « rectification », qui va durer
quatre ans, mettra l’île dans une situation irréelle, contribuant à créer, dès 1986,
une crise terrible qui verra la Cuba castriste pantelante à l’orée de la phase la
plus rude de son histoire : la fin de la coopération du bloc socialiste, puis de
l’aide de l’Union soviétique.
La « castroïka » (ainsi les Cubains vont-ils, par amère dérision, surnommer la
« rectification ») s’accompagne d’un ballet diplomatique étrange entre Fidel et «
Gorby ». Ce seront des années tout en passes subtiles, où les deux se gardent
bien de se harceler au grand jour, alors que, en profondeur, des réajustements
profonds sont à l’œuvre. Ainsi Castro se rend-il à Moscou pour assister aux
cérémonies marquant le soixante-dixième anniversaire de « la grande révolution
socialiste d’Octobre », le 7 novembre 1987 (c’est là son onzième et dernier
voyage en Union soviétique), mais il y reste peu.
Lorsque, après un report, Mikhaïl Gorbatchev viendra finalement à La Havane
le 2 avril 1989, rien ne se passera comme le prévoyait une presse américaine
accourue en gros bataillons pour rendre compte du « choc historique » entre le
père de la perestroïka et son contempteur. À la stupéfaction des anchormen
américains, les deux secrétaires généraux échangent des assurances d’« amitié
éternelle ». Un traité de coopération est même signé pour… vingt-cinq ans.
Mais, de part et d’autre, il y a énormément de bluff. Serge Raffy prétend même,
dans son Castro, l’infidèle, que Gorbatchev était paniqué à l’idée qu’un attentat
puisse lui coûter la vie sur le sol insulaire !
Avant l’automne, Fidel fera interdire dans l’île Les Nouvelles de Moscou et
Sputnik, publications qui exercent la passion de la « transparence » jusque dans
la cour du Cubain. Côté soviétique, le signe le plus tangible de la baisse d’intérêt
envers l’île se lit dans les chiffres des livraisons de pétrole. Elles passeront de
13,5 millions de tonnes en 1987 à 13 millions en 1988, 11,5 millions en 1989, 10
millions en 1990 et 8 millions en 1991, dernière année de l’Union soviétique.
Moscou justifie cela par la « désorganisation » qui règne au pays des Soviets. Le
partenaire, par ailleurs, révise les termes de l’échange, jusque-là si favorables à
Cuba : d’un ratio de 1 tonne de sucre troquée contre 3,5 tonnes d’or noir, on
passe en 1990 à 1 tonne contre 1,8. Et, au début de 1990, Moscou fait connaître,
coup de tonnerre, que, à partir du 1er janvier suivant, elle exigera un paiement en
devises de son pétrole.
C’est là l’annonce qui éclaire Castro sur l’ampleur de la catastrophe à venir. Il
la chiffre à une perte d’un milliard de dollars annuel alors que Cuba dispose, en
devises convertibles, de 1,25 milliard l’an. Cela pousse Fidel à mettre en œuvre,
à partir du 1er septembre 1990, la « période spéciale en temps de paix », une
véritable économie de guerre, d’abord conçue comme une phase d’adaptation
aux bouleversements en cours. Mais la disparition de l’Union soviétique la
transformera en la « saison la plus longue » d’un socialisme cubain cherchant,
afin de ne pas offusquer la pureté idéologique du « fidélisme » (disons cela
puisque Raúl Castro, lui, incline à plus de pragmatisme), à louvoyer face à
certains impératifs de type capitaliste – contrairement aux choix opérés par la
Chine ou le très admiré Viêtnam.
Sur le front international, c’est au sud de l’Afrique que l’onde de choc se fait
d’abord sentir pour Cuba. Car « Gorby » n’a pas été long à comprendre que la
première mesure à prendre pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être, et si
possible de relancer la machine, était de redimensionner les engagements
internationaux de l’Union soviétique – en effet écrasants, et pas seulement en
Afghanistan. On a appelé cette prise de conscience « la nouvelle pensée »
gorbatchévienne. Et il fallait certes un grand esprit, et courageux, pour
entreprendre de désamorcer ainsi la terrible tension mondiale (éloignée de la
guerre par la seule prise de conscience des dangers d’annihilation planétaire), qui
avait marqué, au tournant des années 1970 et 1980, la fin du long règne de
Brejnev et les brefs secrétariats d’Andropov et Tchernenko, en coïncidence avec
la présidence Reagan.
Un discours prononcé par Gorbatchev à Vladivostok le 28 juillet 1986
annonce un prochain retrait militaire d’Afghanistan et de Mongolie. Il est
d’abord, on le comprend, reçu avec scepticisme tant à l’Ouest qu’en Chine. Il se
révélera vite, pourtant, n’être que le point de départ de désengagements plus
substantiels. Le terrain à déblayer était vaste, il est vrai, puisqu’il incluait aussi
l’Afrique et, bientôt, l’Amérique centrale.
Pour Castro, la perestroïka frappe donc en priorité l’Angola. Il n’est certes pas
désireux de rapatrier les quelque quarante mille hommes qu’il a là-bas, non plus
que ses milliers d’autres compatriotes, militaires ou coopérants, qu’accueillent
plusieurs autres pays du continent noir, surtout l’Éthiopie. Sans qu’il lui en coûte
trop cher (c’est l’Union soviétique qui fournit le matériel, et le pays hôte qui, en
principe, finance le stationnement), cette « projection » martiale est en effet le
principal instrument du prestige internationaliste de l’île, auprès du tiers-monde.
Au VIIIe Sommet des non-alignés, à Harare (Zimbabwe), en 1986, Fidel a
d’ailleurs déclaré que ses troupes ne bougeraient pas tant que prévaudrait
l’apartheid en Afrique du Sud.
Certes, à propos de l’Éthiopie, des sources occidentales ont annoncée, dès
1984, une diminution des effectifs cubains : de dix mille à trois mille. Il est vrai
qu’Addis-Abeba semblait moins pressée par l’irrédentisme érythréen, et il lui
était devenu moins indispensable d’entretenir un lourd contingent étranger.
En Angola, après la phase des combats frontaux de 1975-1976, les soldats
cubains s’étaient repliés, avec la consolidation des forces armées de Luanda,
dans un rôle de couverture de la capitale et de l’enclave de Cabinda (ils y
protégeaient, ironie ! les forages de la société pétrolière américaine Chevron). Ils
ont été conduits à nouveau en première ligne, au tournant des années 1970-1980,
par le regain des activités des guérilleros de l’Unita, qui contrôlaient le tiers du
territoire. Les Cubains ont dû ensuite répondre à une nouvelle vive attaque des
forces d’Afrique du Sud. Celles-ci ont engagé, en novembre 1987, leur plus
violent combat en douze ans contre les troupes de Luanda, à Cuito Cuanavale.
Selon Fidel, c’est lui-même, de La Havane, et le général Cintra Frías, sur le
terrain, qui s’y sont illustrés. Or ce sont bien les renforts (dix mille hommes)
envoyés de La Havane sous le général Ochoa qui vont éviter l’effondrement. La
bataille va durer cinq mois. Et Pretoria ne percera pas les lignes cubaines.
Cuba n’a jamais détaillé ses pertes. Dans ses entretiens avec l’Italien Mina,
Fidel suggère qu’elles se montent à moins de mille, une donnée en ligne avec les
dires du « proconsul » cubain à Luanda Jorge Risquet. Selon le général Rafael
del Pino, numéro 2 de l’aviation cubaine qui a déserté en 1987, les
expéditionnaires auraient eu dix mille morts. Sans doute la vérité s’établit-elle
entre les deux. Voici, de toute façon, un chiffre important, pour un pays de
moins de onze millions d’habitants.
Il est certain que Luanda, écrasée par le coût de la guerre, était, plus que La
Havane, prête à chercher l’ouverture auprès de l’adversaire angolais Jonas
Savimbi, chef de l’Unita. On était ainsi apparu déconcerté, autour de Fidel, par
l’accord passé dès le 16 février 1984 entre Pretoria et Luanda. C’est ce
document, pourtant, qui a ranimé la diplomatie. L’inlassable secrétaire d’État
américain Chester Crocker a fait, quatre années durant, la navette entre les
parties avant que, pour la première fois, en 1988, les États impliqués dans le
conflit – Angola, Afrique du Sud, Cuba, ainsi que les États-Unis agissant comme
médiateur engagé – s’assoient autour d’une table. Le 22 décembre seront signés,
aux Nations unies à New York, deux accords : l’un prévoit le retrait progressif
de tous les Cubains, et l’autre l’indépendance de la Namibie, jusque-là
protectorat de l’Afrique du Sud.
Fidel sort de l’aventure la tête haute. Il y était entré, en 1975, dans des
conditions ambiguës : même s’il a toujours assuré avoir pris seul la décision de
voler au secours du camp progressiste angolais, il agissait objectivement en valet
d’armes d’une Union soviétique alors prise d’un regain d’activisme à l’occasion
de la décolonisation portugaise : il payait sa dette économique envers Moscou
avec le sang cubain. En toute hypothèse, le Lider n’avait aucun moyen de tenir, à
des milliers de kilomètres de chez lui, sans les armes et le matériel mis à sa
disposition par Moscou.
Mais la croisade cubaine était loin d’être sans projets propres, et certains
d’entre eux ont abouti. Certes pas dans la « Corne » de l’Afrique, où le cynique
retournement d’alliance de 1978 a été l’un des éléments d’une déstabilisation
plus générale, qui a conduit à la situation actuelle d’un pays, la Somalie, d’une
part divisé en trois et, pour sa moitié sud, en proie à l’anarchie, à l’islamisme et à
la guerre, civile et étrangère, depuis 1991.
Quant à l’Angola, à défaut de l’avoir stabilisé politiquement (il faudra plus
d’un lustre et demi après les accords de 1988 pour qu’un règlement intérieur
commence à s’y préciser…), les Cubains en ont fait une base d’où ils ont affaibli
l’Afrique du Sud de l’apartheid, bouleversant ainsi le paysage de la région et du
continent. Ainsi, non seulement Fidel aura fait du bruit sur terre, ce qui était
d’évidence un élément de son plan de vie, mais il aura changé la face d’une
partie du monde. Cuba aura en effet contribué de façon décisive à
l’indépendance de la Namibie, sur laquelle la communauté internationale
achoppait de longue date et qui deviendra effective le 21 mars 1990. Quant au
démantèlement de l’apartheid qui va suivre, Nelson Mandela, libéré le 11 février
1990 après vingt-sept années en prison, viendra le 26 juillet 1991 à La Havane
en rendre hommage à Fidel et son peuple : « C’est la première fois que
quelqu’un est venu nous défendre », dit ce jour-là le vieux lutteur. Il ajoute que
les forces armées de l’île ont, à la bataille de Cuito Cuanavale, « détruit le mythe
de l’invincibilité de l’oppresseur blanc ». L’hommage était d’évidence dû, mais
la qualité, universellement reconnue, de son auteur force l’esprit le plus
sceptique à l’entendre.
Fidel va se tenir aux accords de New York. Le 10 janvier 1990, une cérémonie
haute en couleur, à Luanda, marquera l’adieu aux armes des Cubains, dont
quatre mille s’embarquent pour La Havane le jour même. Tout au plus le Lider
décidera-t-il, au printemps 1990, une suspension provisoire du repli face à des
attaques de l’Unita contre ses troupes. Il entend montrer que, en cette affaire, il
n’obéit qu’à ce qu’il a signé et que nul ne le contraindra à on ne sait quelle hâte.
Le 25 mai 1991, avec quelques jours d’avance sur le calendrier initial, le dernier
des cinquante mille soldats cubains quittera l’Angola. C’était la fin non
seulement d’une entreprise engagée seize ans plus tôt, mais aussi de toute
l’aventure africaine de La Havane, discrètement commencée au début des années
1960 par une aide à l’Algérie contre le Maroc lors de la « guerre des sables ». En
Éthiopie, l’autre gros contingent « internationaliste » de l’île caraïbe sur le
continent noir avait également procédé à son repli à partir de l’automne de 1989.
Sans doute Cuba était-elle prédisposée à cette activité, pour deux raisons. Sa
position géographique, d’abord, qui jette son territoire allongé entre la principale
source, colombienne, de cocaïne, via le Venezuela ou l’Amérique centrale, et
son premier marché, les États-Unis, à travers les Bahamas ou directement avec la
Floride. L’autre motif est l’état pantelant de l’économie depuis le milieu des
années 1980, et sans espoir d’un mieux du fait de l’évolution de l’Union
soviétique. Et ce alors que l’ambition internationale de Fidel, en Amérique
centrale surtout, reste grande.
Lors du IIIe Congrès du PCC, début 1986, Fidel avait redéfini la priorité de sa
Révolution : « Gagner des devises à tout prix. » Révolutionnaire sans état d’âme,
fidéliste à s’en faire tuer, Tony a-t-il mal (ou trop bien) interprété la pensée du
chef ? Le trafic de la drogue via Cuba – qui, selon les États-Unis, n’avait pas été
inconnu par le passé – prend, à partir de 1987, des proportions nouvelles,
obligeant Washington à mettre sur pied un dispositif maritime, aérien et terrestre
(radars) pour l’entraver. Un éditorial de Granma en date du 22 juin mentionnera
ainsi, pour en faire grief aux inculpés du procès Ochoa, « quinze opérations
portant sur six tonnes de cocaïne, pour un montant de 3,4 millions de dollars ».
Un fait retient aussi fortement l’attention : l’arrestation du général Patricio La
Guardia. Ce jumeau de Tony, descendant comme lui d’une famille de
l’aristocratie économique cubaine, a également fait toute sa carrière au ministère
de l’Intérieur : durant les cruciales années 1986-1989, et jusqu’à peu de
semaines avant que n’éclate l’affaire, il était le haut représentant du Minint en
Angola – coiffé donc, au moins vers la fin de sa mission, par Ochoa. Or, le
procès sera formel : « Il a été démontré que Patricio n’a pas participé à des
activités de trafic de drogue », dira le général Manuel Fernández Crespo, chef du
contre-espionnage. Il a seulement fait « des affaires avec Tony ». Pourquoi donc
est-il, lui aussi, inclus dans ce procès de « certains fonctionnaires du Minint »
qui ont « eu des contacts avec les trafiquants internationaux de drogue »
(Granma du 16 juin) ? « Parce qu’il n’a pas dénoncé son frère », dira
l’accusation ! Mais le soupçon pointe que l’inculpation de Patricio tient plutôt à
ce qu’il lance un pont entre son jumeau et Ochoa, de qui leur commune galère
angolaise l’a, de sources concordantes, beaucoup rapproché. Une affaire bien
concrète les relie, en effet, point de départ apparent de toute l’enquête : l’achat,
avorté, d’un avion C-130 commandé par José Dos Santos, le président angolais
qui a succédé à Agostinho Neto. La demande de ce dernier a transité par Ochoa,
puis via Patricio, vers Tony, lequel a fait affaire à Panama avec un citoyen de ce
pays qui s’est dérobé in extremis… non sans garder au passage un paquet de
dollars. Le chef de l’État africain s’est plaint à Fidel, qui tenait là un gros fil à
tirer. De même, l’arrestation initiale de Diocles Torralba – qui ne sera finalement
pas impliqué dans le procès Ochoa, mais sera jugé et condamné plus tard pour «
malversations » – pourrait bien s’expliquer, avant qu’on ne trouvât mieux, par le
« liant » qu’il mettait entre Ochoa, vieux compagnon d’armes que l’on veut à
tout prix charger si fort qu’il ne pourra pas s’en sortir, et Tony… dont il est le
beau-père. On sent bien que de vieilles affaires, pas toutes purement d’État, se
règlent au sein du monde somme toute confiné des hautes sphères
révolutionnaires.
Ce sont donc deux procès qui ont lieu à La Havane fin juin et début juillet
1989. L’un et l’autre sont télévisés, d’évidence pas en direct. Ils sont suivis avec
passion par le pays, rarement convié à plonger ainsi son regard dans le
fonctionnement de l’appareil. Le premier procès se présente sous la forme d’un
tribunal d’honneur, composé de quarante-sept officiers généraux des trois armes.
Le président en est Ulises Rosales del Toro, chef d’état-major général, et le
procureur est Raúl lui-même. Le ban et l’arrière-ban sont là. On voit même
ressortir pour la circonstance Efigenio Ameijeiras, héros de la Maestra passé à la
trappe en 1966 notamment parce qu’il menait une vie dissolue… incluant la
consommation de drogue. Et l’on ne craint pas de mettre en avant le vice-amiral
Aldo Santamaría, impliqué par la justice américaine dans un trafic de marijuana.
Ce qui est demandé à ce jury est qu’on aboutisse à la dégradation d’Ochoa, afin
que celui qui sera jugé ensuite ne soit plus un vivant reproche au système dont il
est un représentant éminent. Le général s’accuse d’emblée : « Je crois avoir trahi
la patrie. » Il ajoute : « Une trahison, on la paie de sa vie. » Le ton est donné :
cinq mois avant que ne s’effondre le mur de Berlin, voici un ultime « procès de
Moscou ».
L’accusation produit une dizaine de témoins, des anciens d’Afrique qui
expliquent ce qu’étaient les trafics ordinaires des Cubains en Angola sous Ochoa
– mais, on se doute, avant lui aussi. Il en ressort l’image d’une armée qui faisait
commerce de tout pour subvenir à ses besoins et pour gagner la guerre : ainsi,
pour défendre Cuito Cuanavale face aux Sud-Africains, deux aéroports,
Catumbela et Cabo Ledo, ont été construits en arrière de cette position à grands
renforts de trafics de pierres, de métaux et de bois précieux acquis sur place. Il
est aussi beaucoup question de produits achetés à Panama par le biais du Minint
(réfrigérateurs, conditionneurs d’air, ventilateurs, téléviseurs…) et revendus à
des prix concurrentiels à des Angolais. Une unité a même été créée pour
collecter les produits, diamants notamment, susceptibles d’être vendus en dollars
– l’obsession cubaine. Les comptes sont d’ailleurs bien tenus, et nul n’évoque
d’enrichissement personnel. Mais le mythe de l’armée internationaliste en prend
un coup.
Ochoa est donc face à ses pairs. Des pairs sans doute affreusement mal à
l’aise, humiliés peut-être que le meilleur d’entre eux soit ainsi vilement traîné
dans la boue, mais in fine nullement prêts à se mettre en travers de la volonté de
leur commandant en chef dont Raúl vient de rappeler, lors de son stupéfiant
discours télévisé, qu’il est « notre père » et que, dès lors, « soyons ses humbles
enfants ». Face à ces hommes-là, Ochoa, disent joliment Fogel et Rosenthal,
garde, dans l’uniforme qu’il porte une dernière fois, « la dignité d’un seigneur
qui sait comment les hommes vivent ». Sans sourciller non plus (parce que c’est
vrai ? parce qu’il se sait déjà condamné ? ou parce qu’on lui a donné des
assurances que sa famille ne serait pas inquiétée ?), il entend sans piper ce qui
est glissé comme en passant : son aide de camp, Jorge Martínez, s’est récemment
rendu en Colombie pour y voir le fameux Pablo Escobar, patron du « cartel de
Medellín », afin d’organiser avec lui un trafic de cocaïne, dont le produit devait
être investi dans la naissante industrie touristique cubaine. Le jury d’honneur
avance vers sa conclusion : « Tu nous as trahis, Ochoa, nous devons laver cette
souillure », lui dit un de ses pairs. Et, de fait, la cinquantaine d’officiers présents
ce 26 juin au Minfar accablent, l’un après l’autre, le plus prestigieux d’entre eux,
demandant non seulement sa dégradation mais, la plupart, sa mort. Tous signent,
sous les caméras, le renvoi du général (dégradé) devant la justice militaire.
Le deuxième procès s’ouvre quatre jours plus tard, le 30 juin. Première
surprise : parmi les quatorze accusés, on trouve plusieurs des témoins à charge
contre Ochoa au tribunal d’honneur. Il y a dans le box, en civil : trois officiers
des forces armées (Ochoa, entre-temps dégradé, dépouillé de son titre de « Héros
de la République » et expulsé du Comité central du PCC, son aide de camp et
son ancien adjoint en Angola) et onze officiers du ministère de l’Intérieur, dont
les jumeaux La Guardia (tous ceux-ci, sauf Patricio, membres de la section
Opérations navales, qui recouvre aussi les opérations aériennes du MC).
Cette cellule d’une vingtaine de personnes a été identifiée par l’accusation
comme responsable du trafic de drogue en provenance d’Amérique du Sud et à
destination des États-Unis auquel se sont livrés, pendant deux ou trois ans, des
officiers cubains sous la houlette de Tony La Guardia. Ce n’est donc plus là le
seul « procès d’Ochoa », même si l’ex-« Héros de la République » a songé (ou
plus) à tâter de la coke. C’est en fait le procès d’un service officiellement né
pour rapporter des devises à l’État via la contrebande, et qui a glissé vers la
drogue parce que c’était un biais rapide pour remplir sa mission : gagner des
devises par tous les moyens.
Toutes les opérations menées ces dernières années via le territoire cubain sont
imputées à ces seuls accusés, au grand dam de Tony qui en admet certaines mais
en réfute d’autres – indice que le trafic ne s’est pas limité à la section Opérations
navales (ON) du MC. Toutes les accusations formulées convergent en effet vers
Tony. Mais à qui répondait-il hiérarchiquement ? La question ne sera jamais
posée par les trois généraux désignés comme juges. À qui remettait-il les fonds
puisque nul ne suggère qu’il les ait gardés pour lui ? Même incuriosité. Il est vrai
que le supérieur direct de Tony, rappellent Fogel et Rosenthal, est le général
Germán Barreiro, vice-ministre de l’Intérieur et… beau-père de Fidelito, seul fils
légitime alors connu du Lider.
