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Revue des Études Anciennes

L'essence du kairos
Patrice Guillamaud

Résumé
Le kairos n'a rien à voir avec la simple opportunité ; même s'il concerne le discours, l'action et l'homme, c'est-à-dire l'irrationalité
de la spontanéité efficace, il est l'expression d'une pensée de l'être, à savoir soit d'une ontologie de l'apparence et de la
contradiction irrésolue, comme l'ontologie des Sophistes, soit d'une ontologie hiérarchique du rationnel, du probable et de
l'irrationnel, comme l'ontologie aristotélicienne, soit enfin d'une ontologie de la relation et de la participation entre toutes les
régions de l'être, comme l'ontologie platonicienne. C'est en ce sens que nous pouvons parler d'une certaine essence du kairos
comme mesure ou médiation.

Abstract
Kairos has nothing to do with mere opportunity ; even though it may deal discursive reasoning, action and man, as outward
expressions of an efficient irrational spontaneousness, it nonetheless expresses a thinking on being, either as an ontology of
appearance and unsolved contradiction such as the sophist ontology, or as an ontology in the hierarchy of rationality, probability
and irrationality, such as Aristotle's ontology, or still as an ontology of the interrelation and partaking between the several
spheres of being such as Plato's ontology. Thus can we speek of the essence of kairos as being in a sense measure or
mediation.

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Guillamaud Patrice. L'essence du kairos. In: Revue des Études Anciennes. Tome 90, 1988, n°3-4. pp. 359-371;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1988.4341

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1988_num_90_3_4341

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L'ESSENCE DU KAIROS

Patrice GUILLAMAUD*

Résumé. — Le kairos n'a rien à voir avec la simple opportunité ; même s'il concerne le
discours, l'action et l'homme, c'est-à-dire l'irrationalité de la spontanéité efficace, il est
l'expression d'une pensée de l'être, à savoir soit d'une ontologie de l'apparence et de la
contradiction irrésolue, comme l'ontologie des Sophistes, soit d'une ontologie hiérarchique du
rationnel, du probable et de l'irrationnel, comme l'ontologie aristotélicienne, soit enfin d'une
ontologie de la relation et de la participation entre toutes les régions de l'être, comme l'ontologie
platonicienne. C'est en ce sens que nous pouvons parler d'une certaine essence du kairos
comme mesure ou médiation.

Abstract. — Kairos has nothing to do with mere opportunity ; even though it may deal
discursive reasoning, action and man, as outward expressions of an efficient irrational
spontaneousness, it nonetheless expresses a thinking on being, either as an ontology of
appearance and unsolved contradiction such as the sophist ontology, or as an ontology in the
hierarchy of rationality, probability and irrationality, such as Aristotle's ontology, or still as an
ontology of the interrelation and partaking between the several spheres of being such as Plato's
ontology. Thus can we speek of the essence of kairos as being in a sense measure or mediation.

« Aucun rhéteur, déclare Denys d'Halicarnasse, aucun philosophe non plus jusqu'ici n'a
donné une définition de l'art de l'instant opportun, et pas davantage Gorgias de Léontium qui le
premier entreprit d'écrire sur ce sujet, mais n'écrivit rien qui soit digne d'être mentionné »*. De
l'art de saisir le kairos, c'est à dire l'a propos, l'instant privilégié du temps qui s'offre à
l'efficacité de l'action ou l'instant propice qui s'ouvre à la réalisation d'une oeuvre, il n'y aurait
pas de science, pas de définition précise. Le kairos serait ainsi une réalité fuyante inaccessible
au discours, quelque chose qui serait à peine réel, et que l'on ne pourrait pour cela qu'à peine
arrêter dans une définition définitive. Le kairos comme événement du temps et avènement du
possible au réel serait evanescent et indicible. Mais faut-il en rester là ? Ne faut-il pas au
contraire essayer de cerner le mystère et la magie du kairos, tenter d'en donner une formulation
rationnelle ? Quelle est donc la réalité et la définition possible, quelle est la réalité intelligible,
autrement dit, quelle est, s'il y en a une, l'essence du kairos ?

* 15 boulevard Béranger 37000 Tours.


1. Gorgias Fr B-13 D. K. trad. J. P. DUMONT, PUF. (Les Sophistes, fragments et témoignages). L'expression
« art de l'instant opportun » traduit καιρού χρόνου τέχνη.
REA, T. XC, 1988, n°« 3-4, p. 359 à 371.
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I. — LE KAIROS COMME OPPORTUNITE.

Le kairos, c'est l'opportunité, l'occasion favorable, l'instant disponible à l'action, le temps


qui vient à temps pour combler une attente. Ce sont les sophistes et notamment Gorgias qui
furent les premiers à conceptualiser l'à-propos en faisant de celui-ci une composante essentielle
et déterminante de la rhétorique ; en ce sens le kairos c'est le rapport bien-heureux du logos au
réel ; mais ce rapport ne consiste pas pour le premier à reproduire fidèlement le second, mais à
faire mouche dans un dialogue. Le rapport au réel est un rapport au discours lui-même,
autrement dit, le kairos est l'à-propos du discours dans une réalité, dans un monde du discours.
Ainsi l'utilisation subtile du langage dans le jeu de mots permet par exemple au sophiste, de
tenir tête efficacement à l'interlocuteur et même de le clouer au silence par l'ironie. Le jeu de
mots a sa source dans l'improvisation, dans la spontanéité, et il est efficace quant il vient à
propos, c'est-à-dire quand il vise juste, tel le jeu de mot dont Philostrate rend compte dans sa
Vie des sophistes2.
Le kairos est donc principalement un profit discursif. « Gorgias, nous dit Philostrate, fut le
fondateur du! C'était
"Proposez" discoursluiimprovisé.
le premier Se
à tenir
présentant
ce périlleux
au théâtre
propos,
à Amènes,
démontrant
il eut
parl'audace
là qu'il possédait
de dire :
un savoir total, et qu'il pouvait se permettre de parler de n'importe quoi, à propos »3.
Le kairos, c'est ici le résultat d'une heureuse rencontre entre la riche profusion du savoir et
du discours d'une part, et d'un manque d'autre part, c'est-à-dire de ce que l'instant demande.
C'est par le discours et l'a propos que le sophiste prétend maîtriser l'occasion. L'improvisation,
c'est donc ainsi l'accord à la fois maîtrisé et spontané d'un surplus de discours et de l'insiant,
propice à le manifester. Dans cette même perspective, le kairos, c'est aussi l'art de révéler par le
discours le bon côté des choses au bon moment, afin de convaincre une assemblée ou des juges
et de leur faire oublier l'autre aspect. « J'ai aboli, prétend ainsi Gorgias dans l'Éloge d'Hélène,
l'infamie dont une femme était victime, j'ai rempli le contrat que j'avais contracté au
commencement de mon discours. Je me suis efforcé d'anéantir l'injustice et l'ignorance de
l'opinion ; j'ai voulu rédiger ce discours comme un éloge d'Hélène, et comme un jeu pour
moi »4. Le jeu consiste ici dans l'accord opportun entre la profusion du réel qui présente une
multitude de facettes et l'efficacité sélectrice du discours qui nie ce qu'il veut nier en amplifiant
rhétoriquement ce qu'il veut affirmer. Le kairos manifeste donc ici le rapport direct du discours
à la réalité, mais en tant que la réalité ne se manifeste elle-même que dans et par le discours. Si
le discours peut heureusement sélectionner un aspect du réel pour le rendre plus réel encore,
c'est parce que la substance du réel est elle-même discursive ; si le discours est l'épaisseur
même du réel, son efficacité, c'est que le kairos est le rapport du discours à une réalité elle-
même toute empreinte de discours.

