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Sur le chemin du retour, elle ne parvint pas à chasser l’inconnu de son esprit.
Elle repensa à sa taille imposante et s’imagina entre ses bras…Quel effet cela
pouvait-il faire ? Et quel goût avaient ses lèvres ? Pleines et bien dessinées,
elles semblaient inviter au baiser.
« Jayna Ralston, es-tu certaine d’aller tout à fait bien ? se demanda-t-elle. Mais
qu’est-ce qui te prend de penser à des choses pareilles ? Décidément, l’oisiveté
ne te réussit pas… ».
Tout de même, elle n’avait encore jamais fantasmé sur un homme croisé dans
la rue, aussi séduisant soit-il…
Que lui arrivait-il, aujourd’hui ?
« Probablement rien de spécial, se dit-elle en sortant ses sacs du coffre de la
voiture. Je manque d’occupation, voilà tout. »
Lorsqu’elle eut déposé les provisions sur la table et servi leur déjeuner aux
chats, elle se prépara un bol de céréales avec du lait et s’installa sur le canapé
avec un livre. Dès la quatrième page, elle se leva, posa le bol dans l’évier et
jeta un coup d’œil désabusé autour d’elle.
Les premiers jours, cette maison composée d’une seule et immense pièce
l’avait enthousiasmée. Elle avait été séduite par cet espace entièrement ouvert
où un bar séparait la cuisine du salon-salle à manger, tandis qu’une simple
estrade en bois servait à délimiter la chambre à coucher. Mais aujourd’hui, le
charme n’opérait plus. Jayna s’ennuyait trop pour continuer à s’émerveiller
devant la largeur des baies vitrées ou la beauté de la grande cheminée en
pierre. Elle ne pensait plus qu’à partir. Quitter cette maison de rêve et retourner
le plus vite possible dans le monde réel.
« Mon Dieu ! Et dire que je dois encore rester vingt huit jours ici… Mais
pourquoi ? Pourquoi ? »
Elle avait beau s’être posée la question des centaines de fois, elle ne
comprenait toujours pas pourquoi sa tante Rose avait exigé qu’elle vive un
mois dans cette demeure avant de la lui léguer définitivement. Pas plus qu’elle
ne comprenait pourquoi elle lui avait interdit d’apporter du travail. Rose
voulait-elle la faire mourir d’ennui ?
Jayna s’approcha de la baie. Elle n’était ici que depuis deux jours et déjà, elle
devenait folle au point de s’imaginer dans les bras d’un parfait inconnu… A
quoi tout cela rimait-il ? Elle qui avait tout fait pour combattre son
tempérament rêveur et faire face à ses responsabilités, voilà qu’elle se
retrouvait livrée à elle-même, loin de sa famille et de son travail…Et si jamais,
il arrivait quelque chose chez elle ou à son bureau, comment feraient-ils sans
elle ?
N’y tenant plus, elle sélectionna un numéro sur son téléphone et appuya sur la
touche d’appel.
-Cabinet Ralston et Treadwell, Nell Treadwell à l’appareil.
-Bonjour, Nell…
-Ah ! Jayna… je n’attendais plus ton coup de fil aujourd’hui.
-N’ai-je pas appelé tous les jours depuis mon départ ?
-Si, mais jamais aussi tard, répondit Nell.
Jayna jeta un regard autour d’elle, mais elle n’aperçut pas sa montre. Rien
d’étonnant avec le désordre qui régnait dans la pièce !
-Quelle heure est-il ? s’informa-t-elle.
-Ici, presque cinq heures. Je suis heureuse de constater que tu as enfin
oublié l’heure ! Ainsi, tu ne t’es pas rongée d’inquiétude en attendant de
m’appeler ? Qu’as-tu fait d’intéressant ?
Jayna fronça le nez. Elle ne pouvait tout de même pas avouer à son amie
qu’elle avait passé la moitié de la journée assise sur les marches, devant la
maison, à admirer le paysage. Ni qu’elle avait suivi un homme au
supermarché…
-Juste un peu de shopping en ville. Et toi ? Tu vois Wesley, ce soir ?
-Oui, il m’invite au restaurant, répondit Nell, enthousiaste. Il parait qu’il a
quelque chose à fêter…
-Vraiment ? Tu crois que…
-Oh ! J’essaie de ne pas trop y penser. Je serais trop déçue si ce n’était pas
cela …
-Je penserai très fort à toi, promit Jayna. Et surtout, préviens-moi si je dois
me préparer à fêter un mariage !
Nell rit au bout du fil.
-Tu sais que tu seras la première au courant. Mais toi, tu n’as pas profité de
ces vacances pour rencontrer l’homme de ta vie ?
Jayna repensa à l’inconnu croisé au supermarché.
-Si, mais quand je lui ai dit que je ne voulais pas faire le ménage, ni
m’occuper des enfants, et encore moins préparer les repas, il a filé en
courant.
-Tu peux bien te moquer, dit Nell. Le jour où tu tomberas vraiment
amoureuse, tu oublieras toutes tes résolutions et tu passeras volontiers le
reste de ta vie à cuisiner.
Jayna avait toujours pensé qu’elle se marierait un jour, mais elle ne voyait
vraiment pas comment trouver le temps de se consacrer à un homme. Elle avait
déjà suffisamment de responsabilités avec sa carrière et sa famille sans devoir
assumer un mari et des enfants.
-Et au bureau, comment ça se passe ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
-Aucun problème. Tu peux profiter de tes vacances. A propos, qu’as-tu
décidé pour la maison ?
Tante Rose n’avait pas exigé de Jayna qu’elle conserve la maison. Après avoir
passé un mois sur place, la jeune femme pourrait tout vendre si elle le
souhaitait.
-Je ne sais pas encore. Je veux d’abord visiter les alentours.
-Très bien, et profites-en pour t’amuser un peu. Prends exemple sur ton
associée et fais-toi offrir quelques dîners aux chandelles par un jeune
homme irrésistible. Il n’y a rien de meilleur pour le moral.
-J’y penserai. En attendant, salue le jeune homme en question de ma part, et
n’oublie pas de me prévenir s’il y a du mariage dans l’air.
-Promis.
Jayna raccrocha, troublée. Pourquoi avait-elle immédiatement songé à
l’inconnu quand Nell avait parlé d’un dîner aux chandelles ?
« Tout cela est stupide, pensa-t-elle. Un homme me dit trois mots et je ne cesse
plus de penser à lui. Il faut vraiment que je m’occupe… »
Mais que faire ? Elle jeta un regard accablé sur la pièce en désordre. Un peu de
ménage ? Non…Un livre ? Une promenade ? Il était trop tard. Jayna se décida
finalement pour une visite à Monsieur Greenwood, l’homme chargé de
l’entretien de la maison. Cinq kilomètres à pied à travers bois lui feraient le
plus grand bien.
Jim Greenwood aurait pu poser pour un magazine touristique local. Il avait
tout du montagnard typique, des yeux bleu clair, un visage couperosé par le
froid, et un mégot éternellement collé à la lèvre inférieure. Il avait accueilli
Jayna à son arrivée et n’avait pas dissimulé sa désapprobation quand celle-ci
lui avait révélé son âge. Trente ans et toujours célibataire, cela dépassait
l’entendement. Pour un peu, il l’aurait considérée comme une vieille fille.
-A votre âge, vous devriez avoir trois ou quatre beaux enfants. Pourquoi
croyez-vous que Dieu vous ait mis sur terre ? avait-il demandé.
Elle avait eu beau essayé de lui parler de sa carrière et de ses responsabilités,
leurs visions de la vie étaient trop différentes pour qu’ils parviennent à se
comprendre. Heureusement, cela ne les avait pas empêchés de sympathiser et
de discuter plus d’une heure autour d’une tasse de café.
En la voyant arriver, Jim Greenwood sortit sur le pas de la porte.
-C’est gentil de rendre visite au vieux Jim, s’exclama-t-il. Je vous prépare
un petit café ?
Jayna acquiesça et quelques minutes plus tard, elle était assise sur un rocking-
chair, dans la véranda, une tasse de café chaud entre les mains.
-Vous avez un nouveau voisin, annonça soudain Monsieur Greenwood.
-Ah ? Qui est-ce ?
-Un certain Thad Perkins. Il parait qu’il mesure près de deux mètres. Un
véritable géant, à ce qu’on raconte. A propos, vous savez ce qu’on va
bientôt raconter sur vous, au village, si vous continuez à vous habiller
comme ça ?
-Que je lis les lignes de la main et que je me déplace sur un balai, répondit
Jayna, amusée. C’est ça ?
Il hocha la tête en riant.
-Alors, où vit ce Thad Perkins ? reprit-elle, soucieuse de ne pas laisser
dévier la conversation.
-Dans l’ancienne maison des Roberts.
La demeure en question était située derrière celle de Jim Greenwood, dans une
zone où Jayna ne s’était encore jamais rendue.
-Il l’a achetée ?
-Je ne pense pas. En tout cas, je n’ai rien entendu là-dessus en ville.
Pourquoi me demandez-vous cela ?
Jayna voulait savoir si beaucoup de gens étaient intéressés par l’achat d’une
maison de ce côté de la vallée. Après tout, Beaver Creek avec ses pistes de ski,
ses remontées mécaniques et ses restaurants, était situé juste sur l’autre versant.
-Par simple curiosité, répondit-elle.
-Eh bien, si vous êtes si curieuse, vous devriez aller dîner en ville. Sûr que
vous tomberiez sur lui.
-Avec toute la nourriture qu’il a achetée ce matin, cela m’étonnerait. Sa
femme a dû cuisiner toute la journée.
-Parce que vous l’avez vu ce matin ?
Jayna se troubla légèrement.
-Oui…Enfin, je suppose qu’il s’agissait de lui… à cause de la taille. Il
faisait ses courses en ville.
Jim Greenwood se tut un instant, avant de déclarer.
-Ce n’est certainement pas sa femme qui lui fait la cuisine, il n’est pas
marié. Peut-être bien que si vous le lui demandiez, il vous préparerait
quelque chose…
Il conclut sa phrase par un clin d’œil malicieux qu’elle préféra ignorer.
Jayna s’éveilla avant le lever du soleil. Elle était allongée sur les couvertures,
le livre commencé la veille ouvert à côté d’elle, les chats roulés en boule
contre ses jambes.
A peine debout, elle débordait déjà d’énergie et rageait à l’idée de la nouvelle
journée d’inactivité qui l’attendait. Une fois de plus, elle se demanda pourquoi
sa tante lui avait joué un tour pareil. Comme si elle pouvait se permettre de
gaspiller un mois de sa vie.
De mauvaise humeur, elle se dirigea vers le coin cuisine pour préparer du café.
Elle en but une tasse et se sentit plus nerveuse encore. Elle avait envie de
bouger, de s’occuper, de se rendre utile.
« Si ça continue, je vais hurler », se dit-elle en s’emparant des premiers
vêtements qui lui tombèrent sous la main. Il fallait qu’elle sorte, qu’elle
marche.
Le soleil apparaissait à l’horizon quand elle franchit le seuil de la maison. La
forêt était toujours plongée dans l’obscurité, mais Jayna s’engagea tout de
même sous les arbres. Elle suivit un petit sentier tortueux jusqu’à un
escarpement rocheux qu’elle avait découvert lors de sa première promenade
dans la région. De là, on dominait toute la vallée, et le spectacle était
saisissant : la plaine rayonnait sous le soleil levant. L’humidité de la nuit
s’évaporait, transformant les contours de chaque feuille et de chaque brindille
en lignes floues et lumineuses. Jayna s’abandonna un moment à la magie du
panorama avant de se secouer. Elle qui, depuis son adolescence, ne s’était
jamais autorisée la moindre rêverie, voilà qu’elle laissait vagabonder son
esprit après deux jours de vacances. Sa mère n’avait pas tort, elle ne changerait
jamais. Raison de plus pour se surveiller et ne pas s’abandonner à son
imagination alors qu’on avait tant besoin d’elle dans la réalité.
Forte de cette résolution, elle se détournait du paysage quand elle entendit des
aboiements. Elle s’immobilisa un moment et vit deux lévriers qui couraient à
travers bois. Un homme les suivait à grandes enjambées.
Jayna frémit légèrement. Elle l’avait seulement aperçu, mais aucun doute
possible, il s’agissait de l’inconnu de la veille. Thad Perkins, sans doute, se dit
la jeune femme en se rappelant le nom transmis par Jim Greenwood. Des
questions insensées lui traversaient l’esprit, quelles sensations lui
procureraient ces bras immenses et puissants s’ils venaient à l’enlacer ?
Comment réagirait-elle au contact de cette bouche si sensuelle ?
« Mon Dieu, je deviens folle. Où vais-je chercher des questions pareilles ? » se
demanda-t-elle, très inquiète.
Ayant laissé l’homme et les chiens s’éloigner, elle s’apprêtait à quitter le
rocher sur lequel elle était assise quand un grognement l’en dissuada. Arrêtés à
quelques mètres d’elle, les deux lévriers la fixaient, prêts à bondir au moindre
mouvement. Effrayée par leurs crocs, Jayna ne bougea pas.
-Bons chiens, murmura-t-elle, vous n’êtes pas méchants, n’est-ce pas ?
Un grognement sourd lui répondit.
Thad avançait rapidement bien que le terrain fût escarpé. Il avait espéré que
l’exercice lui ferait du bien et délivrerait son corps de la tension accumulée
depuis des mois. Mais après plusieurs kilomètres de marche à travers bois, il
devait s’avouer qu’il se sentait toujours aussi nerveux. Etait-ce vraiment
étonnant ? Il venait à peine d’arriver et déjà, il espérait un miracle. Il faudrait
sans doute plus d’un jour de tranquillité avant que son esprit retrouve la paix.
Les chiens venaient de le quitter pour s’élancer sur un sentier proche et il
perçut un moment leur pelage brillant entre les feuilles. Puis, plus rien. Il ne
put s’empêcher de les envier. Comme il aurait aimé, lui aussi, tout oublier pour
s’abandonner à la joie d’un matin ensoleillé, suivre la trace d’un lièvre et
courir comme un fou après tout ce qui bouge. Le monde des chiens se
composait d’odeurs, de gamelles bien remplies et d’amitié, alors que celui des
hommes était peuplé de regrets, de haines et de rêves brisés.
Thad allongea le pas en entendant les lévriers aboyer. Il vit d’abord une femme
immobile, assise sur un rocher. Les chiens la menaçaient de leurs crocs. La
pauvre devait être terrorisée. Il maudit son ami Adam de les avoir dressés
ainsi.
-Bandit, Rex, au pied ! ordonna-t-il en arrivant à leur hauteur.
Les deux lévriers vinrent s’assoir près de lui, calmés mais méfiants. Thad
pensa qu’il demanderait à Adam de les reprendre, il appréciait leur compagnie
mais il n’avait pas envie de les surveiller à chaque promenade.
N’osant toujours pas bouger, Jayna détailla l’homme qui lui faisait face. Elle
remarqua que tous ses vêtements étaient neufs. Avec son allure d’athlète et ses
longues jambes musclées moulées dans un jean, il aurait presque pu sortir d’un
catalogue de mode masculine. Lui aussi devait être en vacances ici, à la
différence qu’il avait tout prévu pour son séjour, alors qu’elle s’était contentée
de fourrer quelques vêtements dans son sac avant de partir.
Thad retint un soupir en voyant les immenses yeux verts de la jeune femme
l’examiner des pieds à la tête. Il aurait voulu lui tendre la main pour l’aider à
se relever, mais il connaissait trop l’effet que faisait sa taille sur certaines
personnes pour risquer un geste. Maintenant, elle avait sûrement bien plus peur
de lui que des chiens.
-Je suis désolé, s’excusa-t-il. Les chiens vous ont fait mal ?
Jayna redressa les épaules, vindicative.
-Non, mais vous ne devriez pas les laisser courir librement dans la forêt.
Beaucoup de gens se promènent par ici.
Thad faillit sourire à ce reproche. Si elle avait peur de lui, elle le cachait bien.
-Je m’en souviendrai, promit-il. Encore désolé de vous avoir effrayée.
Il se retourna, prêt à partir, et Jayna ne put s’empêcher de le suivre des yeux
tandis qu’il enjambait la barrière de bois qui fermait le sentier. Les muscles
puissants de ses jambes jouaient sous la toile du jean. Thad pivota et surprit son
regard. Jayna se releva immédiatement, brossant inutilement les genoux de son
jean, la tête anormalement baissée pour dissimuler la rougeur de ses joues.
-Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés ? dit-il.
-Oui, hier.
La jeune femme eut le cœur serré en pensant qu’il l’avait déjà oubliée. Etait-
elle si différente de la veille ? Probablement pas, mais elle ne lui avait pas fait
assez d’effet pour qu’il se souvienne d’elle.
Thad s’assit à ses côté. Il l’avait reconnue dès le début. Comment aurait-il
oublié ce regard de jade et ce corps d’amazone ? Même vêtue d’un simple jean
et d’un polo comme aujourd’hui, elle restait la femme la plus attirante qu’il ait
jamais rencontrée. Mais il n’avait aucune envie de le lui montrer.
-Pardonnez-moi, mais je ne me souviens pas à quelle occasion.
-La diseuse de bonne aventure, cela ne vous rappelle rien ?
Le soleil exaltait les nuances auburn des cheveux de Jayna. Sans doute à cause
du maquillage, il n’avait pas remarqué la veille les minuscules taches de
rousseur qui lui parsemaient le nez.
-Et vous, vous êtes Thad Perkins, continua Jayna.
Thad ne put réprimer un sursaut en l’entendant prononcer son nom. Ce qui
l’avait séduit dans l’offre d’Adam, c’était la certitude d’être anonyme et
tranquille, et voilà qu’à peine installé dans la maison, il rencontrait quelqu’un
qui connaissait son nom.
-Vous savez comment je m’appelle ?
Elle lui lança un sourire malicieux.
-N’oubliez pas que je suis un peu voyante.
-Allons, vous vous êtes renseignée en ville.
-Pas du tout. C’est une boule de cristal qui m’a tout appris. Elle m’a
également dit que vous habitiez l’ancienne maison des Roberts.
Thad se souvint alors qu’il avait donné son nom à Monsieur Greenwood,
l’homme qu’Adam employait pour l’entretien de la maison. Sans doute,
Greenwood avait-il parlé. Tout se sait si vite dans les petites villes !
-Et que vous a-t-elle appris d’autres, s’enquit-il, soucieux de savoir ce
qu’on disait de lui en ville.
-Rien. D’ailleurs, ma morale personnelle m’interdit de me montrer plus
indiscrète sans l’autorisation de l’intéressé.
-J’ignorais que les diseuses de bonne aventure avaient une morale aussi
stricte. Mais je suis tout de même flatté que votre boule de cristal vous ait
parlé de moi.
Il rit, faisant apparaitre des dents éclatantes. Jayna savait qu’elle n’aurait pas dû
le fixer aussi intensément, mais elle ne pouvait s’en empêcher. Filtrant à travers
le feuillage des arbres, le soleil jouait sur les lignes fermes du visage de Thad
Perkins, donnant des reflets bleutés à ses cheveux de jais. Il appuya les bras sur
ses genoux, faisant saillir les muscles des épaules sous le tee-shirt immaculé.
Jayna se força à détourner le regard. Elle devait absolument chasser les idées
folles qui tournaient dans sa tête.
-La vue est magnifique, fit-il observer après un silence. Vous venez souvent
par ici ?
-C’est la seconde fois. Je trouve que c’est un endroit merveilleux pour
s’assoir et rêver.
-Et à quoi rêvent les diseuses de bonne aventure ?
-Oh ! A beaucoup de choses, répondit-elle, évasive.
-Je suppose que vous lisez aussi l’avenir dans les lignes de la main et le
marc de café.
Jayna le regarda, surprise par la question. Avait-il entendu les rumeurs qui
couraient sur elle en ville ?
-Oui, mais je préfère les lignes de la main, dit-elle en souriant. C’est
beaucoup plus précis.