Cependant, le 29 juin, veille de la première session du tribunal, le régime
écarte de ses fonctions de ministre de l’Intérieur le général José Abrantes, ancien
responsable de la Sécurité de Fidel et familier du commandant en chef depuis
vingt ans, qui a parfois pu être considéré comme candidat à la succession du jefe
(chef), en rivalité avec Raúl. Il sera arrêté le 30 juillet, après le dénouement du
procès Ochoa. Celui qui, pour les États-Unis, est le vrai patron du trafic de la
drogue à Cuba (au point que les Douanes américaines ont cherché à le piéger
pour l’intercepter en mer lors d’une opération) ne sera pourtant pas mêlé à ce
déballage. Les ennuis qui lui arrivent dérivent de ce qu’il y a eu de « graves
déficiences » dans son service. C’est bien le moins ! Le Minint ne coiffe-t-il pas,
entre autres, les Douanes et les Migrations, deux entités dont le laxisme – disons
– a été démontré à l’occasion du trafic perpétré par la section ON ? On imputera
aussi au chef du Minint la « création d’entreprises non autorisées » : de fait, des
dizaines d’entités d’import-export sont nées au sein du ministère dans les années
1980, au motif de contourner l’embargo et afin de rapporter des dollars.
Fidel sort de l’affaire Ochoa pour noter que le monde change à une vitesse
hallucinante. Le 26 juillet, lors du traditionnel discours pour l’anniversaire de la
Moncada, il juge, avec un temps d’avance sur la planète, que l’Union soviétique
peut fort bien, un jour, « se désintégrer ». C’est là une très grosse pierre dans le
jardin de son récent visiteur Gorbatchev.
Le Lider voit bien les évolutions en cours. Celles de Pologne et de Hongrie
minent le monopole du communisme dans le « bloc » (à Varsovie : relégalisation
du syndicat Solidarnosc, élections ouvertes au multipartisme et bientôt
nomination de Tadeusz Mazowiecki comme Premier ministre ; à Budapest :
élimination de János Kádár, réhabilitation d’Imre Nagy et légalisation des
associations politiques). La Tchécoslovaquie bouge aussi, à sa façon plus «
sociétale », où se multiplient les manifestations. Ce sont là des évolutions que ne
compense sans doute pas, aux yeux de Fidel, la fermeté d’un Deng Xiaoping
faisant tirer, le 4 juin 1989, sur les étudiants prodémocratie à Pékin. Ce qui
inquiète aussi le Lider, c’est la rétraction du « camp » socialiste. Il s’est lui-
même résigné, fin 1988, à signer son départ d’Angola – sur la forte suggestion
du « bradeur » Gorbatchev. Le même a ordonné l’évacuation de l’Afghanistan :
le 15 février 1989, le dernier soldat soviétique repasse l’Amou Daria. Et il se
dispose à évacuer la Mongolie. Castro ne peut manquer de noter, que l’ami
vietnamien se retire du Cambodge – là encore, sur l’ardente suggestion de
Mikhaïl Gorbatchev.
Pour l’heure, Fidel est préoccupé au premier chef par l’Amérique centrale. Le
nouveau président américain George H. Bush, entré en fonction le 20 janvier
1989, ne voudra pas être en reste par rapport à Reagan (dont il était le discret
vice-président), grand pourfendeur de « l’empire du Mal ». De fait, cet homme
va agir en vue d’un containment (endiguement) et même d’un roll back (reflux)
des forces marxistes de la Caraïbe et de l’isthme. Or, acculé par ses difficultés
intérieures, « Gorby » va manifester bien peu d’entrain à l’endroit des pays où,
de façon indirecte ou très directe, l’Union soviétique a mis le doigt, la main ou le
bras : Salvador, Nicaragua et Cuba.
Durant toute l’année 1989, Washington a poussé auprès de Moscou sa thèse
selon laquelle la paix ne se divise pas. C’est le secrétaire d’État James Baker qui
est chargé de marteler auprès de son homologue Edouard Chevardnadze que rien
ne saurait être tenu pour acquis si l’Union soviétique continue, peu ou prou, à
aider, à bien plus forte raison juste dans l’« arrière-cour » latino-américaine, des
révolutions ennemies des États-Unis. Fidel ressent à nouveau, après l’amère
expérience d’octobre 1962, que les deux « grands » manigancent dans son dos.
Gorbatchev lui a bien assuré, lors de son passage à La Havane en avril, qu’il
n’est pas question de faire fi d’une aussi belle et ancienne amitié, et qu’il est
inimaginable de larguer Cuba : il n’en cède pas moins, on le verra vite, un terrain
croissant aux Américains.
Fidel fait-il rire ses compatriotes en décrétant devant l’Assemblée, pour la fin
de 1990, une « amnistie pour les cochons », encore nommée « trêve des
charcutiers », qui épargnera deux cent mille porcins ? Quant au carnaval de La
Havane, il est rayé du paysage, lui qui célébrait naguère le passage d’une année à
l’autre dans la musique et avec un ordinaire amélioré, composé de lechón
(porcelet) et de cristianos y moros (riz-haricots noirs). Vilma Espín, épouse,
séparée, de Raúl et « première dame de la République populaire » en l’absence,
officielle, d’une Madame Fidel Castro, se montre à la télévision pour conseiller
des menus « vaches maigres ». Et l’on ressort une « speakerine » de l’époque de
Batista, Nitza Villapol, pour vanter « le poulet sans poulet », le steak d’écorces
d’orange et les desserts à base de pommes de terre. « La vie s’est simplifiée,
persifle Pepito, le titi havanais. En fait, il n’y a plus que deux problèmes à Cuba :
le déjeuner et le dîner. »
Le recours au marché noir en dollars est toléré, mais de facto réservé à une
minorité – de 15 à 20 % des Cubains, selon les autorités. Ces privilégiés sont
ceux à qui des parents exilés à Miami envoient des billets verts (pour un total de
500 millions par an, estime-t-on), ceux qui travaillent dans le tourisme et
reçoivent des pourboires et ceux qui traficotent, dont certains sont aussi des «
bons Cubains », proches du PCC. La fortification d’une économie parallèle
illégale est ponctuellement signalée de l’intérieur du régime. On voit aussi se
généraliser un vocabulaire significatif : bineo (combine), fulas (dollars), frikis
(marginaux), yumas (le touriste à plumer), candonga (le marché noir, un terme
importé d’Angola), et aussi macetas (les nouveaux riches). Sans oublier cette
valeur sûre qu’est le sociolismo (copinage). Cependant, les jineteras (prostituées,
littéralement : écuyères) s’affichent désormais ouvertement. Fidel, décidément
très en verve, dit à un journaliste : « Si j’interdis la prostitution, on va encore
dire que je porte atteinte aux droits de l’homme ! » Seuls « le sexe, la danse et le
rhum » se trouvent encore en abondance, évitant la désespérance, note
Libération.
Du fait de la réduction des rations, des carences apparaissent. En 1993,
cinquante mille cas de névrites optiques sont détectés. La CIA va-t-elle être mise
en cause ? Non : les médecins notent que l’affection régresse par administration
de vitamines. L’OMS et l’Unicef, alertées, constatent, en 1994, qu’un enfant de
moins de six ans sur deux est sous-alimenté.
La malnutrition n’est pas la seule conséquence de la « période spéciale ». Elle
rogne les « acquis de la Révolution », justification ultime du castrisme. Car
l’État ne peut plus assurer les prestations d’antan en matière d’éducation et
surtout de santé. Les parents doivent à présent acheter crayons et cahiers. Et
comme nombre de médicaments ne sont plus disponibles, la gratuité absolue des
soins cesse d’être la règle le 3 mai 1994. En même temps sont annoncées des
hausses de prix considérables dans les services (électricité, eau, transports) et
pour des produits « extra » (alcool, tabac). On imagine même rétablir un impôt
sur le revenu supprimé (comme symbole du capitalisme) durant la phase de «
néoguévarisme-I » (1967).
Un autre trait devient patent : depuis le repli d’Afrique, achevé en mai 1991,
l’armée est en surnombre. Elle est donc, pour une part, reconvertie dans la
production, et notamment là où le bât blesse le plus : la coupe de la canne (les
zafras atteignent des records négatifs ; celle de 1994, avec ses 3,5 millions de
tonnes, est la pire de toutes). Les FAR superfétatoires sont, plus largement,
priées de s’investir dans l’agriculture – que deviendrait le pays si la faim
déclenchait des émeutes ? Raúl a eu un mot, resté fameux, pour faire
comprendre l’absolue nécessité de cette reconversion : « Les haricots ont plus de
prix que les canons. » Sans doute a-t-il gagné, ce jour-là, ses galons de futur
homme d’État. La troupe a aussi été placée en première ligne, fusil en main,
pour s’opposer aux vols, qui se multiplient dans les entreprises publiques et
fermes d’État. Cette implication renforcée des militaires dans l’économie fait
écrire, dès le printemps 1994, à l’hebdo américain Newsweek que c’est
désormais « Raúl qui commande à Cuba ».
L’industrie aussi va mal. Les entreprises – celles qui restent, car beaucoup
ferment faute de carburant ou de matériaux – tournent au tiers de leur capacité.
Deux usines en cours d’installation dans l’Est pour raffiner le nickel n’entreront
pas en production. Et on annonce que la centrale nucléaire de Juragua, près de
Cienfuegos, en construction depuis vingt ans, doit mettre la clé sous la porte
puisque l’Union soviétique, maître d’ouvrage, a cessé d’exister. Pour avoir
suggéré trop tôt l’inéluctabilité de cette mesure, Fidelito, fils aimé du Lider, est
limogé de son poste de patron de l’Énergie atomique. L’État sera-t-il en capacité
de servir une indemnité de chômage technique (60 % du salaire) ? Oui, en
serrant la ceinture de tous.
Comment compléter les envois, très amaigris, d’or noir soviétique, puis russe
? En août 1993, Fidel va jusqu’à faire un saut en Colombie pour tenter d’obtenir
des promesses du président libéral Gaviria. La même année, il passe une entente
avec l’Iran, dont le rapproche, malgré l’aspect théocratique du régime de
Téhéran, une commune hostilité envers les États-Unis. Le Lider va aussi
s’efforcer d’intéresser au sort de son île un Mexique moins favorable que par le
passé à son endroit. La Russie, elle, finira par reconnaître qu’elle peut trouver
son intérêt à reprendre son ancien troc de pétrole contre du sucre, selon un ratio
certes moins favorable à La Havane.
Mais la Chine, devenue elle aussi un pays réprouvé, après la répression du
mouvement démocratique étudiant au printemps 1989 place Tian’anmen, est la
plus belle redécouverte de Fidel comme se lève pour lui le gros temps. Dès la fin
de 1989, une spectaculaire visite du Lider à l’ambassade de Pékin met un terme
à un froid de vingt-trois ans. Très vite, les échanges s’accélèrent, là aussi sur la
base du troc, seule possibilité pour Cuba dont les réserves de change ne se
montent qu’à trois semaines d’importations. Y a-t-il une très fine vengeance
rétrospective dans le fait que Pékin envoie, en 1990, un lot… de bicyclettes à
l’armée cubaine ? De la convenance économique, on passe au réchauffement
politique : fin 1993, Jiang Zemin fera, pour deux jours, la première visite jamais
effectuée par un président de la République et secrétaire du PC chinois. Et Fidel
fera, à son tour, fin 1995, le voyage de Pékin. Au sein d’un monde socialiste
réduit, les liens se maintiennent à leur plus simple expression avec la Corée du
Nord, dont la faillite économique est en tout point comparable à celle de Cuba.
Et les relations se sont un peu compliquées avec le grand ami vietnamien qui,
converti dès 1986 au marché, entend mettre fin à la pratique du troc dans ses
échanges internationaux.
Le premier pays à entrer en force dans l’économie cubaine aura été, on l’a dit,
l’Espagne. Ce fait n’empêche pas Fidel – dont « le génie » est de refuser de plier
le projet politique aux logiques économiques – de laisser s’installer, en 1990,
une « guerre des ambassades » où Madrid sera au cœur du typhon : comme en
1980, des candidats à l’exil ont demandé l’asile. Les autorités jugent expédient
d’envoyer des hommes du Minint se mêler aux réfugiés afin de fomenter des
zizanies. L’affaire se tassera mais elle laissera des traces dans les relations avec
Felipe González, chez qui les bonnes dispositions initiales vont faire place à une
grande méfiance : « Fidel se veut encore un jeune révolutionnaire alors qu’il est
devenu un vieux révolutionnaire », déclarera Felipe lors du Ier Sommet ibéro-
américain, en septembre 1991, dans la ville mexicaine de Guadalajara (où, pour
la première fois, on voit Fidel en guayabera…). Le courant passera mal avec ses
pairs. En particulier, le péroniste de droite argentin Menem le taclera pour son «
incapacité à faire des réformes ». Plus grave, le socialiste portugais Mário Soares
le traitera de « dinosaure », notant pourtant qu’« il faut respecter un animal qui a
connu la préhistoire ».
La même attitude prévaudra lors des sommets suivants : Madrid en 1992 (pour
le cinquième centenaire de la « découverte de l’Amérique »), Bahia (Brésil) en
1993 et Carthagène (Colombie) en 1994. À la différence des années 1960, ce
n’est pas le droit à l’existence d’un régime différent qui est contesté par les chefs
d’État. Mais ce cénacle d’hommes (et une femme : la Nicaraguayenne Violeta
Chamorro) élus au suffrage universel, et ayant dans l’ensemble pris des distances
envers Washington, ne reconnaissent pas comme un des leurs celui qui est arrivé
au pouvoir à la pointe du fusil un peu plus de trois décennies plus tôt et n’a
jamais voulu relancer les dés.
De fait, l’écroulement de l’environnement international familier de Cuba, et la
naissance partout dans l’ex-empire soviétique de systèmes représentatifs, si
cahotants soient-ils, n’a pas, tant s’en faut, poussé Fidel à quelque remise en
cause que ce soit. Sa conviction, rapportée par l’Espagnol Solchaga, est que «
s’[il] met le doigt dans l’engrenage de l’ouverture, le corps entier y passera ». Un
mois après l’écroulement du mur de Berlin, le Lider sera clair : « Cuba n’est pas
un pays où le socialisme est arrivé derrière les divisions de l’Armée rouge » et
qui serait donc mis en péril par leur retrait. « Jamais, dit-il encore, nous n’avions
aspiré à ce qu’on nous confie la garde des glorieux étendards et des principes
que le mouvement révolutionnaire a su défendre au long de son héroïque
histoire. Mais si le destin nous assigne le rôle de rester un jour parmi les
défenseurs du socialisme en un monde où l’impérialisme yankee aurait réussi à
réaliser le rêve de Hitler de dominer la planète, nous saurons défendre ce bastion
jusqu’à l’ultime goutte de sang. »
Revenant au messianisme d’octobre 1962, il clame, le 26 décembre 1989,
devant l’Assemblée : « L’île coulera dans la mer avant que l’on amène les
bannières de la Révolution et de la Justice. » Devant les syndicalistes achevant
leur congrès, vêtus en miliciens, le 28 janvier suivant, Fidel annonce qu’il ne
tolérera pas plus qu’avant une opposition, et qu’il n’y aura jamais de perestroïka
à Cuba ! Les mots d’ordre sont : en économie, survivre ; en politique, tenir –
face à des États-Unis saisis d’une « euphorie triomphaliste » que l’invasion du
Panama vient de démontrer.
Dès avant la chute du Mur, le régime s’était raidi : arrestations de dissidents
fin 1988 et affaire Ochoa l’été 1989. Au début des années 1990 se multiplient les
actos de repudio, manifestations « de répudiation » des dissidents, menées par
des « citoyens en colère » – en réalité organisées par la Sécurité via les CDR. Il
s’agit de sit-in de quelques heures à quelques jours devant le domicile d’un
opposant, sonorisés à l’aide de haut-parleurs, qui peuvent aller jusqu’au sac de
l’appartement et au passage à tabac de l’intéressé. C’est là une invention
incontestable de la Révolution cubaine, au même titre d’ailleurs que les Brigades
de répression rapide, nées en 1991 : constituées de « citoyens de base », elles
sont habilitées à contrer des manifestants, ce qui, le cas échéant, évite de donner
aux étrangers le spectacle d’une police socialiste chargeant les citoyens.
Le climat est donc épouvantable dans ces premières années 1990. Mais la
grogne engendrée par le renforcement des privations (ainsi, peut-être, que
l’installation dans l’éther cubain de Radio Martí, lancée en 1985) suscite une
nouveauté : ce n’est plus seulement entre soi que l’on critique la dureté des
temps, on ose s’adresser aux étrangers. Les journalistes, toujours soumis à
l’épreuve de l’attente du visa mais qui, souvent, finissent par entrer, notent que
l’homme de la rue leur livre désormais ses commentaires sans excessive retenue,
comme si la police était dépassée par l’ampleur de la tâche. De même tombent
les inhibitions liées à la crainte de la répression des trafics, puisque filouter est
devenu une question de survie. La Sécurité ne procède plus qu’à des opérations
coup de poing contre les bisneros (personnes se livrant à tout business), coleros
(professionnels de la file d’attente) et jineteras (jeunes femmes qui se
prostituent, mais il y a aussi des garçons). Des quartiers proches du port
organisent une sorte de police de type semi-mafieux… Bref, l’effondrement
économique tend à provoquer un abaissement, très nouveau, de la capacité de
contrôle social du régime.
Bien peu, pourtant, transparaît de ces tensions qu’on puisse qualifier de «
politique » : un tableau noir à l’université de La Havane dénonçant le culte de la
personnalité ; de rares graffitis « À bas Fidel » sur des murs ; une poignée de
tracts jetés par une fenêtre d’un immeuble. Les dissidents ne sont qu’un millier,
divisés en une cinquantaine de groupes, déclare, fin 1991, Carlos Aldana, un
militant communiste qui a fait une ascension fulgurante à la fin des années 1980,
devenant l’idéologue autant dire officiel du PCC et le responsable des relations
internationales au Comité central.
Du point de vue économique, c’est 1993 qui sera la pire des années. « Les
révolutionnaires eux-mêmes étaient déprimés », dira Alarcón – peut-être une
allusion à Fidel qui, pour la première fois, multiplie, cette année-là, les allusions
à son éventuel départ du pouvoir. Le Lider se dit « fatigué » de sa condition d’«
esclave de la Révolution ». Il aborde, devant la chaîne américaine ABC,
l’éventualité d’une retraite… si l’embargo est levé. Cuba est « au bout du
rouleau », titre Le Monde. Pour la troisième fois consécutive, la production
intérieure brute est en recul de plus de 10 % sur l’année écoulée. Et l’on sait
même qu’une sorte d’intifada à la cubaine commence au printemps, avec jets de
pierres, à la faveur de l’obscurité nocturne, contre les magasins où l’on peut
acheter en dollars. Il devient aveuglant que l’immobilisme, en économie au
moins, n’est plus tenable.
Avec la redistribution des cartes survenue dans le monde à partir de 1989, un
autre acteur indirect du jeu cubain s’est remis en branle : l’exil de Miami. Rien là
que de naturel : les choses, jusqu’alors, étaient figées sous la houlette de
l’inamovible Lider, en raison du face-à-face planétaire entre Washington et
Moscou. À partir de 1985, on avait pu constater que Fidel était le « cancre de la
perestroïka », ce qui permettait d’imaginer qu’une brèche allait s’en trouver
agrandie entre La Havane et Moscou. Mais c’est la chute retentissante de six
régimes communistes en Europe de l’Est, à l’automne de 1989, qui dope
vraiment la communauté cubaine de Floride.
Son homme fort est Jorge Más Canosa, fondateur, en 1981, avec la
bénédiction de Ronald Reagan, de la Fondation nationale cubano-américaine
(FNCA). Exilé dès 1960, à l’âge de vingt ans, en Floride, sans le sou, il a fait très
vite fortune dans le bâtiment. Ce succès lui a insufflé une croyance sans limites
dans les vertus de la libre entreprise. Politiquement, sa recette est la contre-
révolution. Más Canosa se flatte de compter, parmi le quasi-million de ses
compatriotes émigrés, cinquante mille cotisants, ce qui fait de son organisation
la puissance numéro 1 de l’exil. Mais son côté flamberge au vent ne peut
qu’inquiéter ses compatriotes vivant dans l’île qui, castristes ou non, ont presque
tous quelque chose à perdre – la plupart une portion d’appartement ou de maison
– en cas de retour des exilés.
En revanche, la dureté de l’opposition du chef de la FNCA séduit les groupes
d’exilés qui n’ont jamais déposé les armes, tels Oméga 7 et surtout Alpha 66.
Des attentats sont organisés contre les biens, voire la personne, des dialogueros
– ces opposants, minoritaires, qui prônent l’ouverture d’un dialogue avec La
Havane en vue d’obtenir un assouplissement (sur les droits de l’homme, les
libertés civiques, la reconnaissance d’un espace à la société civile…) pouvant
conduire à une évolution en douceur vers la démocratie. La plupart des
dialogueros, note-t-on au passage, sont ceux qui ont eu le plus à souffrir de la
dureté du régime, tel Huber Matos, détenu de 1959 à 1979, ou Eloy Gutiérrez,
qui avait commandé une guérilla antibatistienne non castriste dans l’Escambray
puis, devenu le chef des opérations militaires d’Alpha 66, avait été arrêté en
1965 et libéré après vingt et un ans. Plutôt « dialoguiste » est aussi la petite
communauté des exilés vivant en Europe, dont le plus actif est Carlos Alberto
Montaner, intellectuel social-démocrate que Fidel attaque souvent avec
véhémence.
Les dialogueros reçoivent, cependant, à partir de 1990, un appui de poids :
celui de la dissidence intérieure. Le premier, Gustavo Arcos lance un appel pour
un « forum » entre « toutes les parties de l’éventail cubain » : tant les
représentants d’un régime qui, admet-il, « garde de nombreux partisans » que les
opposants, aussi bien de l’exil que de l’intérieur. En 1993, un début de «
composition » de ladite « opposition intérieure » se fait jour avec la
structuration, balbutiante, de trois pôles : social-démocrate, avec Arcos
précisément ; démocrate chrétien, qui va trouver son champion en Oswaldo Paya
; libéral, dont les têtes sortiront un peu plus tard. Ce sera la position constante,
désormais, des dissidents restés à l’intérieur que cette nécessité d’une rencontre
entre les « trois branches de la communauté cubaine ». Car l’éclatement entre
pro et anticastristes et le débat entre rester ou partir se retrouvent, dit le secrétaire
de la conférence épiscopale, Mgr de Céspedes (qui en tient pour le dialogue),
dans « chaque famille ». Tous estiment que l’option pour le « dialogue » et la «
réconciliation » est l’unique façon d’éviter un « bain de sang », une « nuit des
longs couteaux caraïbe » que, selon beaucoup, Fidel (ou Raúl après lui) serait
peu disposé à prévenir. Autrement dit, face à un être (ou un régime)
ontologiquement violent, il faut être pacifiste pour deux. De cela, le castrisme va
se satisfaire, et c’est ainsi que l’on entre dans une ère où l’opposition est illégale
et pourtant officiellement tolérée, avec cependant, de temps à autre, pour
rappeler qui commande, de durs « coups de filet » de la part de la Sécurité.
