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La pensée de Cheikh Ahmed Tidiane Sy : Le message de Muhammad (PSL) sous le prisme d’un universal

Par Dr. Bakary SAMBE:L’éminent critique littéraire, Yahya Haqqi (1905-1992), alors directeur
des Editions Dâr Maktabat al-Hayat de Beyrouth, pouvait-il imaginer toute la portée de son
initiative lorsqu’il demandait à Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy, l’autorisation de publier un
recueil de ses différentes interventions sur l’islam, la pensée islamique en Afrique et la situation
des Musulmans en Afrique de l’Ouest ? Il devait être assez
visionnaire pour comprendre que de ces petites notes guidant les démonstrations d’un orateur
hors pair, jaillira une pensée éclairante pour les générations futures !I-    L’audace de la critique
sociale ou le souci d’une conscience musulmaneEn véritable précurseur, Serigne Cheikh a
traité dans cet ouvrage non réédité de différents thèmes résumant sa conception d’une religion
musulmane au cœur des préoccupations humaines avec toujours cette vocation universelle.
Dès le début de l’ouvrage le grand penseur s’attèle à démontrer la manière dont l’Islam est
naturellement une religion favorable à l’évolution de l’humanité car s’appuyant sur la justice
comme fondement de la vie en société. Pour lui, le salut du genre humain et surtout du
Musulman passe forcément par la foi et l’action, en revisitant constamment, la notion de volonté
humaine « himmatul insân » rappelant ce pacte tacite entre Dieu et l’Homme qui devrait en être
le vicaire sur terre (khalîfatu-l-lâhi fi-l-ardi). Comme à l’accoutumée, Serigne Cheikh ne se
limitera jamais à l’évocation et à la citation des auteurs et penseurs, mais il se plaît bien de les
soumettre au questionnement prenant ainsi le risque de se mettre à dos nombre d’intellectuels
qui, à l’époque, avaient un grand mal à se départir, pour certains, des chaînes de la rationalité
et des conformismes érigés en doctrine, pour nombre d’entre eux. Dans son style et sa pensée,
il leur opposait la force de la himma dont Seydina Cheikh Ahmad Tijânî disait qu’elle peut
toujours avoir le dessus sur toutes les créatures « qâhiratun ‘alâ Jamî’il akwâni ». Al-Maktoum
avait compris, comme le prédisait Seydinâ Cheikh, que la destinée du monde musulman ne
pouvait être la meilleure possible si l’on se contentait d’un mimétisme irréfléchi des us et
coutumes se sédimentant tout en subissant l’œuvre du temps. C’est pour cela, bien
qu’incompris à l’instar de tous les visionnaires, il avait très tôt appelé à une conception élargie
du religieux qui risquait le décalage ayant atteint les autres doctrines s’il se départait du
discernement (tadbîr).
Pour comprendre cet état d’esprit, il faudrait faire le lien entre cette critique et la manière dont
il décrit la méthode du dépositaire de la Tijâniyya dans « Fa ilayka » : cette prouesse de jumeler
le monde d’ici-bas avec les exigences de l’autre (wa ja’alata dunyal ‘âlamîna shaqîqatan/ lil
jannatil ‘Ulyâ bikulli ma’ânî). C’est pourquoi, sa critique sociale n’a même pas épargné certaines
conceptions religieuses dès lors qu’elles allaient à l’encontre du principe de la « himma , yitté
en Wolof».
Ainsi, il présentait l’islam au Sénégal comme traversé par une tension du fait d’être disputé
entre deux catégories (cf. Al-Islâm as-Sinighâlî bayna Tâbaqatayni p.30) : 1) celle se limitant à
une forme creuse de théologie atteinte d’une certaine négligence, sans ambition, sédimentée
par la paresse intellectuelle (al-ghaflat wa taqçîr) et l’autre 2) considérant, à tort, le religieux et
le spirituel comme la cause de toutes les décadences. Il faut lier, cette dernière remarque à la
forte influence du marxisme dans la sphère de l’élite politique et intellectuelle sénégalaise des

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années 50 et 60.