2. « Gorgias, pour se moquer de Prodicos, qui traitait un thème usé et rebattu, se fia à l'improvisation du
moment (καιρός). Il ne manqua pas d'exciter sa jalousie. Il y avait à Athènes un certain Chéréphon... Ce Chéréphon
raillant les efforts de Gorgias, lui demanda pourquoi les fèves font un estomac soufflé, mais ne soufflent pas le feu.
La question ne troubla nullement Gorgias. Cela, je te laisse le soin de l'examiner, répondit-il ; quant à moi, je sais
depuis fort longtemps que la terre fait pousser des férules à l'intention des gens de ton espèce. » Fr. A-24 trad.
J. P. DüMONT. Gorgias joue ici sur le triple sens du terme : le maître use de férule ; la férule sert, au dire
d'Hippocrate, d'attelle pour les membres brisés, (or Chéréphon était un élève de Socrate que l'étude avait rendu pâle
et anémique et que les comiques raillaient pour cette raison) ; enfin Prométhée usa, selon Hésiode, d'une férule pour
dérober le feu.
3. Fr Al trad. J. P. DUMONT. L'expression « à propos » traduit τω καιρώ.
4. Fr B-ΙΟ § 21 trad. J. P. DUMONT « Jeu » traduit παίγνιον.
L'ESSENCE DU KAIROS 36 1

Mais le kairos, c'est aussi l'opportunité du silence, lorsque le discours ne saurait en rien
profiter de la circonstance ou encore lorsque l'absence du discours est elle-même la seule
manière d'en tirer profit. Dans son Eloge funèbre des citoyens accomplis que les sophistes ont
formés, Gorgias affirme qu'« ...ils pensaient que la loi la plus divine et la plus naturelle
consiste à dire ou ne pas dire, et à faire juste à propos ce que l'on doit »5. Le rapport du
discours au réel peut aussi être un rapport de silence de la part du premier, c'est à dire
d'indifférence. Lorsque le réel ne s'offre pas au discours, lorsque le réel résiste à son
intégration discursive, le kairos ne peut se manifester que par l'absentéisation même du
discours.
C'est donc à la rhétorique, à la science du discours d'adapter celui-ci au contexte extérieur
et d'en profiter, c'est-à-dire de maîtriser le kairos6, c'est-à-dire encore de rendre le monde
extérieur accueillant au logos, de créer une sorte de communauté substantielle et harmonieuse
entre le discours et la réalité extérieure. Le kairos manifeste donc en quelque sorte une
intériorisation de l'extériorité, une discursivisation du réel ; et cela non pas en tant que le réel
subirait le joug du discours mais en tant qu'il s'ouvrirait docilement et de lui-même à lui. Le
kairos, c'est enfin l'occasion privilégiée et favorable de dire et d'affirmer ce qu'il n'est
d'habitude pas opportun de dire7. En ce dernier sens, le kairos est synonyme d'exception, il est
l'instant extraordinaire qui permet la réalisation du nouveau, il est ce par quoi ce qui était
possible sans jamais pouvoir se produire ou se dire, se produit et se dit effectivement.
Le kairos, c'est donc en quelque sorte la maîtrise de l'indomptable, la saisie du fugitif et de
l'insaisissable, l'intégration discursive de ce qui est extérieur au discours. Mais il n'y a pas que
le discours qui constitue un art permettant de maîtriser l'occasion. L'art de la médecine par
exemple, dans la mesure où le diagnostic rend compte de ce qui justement ne se manifeste qu'à
peine, relève, comme la rhétorique de l'opportunité8. Le diagnostic est plus une affaire de tact,
de spontanéité que de méthode ou de savoir. En ce sens nous voyons également que le kairos,
comme saisie de l'occasion favorable a un rapport au hasard. « Que c'est un dieu, déclare
Platon, et avec un dieu la fortune (τύχη) et l'occasion (καιρός) qui gouvernent toutes les
affaires humaines sans exception »9. Le kairos en tant qu'il se rapporte à la fortune et concerne
l'entreprise et la réussite des activités humaines est imprévisible. Or même si l'art de profiter de
ce que l'on ne peut pas prévoir doit collaborer avec la technique et le métier10, c'est-à-dire l'art
de la prévision rigoureuse, il n'empêche qu'il a un rôle déterminant dans le monde des hommes.

5. Fr B-6 trad. J. P. DUMONT « Juste à propos » traduit ici èv δέοντι.


6. « Quand on est maître de tous ces moyens (techniques de la rhétorique), qu'on sait en outre discerner les
occasions de parler ou de se taire, d'être concis, émouvant, véhément, et qu'il est à propos ou mal à propos de
recourir à telle espèce de discours, apprise à l'école, alors on aura atteint la pleine perfection de l'art », Phèdre
272 a trad. L. Robin éd. Belles Lettres.
7. « Quant à vous, Messieurs les Juges, je veux à mon sujet réfuter cette opinion odieuse, en lui opposant la
vérité, d'une façon qui ne serait pas convenable pour quelqu'un qui n'est pas accusé, mais qui convient à quelqu'un
que l'on accuse ». Gorgias : Défense de Palamède Fr. B-ll § 28 trad. J. P. DUMONT. ί'είκός, le convenable est
mesuré par le kairos. « Certes, ce n'est pas à moi qu'il appartient de faire mon propre éloge, mais c'est l'occasion
présente qui m'y a contraint nécessairement » Ibid § 32 L'expression « occasion présente » traduit b παρών καιρός.
8. « La médecine est de mesure fugitive (όλιγό καιρός), celui qui le comprend a là un point fixe, et il sait quelles
sont les réalités et non réalités dont la connaissance constitue la mesure (καιρός) en médecine ». Hippocrate, Des
lieux dans l'homme § 44 (Littré VI p. 338) cité et traduit par A. Diès dans sa notice sur le Politique de Platon
Belles Lettres p. XLVm-XLIX note 3.
9. Lois IV 709 b trad. E. DES PLACES, CUF.
10. « Qu'il est moins dur de convenir qu'un troisième élément doit s'y ajouter : le métier (τέχνη) \ car, par
temps d'orage, qu'avec l'occasion coopère l'art du pilote, je regarderais cela comme beaucoup plus avantageux que le
contraire » Ibid. 709 b-c.
362 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

Le kairos est la substance même de l'action et de son efficacité. « Les choses pleines de sèves et
de sang »n dont parle Gorgias, c'est d'abord le caprice des choses qui s'offrent d'elles mêmes à
leur exploitation humaine efficace. Le kairos, c'est l'instantanéité irréversible et originale du réel
qui devient action et de l'action qui devient réelle, c'est la grâce de l'irréversible maîtrisé. « Si
on laisse passer le temps de faire une chose, on la manque »12.

