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Lectures

Les comptes rendus

Didier Fassin, L’ombre du monde. Une anthropologie


de la condition carcérale
Cédric Frétigné

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lectures/17433
ISSN : 2116-5289

Éditeur
Centre Max Weber

Référence électronique
Cédric Frétigné, « Didier Fassin, L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale », Lectures
[En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 24 mars 2015, consulté le 25 avril 2019. URL :
http://journals.openedition.org/lectures/17433

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Didier Fassin, L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale 1

Didier Fassin, L’ombre du monde.


Une anthropologie de la condition
carcérale
Cédric Frétigné

1 L’ethnographie critique que s’emploie à disposer Didier Fassin dans L’ombre du monde se
nourrit, comme ses précédents travaux, d’anthropologie, de sociologie et d’histoire. Les
sciences sociales pratiquées par Didier Fassin sont ainsi une invitation permanente à faire
varier les échelles d’observation et les niveaux d’analyse.
2 Qu’est-ce donc que la condition carcérale dans la France du début de XXIe siècle ? C’est
d’abord une prison surpeuplée, d’autant plus surpeuplée qu’elle « héberge » en maison
d’arrêt des prévenus et des condamnés à de courtes peines. C’est encore une prison qui
comprend une population aux propriétés sociales et ethno-raciales passablement
homogènes : de jeunes hommes, très peu diplômés, privés d’emploi ou disposant de
contrats de travail précaires, phénotypiquement noirs ou basanés, issus de quartiers
administrativement qualifiés de « zones urbaines sensibles ». C’est enfin une prison qui
retranche de l’espace public mais qui ne rend guère « utile » le passage en son sein faute
de réellement transformer la vacuité de la détention en propédeutique à la
« réinsertion ».
3 La condition carcérale est le point final d’une série d’enchaînements : avant d’être
incarcéré, il faut avoir été reconnu coupable et condamné à de la prison ferme ou soumis
à un régime de détention provisoire, dans l’attente d’un procès ; avant cela, il faut avoir
été interpellé par les forces de l’ordre pour avoir commis (ou être soupçonné d’avoir
commis) un délit ; et en amont, encore faut-il que la production législative et
réglementaire sanctionne ce pour quoi le quidam fait l’objet d’un contrôle de police ou de
gendarmerie.
4 Didier Fassin décrit la mécanique infernale qui conduit à criminaliser certaines actions, à
« sélectionner » parmi les délits ceux qui seront les plus fortement réprimés et parmi les
inculpés ceux qui seront les plus sévèrement punis. La mise en application à géométrie

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variable de la législation sur les stupéfiants conduit ainsi à des interpellations massives de
consommateurs de cannabis dans les quartiers de relégation, là où les cocaïnomanes des
beaux-quartiers seront laissés en paix, à la condamnation sans pitié des « shiteux » tandis
que les autres bénéficieront de mansuétude qu’exprimera le prononcé d’une relaxe, d’une
simple amende ou d’une peine de prison avec sursis. Idem pour la conduite sans permis.
Les chauffeurs-livreurs et petits artisans noirs et arabes sont nettement plus
fréquemment contrôlés, interpellés lorsqu’ils roulent sans permis, et traduits devant la
justice que d’autres conducteurs au profil sociologique de classe moyenne et de type
ethno-racial blanc. Cette analyse, dérangeante dans le cadre français, est parfaitement
habituelle dans d’autres univers nationaux, en particulier anglo-saxon. Le voile pudique
jeté sur l’inégalité de traitement réservée, par la police d’abord, la justice ensuite, aux
hommes (plus qu’aux femmes) résidant sur le territoire français est ici levé par Didier
Fassin qui considère que l’action du chercheur n’est assurément pas de redoubler, par ses
écrits, l’hypocrisie générale qui conduit à taire ce que tout le monde sait bien par ailleurs.
Il conclut ainsi son chapitre 2 : « Il n’y a pas d’égalité devant la prison et l’allocation des
peines d’emprisonnement procède de logiques qui visent à rappeler à chacun sa place
dans la société. Aux uns, on évite autant que faire se peut la redoutable expérience
carcérale. Aux autres, on impose le choc supposé salutaire de l’incarcération » (p. 153).
5 La condition carcérale est structurellement liée à la politique pénale. Cette dernière
conduit à l’incarcération. Mais la condition carcérale s’actualise avec la politique
pénitentiaire. Et là encore, force est de constater qu’en dépit des efforts consentis pour
« humaniser » les prisons et doter les détenus de droits, l’inégalité règne en leur sein.
Ainsi, prévenus et condamnés n’ont, pratiquement, pas accès aux mêmes possibilités
offertes par le service pénitentiaire d’insertion de probation (on ne permettra pas à un
reclus en attente de son procès d’engager une action de formation par exemple, ne
sachant pas s’il sera ou non condamné et à quel quantum de peine). Les « présumés
innocents » que sont les prévenus gardés sous main de justice ont donc globalement les
conditions d’incarcération les moins favorables. Du côté des condamnés maintenant,
l’« inflation punitive » produite par la « magistrature disciplinaire » (p. 448) redouble la
sanction pénale fixée par la magistrature judiciaire. Si la formule n’avait pas déjà le sens
qu’on lui connaît (condamnation à la prison et, au terme de la peine, à l’expulsion du
territoire), on pourrait parler de double peine. Au demeurant, Didier Fassin montre qu’il
s’agit assez fréquemment de triple, quadruple (voire plus) peine qui s’abat sur le détenu
dans le cadre de la justice délivrée au sein de la prison pour réprimer les entorses au
règlement intérieur, les formes de résistance à la contrainte carcérale. En cas de
« problème » posé dans le cadre de l’incarcération, le détenu peut se trouver condamné à
un placement en quartier disciplinaire, une annulation de sa réduction de peine, une
suspension des démarches en vue de son aménagement de peine, la perte de son statut
d’auxiliaire, l’exclusion de toute possibilité d’accès à une activité de travail, de formation,
le report d’une demande de participation aux activités sportives, etc. Le cumul de ces
peines, lié au séjour en prison lui-même, est plutôt le lot commun que l’exception.
6 De fait, et tel est bien la conclusion majeure de l’ouvrage, « la fonction de la prison n’est
par conséquent pas simplement de sanctionner des délits, mais d’apporter une réponse
répressive à la question sociale en la fondant sur un argumentaire moral » (p. 500).
7 Ce ne serait toutefois pas (complètement) rendre justice au travail de Didier Fassin que de
s’en tenir à cette perspective de sociologie critique. On le sait, Didier Fassin entend
également rendre compte des perspectives subjectives qu’il s’agit bien entendu de situer