Dans ses questionnements très courageux pour l’époque il posait deux postulats pour
comprendre la désaffection du religieux et du spirituels dans certains cercles : Est-ce l’islam qui
serait, alors, dépourvu d’idéal et coupé des réalités de notre monde ou ce sont, plutôt, les
Musulmans qui ont substitué à ces réalités d’autres qui ne le sont que de nom ? Devant cette
situation d’impasse ou de dilemme où les Musulmans sénégalais ne font que se nourrir
d’illusions (zanniyât), il propose d’opérer obligatoirement un choix : celui de renouer avec
l’esprit premier du message islamique qui voulait qu’il soit, par essence et par définition, en
perpétuel conflit avec les illusions coutumières « âdât » avec lesquelles il fallait rompre pour
qu’émergeât, enfin, une véritable « conscience musulmane ».
Serigne Cheikh exprimera clairement la solution qu’il voyait comme salutaire et qui ne pouvait
se réaliser que 1) si l’islam s’apparentait à un message universel car entièrement positif et que
2) la renaissance musulmane –tant attendue – très en vogue chez les nationalistes de tous
bords, soit d’abord intellectuelle avant d’être politique.
Face à un monde musulman préoccupé, à l’époque, par le combat contre divers ennemis et,
surtout, la domination « impérialiste », Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy avait diagnostiqué le
plus dévastateur d’entre les maux : l’ignorance, qui, dans son entendement n’a jamais été
assimilable à une simple absence de culture ; mais se cachait aussi dans les éléments d’une
culture qui ne servaient pas à affranchir l’homme et libérer l’intellect au servir du progrès pour
lequel l’Islam fut révélé.
Ainsi, se plaçant toujours au-dessus des présupposés et du communément admis, Serigne
Cheikh crut fondamental de se questionner sur la définition de cet acteur tellement important
pour devoir incarner les vertus de l’Islam et du message mohammedien : le musulman.
De manière philosophique, il ouvre le chapitre consacré à cette définition encore par le
questionnement : « Qu’est-ce qu’un musulman ? Le musulman est-il ce personnage religieux
qui s’autolimite, vivant dans les espérances en nourrissant de scepticismes ? Ou est-il cet
homme reconnaissant l’existence de la réalité primordiale et témoin des signes qui
s’apparentent à cette réalité ? ». Au bout de sa démonstration, il en fit la l’interprétation du
verset « Huwa sammâkumul muslimîna min qablu » 22/78.
La réponse à sa question initiale se fera par le procédé dit de l’élagation. Serigne Cheikh se
disait sûr que le musulman ne pouvait être réduit à « ce sauvage qui se suffisait
dogmatiquement de prendre parti pour Muhammad contre les autres prophètes », « ce n’est
pas non plus ce jeune qui se contente d’exploser de colère lorsque l’on dit du mal de l’islam ou
de son prophète, encore moins, cet autre intellectuel moderne défendant les identités, les
primautés et les prébendes ».
Il conclura, après des développements dont le cadre de cet article ne permettrait pas de rendre
compte que le musulman est, entre autres, celui qui reconnait la réalité primordiale tout en étant
l’incarnation des évolutions humaines surtout dans le domaine de la sagesse et de l’équité pour
assurer un séjour harmonieux de l’humanité sur cette planète.
Serigne Cheikh reviendra longuement sur cette notion d’évolution qui pouvait prêter à confusion
au regard des différentes acceptions qu’elle pouvait avoir. Il reconnaît, d’ailleurs, qu’il n’a jamais
cessé de critiquer les plus éminents professeurs et chercheurs qui en avaient une vision
réductrice, l’assimilant à une forme d’hérésie ou d’athéisme (Zandaqa, Ilhâd p.54).