Le kairos concerne donc le domaine de l'action qui sans préméditation et sans médiation,
profite de l'instant, c'est la maîtrise spontanée du hasard et de l'incertitude, c'est l'action non
différée qui colle immédiatement au réel. Cette saisie de l'opportunité que les Grecs appellent
Kairos, c'est un peu, comme le suggère Gilbert Romeyer Dherbey13, la première des qualités
guerrières que Clausewitz définit dans sa philosophie de la guerre, par l'expression française de
« coup d'oeil »w. L'art de la guerre est plus une question de spontanéité instinctive, d'intuition
immédiate, d'aptitude rapide à saisir le sens imperceptible et caché des circonstances qu'une
question de méthode et de science rationnelle. Le coup d'oeil, précise Clausewitz, c'est « la
rapidité avec laquelle on tombe sur une vérité qui reste invisible au regard d'un esprit ordinaire
ou n'est discernée qu'après un long examen et de profondes réflexions »15. Le coup d'oeil
concerne le rapport d'une action à d'autres actions, c'est-à-dire un contexte confus et violent
d'actions humaines. La réalité sur laquelle porte le coup d'oeil est une réalité humaine de conflit,
d'irrationalité, de hasard et d'incertitude, et la rationalité de l'action guerrière ne peut, dans ce
contexte, qu'intégrer une part d'irrationalité, celle du génie ou de la spontanéité, et c'est cette
irrationalité qui assure l'efficacité de la décision, qui permet de maîtriser l'irrationalité même du
kairos. On remarquera que la notion de kairos comprend à la fois et indissolublement
l'imprévisibilité de l'événement et du contexte d'une part et sa maîtrise humaine par l'action
d'autre part. Pour qu'il y ait kairos, il faut que la faveur de l'occasion soit le profit d'une action,
autrement dit le kairos intégre en lui-même un profit humain. Le kairos n'a de réalité que si un
intérêt humain est enjeu ; la substance, l'étoffe même du kairos est la présence dans la nature de
l'homme, elle est plus exactement encore le rapport de l'homme à une nature devenue humaine,
le contexte guerrier par exemple. C'est, en ce sens, parce que la substance du kairos est
l'humanité et que le langage est le propre de l'homme que le kairos concerne, en plus de l'art
médical et de l'art de la guerre, l'efficacité même du discours ; discours, action et efficacité sont
en ce sens une seule et même réalité et une seule et même réalité humaine.

C'est ainsi que les sophistes sont à la fois les penseurs de l'opportunité et les premiers à
définir ou plutôt à mettre en oeuvre les règles de la rhétorique ; discourir efficacement, c'est dire
ce qu'il faut au moment où il faut, que ce soit pour faire passer une idée ou tout simplement
même pour appeler et exciter l'attention des auditeurs, ainsi qu'y excellait, au dire d'Aristote,
Prodicos16.

11. χλωρά και Εναιμα τά κράγματα Fr Β 16 Eva^aest la leçon exacte note UNTERSTEINER, Sof. T.F.II p. 138,
cité par G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes p. 50.
12. έάν τίς τίνος ícapfj Ιργου καιρόν, διόλλυται. Platon, République II 370 b6-8 trad. E. CHAMBRY, OUF.
13. G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes, PUF, Paris 1985 p. 51.
14. « La guerre est le domaine de l'incertitude ; les trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l'action
restent dans les brumes d'une incertitude plus ou moins grande. Plus qu'en n'importe quel domaine, il faut qu'une
intelligence subtile et pénétrante sache y discerner et apprécier d'instinct la vérité ». Von CLAUSEWITZ. De la guerre
Ch. ΙΠ Le Génie guerrier. Paris 1980 éd. de Minuit p. 86 trad. D. Na VILLE.
15. Ibid., p. 87
16. « ...de sorte que, lorsque l'opportunité (καιρός) s'en présente, il faut dire : "et maintenant, prêtez-moi
attention, cela ne vous concerne pas moins que moi" et "vous n'avez rien entendu d'aussi formidable (ou d'aussi
étonnant) que ce que je vais vous dire". C'est ce que Prodicos appelait, quand ses auditeurs s'endormaient, leur
intercaler un morceau de sa conférence à cinquante drachmes ». Aristote, Rhétorique ΠΓ., 14, 1415, bl2, Prodicos Fr.
Al 2 trad. J. P. DUMONT. C'est aussi là ce que la linguistique moderne appelle la fonction phatique du langage.
L'ESSENCE DU KAIROS 363

Le kairos n'est pas de plus une règle de la méthode rhétorique comme une autre, il n'a
d'une part rien à voir avec une règle calculée et préméditée, et s'il constitue d'autre part la
substance même de l'efficacité rhétorique, toutes les règles méthodiques dépendent en fait de lui
et de l'opportunité, car le meilleur discours ne vaut rien s'il ne vient pas à temps.
Ainsi tout ce qui est humain relève de l'a propos, le kairos est la réalité humaine du monde,
c'est l'opportunité qui fait la beauté d'une action17. Gorgias cite un poème significatif pour
exprimer cette réalité humaine de l'occasion fondant l'honorable et le reprehensible, le beau et le
honteux ;
« La loi est, à mes yeux, en effet différente
chez les mortels, où rien n'est en soi honorable
Ou bien reprehensible, et où c'est l'occasion
Qui créa le honteux en échange du beau »18.
On voit que la pensée du kairos est corrélative d'une anthropologie fondamentale, c'est-à-
dire d'une anthropologie fondant, réinventant tout ce qui existe ; l'efficacité « kairosique » de
l'action et du discours est corrélativement une anthropologisation du réel. C'est parce que la
réalité est humaine que le kairos est efficace et réel. L'occasion est révélatrice de l'être humain
des choses, ce sont donc les implications ontologiques d'une telle pensée anthropologique du
réel qu'il nous faudra maintenant définir.
D'autre part, le kairos nous paraît être ainsi la définition de l'action en tant que profit,
efficacité, opportunité guerrière ou encore de la science, en tant qu'elle ne cherche de la vérité
que sa manifestation la plus subtile, inaccessible, et irréversible afin de laisser le champs libre
au pragmatisme de l'action. Mais le kairos, n'est-il que la négation de la vérité éternelle au profit
de l'apparence evanescente et de la réussite momentanée ou peut-il être au contraire l'expression
d'un autre type véritable de connaissance et de sagesse ?

II. — LE KAIROS, L'ÊTRE ET L'ÉTHIQUE.


La pensée du kairos, bien loin d'impliquer une conception opportuniste de l'action est
directement solidaire de ce que nous pouvons appeler l'ontologie des sophistes et de la
conception de la temporalité qui en découle.
Dans son ouvrage « Du non-être ou de la nature », Gorgias « établit successivement trois
points fondamentaux : premièrement, que rien n'existe ; deuxièmement, que s'il existe quelque
chose, ce quelque chose ne peut être appréhendé par l'homme, troisièmement, que même s'il est
appréhendé, il ne peut être énoncé et expliqué à autrui »19. Cette ontologie négative est d'abord
essentiellement une négation de l'ontologie parménidienne, de l'ontologie affirmant l'identité de
l'être à lui-même, c'est-à-dire une négation de l'ontologie logique par la logique elle-même ; si
en effet on applique par exemple le principe d'identité au non-être et qu'on affirme « le non-être