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socialement. Les personnes interrogées (magistrats, directeurs de maison d’arrêt,


surveillants, agents du service pénitentiaire d’insertion et de probation, moniteurs
sportifs, détenus, etc.) fondent leurs jugements et leurs actions sur une éthique. On ne
rencontre pas de « matons pervers » ou de « prisonniers sadiques » dans l’ouvrage. Didier
Fassin ne verse toutefois ni dans le psychologisme ni dans l’angélisme et s’attache à
repérer les logiques d’action des différents acteurs « réunis » en prison. Et force est de
constater qu’aux souffrances des uns (les détenus) répondent les souffrances des autres
(des surveillants socialement déconsidérés, exerçant dans un cadre de travail dégradé),
aux principes des uns (ne pas « balancer » par exemple côté détenus) s’opposent les
principes des autres (ne jamais, quoi que l’on puisse en penser, déjuger publiquement un
surveillant du côté de la hiérarchie). L’« ordre carcéral » finalement observé est ainsi le
fruit d’aménagements locaux. Mais il est aussi sous-tendu par les représentations sociales
de la peine, les orientations politiques qui prévalent en la matière, le mode d’exposition
médiatique des crimes et délits, les textes et règlements qui organisent l’activité des
forces de police et de gendarmerie, ceux qui fixent le cap du pouvoir judiciaire.
8 C’est peut-être sur ce point que le travail de Didier Fassin mériterait des développements
complémentaires. Souhaitant légitimement rompre avec une « perspective insulariste »
(p. 34) qui conduit à traiter la prison en elle-même et pour elle-même, le souci exprimé
d’embrasser large aboutit parfois et assez inévitablement à des analyses de très (trop)
haut niveau de généralité. Il manque alors les liens empiriques qui permettraient
d’emporter la décision en décortiquant la mécanique de phénomènes souvent présentés
comme cumulatifs ou découlant en cascade. Ceci est d’autant plus flagrant que ce type
d’énoncés tranche avec la finesse de l’analyse et la précision des données fournies dans
l’ensemble du volume. On trouve ainsi, page 35, cette observation théoriquement
recevable mais empiriquement non étayée : « La prison est le produit du travail des
policiers et des magistrats, des gouvernants et des parlementaires, des journalistes et des
réalisateurs, et même de la société dans son ensemble, à travers cette fiction que l’on
nomme ‘opinion publique’ et les effets de ce qu’on lui fait dire ». Si « le monde carcéral
est ainsi à la fois le reflet de la société et le miroir dans lequel elle se réfléchit » (p. 36), la
difficulté est de documenter empiriquement ce type d’assertion dont le niveau de
généralité est particulièrement élevé. On peut formuler la même remarque concernant
l’analyse opérée de l’inégalité sociale face à la prison : « cette inégalité se joue dans la
construction du problème public, dans l’élaboration de l’arsenal législatif, dans l’activité
de la police et dans le travail de la justice » (p. 133).
9 Au total, Didier Fassin livre dans L’ombre du monde un travail de grande envergure qui
marie, très opportunément, différentes disciplines de sciences sociales au profit d’une
anthropologie morale et politique de la « condition carcérale ».

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AUTHOR
CÉDRIC FRÉTIGNÉ
Professeur à l’Université Paris est Créteil Val de Marne et membre du laboratoire de recherche
REV-CIRCEFT

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