On aboutira à cet apparent paradoxe : le régime, dont le mépris envers «
l’Intérieur » est abyssal, va accepter le contact avec « Miami » ! C’est là une
ouverture avantageuse pour lui puisqu’elle désarçonne en partie Miami, sans
pour autant perturber les partisans du régime. Les sondages en Floride indiquent
que les « rupturistas » (dont le marqueur est le renforcement de l’embargo)
perdent du terrain. Jorge Más Canosa va même jusqu’à reconnaître que les «
jeunes technocrates » qui ont remplacé la vieille garde autour de Fidel Castro le
poussent à faire « de réelles réformes économiques et démocratiques ». Deux
conférences dites « La nation et l’émigration » vont ainsi avoir lieu à La Havane,
en avril 1994 et novembre 1995, où sont invités les « modérés » : ceux qui
n’acceptent pas l’embargo. Et Eloy Gutiérrez Menoyo aura même un entretien
avec Fidel…
Les Cubains des États-Unis ne sont pas les seuls à s’interroger sur la meilleure
façon de rendre l’île à un avenir sans Castro. Les citoyens américains sont, eux
aussi, perplexes. Bien entendu, une grande majorité continuent de voir dans le
Lider une incarnation du diable. N’a-t-il pas déjà défié neuf de leurs présidents ?
N’a-t-il pas, en 1962, conduit leur pays au bord de la plus horrible catastrophe
(nucléaire) de son histoire ? N’a-t-il pas rompu, un temps au moins, les trois
traités qu’il avait conclus avec Washington, sur la piraterie aérienne et les
migrations ? N’a-t-il pas humilié Jimmy Carter, qui était disposé à faire la paix
avec lui ?
Pourtant, depuis la fin de la guerre froide et du camp socialiste, Cuba a cessé
de représenter un danger pour les États-Unis, comme l’admettent les deux tiers
des Américains sondés. En outre, Washington a bien fini par renouer avec des
adversaires tout aussi coriaces (les Vietnamiens), ou aussi peu respectueux des
droits de l’homme (les Chinois). Alors ? Alors « l’Histoire ça existe », entend-on
souvent, à titre d’explication, dans les coulisses du pouvoir à Washington. On
veut dire par là que les rapports, depuis 1959, entre Castro et le voisin du Nord,
ont à ce point échappé à la sphère du rationnel qu’il ne peut être question de
renouer le fil bilatéral tant que le Lider (et une majorité ajoute : et son frère
Raúl) restera en place.
Par le biais du million et quelques de ses exilés, Cuba est devenue partie
intégrante du jeu électoral américain, bridant la latitude d’action tant du
législateur que de l’exécutif. Mais il est également devenu classique d’affirmer
que « l’embargo sert Fidel plus qu’il ne le dessert, puisqu’il est contournable et
aisément contourné » et qu’il offre au Lider « une explication toujours prête aux
maux économiques dont souffre le pays ».
Si Washington avait dû renouer avec La Havane, l’occasion aurait pu s’en
présenter au premier semestre de 1989. Répondant à un souhait constant des
États-Unis, Fidel venait en effet d’accepter le retrait de ses soldats d’Angola. Il
avait, par ailleurs, tout au long de 1988, autorisé la venue dans l’île de missions
d’exploration de la situation des droits de l’homme : c’était là acquiescer à une
autre demande récurrente du grand voisin. En outre, les autorités cubaines,
acculées, donnaient des signes de coopération, désormais, dans le domaine de la
lutte contre le trafic de drogue, autre obsession américaine. Enfin l’achèvement,
le 20 janvier 1989, de la présidence Reagan, grand adversaire de Castro, aurait
pu permettre une relance des dés. Or, George Bush père, le successeur, choisit au
contraire la confrontation diplomatique. Sentant que la perestroïka s’essouffle, il
demande à Gorbatchev le largage de l’Amérique centrale révolutionnaire. Et il
va l’obtenir, on l’a dit : on verra « Gorby », pourtant venu en avril 1989 à Cuba
affirmer son soutien à Castro, lâcher, le 10 mai, « cinq points » par lesquels il se
ralliait au principe d’une « recherche de la paix par la démocratie » dans l’isthme
– là où, au Nicaragua, au Salvador, Fidel mène son ultime combat
internationaliste…
Et comme si cela n’était pas assez, un slogan court aux États-Unis au début
des années 1990 : « Cuba is next » (c’est le tour de Cuba). Pourtant, la Maison
Blanche n’ira pas jusqu’à planter le fer. Le lancement de TV Marti, aussitôt
brouillée, dit quelle forme particulière de guerre sera jouée. En avril 1992, la loi
sur la Démocratie cubaine – dite « loi Torricelli », du nom du représentant
démocrate qui l’a proposée – est adoptée. Ce texte combine le bâton – un
renforcement du blocus de 1960, interdisant aux filiales étrangères des sociétés
américaines de commercer avec Cuba – et la carotte, qui n’a aucune chance
d’être bien reçue par Castro : une politique d’appui à la « société » civile,
notamment par l’ouverture de nouvelles formes, modernes, de communication
entre l’île et le continent.
Une fois encore, cependant, un président américain qui avait fait de Castro sa
cible allait chuter : George Bush père, qui aurait bien fait prévaloir le bâton, sera
battu, fin 1992, par le démocrate Clinton. Celui-ci, en parfait représentant des «
néodémocrates », a mené une campagne peu amène pour Cuba, se disant, de
façon ambiguë, prêt à œuvrer à l’« ouverture » de l’île. Fidel, quant à lui, s’est
invité dans la campagne électorale du voisin, se disant disposé au dialogue « sur
tout » pour aboutir à la normalisation.
Dans les faits, les débuts de Clinton marquent un net relâchement des tensions
bilatérales. Or, tandis que l’Américain préside à une très nette restauration de
l’économie de son pays, Cuba se débat dans une crise de subsistance. Cette
différence climatérique explique en partie un exode de population insulaire qui a
commencé au compte-gouttes dès la « période spéciale », puis est devenu, en
1993, un flux de dizaines de candidats à l’exil qui prennent la mer chaque jour à
bord de balsas (radeaux de fortune parfois motorisés). Leur objectif est moins de
franchir les 135 kilomètres du détroit que d’être recueillis à bord d’une vedette
garde-côte américaine avant la mort par noyade, attaque de requins consécutive à
une tempête ou encore par épuisement. Le mouvement des balseros s’amplifie,
accompagné d’une nouvelle vague d’occupations d’ambassades : en juin 1994 a
été décrétée une considérable hausse des prix de produits de première nécessité,
qui met le feu aux poudres. À deux reprises, des citoyens ont détourné un ferry
dans le port de La Havane pour le diriger vers la haute mer. L’une de ces actions,
contrée par la Sécurité, conduira, le 13 juillet, à la noyade de trente-cinq
personnes. Le 5 août, enfin, survient l’impensé castriste : une émeute dans la
capitale de Cuba.
La plus énorme encoche est une annonce qu’il fait le 26 juillet 1993 : la
détention de dollars par les particuliers et l’ouverture de comptes en devises
seront désormais légales. Le jour des quarante ans de la Moncada, le Lider dit à
ses compatriotes que le billet vert de l’ennemi de toujours va devenir l’autre
monnaie nationale – en théorie à cours égal avec le peso, en pratique bien au-
dessus puisque le peso ne vaut plus rien (à la mi-1993 : un cent au cours
parallèle ; cent fois plus, soit un dollar, au cours légal). C’est terrible, et l’on
comprend que l’annonce soit faite non face à la foule traditionnelle mais devant
trois mille invités triés sur le volet, au théâtre Heredia de Santiago.
C’est là un pas capital puisqu’il va sortir l’économie de l’irréalisme où elle
s’enlisait depuis huit ans. De fait, le cours du peso remonte aussitôt. Quelques
semaines encore et les artisans sont autorisés à travailler « à leur compte ». C’est
l’annulation de la situation créée en 1968 par la nationalisation de toutes les «
micro-activités » – sur laquelle le régime était d’ailleurs, une fois déjà, en partie
revenu, de 1982 à 1986. Et c’est l’explosion : fin 1995, deux cent mille
personnes étaient déjà actives dans l’un ou l’autre de ces petits métiers
redécouverts. Non sans couac, pourtant. Ainsi pour ce qui est des paladares :
parmi les activités relégalisées figurent ces restaurants privés ouverts dans des
appartements, des arrière-cours, etc., par quiconque a accès (de façon illégale
souvent) à des denrées. Or, très vite, les paladares seront supprimés parce qu’ils
ont concurrencé les établissements publics ! Plus d’une année durant, les
Cubains vont donc devoir se cacher à nouveau de la police pour déjeuner ou
dîner un peu plus agréablement que dans les cantines d’État. Mais les paladares
seront rétablis dès 1995, à la condition qu’ils ne proposent pas plus de treize
couverts chacun.
Une autre mesure capitale a été annoncée le 1er octobre 1994 : les marchés
paysans sont restaurés. Eux aussi avaient été autorisés en 1982, puis supprimés
en 1986. Là aussi, le prix payé par les Cubains des villes a été la ceinture serrée.
Ce rétablissement des marchés paysans est apparemment l’une des réformes qui
a le plus coûté à Fidel : il a la conviction, tirée de ses lectures, que tout
agriculteur est en puissance un koulak – un de ces possesseurs de terre que
Staline avait éradiqués au début des années 1930. En 1986, le Lider avait même
fait de l’enrichissement des paysans sur le marché libre le symbole des «
cochonneries » du capitalisme contre lesquelles il levait l’étendard de la «
rectification des erreurs ». Marque de méfiance maintenue, pourtant, par Castro
face à une évolution inéluctable : les transactions portant sur les surplus dégagés
par les agriculteurs seront contrôlées par les forces armées. Le 26 octobre 1994,
enfin, des magasins (baptisés « shoppies » par la rue) ont été ouverts à tous, dans
lesquels, à prix libres, sont vendus des marchandises tant d’État qu’issues
d’activités privées.
En quelques mois, le paysage va changer. Non que les aliments aient partout
reparu en abondance car, dans l’euphorie de l’aide accordée par le camp
socialiste, Cuba avait quasiment laissé tomber son agriculture au profit
d’importations, et il ne restait plus guère, en 1994, que cent mille paysans : la
production va donc devoir se refaire un chemin. Mais les problèmes dûs à la
négligence et aux vols sont réduits, et maints produits reparaissent dans un
circuit légal. L’organisation méthodique de la rareté au nom de l’égalité cesse
d’être la donnée axiale de l’économie. Quelque chose comme un marché est
établi. Carlos Lage a même assuré, lors du forum de Davos de 1995, où un
Cubain était invité pour la première fois, que la croissance du PIB serait de 2 %
pour 1995. Moins réjouissant : on laisse entrevoir (pour un avenir, il est vrai, non
précisé) des milliers de licenciements dans les entreprises publiques non
rentables – ce qui est le cas de la plupart.
L’industrie et les services ont, eux aussi, repris leur essor en ce milieu des
années 1990. Des publicités sont apparues sur certains murs. Un rien
d’immobilier repart, timidement. Les joint ventures se multiplient, et beaucoup
sont rentables. Selon Lage, il y en aurait, fin 1995, près de deux cents, pour un
capital de 1,5 milliard de dollars, portant sur une vingtaine de secteurs, avec des
firmes originaires d’une vingtaine de pays. Venu à New York en octobre 1995
célébrer avec ses pairs le cinquantième anniversaire des Nations unies, Fidel a la
satisfaction de voir une cinquantaine de grands hommes d’affaires américains,
dont David Rockefeller et Ted Turner, se bousculer autour de lui afin de prendre
rang pour le jour où l’embargo serait levé. En mars déjà, le CNPF (aujourd’hui
Medef) a organisé un voyage de patrons français. Le président de la mission,
Jean-Pierre Desgeorges, a jugé la situation très prometteuse.
Le 5 septembre 1995 est votée la loi attendue depuis trois ans sur les
investissements étrangers. Elle autorise, sous contrôle de l’État, des prises de
participation étrangères à 100 % et l’aliénation de parcelles du sol cubain. Seules
sont exclus de son champ d’application l’éducation, la santé et le secteur
militaire. Est confirmé ce que murmuraient certains officiels : même le secteur
sucrier ne sera pas tenu hors du courant d’investissements étrangers, ce qui
permet déjà au responsable de Cubazucar, Alberto Betancourt, de prévoir de
nouvelles zafras glorieuses à partir de 1997.
Le texte, qui offre des « garanties » contre les expropriations, accorde aussi un
usufruit de cinquante ans sur les concessions de propriétés. Il présente une autre
particularité très commentée : les exilés, encore traités naguère de « vermine »
(gusanos), pourront investir, mais les habitants de l’île, non ! Le Lider
expliquera que les Cubains de Cuba n’ont, pour se lancer, ni les devises ni les
connaissances techniques ! Cet ostracisme de principe sera, d’évidence, mal pris,
tout comme avait été vilipendé l’apartheid introduit par un tourisme créant des
lieux (plages, hôtels, clubs) d’où les nationaux sont exclus. Un autre élément
sera très peu apprécié des travailleurs cubains : la loi oblige les investisseurs
étrangers à embaucher via des agences d’emploi de l’État ; or, alors que les
investisseurs versent des dollars à ces agences, celles-ci reversent aux
travailleurs des pesos, gardant ainsi au passage jusqu’à 95 % du montant des
salaires, du fait de la différence (de 1 à 25) entre le cours officiel du peso en
dollar et sa valeur réelle. Afin que la loi soit votée à l’unanimité, Fidel a contré
des orateurs souhaitant moins de pragmatisme et plus d’esprit révolutionnaire.
Ne pas trop insister sur la nature « temporaire » des concessions faites au
capitalisme et assurer que celles-ci ont pour but ultime de « régénérer la
production publique » en vue de « préserver les conquêtes du socialisme » :
Fidel aura accepté d’aller jusque-là en faveur d’une NEP cubaine.
En matière culturelle aussi, le régime se prend à tolérer quelque détente. Les
cinéphiles peuvent voir, début 1994, une petite merveille à laquelle ils font un
triomphe : Fresa y chocolate (Fraise et chocolat), un film de Tomás Gutiérrez
Alea, metteur en scène prodigue, par le passé, de chefs-d’œuvre plutôt
historiques. On y voit un artiste homosexuel dissident et un étudiant
sympathisant du castrisme nouer amitié par-delà leurs préventions initiales, tout
en échangeant des propos faisant plus qu’égratigner le système. « Le scénario du
socialisme est excellent, dira Gutiérrez Alea, mais la mise en scène laisse à
désirer, et doit donc être critiquée. » Pour Cuba, c’est énorme.
Elizardo Sánchez, désormais le dissident phare, a estimé que, en 1995, la
répression était passée à un niveau « de basse intensité ». Deux libérations de
prisonniers politiques d’envergure ont eu lieu au printemps, celles de Sebastian
Arcos, frère de Gustavo, et d’Yndamiro Restano, condamnés à douze ans de
prison. Les deux ont été relâchés par anticipation à la suite d’une mission
coordonnée par France Libertés, l’ONG créée par Danielle Mitterrand. La
commission des droits de l’homme de l’ONU n’en continue pas moins de
condamner Cuba, chaque printemps, à Genève. Et, de fait, beaucoup se méfient
car toutes les ouvertures qui ont été faites, par le passé, ont été suivies d’un
retour en arrière. Selon Amnesty International, il y a un demi-millier de
prisonniers politiques en 1995 – 1 195 selon Elizardo Sánchez, qui se dit prêt à
confronter sa liste à celle du régime et à la revoir à la baisse.
Il est une passion, en tout cas, que l’âge n’émousse pas chez Fidel : celle de
parler. Aux journalistes, d’abord, à condition qu’ils soient américains (le sens de
l’efficacité !), à la rigueur, espagnols ou latinos (on est de la même « race »,
selon une acception castillane du terme, vieillie à présent). Fidel adore jouer au
chat et à la souris avec eux. Lequel ne se souvient de son irruption nocturne dans
sa chambre d’hôtel, quelques heures avant le départ de son avion, après qu’on
l’aura fait mijoter quinze jours durant parce que « le commandant est rendu
chèvre [encabronado] par le boulot » – la phrase est de l’écrivain colombien
García Márquez ? Ces prémices acceptées, maint intervieweur encensera la «
courtoisie » de l’interviewé, notable en particulier en ce qu’il ne ménage pas son
temps.
Mais ce que Fidel aime le mieux, c’est s’adresser à une foule du haut d’un
pupitre couvert de micros. La tribune, a encore écrit García Márquez, « semble
être sa niche écologique ». Il aura ainsi parlé, a-t-on calculé, quelque quinze
mille heures. Des séances aussi marathoniennes impliquent qu’il pratique l’art de
la digression. Et il théorisera également (auprès de Ramonet) la nécessité de la «
répétition ». Mais son vrai talent oratoire, observent en substance Fogel et
Rosenthal, consiste à toujours retomber sur ses pieds, vers quelque direction
qu’il se soit embarqué. L’auteur de L’Automne du patriarche a été fasciné par ce
tribun : « Il commence avec cette voix presque inaudible, comme brisée,
avançant dans le brouillard vers un but incertain. Puis il profite de quelques
traînées de lumière pour gagner de l’espace, pied à pied, jusqu’à ce que, en une
grande enjambée, il se rende maître de l’attention », a écrit « Gabo ». Et
d’ajouter : « Alors, il s’établit entre lui et son public un courant réciproque, où
les deux s’exaltent ; il se crée entre eux une sorte de complicité dialectique, et
cette tension provoque en lui une sorte d’ivresse. C’est l’inspiration, un état de
grâce irrésistible, nié seulement de qui n’a pas eu la gloire de le vivre. »
Un jour, en 1985, il a cessé de fumer son célèbre cigare Cohiba privant lui-
même et Cuba d’une belle image de marque. On a assuré que c’était sur ordre de
la Faculté. Lui a dit que c’était pour exercer sa volonté et que cela ne lui a rien
coûté. Il s’est mis, vers cette époque, à suivre un régime pour ne pas être obèse.
Car, au tournant des années 1970-1980, il était devenu imposant : « Un Jaurès en
treillis », avait écrit un journaliste du Monde, en référence moins, certes, à une
proximité idéologique avec le socialiste démocrate français qu’à une tendance
partagée à être aussi large que haut. Il a dû se mettre aux filets de poisson et à la
salade bouillie. Faisant parfois une entorse en humectant son thé de rhum ou en
s’offrant un Martini. On imagine le sacrifice ainsi représenté pour cet amateur de
fines recettes, si passionné par le fromage qu’il a tenté d’imiter des variétés
françaises avec le lait de ses chères vaches ; lui qui était resté ami du nonce Mgr
Zacchi à une époque où tout allait mal avec l’Église catholique parce que le
prélat lui avait appris des recettes de spaghettis ; lui qui pouvait avaler dix-huit
boules de glace après un bon repas ! Et Fidel a longtemps continué de cuire lui-
même les langoustes qu’il offrait à ses hôtes en sa retraite de Cayo Piedras.
C’était un élément de ce que maints visiteurs, français et autres, ont nommé sa «
simplicité », son « attention à autrui ».
La célèbre barbe, emblème du pouvoir (pour parler sans risque de Fidel, les
Cubains portent la main au menton !), a grisonné dans les années 1990. Mais le
cheveu reste encore dru et cranté, les traits sculpturaux. C’est que l’homme
entretient sa forme. Son sport, c’est la natation, qu’il pratique à Cayo Piedras et
sans doute aussi dans une piscine privée. Descendant la mauvaise moitié de la
soixantaine, il fait encore de la plongée sous-marine : « Le sel conserve », l’a-t-
on entendu dire. À peine la peau commence-t-elle à se parcheminer, les yeux à
s’enfoncer un peu dans les orbites, la haute silhouette insensiblement se voûte.
Et la tête rentre déjà légèrement dans les épaules, conférant à l’homme une
curieuse allure de héron massif. Retrouver les unes que l’hebdo américain Time
lui a consacrées à quatre reprises, de 1959 aux années 1990, donne la même
sensation un peu nauséeuse de passage du temps que de revoir Audrey Hepburn
en éclatante Holly Golightly de Diamants sur canapé (1961) avant de la
retrouver, dans La Rose et la Flèche (1976), terriblement griffée par la vie, en
lady Marian rejointe par son Robin des bois vieilli.
Fidel se déclare persuadé que, voulût-il se retirer, le peuple, à qui « il revient
de décider », l’en empêcherait. « La vérité, explique-t-il, est que tous ceux qui
ont fait une révolution, à toute époque, ont acquis une grande autorité. Il peut y
avoir tous les mécanismes démocratiques, mais la personnalité et le prestige de
qui a inspiré la révolution ont toujours du poids et de l’influence. » Fidel a plus
d’une fois rappelé que Platon, dans sa République, a suggéré que c’est « à partir
de cinquante-cinq ans » que l’on commence à occuper les charges publiques
avec le plus d’efficacité. Et « je suppose, a-t-il dit à Mina, que cinquante-cinq
ans d’alors correspondraient à quatre-vingts ans de nos jours ». (Avec les années
– prudence ou mémoire déclinante –, il reportera cet idéal platonicien à «
soixante ans »…) Il n’importe : le comandante n’aura jamais déserté la
conviction que les dirigeants expérimentés sont le vrai trésor des peuples : « La
formation des chefs est coûteuse, a-t-il une fois expliqué, car liée à un long
processus d’apprentissage, et il n’est pas avantageux pour la société de les
remplacer par d’autres qui devraient à leur tour être formés. » CQFD.