-Et bien sûr, vous fabriquez des philtres d’amour. Car vous êtes aussi un peu
sorcière, n’est-ce pas ?
Cette fois, elle rit franchement.
-Oui, mais seulement les jours de pleine lune. Auriez-vous posé des
questions sur moi en ville, par hasard ?
-Moi ? Absolument pas ! Ce n’était qu’une supposition. A propos,
accepteriez-vous de lire dans les lignes de ma main ?
Chapitre 2
Jayna regarda la paume que Thad lui tendait. Que faire maintenant ? Continuer
le jeu ?
-Mes pouvoirs ne sont pas à leur apogée, aujourd’hui, expliqua-t-elle. Il
vaudrait mieux le faire une autre fois.
-Le vendredi est votre jour de repos et le samedi, vos pouvoirs sont
affaiblis. Franchement, je me demande si votre réputation n’est pas un peu
surfaite.
Les yeux de Thad brillaient de malice. Jayna décida de relever le défi.
-Très bien, déclara-t-elle en tendant sa paume ouverte à son tour.
Thad la considéra d’un air surpris.
-Auriez-vous oublié qu’il faut mettre un peu d’argent dans la main des
diseuses de bonne aventure pour que leurs pouvoirs se mettent en route ?
Il sourit, plongea la main dans la poche de son jean et en sortit quelques pièces
de monnaie. Jayna les prit, notant qu’elles étaient encore imprégnées de la
chaleur du corps de l’homme. Troublée, elle les contempla un moment en
silence.
-Ce n’est pas assez ? s’enquit-il.
-Je m’en contenterai.
Et maintenant, que dire ? Thad arborait un sourire narquois. De toute évidence,
cette comédie l’amusait. Jayna se rassura en songeant qu’il était probablement
plus intéressé par le jeu lui-même que par le contenu de ses prédictions.
Elle prit la main qu’il lui tendait, et reçut un véritable choc électrique. Ses
doigts se mirent à trembler et, pendant un instant, elle ne put penser qu’à la
chaleur de cette main dans la sienne. C’était une main large et puissante, dont
les doigts soignés étaient visiblement plus habitués à tenir un stylo qu’un outil.
-Alors, que voyez-vous ? interrogea-t-il, brisant le cours de ses pensées.
Elle traça de l’index une ligne imaginaire sur la paume de Thad.
-Votre vie sera longue et heureuse. Vous aurez très peu de soucis, et l’argent
ne sera jamais un problème pour vous.
Thad l’interrompit d’un rire cynique. Jayna leva les yeux vers lui et s’étonna
de rencontrer de l’amertume dans son regard brun. Qu’avait-elle dit pour
provoquer cette réaction ? Peu importait, ce qui comptait maintenant, c’était de
le lui faire oublier.
-Nous parlons de l’avenir, Monsieur Perkins, précisa-t-elle. Pas du passé.
-Vous avez raison, acquiesça-t-il. Dites-moi tout sur la vie merveilleuse qui
m’attend.
-Voyons, que nous révèle cette ligne-là ? poursuivait-elle en suivant un
nouveau tracé. Vos rêves secrets et vos vœux les plus chers seront tous
exaucés. Vous trouverez ce que vous êtes venu chercher ici. Et vous
deviendrez célèbre, aussi.
Voulait-il devenir célèbre ? Elle leva les yeux vers lui et s’aperçut que son
regard était de nouveau troublé. Qu’avait-elle dit pour le blesser ainsi ?
Lentement, elle suivit une troisième ligne sur sa paume. Jamais elle n’aurait
imaginé éprouver un tel plaisir à toucher une main. Il y avait quelque chose de
fascinant dans ce contact. Elle aurait aimé rester ainsi pendant des heures.
-Et l’amour ? demanda-t-il. Rencontrerai-je un jour le grand amour ?
Jayna tressaillit. Pourquoi cette question la troublait-elle tant ?
-Vous vivrez une grande histoire d’amour, affirma-t-elle. Des dizaines de
femmes rêveront de vous, mais vous n’en regarderez qu’une seule.
-Voilà qui est intéressant. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur elle ?
-Non, pas pour l’instant. Tout ce qui la concerne sera révélé en son temps.
Doucement, il retira sa main, caressant légèrement les doigts de la jeune
femme au passage.
-Je suis sûr que vous en savez beaucoup plus sur le sujet que vous ne voulez
l’avouer, déclara-t-il en souriant.
Il avait parlé sur le ton de la plaisanterie mais une étrange lueur dans son
regard fit vibrer tout le corps de Jayna. Que signifiait cette phrase ? Avait-il
perçu le trouble qui s’emparait d’elle chaque fois qu’il s’approchait un peu
trop près ? Dans ce cas, elle devait immédiatement se ressaisir. Elle n’était pas
le genre de femme à se laisser dominer par ses pulsions.
-Et comment vous appelle-t-on, petite sorcière ? Mélisande ou Esméralda ?
Elle hésita, ne voulant pas accroitre leur intimité.
-Les sorcières ne révèlent jamais leur nom à des inconnus, répondit-elle en
s’éloignant légèrement de lui. Elles craignent que cela leur donne un
pouvoir sur elles.
-Vous ferais-je peur à ce point ?
Jayna baissa les yeux sans répondre. Thad Perkins ne lui faisait pas seulement
peur, il la terrifiait. Elle avait eu quelques liaisons auparavant, mais jamais elle
n’avait ressenti une telle attirance pour un homme. Elle frémit quand Thad
posa la main sur la sienne.
-Pourquoi tremblez-vous ? Vous n’avez rien à craindre.
Ce n’était pas la crainte qui la faisait trembler, mais plutôt cette étonnante
chaleur qui se dégageait de Thad, la profondeur de sa voix quand il lui parlait,
ou encore cette lueur qui brillait au fond de ses prunelles quand il la regardait
comme en ce moment. Elle sentait que s’il avait esquissé le moindre geste, elle
n’aurait pu lui résister.
-Je n’ai pas peur, assura-t-elle en songeant qu’il aurait été plus convaincant
de cesser de trembler. Vous savez, vous n’êtes pas tellement effrayant.
-Vous dites ça parce que vous me voyez en plein jour, répondit-il en
plaisantant. Mais imaginez que vous m’ayez rencontré en pleine nuit dans
une allée sombre.
Sans doute ne se serait-elle pas sentie très rassurée, en effet. Mais ici, en plein
soleil, elle savait qu’elle n’avait aucune raison de le craindre. Du moins,
physiquement. Il y avait trop de douceur, trop de sensibilité dans son regard
pour qu’il pût lui faire le moindre mal.
Thad regarda la main qu’il tenait toujours dans la sienne. Fine et longue, elle
reflétait toute la délicate beauté de sa propriétaire. Il pouvait sentir l’énergie
qui émanait d’elle passer dans sa propre main et se répandre dans son corps
aussi sûrement que l’aurait fait un philtre d’amour. En cela, cette jeune
personne était une véritable sorcière. Thad se demanda comment elle réagirait
s’il la prenait dans ses bras. Il pouvait déjà sentir ses lèvres chaudes et sucrées
sous les siennes. Leur contact serait enivrant comme une drogue.
Il se souvint alors des raisons de sa retraite solitaire dans la région. Il était
venu pour oublier toutes les tromperies et les laideurs de la société, et ne plus
jamais s’engager dans ces relations vouées à l’échec qui n’apportaient que
chagrins et rancœurs. S’il succombait au charme envoûtant de cette femme, il
aurait parcouru tous ces kilomètres pour rien. Jamais, il ne trouverait la paix
qu’il était venu chercher. Et ça, il ne le voulait pas.
Lentement, il se releva, lâchant à regret la main de Jayna.
-Je dois partir, belle ensorceleuse, dit-il en lui caressant la joue du bout des
doigts.
Elle avait une peau douce comme la soie.
Il siffla pour appeler les chiens et s’éloigna rapidement dans le sous-bois sans
se retourner.
Assise sur le rocher, Jayna demeura immobile. Elle ne comprenait rien à ce qui
s’était passé. Pourquoi Thad Perkins s’était-il éclipsé si soudainement ?
Qu’avait-elle dit ou fait pour le faire fuir ainsi ? A moins qu’elle se soit
trompée…Peut-être avait-elle tout imaginé ? Ils avaient simplement parlé un
moment ensemble, comme deux voisins qui se rencontrent au petit matin, et
Monsieur Perkins était rentré chez lui parce qu’il était tard. Cette attirance, ce
magnétisme qu’elle avait ressentis entre eux n’avait jamais existé. Déstabilisée
par deux longues journées d’ennui, elle avait tout inventé. D’ailleurs, comment
un courant aussi puissant aurait-il pu passer entre deux personnes qui ne se
connaissaient pas du tout ?
*
* *
De retour chez elle, Jayna jeta son sac sur le lit, abandonna ses chaussures au
milieu de la pièce, et se laissa tomber sur le canapé. Elle se sentait
complètement vidée. Inutile. Molle. Des tasses et des verres sales traînaient un
peu partout dans la maison. Sur la table, une boîte de fromage vide et des
miettes témoignaient du peu d’attention qu’elle portait au ménage depuis son
arrivée. Elle se leva à regret et entreprit de ramasser la vaisselle sale qu’elle
déposa dans l’évier. En profiterait-elle pour tout laver ? Pour faire un peu de
rangement ? Elle poussa un soupir de découragement. Non, elle n’en avait
décidément pas envie. Depuis des années qu’elle habitait seule dans son petit
appartement, elle avait pris l’habitude de vivre comme elle l’entendait. Chez
elle, pas de jour fixe pour le ménage ou la vaisselle. Pas d’heures non plus
pour les repas, réduits le plus souvent à un simple sandwich. La vie comportait
suffisamment de contraintes sans qu’elle s’en impose d’autres sous son propre
toit.
Après avoir tourné en rond pendant dix bonnes minutes, Jayna se décida à agir.
Elle avait besoin de s’occuper, de se distraire de ces stupides et inutiles
vacances. D’abord, prendre une douche et se laver les cheveux. Ensuite, elle
aviserait.
Attrapant au passage une serviette de toilette sur le canapé, Jayna se dirigea
vers la salle de bains installée derrière la maison. Elle pesta contre le jet
successivement bouillant et glacé de la douche détraquée, et s’essuya
rapidement avant de sortir pour faire sécher ses cheveux au soleil.
L’après-midi s’annonçait radieux, et elle se demanda si elle visiterait encore
les environs ou si elle se rendrait chez Monsieur Greenwood. Finalement, elle
opta pour la seconde solution. Elle en profiterait pour demander au vieil
homme de passer jeter un coup d’œil sur la chaudière de la salle de bains.
*
* *
Une heure plus tard, Jayna trouvait Jim Greenwood dans son potager. Il
s’arrêta de travailler en l’apercevant et s’appuya sur le manche de sa bêche.
-Bonjour. Comment va le jardin ? s’enquit Jayna.
-C’est bientôt fini pour cette année, répondit-il.
Il la regarda bizarrement et cracha sur le sol avant d’ajouter d’un ton anodin.
-Ce Monsieur Perkins, il a posé des questions sur vous en ville. Il a pas
vraiment dit votre nom, mais moi, j’ai tout de suite compris de qui il parlait.
-Ah bon ? Et qu’a-t-il demandé ?
« Et où ? Quand ? Comment ? Et quel air avait-il ? ». Autant de questions
qu’elle aurait posées, si elle n’avait craint que le vieux Greenwood ne
remarque son trouble.
-C’était chez le quincailler, commença ce dernier. On parlait Jack, Pete et
moi, quand il est entré. Un véritable géant, ce gars-là. D’ailleurs, vous le
savez, non ?
Elle hocha la tête en silence.
-Il voulait une hache et une scie, reprit Jim Greenwood. Il a sûrement
l’intention de couper du bois pour l’hiver. Faut dire que ce sera plus très
long maintenant, avant que le froid arrive.
Il resta un moment silencieux, son regard expert fixé sur le ciel. Quand il posa
de nouveau les yeux sur Jayna, il semblait avoir oublié le fil de la discussion.
-Un petit café ? demanda-t-il avec un clin d’œil.
-Avec plaisir.
De toute évidence, le vieil homme prenait un malin plaisir à la faire attendre. Il
savait qu’elle mourait d’envie d’en savoir davantage et il avait l’intention de
faire durer le plaisir.
Jayna le suivit jusqu’à la véranda et accepta en souriant la large tasse en terre
qu’il lui tendit. Chez Jim Greenwood, il y avait toujours du café au chaud pour
un visiteur inattendu.
-Où en étais-je ? demanda-t-il innocemment.
-Vous me parliez de Monsieur Perkins. Vous disiez l’avoir rencontré chez le
quincailler.
-Ah oui, c’est ça. Et je vous parlais de l’hiver, probablement un des plus
froids de l’année. Ferait pas bon pour une femme seule comme vous d’être
dans la région à ce moment-là.
-Alors, Monsieur Greenwood, s’impatienta Jayna, que s’est-il passé chez le
quincaillier ?
Le vieux Jim rayonnait. Il avait enfin obtenu ce qu’il voulait, elle avait posé la
question.
-Jack s’est levé pour le servir et il lui a demandé s’il voulait autre chose.
Alors là, le gars, il l’a remercié bien poliment, disant que ça irait pour le
moment puis, juste avant de sortir, il s’est retourné et nous a demandé si on
connaissait pas une diseuse de bonne aventure qui habitait dans le coin.
Nous, on s’est regardés sans comprendre, enfin surtout Jack et Pete, parce
que moi, je me doutais bien qu’il parlait de vous. Je me souvenais encore
des vêtements que vous portiez vendredi.
Il s’interrompit pour terminer son café.
-Vous en reprendrez bien un autre ? demanda-t-il en quittant son siège.
Jayna bouillait intérieurement. Combien de temps allait-il encore la faire
languir ?
Il se dirigea vers la cuisine, revint avec deux autres tasses de café fumant et se
rassit pour poursuivre son récit.
-Le Jack, il m’a même fait signe que le pauvre gars devait être
complètement cinglé pour poser des questions pareilles, reprit-il. Moi, j’ai
rien dit, mais eux, ils lui ont répondu qu’ils avaient jamais entendu parler
d’une diseuse de bonne aventure par ici. Alors, le gars a dit que c’était peut-
être plutôt une sorcière ou quelqu’un dans ce genre. M’est d’avis qu’il
voulait plaisanter, mais cette fois, Jack et Pete l’ont vraiment pris pour un
fou. Si vous aviez vu les yeux qu’ils faisaient en le regardant sortir.
Jayna ne put s’empêcher de rire à l’évocation de cette scène. Tout le village
devait être au courant. Et elle eut une bouffée de joie en pensant que Thad
Perkins avait bravé le ridicule dans l’unique espoir d’apprendre quelque chose
sur elle. Si elle ne s’était pas retenue, elle aurait sauté au cou du vieux Jim
Greenwood.
Celui-ci la dévisageait en silence. Maintenant, c’était à lui d’essayer d’en
apprendre davantage.
-Qu’est-ce que vous lui avez fait à ce Perkins, pour qu’il interroge tout le
village sur vous ?
-Rien, répondit-elle en riant. Je lui ai simplement lu les lignes de la main et
prédit qu’il deviendrait riche et célèbre et rencontrerait la femme de ses
rêves.
-Dans ce cas, pas étonnant qu’il ait cherché à savoir qui vous étiez. Si une
femme m’avait dit ça quand j’étais plus jeune, sûr que je l’aurais pas laissée
filer. Tiens, quand j’ai rencontré ma pauvre Martha, par exemple, j’ai tout
de suite su que c’était elle. Eh bien, je l’ai pas lâchée jusqu’à ce qu’elle
m’épouse. Et c’est sûrement ce que j’ai fait de mieux dans toute ma vie.
Il hocha lentement la tête en silence.
-Ce Perkins, reprit-il après un moment, il ferait bien de faire pareil s’il veut
pas perdre la femme de ses rêves.
Gênée, Jayna se leva.
-Il est tard, Monsieur Greenwood. Il faut que je vous quitte si je veux rentrer
avant la nuit.
Jim Greenwood la raccompagna jusqu’au jardin. Avant de revenir vers la
maison, il leva les yeux vers le ciel.
-L’hiver va commencer tôt, cette année. Vous seriez mieux avec un homme
pour s’occuper de vous et de la maison. On a moins froid à deux.
Ignorant ce commentaire, Jayna se souvint alors de l’objet de sa visite.
-Au fait, Monsieur Greenwood, pourriez-vous venir jeter un coup d’œil sur
ma chaudière ? Elle ne fonctionne plus très bien.
-Comme tout ce qui est trop vieux. Enfin, ça me fera plaisir de passer chez
vous demain, j’en profiterai pour vous apporter du bois pour votre
cheminée. C’est pas vous qui allez en couper toute seule, hein ?
Une bouffée de tendresse envahit Jayna. Décidément, Monsieur Greenwood
était charmant, sa Martha avait dû vivre de merveilleuses années auprès de lui.
-Monsieur Greenwood, sachez que Thad Perkins ne s’intéresse pas plus à
moi que moi à lui, déclara-t-elle encore. Nous ne pouvons tout de même pas
tomber dans les bras l’un de l’autre, simplement parce que nous sommes les
deux seuls célibataires de la région.
-Et pourquoi pas ? On est toujours mieux à deux devant un dîner ou un bon
feu. Et Perkins aurait pas risqué de se ridiculiser devant tout le village si
vous l’intéressiez pas.
En revenant chez elle, Jayna repensa à sa conversation avec Jim. N’avait-elle
pas menti en déclarant qu’elle n’éprouvait pas d’intérêt particulier pour Thad
Perkins ? Si cela était vrai, pourquoi sentait-elle encore la chaleur de sa main
dans la sienne ? Pourquoi voyait-elle son visage chaque fois qu’elle fermait les
yeux ?
Elle secoua la tête. Sans doute, aurait-elle déjà oublié Thad Perkins si elle
l’avait rencontré dans des circonstances normales. Seule son oisiveté forcée
était la cause de tout cela.
Le téléphone sonnait. Jayna mit un certain temps avant de s’en rendre compte et
d’émerger de ses rêves. Qui pouvait l’appeler aussi tôt ? Elle hésita un moment
à répondre, puis se décida finalement.
-Jayna, je te réveille ?
-Nell ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Quelle heure est-il ? Le soleil est à
peine levé.
Jayna était restée un long moment à contempler les étoiles avant de rentrer se
coucher. Puis, elle avait passé plusieurs heures à se retourner dans son lit avant
de trouver le sommeil et de rêver de Thad Perkins. Il lui caressait la joue
quand la sonnerie du téléphone l’avait réveillée.
-Il est sept heures, précisa Nell. Je suis désolée, d’habitude, tu es toujours
debout à six heures.
-Il faut croire que ces quelques jours de vacances m’ont déjà transformée.
Je fais des choses bizarres ces temps-ci.
« Comme rêver que je suis dans les bras d’un homme que je connais à peine »
songea-t-elle.
-Mais dis-moi, pourquoi m’appeler aussi tôt ?
La voix de Nell devint aiguë, excitée.
-Jayna, Wesley m’a demandé de l’épouser. Hier soir. Je suis tellement
heureuse, tu n’imagines même pas.
Jayna s’assit dans le lit, souriante. Nell attendait cela depuis si longtemps.
-Je suis si contente pour toi. Raconte-moi comment ça s’est passé, je veux
tous les détails.
-Tous ? Non, je ne crois pas, s’exclama Nell en riant.
Elle n’en omit pourtant que très peu en racontant sa soirée à son amie.
-On se croirait dans un roman, commenta Jayna avec tendresse. Je voudrais
tant fêter ça avec toi. Au lieu de ça, je suis bloquée à des milliers de
kilomètres, dans un coin où je n’ai rien à faire.
-Ne t’inquiète pas, je ne suis pas encore mariée. Nous aurons tout le temps
de faire la fête à ton retour. Que dirais-tu d’une noce à Noël ? Tu seras mon
témoin, bien sûr.