17. « -Un des sept sages est l'auteur de l'apophtegme : « rien de trop » , que l'on attribue à Chilon, comme le
dit Critias :
E y avait un lacédémonien, Chilon
Le Sage qui disait : "rien de trop" . Car, au temps
Opportun, sont liées les belles choses ».
Scolie d'Euripide (Hippolyte, 264). Critias Fr. B7 trad. J. P. DuMONT.
18. Tragicorum Graecorum Fragmenta, 844, adesp. 26, Leipzig, 1889 (éd. Nauck). LesAuiooi λόγοι § 19 trad.
J. P. DUMONT.
19. Sextus Empiricus. Contre les logiciens I, b5 - 87 Fr. B3 § 65 trad. J. P. DUMONT.
3 64 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

est le non-être », on affirme par là que le non-être existe et que l'être est non-être, ce qui est
logiquement contradictoire. Gorgias en conclut que ni l'être, ni le non-être n'existent20 ; « il
s'ensuit que c'est le néant (το μηδέν) qui est. Car si n'existent ni l'être, ni le non-être, ni les
deux ensemble, aucune solution de rechange n'est concevable, et rien n'existe (ουδέν εστίν) »21.
Cette ontologie négative est ensuite la négation de toute ontologie objectiviste qui affirmerait
la réalité d'un être objectif correspondant à ce qui est pensé par l'homme. « L'être n'est pas
pensé »22, autrement dit, il n'y a pas d'être pensé par ce qui est pensé. La pensée et l'être,
contrairement à ce qu'affirmait encore Parménide, restent en ce sens radicalement séparés. Ou
plutôt, puisqu'il n'y a rien, il faudrait dire que n'existe que ce qui est pensé et la pensée n'a
aucune prise sur quelqu'être que ce soit extérieur à elle.
Cette ontologie négative est enfin la négation de toute ontologie « consensuelle »,
homogène et unifiée. Elle affirme au contraire l'hétérogénéité des sens entre deux, des sens et
du discours et des sens, du discours et des choses23.
Mais la négation de l'ontologie logique, objectiviste et « consensuelle » est aussi
corrélativement la réhabilitation de la multiplicité contradictoire et conflictuelle des apparences et des
doxai. S'il n'y a donc que des apparences et des contraires, la seule fonction du discours sera
de prendre parti pour l'une de ces apparences en amplifiant rhétoriquement ou même en créant
de toute pièce sa justice et sa positiyité, afin de pacifier leur affrontement. Il y a une puissance
poétique, c'est-à-dire créatrice24 du discours qui est légitime, même si elle est arbitraire, même si
elle ne repose sur aucune réalité objective, dans la mesure où elle a pour but de réaliser l'accord
et l'harmonie des hommes. C'est cette prise de parti dicursive et son efficacité pacificatrice et en
quelque sorte politique qui constitue la réalité même du kairos. Le kairos exprime cette pure
réalité de la simple apparence heureusement et efficacement investie par le discours. La réalité
du kairos implique à la fois la négation de l'ontologie objective, l'affirmation d'une ontologie de
l'apparence et la reconnaissance d'une action discursive efficace et conciliatrice.

C'est dans cette même perspective ontologique que s'inscrit la pensée de Protagoras.
« Protagoras veut que l'homme soit la mesure de toutes choses, de l'existence de celles qui
existent et de la non-existence de celles qui n'existent pas ; "mesure" désignant le critère, choses
désignant les "réalités" ; ainsi peut-il soutenir que l'homme est le critère de toutes les réalités, de
l'existence de celles qui existent et de l'inexistence de celles qui n'existent pas. Aussi ne pose-t-

20. « Si bien que pas plus les choses sont qu'elles ne sont pas » Sur Mélissos, Xénophane et Gorgias, trad. B.
Cassin. Si Parménide. PUL, 1980. 979 a 27.
21. Fr. B3 § 76 trad. J. P. DUMONT.
22. « En outre si les choses pensées existent, les choses qui n'existent pas ne serait pas pensées. Les
contraires ont des attributs contraires, et l'être est le contraire du non-être. Pour cette raison, si être pensé sera un
attribut certain du non-être. Mais c'est absurde ; car Scylla, la chimère et maints non-êtres sont pensés. Donc l'être
n'est pas pensé » Fr. B3 § 80.
23. « C'est par la parole que nous désignons les objets, mais la parole n'est ni les substances, ni les êtres.
Donc ce ne sont pas les êtres que nous communiquons à l'interlocuteur, mais un discours qui diffère des substances.
Et de même aussi que l'objet visible ne peut devenir audible et inversement, de même, puisque l'objet demeure un
être extérieur à nous, il ne peut se changer en un discours qui soit le nôtre ; et, échappant au discours, il ne peut
être clairement traduit à autrui » Fr. B2 § 84-85.
24. Mario UNTERSTEINER compare l'art du sophiste à ce qu'Eschyle disait de la poésie tragique, à savoir une
« illusion justifiée » (απάτη δικαία) : Mario UNTERSTEINER, / Sofisti, seconda edizione con un Appendice su Le
origine sociali della Sofistica, Milano, Lampugnani Nigri, 1967. I, p. 183, trad angl. de la 1ère éd. (1948) par K.
FREEMAN, The Sophists Oxford, Blackwell, 1954.
L'ESSENCE DU KAIROS 365

il pour lui que l'existence des phénomènes et ainsi il introduit la relation... »25. La réalité est
donc pour Protagoras, toute entière une relation à l'homme et réside dans la perception,
l'apparence et la phénoménalité. le kairos est donc fondamentalement et avant tout l'aspect
humain des choses, c'est-à-dire la réalité elle-même. Une chose est réelle en tant qu'elle a
l'opportunité d'être pour l'homme, c'est-à-dire un phénomène humain. « Tous les phénomènes
représentés aux hommes existent et ceux qui ne sont représentés à aucun n'existent pas y*76.
D'autre part la multiplicité phénoménale qui est la seule réalité, se regroupe en deux séries
opposées, cette multiplicité est en fait une dualité, et c'est cette dualité qui fonde la dualité des
discours possibles sur toute chose, ce que Protagoras appelle l'antilogie27. Le kairos est donc,
en ce nouveau sens, ce par quoi la dualité phénoménale devient une dualité discursive et ce par
quoi éventuellement, un discours possible peut l'emporter efficacement sur un autre. Ainsi la
réalité, en tant que phénoménale, est dialectique ou antilogique, mais il s'agit là d'une
dialectique sans résolution possible, la victoire d'un discours sur un autre n'étant jamais absolue
ni définitive, et puisqu'elle se manifeste au contraire toujours sur le fond d'une dualité
fondamentale.