Le temps est un dieu cruel, même pour les autocrates. L’hiver de Fidel
s’annonce dès l’été 1997, le 27 août précisément, par une série de rumeurs
relatives à sa mort. Elles ont été mises en route par ses ennemis, depuis Miami
sans doute. Mais y a-t-il jamais fumée sans feu ? Lors de sorties bien plus rares
que naguère (lors de la fête nationale du 26 juillet, c’est Raúl qui a parlé), le
Lider est apparu la mâchoire anormalement crispée, serrant de façon gauche les
mains qui s’offrent à lui et restant longuement assis. D’ailleurs, il a eu un mot
assez peu fait pour rassurer : « La Révolution continue, meure qui meure. » Cette
mauvaise passe du commandant en chef a suivi une série d’attentats qui, d’avril
à juillet, a visé, à La Havane et à Varadero (la grande station balnéaire), des
hôtels et autres lieux touristiques aussi connus que le Capri ou le Nacional. Un
Italien y a perdu la vie. La Sureté cubaine va découvrir que l’auteur de ces
actions est un Salvadorien payé par des extrémistes de Miami. Pour comble, la
zafra 1996-1997, attendue exceptionnelle, a été très mauvaise, et le cyclone Lili,
ponctuellement mis en cause, ne pouvait pas tout expliquer.
Quatre opposants ont cru pouvoir profiter de ce climat pour publier un texte
intitulé La patrie est à tous. L’un porte un nom célèbre puisqu’il s’agit de
Vladimiro Roca, fils de Blas Roca, l’ex-inamovible secrétaire général du PSP
(qui fut le PC cubain de 1928 à 1962). Cet homme qui évoque ainsi la patrie l’a
longtemps et bien servie puisqu’il a été un aviateur aux états de service
impeccables. Une femme également entre, pour l’occasion, dans le rude gotha de
la dissidence : Marta Beatriz Roque. Les deux autres se nomment Felix Bonne et
René Gomez. Ils sont expédiés en prison manu militari. Roca sera le dernier à en
ressortir, cinq ans plus tard : pour Fidel, une initiale proximité est une
circonstance aggravante, jamais atténuante.
« Que Cuba s’ouvre au monde ! Que le monde s’ouvre à Cuba ! » Les mots
prononcés d’emblée par le pape en terre caraïbe disent tout : non à une politique
castriste qui coupe les Cubains de la planète, mais non aussi à l’embargo
américain. « Cuba défend ses principes de manière inamovible », lui répond
Castro. Et, en tiers intéressé, Bill Clinton, au nom d’une Amérique encore
dominée par les protestants, va se féliciter – en cette année du centenaire de «
l’indépendance confisquée » de l’île par son pays – d’une visite pontificale dont
il juge qu’elle a aidé à « promouvoir la liberté à Cuba », cette société laïque qui
était, naguère encore, militante de l’« athéisme ».
Les journalistes du monde entier, nombreux comme jamais depuis longtemps
sous ces tropiques, notent que les foules qui se pressent aux cérémonies
présidées par Jean-Paul II ne sont pas toutes « ferventes ». « Silence parfait, mais
pas d’émotion apparente », juge ainsi l’envoyé du Monde. De surcroît, trois cent
mille participants, au pays de Fidel, cela paraît peu. Au moins ne croit-on pas
que ces fidèles-ci ont été poussés vers la messe !
Il est, en tout cas, une personne qui participe à l’essentiel du programme, très
dense, de Jean-Paul II : le chef de l’État cubain. En surveillance ? Tout de même
pas ! Plutôt mû par cette passion de tout comprendre qui est dans ses gènes, ne
fût-ce que pour mieux fonder ses certitudes. On le voit suivre les cérémonies
avec, en main, le livret fourni par la Conférence épiscopale cubaine,
organisatrice du voyage. Et il se fait expliquer par le nonce tout ce qui pourrait
lui échapper. Ce n’est certes pas la première fois que ses compatriotes le voient
en costume (sombre, bien sûr), mais, chez eux, si. Le contraste est donc parfait
avec « l’homme en blanc ». Une même fatigue, en revanche, les rapproche, la
même maladie peut-être (chez Castro aussi, la CIA a cru déceler un Parkinson) :
c’est déjà très net chez le Polonais, à l’état putatif chez le Cubain. Cependant,
l’attitude du Lider envers le pontife, bien que celui-ci soit tenu pour un des «
tombeurs » du communisme en Europe, n’est pas dénuée de respect – comme
s’il voyait en lui un reflet, inversé mais géant aussi, de ses luttes en la deuxième
moitié d’un XXe siècle finissant. En tout cas, cet homme qui croit tant à la force,
mais qui sait aussi que l’idéologie tient les hommes, n’aurait certes pas eu la
légèreté de poser la stalinienne question : « Le pape, combien de divisions ? »
Seuls deux incidents, d’un ordre très inégal, seront relevés durant les cinq
jours que le pontife a passés à Cuba. À Santiago, l’archevêque, Mgr Pedro
Meurice, chef de file de cette minorité catholique qui récuse le caractère par trop
« pastoral » d’une hiérarchie pas assez ardente à contester la prétention totalitaire
du régime, jette un pavé dans la mare jusque-là tranquille d’une visite où certes
tout est dit mais en termes peu audibles par tous. Devant Raúl Castro, qui va
rester impassible, le prélat fustigera ceux qui ont confondu « la patrie avec un
parti, la nation avec le processus historique des dernières décennies, et la culture
avec une idéologie ».
L’autre incident est sans lien avec la visite pontificale – quasi grotesque. Lors
d’une enquête contre les époux Clinton pour une affaire immobilière dans
l’Arkansas, le procureur Starr a entrepris, pour prouver la mauvaise foi du
président américain, de joindre au dossier ce qu’il a jugé être l’évidence d’un
parjure : le serment fait par Bill Clinton qu’il n’avait pas (eu) de relations
sexuelles avec Monica Lewinsky, une stagiaire de la Maison Blanche. Ce qui se
disait déjà (et s’avérera avoir été « un contact intime inapproprié » avec la jeune
femme) devenait une affaire d’État, avec l’ouverture d’une procédure de
destitution du Président. Dès lors, la majorité des centaines de journalistes
américains qui « couvraient » le voyage de Jean-Paul II quittèrent
précipitamment l’île. On ne sait trop ce que Karol Wojtyla a pensé de cette
affaire, mais on peut supposer que Castro en fut plutôt conforté dans sa
conviction de la supériorité d’une presse qui « publie très librement ce qu’elle
croit convenable d’imprimer » – mais sachant que « nos dizaines de journaux
sont tous révolutionnaires ».
Dans les négociations très serrées précédant le voyage, il avait été accordé que
« trois cents prisonniers politiques » seraient libérés. En fait, une centaine
seulement le seront – d’ailleurs vite remplacés par d’autres, ce qui fait du détenu
de conscience cubain une des monnaies de l’île, avec le dollar et le peso. Les
commentateurs vont, en majorité, juger que les deux parties ont trouvé leur
compte au voyage : l’Église verra confortée sa position d’interlocuteur « normal
» du régime à laquelle elle aspirait ; et ce dernier a, sur le moment, quelque peu
amélioré son image de système intolérant. On peut aussi plaider que les deux y
ont perdu : Castro, la suite le montrera, ne desserrera pas son monopole sur le
pouvoir ; en contrepartie de quoi la crédibilité de sa parole en sortira plus
écornée encore, si possible.
Et Dieu est entré dans La Havane est le titre du livre empathique que
l’Espagnol Manuel Vázquez Montalbán a publié, après la visite du pape, sur la
situation de Cuba à la fin du XXe siècle. Or là où « Dieu » n’a pas réalisé de
miracles pour l’ordinaire des Cubains, un autre personnage va y réussir : Hugo
Chávez. Élu président du Venezuela fin 1998 sur un programme socialisant, cet
officier deux fois putschiste (1992) et vite libéré (1995) va faire sa première
visite d’État à Cuba juste quinze jours après sa prise de fonction, en février 1999.
Castro lui rendra la politesse à l’automne, dans une liesse populaire sans égale
pour lui depuis des lustres. Le 30 octobre, un accord capital sera passé : Caracas
livrera chaque jour à Cuba 53 000 barils de pétrole brut (le tiers de sa
consommation) à des taux préférentiels et avec des facilités de paiement. En
échange de quoi La Havane enverra des milliers (de vingt mille à trente mille,
les chiffres sont flous) de médecins et infirmiers, alphabétiseurs et « entraîneurs
sportifs », ainsi que des médicaments et des équipements médicaux dans lesquels
l’île excelle.
Castro a trouvé en Chávez un homme selon son cœur : pour l’anecdote, il
partage sa passion du base-ball (les deux se taillent une place dans les
compétitions entre équipes de leur pays respectif – Hugo, qui est de vingt-huit
ans plus jeune, sur le terrain, et Fidel sur le banc du sélectionneur). Et, surtout, le
Lider découvre en son homologue un « fils spirituel », lequel ne récusera pas
cette paternité – même si, quant à lui, et en dépit d’un verbe torrentiel,
apocalyptique, où il l’emporte souvent sur le Cubain, il laisse s’exprimer une
presse libre et tient des élections plutôt régulières. Preuve de sa sollicitude :
Fidel lui conseille de « renforcer sa sécurité ». Mais, plus que tout, Chávez va
être ce dispensateur d’énergie à bon marché qui faisait défaut à l’île depuis la
chute de l’Union soviétique en 1991 : un sauveur.
Là où la Révolution armée du Lider cubain n’avait mis en branle, et pour un
temps bref, que le Nicaragua et la Grenade, le « bolivarianisme » de Chávez
(cette conviction que l’Amérique latine doit s’unir pour faire pièce aux États-
Unis), appuyé sur une « diplomatie pétrolière » tonique, saura embarquer dans
des projets d’envergure, réalistes ou parfois moins, des gouvernants de grands
pays tels la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, l’Argentine même, en une dialectique à
laquelle participent plusieurs gauches latinas après leurs accessions au pouvoir
(démocratiques ou teintées de putschisme) qui se multiplient dans les années
2000. On observera, dans les pays andins, la volonté nouvelle de faire droit à une
très ancienne revendication indigéniste : dans l’ordre chronologique, après Lula
au Brésil, le colonel Lucio Gutiérrez en Équateur (2002), Nestor Kirchner en
Argentine et Tabaré Vázquez en Uruguay (2004), et Evo Moráles en Bolivie
(2005).
Tel « castrologue » affirme que l’épisode Elián a été « une grande victoire »
pour Fidel… Et s’il n’en était rien ? Car, par-delà l’émotion normale suscitée par
le sort d’un enfant (plus, il est vrai, parce qu’il semblait pouvoir être « retenu »
aux États-Unis que pour avoir failli perdre la vie en même temps que sa mère), «
Eliancito » pourrait aussi avoir interpellé l’île en ceci que son destin a, pour
partie, échappé à Castro – celui à qui nul n’échappe à Cuba. Car, si on fait le
compte, ils ne sont pas si nombreux, passés les temps héroïques de la Moncada,
la Sierra ou l’Angola, les Cubains à devoir une vraie notoriété à autre chose que
la grise promotion dans les instances du régime. Cherchons : le vieux chanteur
Compay Segundo et ses complices Ibrahim Ferrer, Elíades Ochoa, Omara
Portuondo et Rubén González, (re)surgis lorsque, en 1996, le guitariste
américain Ry Cooder a enregistré le disque Buena Vista Social Club ; son jeune
collègue Carlos Varela, qui s’efforce de naviguer entre « différence » et «
cohérence » ; l’écrivain Leonardo Padura, créateur du personnage de l’ex-
inspecteur Mario Conde, et qui cherche une voie entre « la mémoire et l’oubli » ;
le général Arnaldo Tamayo, qui orbita durant sept jours en 1980 à bord du
Soyouz 38 soviétique ; le cinéaste Tomás Gutiérrez Alea, auteur de Fresa y
Chocolate et Guantanamera ; les dissidents Elizardo Sánchez, Oswaldo Paya,
Vladimiro Roca, Felix Bonne, René Gómez, Marta Beatriz Roque, Guillermo
Fariñas, qui ont longuement connu les geôles de l’île et l’épreuve de grèves de la
faim, Laura Pollán, présidente des Femmes en blanc, association réunissant des
parentes de détenus (décédée en 2011) ; la blogueuse Yoani Sánchez, symbole
de cette jeunesse à qui le régime n’inspire plus la peur de jadis ; la ballerine
Alicia Alonso, toujours en piste à quatre-vingt-douze ans ; les athlètes Javier
Sotomayor, Alberto Juantorena et Dayron Robles ; ajoutons même Mariela
Castro, une des filles de Raúl qui, bien entendu avec quelques idées derrière la
tête, s’est attachée à redonner droit de cité aux gays, lesbiennes, bi et trans de
Cuba.
Il y aura encore pour Fidel de bons moments après le retour d’Elián. Avec un
art il est vrai déclinant, il va jouer de cette partition familière consistant à aller
chercher à l’étranger cette reconnaissance, voire cette popularité, dont il ne peut
avoir, chez lui, que des expressions contraintes. Il y avait déjà eu, le 12 avril
2000 à La Havane, la solennelle ouverture des 77, ce groupe de 133 pays qui
porte les préoccupations économiques des trois quarts de la population mondiale.
Le Lider avait alors appelé les chefs de l’humanité pauvre à organiser « un
nouveau procès de Nuremberg pour juger l’ordre économique », réclamé la «
destruction du FMI » et « l’instauration d’une taxe sur les transactions
financières spéculatives d’un montant de 1 % ». Puis il y a eu la réunion, déjà
évoquée, du Millenium à l’ONU, à New York, où Fidel a échangé une fugitive
poignée de main et quelques mots avec Bill Clinton – seul président américain
en exercice qu’il aura « rencontré ». Au Xe Sommet ibéro-américain, en 2000
aussi, fin novembre, à Panama, il a dénoncé un complot pour l’assassiner – le six
cent unième selon lui, sept cent unième pour sa Sécurité –, ce qui a provoqué
une rupture d’un an avec le pays « canalier ». À la mi-décembre de cette même
année, il recevra, ni crispé ni chaleureux, le nouveau président russe Vladimir
Poutine, avec qui il a parlé d’une vieille dette…
Le 8 mai 2001, Fidel sera à Téhéran, parmi ces Iraniens dont
l’antiaméricanisme lui plaît ! Le 11 avril 2002, il aura l’immense satisfaction de
contribuer, simplement en usant de son téléphone portable, à faire échouer un
putsch au Venezuela contre son « ami et frère » Hugo Chávez. Puis, en mai
2002, il aura le plaisir d’accueillir l’ex-président Carter, qu’il avait su «
entortiller » en 1977, mais toujours désireux de servir comme médiateur. En
février 2003, au sommet des non-alignés en Malaisie, il craint (à bon escient)
que Bush ne « dessoude » Saddam Hussein. Le 25 mai 2003, il fait un « tabac »
populaire à Buenos Aires, où il s’est rendu pour la prise de fonction de Nestor
Kirchner. Fin septembre de la même année, Lula da Silva, le Latino-Américain
de loin le plus important du moment, en fonction depuis moins de huit mois, fait
une visite d’État à Cuba, passant avec son homologue de nombreux accords de
coopération. Et, en novembre 2004, c’est le président chinois Hu Jintao qui se
rend à La Havane, signant avec Fidel des textes aux termes desquels son pays
investira gros dans l’industrie cubaine du nickel, et l’île lui achètera un million
de téléviseurs.
Cependant, un coup de tonnerre a eu lieu en 2001 aux portes de Cuba, le 11
septembre : la destruction des tours jumelles du World Trade Center à
Manhattan et l’attaque aérienne suicide contre le Pentagone à Washington. Fidel,
avec sa perception aiguë de tout ce qui se passe aux États-Unis et sa capacité à
avoir trois coups d’avance sur beaucoup, juge qu’il a du souci à se faire. Car
George W. Bush, le président américain en fonction depuis le début de l’année,
annonce aussitôt une « guerre contre le terrorisme », sommant « chaque pays de
choisir son camp ». Or, Fidel n’a pas tout à fait apuré les comptes en ce domaine
: deux fils à la patte lui restent, certes sans lien avec Al-Qaida ou l’Afghanistan,
mais sait-on jamais avec Washington ? Le Lider a une vieille inclination vers
l’ETA basque, réactivée par hostilité envers le Premier ministre Aznar ; et il a
surtout une complicité d’un demi-siècle avec l’ELN (Armée de libération
nationale) colombienne qui, dans son fief en limite des Andes et des Llanos, se
livre au sabotage de pipelines et enlèvements à fin de rançon.
Ce sont ces ambiguïtés qui font que Cuba a été classée par l’administration
américaine au nombre des « rogue states » – dans l’« axe du mal » – avec rien de
moins que l’Irak, l’Iran, la Libye, la Syrie, le Soudan et la Corée du Nord.
Alors Castro, pour la clarté des choses mais aussi dans le droit-fil d’une amitié
toujours proclamée avec le « peuple » américain, jugé innocent des turpitudes de
ses élus, déclare, le 11 septembre même, sa « profonde douleur » pour les
victimes (près de trois mille seront recensées, et des milliers sont blessées), et il
propose une aide humanitaire. D’emblée aussi, il déclare que « la guerre » en
réponse, qu’il pressent, « ne résoudra rien ». Enfin, il rappelle que « Cuba a été
le pays au monde qui a le plus souffert d’attaques terroristes » – sous-entendu :
de la part d’émigrés cubains tolérés, et jadis soutenus, par « l’empire ». Il dira
aussi avoir été contacté par les services secrets américains pour le cas où il aurait
des informations sur ceux qui viennent ainsi de porter une « attaque majeure »
contre l’Amérique…
Or, très vite, une certitude va s’imposer à Washington : c’est la mouvance la
plus extrémiste de l’islam, et nul autre, qui a organisé ces attentats, et c’est
contre elle que devra, dès lors, se concentrer la première riposte. Avec l’attaque
rapidement menée contre l’Afghanistan, hôte d’Al-Qaida, pour en chasser les
talibans, Castro va donc pouvoir souffler à nouveau.
Et de fait, prenant occasion de l’ouragan Michelle qui, deux mois après le 11
septembre 2001, a ravagé Cuba, l’administration Bush a décidé, pour « raisons
humanitaires », d’ouvrir une brèche inédite dans l’embargo en autorisant la vente
de produits alimentaires américains à Cuba. L’« humanité », en la circonstance,
faisait bon ménage avec la revendication lancinante des fermiers américains de
pouvoir exporter leurs produits vers l’île caraïbe. Peu médiatisée, cette mesure a
amplement débordé ce qui lui a donné cours puisqu’elle va permettre, tout au
long de la première décennie 2000, de faire des États-Unis (au détriment de la
France), le premier fournisseur de vivres de Cuba pour, in fine, un rapport de
près d’un demi-milliard de dollars par an.
C’est donc peu dire que, par-delà les gesticulations, chacun des dirigeants, de
part et d’autre du détroit de Floride, va poursuivre le jeu tout en passes subtiles
qui est celui de chacun de leurs deux pays depuis un demi-siècle : la
dénonciation mutuelle des mauvaises intentions de l’autre et le bon usage
respectif de l’embargo : un « attrape-suffrages » en Floride (à quoi « W » Bush a
dû sa victoire en 2000) et le « cache-sexe » des échecs économiques à Cuba.
Avec, cependant, une interférence de la situation mondiale sur le plan bilatéral
: le 7 janvier 2002, un mois après la défaite finale des talibans, entérinée par
l’entrée des GI dans Kandahar une fois Kaboul tombée, l’administration
américaine informera La Havane qu’elle va créer dans la base de Guantanamo,
sur le sol cubain donc, une prison où seront « traités » les « combattants ennemis
». Ce sera dénoncé par Castro mais avec la prudence que, instruit par la crise des
fusées d’octobre 1962, il observe en la matière lorsque sont en jeu les affaires
d’État du grand voisin.
Ce sera dès lors, toutes les années qui vont suivre, un fameux bal des
hypocrites. Bush, le seul président américain depuis 1959 à n’avoir jamais tenté
de négocier avec Castro, va, de façon lancinante, accuser son homologue cubain
d’être partie prenante du terrorisme international. Et Fidel, lui, va focaliser ses
attaques sur le « terrorisme » des États-Unis. Il dit : en quatre décennies, Cuba
n’a jamais commis d’acte violent sur le territoire américain. Et tel n’est pas le
cas des « mercenaires de l’empire ». Ainsi nomme-t-il, en premier lieu, les
extrémistes de Miami financés par la FNCA de feu Jorge Más Canosa, qui
attaquent l’île par des attentats indiscriminés ou le visant lui, avec au minimum
la tolérance des dix présidents qui se sont succédé depuis 1959. Mais aussi, pour
Fidel, les « mercenaires » sont les opposants intérieurs qui reçoivent une aide
financière du Nord, aux termes du « volet 2 » de la loi Torricelli.
Sur la base de ce dialogue de sourds (et de près d’un demi-siècle
d’antagonisme), les « frictions » vont se développer autour de trois thèmes en ce
début des années 2000. Il y a d’abord, chronologiquement, le cas de Luis Posada
Carriles. Ce Cubain, émigré en Floride dès 1960, est aussitôt entré dans
l’opposition au castrisme après un entraînement par la CIA. Après l’échec de
l’invasion de la baie des Cochons, il a cocréé un groupe d’action nommé Alpha
66. Sa plus atroce réussite a été, à l’automne 1976, la destruction en vol d’un
avion de la Cubana qui a fait soixante-treize morts. Arrêté au Venezuela, il y est
resté détenu, sans procès clair, jusqu’à son évasion en 1985. Sa trace se perd
ensuite (mais sans doute pas pour tous les services secrets). Elle se retrouve
ensuite en 1998, où il revendique, dans une interview au New York Times du 12
juillet, la série d’attentats qui a frappé, l’année d’avant, une demi-douzaine
d’hôtels à La Havane et à Varadero. En l’an 2000, certains éléments lui font
attribuer une tentative d’assassinat de Castro lors d’une réunion de chefs d’État,
en décembre, à Panama. En 2005, Cuba dénonce sa présence à Miami. Et, de
fait, il va y être arrêté pour… entrée illicite sur le territoire américain. Mais la
Justice refusera de l’extrader au Venezuela ou à Cuba. Le cas est énorme – la
commission des droits de l’homme de la Chambre des représentants s’en est
émue. Finalement, en 2012, la justice américaine exonérera Posada Carriles de
toute charge. Dans sa Biographie à deux voix, composée de 2003 à 2005 avec
Ignacio Ramonet, Fidel en fera l’emblème des ambiguïtés, des compromissions
américaines avec le terrorisme – et ce en pleine « guerre contre la terreur »
assortie de dénonciations de George W. Bush contre le régime cubain…
Deux autres affaires se sont entremêlées au cas ci-dessus durant les dernières
années au pouvoir du Lider. L’une est l’arrestation, en 1998, de Cubains des
services de Sécurité détectés comme ils surveillaient la station aéronavale de
Key West. Certains ont pu s’échapper, d’autres ont accepté de collaborer en vue
de réductions de peine, et cinq ont été condamnés pour espionnage à des séjours
en prison allant de dix ans à perpétuité. Ils ont plaidé que leur mission était de «
pister » les contre-révolutionnaires préparant des actes violents contre Cuba, et
notamment des incursions aériennes dans le style de celles des « Frères à la
Rescousse ». Les cinq sont tenus par Castro pour des « héros », en faveur
desquels il a organisé maintes manifestations et multiplié les soutiens dans la
presse. La façon dont ils ont été jugés fait parfois l’objet de remises en cause
judiciaires aux États-Unis.