Bientôt, les deux amies raccrochèrent sur la promesse de se rappeler dans un
ou deux jours.
Jayna demeura un long moment immobile, les couvertures ramenées sur ses
épaules nues. Elle avait toujours adoré sa tante Rose mais aujourd’hui, elle lui
en voulait énormément. A cause de ce stupide testament, elle allait encore
passer la journée à ne rien faire au lieu de rejoindre sa meilleure amie pour
partager sa joie.
Finalement, poussée par les miaulements des chats affamés, elle se leva.
Monsieur Greenwood avait raison, l’hiver était arrivé et le froid avait envahi
la maison. Assise devant la cheminée éteinte, un café bouillant entre les mains,
Jayna se remémora les remarques du vieil homme sur les dîners à deux devant
un bon feu.
Le visage fouetté par l’air frais de cette fin d’après-midi, Thad avançait
rapidement vers l’endroit où il avait rencontré Jayna. Depuis, pas un jour ne
s’était passé sans qu’il se rende sur cet escarpement rocheux pour admirer le
paysage. Aujourd’hui encore, il s’arrêta avant de déboucher dans la clairière,
se demandant si la jeune femme y serait. Tiraillé entre le besoin de la revoir et
la peur de s’engager, il n’avait rien tenté pour entrer en contact avec elle, mais
elle l’obsédait. Jour et nuit, il ne cessait de voir son visage. Qu’est-ce qui
l’attirait tant chez cette femme ? Sa beauté ? Sa sensualité ? Cette profonde
tendresse qu’il avait cru déceler dans ses prunelles de jade ?
Soudain, Thad se figea. Elle était assise face au panorama, là où il l’avait
laissée la dernière fois.
-Je suis heureux que vous soyez revenue, déclara-t-il sans avancer.
Jayna tressaillit en reconnaissant la voix grave et chaude qui lui parlait. Elle se
retourna lentement, tentant de maîtriser son cœur qui cognait dans sa poitrine.
-Bonjour, Monsieur Perkins
« Mon Dieu ! Et dire que je voulais me convaincre être venue ici par hasard. Il
faut absolument que je me calme. Il ne doit surtout pas voir que je tremble »
-On m’a dit que vous aviez posé des questions sur moi en ville, reprit-elle,
le regard fixé sur la vallée en contrebas.
-Encore votre boule de cristal ?
Elle aurait voulu se lever, se tourner vers lui, mais elle avait peur de
rencontrer son regard. Ce n’était pas le moment de perdre son sang-froid.
-Plutôt Jack le quincailler et ses amis, répondit-elle. Ils vous prennent pour
un original, vous savez. Par ici, les gens ne croient pas aux sorcières.
-Comment avez-vous entendu parler de ça ? s’étonna-t-il. Ce sont eux qui
vous l’ont dit ?
-Non, n’oubliez pas que je finis par tout savoir.
Jayna l’entendit se rapprocher et sentit son regard sur sa nuque.
-A propos, outre les araignées et les crapauds, les sorcières ont-elles des
goûts particuliers pour la nourriture ?
-Non, dit-elle, surprise. En tout cas, rien qui ne se trouve au supermarché.
-Tant mieux, déclara-t-il en s’asseyant à côté d’elle. Car là où je veux vous
emmener, les cuisiniers sont très traditionnels. Vous êtes libre ce soir ?
Jayna ne répondit pas immédiatement. Cette invitation à dîner la mettait mal à
l’aise. Non, elle ne pouvait accepter. Elle voulait bien parler, plaisanter, mais
pas plus.
-Non, répondit-elle, catégorique.
-Alors, un autre soir ?
-Non plus, Monsieur Perkins. Je crois que ce serait une erreur.
Jamais erreur n’avait été plus séduisante. Jayna avait tant besoin d’être
rassurée, aimée, courtisée. Elle aurait tant voulu en savoir plus sur cet homme
qui la hantait. Mais elle ne pouvait prendre le risque de passer une soirée avec
lui. Thad Perkins était beaucoup trop attirant pour qu’elle soit sûre de pouvoir
lui résister.
Il n’insista pas, se demandant un instant s’il était déçu ou soulagé de cette
réponse négative. Sérieusement, il l’observa. Sa resplendissante chevelure
auburn offrait un contraste saisissant avec ses vêtements sombres.
-Vous avez l’air très triste, aujourd’hui, fit-il observer. Qu’est-ce qui ne va
pas ?
Chapitre 3
Jayna haussa les épaules avec lassitude.
-Rien d’important, sinon que je n’ai pas envie d’être ici.
-Pourquoi ?
Thad la fixait avec une telle intensité qu’elle détourna les yeux.
-Ma meilleure amie va se marier, expliqua-t-elle. Elle me l’a annoncé ce
matin et, au lieu de fêter cela avec elle, je me retrouve coincée ici avec deux
chats.
-Pourquoi ne pas rentrer chez vous si rien ne vous retient ici ?
Elle avait les larmes aux yeux. Pendant des jours, elle avait eu besoin de se
confier à quelqu’un et la compréhension, la compassion dont Thad faisait
preuve à son égard la bouleversaient.
-Ma tante m’a légué cette maison en spécifiant que je devais l’habiter
pendant un mois avant de décider si je voulais la vendre ou la garder. Mais
je n’ai rien à faire et je m’ennuie à mourir. Et voilà que Nell m’apprend
qu’elle va se marier.
L’émotion colorait les joues de Jayna. Elle luttait pour ne pas pleurer contre
l’épaule de Thad. Mais que lui arrivait-il ? Elle, qui ne révélait jamais rien de
ses émotions profondes, comment pouvait-elle se laisser aller ainsi devant un
inconnu ?
Effrayée par ses propres réactions, elle voulut partir et se leva. Dans sa hâte,
elle n’aperçut pas la racine qui sortait de terre à ses pieds. Perdant l’équilibre,
elle serait tombée si deux bras puissants ne l’avaient retenue à temps.
-Attention, s’écria-t-il.
Il la serrait contre lui et son sang bouillonnait dans ses veines au contact de ce
corps féminin si souple.
Jayna était comme hypnotisée. La chaleur de Thad, sa taille hors du commun,
la force et la douceur de ses bras lui procuraient une sensation de bien-être
qu’elle n’avait encore jamais connue. La tête appuyée contre le large torse, elle
se sentait à la fois fragile et protégée.
Elle leva ses yeux vers le visage de l’homme qui l’étreignait et fixa les lèvres
sensuelles. Elle imagina cette bouche sur la sienne, et un délicieux frisson
glissa le long de son dos. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Thad se pencha
doucement vers elle.
Alors, elle se raidit et se dégagea brusquement.
-Pardonnez-moi…, balbutia-t-elle, mais je dois partir. Je…je ne suis pas
d’une compagnie très agréable, aujourd’hui.
-Restez, s’il vous plait.
Thad avait murmuré ces mots dans un souffle. Elle s’immobilisa, touchée par
la douceur de cette voix. Le regard de Thad s’accrocha au sien et ils
demeurèrent ainsi un long moment, incapables de prononcer une parole. Il
aurait suffi d’un pas pour qu’ils se touchent. Thad brûlait de s’emparer de ces
lèvres tièdes et humides, de serrer de nouveau ce corps ravissant contre le sien.
Mais il ne fit pas un geste. Une lueur dans le regard de Jayna, un tressaillement
de ses épaules, l’en empêchèrent.
-Vous tremblez, petite sorcière. Je vous fais peur ?
Elle fit non de la tête. Non, Thad Perkins ne lui faisait pas peur. Malgré sa
taille, sa force évidente, elle savait qu’il ne lui ferait jamais de mal. Jayna
n’avait peur que d’elle-même, du désir violent qui la poussait vers cet homme
qu’elle connaissait à peine.
-Je m’en veux de vous avoir ennuyé avec mes problèmes, dit-elle.
-Je vous en prie, ne vous excusez pas. On a parfois besoin de se confier
librement à quelqu’un, et je suis flatté que vous m’ayez choisi.
Thad remarqua qu’elle venait de faire un pas en arrière. Comme elle semblait
fragile, ce matin, à la fois enfantine et si féminine. Il suivit discrètement du
regard les courbes parfaites de son corps et se sentit de nouveau envahi par le
désir.
S’efforçant de refouler sa passion, il fit un petit sourire tendre à Jayna, et se
rassit sur le sol, le regard tourné vers la vallée. Il fallait qu’il la rassure.
-Pourquoi votre tante vous a-t-elle imposé une telle condition ? demanda-t-
il sans la regarder.
-Je l’ignore, elle-même ne venait jamais ici. C’est du moins ce qu’a dit le
voisin chargé de l’entretien de la maison. D’ailleurs, j’imagine mal tante
Rose dans ce coin perdu, elle qui adorait la société et le confort.
Thad savait qui était chargé de l’entretien de la maison de Jayna. Ce Jim
Greenwood lui avait remis les clés de chez Adam. Bavard impénitent, le vieil
homme s’était d’ailleurs empressé de lui fournir une foule de renseignements
sur sa jeune voisine. Et il avait bien précisé qu’elle était célibataire et n’avait
reçu aucune visite depuis son arrivée. Greenwood avait-il l’intention de jouer
les entremetteurs ?
-Ainsi, vous êtes bloquée ici contre votre gré, et votre meilleure amie se
prépare à se marier, résuma Thad.
-Oui, c’est complètement idiot, n’est-ce pas ?
-Qu’est-ce qui est idiot ? De rester ici ou de se marier ?
Pour la première fois, Jayna sourit.
-Les deux.
-Je croyais que vous étiez contente pour votre amie. Ferait-elle une erreur ?
Elle revint vers le rocher et s’assit près de Thad, son envie de fuir ayant
totalement disparu.
-Je suis sûre qu’elle sera très heureuse. Du moins au début.
-Au début ?
-Oui, il ne faut pas se faire d’illusions. Regardez autour de vous, tout le
monde divorce après quatre ou cinq ans de vie commune, et les rares qui ne
le font pas le regrettent toute leur vie. Pourquoi serait-ce différent pour
Nell ?
Thad continua à éviter le regard de Jayna, surpris qu’une femme jeune et jolie
puisse être aussi désabusée ?
-Avez-vous déjà été mariée ?
Elle eut un bref éclat de rire.
-Oh, non. J’ai parfois un comportement irréfléchi mais je n’ai pas encore
commis cette folie.
-Pour certaines personnes, c’est une folie de vivre seul, fit-il remarquer.
-Parce que la plupart des gens craignent la solitude. Ils préfèrent se disputer,
se faire mal à longueur de journée plutôt que d’affronter seuls le temps qui
passe.
-Vous semblez très amère pour votre âge.
-Pas amère, réaliste. Et je suis déjà assez vieille pour savoir que l’amour
éternel n’existe pas.
Thad ne croyait pas, lui non plus, à l’amour éternel. Pourtant, entendre ses
propres idées énoncées par Jayna le mettait mal à l’aise. Pire, cela l’attristait. Il
aurait voulu savoir ce qui lui était arrivé, quel malheur, quelle souffrance
l’avaient rendue aussi désenchantée. Mais il redoutait de l’effrayer par des
questions trop indiscrètes.
-Si je comprends bien, vous craignez plus la vie en commun que la solitude,
déclara-t-il.
Jayna se raidit. N’était-elle pas allée un peu trop loin ? Elle venait de se confier
à cet homme comme s’il s’agissait d’un vieil ami. Pourquoi lui avait-elle
donné ainsi son avis sur l’amour et le mariage ? Pourquoi pas sur les rapports
amoureux pendant qu’elle y était ? Décidément, elle devenait de plus en plus
folle.
-Il faut que je parte, annonça-t-elle.
-Ma compagnie ne vous plait pas ?
-Ce n’est pas ça, la nuit va bientôt tomber et…
Elle jeta un coup d’œil sur la vallée en contrebas.
-…et puis, je n’aime pas beaucoup qu’on lise en moi aussi facilement,
avoua-t-elle.
Thad se leva et s’éloigna de quelques pas. Avait-il vraiment été imprudent ? Il
n’avait pourtant fait que quelques remarques. C’était elle qui lui avait
spontanément révélé ses sentiments profonds.
-Il ne fera pas nuit avant un moment. Ne partez pas, je promets de ne pas
être indiscret. Parlez-moi encore, racontez-moi ce qui vous passe par la tête
ou bien ce que vous aimez ou n’aimez pas.
Jayna hésita, sentant qu’avec lui, rien de ce qu’elle dirait ne serait anodin. Par
sa façon de l’écouter, il la mettait en confiance et la poussait à révéler ce
qu’elle cachait au plus profond d’elle-même.
-Je n’aime pas les réveils, ni les montres, déclara-t-elle. Je déteste les
emplois du temps, les horaires et tout ce qui vous oblige à faire les choses à
heures fixes. Comme manger, par exemple. C’est stupide de manger sans
appétit simplement parce que c’est l’heure du repas.
-Je dois avouer que cela ne m’a jamais posé de problème, admit Thad en
riant. Mais je suppose que l’on arriverait vite au chaos complet avec des
idées pareilles.
-Je sais, c’est pourquoi je ne les applique pas. C’est juste une utopie, ce que
je ferais si je ne devais pas m’adapter constamment au découpage du temps
et aux envies des autres. Vous me trouvez très égoïste, n’est-ce pas ?
Lorsqu’elle n’était pas en vacances, Jayna devait avoir une vie difficile,
remplie de contraintes. Une vie semblable à la sienne, en quelque sorte.
-Il n’y a pas de mal à être un peu égoïste, dit-il. Bien sûr, sans ignorer
totalement les autres, mais sans non plus construire sa vie par rapport à eux.
Ce qui compte, c’est d’être soi-même, de laisser exprimer sa véritable
personnalité.
-Même si cette personnalité ne conduit qu’à des échecs.
Jayna se demanda ce que serait sa vie si elle avait donné libre cours à sa
paresse et à son goût pour la rêverie. Sans doute, aurait-elle vécu au gré de ses
fantaisies, comme son père.
-Tout dépend de ce que vous appelez un échec.
Elle se contenta de hocher la tête pensivement.
-Voyons, petite sorcière, est-ce moi qui vous rends si sérieuse ?
Il sourit et elle repéra de petits éclats dorés scintillant dans ses prunelles.
-Pardonnez-moi, dit-elle, j’ai parfois du mal à sortir de mes pensées. Mais
parlons plutôt de vous. N’avez-vous jamais d’idées bizarres ?
-Mes idées ressemblent aux autres, à la différence que moi, je n’ai rien
contre les horaires. Je dois même avouer que j’aime prendre mes repas à
l’heure.
Elle eut une moue de désapprobation qui les fit rire. Ils furent un instant aussi
complices que deux enfants. Enfin, leur rire se calma et ils demeurèrent
silencieux un moment, les yeux dans les yeux. Puis le regard de Thad
parcourut le visage de Jayna, s’attardant quelques secondes de trop sur sa
bouche. Sans un mot, il s’assit près d’elle et posa la main sur la sienne. Elle
trembla légèrement.
-Vous avez peur de la nuit ? demanda-t-il.
-Non, la nuit est si belle ici. On croirait entendre la montagne respirer.
« La montagne qui respire…Mais qu’est-ce qui me prend encore de dire une
chose pareille ? Cette fois, il va vraiment me croire tout à fait folle », songea-t-
elle.
Sans répondre, Thad lui serra un peu plus fort la main. Le soleil disparaissait
derrière un sommet, projetant une lumière rousse sur leurs visages. Puis, un
voile de velours bleu se répandit autour d’eux, et les premières étoiles
clignotèrent dans le ciel. Jayna ne s’était jamais sentie aussi bien. Tout était
calme, paisible, le temps n’existait plus.
Elle frissonna dans l’air frais de la nuit. Thad lui glissa un bras autour des
épaules et la rapprocha de lui. Elle se laissa aller contre la chaleur de son
corps.
-Vous avez raison, murmura-t-il. La montagne respire.
Très délicatement, il l’embrassa sur les cheveux et elle releva la tête pour le
regarder. Malgré la pénombre, elle distinguait les traits de son visage. Sa
bouche…Comme elle aurait aimé l’embrasser.
Jayna tressaillit, voilà qu’elle recommençait. Qui était donc cet homme pour
l’attirer à ce point ? Elle ne pouvait rester un moment près de lui sans penser à
l’embrasser. Il était vraiment temps de rentrer.
-Bonne nuit, dit-elle en se levant.
Il ne tenta pas de la retenir. Il écouta les feuilles craquer sous ses pas tandis
qu’elle s’éloignait. Soudain, il prit conscience de l’obscurité et s’en voulut de
l’avoir retenue si longtemps. N’allait-elle pas se perdre ?
-Sorcière, cria-t-il en se levant d’un bond. Attendez-moi, je vous
raccompagne.
-Ce n’est pas la peine, dit-elle, quand il la rejoignit. Je suis déjà venue ici la
nuit, je connais le chemin.
-Promettez-moi de faire attention, murmura-t-il en lui caressant la joue.
-Promis.
Elle se remit en route, sa silhouette s’évanouissant rapidement dans l’ombre du
bois. Thad resta un moment immobile, puis il s’élança derrière elle. C’était
plus fort que lui, il avait besoin de s’assurer qu’il ne lui arriverait rien.
Ayant atteint l’enceinte du jardin, il s’arrêta sous les arbres et regarda Jayna
ouvrir la porte d’entrée. Les fenêtres s’illuminèrent et Thad soupira.
Heureusement qu’elle ne s’était pas aperçue qu’il la suivait. Elle n’aurait
certainement pas cru qu’il voulait simplement la protéger.
Il se demanda ce qui le poussait à agir ainsi avec Jayna. Lui, qui jusqu’ici,
n’avait jamais voulu s’occuper de personne, il se sentait prêt à tout pour cette
femme. Il n’avait pourtant plus aucune illusion sur l’amour. Cinq ans
d’exercice comme avocat spécialisé dans les divorces l’avaient convaincu que
l’amour éternel n’existait pas. Mais Jayna ? Pourquoi était-elle si désabusée ? A
cause d’une expérience douloureuse ?
Thad tourna un long moment avant de retrouver son chemin. Il n’était jamais
venu dans cette partie de la forêt, et l’obscurité ne facilitait pas les choses. Tout
en marchant dans la nuit, il songeait à sa volonté de ne pas s’engager. L’amour
n’était qu’une illusion momentanée, une réaction chimique entre deux êtres.
L’étincelle éteinte, il ne restait que chagrin et amertume.
Il n’avait plus vingt ans, et les aventures d’un soir ne le satisfaisaient plus.
Désormais, il avait besoin d’un amour sérieux, intense. Mais comment
échapper aux regrets et à la déception qui suivaient ?
Jayna se glissa entre les draps et éteignit la lumière. Allongée dans le noir, elle
pensait à Thad Perkins. Il avait été si gentil et compréhensif. Il ne s’était pas
moqué d’elle lorsqu’elle lui avait confié son rêve d’un monde sans réveil, ni
horloge. Elle s’était montrée à lui telle qu’elle était, et il l’avait acceptée.
« Il n’y a pas de mal à être un peu égoïste » avait-il dit pour la rassurer. Mais
dans son cas, il s’était trompé. Il ignorait tout du combat que Jayna avait mené
contre sa nature fantasque afin de s’occuper de sa famille. Et ce, depuis que son
père les avait quittés, quelques années plus tôt.
Jayna se mit sur le côté et les chats s’installèrent contre ses jambes. Quand elle
s’endormit, l’image de Thad Perkins dansait encore devant ses yeux.
Les coups à la porte, insistants, réveillèrent Jayna. Elle se leva et,
ensommeillée, se dirigea vers l’entrée. Elle ouvrit, s’attendant à voir apparaitre
Monsieur Greenwood et cligna des yeux, éblouie par la lumière.
-Jayna ?
Surprise, elle rejeta ses cheveux en arrière. Dormait-elle encore ? Etait-ce un
rêve ?
-Que se passe-t-il ?