II-    Entre harmonie et équilibre : l’éternelle quête du juste milieu
Fidèle au principe de l’inséparabilité entre philosophie et action, il précise que « l’application est
l’âme de la connaissance ». Sa conception de l’évolution pourrait, ainsi, se résumer par cet

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équilibre qu’il établit entre fidélité au message mohammedien et l’audace de projeter au plus
loin le discernement afin d’inscrire les pseudo-particularités dans la globalité de l’islam. De toute
manière, Serigne Cheikh a toujours perçu ce dernier comme un « dosage » entre foi, courage
et responsabilité, matière et esprit, corps et intellect, philosophie et action (Wattakhizû bayna
zâlika Sabîlan !) pour conclure qu’« il n’y a point d’excellence, de distinction, de mérite que dans
l’équilibre et le juste milieu ».
Cette réflexion sur l’équilibre nécessaire à l’harmonie déteint sur l’ensemble de sa pensée, mais
sera traitée avec rigueur dans l’un des chapitres de l’ouvrage intitulé « Entre l’esprit et la
matière ». Le questionnement qu’il introduit, empruntant le vocabulaire géopolitique de
l’époque, et qui inspirera les développements ultérieurs est celui-ci : « Peut-il y avoir une
coexistence pacifique entre esprit et matière ? N’y a-t-il pas une guerre secrète ou apparente
entre ces deux contraires ? » Ces questionnements importants pour un monde musulman,
alors, en recherche de modèle, en conflit avec lui-même comme avec le monde occidental
avaient une portée inestimable à l’époque où il était question de trancher entre les attitudes de
repli et d’ouverture.
C’est ainsi qu’il s’appuiera sur les conclusions d’un certain Al-Bahiy sur la parfaite possibilité
pour le monde musulman de s’ouvrir aux sciences et techniques pour théoriser
l’interdépendance entre matière et esprit comme celle entre le tout et la partie ; les différentes
parties ayant toujours besoin de se reconnaître dans un tout qui finira par illustrer, à son tour, le
principe fondamental de l’unicité divine.
Il faudra comprendre de tels développements théoriques sur l’interdépendance dans le contexte
d’un monde bipolaire avec un capitalisme dominant combattant un socialisme totalisant. C’est
alors qu’il rappela le rôle du spirituel que ne pouvait disqualifier le matérialisme ambiant comme
ne pouvait l’exclure un communisme athée. D’ailleurs, tous les deux étaient aux prises avec
une crise morale que ne pouvaient résoudre ni la technologie, ni l’économie libérale, ni le
marxisme.
Dans un tel contexte, Serigne Cheikh Tidiane Sy voyait une seule issue pour la communauté de
Muhammad, celle d’emprunter les chemins du savoir et de la science (As-sulûk al-‘ilmî) en y
inscrivant toute action. Le cadre d’un tel cursus ou école était, alors, tout trouvé : « du berceau
à la tombe (Min al-mahd ila lahd) ; il n’y aurait de vacances que pour la compétition et le
dialogue, une vie se déroulant entre les murs de l’école de l’univers où l’on apprend avec les
directives du Ciel, l’étudiant étant l’homme musulman et les cours inspirées par les
problématiques de l’ici-bas et de l’au-delà ».
C’est après s’être penché sur ces problématiques intéressant au plus haut degré l’Homme et
l’acteur musulman, en particulier, que Serigne Cheikh a jugé opportun de réfléchir sur le
système (l’Islam) en lui appliquant, sans complaisance, sa rigoureuse méthodologie toujours
nourrie de questionnements et d’une volonté de rompre d’avec les présupposés et
l’apologétique démesurée qui anéantit la volonté (himma ou yitté comme il aime à le dire).
III-    Repenser la « civilisation universelle » : questionnements d’un précurseur
La conclusion sur l’étude de l’islam comme système sera l’occasion d’autres questionnements
sur l’apport des idéologies qui se disputaient le monde bipolaire cadre d’une telle pensée. C’est
sur cet aspect qu’il s’attardera en défendant l’idée d’un apport réconciliateur de l’islam, du
spirituel au secours du tout-matériel, d’un monde en proie à l’animosité nourrie par les égos,
l’ambition et le règne sans partage du matériel jusqu’à s’éloigner des formes de solidarités qui
faisaient même la particularité du genre humain.