L’autre affaire dont il a été plus discrètement fait état vers la même époque est
l’arrestation, le 21 septembre 2001 – dix jours après les attaques contre le World
Trade Center et le Pentagone –, et la condamnation subséquente à vingt-cinq ans
de prison d’une Américaine de Porto Rico, Ana Belén Móntes. Cette « analyste
en chef » à la DIA (Agence du renseignement pour la Défense), qui a plaidé
coupable et pleinement collaboré, fournissait depuis seize ans à Cuba des
informations d’une grande acuité, notamment sur des manœuvres de la Navy au
large de l’île caraïbe, sur les mouvements d’espions et le système de surveillance
électronique américain en direction du Sud. Les commentateurs américains
divergent sur l’ampleur des dommages infligés à la sécurité des États-Unis, mais
plus d’un juge qu’Ana Belén aura été l’une des taupes les plus efficaces de la fin
de la guerre froide jusqu’au tout début du troisième millénaire. Elle aurait fourni
des éléments clés du rapport de 1998 qui a permis au Pentagone de conclure que
« Cuba n’est plus une menace »… Fidel lui-même aurait, assurent certains, été
l’« agent à distance » d’Ana Belén. On ne prête qu’aux riches ! Il est vrai qu’en
matière d’espionnage les pincettes sont de rigueur ; mais il ne faut pas négliger
que, dans la sombre guerre entre les États, le petit, s’il attire davantage la
sympathie, n’est pas toujours totalement démuni de ressources ! Le 13 mai 2003,
les États-Unis pourront ainsi expulser, sans que La Havane rétorque, quatorze de
ses diplomates en poste à l’ONU ou au Bureau des Intérêts. Quoi qu’il en soit,
c’est peu dire que le climat est délétère, au début du XXIe siècle, entre les deux
États antagonistes qui campent de part et d’autre du détroit de Floride.
L’année 2002 sera tout en attente inquiète : après la victoire-éclair des États-
Unis, de l’« Alliance du Nord » afghane et d’alliés occidentaux sur les talibans,
les Cubains, comme le monde, suivent les manœuvres de Bush pour pousser
avant la « guerre contre la terreur ». Dans l’île, cette année sera aussi marquée
par de grandes manœuvres (inégales) entre le pouvoir et l’opposition. Oswaldo
Paya, un ingénieur de formation qui a cofondé, en 1988, un Mouvement chrétien
de libération, tout juste toléré, a décidé en 1998, juste après le voyage de Jean-
Paul II, de recueillir des signatures pour une pétition qui, si elle atteint dix mille
signatures, devrait, aux termes de la Constitution de 1976, être tenue pour un
projet de loi. Cette initiative a été nommée « projet Varela », du nom d’un curé
qui, au XIXe siècle, avait été précurseur de l’Indépendance. Le texte en a été
déposé au printemps 2002 auprès de l’Assemblée nationale. Il aura recueilli in
fine quelque quarante mille signatures, ce qui est un exploit, à Cuba, s’agissant
d’une démarche d’opposition. Il réclamait plus de libertés, personnelles (droits
d’expression, de réunion), politiques (droit de créer un parti) et économiques
(droit pour les insulaires d’entreprendre). Face à cela, le Lider eut une de ces
réactions éclair qu’il affectionne : en une journée, le 15 juin 2002, huit millions
de Cubains (« 98,05 % des électeurs », selon Castro) signaient une pétition
demandant que le socialisme devienne constitutionnellement « irrévocable » à
Cuba. Ce à quoi il sera ponctuellement répondu par l’Assemblée nationale. Ainsi
le projet Varela sera-t-il mis aux oubliettes.
Comment expliquer, soit-il demandé au passage, l’écho somme toute limité de
la dissidence ? La peur des Services est ce à quoi l’on pense en premier. On peut
aussi avancer la crainte d’un retour des exilés, qui pourraient réclamer le lieu de
résidence que la Révolution débutante leur a accordé. Et, surtout, il y a les
accommodements nécessaires avec la réalité, au prix d’entorses à la légalité
inévitables pour simplement survivre mais dont on redoute en permanence de
devoir, au jour voulu par le pouvoir, payer le prix. Par ailleurs, si elle est
d’évidence en recherche de formes d’expression la distanciant du pouvoir, la
jeunesse adhère peu aux modalités, jugées trop traditionnelles, des mouvements
politiques : c’est plutôt la musique underground, à connotation sexuelle, qui la
branche, comme ce fut le cas en URSS à la fin du soviétisme.
En outre, c’est peu de dire que le castrisme ne se sera pas montré trop exigeant
envers les citoyens – hors l’adhésion politique, qui n’est pas rien, certes. En
particulier, le travail (en contrepartie de rémunérations ridicules, il est vrai : 18
dollars par mois en moyenne en 2012) n’y aura pas été épuisant. Les Cubains
pouvaient bien dire, à l’instar de ce que l’on entendait en Union soviétique
lorsque les langues ont commencé à s’y délier : « Ils font semblant de me payer,
eh bien ! moi, je fais semblant de travailler ! »
Enfin, plus d’un Cubain a pu, à un moment ou l’autre, décider de ne plus
s’opposer frontalement à Castro. Qui a envie d’être le dernier mort d’une guerre
? Dans son ultime décennie au pouvoir, Fidel aura ainsi endossé l’habit du «
viejo », le vieux radoteur, redoutable encore mais avec qui il est avisé de s’en
tenir au modus vivendi jusqu’à ce que survienne cette issue que l’humour cubain
a baptisé « la solution biologique »…
Comme l’Irak avait été choisi par George Bush pour être la cible de sa
seconde « guerre antiterroriste » (dont les préparatifs se précisaient en mars
2003), la police cubaine allait lancer son plus gros coup de filet depuis le siècle
précédent. Soixante-quinze dissidents – cinquante promoteurs et zélateurs du
projet Varela, et vingt-cinq journalistes indépendants – allaient être condamnés à
des peines allant de six à vingt-huit ans de prison. C’était un retour à l’énormité
des sanctions pratiquées par la Révolution à ses débuts. Ni Elizardo Sánchez ni
Oswaldo Paya ne sont sur la liste : ils sont trop connus mondialement ! Outre
Beatriz Marta Roque, unique femme sanctionnée (elle avait déjà connu la prison
en 1999 pour avoir signé le document « La patrie appartient à tous »), le plus
notoire de ceux qui sont punis cette fois est Raúl Rivero. Poète, il a été primé
deux fois dans les années 1960 par l’officielle Uneac (Union des écrivains) ;
journaliste, il a été correspondant à Moscou de l’agence du régime, Prensa
Latina. En 1995, après des tribulations et un évident cheminement personnel, il
cofonde la minuscule agence dissidente Cuba Press (le prix Reporters sans
frontières l’en récompensera). Le 7 avril 2003, il en prend pour vingt ans. Et,
trois jours plus tard, on fusille trois jeunes Noirs qui, à Regla, dans la baie de La
Havane, avaient tenté de détourner un ferry vers la Floride. Là encore, la
sanction marque une régression, puisque le régime, sans abolir la peine de mort,
avait décidé, en 2000, un moratoire sur son application.
Or l’opinion internationale a évolué après un demi-siècle où les duretés du
régime contre ses opposants ont été imputées à une « Révolution assiégée par
l’empire et obligée de se défendre ». C’est que la sensibilité sur le sujet des
droits de l’homme s’est haussée d’un cran – et c’est aussi un effet des nouvelles
technologies de communication. Les « amis de Cuba » s’égaillent dans la pente ;
certains des plus « cohérents » même disent « ne plus trop savoir que penser »…
Seul Gabriel García Márquez semble intouché par cette agitation. Et l’Europe
officielle, d’une part, et même une partie de l’intelligentsia latino-américaine
s’enflamment.
L’Union européenne, qui venait d’inaugurer un siège à La Havane, décide
alors d’accorder un statut quasi officiel aux opposants, notamment en les invitant
à ses Fêtes nationales – pratique inaugurée dès le 25 avril par le Portugal, qui
commémore ce jour sa révolution des Œillets. Il s’ensuivra quelques années de «
froid » entre les Quinze (devenus Vingt-Cinq en 2004), et le régime castriste – et
ce alors que l’Union, Madrid et Paris en tête, a toujours, ou quasiment, manifesté
de la compréhension à l’endroit de la Cuba fidéliste. Le ressentiment du
commandant en chef envers le Premier ministre conservateur espagnol José
María Aznar ne connaîtra dès lors plus de bornes. Tout comme il en rajoutera
dans l’estime publique envers le socialiste José Luis Zapatero, qui arrivera au
pouvoir à Madrid en 2004. Avec la plupart des États européens, les relations
resteront glacées jusqu’à 2005 et ne seront collectivement reprises qu’au bout de
cinq années. Mais le régime castriste tiendra désormais les Européens pour « peu
fiables ».
Il y a plus. En Amérique latine et dans la péninsule Ibérique, où le Lider a ses
ultimes réserves de popularité hors de son île, des bastions tombent. Le Prix
Nobel de littérature 1998, le Portugais José Saramago, jusque-là défenseur
sourcilleux de la Cuba révolutionnaire, prononce, en apprenant les trois
fusillades de Regla, le même « au-delà je ne puis » que Luther à la Diète de
Worms : « Vous avez brisé mes espoirs, déçu mes illusions… » Pis, l’écrivain
uruguayen Eduardo Galeano, connu pour son ouvrage Les Veines ouvertes de
l’Amérique latine, fidélissime soutien de la Révolution dès ses débuts, écrira
dans Brecha, à Montevideo, un article triste intitulé « Cuba me fait mal ». Pour
cet homme dont les mots pèsent, les exécutions et les condamnations d’avril sont
« un péché contre l’esprit ». Et il élargit l’horizon : « L’Amérique latine de
gauche souffre. » Selon Galeano, et « malgré l’admirable courage de ce petit
pays », des « signes de décadence » sont visibles à Cuba, dont le premier est la
centralisation du pouvoir. Pour une fois, personne, à La Havane, n’aura à cœur
de flinguer le « traître » ; seuls quelques intellectuels feront connaître leur «
surprise » et leur « douleur » de tant d’égarement. Sans s’embraser, le sous-
continent a frémi : le chanteur brésilien Caetano Veloso et le cinéaste mexicain
Arturo Ripstein ont relayé les réserves de Galeano. Mais l’architecte brésilien
Oscar Niemeyer, le pianiste argentin Pérez Esquivel et la Guatémaltèque
Rigoberta Menchú, Prix Nobel de la Paix 1992, ont volé au secours de Cuba.
Quant au linguiste américain Noam Chomsky, il a condamné et les agissements
cubains et les interventions des États-Unis en Amérique latine.
Alors que le régime campe sur la position de ne jamais rien concéder,
l’opposition, elle, se livre, début février 2004, à Madrid, à un étonnant exercice
introspectif lors d’un congrès sur la culture cubaine réunissant tout l’exil, qui
fête ainsi sa première décennie de relative union au sein d’une plate-forme
démocratique où se retrouvent sociaux-démocrates, démocrates-chrétiens et
libéraux. Qui, tout d’abord, envisage de renverser Castro ? Eh bien, plus
personne ! Puisque le Lider marche vers quatre-vingts ans… Le mot d’ordre est
celui que prône depuis vingt ans l’opposition intérieure : réconciliation. Et c’est
bien celui qu’avance Ricardo Bofill, un ancien communiste qui fut emprisonné
douze années pour déviationnisme. Rafael Rojas, historien exilé, directeur à
Mexico de l’excellente revue Encuentro de la cultura cubana, coorganisateur de
la rencontre, est sur la même ligne.
Et les uns et les autres de se livrer à une analyse socio-anthropologique
vertigineuse. Ainsi Pedro Roig, directeur de Radio Martí, lâche-t-il : « Le
castrisme est cubain ! » Et d’expliquer la tautologie : cette « croyance en une
destinée glorieuse… en la vertu rédemptrice de la violence », ce « romantisme
irrationnel », ce « machisme », ce « racisme » ne sont pas des traits uniquement
castristes : ils sont bel et bien cubains ! Quant à Carlos Alberto Montaner, un des
journalistes insulaires les plus lus dans le monde, opposant depuis 1960, il juge
que, dans les mécomptes du pays natal au XXe siècle, « il n’y a pas d’innocents
ou alors très peu ». Lino Fernández, lui, s’écrie : « Notre histoire entière est
violente. » Dix-sept ans détenu, ce psychiatre fut témoin de l’assassinat d’un
camarade, « d’un coup de baïonnette dans le rectum ». L’assassin ? « Le
directeur de la prison, à présent… paisible réfugié à Miami. » La conclusion est
pour Montaner : « Après Castro, Cuba ne voudra que des serviteurs de la loi. »
Avec ou sans lien de cause à effet, ce congrès va être suivi, quelques mois
plus tard, le 18 mai, d’une « rencontre des dirigeants modérés de l’opposition en
exil ». Dont aucun de ceux de Madrid mais avec, parmi eux, Eloy Gutiérrez
Menoyo, que le régime avait condamné en 1966 à trente ans de prison pour des
actions violentes sur le territoire, qui a décidé de revenir habiter à Cuba en 2003
et est ainsi devenu l’opposant « officiel » de Castro.
Un an plus tard, le 20 mai 2005 (prix sans doute payé par La Havane pour la
reprise de relations avec l’Espagne le 25 novembre précédent), se réunit, sur un
terrain près de l’aéroport José Martí attenant à la maison de l’activiste noir Felix
Bonne, le plus important Forum dissident jamais organisé à Cuba. Quelque cent
cinquante représentants de groupes opposants débattent de la « transition » vers
la « démocratie ». Tout le spectre est représenté (ou presque : Oswaldo Paya ne
s’est pas joint) : outre Felix Bonne, il y a là Marta Beatriz Roque, dont la lourde
détention a été « suspendue, pour raisons de santé », Elizardo Sánchez,
Vladimiro Roca, René Gómez… Et Manuel Cuesta, dirigeant (noir) du groupe
social-démocrate Arc progressiste, qui alerte : « Si les gauches européennes ne
nous aident pas, c’est la droite américaine qui l’emportera » après le castrisme. Il
perçoit en effet les organisateurs de cette journée trop liés à Miami et ses
fantasmes de retour en arrière…
« Les autorités n’interdisent pas ce rassemblement », écrit Ramonet dans sa
Biographie à deux voix. Il rapporte la tenue de ce forum juste après celle d’un
défilé, le 17 mai 2005, de « plus d’un million de Cubains, avec à leur tête Fidel
Castro », pour « dénoncer le double langage de Bush » en matière
d’antiterrorisme. Et il y a là, en effet, comme une photo des positions qui se
prennent juste avant la fin du Lider : libres mais aléatoires ; ou sans risque mais
pas nécessairement choisies. À cette date, soixante des soixante-quinze
dissidents condamnés en avril 2003 sont toujours à l’ombre, et le nombre des
prisonniers politiques est de trois cents environ. Le régime ne le conteste pas.
Mais, face à cela, les autorités de La Havane mettent en lumière le traitement
juridique anormal des « cinq héros » détenus (pour espionnage) aux États-Unis,
ainsi que l’anomalie de la situation de sept cents Cubains débarqués en Floride
lors de l’exode de Mariel en 1980, alors qu’ils étaient des « droit commun » ou
malades psychiatrique, et qui restent dans un vide légal du fait que leur pays
d’origine refuse leur retour et que Washington n’en veut pas non plus. Castro, on
le note ici ou là, est loin de toujours frapper à côté de la plaque.
Ces événements ont lieu entre une spectaculaire chute du Lider, en octobre
2004, à Santa Clara, et la « crise intestinale violente » qu’il subira à la mi-2006.
Depuis dix ans, Castro n’est plus l’homme en forme qu’il a longtemps été. Son
premier malaise avait eu lieu lors d’un voyage au Viêtnam, fin 1995, on l’a dit.
Peu avant l’an 2000 sont apparus, sur les traits et dans les gestes, des signes
d’une rigidité qui a pu être jugée parkinsonienne. C’est alors qu’il a pris cet air
de « hibou effaré » qu’on lui voit sur ses plus récentes photos. Il a eu à nouveau,
le 23 juin 2001, une sérieuse mais brève faiblesse publique : un évanouissement
lors d’une célébration près de La Havane. À Durban, en Afrique du Sud, deux
mois plus tard, lors d’une conférence de l’ONU contre le racisme, où il sera très
applaudi par les militants des ONG, on note ses longs silences lors d’un discours
pourtant bref. Les 11 et 12 août suivants, à Caracas, il est évident pour tous qu’il
ne supporte plus la chaleur, ce qui est gênant pour le président d’un pays tropical
: il doit souvent être soutenu par des aides. En 2002, une officielle « piqûre de
moustique » avait justifié une éclipse de plusieurs semaines. Et le 20 octobre
2004, c’est au mausolée du Che qu’il est tombé, se fracturant le genou gauche et
le coude droit…
Cela explique pourquoi c’est le bras en écharpe qu’il a annoncé, six jours plus
tard, un nouveau retour vers la pureté économique : le dollar, qui avait libre
cours depuis onze ans, sera replacé, comme monnaie de circulation alternative
au peso, par une « unité de compte », le CUC, d’une valeur égale au billet vert.
Et, cinq mois après cette décision, le peso allait être réévalué de 7 % en raison
des « excellents résultats » de l’économie. Car, pour ce qui va être (mais nul ne
le sait encore) sa dernière année complète d’exercice du pouvoir, 2005, Fidel va
aller de satisfecit donné en autocongratulation dans ce domaine où il n’a pourtant
jamais excellé.
Encouragé sans doute par la récente découverte, par la société canadienne
Sherritt, d’un gisement de brut semi-lourd au large de l’île, il annonce, le 8 mars
2005, pour la fête des Femmes, que Cuba approche de « l’invulnérabilité
économique ». Mais encore ? 2006, promet Fidel, verra mille merveilles : outre
la fin du déficit énergétique (il est vrai que les livraisons de pétrole vénézuelien
ont presque doublé en cinq ans), une multiplication par deux de la construction
de logements, un renouvellement du parc des cars et des locomotives et, cerise
sur le gâteau, la distribution de « cinq millions d’autocuiseurs ». Et, un mois et
demi plus tard, il rendra public le fruit de ses cogitations sur le crucial sujet des
économies d’énergie : toutes les ampoules incandescentes seront remplacées par
des bulbes luminescents ! L’esprit du comandante bat-il un peu la campagne ?
Ne sait-il rien de ces asentamientos (bidonvilles) de plus en plus nombreux en
périphérie de La Havane ? Ignore-t-il qu’en province un « moyen [de transport]
alternatif » très fréquent est la carriole tirée par un cheval, éclairée la nuit d’un
falot à pétrole ? Que le parc de téléphones fixes est étique : un pour dix habitants
? Et ne prend-il plus connaissance de ces rapports d’économistes officiels, mais
critiques, qui évoquent ces 60 % d’eau potable qui se perdent avant d’arriver aux
robinets des particuliers ? Pourtant, le 21 avril 2006, Fidel lui-même a appelé ses
compatriotes à la patience face aux coupures de courant qui se multiplient depuis
le printemps précédent, à la suite du collapsus de la plus importante centrale du
pays, celle de Matanzas. Un incident qui a obligé à fermer rien de moins que
cent dix-huit entreprises et quarante hôtels, et en expiation de quoi le ministre
des Industries de base, Marcos Portal, pourtant neveu par alliance du Lider, en
poste depuis vingt-deux ans, a été démis…
Or, malgré cet événement gravissime et deux ouragans, les autorités vont
annoncer, pour l’année 2005, une croissance de 11,5 %, « la meilleure depuis
1959 ». Comment concilier cela avec cette « économie naufragée », cette « île
délabrée » que décrivent les envoyés spéciaux ? Serait-ce qu’on a voulu offrir un
beau cadeau, un happy birthday comandante, à Fidel comme il file grand large
vers ses quatre-vingts ans ? Oui et non ! Simplement a-t-il été décidé qu’on
modifierait le calcul du PIB en comptant les services sociaux (santé, éducation,
culture, sport…) comme valeur ajoutée. Il suffisait donc de s’entendre sur les
concepts.
Pour le reste, la trame macro-économique cubaine est très lisible dans ces
premières années 2000 : le nickel (dont les cours s’envolent) a remplacé le sucre,
en totale déconfiture comme premier produit d’exportation ; les remesas (fonds
envoyés par les émigrés à leur famille) connaissent un tassement à partir de
2004, descendant sous le milliard d’euros annuel lorsque les États-Unis
républicains, sous George W. Bush, décident de limiter cette possibilité – mais
restent tout de même très proches du milliard de dollars annuel ; après un
collapsus post-11 septembre 2001, le tourisme reprend : le pays passe les deux
millions de visiteurs par an – dont un tiers de Canadiens – pour une rentrée en
devises tendant aux 2 milliards d’euros (pas très loin de la moitié du total des
recettes insulaires), et de 15 à 20 % du PIB. L’entreprise canadienne Sherritt est
l’investisseur numéro 1 de Cuba, et le Canada s’établit comme son solide
troisième partenaire commercial. En première position il y a bien sûr le
Venezuela, du fait de l’accord pétrolier de 1999, qui assure environ la moitié de
la consommation du pays pour le prix des salaires (très bas) de vingt mille
médecins environ et autres personnels cubains « exportés » au pays de Bolivar.