Elle avait l’air si endormie et si étonnée que Thad ne put réprimer un sourire.
-Désolé, je ne pensais pas vous réveiller, s’excusa-t-il. Je vous invite pour
un pique-nique.
-Un pique-nique ?
-Disons à un petit déjeuner sur l’herbe, précisa-t-il tandis que son regard
glissait sur la chemise de nuit transparente.
Jayna frémit et ses joues s’empourprèrent.
-Pourriez-vous m’attendre une minute ? demanda-t-elle.
Sans attendre qu’il réponde, elle referma la porte et courut enfiler un jean et un
gilet. Quand elle réapparut, Thad était assis sur la margelle du puits.
-Maintenant, vous pouvez entrer, dit-elle.
-Quelle rapidité, s’écria-t-il en la suivant à l’intérieur.
En découvrant la pièce, il comprit pourquoi Jayna l’avait prié d’attendre
dehors. Il n’y avait aucun endroit pour se changer discrètement. Tout l’espace
de la maison était ouvert, de la chambre à la cuisine. Ses yeux s’attardèrent sur
le lit où les couvertures avaient été hâtivement rejetées sur les draps. Il imagina
le corps allongé de Jayna, sa chevelure étalée sur l’oreiller, ses lèvres gonflées
de sommeil légèrement entrouvertes.
-Je prépare du café. Vous en prendrez ? s’enquit-elle
-Avec plaisir. Votre maison est charmante.
Debout devant la cafetière, Jayna jeta un coup d’œil derrière elle. Comme
d’habitude, le désordre régnait dans la pièce. De vieux magazines trainaient sur
le tapis, autour du canapé, la table n’avait toujours pas été débarrassée, et la
vaisselle sale s’amoncelait dans l’évier. Au moins, Thad Perkins comprendrait-
il immédiatement quelle piètre ménagère elle faisait.
Thad sourit en la voyant poser la cafetière sur la table encombrée de papiers.
Un livre tomba sur le sol, Jayna ne le ramassa pas et s’installa dans le rocking-
chair.
-Auriez-vous du lait ?
-Oui, je…
-Ne bougez pas, intervint Thad. Je le trouverai bien tout seul.
Elle le suivait des yeux tandis qu’il ouvrait le réfrigérateur. Elle aurait dû lui en
vouloir de son intrusion. Il s’était quasiment imposé chez elle et maintenant, il
se servait lui-même comme un vieil habitué de la maison. Pourtant, elle
n’éprouvait aucune colère contre lui. Au contraire, sa présence lui faisait du
bien. La chaleur qu’il dégageait semblait remplir la pièce d’une tiédeur
confortable et douce.
A l’aise dans son fauteuil, elle but une gorgée de café en fermant les yeux. Elle
n’était pas encore tout à fait sortie de son sommeil.
-Allez, petite sorcière, réveillez-vous, l’exhorta Thad en riant. Il fait un
temps splendide dehors.
-Quelle heure est-il ?
-Presque onze heures.
-Onze heures ! Mais alors, j’ai dormi très longtemps.
Comment avait-elle pu se réveiller aussi tard ? Bien sûr, elle était en vacances,
mais était-ce une raison pour se laisser aller à ce point ?
Thad sourit devant son air coupable.
-Il n’y a rien de mal à cela, dit-il. Après tout, vous êtes là pour vous reposer.
Jayna hocha la tête sans conviction, avant de se lever pour resservir du café.
-Comment avez-vous su où j’habitais ? s’enquit-elle.
-Je vous ai suivie hier soir.
-Suivie ? Mais pourquoi ?
-J’étais inquiet de vous savoir toute seule dans la forêt la nuit.
Cela ne lui plaisait qu’à moitié qu’il l’ait suivie. Mais elle savait qu’il ne
mentait pas et qu’il avait voulu la protéger.
-Ce n’était pas la peine.
-On voit mal le sentier dans le noir, vous auriez pu le quitter et vous perdre.
-Et vous ? Vous ne connaissez pas du tout ce coin. Vous auriez pu passer la
nuit à la recherche de votre chemin. Peut-être l’avez-vous fait, ce qui
expliquerait pourquoi vous êtes ici ce matin ?
Malgré le ton moqueur, Thad perçut un intérêt sincère et en fut profondément
touché.
-Je n’ai eu aucun problème pour rentrer, assura-t-il. Mais vous n’avez
toujours pas répondu à ma proposition.
Jayna adorait cette façon qu’il avait de sourire avec les yeux.
-Quelle proposition ?
-Le pique-nique. J’ai tout prévu et je suis certain qu’aucune sorcière ne peut
résister aux petits plats que j’ai préparés.
Elle hésita, consciente de jouer avec le feu ou plutôt avec de la dynamite. Mais
comment résister à une offre aussi attrayante ? En outre, qu’avait-elle à faire
d’autre ? Le ménage, la vaisselle, rien d’exaltant, en fait.
-Dans ce cas, je serai ravie d’y goûter, répondit-elle.
Un large sourire illumina le visage de Thad.
-Merveilleux ! Je vais chercher la jeep et je reviens vous prendre dans
moins d’une heure.
-La jeep ? Mais où allons-nous ?
-Dans un coin superbe à une vingtaine de kilomètres d’ici.
Trois-quarts d’heure plus tard, Jayna s’installait à côté de Thad dans le 4x4
décapoté. Il n’avait pas menti, le temps était splendide. Sans doute l’un des
derniers jours de soleil avant l’arrivée de l’hiver.
Ils n’échangèrent pas une parole pendant le trajet. Thad conduisait tout en
observant Jayna du coin de l’œil. Après une demi-heure de route, il arrêta la
voiture dans une vaste prairie surplombant une vallée profonde. De minuscules
villages aux maisons blanches se nichaient sur les flancs des montagnes arides
aux sommets immaculés.
-C’est magnifique, s’exclama Jayna, impressionnée par tant de beauté.
Comment avez-vous découvert cet endroit ?
-Par hasard, en visitant la région.
Thad sourit, heureux de la voir si enthousiaste.
-Que préférez-vous ? demanda-t-il. Vous promener un peu ou pique-niquer
tout de suite ?
-Pour tout vous avouer, je meurs de faim.
-Voilà une bonne nouvelle, je vais chercher le panier dans la voiture.
Pendant ce temps, installez la couverture.
Jayna ne put réprimer une exclamation d’étonnement quand elle découvrit le
contenu du panier préparé par Thad.
-Mais c’est un véritable festin. Vous avez vraiment tout préparé vous-
même ?
-Oui, dit-il en riant. Cela vous étonne ?
-Disons que ça m’impressionne, je déteste cuisiner.
-Je m’en suis douté en ouvrant votre réfrigérateur, déclara-t-il, moqueur.
-Vous avez également dû remarquer que je ne suis pas non plus une
fanatique du ménage.
Il acquiesça d’un petit sourire ironique.
-Comment ferez-vous quand vous serez mariée ? Votre mari devra-t-il faire
la cuisine, le ménage et s’occuper des enfants ?
-Espérons que d’ici là, j’aurais changé. De toute façon, je ne suis pas
pressée. Vous allez encore me trouver égoïste, mais je n’ai pas envie
d’assumer de nouvelles responsabilités dans l’immédiat.
-Je vous approuve, au contraire. Bien des gens devraient mieux connaitre
leurs aspirations profondes avant de fonder une famille. Ce qui est bon pour
une personne ne l’est pas forcément pour une autre.
-Que voulez-vous dire ?
-Qu’il faut faire chaque chose en son temps, et ne pas chercher à vivre en
fonction de ce que les autres attendent de vous.
Jayna ne prit pas immédiatement l’assiette qu’il lui tendait. Thad Perkins
pensait-il vraiment qu’on pouvait mener sa vie sans jamais se soucier des
autres ?
-Où habitez-vous, Thad ?
-A New York.
-Et que faites-vous dans la vie ?
-J’étais avocat.
-Et maintenant.
-J’ai laissé tomber, j’en avais assez.
Des mots qui, pour Jayna, évoquaient des souvenirs douloureux. En dépit de la
chaleur, elle frissonna.
Chapitre 4
Combien de nuits était-elle restée éveillée dans son petit lit d’enfant à cause de
paroles comme celles-ci ? Combien de fois avait-elle tenté d’échapper aux
voix basses de ses parents qui résonnaient dans le noir ? Celle de son père de
plus en plus courroucée, répondant à celle de sa mère, emplie de larmes et de
désespoir.
Reed trouvait toujours quelque chose de mieux. Il quittait un travail ennuyeux
ou sans avenir pour un autre qui leur permettrait de réaliser tous leurs rêves. Et
pendant qu’il s’expliquait, Karen criait, à propos de la nourriture, du loyer, des
vêtements qu’il fallait acheter aux trois enfants, et de l’argent qui manquait.
Alors, Jayna se faisait toute petite. Elle mangeait peu et ne réclamait jamais
rien. Et elle écoutait son père, l’encourageant même, à la fois confiante et
compréhensive.
Pourtant, une nuit, les cris avaient cessé. Et le lendemain, Karen avait annoncé
aux enfants que leur père était parti poursuivre ses chimères. Elle n’avait
jamais voulu en dire davantage.
La vie était devenue très difficile. Puisqu’elle était l’aînée, Jayna avait dû
s’occuper de la maison, de son frère et de sa sœur pendant que sa mère
travaillait. Puis, elle avait commencé à gagner un peu d’argent à son tour,
comme baby-sitter ou serveuse à mi-temps.
Grâce à ses bons résultats scolaires, elle avait finalement obtenu une bourse
universitaire et, suivant les conseils de sa mère, s’était orientée vers une voie
peu excitante mais sécurisante. Elle voulait une position stable pour soutenir sa
famille et surtout, ne jamais ressembler à ce père qui les avait abandonnés dans
le besoin.
Et voilà qu’aujourd’hui, pour la première fois depuis l’âge de treize ans, elle
était en vacances. Et en compagnie d’un homme qui venait de quitter son travail
parce qu’il en avait assez.
-Qu’avez-vous l’intention de faire ? s’enquit-elle.
Thad haussa les épaules et se resservit de la salade de pommes de terre.
-Je ne sais pas. Peut-être rien, j’aime assez votre idée d’un monde sans
horaires, ni contraintes.
Il sourit devant l’air contrarié de Jayna.
-Vous êtes choquée que je ne veuille rien faire ?
-Cela ne me semble pas très réalisable, d’autant que vous avez un bon
appétit, répondit-elle en plaisantant.
-Je n’ai pas encore de problèmes d’argent, rassurez-vous. Et vous, que
faites-vous quand vous n’êtes pas en vacances ?
Elle lui expliqua qu’avec son amie Nell, elle avait fondé un cabinet d’experts-
comptables pour les petites entreprises. Leur affaire marchait bien et le nombre
de leurs clients avait doublé au cours des derniers mois.
-Est-ce pour cela que vous souhaitez rentrer ? Vous craignez que Nell ne
s’en tire pas toute seule ?
-Non, Nell est très compétente. Je suis ennuyée de lui laisser tout le travail
alors qu’elle doit se marier à Noël. Si j’étais là, elle disposerait de plus de
temps pour se préparer.
-C’est pour cela que vous haïssez ces vacances ? Votre amie ne sera seule
que quelques semaines, et nous sommes encore loin de Noël.
-Je sais, mais il n’y a pas que Nell. Je dois aussi m’occuper de ma famille.
-Votre famille ?
Elle lui avait confié n’avoir jamais été mariée, mais peut-être avait-elle un
enfant.
-Oui, ma mère, mon frère et ma sœur.
Thad apprit que Leesa et Zackary, respectivement âgés de vingt-deux et vingt-
huit ans, avaient terminé leurs études l’été dernier. Leesa avait un diplôme de
commerce, tandis que Zackary venait de s’installer comme vétérinaire. Jayna
avait financé leurs études à tous les deux.
A mesure qu’il la questionnait, il s’apercevait qu’elle ne comptait ni son temps,
ni son argent quand il s’agissait de sa famille. Le faisait-elle par choix ou par
obligation ?
-Votre tante avait sans doute un but en vous envoyant ici, suggéra-t-il. Peut-
être voulait-elle que vous vous occupiez un peu de vous, pour une fois.
-Mais je m’occupe de moi.
-Vous en êtes sûre ? Combien de journées de détente comme celle-ci avez-
vous eues depuis un an ?
Jayna le regarda, déconcertée. Puis un éclair de colère brilla dans ses yeux.
-Des journées comme celle-ci, je pourrais en avoir autant que je veux,
assura-t-elle. Il suffirait que je m’organise. Mais, voyez-vous, il me paraît
plus important de me soucier de ma famille et de mes amis. On ne peut pas
toujours être égoïste, ajouta-t-elle, sarcastique.
-On ne peut pas non plus être continuellement au service des autres. Si vous
vous connaissiez mieux, vous sauriez que la vie que vous menez ne peut
vous rendre heureuse. Vous avez besoin d’indépendance et de liberté, Rose
l’avait certainement deviné.
Cette fois, Jayna se fâcha pour de bon.
-Que savez-vous donc de Rose et de moi ? s’écria-t-elle. Vous tirez des
conclusions bien hâtives et sans aucun fondement.
Thad ne répondit pas, laissant le silence entre eux s’installer. Jayna s’en voulait
de s’être emportée et surtout, elle ne pardonnait pas à Thad d’avoir vu si clair
en elle. Oui, elle aimait être libre et indépendante, mais était-ce une raison pour
abandonner les siens quand ils avaient besoin d’elle ? Et qui était donc Thad
Perkins pour oser la juger ainsi ?
-Aviez-vous une spécialité dans votre travail ? s’enquit-elle.
-Les divorces.
-Vous avez déjà été marié ?
-Non.
Il avait répondu si sèchement qu’elle faillit lâcher son verre. Il n’avait pas été
marié mais, de toute évidence, il avait souffert à cause de l’amour. Et travailler
comme avocat spécialisé dans les divorces ne l’avait certainement pas
beaucoup aidé.
Jayna le dévisagea tandis qu’il mangeait. Il avait l’air sombre, et elle lui sourit
doucement dans l’espoir de le dérider. Au bout d’un moment de silence, Thad
lui caressa gentiment la joue.
-Serais-tu curieuse, petite sorcière ?
Le tutoiement instaura une certaine forme d’intimité qui la perturba
grandement.
-Moi, je le suis, continua-t-il.
Ses doigts glissèrent sur les lèvres de Jayna.
-Curieux de connaître la douceur et le goût de cette bouche… la caresse de
tes cheveux sur mon torse…
Il approcha le visage de celui de Jayna et déposa un long baiser sur la joue
brûlante. Elle frémit délicieusement puis, d’une main sur sa nuque, elle l’attira
vers elle.
Résistant à l’envie de s’emparer avidement de sa bouche, Thad lui couvrit le
visage de petits baisers légers qui intensifièrent leur désir mutuel. Jayna ferma
un instant les yeux, essayant de lutter contre le trouble qui s’emparait d’elle. Il
était déjà trop tard et elle ne résista pas quand Thad la prit dans ses bras.
Il lui prit la bouche en la serrant plus fort contre lui. Elle entrouvrit les lèvres,
s’abandonnant à la fougue de ce baiser brûlant. Tout bascula autour d’elle. Sans
même sans rendre compte, elle laissa ses mains glisser le long du dos de Thad,
caressant du bout des doigts les muscles fermes. Jamais elle n’avait ressenti un
désir aussi violent, aussi impérieux.
Lentement, Thad détacha ses lèvres de celles de Jayna sans cesser de l’enlacer.
Elle leva les yeux vers lui et promena doucement les doigts sur sa bouche.
Soudain, la vue de sa main sur le visage de cet homme qu’elle connaissait à
peine la paralysa. Que faisait-elle ? Une peur panique s’empara d’elle et, d’un
brusque mouvement des épaules, elle se dégagea.
-Jayna ?
Elle perçut de l’étonnement et du désarroi dans la voix de Thad.
-Je voudrais partir d’ici, déclara-t-elle.
-Mais, pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Elle lutta contre l’envie de se jeter de nouveau dans ses bras.
-Tout cela n’a aucun sens. Je vais bientôt rentrer chez moi et toi, tu
retourneras à New York.
-Ce n’est pas une raison pour ne pas profiter de l’instant présent.
Elle le regarda fixement, essayant de dissimuler sa déception.
-Thad, commença-t-elle d’une voix glaciale, je ne cherche pas un mari,
mais je n’ai pas non plus envie…de profiter de l’instant présent. Je n’ai pas
pour habitude de me jeter dans le lit du premier inconnu qui passe.
-Je suis désolé, Jayna. Je me suis mal exprimé…Ce n’est pas du tout ce que
je voulais dire..
-En es-tu sûr ?
Thad ne répondit pas. Il éprouvait pour Jayna une attirance comme il n’en avait
jamais connu de sa vie. Mais de là à s’engager dans une relation durable. Non,
il avait déjà trop souffert.
-Je te ramène, dit-il.
Immobile, Jayna le regarda ramasser les restes du pique-nique. Elle se sentait
seule, abandonnée.
Ils ne prononcèrent pas une parole pendant tout le chemin du retour. Thad
arrêta la voiture devant la maison de Jayna, et il descendit pour la
raccompagner jusqu’à la porte.
-Merci de m’avoir raccompagnée, dit-elle simplement.
Il ne fallait surtout pas lui proposer d’entrer, la tentation serait trop grande.
-J’aimerais te revoir, Jayna. Demain, peut-être ?
-Non, c’est impossible.
-Pourquoi ?
-Parce que je ne veux pas, cria-t-elle en cherchant fébrilement ses clés dans
son sac.
-En es-tu certaine ? lui demanda-t-il, en lui posant la main sur l’épaule.
Non, elle n’en était pas certaine. Ou plutôt, elle mourrait d’envie de passer une
autre journée avec lui, mais elle devait résister. Une aventure avec lui serait
beaucoup trop dangereuse.
-Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ? demanda-t-elle, exaspérée. Que
veux-tu de moi ?
-Je ne veux rien, répondit doucement Thad. J’aime simplement être avec toi,
je voudrais mieux te connaitre, savoir comment tu vis, quels sont tes
projets, tes pensées.
Il savait déjà que son temps était dévoré par les obligations, les horaires fixes
et les responsabilités. Mais il aurait voulu lui apprendre à se détendre, à aimer
la vie. Il la prit par le menton et l’obligea à le regarder alors qu’elle s’apprêtait
à se retourner.
-Je t’en prie, donne-moi une chance.
Leurs regards s’accrochèrent, avant que Thad se penche vers sa bouche. Elle
savait qu’il allait l’embrasser, qu’elle devait l’en empêcher, mais elle ne fit pas
un geste.
Une véritable décharge électrique la traversa quand leurs lèvres se
rencontrèrent. L’esprit embué, incapable de réfléchir, elle répondit à son baiser
avec violence. Ce ne fut que lorsqu’il attira son corps contre le sien qu’elle
retrouva la voix.
-Non.
Il desserra son étreinte, mais n’ouvrit pas les bras pour la laisser partir.
-Jayna, pourquoi ? Je sais que tu en as autant envie que moi.
Jamais une femme ne lui avait fait un tel effet. Chaque fois qu’il la prenait dans
ses bras, il oubliait tout. Il la désirait comme un fou et pas seulement parce
qu’il n’avait pas fait l’amour depuis des mois. Non, il était irrésistiblement
attiré par elle, par son corps mais également par autre chose qu’il n’arrivait
pas encore à définir.
-Jayna, reprit-il doucement, je sais que tu es la femme dont tu m’as parlé,
celle qui me fera oublier toutes les autres.
Elle le regarda, incrédule. Ce qu’il venait de lui dire l’effrayait encore plus que
la perspective d’une simple aventure.
-Tu ne dirais pas ça si tu me connaissais mieux.
Sa vie était trop remplie pour lui permettre une relation durable avec un
homme. Elle n’était absolument pas prête pour ce qu’il lui proposait.
-Je n’ai pas besoin de te connaitre mieux, Jayna, je le sais déjà.