Sur ce point précis, Serigne Cheikh a tenu à pointer les effets dévastateurs auxquels avaient

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conduit un tel état d’esprit dont l’histoire retiendra : un Jules César mu que par son ambition
conquérante, un Alexandre Le Grand fini en captivité, un Napoléon croupissant à Sainte-Hélène
et un Hitler à qui s’offraient deux choix aussi tragiques l’une que l’autre : la fuite ou le suicide.
Un certain Albert Camus, le rejoindra par cette conclusion sans appel : « La civilisation
mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie ; il va falloir, dans un futur plus
ou moins proche, choisir entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes
scientifiques ». N’est-ce pas un aveu de la nécessité d’une conscience devant accompagner la
science si l’on ne veut pas en arriver, justement, à une « ruine de l’âme ».
Voilà que, depuis les années 60 du XXème siècle, Serigne Cheikh Tidiane Sy défend que pour
la durabilité des systèmes, l’Homme qui les met en place avait tout intérêt à s’appuyer sur la
science doublée d’une éthique, comme éléments de guidance vers une civilisation universelle
(Al-Hadâra al-âlamiyya). Ce renouveau de la pensée pour une re-naissance de l’homme
moderne et conscient ne pouvait plus ignorer la dimension spirituelle de l’existence comme le
croyant ne devait plus se permettre de se réfugier dans un ilot dogmatique, insensible aux
interrogations qu’imposent son époque et son statut.
Dans sa démarche, Serigne Cheikh Tidiane Sy, part du local pour traiter des problématiques
dans leur dimension globale. A l’entame du chapitre qu’il consacre à « la contribution de l’islam
à l’émergence de la civilisation universelle », il s’appuie sur le cas du musulman sénégalais qu’il
disait être dans un grand besoin de réfléchir sur cette question. Il va sans dire que ce n’était
point par un culte des particularismes qu’il semble négliger au profit de l’Universel. Car, en plein
monde arabe cherchant toutes formes de légitimation pour un leadership musulman, il précisera
que « le message de l’islam n’est ni arabe, ni non arabe, ni oriental ni occidental…le message
de l’islam ne peut se réduire à une couleur de peau, à une ethnie ni encore un pays sans les
autres ». Il considère donc ce message universel comme celui qui a pu façonner les divers
dogmes, savoirs et modes de vie dans le moule de l’Unicité et du sacré.
Donnant peu d’importance au miraculeux et au merveilleux dans le processus conduisant à la
sincérité du croire, Serigne Cheikh s’appesantit beaucoup sur le fait coranique, sauvegardant,
éternisant et universalisant le message de Mouhammad (PSL) « Innâ nahnu nazzalna Dzikra
wa innâ lahû la-hâfizûna, Coran, 90-15). C’est le seul miracle qu’il reconnaît d’ailleurs car
capable de faire de l’homme musulman un excellent et digne représentant d’un messager hors
pair la constante revivification d’un message universel. Al-Maktoum dira, même, que le
problème crucial du monde n’était ni la guerre, ni la paix, ni la politique, ni l’économie, ni l’action
mais bien de l’homme capable de faire émerger une civilisation profitable à la terre et à son
locataire, l’Humanité. Il soutient que si une telle condition ne pouvait se réaliser « la politique se
réduirait à une simple mystification, l’économie à l’exploitation, l’action à l’injustice et la guerre
comme un des conséquences d’une telle tyrannie ».
C’est à partir de ce constat qu’il conçoit la contribution de l’Islam et des musulmans à
l’émergence d’une telle civilisation universelle.