On voit donc que la pensée du kairos, loin de n'être qu'un opportunisme de l'action
indifférente à la connaissance du réel, implique en fait une ontologie qui lui est propre, une sorte
d'ontologie anthropologique, phénoménologique et dialectique. Le kairos est le point
d'achoppement humain du réel qui se manifeste et se contredit et qui n'est lui même que cette
manifestation et que cette contradiction.
Si d'autre part, la pensée du kairos est négation de l'ontologie logique affirmant l'éternité
de l'être séparé de l'homme et de l'apparence, elle est aussi corrélativement la négation de la
temporalité qu'elle implique. L'ontologie logique en effet, en appliquant le principe de non-
contradiction à l'être lui-même, implique une conception homogène de la temporalité, c'est-à-
dire qu'elle affirme l'identité à soi de l'être qui dure dans un temps aligné, et dont les instants
peuvent être rapportés et comparés les uns aux autres, et relègue toute hétérogénéité temporelle
dans le domaine du paraître. C'est ce que manifeste l'ontologie platonicienne, par exemple, qui,
faisant de l'éternité le critère intelligible de l'être le plus être, et du temps, de la naissance, de la
mort, du devenir, de l'incoïncidence, un signe de moindre être, ne reconnaît dans le sensible
comme réelle que la temporalité cyclique, c'est-à-dire le temps qui nie le temps en imitant ce qui
n'est pas temporel. Or, comme le montre Mario Untersteiner28, l'ontologie de Gorgias est au
contraire une ontologie tragique qui, ramenant l'être au paraître, fait de la contradiction sans
résolution et de la temporalité des principes mêmes de l'être. Cette ontologie en un certain sens
dialectique, comme nous venons de le voir plus haut, implique enfin comme l'explique très bien
Gilbert Romeyer Dherbey, une conception discontinuiste du temps29. Le kairos est justement ce
qui manifeste cette discontinuité temporelle, c'est-à-dire cette hétérogénéité ontologique des
instants qui ont leur propre critère, leur propre loi et qui se suivent dans leur incommensurabilité

25. Sextus Empiricus. Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 216 sq Fr. A14 trad. J. P. DUMONT.
26. Ibid.
27. « II fut le premier à dire, qu'il existe sur chaque sujet deux arguments mutuellement opposés ». Diogene
Laërce, Vies, IX, 51.
28. Voir aussi l'article de Clémence Ramnoux, « Nouvelle réhabilitation des sophistes », tout entier consacré à
l'ouvrage de Mario UNTERSTEINER, Revue de métaphysique et de morale, 1968.
29. « H (Gorgias) conçoit un temps essentiellement discontinu fait d'à propos et de contretemps qui ne se
laisse pas mettre en perspective ; par suite la valeur d'un contenu ne se laissera pas estimer à sa perdurabilité : le
meilleur peut être feu de paille ! » G. ROMEYER DHERBEY, Les Sophistes p. 49-50. « Pour lui, le temps est une réalité
modulée, discrète, il est un chapelet de moments propices ; chaque kairos requiert donc sa loi propre ».
G. Romeyer Dherbey, Les Choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote. L'Age d'Homme, Lausanne 1983. p. 50.
366 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

même. Ainsi le kairos, loin d'être un concept rhétoriquement élaboré pour justifier
arbitrairement l'opportunisme injustifié de l'action est une réalité qui a valeur fondamentale
d'être ; le kairos, c'est donc ce que l'être offre de lui-même en tant qu'il paraît et en tant qu'il
n'est que ce qu'il paraît, c'est-à-dire encore son humanité fondamentale. S'il faut saisir le
kairos, c'est non pas pour ruser avec le réel mais parce qu'il est lui-même le noeud de l'être30.
La puissance de l'a propos (δύναμις καιρού)31 dont parle Diogene Laërce à propos de
Protagoras, c'est la potentialité, la disposition de l'être à l'humanité, c'est-à-dire sa puissance à
n'être que ce qu'il paraît et à devenir ce que l'action de l'homme en fera.

Il est vrai cependant que la temporalité conçue par Gorgias est d'abord une temporalité
pratique et que c'est dans la vie éthique qu'il est essentiel de connaître l'instantanéité
ontologique du kairos. Ce qui importe, en éthique, ce n'est pas de définir, comme le fait Platon,
une essence universelle, éternelle et invariable de la vertu, c'est-à-dire de l'excellence, car une
telle essence n'a aucune effectivité réelle, elle ne sert à rien. L'action et la vertu n'ont rien à voir
avec l'éternité, mais concernent au contraire la réalité concrète de l'instant irréversible, elles sont
une affaire de kairos. Ainsi la vertu varie en fonction du temps et ne sera donc pas la même pour
le vieillard et l'enfant, pour l'homme en temps de guerre et l'homme en temps de paix...32.
L'ontologie de Gorgias débouche donc non pas sur un opportunisme mais sur un réalisme
pratique33.
Cette conception pratique du kairos a directement inspiré l'éthique aristotélicienne comme le
montre très bien Gilbert Romeyer Dherbey34 : « En effet, ceux qui parlent en général se font à
eux-mêmes illusion quand ils disent que la vertu est la bonne disposition de l'âme ou l'action
correcte ou quelque chose de ce genre ; en effet, ceux qui énumèrent les vertus, comme
Gorgias, en parlent beaucoup mieux que ceux qui les définissent ainsi »35.

Il n'y a certes pas pour Aristote, comme pour Gorgias, perpétuelle ambivalence du réel
comme affrontement insoluble de phénomènes contraires, mais il y a pour lui une région de
l'être qui n'est pas le vrai absolu, celle du contingent ou encore de l'accidentel, du probable ou
des fréquences habituelles. C'est cette région mitoyenne de l'être hiérarchiquement situé entre le
rationnel absolu et l'irrationnel qui concerne l'action et l'éthique ; l'action porte toujours sur
l'incertain et l'aléatoire, «... sur le terrain de l'action et de l'utile, il n'y a rien de fixe, pas plus
que dans le domaine de la santé »36. Or si l'action pratique intègre une grande part d'incertitude,
elle ne peut être l'objet que d'une approximation instantanée et immédiate et non d'une science
théorique certaine et invariable37, elle est le domaine du kairos.« ... à plus forte raison encore la
discussion qui a pour objet les différents groupes de cas particuliers manque-t-elle également de
rigueur, car elle tombe ni sous aucun art, ni sous aucune prescription, et il appartient toujours à
l'agent lui-même d'examiner ce qu'il est. opportun de faire, comme dans le cas de l'art médical,
ou de l'art de la navigation ». Même la casuistique, justement parce qu'elle cherche à définir

30. « II ne faut pas dire que le Sophiste se livre à des volte faces, il ne fait que suivre des sautes de temps ».
Romeyer Dherbey, Les Sophistes p. 50.
31. Fr. Al § 52.
32. Fr. Β 19 Platon, M¿non, 71e.
33. « L'erreur serait donc de tenir l'art du kairos pour une habileté de profiteur ; son idéal est au contraire de
rendre la vie morale praticable... » ROMEYER DHERBEY, Les Sophistes p. 52.
34. Les choses mêmes p. 49-51.
35. Fr B18 (complété par Mario UNTERSTEINER et cité par G. ROMEYER DHERBEY) Aristote, Politique I, 13,
1260 a 27.
36. Ethique à Nicomaque Π, 2, 1104 à 4-5 trad. J. Tricot.
37. « Pour la possession des vertus, le savoir (γνωβις) ne joue qu'un rôle minime ou même nul ». Eli. 11,3,
1105 b 21 trad. J. TRICOT.
L'ESSENCE DU KAIROS 367