La panique s’empara d’elle. Affolée, elle eut soudain l’impression d’être
cernée, acculée.
-Lâche-moi, hurla-t-elle en se débattant.
Thad ouvrit les bras sans comprendre. Immobile à quelques mètres de lui, elle
le fixait d’un regard effrayé, des larmes brillant dans ses yeux.
-Que se passe-t-il, Jayna ? Il suffisait de me demander de te laisser partir.
-Je l’ai fait. Plusieurs fois.
-De quoi as-tu peur ? J’ai beau te trouver excessivement désirable, jamais,
je ne te toucherai contre ta volonté.
Elle baissa les yeux.
-Tu ne…Enfin, je veux dire…
-Tu n’as pas d’explication à me donner, l’interrompit-il en constatant avec
soulagement qu’elle se ressaisissait. Je crois qu’il vaut mieux que je parte
maintenant, je passerai te voir demain.
Jayna se précipita vers la porte d’entrée sans même le regarder partir. Elle
ferma à clé, comme pour s’assurer qu’elle n’allait pas craquer et courir
comme une folle derrière lui.
Puis, incapable de contenir plus longtemps les sanglots qui lui brûlaient la
gorge, elle se jeta sur le lit et enfouit la tête dans l’oreiller.
Thad tourna en rond dans le salon pendant longtemps, puis il décida de sortir.
L’air de la nuit lui ferait du bien. Il se reprochait d’avoir agi aussi
grossièrement envers Jayna. Elle l’avait repoussé à plusieurs reprises, et il était
revenu à la charge chaque fois, refusant de la prendre au sérieux, se
comportant comme un rustre. Les mains enfoncées dans les poches de son
blouson, il marchait d’un bon pas le long du sentier.
-Eh bien, fiston, en voilà une heure pour se promener.
Thad sursauta en reconnaissant la voix de Jim Greenwood. Plongé dans ses
pensées, il était parvenu jusqu’à la demeure du vieil homme sans s’en rendre
compte.
-Bonsoir, Monsieur Greenwood.
-Je vous offre un café ?
-Merci, mais il est déjà tard, refusa Thad, peu disposé à bavarder.
-Elle n’a pas voulu venir, c’est ça ?
-Si, elle a accepté.
Après avoir entendu Thad poser des questions sur Jayna en ville, le vieil
homme était venu lui conseiller de ne plus éveiller la curiosité des gens. Les
commérages allaient bon train dans la région, et il ne voulait pas que Jayna ait
à en souffrir. Les deux hommes avaient sympathisé et Thad avait fait part de
son intention d’emmener Jayna pique-niquer.
-Allez, entrez, un petit café vous fera du bien, déclara Jim Greenwood.
Vaincu, Thad lui emboîta le pas.
-Alors, comme ça, elle a accepté ? reprit Jim.
Il emplit deux tasses de café brûlant.
-Oui.
-Dans ce cas, où est le problème, fiston ?
Pendant un moment, Thad se demanda si le vieil homme ne se moquait pas de
lui. Mais devant la sincérité de son regard, il décida de lui faire confiance et lui
raconta ce qui s’était passé.
-C’est pas très bon, tout ça, commenta Jim Greenwood. Qu’allez-vous faire,
maintenant ?
Thad haussa les épaules.
-Je n’en ai pas la moindre idée.
-C’est qu’elle ne va pas rester ici bien longtemps. Faudrait vous dépêcher si
vous tenez vraiment à elle. Je veux dire…pour de bon, parce que si vous
cherchez une fille pour un soir, c’est pas la peine, elle vous a dit ce qu’elle
en pensait.
Thad hésita. Tenait-il à Jayna pour de bon, comme disait Jim ? Etait-il prêt à
s’engager, à échanger des promesses qui risquaient de n’être jamais tenues ?
-De toute façon, elle ne veut pas de relation sérieuse, déclara-t-il. Elle ne
croit pas plus que moi au mariage et aux serments d’amour.
-C’est des histoires, s’écria le vieux Jim, en se redressant. Si elle ne voulait
rien de sérieux, vous seriez déjà dans son lit. Et au lieu de dire des bêtises
sur le mariage, vous feriez mieux de réfléchir à ce que vous voulez
vraiment.
A trente cinq ans, Thad n’avait plus envie d’aventures sans lendemain mais de
là, à s’engager pour la vie, il hésitait.
-D’abord, pourquoi ne pas croire au mariage ? reprit Jim.
Thad lui parla de son ancienne profession, de tous ces couples qu’il avait vus
se haïr et se déchirer. Il lui parla de ces hommes et de ces femmes qui s’étaient
juré de s’aimer jusqu’à la mort et qui, quelques années plus tard, se battaient
sauvagement pour le partage d’une maison ou de l’argenterie.
-Vos parents aussi ont divorcé ? demanda Jim.
-Non, ils vivent toujours ensemble. Je crois même qu’ils sont heureux.
-Ma Martha et moi, on était heureux nous aussi. Si la mort ne nous y avait
pas forcés, on se serait jamais quittés, ce qui prouve qu’il y a parfois du bon
dans le mariage.
Thad hocha la tête, songeur.
-Peut-être avez-vous raison, Monsieur Greenwood. Mais on dirait que ce
genre de bonheur n’est plus pour ma génération.
-Foutaises. Vivre à deux n’est jamais facile et les enfants n’arrangent rien.
Pourtant, il n’y a rien de mieux dans la vie qu’une femme qu’on aime et une
gentille famille.
L’émotion faisait briller les mirettes du vieil homme. Thad s’en voulait de
l’avoir poussé à remuer de vieux souvenirs. Mais force était de reconnaitre
qu’il lui avait ouvert les yeux. A ne rencontrer que des couples déchirés, il en
avait oublié que d’autres vieillissaient côte à côte sans cesser de s’aimer.
Thad se leva, sa tristesse et sa colère envolées.
-Il faut que je parte, Monsieur Greenwood. Merci pour le café et les
précieux conseils.
A la troisième sonnerie, Jayna décrocha. Elle fut à la fois déçue et soulagée en
reconnaissant la voix de Nell.
-Ça va ? demanda-t-elle. Tu as l’air affolée ?
-C’est à cause de ce logiciel de comptabilité pour les professions libérales.
Il y a un problème dans les données et, depuis deux jours, j’essaie en vain
de m’y retrouver. Mais tu sais combien je suis douée pour ce genre de
choses.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelée plus tôt ?
-J’espérais m’en sortir.
Jayna ne réfléchit pas plus de deux minutes, avant de décider de partir pour
Lafayette au plus vite. Il serait toujours temps de tenir sa promesse plus tard.
Elle reviendrait dès que possible et resterait ici un peu plus longtemps, voilà
tout. Et, avec un peu de chance, ces quelques jours de travail lui remettraient les
pieds sur terre.
-Ne t’inquiète pas, Nell, j’arrive.
Le premier avion décollait quelques heures plus tard. Jayna eut juste le temps
d’empaqueter quelques affaires, de prendre une douche froide à cause du
chauffe-eau qui ne marchait pas, et de s’habiller pour partir. Sur la route, elle
appellerait Monsieur Greenwood pour lui demander de s’occuper des chats.
Vêtue d’un tailleur bleu foncé, les cheveux relevés en chignon, Jayna mit un
certain temps à se familiariser avec le reflet que lui renvoyait le miroir. Depuis
son arrivée dans la maison de Rose, elle n’avait porté que des jupes amples ou
des jeans et s’était habituée à voir ses cheveux retomber sur ses épaules.
Laquelle de ces deux images lui correspondaient réellement ?
Jayna travailla d’arrache-pied pendant deux jours pleins avant de résoudre le
problème du logiciel de comptabilité. Comme elle l’avait soupçonné, l’erreur
ne provenait pas du logiciel lui-même, mais de l’opératrice intérimaire qui
l’avait utilisé la semaine précédente. Les yeux rougis par l’écran et les épaules
endolories, elle décida de rester une journée de plus pour réintroduire dans
l’ordinateur toutes les données concernant les clients.
Le peu de temps libre qui lui restait le soir, elle le consacra à sa famille,
surtout sa mère qui ne cessa de l’exhorter à rester. Pourtant, en dépit des
remarques acides de Karen, de ses plaintes et de ses accusations, Jayna ne céda
pas. Elle tiendrait la promesse, faite à Rose.
Le quatrième jour au matin, Nell accompagna son amie à l’aéroport.
-Je suis désolée de t’abandonner avec tout ce travail, s’excusa Jayna en la
quittant. En plus, en ce moment...
-Le mariage n’a lieu qu’en décembre, lui rappela Nell. Je peux très bien me
débrouiller seule, je t’assure, surtout maintenant que ce maudit ordinateur
fonctionne.
Elle passa un bras autour des épaules de Jayna avant de demander.
-Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es bizarre depuis que tu es revenue. Irritable,
impatiente…Quelque chose te préoccupe ?
-Non, pas du tout. C’est sans doute à cause de ce logiciel, j’ai bien cru ne
jamais m’en sortir.
En réalité, tout allait de travers. Au lieu de lui faire oublier Thad Perkins, ces
quelques jours de séparation lui avaient révélé combien il lui manquait. Pas un
instant ne s’était écoulé sans qu’elle ne revoie son sourire et s’interroge sur ce
qu’il faisait et s’il pensait à elle.
-C’est étrange, tu te conduis exactement comme moi lorsque j’ai commencé
à sortir avec Wesley, remarqua Nell. Tu n’aurais pas rencontré quelqu’un ?
-Maintenant que tu en parles, un charmant voisin de près de soixante-dix
ans.
-Arrête de dire des bêtises et dépêche-toi, sinon l’avion va décoller sans toi.
Un peu plus tard, en attachant sa ceinture, Jayna tenta de se convaincre qu’elle
n’avait pas menti à Nell. Après tout, Thad Perkins n’était qu’un étranger avec
qui elle avait passé quelques heures. Pourquoi aurait-elle parlé de lui à son
amie ?
Elle trouva le voyage interminable. Sa tête lui faisait mal à force de penser.
Quand elle oubliait Thad Perkins, elle songeait à sa mère et à ses reproches.
Pourquoi Karen la comparait-elle toujours à son père ? Pourquoi l’accusait-
elle continuellement de ne pas s’occuper d’elle et de vouloir l’abandonner ?
Etait-ce la faute de Jayna si Rose avait inscrit cette clause bizarre dans son
testament ?
A son arrivée, Jayna fut surprise de trouver un mot de Jim Greenwood glissé
sous la porte.
« Mademoiselle Jayna, je pars chez mon frère pour deux ou trois jours. Vos
chats sont chez Thad Perkins. Amitiés. Jim. »
Les chats étaient chez Thad ? Ainsi, il était toujours ici et elle allait devoir le
rencontrer aujourd’hui même, qu’elle le veuille ou non.
Elle remonta dans sa voiture et prit la route de la maison des Roberts.
Chapitre 5
Rassemblant son courage, Jayna frappa à la porte. Thad ouvrit aussitôt avec un
sourire rayonnant.
-Bonjour, Jayna.
-Bonjour. Je…je viens pour les chats.
-Entre, je vais les chercher.
Elle ne bougea pas.
-Je ne veux pas te déranger, je t’attends ici.
-Tu ne me déranges jamais, Jayna.
Il laissa son regard glisser sur les cheveux relevés en chignon, le tailleur
moulant et les escarpins à talons hauts. Puis, fixant de nouveau le visage de
Jayna, il sourit.
-Qui es-tu aujourd’hui ?
-Que veux-tu dire ?
-Je m’étais habitué à la diseuse de bonne aventure et voilà que je découvre
une parfaite femme d’affaires. Est-ce bien la même femme ?
Elle ne put s’empêcher de sourire.
-Pour ne rien te cacher, j’ai moi-même des doutes. Alors, ces chats, qu’en
as-tu fait ?
Sans répondre, Thad lui prit la main et l’attira doucement vers lui. Elle ferma
les yeux tandis qu’il la prenait par la taille et la serrait contre lui.
-Tu m’as beaucoup manqué, chuchota-t-il. J’ai eu si peur que tu sois partie
sans me dire au revoir.
Avant qu’elle ait pu répondre, il s’empara de ses lèvres tout en ôtant les
épingles de ses cheveux, qui retombèrent lourdement sur ses épaules. Jayna
réalisa combien elle avait besoin de la douceur de ses lèvres, de la chaleur de
son corps, de sa force, de ses bras autour d’elle.
Lentement, leurs bouches se séparèrent. Thad glissa les doigts dans la lourde
chevelure de Jayna.
-Tu devrais toujours laisser tes cheveux défaits.
-Et les chats ?
-C’est bon, j’y vais. Au fait, cria-t-il depuis la cuisine, je suis heureux de
t’avoir manqué. C’est ce que tu allais dire ?
Il revint, portant les deux chats dans un panier.
-Non ? insista-t-il.
Sans répondre, elle prit le panier. Avant de s’éloigner, elle dit tout bas.
-Tu m’as manqué aussi, Thad Perkins.
Avant qu’il ait pu réagir, elle était dans sa voiture et démarrait.
Jayna contempla la pièce avec désespoir. Le même désordre épouvantable y
régnait, quelques couches de poussière en plus. Elle hésita, s’allonger ou faire
le ménage ? Après toutes ces heures d’immobilité devant l’ordinateur, un peu
d’activité physique lui ferait le plus grand bien et lui éviterait de se torturer
l’esprit à propos de Thad.
Pourtant, tandis qu’elle faisait la vaisselle et passait l’aspirateur, elle ne cessa
de penser à lui. Pourquoi était-elle tombée si facilement dans ses bras ? Et
surtout, pourquoi lui avait-elle dit qu’il lui avait manqué ?
Quatorze heures venaient de sonner quand elle s’arrêta. Elle était fatiguée mais
la maison étincelait. Elle s’approcha de la fenêtre et contempla le ciel assombri
par de gros nuages gris. Une pluie fine tombait, le genre de pluie qui pouvait
durer des jours et des jours. En plus, il faisait froid.
Démoralisée, elle s’installa sur le canapé, la couverture en fourrure ramenée
sous le menton. Que faire maintenant ? Dormir ? Elle n’y parviendrait pas.
Lire ? Elle était trop lasse. Finalement, elle se leva et alluma l’antique poste de
radio.
Elle fut réveillée par des coups frappés à la porte. Monsieur Greenwood étant
absent, elle sut immédiatement de qui il s’agissait.
-Que veux-tu ? demanda-t-elle sans se lever.
-Je peux entrer ?
Pour qui se prenait-il ? Il ne lui suffisait pas de l’empêcher de dormir toutes les
nuits, il fallait encore qu’il vienne interrompre sa sieste.
-Non, je suis occupée.
-Qu’est-ce que tu fais ?
-Je dors. Ou plutôt, j’essaie.
La porte s’entrouvrit doucement et Thad apparut, souriant.
-Thad, s’écria-t-elle, indignée.
Il s’installa dans le rocking-chair.
-Continue à dormir, Jayna, je promets de ne pas te déranger.
-Que je dorme avec toi, ici ? Impossible.
-Pourquoi ?
-Mais enfin c’est insensé. D’abord, que feras-tu pendant ce temps ?
Thad se leva, s’accroupit à côté d’elle et lui caressa tendrement la joue.
-Je veillerai à ce que rien ne trouble ton sommeil, mon cœur. Tu as l’air si
fatiguée.
-Oui, je le suis, déclara-t-elle, en lui tournant le dos. Reste si ça te chante
mais ne compte pas sur moi pour la conversation.
Sans un mot, Thad se releva et se rassit dans le rocking-chair. Jayna ferma les
yeux, bien décidée à l’ignorer. Elle écouta un moment la musique puis sombra
dans le sommeil.
La musique jouait toujours et la première chose que vit Jayna en ouvrant les
yeux fut le feu dans la cheminée. Elle s’étira voluptueusement et soudain, tout
lui revint à la mémoire. Elle se redressa, passa la tête au-dessus du dossier du
canapé et le vit, tranquillement assis dans le rocking-chair.
-Bien dormi, s’enquit-il en levant les yeux de son livre.
Elle s’était montrée détestable et il était toujours là, aimable, souriant.
-Pourquoi n’es-tu pas parti ?
-Tu voulais vraiment que je m’en aille ?
-Oui.
Oui, elle le voulait, cet homme était trop dangereux pour elle. Elle ne serait
tranquille que s’il quittait sa maison, la région et même le pays. Il n’y avait pas
de place pour lui dans sa vie.
-Qui es-tu ?
-Thad Perkins. Trente-six ans. Taille : un mètre quatre-vingt-quinze. Poids :
quatre-vingt-neuf kilos.
Jayna sourit et posa les coudes sur le dos du canapé.
-Je ne te demande pas une fiche signalétique. Je veux savoir qui est Thad
Perkins.
-Peut-être l’homme qui t’aime, suggéra-t-il.
Elle en resta muette de surprise. Etait-ce aussi simple pour lui ?
-Mais … tu ne me connais pas, finit-elle par bredouiller. Tu ne sais rien sur
moi.
-Suffisamment pour avoir envie d’en découvrir davantage. J’ai passé un
après-midi merveilleux.
Décidément, elle comprenait de moins en moins. Elle ne savait même plus si
Thad plaisantait ou s’il parlait sérieusement.
-Et qu’as-tu fait de si agréable ?
-Je suis resté auprès de toi.
-Au moins, ce n’était pas trop difficile.
Il eut un petit rire moqueur.
-Tu te trompes. Rien n’est plus difficile que de regarder dormir une femme
que l’on désire.
Il se leva pour tisonner le feu.
-J’ai préparé le dîner, tu as faim ?
Jayna se sentit prise au piège. Combien de temps Thad Perkins pensait-il rester
chez elle ? Et pourquoi se conduisait-il comme si elle l’avait invité à
s’installer ?
-Non, merci. Je préfère du café, dit-elle en se levant.
-J’en ai déjà fait, je te l’apporte.
-Non, cria-t-elle. Je ne veux pas de ton dîner, ni de ton café. Mais
qu’attends-tu de moi, à la fin ? Pourquoi fais-tu tout ça ?
Il la regarda sans bouger, ne voulant pas l’effrayer. Il s’était promis d’être
patient, de ne pas la brusquer.
-Je ne veux rien que tu ne souhaites me donner, Jayna. Je veux juste te faire
plaisir.
Elle respira profondément, essayant de se calmer. Elle devait lui faire
comprendre, lui expliquer qu’elle n’avait pas de temps à lui consacrer.
-Ecoute, ça ne sert à rien. Quoi que tu fasses, tu n’obtiendras rien de moi.
L’amour, les aventures, ou même le mariage, ça ne m’intéresse, ma vie est
déjà trop remplie.
Thad s’approcha d’elle et passa les bras autour de ses épaules. Il aurait voulu la
protéger de toutes les peines et les douleurs du monde.
-Je cherche simplement à te prouver à quel point tu comptes pour moi, dit-il
tendrement. Rien de plus. Maintenant, si tu goûtais ma fameuse soupe de
pommes de terre ? ajouta-t-il d’un ton léger. Tous mes amis en raffolent.
Lâchant Jayna, il se dirigea vers le coin cuisine. Ne sachant trop quoi faire, elle
le suivit. Un délicieux fumet s’échappa de la marmite lorsqu’il souleva le
couvercle.
-Où as-tu trouvé des pommes de terre ? demanda-t-elle, étonnée.
-J’ai fait quelques courses pendant que tu dormais. Il n’y avait rien ici.
Jayna ouvrit la porte du réfrigérateur qui regorgeait de victuailles.
-Tu es fou, j’avais tout ce qu’il me fallait. Tu reprendras tout ça en partant.
-Certainement pas. C’est bon pour toi, les légumes frais et la viande, ça te
changera des céréales et du chocolat, dit-il en désignant les paquets sur les
étagères.
Les poings sur les hanches, elle le considéra avec colère.
-Rien n’est plus nourrissant que les céréales. Quand au chocolat, c’est mon
péché mignon. Aucune loi ne l’interdit, que je sache ?