Une quantité en croissance de l’or noir indispensable se fait pourtant nationale,
en raison du relatif succès de certaines prospections off shore, surtout celles de
l’espagnol Repsol. Le deuxième partenaire (en réalité le premier pour la diversité
des échanges) est la Chine : Cuba lui vend son nickel et des médicaments (ces «
biotechnologies » qui auront été la vraie réussite économique du castrisme) et
achète, lot après lot, année après année, ce que les autorités jugent utile pour
améliorer la vie quotidienne des gens – des bus aux appareils ménagers et à
l’électronique. Téléviseurs Panda et conserves Jan Lui sont ainsi le dernier cri à
La Havane – pour ne rien dire des caméras de surveillance chinoises qui se
multiplient aux carrefours. Mais la surprise vient de ce que les États-Unis,
toujours accrochés vent debout à l’embargo, sont devenus, en 2005, au plus fort
des tensions verbales, le cinquième partenaire de Cuba, grâce aux exportations
croissantes (au moins un demi-milliard de dollars) de produits alimentaires !
L’Union européenne, en revanche, et plus que d’autres la France, est en plein
recul depuis le refroidissement consécutif aux sanctions décidées en raison des
arrestations de 2003.
Cependant, pour faire face aux coulages dans des entreprises publiques,
surtout les stations-service où la moitié de l’essence est vendue au noir, Fidel a
ordonné que de jeunes « travailleurs sociaux » en prennent le contrôle. Renouant
avec un de ses thèmes, il proclame la Révolution « en danger » en raison de la «
corruption généralisée », des vols trop répandus, de « l’enrichissement illicite »
de quelques-uns et de « l’aisance » de certains cadres – tous « vices » contre
lesquels une « vaste offensive » est annoncée. Et, de fait, des centaines de
centres de production seront, début 2006, investis par des permanents du PCC et
des militaires, et il sera procédé à des limogeages. Le plus notoire sera celui du
Santiaguino Juan Carlos Robinson, membre du Politburo qui, en avril, prendra
douze ans de prison pour corruption – il sera le premier cadre de ce niveau ainsi
durement sanctionné.
Lors de sa dernière année complète au pouvoir, Fidel aura dédié l’essentiel de
son énergie à redonner du corps à l’un de ses rêves de jeunesse : aider à fortifier
l’Amérique latine afin que les États-Unis cessent de s’y sentir chez eux. Comme
il y a mis plus de modestie personnelle que jadis, tel ou tel de ses pairs a pu
travailler avec lui sans se trouver humilié. Son partenaire clé dans cette aventure
aura été Hugo Chávez, qu’il met paternellement en vedette tout en lui glissant
quelques idées. Leur commune obsession aura été de contrecarrer l’Alca (Aire
de libre commerce pour les Amériques), par laquelle les États-Unis voudraient
s’assurer une zone de libre-échange « de l’Arctique à l’Antarctique ». De fait,
Bush verra son projet recalé fin 2005.
Et Chávez et Castro avaient un projet alternatif, un traité commercial des
peuples (le modèle en est celui du pétrole vénézuelien contre des médecins
cubains), aussi dit Alternative bolivarienne pour les Amériques (ou Alba, « aube
»). Signé par les deux compères au printemps 2005 à La Havane, le traité sera
vite rejoint par le président latino le plus en pointe du moment : le Bolivien Evo
Moráles, premier « indigène » (indien) devenu chef d’État en Amérique depuis
Cortés et Pizarro. Plus tard se joindra à eux le Nicaraguayen Daniel Ortega.
L’Équatorien Rafael Correa dira également oui puis, tout bien pesé, ne donnera
pas suite. Trois autres pays, de petites îles caraïbes, adhéreront.
Également fondé sur l’aspiration « chaviste » à laisser une grande trace dans
l’histoire de l’Amérique est conclu, fin juin 2005 à Puerto La Cruz (Venezuela),
un accord, dit Petrocaribe, entre Caracas et onze pays caraïbes, dont Cuba et la
République dominicaine, ainsi qu’avec quatre États centraméricains ou sud-
américains : Nicaragua, Suriname, Guyana et Belize. À ces partenaires Chávez
offre son brut à des conditions préférentielles. Voulant marquer que sa patte est
derrière tout ça, Fidel va se rendre, début décembre 2005, dans cette région, la
seule où il soit sans conteste « chez lui », pour un sommet du Caricom, le
marché commun de la Caraïbe, qui a lieu à la Barbade. Pâle démarque de la
tournée « réparatrice » qu’il avait faite dans la zone en août 1998, débarquant
alors à la Jamaïque (où son ami Manley avait été chassé du pouvoir en 1980 par
son ennemi personnel Seaga), puis, déjà, à la Barbade (inauguration d’un
monument aux victimes de l’attentat aérien de 1976) et enfin à Grenade (pour
effacer l’humiliation de 1983 face aux troupes de Reagan), accompagné de six
cents personnes (sans oublier la chienne renifleuse d’explosifs Jenny), sécurité
oblige.
Le 6 janvier 2006, Castro commence l’année où il doit fêter ses quatre-vingts
ans par une de ces taquineries envers l’Amérique dont il est prodigue depuis un
demi-siècle. Comme l’édifice du Bureau des intérêts américains, sur le Malecón,
s’est doté d’une enseigne lumineuse où défilent informations et parfois
propagande, le Lider va inaugurer, en face, une « forêt » de cent trente-huit
pylônes (autant que d’années depuis le début de la lutte des Cubains pour se
libérer du joug espagnol), portant chacun un immense drapeau noir symbolisant
les « 3 478 Cubains victimes du terrorisme parrainé par les États-Unis ». Il est
vrai que George Bush ne le ménage pas non plus, clamant que la transition post-
castriste est en route, ce pour quoi un « coordinateur » a même été nommé, et
bien sûr des fonds votés, aisément, par la Chambre à dominante républicaine.
Et, pourtant, Fidel aura voulu, avant ses quatre-vingts ans, accomplir du hors-
norme encore. Le 22 juillet, six jours avant le très grave accident de santé qui
allait marquer la fin de sa carrière de dirigeant, il a visité la maison d’Alta
Gracia, au-dessus de Cordoba, en Argentine, où le Che avait passé une partie de
sa jeunesse d’asthmatique parce que le climat y est réputé bon. Ce geste était
comme un symbole du retour du Lider, en cette première moitié des années
2000, à un néoguévarisme économique. Hélas ! dans l’hiver de l’hémisphère
Sud, Fidel prit froid… Pour accomplir ce pèlerinage, il avait mis une nouvelle
fois à profit une réunion internationale : le XXXe Sommet du Mercosur (le
marché commun du Sud de l’Amérique, dont Cuba cherche à se rapprocher). Le
prurit fidéliste de déplacement international, cette énergie dédiée à asséner à ses
pairs des visions d’apocalypse, allait s’achever sur une dernière photo où on le
voit dans son costume sombre, mou du genou, visage de bois, en compagnie de
Nestor Kirchner, hôte de la réunion, du Brésilien Lula qui poursuit un échange
avec Chávez par-delà le Paraguayen Nicanor Duarte et la Chilienne Michelle
Bachelet, seule femme, de blanc vêtue, le visage morose.
Et, clairement, le comandante a voulu honorer de sa présence un ultime 26-
Juillet : à Bayamo d’abord, lieu emblématique de son premier acte public
(l’attaque, en 1953, de la caserne Moncada, pour lui « kilomètre zéro » de la
Révolution, et donc de l’histoire de Cuba), il délivra un discours de deux heures,
commencé à la petite aube pour éviter la terrible chaleur ; puis à Holguín,
capitale de la province où sont ses sources familiales, il s’est tu après une heure.
Et, au lieu de terminer par le rituel « La patrie ou la mort ! Nous vaincrons ! »,
rapporte Jacobo Machover dans son Raúl et Fidel, la tyrannie des frères
ennemis, il interrompit soudain son propos en disant : « J’avais d’autres thèmes à
aborder, mais je ne parlerai pas plus. » Ce furent là ses derniers mots de chef de
l’île en exercice. Car, lors de son retour en avion vers La Havane, il a eu cette «
crise intestinale violente accompagnée de saignements continus » qui le
contraindra, le lendemain, à « subir une opération compliquée ». Cancer du
côlon ? Du haut rectum ? La maladie de Fidel (dont la nature sera, le 1er août,
déclarée « secret d’État », afin de ne pas donner d’armes à « l’ennemi qui
assiège » Cuba) ne sera révélée au pays que quatre jours après l’opération. Cela
fut fait de façon étonnamment peu solennelle, à la télévision, par le secrétaire
particulier du Lider, Carlos Valenciaga, agissant en la circonstance comme
lecteur d’un communiqué.
Rédigé par le cabinet, mais ostensiblement signé du malade, ce texte
annonçait que Fidel serait obligé à « plusieurs semaines de repos, éloigné de
[s]es… fonctions ». Fonctions qu’il déléguait « provisoirement » ainsi : celles de
Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de Cuba à « son
second secrétaire, le camarade Raúl Castro Ruz » ; et celles de « commandant en
chef des héroïques forces armées révolutionnaires » de Cuba à « ce même
camarade, le général d’armée Raúl Castro Ruz ». Six autres camarades étaient
désignés pour occuper d’autres fonctions remplies par l’omnicompétent Fidel :
José Balaguer, soixante-quatorze ans, tenu pour l’idéologue du PCC et parangon
de la vieille garde castriste, était désigné « principal promoteur du programme
national et international de Santé publique » ; José Ramón Machado Ventura,
vieux compagnon de route (soixante-seize ans), médecin de formation et
communiste pur et dur, devenait le « principal promoteur du programme national
et international d’Éducation », assisté en cela par Esteban Lazo (soixante-deux
ans, seul Noir du sextuor), militant communiste hissé sur le pavois lors de la
campagne de « Rectification des erreurs » des années 1980 ; Carlos Lage (un
pédiatre quinquagénaire remarqué par Fidel dans les années 1980 au point qu’il
en fit un « principal ministre », lui léguant le soin d’« ouvrir l’économie »
insulaire, après la fin de l’Union soviétique) était fait « principal promoteur du
programme de Révolution énergétique ». Suivait cette formule : « Les fonds
correspondant à ces trois programmes devront continuer d’être supervisés en
priorité, comme je le faisais personnellement… », par Carlos Lage, Francisco
Soberón, directeur de la Banque centrale depuis trois lustres, et Felipe Pérez
Roque, ex-secrétaire personnel de Fidel et jeune (il est né en 1965) ministre des
Relations extérieures depuis 1999. On pense évidemment à quelques fonds
secrets.
15
LE TEMPS DE RAÚL CASTRO
(depuis 2006
Fin mars 2007 s’ouvrit pourtant une saison nouvelle où Fidel, qui avait
clairement repris du poil de la bête, se mit à livrer, plusieurs fois par semaine,
des « réflexions » qui, venant de celui qui les signait encore (comme si de rien
n’était) « le commandant en chef », avaient droit à la une de Granma et, partant,
de tous les journaux de l’île. Le vieil homme n’allait-il pas, de sa chambre
secrète, « faire feu sur le quartier général », comme disait le Mao Zedong de la
Révolution culturelle ? Ses chroniques furent en tout cas lues à la loupe, et
certains y virent ce qu’ils y cherchaient : des piques plus ou moins ajustées
contre une « politique réformatrice » de Raúl dont, à vrai dire, on voyait encore
peu de signes. Or, s’il y eut parfois un peu de cela (l’inquiétude de Fidel à
propos de résurgences des inégalités dans l’île), au moins jamais Raúl n’y fut-il
mentionné ! On y trouva surtout de vastes réflexions planétaires sur le
réchauffement climatique ou bien la géostratégie américaine, et la façon pour «
les peuples » d’y résister, voire quelques longues « brèves de comptoir » sur les
prouesses des athlètes cubains. Un pot-pourri de trente de ces articles,
représentant deux cents pages, a été publié à la mi-2007 par les moyens officiels,
répercutés dans les médias, et intégrés aux programmes scolaires. Un message y
apparut clair : « Eh bien ! je suis encore là. »
Une fois ou l’autre, Raúl – maladie ou exceptionnelle absence de Fidel – avait
délivré le traditionnel discours du 26-Juillet. Mais le 26 juillet 2007 aura été « sa
» première fête nationale, si même affectée de provisoire. Il y annonce des «
changements structurels et conceptuels ». Tout le monde comprend l’allusion : il
faut sortir du « socialisme à mort » de Fidel. L’orateur admet avec bon sens
qu’un salaire moyen de 15 dollars par mois est « clairement insuffisant pour
satisfaire toutes les nécessités » de la vie. Pourtant, faute de savoir d’évidence où
en est son frère, l’orateur reste vague. Sauf sur un point : l’urgence, c’est
l’agriculture. Car l’île, dont le sol n’est pas le moins fertile d’Amérique, importe
près de 80 % de ses aliments (dont du sucre !) –, ce qui a notamment pour
inconvénient de réduire à trop peu de chose la belle recette tirée du tourisme.
C’est le bon sens, mais le scepticisme règne : ceux-là mêmes qui seraient prêts à
croire que Raúl voudrait, oui, agir pour sortir Cuba du marasme jugent qu’il n’en
a pas les moyens politiques ni, à soixante-dix-sept ans, le temps. Et ce d’autant
qu’on apprend, à l’automne, que Fidel sera candidat aux élections à l’Assemblée
du début 2008, ce qui peut être une indication qu’il veut reprendre la direction
des choses ! Santiago le désigne candidat à la candidature et le pays retient son
souffle : Elizardo Sánchez juge que c’est reparti pour « l’immobilisme », tandis
que Carlos Lage ne veut voir là que la preuve de l’affection dont Cuba entoure
Fidel.
Mais il n’y aura pas de retour au statu quo ante : le 17 décembre 2007, dans
une lettre lue à la télévision, le « commandant en chef de la Révolution » déclare
: « Mon devoir n’est pas de m’accrocher à des fonctions et… de fermer la voie à
des personnes jeunes, mais d’apporter des expériences et des idées dont la
modeste valeur provient de l’époque exceptionnelle qu’il m’a été donné de vivre.
» Et, élu le 20 janvier député à l’ANPP avec 97 % des voix (mais Raúl en
recevra 98 %), il va énoncer, dans un message à cette instance daté du lundi 18
février à 17 h 30 : « Je n’aspirerai pas à être président du Conseil d’État ni
n’accepterai de l’être. » C’est là le texte qui signe la fin officielle de Fidel Líder
máximo.
Six jours plus tard, le 24 février 2008, Raúl Castro était élu président du
Conseil d’État, ce qui en faisait le chef du gouvernement et aussi le commandant
en chef de ces forces armées dont il était d’ailleurs resté ministre tout au long de
son intérim, comme il l’était depuis 1959. Il ne chercha pas, cependant, à
revivifier pour lui le titre de « commandant en chef de la Révolution cubaine »,
ce qui était le bon sens même : qui d’autre en effet que Fidel pourrait s’en parer
sans ridicule ?
Raúl avait trois problèmes cruciaux à résoudre. Le premier était que la
transition se fasse dans l’ordre. À cela prédisposait bien une certaine peur du
vide de beaucoup de Cubains. Et surtout le fait que le successeur, fût-il
provisoire, était de longue date le grand maître de l’armée et le superviseur de la
police et des services secrets. De fait, plus d’un lustre s’étant écoulé, il n’est pas
aventureux de dire que les choses se sont passées sans qu’il y ait eu de
mouvements hostiles perceptibles. Les deux autres problèmes, l’un politique et
l’autre économique, étaient d’une autre complexité.
Politiquement, le nouveau chef cubain devait, tout en donnant l’impression
d’une certaine continuité, recomposer à sa main le puzzle du pouvoir. Ce fut fait
en plusieurs temps. Pour la continuité, il fut décidé, le 24 février 2008 (et Fidel
approuva cela explicitement), de nommer comme numéro 2 du régime (premier
vice-président du Conseil d’État et du Conseil des ministres) José Ramón
Machado. C’est un homme, alors, de soixante-dix-huit ans. Sitôt sa médecine
terminée, il était monté à la Sierra Maestra et, depuis, n’avait cessé de grimper –
si ce n’est le temps d’une embardée idéologique en 1968 (affaire dite de la «
micro-fraction », moscovite avant l’heure). « Machadito » (le « petit Machado »,
comme Fidel le surnomme) avait eu l’heur de plaire à Fidel pour ses longs et
signalés services dans le domaine de la santé, tout en gardant la confiance de
Raúl, sous l’autorité de qui il avait combattu dans la Sierra de Cristal cinquante
ans plus tôt. Autre étrange continuité, ou étrange « ouverture » : le retour dans la
très haute hiérarchie de l’État et du gouvernement de Ramiro Valdés, symbole
de la répression à Cuba (nombre d’insulaires lui imputent l’essentiel des quatre
mille à cinq mille exécutions qui ont eu lieu entre 1959 et 2003), étonnamment
fringant à soixante-dix-sept ans. Pour quelques beaux succès dans l’industrie
informatique (il a été directeur du groupe Copextel Business, travaillant avec le
Japon, la Chine et la Corée du Sud), il est devenu ministre de l’Informatique et
des Communications, chargé notamment de contrôler Internet. Le signal ainsi
lancé aux opposants et autres « déviants » était on ne peut plus clair : « Laissez
toute espérance » de voir le régime relâcher son emprise. Mais un autre message,
en direction du système celui-ci, était que Raúl, dont l’hostilité envers Valdés
était patente quand celui-ci était ministre de l’Intérieur, admettait, avec tolérance,
qu’il est plus d’une demeure dans la maison du Père.
Second temps de sa manœuvre politique : Raúl va écarter des ministres ou
collaborateurs emblématiques de l’époque de son frère, indépendamment de leur
image « rigide » ou « ouverte », afin de montrer à la face de l’île qui est le
nouveau patron. Ainsi tomba, dès 2008, Carlos Valenciaga, secrétaire particulier
de Fidel, impliqué dans une affaire de transferts de fonds. De plus de portée fut
l’annonce, le 3 mars 2009, du limogeage de deux ministres symboliques du
fidélisme. Celui de Felipe Pérez Roque fut retentissant : d’abord secrétaire du
Lider, parfois décrit comme le « pit-bull » ou le « taliban » de Fidel, il était
devenu à trente-quatre ans, en 1999, ministre des Relations extérieures – et
l’étranger le tint, dans ces fonctions, pour un « modéré ». Plus grand encore fut
le choc causé par le « débarquement » de Carlos Lage, cinquante-sept ans, «
architecte » des réformes consécutives à l’implosion de l’Union soviétique au
tournant des années 1980-1990, et maintes fois présenté comme l’homme qui
aurait pu devenir le premier numéro 1 « civil », au cas où, par improbable, Fidel
aurait accepté qu’un autre que lui soit hissé sur le pavois. On avait même pu
spéculer que Lage serait en concurrence avec Raúl pour la présidence du Conseil
d’État et des ministres ! Malgré une lettre où il admettait des « erreurs », Lage
fut destitué de ses autres fonctions importantes au PCC. Il ne restait plus à
écarter que le sexagénaire Francisco Soberón, directeur de la Banque centrale, ce
qui fut fait début juin 2009. Ainsi était passé à la trappe le « trio de jeunes civils
» que Fidel avait désigné, le 31 juillet 2006, pour « superviser en priorité » les
fonds correspondant à ses trois programmes chéris : santé, éducation et énergie.
Une campagne de rumeurs laissa entendre que Pérez Roque et Lage avaient pu,
en réunion privée, se livrer à des moqueries sur les frères Castro. Fidel ne
s’opposa pas à leur destitution, déclarant que ces hommes, qui l’avaient bien
servi des lustres durant, s’étaient laissés, depuis lors, appâter par « le miel du
pouvoir ».
Présenté comme devant rendre les choses « plus efficaces », un ample
remaniement, visant près de la moitié des ministres (Économie, Agriculture,
Transports, Industries de base, Finances…), eut lieu au printemps 2009. Le
gouvernement quotidien de Cuba passait ainsi, en douceur, à la convenance du
general Castro. Pour lui succéder à la tête du crucial Minfar (ministère des
Forces armées), Raúl désigna son numéro 2 jusque-là, le général Julio Casas
Regueiro, ancien des guerres d’Afrique et du procès Ochoa, et spécialement en
charge de la holding économique militaire Gaesa. Mais ce septuagénaire allait
décéder en 2011. Il serait remplacé par Leopoldo Cintra Frías, qui avait, lui,
succédé à Ochoa comme commandant en Angola au début de 1989. Vers cette
époque, plusieurs « históricos » vont d’ailleurs payer tribut au passage du temps,
tel Juan Almeida, populaire comandante noir d’Oriente, de surcroît écrivain et
compositeur d’un joli recueil de ballades : Le Boléro cubain. Le ministre de
l’Intérieur restait le général Abelardo Colomé, en poste depuis l’affaire Ochoa.
L’autre « grand » général, Ulises Rosales del Toro, fait premier « héros de Cuba
» pour sa campagne d’Angola en 1975, eut l’Agriculture en apanage, ce qui était
une fonction quasi régalienne ! Raúl garda sur l’avant-scène Esteban Lazo, un
apparatchik confirmé, comme représentant de la communauté noire. Il propulsa
Gladys Bermejo contrôleur de la République ; elle fut la première femme à avoir
reçu une vice-présidence du Conseil d’État depuis l’institutionnalisation de
1976. Il chargea le colonel Marino Murillo, une force de la nature, homme
placide et sûr, du soin capital de suivre l’effectivité de ses réformes
économiques.