théoriquement chaque cas particulier, est inadéquate et ne saurait jamais déboucher sur l'action.
On ne peut connaître le contingent qu'en agissant spontanément sur lui et non en le contemplant
intellectuellement de toute éternité38. L'imperfection propre à la théorie de l'action doit
s'accompagner d'un aménagement pratique immédiat, c'est-à-dire que quelque chose reste
toujours hors de la théorie et de la rationalité et qui ne peut être saisie qu'au niveau de l'action
effective concrète. Le kairos, c'est ce qui exprime la réalité de ce reste, c'est-à-dire ce qui peut
être fait sans être dit ni conceptualisé.
Dans le livre V de YEthique à Nicomaque, Aristote reprend la distinction que Gorgias avait
anticipée dans l'Oraison funèbre entre le juste selon la loi et l'équité39. La véritable justice, c'est-
à-dire la justice effective et réelle, c'est non pas l'application rigide et sans nuance de la légalité
telle qu'elle est théoriquement définie, mais c'est l'équité, c'est-à-dire son application en tant
qu'elle tient compte des circonstances concrètes et de leur variabilité40. La réalité et la vérité de la
justice résident donc moins dans la théorie que dans la pratique, elle est plus une affaire de
kairos et de spontanéité que de méthode et de calcul41.
L'équité comme kairos, c'est donc l'intermédiaire plastique, le meson entre la justice
théorique et l'arbitraire. Si l'excellence est toujours pour Aristote une question de médiété entre
l'excès et le défaut42, le meson est directement lié au kairos. La médiation ne se trouve que dans
l'a propos. Mais la vertu ne réside pas seulement dans l'exacte médiété de l'action, elle exige
aussi que celle-ci soit en rapport à une disposition interne, à une seconde nature façonnée par
l'habitude. « Ainsi donc les actions sont dites justeset modérées quand elles sont telles que les
accomplirait l'homme juste ou l'homme modéré, mais est juste et modéré non pas celui qui les
accomplit simplement, mais celui qui, de plus, les accomplit de la façon dont les hommes justes
et modérés les accomplissent »43. Le kairos est ici l'heureux accord, la coïncidence harmonieuse
entre la nature intérieure de l'homme et la médiété de son acte effectif. Mais la définition du juste
milieu et de cette médiation n'est pas elle-même fixe et définitive, car elle représenterait alors un
nouvel excès. « L'état qui occupe la position moyenne est en toute chose digne de notre
approbation, mais... nous devons pencher tantôt vers l'excès, tantôt vers le défaut, puisque
c'est de cette façon que nous atteindrons avec lé plus de facilité le juste milieu et le bien a44.
L'action pratique est donc ainsi une recherche modulée du meson, la détermination de celui-ci
dépendant essentiellement de l'opportunité. Le meson n'est lui-même qu'une affaire de kairos.
On voit bien ainsi que la conception du kairos ne concerne en rien l'opportunisme,
l'arbitraire ou la ruse mais que, pour Gorgias comme pour Aristote, elle est liée à la réussite de
l'action effective, en tant qu'elle tient compte de la structure du réel, que celle-ci soit antagoniste
(Gorgias) ou hiérarchique (Aristote), et qu'elle est même la condition d'une véritable conception
de la justice et de l'éthique.

38. « Mais dans la mesure même où ce qui se produit dans la plupart des cas n'est pas le nécessaire, la
rationalité de la théorie de l'action ne peut être parfaite et l'éthique demeure valable comme simple schéma général
et ne peut descendre jusque dans le détail des choses pour les réglementer » G. ROMEYER Dherbey, Les Choses
mêmes p. 49-50.
39. Ethique à Nicomaque I 137 b 12.
40. « Aristote a senti l'injustice d'une application en quelque sorte automatique de la loi ; il a senti que le droit
était constitué par une adaptation de la règle, qui est un énoncé général, à la particularité des cas concrets, ou si
l'on veut, que le juste est un ajustement » ROMEYER DHERBEY, Les Choses mêmes p. 50.
41. « Le problème éthique n'est pas tant pour Aristote celui de la découverte de la norme que celui des
conditions de son applicabilité » Ibid., p. 50.
42. « La modération et le courage se perdent également par l'excès et par le défaut, alors qu'ils se conservent
par la juste mesure » EU. Π, 2 1104 a 24-25 trad. J. TRICOT.
43. EU. Π, 2 1105 b 5-9 trad. J. Tricot.
44. Elf. Π, 9 1109 b 24-25 trad. J. Tricot.
368 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

III. — LE KAIROS ET LE METRON.


Le soucis de l'a propos est omniprésent dans les dialogues platoniciens. « Je me demande
en effet, dit Cébès abordant le problème de la mort au moment même où Socrate doit mourir,
s'il est une autre occasion (καιρόν), hors celle qui s'offre à présent, où l'on pourrait renvoyer
l'intention de parler ou d'entendre parler de semblables questions »45. « Mais le moment
opportun (καιρός), dit-on dans le Timée, lorsque l'on aborde le problème du non-être et du
devenir, n'est pas encore venu de discuter de toutes ces questions-là avec la dernière
précision »^, « II semble qu'un heureux hasard dit encore Clinias dans les Lois, a suscité pour nous
tous les propos que nous avons tenus ; car en réalité, il se fait que j'en ai besoin maintenant, et
c'est une chance (καιρόν), je le répète, que vous vous soyez trouvés là, toi et Mégillos que
voici »47. Il y a une joie, une jubilation étonnante prises dans l'a propos, et nous pourrions
encore multiplier les exemples, qui anime et vitalise le dialogue philosophique tout au long de
l'oeuvre platonicienne. Tout se passe comme si le philosophe de l'éternité et de la négation du
temps, en choisissant même le dialogue comme forme de son expression, avait pour premier
souci philosophique d'inscrire et de justifier le discours dans le temps ou plus exactement dans
l'instant privilégié du kairos. C'est ainsi que dans les Lois, alors que l'Athénien rappelle à
Clinias qu'il faut placer en tête de chaque loi un prélude approprié, celui-ci lui répond : « Tu me
le rappelles fort bien, étranger, et tu saisis à propos une occasion (καιρόν) qui me paraît on ne
peut mieux appropriée »^
Platon témoigne souvent de son souci de l'opportunité, notamment lorsqu'il raconte dans la
lettre Vil ses premières expériences de la réalité politique et du désordre irrationnel qu'elle
témoignait alors en Grèce : « Je ne cessais pourtant d'épier les signes possibles d'une
amélioration dans ces événements et spécialement dans le régime politique, mais j'attendais
toujours, pour agir, le bon moment »49. Le kairos est l'étoffe même, la substance de l'action
politique ; elle est une affaire d'instinct et de spontanéité plus que de méthode et de calcul ou
plutôt encore d'adaptation perpétuelle de la prévision calculée aux variations aléatoires des
circonstances50. C'est aussi par la notion de kairos que Platon caractérise dans la République la
perpétuité de l'ordre de la cité à travers le temps : « Mais que les gardiens des lois et de l'État ne
le soient que de nom, tu vois bien qu'ils entraînent l'Etat tout entier à une ruine irrémédiable, et
que d'autre part, c'est d'eux seuls que dépendent et sa bonne organisation et son bonheur »51.
La fonction politique des gouvernants consiste à faire durer dans le temps l'éternité hors temps
de la cité idéale ; le kairos exprime cette coïncidence entre la durée temporelle et de l'éternité
extra-temporelle, il est ce par quoi la négation du temps s'incarne dans le temps lui-même. C'est
également la notion de kairos que Platon utilise dans les Lois pour caractériser l'action
bénéfique des redresseurs qui doivent contrôler le rôle même des magistrats interprétant et
appliquant les lois. « Mais de toutes les occasions (καιρός) de salut ou de perte que rencontre
une cité, celle-là est loin d'être la moindre. Si, en effet, les redresseurs ont plus de vertu que les
magistrats, s'ils s'acquittent de leur office avec une droiture incritiquable et incritiquée, alors
tout le territoire et toute la cité sont florissants et bienheureux ; mais si ce redressement des