Il sourit et leva les mains en signe de capitulation.
-Très bien, je ne voulais pas te contrarier. Mais dis-moi, le chocolat est-il
ton seul pêché mignon ou en as-tu d’autres ?
Ignorant la lueur malicieuse qui brillait dans ses yeux, Jayna rétorqua avec
froideur.
-En tout cas, c’est le seul que je m’autorise.
-Si nous passions à table ?
Le dîner était excellent, Jayna dut reconnaitre que Thad cuisinait divinement.
Mais était-ce une raison suffisante pour s’inviter chez elle et préparer le
repas ? Que voulait-il exactement ? La semaine précédente, elle aurait juré
qu’il ne cherchait qu’une aventure sans lendemain mais aujourd’hui, elle ne
savait plus. Que Thad puisse désirer autre chose la mettait encore plus mal à
l’aise.
Le repas terminé, elle débarrassa la table, entassa la vaisselle sale dans l’évier
et revint s’assoir côté salon. Confortablement installé sur le canapé, Thad
n’avait visiblement pas l’intention de partir. Dehors, un vent violent rabattait la
pluie contre la baie vitrée.
-Viens t’assoir près de moi, Jayna, dit-il en lui tendant la main.
Sans chercher à discuter, elle se laissa glisser sur le canapé et il lui entoura les
épaules du bras.
-Je n’arrive pas à te comprendre, Thad.
Elle posa sa tête sur son torse et entendit les battements rapides de son cœur.
-Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? demanda-t-il en lui caressant
doucement le dos.
-Tout.
Les caresses de Thad se firent de plus en plus sensuelles et un long
frémissement la parcourut.
-Enfin, non, corrigea-t-elle en s’éloignant brusquement de lui. Certains
points sont parfaitement clairs.
Il ne bougea pas.
-Je crois au contraire que tu te méprends sur beaucoup de choses. Pourquoi
as-tu peur de moi ?
-Je n’ai pas peur de toi.
Elle se leva pour attiser le feu dans la cheminée. Non, les hommes ne
l’effrayaient pas, en tout cas, pas tant qu’elles pouvaient les classer dans des
catégories, ce qui était impossible avec Thad Perkins.
-Je refuse juste de me laisser entrainer dans une quelconque aventure avec
toi.
-Même amicale ?
La question piège. Bien sûr, elle ne pouvait pas lui répondre non, surtout après
ce qu’il avait fait pour elle aujourd’hui. Mais comment savoir où il plaçait les
limites de l’amitié ?
Elle se détourna du feu, les joues rosies par la chaleur.
-Tu devais être remarquable dans un tribunal.
-J’étais très bon, assura-t-il avec un sourire amer. Mais beaucoup moins
sincère.
Le visage de Jayna rosit plus violemment.
-Viens t’assoir, reprit Thad. Tu as l’air épuisée.
Jayna revint sur le canapé et Thad l’attira doucement contre son épaule.
-Raconte-moi, pourquoi cet aller-retour imprévu ?
Jayna lui parla du coup de téléphone de Nell, du logiciel et de sa décision de
rentrer au plus vite au bureau pour tout remettre en ordre. Il l’écouta
attentivement, posant de nombreuses questions sur le cabinet, Nell, ou le
programme des ordinateurs. Tandis qu’elle lui répondait, Jayna sentait sa
tension diminuer. La tiédeur du corps de Thad gagnait le sien, et les muscles de
son dos se dénouaient sous les lentes caresses de ses mains.
Puis, il cessa de poser des questions et ils demeurèrent un long moment
silencieux, fixant les flammes dans la cheminée. Le délicat parfum de la peau et
des cheveux de Jayna emplissait la pièce. Soudain, elle changea de position et
Thad sentit la pointe dure de ses seins contre son torse. Un désir tiède et
délicieux se déversa dans ses veines.
Les mains sur les épaules de Jayna, il l’éloigna doucement de lui et se força à
se lever.
-Il est tard, dit-il. Je ferais mieux de partir.
-Pardonne-moi, je ne suis pas très bavarde.
-Tu es très tentante et ta maison aussi.
Son regard s’attarda sur le lit.
-Si je ne pars pas maintenant, j’ai peur de ne pas pouvoir le faire plus tard.
D’ailleurs, tes yeux se ferment, tu as besoin de dormir.
Il lui fit un léger baiser sur le front puis, incapable de résister, glissa les bras
autour de sa taille et l’attira contre lui. Ses lèvres rencontrèrent celles de Jayna
qui s’entrouvrirent immédiatement à leur contact brûlant. Oubliant tout, elle
répondit fiévreusement à ce baiser. Soudain, une bûche se fendit bruyamment
dans la cheminée, et Jayna se raidit. Percevant son hésitation, Thad relâcha
immédiatement son étreinte. Malgré la force de son désir, il refusait de la
brusquer.
Elle leva vers lui un regard étonné. Lui posant un doigt sur les lèvres, il en
suivit lentement les contours ourlés.
-Tu es quelqu’un de très spécial et de très fragile aussi. Sais-tu ce que je
voudrais en ce moment ?
Jayna secoua la tête, peu certaine de vouloir entendre ce qu’il allait lui dire.
-Que cet instant ne s’arrête jamais. Et passer le reste de ma vie à te regarder,
à te tenir contre moi et à t’écouter me parler de tes idées et de tes rêves les
plus fous.
Il se pencha et lui effleura les lèvres des siennes d’un baiser aussi léger qu’une
aile de papillon.
« L’instant est terminé » songea tristement Jayna.
Au lieu de s’étendre pour l’éternité, le temps leur était compté. Et elle en avait
si peu pour lui.
-S’il te plait, va-t-en.
« Pars avant que je craque, pensa-t-elle. Avant que je décide de te garder près
de moi. »
Thad déposa un dernier baiser sur la joue de Jayna et se dirigea vers la porte.
-Bonne nuit, petite sorcière. Fais de beaux rêves.
Jayna raccrocha, totalement désemparée. Thad venait de l’inviter à déjeuner et
elle avait immédiatement accepté. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas sa propre
faiblesse.
Tout en enfilant un jean et un chandail à col roulé et trop grand – elle ne
voulait pas que Thad pense qu’elle voulait le séduire -, elle se répéta qu’elle
n’avait agi que par pure amitié. Thad était sympathique, gentil et elle n’avait
pas le droit de le blesser en refusant de le voir. D’ailleurs, sous quel prétexte
aurait-elle décliné son invitation ? Thad savait, qu’à part lui et Jim Greenwood,
elle ne connaissait personne dans la région.
Jayna haussa les épaules. Au fond, elle ne croyait à aucune de ces excuses. Il lui
suffisait de sentir son cœur battre dans sa poitrine pour savoir qu’elle mentait.
Jamais un simple déjeuner avec un ami ne l’avait mise dans un état pareil.
Elle coupa le contact et demeura un long moment dans la voiture avant d’en
descendre. Finalement, elle ouvrit la portière et entendit les coups réguliers
d’une hache fendant du bois derrière la maison. Elle s’arrêta pour écouter. Au
moins, Thad ne l’attendait-il pas impatiemment. Quelque peu rassérénée à cette
idée, elle se dirigea vers l’endroit d’où provenaient les coups.
Thad lui tournait le dos. Torse nu, il levait et abaissait régulièrement la hache
en un geste sûr et puissant. La sueur perlait sur les muscles tendus de son dos et
de ses épaules.
Il se retourna en attendant des brindilles craquer sous les pas de Jayna. Un
large sourire illumina son visage luisant.
-J’en ai pour une minute. Tu peux m’attendre là, dit-il en désignant du
menton une souche à quelques mètres de lui.
Jayna s’assit, contente de pouvoir continuer à le regarder. Jamais un homme ne
lui avait fait un tel effet. Il avait un splendide corps ferme bruni par le soleil.
Elle eut une irrésistible envie de s’approcher de lui, de poser la tête sur ce
torse ombré d’une fine toison, et de promener les doigts sur chacun de ces
muscles. Au lieu de cela, elle croisa les bras et détourna la tête. Au coup de
hache suivant, ses yeux étaient de nouveau posés sur Thad.
Son travail fini, il lâcha la hache et se redressa. En se tournant pour reprendre
son tee-shirt, il surprit le regard de Jayna sur lui.
-A quoi penses-tu, petite sorcière ?
-A rien.
-Si tu savais comme j’aime ton air quand tu ne penses à rien. Tes yeux
brillent comme lorsque je t’embrasse.
Jayna rougit violemment. Elle avait effectivement éprouvé presque autant de
plaisir à le regarder qu’à l’embrasser. Mais pourquoi avait-il fallu qu’il s’en
aperçoive ? Elle se détourna sans répondre.
-Si nous allions déjeuner ? reprit-il tranquillement. Je meurs de faim.
-Puis-je t’aider ? s’enquit Jayna en voyant Thad s’affairer dans la cuisine.
Grande et claire, la pièce était remplie d’ustensiles divers, parmi lesquels Thad
semblait se sentir parfaitement à l’aise. Hormis son bol du petit déjeuner, rien
ne trainait dans l’évier.
-Non, merci. Je n’ai qu’à préparer les sandwichs. Je t’ai fait une mayonnaise
maison dont tu me diras des nouvelles.
Jayna s’assit sur une chaise et le regarda laver puis couper les tomates.
-Ta maison est très jolie, remarqua-t-elle.
-Ce n’est pas la mienne, on me la prête.
-Pour longtemps ?
-Je ne sais pas, je n’ai pas encore décidé.
Décidément, il n’était pas facile d’apprendre quelque chose sur Thad Perkins.
-Et les chiens, où sont-ils ?
-Ils appartiennent au propriétaire. Heureusement, il les a repris avec lui, je
n’aime pas les animaux dressés pour l’attaque.
Jayna hocha la tête. Elle avait au moins appris qu’il n’aimait pas les chiens
agressifs. C’était bien, mais nettement insuffisant. Elle voulait en savoir plus.
-Tu ne m’as presque rien dit sur toi, commença-t-elle. As-tu des buts, des
objectifs dans la vie ?
-Je t’ai déjà répondu. Je n’ai aucun projet pour le moment, je me contente
de prendre les jours comme ils viennent. Viens, les sandwichs sont prêts.
Elle le suivit au salon et ouvrit de grands yeux quand il posa le plateau sur la
table - de quoi nourrir une demi-douzaine de personnes -. Comptait-il vraiment
manger tout ça ?
-On dirait que ma façon de vivre te préoccupe, dit-il en versant le café dans
les tasses.
-Disons plutôt qu’elle m’étonne.
-Pourquoi ? Parce que je ne fais rien ?
-Oui, l’oisiveté me choque. Je trouve que c’est un comportement
irresponsable.
-Jayna, il y a une énorme différence entre l’oisiveté et l’irresponsabilité. Je
serais irresponsable si je devais compter sur les autres pour survivre, ou
encore si j’avais une famille à charge et refusais de travailler pour
l’entretenir.
Une ombre passa dans le regard de Jayna.
-Mais ce n’est pas le cas, continua Thad. Ma paresse actuelle ne nuit à
personne. En outre, je crois qu’il est important de prendre parfois le temps
de s’arrêter pour faire le point. C’est le seul moyen de ne pas se tromper de
direction.
-As-tu découvert quelle direction tu veux emprunter ?
Il eut un petit rire.
-Es-tu toujours aussi pressée ? N’oublie pas que je ne suis ici que depuis
deux semaines. Certains cherchent toute leur vie.
-Je sais, assura-t-elle en songeant à son père. Mais tu as tout de même dû
apprendre quelque chose pendant ces deux semaines.
-Enormément. J’ai appris que l’argent, le pouvoir ou le succès avaient
moins d’importance qu’un coucher de soleil, que la vie n’avait pas de
valeur si on ne prenait pas le temps de l’apprécier, de l’aimer. Autant de
choses que ta tante espérait sans doute te faire découvrir en t’envoyant ici.
Jayna tressaillit. Non, Rose n’était pas le genre de femme à vivre dans les
maisons des autres et à passer son temps à admirer les nuages.
-Ne parle pas de ce que tu ignores, répondit-elle froidement.
-Je n’espère pas te convaincre. Je sais que nous sommes ici pour des
raisons différentes. Toi, par obligation. Et moi, parce que je veux prendre le
temps de découvrir qui je suis et ce que je veux. Mais cela ne doit pas nous
empêcher d’être amis.
-Non, bien sûr.
Elle se demandait quelle signification exacte il donnait au mot ami. Thad sourit
et lui passa un sandwich.
-Si nous commencions à manger. Que dirais-tu ensuite d’un petit tour dans
les environs ? J’ai découvert de très beaux coins pendant ton absence.
L’après-midi s’écoula comme un rêve. Thad se révéla un compagnon charmant
et plein d’humour, et Jayna ne regretta pas un seul instant d’avoir accepté son
invitation.
Le soleil disparaissait à l’horizon quand Thad la raccompagna à sa voiture.
-Tu ne sais pas à quel point tu es belle et désirable, murmura-t-il en la
quittant. Mais je te promets de te l’apprendre.
Jayna se raidit. Dire qu’elle avait presque réussi à se persuader que Thad et elle
n’étaient que de bons amis. Pourquoi essayait-il de tout gâcher ?
Sans lui laisser le temps de répondre, il lui fit un rapide baiser sur la bouche,
se retourna et marcha vers la maison.
Chapitre 6
Thad tint sa promesse. Jayna apprit beaucoup au cours de la semaine suivante.
A profiter de chaque moment qui passe, à regarder les nuages dans le ciel
pendant des heures, mais aussi à se distraite et à prendre la vie comme elle
venait.
Surtout, elle apprit à mieux connaitre Thad. Elle le savait intelligent et drôle,
mais elle le découvrit tendre et spontané, n’hésitant pas à la prendre par la
taille pour la faire danser dans la cuisine, ou à faire un détour pour visiter un
endroit non indiqué sur les cartes.
Jamais il n’essaya de profiter de sa force pour l’embrasser ou la retenir contre
lui. Mais sensuel et attentionné, il la prenait par la main au moindre prétexte, et
ne manquait jamais de lui faire un compliment. Doucement, sans la brusquer, il
lui révélait combien elle était belle et désirable.
Pourtant, un soir, Jayna comprit combien il pouvait être dangereux de jouer
avec le feu.
Thad l’avait raccompagnée après un délicieux dîner au restaurant et, comme il
en avait pris l’habitude, il s’attarda un moment pour bavarder. Jayna se sentait
très détendue, trop peut-être. Quand il la prit dans ses bras et l’embrassa
comme chaque soir avant de la quitter, son corps la trahit. Un éclair de désir la
traversa, et elle se serra de toutes ses forces contre lui, ses lèvres s’entrouvrant
pour un long baiser passionné.
Soudain, effrayée par la force de son propre désir, elle se rejeta violemment en
arrière.
Thad la regarda un moment sans comprendre, puis son visage s’assombrit.
-Ne te moque pas de moi, Jayna.
Sa voix était rauque, presque menaçante. Jayna fit un pas en arrière.
-Je…je ne voulais pas, bredouilla-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’a pris…J’ai
peut-être bu un peu trop de vin.
-Dans ce cas, le vin n’a fait que laisser la parole à ton corps. Arrête de te
mentir, Jayna, tu as autant envie de moi que moi de toi. Il me suffit de te
toucher pour savoir que je pourrais t’avoir chaque fois que je le désire.
-C’est faux !
Avant d’avoir pu faire un geste, elle se retrouva plaquée contre le torse de
Thad.
-En es-tu sûr ? interrogea-t-il.
Sans desserrer son étreinte, il leva une main vers le visage de Jayna et lui
caressa les lèvres, la gorge, avant de glisser les doigts dans ses cheveux. La
main refermée sur sa nuque, il approcha le visage du sien.
-Je pourrais, et tu le sais.
Son corps entier le réclamait. Il n’y avait plus de tendresse, de douceur dans
ses gestes. Rien que du désir. Un désir fou et irrépressible.
Sa bouche se posa avidement sur celle de Jayna qui répondit immédiatement à
son appel. Leurs souffles se mêlèrent, leurs langues aussi tandis que le besoin
du corps de l’autre irradiait violemment leurs veines. Jayna frissonna quand il
détacha les lèvres des siennes. Jamais personne ne l’avait embrassée ainsi.
Jamais personne ne l’avait amenée à un tel état de désir.
La bouche de Thad glissa sur son menton et sur sa gorge.
-Thad, je t’en prie, je ne suis pas prête.
Son corps se pressa un peu plus contre celui de Thad comme si elle cherchait à
démentir ses paroles. Lentement, Thad se redressa et ouvrit les bras. Sa main
caressa la joue de la jeune femme.
-Au revoir, Jayna.
Il sortit en refermant très doucement la porte derrière lui.
Jayna demeura un long moment immobile au centre de la pièce. Elle pouvait
sentir le poids du silence sur ses épaules. Enfin, tremblante de froid, elle se
décida à bouger et se glissa dans le lit glacé.
Ridicule, elle avait été ridicule ! Pendant une semaine, elle s’était persuadée
que sa relation avec Thad était purement amicale et leurs baisers absolument
platoniques. Avait-on le droit d’être aveugle à ce point ? En une seule étreinte,
il avait détruit toutes ses illusions. Il lui avait révélé la vérité avant de la laisser
seule avec elle-même.
Elle savait qu’il ne chercherait plus à la revoir. Elle l’avait lu dans ses yeux
quand il l’avait quittée. Thad avait trop envie d’elle pour supporter plus
longtemps ce petit jeu.
Jayna passa deux longs jours à tourner sans but dans la maison. Dans moins de
deux semaines, elle serait en Louisiane et retrouverait son travail et ses
obligations. Mais tout serait-il vraiment comme avant ? Parviendrait-elle à
oublier Thad Perkins ? Hélas, rien ne lui paraissait moins sûr. Une semaine
plus tôt, l’idée de s’engager dans une relation sans avenir ne l’aurait même pas
effleurée. Maintenant, elle ne savait plus. Pourquoi ne pas céder au plaisir du
moment présent et faire taire ce corps qui la tourmentait ?
De toute façon, la question venait trop tard. Thad était parti, et il ne lui offrait
pas une seconde chance.
Les murs vibrèrent sous le grondement du tonnerre tandis qu’un éclair
étincelant zébrait l’obscurité. L’orage était au-dessus de la maison. Poussés par
un vent du nord glacial, des trombes d’eau cinglaient les vitres. Jayna s’éloigna
de la baie vitrée pour attiser le feu dans la cheminée.
Elle s’apprêtait à prendre un livre quand un roulement plus puissant la fit
sursauter. Toutes les lampes de la pièce s’éteignirent en même temps. Elle tenta
de remettre le compteur en route, mais rien n’y fit. La foudre avait dû tomber
sur un pylône proche et il y avait peu de chance pour que l’électricité fût
rétablie avant le matin. Tout à coup, la perspective de passer une nuit sans
lumière dans cette pièce qu’elle n’avait pas quittée depuis plusieurs jours lui
parut insupportable. Sans réfléchir, elle prit son sac et sortit sous la pluie. Elle
irait n’importe où, à l’hôtel en ville ou chez le vieux Jim Greenwood, mais elle
ne resterait pas une minute de plus dans cette maison glaciale que le feu de
cheminée ne suffisait pas à réchauffer.
La voiture glissait dangereusement sur la route inondée. Epuisée par des nuits
sans sommeil, Jayna n’avait jamais conduit avec autant de difficulté. Ses doigts
raidis par le froid s’accrochaient au volant comme à une bouée de sauvetage.
L’étroit chemin qui conduisait à l’ancienne maison des Roberts paraissait ne
pas avoir été emprunté depuis des semaines. Des branches arrachées par le vent
jonchaient le sol détrempé. Jayna coupa le moteur et regarda la maison.
Aucune lumière.
Thad…Elle avait froid, elle avait peur, et lui seul pourrait la rassurer. Pourquoi
n’était-il pas là ? Trempée jusqu’aux os, elle frappa anxieusement à la porte,
mais personne ne répondit. Désemparée, elle éclata en sanglots. Au même
instant, deux lumières blanches trouèrent la nuit.