Passant en revue les témoignages d’un Lamartine fasciné par le prophète de l’Islam qui conclut
qu’il est ce grand homme de l’histoire qui ne s’est pas de « vingt empires terrestres » mais a
aussi et surtout fondé « un empire spirituel céleste », Serigne Cheikh aboutit à la remarque
suivante : la contribution qu’il est demandée au musulman d’apporter à cette civilisation est la
foi en ce message globalisant qui a fait dire au « plus grand homme de l’histoire moderne », :
Certes, je suis envoyé pour parachever les qualités morales et éthiques » (Innamâ bu’ithtu
li-utammima makârimal  akhlâq). Al-Maktoum passera ensuite à l’explication de texte autour de
ce hadîth dont la plupart des penseurs n’ont qu’une compréhension littérale. Pour Serigne

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Cheikh, ce hadîth en dit beaucoup plus : « Je suis envoyé pour réorganiser cette Civilisation
dont la Torah parle au bénéfice du Judaïsme, l’Evangile pour le Christianisme et le Saint Coran
pour l’Humanité entière en guise de parachèvement de tout ce qui a précédé ».
Dans son explicitation de la civilisation de l’Universel, Serigne Cheikh va plus loin en assimilant
le terme de civilisation à celui d’éthique. Là où ses prédécesseurs avaient compris le terme de «
Akhlâq » dans sa seule acception, morale, Al-Maktoum, l’élargit à la notion d’éthique, en
rappelant le vers du poète égysptien, Ahmad Shawqî « Wa innamal Umamul akhlâqu mâ
baqiyat/ Wa in humû dzahabat akhlâquhum dzahabû ».
En fait, pour Serigne Cheikh, pour être pérennes, les civilisations sont tenues et se défendent
par l’éthique, non par les canons, les chars et les dollars. Lorsque l’éthique qui les fondait en
arrivait à disparaitre, elles disparaissent avec elle. Il explique par ce fait la pérennité et la
durabilité de l’islam et la manière dont il marque l’histoire de l’humanité.
Cependant, fidèle à l’autocritique qui n’a jamais signifié, chez lui, un reniement mais le courage
de pointer les insuffisances d’une communauté qui devait être celle de l’excellence, il rappelle :
« Le retard des musulmans durant ces sombres siècles ne signifiera jamais le retard de l’Islam
en soi, car l’Islam n’a cessé de concevoir le croyant musulman comme un homme universel
même si le colonialisme avait réussi à le réduire à l’inaction et que différents formes
d’exploitation l’avait conduit à l’apathie ».
IV-    Obsolescence de la domination ou la revanche du spirituel et de l’éthique ?
Les mises en garde d’un visionnaire
Pour Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy, l’islam a légué son patrimoine scientifique et éthique à
toutes les cultures et civilisations pour qu’elles puissent s’interférer, se soutenir et se renouveler
sous la supervision de ce message de grande qualité. Il soutient, d’ailleurs, que sous le prisme
de l’Unicité de Dieu, l’islam ne voit que l’Unité de l’Humanité. Cette égalité de condition n’est
remise en cause que de manière temporaire et alternée par les vicissitudes de l’Histoire qui, à
tour de rôle, distribuent puissance et décadence « Wa Tilkal Ayyâmu nudâwiluhâ bayna Nâsi ».
Il ne manquera pas, toutefois, de rappeler que malgré l’ingéniosité des concepteurs des
systèmes les plus sophistiqués, cette marche du monde n’a jamais pu échapper à la volonté du
Sage Savant (Al-‘Alîmul Hakîm).
Dans cette partie de sa démonstration, Serigne Cheikh citera, l’auteur de l’Evolution de l’Islam
(C-Levy, 1960), Raymond Charles, commentant l’orientaliste français, Louis Gardet, qui
rappelait qu’il devenait urgent que l’Occident revînt aux valeurs spirituelles et religieuses en
plus de son rôle scientifique ; ces valeurs sans lesquelles il retombera, sans doute, dans une
forme de non-sens et d’absurde malgré ses conquêtes et explorations.
A cette époque précise, Serigne Cheikh exprimait une espérance de voir les Civilisations jouer
leur véritable rôle en construisant plus qu’elles ne détruisent et à comprendre le mouvement de
libération des pays dominés ainsi que l’affranchissement des « damnés de la terre » comme
l’une des plus sages leçons de l’Histoire sur le caractère passager de toutes les dominations. Il
espérait, comme il le disait, que ces civilisations accueillissent les donnes de l’Histoire et les
grands évènements des temps nouveaux en les admettant de manière positive.