45. Phédon 107 a 6-7 trad. L. Robin, CUF.


46. Timée 38 b 3-4 trad. A. Rivaud, CUF.
47. Lois III 702 b 7-8 trad. E. des PLACES, CUF.
48. Lois VI 772 e trad. E. des Places.
49. (του δε πράττειν ai περιμένειν άε\ καιρούς) Lettre VII 325 e-326 a trad. J. SOUILHÉ, CUF.
50. G. ROMEYER Dherbey cite un passage du Louis Lambert de Balzac tout à fait approprié : « La politique est
une science sans principe arrêté, sans fixité possible ; elle est le génie du moment, l'application constante de la
force suivant la nécessité du jour. L'homme qui verrait à deux siècles de distance mourrait sur la place publique
chargé des imprécations du peuple ». Ed. du Club français du Livre, I p. 98 ; cité dans les Sophistes p. 50-51.
51. και αύ του eh οίκείν και ευδαιμονείν μόνοι τον καιρόν R IV 421 a 5-8 trad. E. ClIAMBRY, CUF.
L'ESSENCE DU KAIROS 369

magistrats se fait mal, alors se relâche ce lien de la justice, qui maintenait unie en un faisceau
toute l'administration »52. Ainsi l'ordre et la justice dépendent de l'unité administrative de l'État,
celle-ci dépend de la bonne application des lois, laquelle dépend à son tour en dernier ressort de
la vertu des redresseurs, et le bon fonctionnement harmonieux de la totalité est globalement une
affaire de kairos. Le rôle des magistrats qui assurent l'équilibre heureux de la cité est dans le
corps politique, analogiquement le même que le rôle des fibres dans le corps vivant, c'est la
même notion de kairos53 qui caractérise pour Platon le bonheur biologique et le bonheur
politique, à savoir une harmonie équilibrée et opportune de la totalité organique ; le kairos est à
la fois le moteur et le ciment de l'organisation systématique, le moteur parce qu'il est dans le
temps, le ciment parce qu'il est ce qui dans le temps résiste au temps.

Mais le kairos a dans les Lois un rôle plus déterminant que dans la République, en tant qu'il
exprime le soucis qu'y a Platon pour les circonstances concrètes plus que pour l'idéal lui même.
« Tout ce que nous avons dit, écrit-il, ne pourra jamais rencontrer les conditions (καιρούς)
telles que tout se trouve ainsi réuni à la lettre... »54. Il faut prendre en compte ce qui existe dans
la réalité sensible concrète et y adapter l'idéal, et c'est le rôle politique d'adaptation et de
modulation kairosique qui intéresse surtout Platon dans les Lois. Le kairos exprime ici l'activité
sélectrice du réel qui sélectionne l'idéal et ne retient que ce qu'il peut intégrer55.

Le kairos a enfin pour Platon, et cela le rapproche des sophistes sur ce point, un rôle
déterminant dans son anthropologie. « ... Aucun d'entre nous n'existe pour lui seul, mais de
notre existence, la patrie revendique une part, nos parents une autre, une autre encore le reste de
nos amis, et enfin une grosse part est accordée aux circonstances (τοις καιροίς) qui s'emparent
de notre vie »56. Le kairos exprime ici la nature relationnelle de l'homme qui est essentiellement
un être en rapport, en rapport avec les autres hommes et avec les circonstances du monde
extérieur ; l'homme est un tissu de relations amicales, politiques et circonstancielles. Le kairos
exprime enfin ce par quoi l'homme peut intégrer dans son propre être toutes ces relations pour
tendre vers la perfection, vers la perfection de son métier, en ce qui concerne l'artisan par
exemple57.

Mais le kairos a surtout une fonction ontologique fondamentale et c'est cette fonction que
manifeste son rapport au metron. Dans la Politique, en effet, Platon rapporte explicitement la
notion de kairos à celle de juste mesure, par opposition à la mesure brute. « Évidemment, pour
diviser la métrique de la façon que nous disions, nous n'aurions qu'à y distinguer les sections
suivantes : nous mettrions, d'une part tous les arts pour qui le nombre, les longueurs,
profondeurs, largeurs, épaisseurs, se mesurent à leurs contraires (mesure brute), et, de l'autre,
tous ceux qui se réfèrent à la juste mesure, à ce qui est convenable, opportun, requis, à tout ce

52. Lois XII 945 c-d trad. E. des PLACES.


53. « Les fibres sont distribuées dans le sang, de façon qu'il y ait en lui une exacte proportion de parties
fluides et de parties solides. Ainsi, d'une part le sang ne peut pas, liquéfié par la chaleur, s'échapper d'un corps trop
poreux, et d'autre part, il n'est pas trop dense, trop difficile à mouvoir et ne circule pas avec trop de peine dans les
vaisseaux. Or, un tel équilibre heureux (καιρόν ), les fibres, par leur structure, le conservent », Tintée 85 c-d. trad.
A. RlVAUD,CUF.
54. Lois V 745 e-q trad. E. DES PLACES.
55. « celui qui propose le modèle que doit reproduire l'entreprise n'y omettra rien de ce qu'il y a de plus beau et
de plus vrai ; mais celui qui se voit dans l'impossibilité d'atteindre un des aspects de cet idéal la laissera de côté
sans essayer de le réaliser » Lois V 746 b-c.
56. Lettre IX à Archytas de Tárente. 358 a trad. J. SOUILHÉ, CUF.
57. « A chacun des autres artisans nous avons de même attribué un métier unique, celui auquel il est propre et
.

qu'il doit exercer pendant toute sa vie, à l'exclusion de tout autre, s'il veut profiter de toutes les occasions
favorables (τους καιρούς) et se rendre parfait dans sa profession » RU 374 b-c trad. E. Chambry.
370 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

qui tient le milieu entre les extrêmes »58. Le kairos est donc lui-même un intermédiaire entre des
extrêmes, et c'est en tant que tel, contrairement à la mesure brute qui reste mathématique,
abstraite et relative, qu'il est absolu et concret. Il est ce qui permet la production réelle d'une
chose pleine, il a un rapport à la qualité, à la fin (τέλος), à l'autosuffisance (Ίκανόν) de ce qui
est réel. En tant qu'il a un rapport à la juste mesure, le kairos produit la réalité ou plutôt la
beauté, et la santé, c'est-à-dire ce qui est le plus réel dans la réalité59. Loin donc d'être quelque
chose d'évanescent et d'inaccessible, le kairos comme juste mesure est au contraire tout proche
du réel et de l'être60.
Le kairos rencontre également la juste mesure pour définir le principe rhétorique du discours
adéquat à la situation et aux circonstances61, pour définir le critère et la norme d'équilibre et de
convenance de tout ce qui existe par rapport à ce qui doit être62, et pour fixer enfin le juste et
rationnel équilibre entre le plaisir et la peine qu'instaurent les bonnes lois dans les bonnes cités
et qui permet le bonheur63.
Ainsi le kairos comme juste mesure semble être la condition ontologique même de tout ce
qui est, un critère d'existence. On établit communément un parallèle entre le rôle de la juste
mesure dans la Politique et celui du non-être dans le Sophiste. De la même manière que le non-
être est la condition ontologique de l'illusion et de la sophistique, c'est-à-dire de ce qui fait
exister ce qui n'a pas d'être» la juste mesure est la condition de toute production effective. C'est
la juste proportion,, l'équilibre, qui permettent à une chose d'exister et de durer dans
l'existence64. Le kairos est donc un principe d'être. Si le non-être comme intermédiaire entre le
néant et l'être est le principe qui détermine l'être, si la juste mesure est l'intermédiaire qui met de
l'ordre dans les extrêmes un peu comme la limite du Philèbe met de l'ordre et du réel dans
l'illimité, c'est que le non-être et la juste mesure sont les principes médiateurs qui permettent de
penser la participation, c'est-à-dire la relation du sensible à l'intelligible, du multiple à l'unité.
En ce sens, on peut dire que le kairos serait la médiation permettant de penser la relation et la
participation de la temporalité à l'éternité, du moins être au plus être, du sensible aux essences ;
il y a donc bien dans cette perspective, une certaine essence et corrélativement une certaine
réalité du kairos, elles sont celles de la médiation ; la pensée platonicienne du kairos est