Il reconnut immédiatement la voiture de Jayna. Une bouffée de joie l’envahit
tandis qu’il s’arrêtait juste derrière elle. Enfin, elle était venue jusqu’à lui. Mais
son sourire disparut lorsqu’il la vite, pâle comme une morte, le visage baigné
de larmes. Qu’était-il arrivé ? En un instant, il imagina les pires scénarios.
-Jayna, cria-t-il en s’élançant vers elle. Que se passe-t-il ?
Elle s’effondra dans ses bras.
-Thad…J’ai eu si peur…J’ai cru que tu étais parti.
Les mots lui avaient échappé. Jusqu’à ce moment, elle n’avait pas réalisé
pourquoi elle pleurait, pourquoi l’angoisse ne l’avait pas quittée depuis des
jours.
Thad dut faire un effort énorme pour ne pas laisser exploser sa joie. Tout à
coup, il ne sentait plus ni le froid, ni la pluie. Jayna pleurait parce qu’elle avait
eu peur de ne plus le revoir, parce qu’elle avait besoin de lui.
Conscient de l’état dans lequel elle se trouvait, Thad l’entraîna, sans attendre,
vers la maison.
-Viens, c’est fini. Tout va bien maintenant.
Elle s’assit sur le canapé, incapable du moindre geste. S’agenouillant auprès
d’elle, Thad lui retira ses bottes humides, son pull et l’enroula dans une
couverture moelleuse. Puis, il alluma du feu dans la cheminée et prépara deux
grands bols de chocolat bouillant.
-Alors, petite sorcière, dit-il en s’asseyant près d’elle, que se passe-t-il ?
Jayna frissonna. Thad se rapprocha d’elle et la prit dans ses bras pour la
réchauffer. Elle se blottit contre lui.
-C’est à cause de l’orage. Je n’ai plus de chauffage, ni de lumière.
-C’est pour ça que tu es venue ici ?
-Oui, mais je ne pensais pas que la route serait aussi dangereuse. Avec la
pluie, elle était glissante et je ne voyais rien. Et puis, je suis arrivée ici et
j’ai trouvé la maison vide. J’ai vraiment cru que tu étais parti.
Thad la serra un peu plus fort.
-Comment as-tu pu penser cela ? Tu sais bien que je ne peux pas te quitter.
Elle songea que, pourtant, il la quitterait à la fin des vacances. Mais elle
refusait d’y penser maintenant. Pour l’instant, il était près d’elle et rien d’autre
ne comptait. Elle se laissa aller contre lui.
-Je vais te préparer quelque chose à manger, proposa-t-il.
-Merci…Je n’ai pas faim.
-Prends au moins un peu de soupe pour te réchauffer. Ensuite, tu iras te
coucher.
Jayna jeta un coup d’œil affolé sur la pièce en se demandant si Thad ne s’était
pas mépris sur ses intentions. Ce dernier comprit immédiatement les raisons de
son trouble.
-Il y a trois chambres, précisa-t-il. Tu pourras dormir en toute tranquillité…
Au moins pour cette nuit. Si tu décides de rester plus longtemps, je ne
réponds plus de rien.
Allongée dans cette chambre inconnue où Thad l’avait laissée, Jayna
s’interrogeait sur les raisons de sa venue ici. Pourquoi, alors qu’elle était
partie avec l’intention de se rendre en ville ou chez Monsieur Greenwood,
avait-elle pris la direction de la maison de Thad ?
« Parce que seul Thad pouvait me rassurer, songea-t-elle. J’avais besoin de le
voir, de l’entendre, de sentir sa chaleur contre mon corps. » Elle se redressa
dans le lit, stupéfaite de sa propre découverte, elle était venue chez Thad parce
qu’elle avait besoin de lui…Parce qu’elle l’aimait.
Mais alors, que faisait-elle seule dans cette chambre ? Pourquoi l’avait-elle
repoussé si longtemps ? Par peur de souffrir ? De trahir ou d’être trahie ?
Mais ils ne s’étaient rien promis. Ils savaient l’un comme l’autre que cette
aventure ne survivrait pas à leurs vacances. Et tant pis, si elle devait en souffrir.
Pour la première fois depuis sa rencontre avec Thad, Jayna savait exactement
ce qu’elle voulait.
Pieds nus sur le sol froid, elle sortit de la chambre et frappa doucement à la
porte face à la sienne. La gorge sèche, elle attendit. Rien. Elle frappa de
nouveau un peu plus fort.
Les bras croisés sous sa tête, Thad fixait le plafond. Il savait qu’il ne dormirait
pas cette nuit, impossible avec Jayna dans la chambre voisine. Il pouvait encore
sentir son corps souple blotti contre le sien. Tant pis, il passerait une nuit
blanche à détailler chaque fissure de ce stupide plafond. Au moins était-il
heureux. Heureux qu’elle soit venue spontanément à lui, qu’elle ait eu besoin
de lui.
Pendant un instant, il se demanda s’il avait bien entendu. Immobile, il écouta.
Le bruit recommença, hésitant et timide. Il bondit.
La porte s’ouvrit et Jayna se retrouva face à la poitrine nue de Thad. Elle
tressaillit et leva les yeux vers son visage, incapable de prononcer une parole.
Les deux mains sur le cadre de la porte, Thad la contemplait avec étonnement.
La couverture qu’elle avait enroulée autour d’elle avait glissé de l’une de ses
épaules, révélant une peau de nacre au velouté troublant.
-Jayna ?
-Je te réveille ?
-Non.
En tout cas, elle venait de lui ôter ses dernières chances de trouver le sommeil.
-J’ai froid aux pieds, murmura-t-elle en regardant le lit défait derrière
Thad.
Celui-ci hésita, certain d’avoir mal compris.
-Vraiment ? demanda-t-il en lui prenant la main pour l’attirer vers lui.
Veux-tu que je les réchauffe ?
Ses lèvres se posèrent délicatement sur celles de Jayna, qui se blottit contre lui.
Elle sentit à peine la couverture glisser sur le sol tandis que Thad la soulevait
dans ses bras. Il la posa sur les draps encore tièdes de son lit.
-Jayna, j’ai si souvent rêvé de cet instant.
-Moi aussi.
Il lui couvrit les paupières et la bouche de baisers. Ses doigts glissèrent
légèrement sur le visage puis sur le corps de Jayna, suivant le tracé d’une
oreille, d’une pommette, d’un sein, et créant sur leur passage un courant de
plaisir d’une douceur inouïe. Un long et délicieux frisson parcourut le corps
de Jayna quand Thad acheva de la déshabiller, caressant de ses lèvres
entrouvertes la peau diaphane du ventre et des cuisses. Il se redressa pour la
contempler, et Jayna détailla chaque muscle de ses épaules, de son torse
puissant et de son ventre. Elle ne le quitta pas des yeux tandis qu’il se dénudait à
son tour.
Ils restèrent un long moment sans bouger, heureux de s’offrir sans fausse
pudeur au regard de l’autre. Thad rompit en premier le silence.
-Tu es encore plus belle que je l’imaginais, chuchota-t-il.
Il l’attira, debout contre lui, et elle referma les mains sur sa nuque, se serrant
de toutes ses forces contre ce corps nu et brûlant. Leurs lèvres se rencontrèrent
et ils retombèrent ensemble sur le lit, peau contre peau.
Jayna s’abandonna totalement aux caresses de Thad. Le corps en feu, elle le
suivait dans un monde inconnu dont il semblait connaitre chaque mystère.
-Viens maintenant, supplia-t-elle tout bas.
-Oui, petite sorcière.
Elle sentit son haleine chaude contre son oreille. Leurs corps se joignirent très
lentement. Jayna cria de désir et de frustration, mais Thad continua à la faire
languir jusqu’à ce que ses soupirs rauques envahissent le silence de la nuit. Il
lui murmura des mots tendres et des promesses tandis que son corps guidait le
sien, lui imposant son rythme et l’entrainant dans un océan de plaisir où elle
sombra en un long cri d’extase.
Allongée contre le corps de Thad, Jayna n’avait jamais ressenti une si parfaite
plénitude. Elle posa la tête contre l’épaule de son amant, inconsciente des
larmes qui roulaient sur ses joues.
Thad se redressa et s’appuya sur un coude pour la regarder. Du bout des
doigts, il essuya une larme.
-Tu pleures toujours quand tu fais l’amour ?
Surprise, elle toucha son visage humide et sourit.
-Je ne sais pas, je n’avais pas vraiment fait l’amour avant.
-Moi non plus.
Quand Jayna s’éveilla, le soleil illuminait la chambre. Elle se rapprocha de
Thad et se pelotonna contre son corps tiède. Comme il était bon de se réveiller
auprès de lui.
Du bout des doigts, elle lui caressa le visage, les lèvres où elle déposa un léger
baiser. Thad ne bougea pas. Jayna glissa les mains sur son torse, puis sur son
ventre, appréciant la fermeté des muscles durs comme de l’acier.
-Continue, murmura-t-il sans ouvrir les yeux.
Jayna sourit. Ainsi, il faisait semblant de dormir depuis le début.
-Je ne voulais pas te réveiller, dit-elle.
-Mumm, je fais un rêve si agréable que je voudrais qu’il ne finisse jamais.
-Alors, reprenons-le.
De nouveau, elle laissa courir les doigts sur le corps de son amant.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand ils sortirent du lit, encore éblouis par
l’intensité de leur plaisir. Le soleil d’automne n’avait pas suffi à réchauffer la
maison, et Jayna frissonna en posant les pieds sur le sol.
Quand elle descendit au rez-de-chaussée, habillée et coiffée, Thad l’attendait
avec une tasse de café brûlant. Elle le regarda, embarrassée. Elle avait eu le
temps de réfléchir en prenant sa douche et, maintenant, elle ne savait plus que
faire. Bien sûr, elle ne regrettait pas ce qui s’était passé cette nuit. Mais
comment envisager une suite ?
Thad lui tendit une assiette d’œufs au bacon.
-On ne prend jamais la bonne décision l’estomac vide.
-Qu’est-ce qui te fait croire que je réfléchis ?
Il posa l’index entre les deux yeux de Jayna.
-Cette petite ligne, là. Elle apparait dès que tu penses à quelque chose de
sérieux. Fais attention, tu finiras par avoir une ride.
Elle haussa les épaules avec un faible sourire.
-Tu as des regrets pour cette nuit ? reprit Thad.
-Non, pas du tout. Je pensais juste que je vais bientôt rentrer en Louisiane.
-Rien ne t’y oblige, tu peux demander à Nell de s’occuper du cabinet
quelques semaines de plus.
Jayna secoua la tête.
-Non, elle doit préparer son mariage. Et puis, elle ne peut pas consacrer tout
son temps à la société pendant que moi, je prends des vacances.
-Tu ne t’accordes jamais le droit de faire ce qui te plaît ?
-Pas si cela risque de nuire aux autres, s’écria Jayna en se levant
brusquement.
Prenant son sac sur la table, elle se dirigea vers la porte.
-Il faut que je rentre, les chats doivent mourir de faim.
Avant que Thad ait pu comprendre ce qui se passait, la porte d’entrée claquait
derrière elle.
Jayna alluma du feu dans la cheminée et s’assit sur le canapé en attendant que la
pièce se réchauffe. Repus, les chats vinrent se lover contre elle. Elle prit
Caramel sur ses genoux, et lui parla doucement.
-Si tu pouvais m’aider…Que vais-je faire maintenant ?
Elle s’en voulait d’avoir été un instant séduite par la proposition de Thad.
Rester quelques semaines de plus, cela signifierait céder à l’attrait du plaisir
présent et ne pas assumer ses responsabilités. Comme son père. Lui
ressemblait-elle donc à ce point ?
Ne parvenant pas à se réchauffer, elle décida de prendre un bain chaud. Elle
revenait de la salle de bains et s’apprêtait à s’habiller devant le feu quand on
frappa à la porte. Elle ne répondit pas. Quelques secondes plus tard, Thad
pénétrait dans l’unique pièce.
-Tu entres toujours ainsi chez les gens ? s’écria-t-elle avec colère.
-J’ai frappé mais tu n’as pas répondu.
-Tu pourrais au moins te retourner pendant que je m’habille.
Nue devant la cheminée, elle avait le dos brûlant et le ventre glacé.
-Mais tu es folle, il fait très froid ici, s’exclama Thad sans faire attention à
sa remarque. Il n’y a que ce feu pour chauffer la maison ?
-Je n’ai pas réussi à remettre le chauffage en marche.
Prenant le drap de bain qu’elle avait jeté sur le canapé, elle l’enroula autour
d’elle et attendit. Thad n’avait visiblement pas l’intention de se retourner.
-Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Tu veux attraper une pneumonie ? Dis-
moi où se trouve la chaudière, je vais y jeter un coup d’œil.
Hors de question. Elle n’avait pas envie qu’il jette un œil sur la chaudière et
surtout, elle ne voulait pas qu’il lui dise ce qu’elle avait à faire. Ils n’avaient
passé qu’une nuit ensemble et voilà qu’il la traitait déjà comme sa femme.
Grelottante de froid, nue sous le drap de bain, elle se sentait extrêmement
vulnérable. Thad avait raison, il faisait horriblement froid dans cette maison,
mais cela lui permettait-il de se croire indispensable ?
-Le fait que nous ayons fait l’amour ensemble ne te donne aucun droit sur
moi.
-Cela me donne le droit de m’inquiéter pour toi, dit-il en déposant une
couverture sur ses épaules.
Il la serra contre lui pour la réchauffer, et elle sentit fondre sa résistance.
-Thad, soupira-t-elle, pourquoi ne veux-tu pas comprendre ?
-Je comprends, Jayna. Tu as des responsabilités et une vie qui t’attend
ailleurs, mais j’ai aussi besoin de toi. Et envie de toi.
Pourquoi fallait-il que le désir de Thad soit si contagieux ? Elle se laissa faire
quand il la souleva pour la porter jusqu’au lit.
-Nous attendons des choses si différentes de la vie, murmura-t-elle, les bras
noués autour de son cou.
-En es-tu sûre ? demanda-t-il entre deux baisers.
Ses lèvres rencontrèrent celles de Jayna et elle oublia de répondre.
-Qu’est-ce que tu fais ? s’écria Thad, indigné.
-La vaisselle, pourquoi ?
Il s’approcha d’elle et la tira violemment par le bras. L’assiette qu’elle tenait à
la main s’écrasa sur le sol où elle vola en mille morceaux.
Jayna le regarda, stupéfaite.
-Mais…Que…qu’est-ce qui te prend ? bredouilla-t-elle.
-J’en ai assez. Il y a trois jours que je te répète que tu n’es pas ici pour faire
le ménage et la vaisselle, et il suffit que je m’éloigne pour téléphoner pour
que tu te précipites dans la cuisine. Pourquoi te comportes-tu comme si tu
étais mon esclave ?
Elle libéra son poignet.
-Je ne me comporte pas comme ton esclave, répliqua-t-elle, je t’aide, c’est
tout. On m’a toujours appris à faire ma part de travail.
Doucement, il lui reprit le poignet et le porta à ses lèvres. Il déposa un long
baiser sur les veines bleutées.
-Mais ce n’est pas ta part, petite sorcière. Regarde autour de toi. Chez toi, tu
ne fais ni ton lit, ni la vaisselle et ici, on ne trouverait même pas un grain de
poussière. Pourquoi ?
-Question d’éducation.
-Jayna, chacun doit participer aux taches ménagères. Si un jour, je me marie
et que ma femme rentre du travail plus tard que moi, crois-tu que je
l’attendrai en regardant un match à la télévision ? Certainement pas. Je
préparerai le dîner et m’occuperai de la lessive et du ménage tout comme
elle l’aurait fait dans le cas contraire. Et c’est normal, il faut savoir partager
le pire comme le meilleur.
Elle lui lança un regard sceptique.
-Ça, c’est la théorie. En réalité, cela ne fonctionne jamais ainsi.
-Dans ce cas, nous allons essayer d’innover. Si je te revois dans la cuisine
autrement que pour manger, je t’enferme dans la chambre à double tour,
menaça-t-il en riant.
Décidément, Jayna ne comprenait pas cet homme. C’était la première fois
qu’elle rencontrait quelqu’un qui se mettait en colère parce qu’elle faisait la
vaisselle ou le ménage. Heureusement, ses éclats étaient aussi brefs que
soudains. Déjà, la passion avait remplacé la rage dans ses yeux.
-D’ailleurs, je me demande si je ne vais pas t’y enfermer tout de suite,
reprit-il en la soulevant dans ses bras. A moins que nous ne trouvions une
autre utilité à la cuisine. As-tu déjà fait l’amour dans une cuisine ? Par terre
devant la cheminée ? Sous la douche ?
Jayna rosit légèrement.
-Non.
-Il faut vite corriger cela, s’exclama-t-il en déboutonnant son chemisier.
-La maison est beaucoup trop froide, protesta-t-elle sans conviction.
Il la lâcha immédiatement et sortit de la pièce.
-Où vas-tu ?
-Monter le thermostat.
Quand il revint quelques secondes plus tard, Jayna avait enlevé tous ses
vêtements. Surpris, il s’immobilisa sur le pas de la porte.
-Comme tu es belle.
Chapitre 7
Les journées se succédaient, merveilleuses, enchanteresses. Thad ne quittait
plus Jayna. Jamais ils ne s’ennuyaient ensemble. Ils ne se levaient pas avant le
début de l’après-midi, et pouvaient passer des heures entières à discuter de
littérature, de cinéma et même de politique. Chaque fois que Jayna bougeait,
Thad était là. Il semblait prévoir ses moindres mouvements, deviner ses envies
les plus secrètes, et ne se lassait jamais de l’embrasser et de la serrer dans ses
bras.
Jayna n’avait jamais connu un tel bonheur. Chaque minute passée près de Thad
était précieuse, unique. Elle aurait voulu que cela ne finisse jamais.
Et pourtant, tout allait s’arrêter. Très vite. Il était temps de partir.
Assise sur un rocher, elle contempla une dernière fois la chaîne montagneuse à
l’horizon. La neige étincelait sur les sommets. Le feuillage mordoré des arbres
avait laissé la place à des branches dénudées qui frissonnaient dans l’air
glacial.
Jayna refoula ses larmes. Elle avait toujours su que ce jour viendrait. Mais elle
n’avait pas imaginé qu’elle souffrirait autant.
Lentement elle redescendit vers la maison de Rose où elle n’était pas rentrée
depuis plusieurs jours. Tout était froid, humide et rempli de souvenirs.
Souvenir du jour où il avait préparé le dîner pendant qu’elle dormait, du matin
où il était venu la chercher pour pique-niquer, de leur première dispute à
propos de Rose, du soir où il l’avait embrassée en rentrant du restaurant…
Elle empaqueta rapidement ses affaires et nettoya tous les placards. Elle faillit
éclater en sanglots en découvrant une tablette de chocolat aux noisettes oubliée
dans le réfrigérateur, et demeura un long moment immobile, assise sur le
carrelage froid de la cuisine.
Enfin, elle se décida à partir, chargea quelques sacs dans le coffre de la
voiture, et se dirigea vers la maison de Monsieur Greenwood. Comme
d’habitude, le vieil homme ouvrit sa porte avant qu’elle ait eu le temps de
frapper.
-Bonjour, Mademoiselle Ralston. Qu’est-ce qui vous amène par un temps
pareil ? M’est avis que vous allez recevoir une sacrée douche si vous
rentrez pas rapidement.
-Je ne fondrai pas pour si peu, répondit Jayna avec un triste sourire.
Elle pensa que Jim Greenwood allait lui manquer, lui aussi.
-Vous entrez pour boire un café ?
La proposition ne surprit pas Jayna et elle accepta avec plaisir. La cuisine
sentait le café chaud et la brioche. Elle s’installa autour de la grande table en
chêne recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs.