Hélas, pour Al-Maktoum, cela n’était possible que dans un état d’esprit ou ne dominait pas ce
qu’il appelle une certaine « philosophie de la décadence ».
A vrai dire, c’est la manière dont il décrit les effets d’une telle philosophie qui imprime à la
pensée de Serigne Cheikh toute sa dimension universelle et avant-gardiste pour son époque.
En réalité, il nous peignait le contexte d’un monde contemporain où, tel qu’il le disait dans les
années 60, « les plus riches du globe assaillent les pauvres et thésaurisent leurs avoirs au

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détriment même de tout esprit de fraternité et de rapprochement, déniant aux dominés


l’ambition de l’avoir et de l’accumulation, et par-dessus tout, prétendent que le bonheur et la
réussite sont l’apanage des seuls riches des civilisations industrialisées  jusqu’à même se
prévaloir d’une prétendue élection les plaçant au-dessus de tous les autres ». Et à Serigne
Cheikh de leur rétorquer, en empruntant le style coranique : « Pourquoi donc êtes- vous
constamment punis par le biais de la guerre, des dégâts de l’alcoolisme, de la cupidité, des
jeux, de l’injustice, de la mesquinerie, de la tendance à l’exploitation ? Vous êtes donc de
simples humains ! ».
Soulignant l’inanité et le non–sens d’une civilisation prétentieuse et dénuée d’éthique et de
morale qu’il critiquait, Al-Maktoum se résolut à étaler sa vision d’un monde où on pourrait parler
de « civilisation » dans son sens noble.
Selon lui, il faut espérer que la Civilisation humaine, dans son essence, « puisse retrouver la
toute la splendeur qu’elle mérite et sans laquelle la terre deviendra une « boucherie » où, un
jour ou l’autre, ceux à qui l’on a enlevé leur dignité pour en faire « des vaches, des chevaux et
des loups », se révolteront contre les patrons et grands industriels, les habitants des capitales
et des gratte-ciels pour recouvrer l’honneur de l’Humanité ».
Pour Serigne Cheikh Tidiane Sy si l’humanité en arrive à ce point, alors « plus d’humanité et
point de civilisation ! ».
Vision ne pouvait être plus futuriste. Il aura bien fallu attendre la fin du XXème siècle, que le
communisme s’effondre, que Jean-Christophe Ruffin parle d’« empire » et de « nouveaux
barbares », qu’un certain Huntington théorise le « choc des civilisations », que le 11 septembre
se produise, qu’Emmanuel Todd prédise la « fin de l’Empire », qu’on envahisse des pays
souverains au mépris du droit international, que le capitalisme mondial soit frappé par une crise
inouïe, que le terme de régulation réintègre le vocabulaire économique et financier, que la
jeunesse du monde arabe se dresse contre l’injustice des potentats, qu’une réelle crise de
confiance s’installe entre les gouvernés et les gouvernants pour comprendre enfin le vrai sens
et la nécessité de l’éthique dans les rapports politiques et économiques !
Pourtant, dès les années 1960, Serigne Cheikh, ce penseur avant-gardiste, l’avait intégré dans
sa conception d’une civilisation universelle durable à laquelle l’islam et les Musulmans devraient
contribuer à la mesure de la pertinence du message Mohammedien. Certainement, pour
théoriser une telle conception et l’harmoniser avec le message islamique au-delà des
particularismes, il fallait compter sur la vision d’un Cheikh Tidiane Sy, ce « philosophe de son
temps » (faylasûfu ‘açrihi) –comme le dit Serigne Maodo Sy – armé d’un sens élevé de la
critique constructive et d’une audace de l’alternative, libératrices des conformismes coutumiers
(âda), puisse l’exprimer en toute responsabilité.

Dr. Bakary SAMBE


Senior Fellow, European Foundation for Democracy – Bruxelles, bakary.sambe@gmail.com

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