Il ne restait plus qu’à coiffer le « raúlisme » par une restructuration de
l’appareil communiste. Cela fut fait le 19 avril 2011, près de cinq ans après
l’intronisation « provisoire » du « jeune » Castro, lorsque s’acheva le VIe
Congrès du PCC. Réuni quatorze ans après le précédent, il conféra à Raúl,
octogénaire un mois et demi plus tard, le poste de Premier secrétaire. L’ex-Lider,
amené le dernier jour dans la salle du congrès, demandait alentour, applaudi par
les mille délégués (chaleureusement, peut-on penser, par les « immobilistes »,
affectueusement par les autres) : « Pourquoi ai-je vécu si longtemps ? » Non
seulement avait-il remis l’avenir à d’autres, mais c’était comme si toute cette
agitation, dont il avait été le « petit cheval » un demi-siècle plus tôt, ne le
concernait plus. On ne pouvait guère imaginer, ce jour-là, contraste plus parfait
entre le jogging bleu de l’ancien jefe, tassé mais grand encore, et la guayabera
blanche du petit Raúl ; le visage gris et maussade ou alors absent de l’aîné et les
traits, ridés certes mais rieurs sous les verres de lunettes toujours un peu teintés,
du cadet ; la barbe plutôt rebelle de l’ex-comandante et la moustache disciplinée
du général quatre étoiles. Fidel soutenant de son bras gauche le bras droit levé de
son frère exultant : c’était la fin d’un premier castrisme.
Une annonce fut très commentée, d’ample portée symbolique même si son
impact pratique était réduit : la limitation des mandats de tous les dirigeants du
parti et de l’État à deux fois cinq ans (soit, pour Raúl, pas au-delà de ses quatre-
vingt-dix ans). Cela pour « rajeunir les cadres ». Cependant, le nouveau numéro
1 devait admettre qu’il n’y a pas de « réserve de remplaçants dûment préparés »,
notamment parmi les femmes, les Noirs et les métis.
José Ramón Machado, quatre-vingt-un ans, fut désigné numéro 2. La
moyenne d’âge du Politburo agencé à l’issue du congrès était de soixante-douze
ans. Et ses quinze membres étaient (sont) – étrange aboutissement d’un demi-
siècle de Révolution socialiste – pour l’essentiel mâles, blancs et militaires. Car
la plupart (six) des « grands » généraux s’y trouvent, soit un pourcentage (encore
gonflé par rapport au passé récent) d’environ 40 % des effectifs, ce qui fait
qu’on a pu parler d’un « Politburo vert olive » (le kaki cubain, couleur des
treillis et autres vêtements de service). Les « historiques » de l’État et/ou du
gouvernement y sont aussi, tel Ramiro Valdés – mais pas José Balaguer, à qui
Fidel avait pourtant, le 31 juillet 2006, confié son cher programme de Santé. On
y trouve Miguel Díaz Canel, titulaire de l’Enseignement supérieur, à ce titre
chargé de caresser une Université plus rétive que naguère. En revanche, les
intellectuels vont bientôt perdre « leur » ministre, l’écrivain aux allures de vieux
hippie Abel Prieto. À ce Politburo figurent encore le président de l’ANPP,
Ricardo Alarcón, ainsi que Mercedes López, seule femme, représentant
également les « jeunes » apparatchiks montants, et le secrétaire de la CTC
(Centrale des travailleurs), Salvador Valdès, qui devra faire passer auprès de la
population les rudes réformes de l’économie.
Car c’est bien là le troisième des travaux d’Hercule de Raúl Castro, le plus
incontournable et le plus complexe : « rectifier » en profondeur, tout en assurant
obstinément du contraire, et avec cette circonspection que lui ont apprise cinq
décennies au pouvoir sous Fidel, les fondements économiques du « socialismo o
muerte » historique. À cet égard, le bilan n’est pas gratifiant. Raúl ne peut
l’ignorer ni totalement s’en exonérer, même s’il a parfois incliné son aîné vers
plus de réalisme. Car, après un demi-siècle de castro-socialisme, Cuba – qui,
rappelons-le, était en 1959, avec l’Uruguay, l’Argentine, le Costa Rica et le
Chili, le pays où la richesse moyenne était la plus élevée d’Amérique latine (si
même y était criant le semi-abandon de 10 % des citoyens : les ouvriers
agricoles) – est dans une situation économique et sociale désastreuse. En 2010,
la croissance cubaine n’aura été supérieure en Amérique latine qu’à celle du
Salvador.
Les Cubains restés ruraux (5 % du total des actifs) ne produisent que 20 % des
besoins alimentaires de l’île – une île dont la population, il est vrai, a presque
doublé –, un peu amplifiés par ce que consomment chaque année deux millions
de touristes restant de deux à trois semaines sur place, soit l’équivalent de cent
mille personnes. Un calcul simple montre que la comparaison ne tourne pas à la
débâcle du régime… à une grosse nuance près : Cuba, dont la richesse nationale
provenait du sucre, n’en produit plus : un million de tonnes pour la zafra de
2010-2011, c’est le niveau de… 1910.
Le problème des ouvriers agricoles a ainsi été résolu : il n’y en a plus ! Ceux
des débuts de la Révolution ont été absorbés dans la fonction publique urbaine
de service, et leurs enfants n’ont évidemment eu aucune raison de leur succéder.
Dès lors, le seul produit d’exportation agricole de l’île est le tabac.
S’agissant de l’autre secteur primaire (la mine), un bon point pour le castrisme
: sous son règne, le nickel de l’Oriente est devenu une « grande cause ». Mais on
ne manque pas de noter que cette richesse nationale, de longue date exploitée «
en bon père de famille » par la société canadienne Sherritt, est à présent négociée
avec les Chinois dans des conditions encore moins avantageuses que ne l’était le
quota sucrier annuel acheté par les États-Unis, dont la Révolution avait dénoncé
l’iniquité. Un espoir économique pour le secteur primaire repose, par ailleurs,
sur des explorations pétrolières off shore au nord de l’île, surtout conduites par la
société espagnole Repsol.
Le secteur secondaire, on y a insisté, a connu en cinquante ans un vrai succès,
mais un seul : la fabrication de médicaments (les « biotechnologies »), là encore
dirigée principalement vers (et « drivés » par ?) la Chine.
Les trois quarts au moins de la population active se trouvent donc dans le
secteur tertiaire, celui des services, dont deux sections seulement sont créatrices
de richesses : le tourisme (2 milliards de dollars par an), et… l’exportation de
médecins (quarante mille au Venezuela et en Angola, où leurs capacités sont
troquées pour des matières premières, surtout l’or noir). Il faudrait, au risque du
cynisme, ajouter une autre notable source de devises : l’exportation, modulée, de
citoyens vers les États-Unis, d’où ils envoient à leurs familles 2 milliards de
dollars par an de remesas.
Le salaire mensuel moyen versé à l’essentiel des 4,5 millions d’actifs, 448
pesos par mois, soit 15 euros ou 18 dollars (et 10 dollars aux retraités…), est en
fait le reflet de cette incapacité productive de la Révolution. Il faut certes joindre
à cette « manne » les produits distribués semi-gratis selon la libreta, qui
permettent de « tenir » jusqu’au 10 du mois. Et encore la Sécurité sociale pour
tous, qui est l’évidente raison d’une longévité moyenne très honorable (soixante-
dix-huit ans).
Au nombre des logros (acquis) de la Révolution figure aussi, on le sait,
l’enseignement gratuit, jusqu’à seize ans. Et, pour faire bon poids, la «
récupération d’une dignité nationale bafouée » (par les États-Unis). Maints
observateurs, cependant, ont noté la lente dégradation desdits « acquis », en
particulier la qualité des soins médicaux pour tous. Est-ce la raison pour laquelle,
comme dans l’Union soviétique des années 1970-1980, on enregistre à présent
un (léger : 0,1 %) décroît démographique ? En contrepoint de ce bilan
traditionnellement mis en relief, le Cubain de la rue, avec cet humour caraïbe qui
fait passer bien des choses, liste volontiers les principales difficultés rencontrées
au quotidien par l’essentiel de la population : « le petit déjeuner, le déjeuner et le
dîner ».
Le tableau est donc, disons, contrasté. Il l’est d’autant plus que le mythe
fondateur par excellence de la Révolution, l’égalité des citoyens, n’est plus une
réalité. Tout d’abord, il existe aujourd’hui une privilégiature – à vrai dire peu
ostentatoire, car ainsi Fidel y veillait-il, ce qui rend le phénomène moins
intolérable pour le Cubain de base. Elle représente approximativement 15 % de
la population (militaires, membres du PC, chefs des « organisations de masse
»…)
En outre, on note un grand paradoxe : le « déclassement » des «
professionnels » (médecins, architectes, enseignants, informaticiens…), voués au
misérable salaire moyen du fait qu’ils sont moins aptes que d’autres – moins
bien formés qu’eux mais aussi moins inhibés par le regard privé et les interdits
publics – à se lancer dans les jobs rentables : ceux liés au tourisme pour
l’essentiel (chauffeurs de taxi, bagagistes, serveurs de bar, femmes de
chambre…).
Également en train de « ramer », très en arrière du peloton, sont les Afro-
Cubains. Loin d’être cette assez courte minorité que l’on a longtemps voulu faire
croire, ils souffrent… du faible taux d’émigration au sein des familles noires –
du fait qu’elles ont, en moyenne, accueilli avec plus de faveur que d’autres la
Révolution. Ainsi ne bénéficient-elles que de peu de remesas en provenance de «
parents d’Amérique ».
Et il y a encore ceci, mis en lumière par un récent reportage du Monde (19
mars 2012). La journaliste Florence Beaugé s’est rendue – rare destination – à
Viñales, à 200 kilomètres à l’ouest de La Havane. Ce qu’elle rapporte montre
que ceux des paysans qui ne sont pas assez près d’une ville pour y livrer leurs
produits, ou ne sont pas dans la « culture reine » du tabac (Viñales en est la
région), ou n’ont pas eu la chance, ou l’envie, ou le modeste talent de se
reconvertir dans le tourisme sont, quant à eux, laissés en situation de quasi-
abandon.
Si la Révolution castriste a, par ailleurs, su compter sur la générosité déjà
signalée, deux décennies durant (1970-1990), du bloc soviétique, puis du
Venezuela (1990-2012), elle a, en outre, largement vécu sur les acquis d’avant
1959. Quiconque sort de La Havane historique, restaurée à l’occasion de
réunions internationales libéralement accueillies par Fidel, ainsi que des
quartiers « bourgeois » de la capitale, ne manque pas d’observer l’état de
délabrement des infrastructures de l’île, parc immobilier et routes. Tôt
confisquée à la « vermine » contre-révolutionnaire et aussitôt redistribuée, la
quasi-totalité des maisons est demeurée dans l’état où elles étaient à la fin des
années 1950. Quant à la construction de solares (des HLM du type que l’on
trouve dans les ex-pays socialistes), elle est loin d’avoir suivi le quasi-
doublement de la population en cinquante ans : il manquerait de cinq cent mille à
un million de logements (les statistiques cubaines sont souvent ainsi, à 100 %
près…) Quant aux transports publics et au réseau routier qui pourrait les
favoriser, ils n’ont bénéficié d’aucun activisme dans un pays dont la géographie,
terriblement étirée, aurait pourtant dû en faire une priorité.
Autre thème : dès les années 1980, les voyageurs avaient noté le retour de la
prostitution auprès des touristes – dont l’éradication, dès 1959, avait été la
grande justification morale de la Révolution. Deux différences, cependant, avec
cette époque : les clients ne sont plus américains, mais européens ou canadiens ;
mais, surtout, les filles (rebaptisées jineteras, ou « écuyères »), et aussi parfois
les garçons, sont désormais de toutes origines sociales, puisqu’il ne s’agit pas de
vice mais du besoin impérieux d’assurer le pain quotidien. La pratique est bel et
bien entrée dans les mœurs, après une valse-hésitation de Fidel sur le sujet. La
honte ressentie de cet état de choses par les familles n’en reste pas moins
terriblement forte.
Cependant, d’autres formes de néopaupérisation sont depuis peu apparues à
La Havane : celle des mendiants (dits andrajosos, ou « guenilleux », que l’on
voit aux portes des magasins et aux arrêts de bus), ainsi que celle des buzos («
scaphandriers, plongeurs »), nouveau métier (car il y faut payer patente)
consistant à fouiller les poubelles des quartiers les plus riches de l’ouest de la
capitale…
2010 vit le début des choses sérieuses dans l’île. Un Plan de réformes fut mis
en circulation parmi les « organisations de masse ». Il prévoyait un certain
élargissement de l’économie privée. Mais, était-il soigneusement précisé, au sein
d’une économie restant « régie par la planification ». Le 20 août, Raúl prononça
ces mots étonnants devant l’Assemblée nationale : « Nous devons éradiquer
l’idée que Cuba est le seul pays du monde où l’on puisse vivre sans travailler. »
Et, dans une interview au mensuel américain Atlantic Monthly, Fidel fit cette
déclaration plus stupéfiante encore, en réponse à une question sur l’«
exportabilité » du modèle cubain : « [Il] ne marche même plus pour nous. »
Enfin, le 25 octobre, fut publié un premier train de mesures qui ne pouvait que
violenter gravement les insulaires. Son point le plus spectaculaire était l’annonce
du licenciement de 1,3 million de travailleurs du secteur public (soit près du tiers
du total des actifs), dont cinq cent mille, était-il dit, dans le seul semestre à venir.
Lâchés dans la nature avec cinq mois d’indemnités au plus (soit 75 euros), les
intéressés étaient priés de rejoindre un secteur privé… entièrement à créer.
On publia ainsi une liste de cent soixante-dix-huit métiers – du cordonnier au
gardien de parking, en passant par l’horloger, le plombier, le vendeur de gâteaux
ambulant ou d’animaux domestiques, le bûcheron, le répartiteur de CD (piratés),
le remplisseur de briquets jetables, le réparateur de lunettes, le maçon, le
couturier, le jardinier, l’animateur de fêtes, le mécanicien… Sans oublier le
coiffeur et le barbier, puisque, désormais, la Révolution ne raserait plus gratis.
De ces métiers, artisanaux ou « petits jobs », quatre-vingt-trois pourraient
embaucher du personnel – au-delà du cadre défini dans les années 1990, qui
permettait de travailler avec des membres de sa famille.
Dès lors, c’est un « marché du travail », au moins balbutiant, qui est appelé à
se mettre en place à Cuba, ce qui, en principe au moins, marque un renversement
du socialisme d’État. Ces travailleurs « à leur compte » devront payer, outre une
patente, une taxe mensuelle et un impôt annuel – autre prodigieuse remise en
cause de la doctrine –, ainsi que, s’ils font appel à de la main-d’œuvre, des
cotisations sociales. Ces prélèvements pourront représenter jusqu’à 85 % de tout
revenu supérieur à 1 600 euros par mois, mais seront modulables, jure-t-on, au
fil du temps, expérience aidant.
La Centrale des travailleurs (CTC) n’a pas seulement approuvé ces mesures :
c’est à elle que, le 13 septembre 2010, a été confiée la tâche d’annoncer et
d’organiser, en le modulant, l’« allégement massif » de l’emploi public. Le
syndicat du régime confirmait ainsi son rôle de DRH. À lui de se faire taper sur
les doigts si le rythme des licenciements est trop lent ! Plus sérieusement, la
place qui lui est assignée dans le dispositif montre que le régime veillera à ce
que des soulèvements populaires ne se produisent pas en conséquence de la
violence desdites mesures.
« Ou nous rectifions ou nous nous effondrons », a prophétisé Raúl en
décembre 2010. L’année suivante confirmera donc le trend libéralisant (« sans
permettre le retour du capitalisme… »), lorsque le VIe Congrès du PCC
approuvera plus de trois cents mesures dites « Grandes lignes de la politique
économique et sociale ». Ce catalogue connaîtra assez vite un début de mise en
œuvre : les résidences particulières pourront être louées en dollars ; les biens
immobiliers seront autorisés à être vendus de particulier à particulier, de même
que les voitures ; la durée de concession de la propriété publique nécessaire à
certaines activités (marinas, golfs, resorts, villas…) passera de cinquante à
quatre-vingt-dix-neuf ans ; et le principe du crédit bancaire sera élargi (ce qui
suppose, bien entendu, que les établissements cubains disposent un jour de
liquidités… ou que des succursales d’établissements étrangers puissent ouvrir
leurs portes sur le sol insulaire).
Certaines de ces mesures, à vrai dire, pourraient intéresser au premier chef des
non-Cubains (y compris les gusanos exilés aux États-Unis, mais pas les Nord-
Américains…), ainsi appelés à investir dans l’île avec de moindres restrictions,
voire de plus amples facilités, que dans les années 1990. Les citoyens « de
l’intérieur », eux, resteront bridés par la faiblesse de leur pouvoir d’achat. Mais il
ne semble pas qu’il leur serait interdit, pour certaines opérations, de se mettre en
cheville avec des parents émigrés. Que, pourtant, les étrangers ne s’imaginent
pas pouvoir agir à leur guise : une centaine de ces hommes qui « font du bizness
à Cuba », dont des Français, ont été expulsés.
Fin 2012, un premier bilan de ces réformes peut être esquissé. Tout, d’abord,
va très lentement – au rythme de la gérontocratie révolutionnaire cubaine. Il est
vrai que l’enjeu politique est considérable : la survie même du castrisme. Qu’un
État, se réclamant de surcroît du socialisme, licencie, en un lustre, près du tiers
de ses employés est sans doute sans précédent dans l’Histoire et oblige le régime
à des prudences. Mais, en l’état, une aporie se révèle : comment espérer
sérieusement que près d’un million et demi de personnes se reconvertiront, en
cinq ans, dans un système d’employabilité réduit à de « petits métiers » et
quelques activités artisanales ?
Les premiers bilans montrent que les principales « mises en compte propre »
sont en lien avec le tourisme, seul apporteur de devises à la mesure d’acteurs
économiques modestes et inexpérimentés : il s’agit de la création, dans les
logements et annexes (garages…) de particuliers, de casas particulares (maisons
d’hôte) et plus encore de paladares (restaurants – dont certains ont déjà acquis à
La Havane une notoriété auprès des Cubains eux-mêmes). Un quart de ceux qui
se sont lancés aurait toutefois déjà renoncé : d’une part, parce que tous les
métiers ne s’improvisent pas et qu’un minimum de capacité de gestion est requis
; et aussi du fait que la taxe mensuelle à verser au fisc – par ailleurs très
bureaucratique et inquisitorial – suppose un « lissage » des revenus, mal en
accord avec le caractère saisonnier du tourisme – pour s’en tenir à ce seul
secteur, spécialement prisé de la néomicroentreprise.
Plus d’un de ces économistes officiels mais critiques, que le régime autorise à
travailler au sein d’un organisme nommé CEEC (Centre d’étude de l’économie
cubaine), s’effarent de cette « absurde » liste de cent soixante-dix-huit emplois «
à la Prévert », se lamentant que les professions de médecin, ingénieur,
informaticien, consultant, architecte, n’y figurent pas. Car elles seules auraient
pu donner crédit à la volonté « raúliste » de sortir Cuba de l’ornière. Mais une
telle circonspection n’est-elle pas inhérente à une société de gérontes méfiants ?
L’avenir, à Cuba, plus que par le PCC, bien lointain pour les 93 % de citoyens
qui n’en sont pas membres (et qui se débandera peut-être au premier choc,
comme ce fut le cas dans la plupart des pays de l’ex-bloc socialiste), passe
d’évidence par les Forces armées révolutionnaires. Car il n’est pas aventuré
d’affirmer que, dans l’île caraïbe, discrètement, et sous la houlette de Raúl
Castro, dit « Le Chinois », les fusils commandent au Parti, contrairement au
fameux précepte de Mao Zedong. Les FAR (cinquante-cinq mille membres) ont
tous les atouts : parce qu’elles ont écrit, en Afrique, les pages les plus glorieuses
de l’histoire du pays ; parce qu’elles sont encore perçues comme un corps «
défendant la stabilité et les intérêts nationaux » ; parce qu’elles ont eu soin de ne
jamais participer dans l’île à la répression, laissant cette tâche à la pléthorique
Sécurité d’État ; et aussi parce que, bien qu’ayant en main presque tout ce qui
marche dans le domaine économique, elles ne sont pas entrées, à ce jour du
moins, dans une corruption avérée à une vaste échelle : le récent limogeage du
général Rogelio Acevedo, « inamovible » directeur de l’Aviation civile, a, de ce
point de vue, fait l’effet d’une mini-bombe. Quoi qu’il en soit, dans un premier
temps au moins après la mort de Raúl Castro, les FAR pourraient éviter, en
prenant le pouvoir, que les haines tenues sous le boisseau par l’ombre géante de
Fidel ne dégénèrent en un « bain de sang ». Un « bain de sang » qui est la hantise
(selon un câble révélé en son temps par WikiLeaks) du Vatican, excellent
observateur de la réalité cubaine. Ce Vatican d’où s’est envolé, fin mars 2012,
pour trois jours dans l’île, le pape Benoît XVI, convaincu que son Église jouera
un rôle primordial dans une « réconciliation nationale » et qui s’est fait, pour la
circonstance, l’avocat prudent du « changement ».
Autre probabilité : ce n’est pas avant la mort de Raúl qu’entrera en jeu l’Exil,
avec ses relais intérieurs et bien sûr son arrière-plan américain. Ses intérêts,
importants (qu’il s’agisse des biens confisqués à partir de 1959 ou
d’investissements autorisés depuis quelques lustres), et dont on ne peut préjuger
s’ils se déploieront avec tout le tact qu’attendent leurs compatriotes restés dans
l’île, ont toute chance, alors, de se télescoper avec ceux des « princes » d’un «
socialisme d’État » en recherche (molle) de renouveau.
Car, à la différence de ce qui se passe en Chine et au Viêtnam, modèles
présumés, un vrai capitalisme ne sera sans doute pas, à l’horizon 2022 que Raúl
s’est fixé à lui-même, la contrepartie économique d’un système politique
répressif à Cuba. Ni les « accordeurs et réparateurs d’instruments de musique »,
ni les « loueurs de vélos », premiers et derniers de la liste des cent soixante-dix-
huit métiers désormais ouverts au privé, ne changeront la face du socialisme
insulaire. Et ce d’autant que nombre des trois cent soixante-dix mille citoyens
reconnus, à l’heure où sont écrites ces lignes, « idoines » (selon la novlangue du
socialisme castriste) pour effectuer le saut vers le privé, n’ont fait, en réalité, que
régulariser une situation jusque-là tolérée.