58. το δε Ετερον, δπόεαι προς το μετρον και το πρέπον και του καιρόν και το δέον και πάνθ'δπόσα εις το μέσον
άπωκίσθη των εσχάτων. Politique 284 e trad. A. DIES éd. Belles Lettres.
59. « Car on peut dire que, pour tous ces arts, ce qui serait en deçà ou au delà de la juste mesure n'est point une
chose irréelle ; c'est, au contraire, une réalité fâcheuse, qu'il veillent à écarter de leurs productions, et c'est en
préservant ainsi la mesure qu'il assurent la bonté et la beauté de leurs œuvres », Politique 284 a-b trad. A. DIES
« Que, privé de mesure et de proportion, tout mélange, quelqu'il soit et de quelque manière qu'il soit composé,
corrompt ses composants et se corrompt tout le premier. Car ce n'est plus alors un mélange, ce n'est jamais qu'un
vrai pêle-mêle, une réelle misère pour les êtres où il se produit ». Philèbe 64 c-d-e trad. A. Dms.
60. « La juste mesure contient plus que la démesure » Lois 690 e trad. E. des PLACES.
61. Prodicos se vante d'être le seul à avoir découvert quels discours réclament l'art : « ni longs, ni courts, mais
de juste mesure ». και μόνος αυτός ευρηκέναι Εφη ων δει λόγων τέχνην δείν δέ οΰτε μακρών οΰτε βραχέων, άλλα
μετρίων. Phèdre 267 b trad. L. ROBIN éd. Belles Lettres. Voir aussi Phèdre 272 a 3.
62. « Si les choses dont nous parlions nous apparaissent plus vives, plus rapides, plus rudes qu'il ne convient,
nous les appelons violentes, extravagantes... »...οξύτερα μεν αυτά γιγνόμενα του καιροΰ και θάττω και σκληρότερα
φαινόμενα υβριστικά κα\ μανικά λέγοντες. Politique 307 b 9-11 trad. A. DIES.
63. « Lorsque des hommes se livrent à un examen sur les lois, presque toute leur enquête porte sur les plaisirs
et les peines qu'éprouvent les cités et l'âme individuelle ; car ce sont là deux sources auxquelles la nature a accordé
libre cours ; que l'on y puise où, quand et dans la mesure qu'il faut, c'est le bonheur pour la cité, l'individu et quelque
vivant que ce soit ; qu'on le fasse à la légère, hors de la juste mesure, et c'est une toute autre vie » ...b
δ'άνεκιστημόνως ίχμα κα\ έκτος των καιρών τάναντία αν έκείνω ζώη. Lois Ι 636 d-e trad. Ε. des PLACES.
64. « Si la juste mesure existe,, les arts existent, et si les arts existent, la juste mesure existe ; mais que l'une
de ces existences soit abolie, l'autre est à jamais impossible » Politique 284 d 7-9 trad. A. DIES.
L'ESSENCE DU KAIROS 37 1

corrélative d'une ontologie de la relation, de la participation et de la médiation, c'est-à-dire


d'une ontologie qui fait exister les choses en les faisant sortir d'elles-mêmes et en les faisant se
frotter aux autres choses qui leur sont extérieures.

Le kairos est ainsi l'intermédiaire qui ouvre le temps à l'éternité, ce qui n'existe pas
véritablement à ce qui a véritablement de l'être, l'a propos est la présence exceptionnelle de
l'éternel dans ce qui change à chaque instant. Le kairos concerne cette région médiatrice de l'être
comme mixte ; il est ce qui dans le sensible est le plus proche de l'intelligible. C'est ainsi que le
Philèbe définit le bien, c'est-à-dire le critère même de l'être soit comme mesure suprême et
absolue de la vérité en soi, soit comme μέτρον, μέτριον, καίρνον65, c'est-à-dire comme
convenance ou équilibre. Le kairos, c'est l'intermédiaire entre le devenir et l'essence66, il est ce qui
dans le temps se rapproche le plus de l'intelligible sans être lui-même intelligible ; c'est
pourquoi il est proche de la science et l'accompagne en la complétant tout en restant hors d'elle ;
il est cette irrationalité qui résiste à toute rationalisation théorique, il est ce que paradoxalement
on ne maîtrise que par la spontanéité, ce qui n'a d'être et de rationalité que par l'action. Certes,
au- dessus de la région du mixte où règne la μετριότης est, selon Platon, celle de l'être pur et
immuable, objet de « la plus exacte vérité »67, mais le kairos est un principe qu'il est nécessaire
de définir et sur lequel on doit prendre appui pour mieux concevoir ce qu'est la réalité absolue
de l'être en soi68. La reconnaissance d'une essence du kairos est la condition propédeutique à la
connaissance de l'Essence suprême.
Nous pouvons donc conclure que la pensée du kairos n'implique nullement un
opportunisme ou un pur pragmatisme de l'action, mais qu'elle est fondamentalement corrélative d'une
ontologie, d'une ontologie dialectique et phénoménologique pour Gorgias et Protagoras, d'une
ontologie hiérarchique pour Aristote et enfin d'une ontologie de la relation et de la participation
pour Platon.

65. « Tu proclameras donc en tous lieux, Protarque, au loin par tes messagers, et de vive voix dans cette
assistance, que le plaisir n'est pas le premier bien ni même le second, mais que c'est sur la mesure (μέτρον), sur le
mesuré (μέτριον), sur l'a propos (καίριον) que, nous devons le croire, s'est fixée plus volontiers la préférence »
Philèbe 66 a 5-9 trad. A. DIES.
66. Le kairos rappelle l'expression γένεσις είς ούσίαν . « Ce troisième principe dont je parle, vois-y l'unité que
je constitue de tout ce que les deux autres engendrent et qui vient à l'être (γένεσις είς ούσίαν) par l'effet des mesures
(μέτρων) qu'introduit la limite ». Philèbe 26 d 8-10 trad. A. DlES. Voir aussi la troisième hypothèse du Parménide où
l'instantanéité joue le rôle d'intermédiaire entre l'Un et le multiple : 155 e- 157 b.
67. ακριβέστατη άληθεία Philèbe 59 a 1 1 trad. A. DIES.
68. « Que le principe dont nous parlons nous sera nécessaire un jour pour montrer ce qu'est l'exactitude en
soi» Politique 284 d 1-2 trad. A. DIES.

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