Quant à la place que, dans les prochaines années, prendra en tout ceci la «
société civile », le pronostic est aventuré. Car, malgré une surveillance qui tient
toute opposition en lisière, on peut conjecturer que Cuba est plus « politisée »
que ne le laisserait croire le théâtre qui s’est joué un demi-siècle durant entre un
peuple proclamé tout-puissant mais bâillonné et un État lui dictant ce qu’il doit
vouloir.
Cette politisation virtuelle s’appuie sur la mémoire historique d’un pays qui
fut rebelle et sur le mythe de l’égalité puissamment tisonné par la Révolution.
Cela combiné avec l’existence, vitale pour la survie, d’une culture faite de rock
underground (le plus populaire en 2012 : Porno para Ricardo), de reggaeton
salace (l’un des plus récents : « Chupi-Chupi » d’Osmani García),
d’étourdissement dans le rap, le funk et la salsa, de santería (le vaudou cubain)
en passe de redevenir vecteur d’une relance de la conscience « nègre », de «
collectifs » jeunes (écologistes, gays, féministes…), de revival religieux
(protestant, juif…). Et aussi de débrouille (la lucha, « lutte »), à base de vols de
marchandises dans les entreprises, soutien d’innombrables trafics (ce pourquoi
on utilise le verbe resolver, puisqu’il s’agit de « résoudre » les problèmes du
quotidien), de résistance passive au travail, de « double standard » moral (ce que
je dis n’est pas ce que je fais, ce que je fais n’est pas ce que je dis) et de Radio
Bemba, l’inénarrable bouche-à-oreille national.
D’autres aspects influent en sens inverse. La peur, bien sûr, encore que,
inconscience ou désespoir, les jeunes en semblent bien moins imprégnés que
leurs aînés. Et aussi cette tendance au « repli sur la bulle domestique », que
souligne la blogueuse Yoani Sánchez. Ou encore ceci, sur quoi Sara Roumette
jette une lumière vive : un désir éperdu d’autres horizons qui, par-delà tout non-
conformisme politique, voire toute nécessité économique, peut incliner au départ
une fraction importante de la population jeune. Or, le 15 octobre 2012, le
gouvernement a décidé qu’il ne serait plus besoin de visa de sortie pour quitter
l’île. C’est là une mesure considérable. Elle peut alléger la pression, de nature
surtout socio-économique, qui pèse sur les citoyens. Mais n’expose-t-elle pas
l’île à se vider de sa part la plus dynamique ?
« Je connais gens de toute sorte / Ils n’égalent pas leur destin », a écrit
Apollinaire. À propos de Fidel Castro, la tentation viendrait plutôt de penser que
rien n’était donné pour qu’il connût un destin qui l’égalât.
Cuba : 110 000 kilomètres carrés, six millions d’habitants en 1960 (onze et
quelques à présent). C’était étroit pour un tel artiste ! Que n’eût-il fait à la tête
d’un pays plus vaste ? Il aurait été contraint de composer davantage, avec des
forces intérieures plus complexes ? Sans doute. L’aurait-il pu, avec sa nature
entière ? On ne sait. Et si, par absurde supputation, ce pays n’avait pas été une
île, un topos où le mal-être conduit à s’enfuir par le haut (le mysticisme) ou par
les côtes (l’exil), plutôt que de s’opposer ? Aurait-il autant duré ? Le personnage
est tellement hors norme que l’absurde peut s’offrir comme grille de
questionnement. Et la folie se donner pour élément d’interprétation : combien de
fois Fidel n’a-t-il pas été dit dément ? Ce « nous » si souvent employé était-il de
majesté ou aux limites de la schizophrénie ? Ou alors n’était-il pas bipolaire ?
Avec ses alternances d’exaltation, où tout lui paraissait possible, et de plus rares
phases dépressives, où il se demandait, comme en 1993, si sa « carrière » n’avait
pas été « trop longue »… L’ex-comandante Huber Matos, qui a tant souffert
sous le Lider, a dit qu’il avait « l’esprit vif, mais un ego malade ».
Que de foucades, que de virages à 180 degrés ! Sans doute la manière fidéliste
d’être dialectique. Et que de défauts du régime liés, par-delà même
l’appréciation politique qu’on porte à son endroit, à la personnalité du chef.
Citons en vrac : la certitude de tout mieux savoir et d’être capable de tout mieux
faire ; une vision massifiée de la société, qui n’intègre pas les perceptions
sociopsychologiques, et en particulier la problématique de la stimulation au
travail – ce pour quoi, passée la phase d’enthousiasme et d’émulation
révolutionnaires, s’est imposé le dur contrôle social ; un mépris pour les
prudences « bourgeoises » qui lui a toujours fait préférer les décisions
spectaculaires aux évolutions sans gloire mais plus profitables ; une vision
agonique des rapports sociaux qui l’a conduit à mépriser souverainement l’élite
des capacités techniques ; l’incapacité à accepter, sinon à prendre en compte, la
contestation, moteur de l’Histoire.
Son flop le plus stupéfiant aura été l’économie, où ses échecs successifs,
ahurissants, auraient pu lui enseigner la modestie (vers 2005, il reconnaîtra, il est
vrai, devant Ignacio Ramonet, regretter « de n’avoir pas étudié davantage » cette
matière…). Mais que le fils d’Ángel, l’enfant de Birán, ait pu faire comme si la
disponibilité de nourriture n’était pas l’alpha et l’oméga de tout gouvernement !
René Dumont l’avait pourtant alerté dès 1964, mais il était « de la CIA » ! Et
encore ceci : à quoi auront servi les milliards de l’Union soviétique et du
Comecon, et la production insulaire d’un demi-siècle, si poussive ait-elle été ?
Aux énormes dépenses militaires et assimilées, certes. Mais tout de même : 15
euros de salaire mensuel moyen en 2012 pour l’immense majorité des actifs !
Alors oui, l’égalité aura été (longtemps), pour l’essentiel, préservée. L’égalité du
nivellement par le bas avec, comme en social-démocratie, la Séc’ soc’ et l’École
gratuite. Quant à « Cuba, le pays le plus cultivé du monde » (ou « Cuba, le pays
qui a le bilan le plus propre pour les droits de l’homme »), comme aura aimé à le
répéter Fidel, le doute est permis, quels que soient les standards retenus.
Que dire vraiment de Fidel, à présent que la messe est dite ? Un homme qui
n’aura pensé qu’au pouvoir. Férocement. Continûment. Pour le garder, il a pu
mentir comme un arracheur de dents ; il a fait fusiller un camarade qu’il avait
lui-même exposé, Tony La Guardia, et un homme qui avait porté haut la gloire
des armes cubaines, le général Ochoa. Il aura pu consentir à ce que ses grands
desseins enfoncent comme jamais son pays dans « la mistoufle et dans l’ennui »,
comme chantait Léo Ferré. Mais, a écrit « Gabo » dans sa préface au livre de
Mina, « Fidel est là pour vaincre. Je ne crois pas qu’il existe au monde plus
mauvais perdant. La défaite, il la refuse, et ne retrouve le calme qu’après avoir
renversé la situation ».
Aura-t-il refusé l’enrichissement personnel et familial ? Prenons le risque :
plutôt oui. Tant son treillis de l’époque glorieuse que son survêt’ Adidas de
grand malade peuvent être tenus pour indices d’un train de vie mesuré. Même,
un temps, ses bottines italiennes, qu’on lui a reprochées, ont peut-être répondu
davantage à un souci de confort que de paraître. L’absence de « vie privée en
public » peut, en partie aussi, être rapportée à ce souci, même si, à l’évidence,
des éléments psychanalytiques entrent également en ligne de compte. Plus
sérieusement, sa manière de « dégommer » avec régularité, pour l’exemple, tel
ou tel apparatchik jouant par trop au nomenklaturiste suppose une claire
conscience de l’importance, politique à tout le moins, de la sobriété. Tout cela
autorise l’hypothèse que ni Fidel ni ses très proches ne s’en sont mis, comme on
dit, « plein les poches », ou n’ont de comptes en Suisse. Et il n’a guère, à la
différence de Raúl, « poussé » ses enfants. Son premier fils, Fidelito, ingénieur
en sciences atomiques de l’université de Moscou, devenu spécialiste en
nanotechnologies – après avoir, il est vrai, échoué à mettre sur pied une industrie
nucléaire à Cuba –, est simple conseiller de l’État et une sorte de VRP
scientifique international de l’île caraïbe. Un autre fils, né de son second mariage
avec Dalia Soto del Valle, Alex, est programmeur informatique ; et deux autres,
Antonio et Ángel, sont l’un chirurgien et l’autre médecin. Insensible à ce que
chaque homme peut légitimement développer de goût pour la liberté
individuelle, le Lider en chef aura clairement eu la perception que le souci de
l’égalité des conditions est une autre des passions humaines très partagées.
Fidel aura-t-il été un caudillo comme l’Amérique latine en a connu à la pelle ?
Il a toujours nié avoir ce profil. Avec les plus « grands » de ceux-là, les Juan
Manuel de Rosas, les Porfirio Díaz, les Solano López, il partage pourtant un
instinct absolu du pouvoir, jusqu’à la cruauté lorsque nécessaire. Mais la
revolución dont il a été le champion aura été plus « idéologique » que celle des «
supremos », « patriarche » et autre « homme à cheval », dont Roa Bastos, García
Márquez et Drieu ont fait les portraits.
Fidel, alors, aurait-il été fasciste ? Un « fasciste de gauche » (Hugh Thomas) –
le seul qui aurait réussi ? Il a réfléchi à cela devant Lee Lockwood : « Il y a une
grande différence entre nos multitudes et les foules fascistes. Nos multitudes ne
sont pas fanatiques. Au contraire, on crée des convictions fermes, par
persuasion, analyse, raisonnement. Les fascistes ont rassemblé des multitudes
qui semblaient contentes, mais leurs organisations et mobilisations de masse
étaient faites par des moyens militaires. Elles n’avaient pas la spontanéité,
encore moins l’enthousiasme et l’ampleur qu’ont nos meetings. » Qui l’aime le
suive sur ce terrain !
« Croire que la conscience doit venir avant la lutte est une erreur », avait-il
vaticiné le 6 juillet 1966, au plus fort des années fiévreuses. Une chose est sûre,
en tout cas : cet homme à qui l’on ne peut refuser le qualificatif de « politique »
aura été absolument et constamment fasciné par les armes. Voir, par exemple,
comme il refait la stratégie de Saddam Hussein, en 2003, contre les GI dans la
Biographie à deux voix qu’il a composée avec Ignacio Ramonet : « Pourquoi
n’a-t-il pas fait sauter les ponts… les dépôts de munitions, les aéroports ? » Et
cet uniforme vert-olive, quitté au plus six-huit fois au cours d’un demi-siècle, de
quoi est-il vraiment le signe, sinon de son goût pour la vie martiale ?
L’histoire pleine de bruit et de fureur que nous avons contée aura sans doute
montré que Fidel Castro fut un homme sans repos. Plusieurs décennies durant, il
aura passé l’essentiel de ses journées à sillonner Cuba, de fermes en entreprises,
de villages en chantiers. « Fidel dirige de la rue », disait-on jadis à La Havane.
Sans doute est-ce beaucoup à ce trait qu’il aura dû de n’être pas devenu odieux à
tous ses compatriotes après tant de souffrances infligées par orgueil, inconstance
dans les projets. Car la plupart des opposants sont contraints d’admettre que
Fidel aura conservé jusqu’au bout un certain soutien, notamment parmi les
Cubains de racine africaine.
Fidel est intenable. Donc, comment le tenir ? On sent que ce souci a hanté le
sérail depuis mars 2007, quand il a paru possible qu’il remonte la pente après
son (ses) opérations(s), et qu’il a pris la plume pour lancer, à vive cadence, ses «
réflexions ». Lorsqu’une gêne s’insinuait de la (légère) contradiction existant
entre les propos de Fidel et les actions (alors encore très retenues) de Raúl, la
réponse était que « le commandant a le droit de s’exprimer au même titre que
tout citoyen ». Le suspense sur la capacité de retour du Lider n’aura duré que
quelques mois, en 2007. On peut faire confiance à celui qui était le maître «
provisoire » de Cuba, expert ès renseignements, pour s’être tenu informé de
l’état de santé du jefe. Il devait bien savoir que le retour de son frère aux affaires
était improbable. Mais, en homme prudent, et meilleur connaisseur au monde de
la psychologie de Fidel (sachant, donc, qu’il ne réagit jamais si bien qu’à la
provocation), Raúl n’a rien brusqué. Le 24 février 2008 seulement, après qu’a eu
lieu la passation des pouvoirs d’État, de gouvernement et d’armée, s’est-il senti
les coudées franches pour embouquer la passe des réformes.
Le « camarade Fidel Castro », désormais libéré des contraintes du pouvoir,
allait-il produire des écrits embarrassants ? Il s’est plutôt orienté vers des retours
arrière plus gênants pour lui-même que pour le nouveau chef de Cuba. Ainsi
exprima-t-il une compassion inédite pour les violences subies par les juifs à
travers l’histoire à l’occasion d’une mise en cause qu’il fit de l’obsession de
détruire Israël de son pourtant allié l’Iranien Ahmadinejad. Et encore, exprimant
l’une de ses obsessions récurrentes – la crainte d’un conflit nucléaire au Proche
et au Moyen-Orient –, il admit, dans un souffle, qu’il n’était « pas correct du tout
» qu’il ait poussé Khrouchtchev, lors de la crise des missiles d’octobre 1962, à
lancer une attaque nucléaire préventive contre le territoire américain. Il qualifia
également de « grande injustice » l’envoi, de 1965 à 1969, de milliers
d’homosexuels dans des « camps de travail militaires agricole », les tristement
fameux Umap.
Un autre modus operandi a finalement agréé au sérail : puisque le goût de
ressasser le passé était devenu une passion de Fidel, pourquoi ne pas le canaliser
vers la publication de mémoires ? Nul n’aurait pensé que cet exercice puisse être
la tasse de thé d’un homme qui, au long de sa vie, a beaucoup agi et discouru
mais, qu’on sache, peu écrit. Lorsque, en 2003, l’occasion s’est offerte à lui
d’une biographie, c’est « à deux voix » qu’elle s’est construite – Ignacio
Ramonet, directeur du Monde diplomatique, tenant la plume et le « commandant
», le crachoir. Beaucoup y était dit, mais d’immenses pans n’étaient pas abordés.
Outre le propos de « tenir » occupé l’intenable malade, la publication de
Mémoires ne manquait donc pas de justification. Un premier tome2 couvre, pour
l’essentiel, le détail de sa guérilla dans la Sierra Maestra d’avril 1957 au 8
janvier 1959. Le tome 23 a été présenté par Fidel lui-même au palais des congrès
de La Havane le 4 février 2012. Si l’on comprend bien, il s’agit à nouveau de
conversations, cette fois avec la journaliste cubaine Katiuska Blanco,
collaboratrice de l’officiel Granma et du plus délié Juventud Rebelde. Et, fin
2012, il a été insinué à Cuba qu’il écrivait un livre avec… Hugo Chávez.
Comme la mémoire de Castro est éléphantesque, si pas toujours véridique, cela
permet d’augurer que l’ancien maître de l’île sera longtemps occupé si Dieu lui
prête longue vie.
En désignant dès 1959 son frère cadet Raúl comme successeur, Fidel aura vu
loin. L’étonnant est que, dans un régime non dynastique, les choses se soient
passées pour l’essentiel comme prévu quarante-sept ans plus tôt. Il reste à
présent au vieux pouvoir postfidéliste à affronter l’épreuve de la jeunesse. Plus
de la moitié des Cubains sont nés après la Révolution, et les combats héroïques
dont on leur a rebattu les oreilles leur semblent sans doute moins d’actualité
encore que les guerres puniques. Pour eux, Granma n’est plus le nom d’un yacht
plein à ras bord de guérilleros héroïques, c’est la façon yanqui de dire abuela,
grand-mère ! Il y a pis : à ces jeunes gens, que sont ces « acquis » dont
hiérarques et thuriféraires se congratulent ? Après tout, ne sont-ils pas déjà
acquis ? De ces garçons et ces filles qui savent à présent ce qu’est le Web (il est
vrai par consentement de Raúl !), combien ne sont pas tenté(e)s de s’évader vers
cet au-delà de la mer qu’ils ont entendu diaboliser à l’envi ? Comme toujours
vers ce qui est interdit…
Fidel a pu tenir Cuba à l’écart de la perestroïka, des révolutions de velours,
des roses, des tulipes, du jasmin… Mais qui peut exclure qu’un battement de
steel-drum, un jour de carnaval, n’aille enflammer l’étoupe d’une société
gérontocratique hyper sèche ? Et tous les généraux s’accorderont-ils, ce jour-là,
pour ordonner qu’on tire sur… leurs propres enfants peut-être ?
Faute d’avoir su quitter le pouvoir à temps, le commandant en chef de la
Révolution cubaine, longtemps tenu par les progressistes du monde pour une
gloire de l’internationalisme et par maints idéalistes comme un fameux
remanieur des rêves humains, aura eu la fin dont il avait toujours dit ne vouloir à
aucun prix : un avatar, somme toute, de ce que ses facétieux compatriotes
nomment un « plan pyjama », c’est-à-dire ce repli de l’être sur son privé, plutôt
confortable mais contraint, dont « bénéficient », si du moins ils l’acceptent sans
piper, les cadres rejetés hors du saint des saints. Une retraite à base de petits
rhums ou de tisane et de ressassement, en attendant le déambulateur.
« Ici, il n’y a pas de vieux au pouvoir ! », écrivait Sartre le 9 juillet 1960 dans
un de ses fameux articles de la série « Ouragan sur le sucre » publiée par
France-Soir. Cela pourrait rappeler à chacun que les politiques ne sont, après
tout, que des conducteurs de véhicules collectifs à qui il est demandé non tant de
nous faire rêver ou de suppléer à l’« insuffisance centrale » de nos âmes dont
parlait Antonin Artaud, que de mener notre train, notre autobus, d’un point A à
un point B, d’un moment M à un moment M’…
Et, par ailleurs, ne jamais négliger l’onomastique, la science des noms propres
: castro, « citadelle sur une éminence ; roc qui s’avance dans la mer », dit le
dictionnaire espagnol. Et aussi : « ruines de vieilles fortifications. »
______________
2. Les Chemins de la victoire, 1926-1959, Michel Lafon, 2012.
3. Couvrant la période de 6 août 1958 au 1er janvier 1959 in La Victoire de la liberté, Michel Lafon, 2012.
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AUGUSTE (empereur), 9
AZNAR José María, 472, 476, 482
MACHADO VENTURA José Ramón (« Machadito »), 31, 36, 41, 56, 65, 67, 146,
344, 438, 457, 490, 492, 498, 501
MACHEL Samora, 348, 365
MACHIAVEL Nicolas, 10, 63, 142, 520
MACHOVER Jacobo, 18, 491, 515
MALMIERCA Isidoro, 275, 344, 356, 369
MANDELA Nelson, 13, 405
MAO Zedong, 10, 67, 129, 278, 284, 496, 518
MARCELLIN Raymond, 278
MARCHAIS Georges, 335
MÁRQUEZ Juan Manuel, 100-101, 103, 105, 110, 112
MARSHALL George, 52
MARTÍ José, 19, 39, 43, 47-48, 61-62, 77-78, 86, 90, 100, 195, 251, 446, 451,
468, 484
MARTÍN Lionel, 17, 26, 31, 38-40, 42, 55, 62-63, 72, 77, 83, 126
MARTÍNEZ Osvaldo, 446
MARTÍNEZ SÁNCHEZ Augusto, 154, 179
MARX Karl, 40, 61, 77, 91, 227, 335, 393, 397, 446
MÁS CANOSA Jorge, 415
MÁS MARTÍN Luis, 39, 127, 135
MASETTI Jorge, 412
MASFERRER Rolando, 41-42, 45, 57, 147, 158
MATÁR José, 295
MATOS Huber, 132, 146, 171, 173-178, 200, 208, 358, 360, 439, 521
MATTHEWS Herbert, 24, 106, 118, 124, 126, 226
MCGOVERN George, 320, 351
MEDEROS Elena, 153, 170
MEDVEDEV Dmitri, 507
MEDVEDEV Roy, 235
MENCHÚ Rigoberta, 483
MÈRE TERESA, 467
MERLE Robert, 77, 79, 84-85
MESA-LAGO Carmelo, 361
MEURICE Pedro, 469
MIKOYAN Anastase, 177, 182, 186, 245, 254
MINA Gianni, 242, 257, 267-269, 392
MIRABAL Felipe (« le Chinois »), 18
MIRET Pedro, 76-77, 85, 91, 96, 100, 107, 110, 132, 170, 344
MIRÓ CARDÓNA José, 139, 153, 162, 170, 189, 214, 216, 218-219, 246
MITTERRAND Danielle, 450, 459
MITTERRAND François, 380-382, 458, 460
MIYAR José (« Chomy »), 452
MOBUTU Joseph Sese Seko, 350
MOBUTU Sese Seko, 344
MODIG Aron, 514
MONTANÉ Jesús, 74-75, 81-82, 100, 112, 452
MONTANER Carlos Alberto, 440, 484
MONTES César, 282
MOORE Carlos, 341
MORÁLES Calixto, 102, 115
MORÁLES Evo, 472
MORAVIA Alberto, 317
MORGAN William, 141, 174, 201, 213
MORSE Wayne, 159
MOYNIHAN Patrick, 340
MUGABE Robert, 349
MUJAL Eusebio, 147
MÚJICA Héctor, 282
MURILLO Marino, 500
MUSSOLINI Benito, 50
OCHOA Arnaldo, 322, 354, 403, 408-411, 413-421, 458, 500, 523
OCHOA Elíades, 474
OJEDA Fabricio, 282
OLIVE Enrique, 318
OLTUSKI Enrique, 154, 190
ONGANÍA Juan Carlos, 301
ORDOQUÍ Joaquín, 223, 264
ORTEGA Daniel, 366, 425-426, 489, 495
ORTEGA Jaime, 272, 467, 514
OSPINA PÉREZ Mariano, 53
OSWALD Lee Harvey, 343
OVARES Enrique, 31, 42, 50, 55
BRODARD
en décembre 2012
pour le compte des Éditions de l’Archipel
département éditorial
de la S.A.S. Écriture-Communication