-Je pars dans quelques jours, Monsieur Greenwood. Je vous laisserai la clé
dans la boîte aux lettres ainsi qu’un chèque pour l’électricité.
Jim continua à verser le café dans les tasses sans répondre. Après avoir posé la
cafetière sur la cuisinière, il se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors.
-J’aurais juré que c’était un gars sérieux.
-Pardon ?
Il se retourna et vint s’assoir en face d’elle.
-Sûr qu’on peut tous se tromper. Mais quand même, ce Thad Perkins me
paraissait bien honnête.
Jayna rosit légèrement. Apparemment, Jim Greenwood avait constaté qu’elle
n’était pas rentrée chez elle depuis plusieurs nuits, et il avait deviné la vérité.
-Il l’est, dit-elle.
Le vieil homme arbora un air sceptique.
-S’il l’était, il vous aurait demandée en mariage et vous penseriez pas à
rentrer à l’heure qu’il est.
-Je savais ce que je faisais, Monsieur Greenwood. J’étais d’accord dès le
départ.
-Alors, vous vous êtes juste amusés ensemble.
Jayna s’empourpra.
-Pourtant, à voir votre tête chaque fois que je vous parlais de lui, j’aurais
juré que vous y teniez. Allez, regardez-moi et dites-moi que vous l’aimez
pas.
Jayna ne releva pas la tête. Elle ne pouvait mentir à ce point.
-Je l’aime, Monsieur Greenwood, beaucoup.
-Pourquoi partir ?
Elle ne répondit pas. Jim Greenwood savait pourquoi elle était venue ici,
comme il savait qu’elle devait rentrer en Louisiane pour reprendre son travail.
-Vous n’avez aucune idée de ce qu’est l’amour, ajouta-t-il. Vous ne savez
même pas ce que ça veut dire.
Elle fixait sa tasse, étrangement gênée par la colère du vieil homme.
-Ma vie n’est pas ici, Monsieur Greenwood. J’ai une famille et des
responsabilités qui m’attendent, je dois rentrer.
-Et des responsabilités, comme vous dites, vous en avez pas envers lui ?
A quoi bon essayer de discuter ? Comment expliquer à Jim Greenwood ce
qu’elle-même ne comprenait pas ? Jayna posa la tasse sur la table et se leva.
-Thad et moi ne nous sommes jamais rien promis, déclara-t-elle avant de
partir.
Elle regarda par la fenêtre du salon, puis passa dans la cuisine. Elle mit la
bouilloire pleine d’eau sur le feu. Elle avait eu tord de s’installer ici, elle
l’avait toujours su.
Le sifflement de la bouilloire la rappela à la réalité.
-Qu’est-ce qui te préoccupe, chérie ?
Elle sursauta, si bien que la bouilloire faillit lui échapper des mains.
-Depuis combien de temps es-tu là ? interrogea-t-elle en se retournant.
-Assez longtemps pour voir que quelque chose ne va pas. De quoi s’agit-il ?
Appuyé contre la porte, il la fixait gravement. Une ride soucieuse lui barrait le
front. Jayna aurait voulu le rassurer, lui dire qu’il n’y avait rien de grave, que
tout allait continuer comme avant, mais elle ne le pouvait pas. Elle se détourna
vers la fenêtre et regarda les premiers flocons de neige fondue s’écraser sur le
sol. Elle sentit les mains de Thad se refermer doucement sur ses épaules.
-Parle-moi, je t’en prie, supplia-t-il.
Elle n’avait pas envie de parler, d’expliquer. « Nous ne nous sommes fait
aucune promesse » se répéta-t-elle pour se convaincre.
-Je dois m’en aller, c’est tout.
Thad se laissa tomber sur une chaise. Ces paroles l’avaient frappé comme un
coup de poing.
-Quand ?
-Demain.
-Demain ? Mais…je croyais que tu étais heureuse ici.
Les yeux de Jayna s’embuèrent de larmes. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il
conteste son départ. Ne l’avait-elle pas prévenu ?
-Je ne peux pas rester, déclara-t-elle. Je n’ai même pas de travail ici.
Une lueur d’espoir brilla dans le regard de Thad. Il saisit la main de Jayna et
l’attira sur ses genoux.
-J’ai de l’argent, Jayna. Plus qu’il n’en faut pour nous deux et les chats.
-Thad, il ne s’agit pas seulement d’argent. J’ai des engagements, des
responsabilités à assumer. Toi aussi, tu dois rentrer. Il faut que tu décides de
ton avenir, de ce que tu feras de ta vie.
Il la repoussa, les yeux brillants de colère.
-Voilà donc le vrai problème. Tu me quittes parce que je n’ai pas de travail,
pas de plans pour l’avenir.
-Non. Tu te trompes, Thad, je…
-N’avons-nous pas été heureux ces deux dernières semaines ?
Elle hocha la tête.
-Et pourtant, tu veux toujours partir. Tu es prête à sacrifier ton bonheur à tes
obligations.
-Je dois rentrer, toi et moi l’avons toujours su. Ne comprends-tu pas que je
n’ai pas le choix ?
Il se leva et s’approcha de nouveau de la fenêtre.
-Ainsi, je n’ai été qu’un simple passe-temps pour toi, dit-il en lui tournant le
dos. Toutes ces journées et ces nuits ne signifient rien.
Il y avait tant d’amertume dans sa voix qu’elle posa la tête contre son épaule.
-Non, Thad, ce n’était pas un jeu. Mais je t’ai dit que cela ne pourrait pas
durer. Je t’en prie, n’essaie pas de me retenir.
-Et, bien sûr, tu estimes n’avoir aucune obligation envers moi. Tu m’as
prévenu, donc nous sommes quittes. C’est cela, n’est-ce pas ?
Des larmes glissaient sur les joues de Jayna. Mon Dieu ! Pourquoi refusait-il
de comprendre ? Pourquoi lui rendait-il la tâche aussi difficile ? Elle avait déjà
tant de mal à le quitter.
-Oui, murmura-t-elle sans oser le regarder.
Elle ne pouvait plus supporter la peine qu’elle lisait dans ses yeux sombres.
-Tu avais raison, dit-il en sortant de la pièce, tu es égoïste.
Insupportablement égoïste.
Il prit son blouson sur le portemanteau et sortit en claquant la porte.
Jayna resta un moment interdite au milieu de la cuisine, puis elle se précipita
vers lui.
-Je t’avais prévenu, cria-t-elle en ouvrant la porte d’entrée. Je t’avais dit que
j’étais égoïste et que tu ne m’aimerais pas.
Il se retourna, blême de rage.
-Alors, va-t-en. Retourne vers ta famille et tes sacro-saintes obligations,
j’espère qu’elles réussiront à te rendre heureuse.
Jayna regarda une fois de plus le réveil. Elle ne comprenait pas comment les
heures pouvaient s’écouler aussi lentement. Depuis deux mois qu’elle était
rentrée, le temps semblait avoir changé de rythme. Les journées s’étiraient à
n’en plus finir et les nuits, où elle ne dormait pas étaient pires encore.
Elle se leva pour remonter le chauffage. Cela aussi avait changé. Jamais
jusqu’alors, elle n’avait souffert du froid. Et depuis son retour, elle grelottait
au moindre courant d’air. Elle se remit au lit en soupirant. Cinq heures du
matin. Elle ne pouvait rien faire à cette heure-là. Rien faire d’autre que penser à
Thad, et à ce qui serait peut-être arrivé si elle avait accepté de rester près de lui.
A son retour, elle n’avait parlé de Thad à personne. Elle s’était jetée dans le
travail à corps perdu, consacrant son peu de temps libre à sa mère, puis à la
préparation de Noël et du mariage de Nell. Et maintenant, c’était au tour de sa
sœur Leesa de se marier. Il n’y avait pas de temps pour se plaindre, pas de
temps pour pleurer.
Jayna rejeta les couvertures et se leva. A quoi bon rester allongée à se
lamenter ? Mieux valait se lever et chercher une occupation. N’avait-elle pas
rapporté le dossier d’un client ?
Elle étudiait depuis deux heures la comptabilité de son nouveau client quand la
sonnerie du téléphone retentit.
-Jayna, c’est maman. Je suis contente de pouvoir te joindre avant que tu
partes au travail. Il faudrait que tu fasses une course pour moi.
Jayna soupira. Pourquoi sa mère avait-elle toujours besoin d’elle ?
-Tu sais, maman, j’ai beaucoup de travail aujourd’hui. En plus, j’ai de
nombreux rendez-vous. De quoi s’agit-il ?
-Si c’est un tel fardeau pour toi, tant pis. Je tâcherai de me débrouiller seule.
Voilà ! Une fois de plus, Jayna avait réussi à braquer sa mère contre elle.
Décidément, Thad avait raison, elle était un monstre d’égoïsme. Depuis son
retour, on ne pouvait lui demander un service sans qu’elle rechigne. Elle devait
toujours se forcer pour accepter.
-Excuse-moi, maman, je ne voulais pas dire ça. Dis-moi de quoi il s’agit et
je m’arrangerai.
-Il faudrait que tu passes chez l’imprimeur pour prendre les cartons
d’invitation du mariage de Leesa. Oh, et puis, pourrais-tu me rapporter un
ou deux litres de lait ?
-D’accord, maman, je t’apporterai tout cela ce soir. Tu vas bien ?
Il y eut une hésitation au bout du fil.
-Oui, à peu près mais tous ces préparatifs pour le mariage m’épuisent. Hier,
le docteur m’a prescrit des vitamines. D’ailleurs, je pense que tu devrais en
prendre, toi aussi. Tu as l’air fatiguée, et il ne faudrait pas que tu tombes
malade en pleine période de déclarations fiscales. Sans compter que nous
avons besoin de toi pour le mariage de Leesa.
Les déclarations fiscales, le mariage de Leesa…Si seulement sa mère avait pu
se douter combien Jayna s’en moquait. Même son travail, qui la passionnait
tant autrefois, n’arrivait plus à l’intéresser.
-Ne t’inquiète pas, maman, je vais très bien.
-Je te trouve mauvaise mine depuis ton retour de vacances. A propos, as-tu
pris une décision concernant la baraque que t’a léguée Rose ?
-Oui, je la garde.
Comment aurait-elle pu se séparer de l’endroit où elle avait vécu les plus
beaux jours de sa vie ? Peut-être, dans plusieurs années, quand la douleur se
serait atténuée, pourrait-elle y retourner ? Elle s’assiérait sur le pas de la porte
et regarderait les étoiles briller dans la nuit en pensant à Thad.
-Voilà la décision la plus stupide que j’aie jamais entendue, déclara
sèchement sa mère. Je ne vois vraiment pas à quoi pourra te servir cette
masure. Enfin, peut-être pourrons-nous y aller une ou deux fois en
vacances. A moins que ta sœur n’ait envie de l’utiliser pour son voyage de
noces.
-Non, s’écria Jayna. Cette maison est à moi, et personne ne me dira ce que
je dois en faire. Si Leesa veut un endroit pour son voyage de noces, elle n’a
qu’à le chercher ailleurs.
Elle raccrocha sans laisser à sa mère le temps de répondre. Tant pis si elle était
égoïste, mais elle ne pourrait jamais se résoudre à prêter cette maison. C’était
le seul souvenir qui lui restait de Thad et rien ni personne ne le lui enlèverait.
Tremblante de rage et de douleur, elle se laissa tomber sur son lit et, pour la
première fois depuis son retour, elle éclata en sanglots.
Chaque fois qu’il revenait ici, il descendait jusqu’à la maison. Il regardait les
volets clos, le pas de porte recouvert de neige, et se demandait si Jayna
reviendrait un jour.
Neuf semaines. Neuf longues semaines mornes et vides s’étaient écoulées
depuis son départ, et il n’avait toujours pas réappris à vivre sans elle.
Thad emprunta le chemin conduisant chez Jim Greenwood. Il avait pris
l’habitude de rendre visite au vieil homme après chacune de ses absences. Ils
restaient de longues heures à parler de tout et de rien, et surtout de Jayna. Thad
ne pouvait s’empêcher d’amener la conversation sur elle, même s’il savait que
Jim Greenwood allait se mettre en colère et lui faire des reproches.
Cette fois encore, il ne fut pas déçu.
Jim était en train de servir deux grandes assiettes de soupe au jambon, quand il
s’enquit, l’air innocent.
-Alors, comment ça s’est passé là-bas ? Vous avez pu mettre toutes vos
affaires en règle ?
-Oui, je commence à y voir clair maintenant.
-Et vous voulez toujours vous installer ici ?
-Oui, au moins pour un certain temps. J’envisage même d’acheter un
terrain. Que pensez-vous du lopin près de la vieille route barrée ?
Jim Greenwood hocha la tête sans conviction.
-Il est pas mal mais je pourrais vous proposer mieux. Je pensais justement
me débarrasser d’un ou deux lopins.
-Vous ? Mais pourquoi ?
-Je deviens vieux et mes fils ne vont pas cultiver la terre. Si je vends pas
maintenant, ça profitera à personne après ma mort.
Surpris, Thad regarda le vieil homme dans les yeux.
-Qu’est-ce qui vous prend, Jim ? Je ne vous ai jamais entendu parler ainsi.
Pourquoi pensez-vous à la mort, tout à coup ? Vous avez encore de belles
années devant vous.
Le vieil homme fit une grimace et se leva pour débarrasser la table.
-Je comprends plus bien comment ça se passe ici, maintenant. Les gens sont
devenus trop compliqués pour moi.
-Mais pourquoi dites-vous cela ? Il s’est passé quelque chose pendant mon
absence ?
-Non, rien de nouveau ici. Et c’est justement ce qui me tracasse.
-Pourquoi ? Il aurait dû se passer quelque chose ?
Thad venait à peine de poser la question qu’il devinait la réponse. Le vieil
homme lui avait tendu un piège, et il y était tombé.
-Tu aurais pu ramener Jayna avec toi, au lieu de revenir tout seul.
Il posa rageusement les tasses et la cafetière sur la table.
-Pourquoi n’es-tu pas allé la chercher ? Parce que vous vous étiez pas fait
de promesse, comme elle dit ?
-Non, je n’y suis pas allé parce qu’elle ne m’aime pas, murmura Thad, les
yeux fixés sur sa tasse. Tout cela n’était qu’un jeu pour elle.
Jim Greenwood se rassit en face de Thad.
-Et pour toi, ce n’en était pas un ?
-Non.
-Tu es vraiment un bel idiot, fiston. Tu l’aimes et tu lui demandes même pas
de t’épouser. T’as donc pas remarqué comme ses yeux brillent quand elle
parle de toi ?
-Mais je lui ai demandé de rester, se défendit Thad. Elle a refusé.
-Et elle a eu raison, affirma le vieil homme. Tu savais qu’elle était là pour
un mois et qu’elle devait repartir. Alors qu’est-ce que tu voulais ? Qu’elle
abandonne tout pour un homme qui lui avait même pas fait de promesse et
qui se moquait de l’avenir ? Elle aurait été folle d’accepter.
Thad ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire ? Jim Greenwood avait raison, il
n’avait pas voulu s’engager et Jayna n’avait aucune raison de lui faire
confiance.
-Si tu l’aimes vraiment, reprit Jim, ça marchera partout. Ailleurs ou ici,
c’est pareil.
Thad leva un regard interrogateur sur lui.
-Ce qui veut dire ?
-Qu’il faut le lui prouver.
-Et que dois-je faire ? La poursuivre à travers toute l’Amérique et la
supplier de vivre avec moi ?
-Oui. Si tu t’y prends bien, t’auras pas besoin de la supplier longtemps.
-Enfin ! s’exclama Nell en déposant une pile de dossiers sur le bureau de
Jayna.
-Qu’y a-t-il ? demanda celle-ci, étonnée.
-Enfin, tu as quitté le deuil.
Jayna regarda son amie sans comprendre. Puis, elle se souvint que cela faisait
des mois qu’elle ne portait que des vêtements noirs. Ce matin, elle s’était
exceptionnellement décidée à porter un tailleur bleu marine.
-Ce n’est pas que la couleur soit très gaie, reprit Nell, mais c’est toujours
ça.
Jayna sourit.
-J’avais l’air si triste ?
-Pire que triste, répondit Nell en s’asseyant. Peut-être pourrais-tu enfin me
dire ce qui n’allait pas.
-Non, pas encore. Plus tard.
-C’est toi qui décides. Au fait, puisque tu sembles aller mieux, si tu venais
chez nous demain soir ? Wesley et moi organisons une petite fête avec des
amis, tu feras connaissance de Matt, le cousin sexy de Wes.
Ce Matt était peut-être sexy, mais Jayna n’avait pas envie de le rencontrer. Ni
lui, ni aucun autre d’ailleurs. Le souvenir de Thad était beaucoup trop vif pour
qu’elle trouve du plaisir à plaire ou à se laisser séduire.
-Merci, Nell mais je préfère rester seule.
-Il y a des semaines que tu n’es pas sortie.
-J’ai besoin de solitude.
-Tu as beaucoup changé, soupira Nell.
Jayna hocha la tête. Oui, elle avait changé. Elle ne sortait presque plus, refusait
systématiquement de partir en week-end et ne jouait même plus au tennis avec
ses anciens partenaires.
-Pas seulement en mal, j’espère.
-Non, tu es différente, c’est tout. Au fait, ta mère, elle, est toujours la même.
Elle m’a téléphoné ce matin pour me demander de te convaincre de vendre
la maison de ta tante. Incroyable, non ?
Nell connaissait bien la mère de Jayna. Karen était venue et avait téléphoné des
milliers de fois au bureau depuis leur installation. Elle avait toujours besoin de
parler à sa fille, de lui demander un service. Nell ne cessait de s’étonner de la
patience dont Jayna faisait preuve à son égard.
-Cela ne m’étonne pas, dit Jayna. Elle n’a jamais supporté que l’un d’entre
nous refuse de suivre ses conseils.
-Tu ne passes plus autant de soirées avec ta famille qu’auparavant ?
-Non, mais cela ne m’empêche pas de continuer à les voir très souvent.
« Et de leur rendre service chaque fois qu’ils me sollicitent, songea-t-elle.
C'est-à-dire, presque constamment ».
Mais, même si elle était devenue avare de son temps, Jayna n’avait pas
l’intention de négliger ses obligations envers les siens.
Nell s’étira. Elle aurait voulu interroger Jayna sur ce qui s’était passé pendant
son mois de vacances. Elle aurait aimé qu’elle lui parle de…lui. Parce qu’il y
avait un homme, elle n’en doutait pas. Pourtant, elle se leva.
-Je m’en vais, tu restes encore ?
-Une petite demi-heure, j’ai quelques dossiers à étudier.
-Alors, à demain et ne travaille pas trop tard.
Nell disparut au fond du couloir et Jayna se pencha sur les dossiers posés sur
son bureau. Elle se redressa vite, se leva et alla jusqu’à la fenêtre. Le ciel était
gris et une légère bruine tombait sur la ville. Elle frissonna. Mon Dieu !
Comme elle détestait le froid ! Comme elle détestait cette ville et la vie qu’elle
y menait ! Comme elle se détestait elle-même !
Elle avait toujours su qu’avec Thad, il ne pouvait s’agir que d’une simple
aventure de vacances, un merveilleux intermède. Mais elle s’était trompée en se
croyant capable de le supporter. Thad Perkins avait été une erreur, une
douloureuse erreur avec laquelle elle allait devoir apprendre à vivre.
Chapitre 8
Thad allait pousser la porte d’entrée du cabinet Ralston & Treadwell, quand
elle fut ouverte par une adorable jeune femme brune. Elle sursauta en le
voyant.
-Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous effrayer, s’excusa-t-il. Je cherche
Jayna Ralston. Est-elle encore ici ?
-Je suis désolée mais le cabinet est fermé. Aviez-vous un rendez-vous avec
elle ?
Elle regarda les deux valises posées sur le sol.
-Non, je ne pensais pas arriver aussi tard, mais mon avion a été retardé. Je
suppose que vous êtes Nell Treadwell. Toutes mes félicitations pour votre
mariage.
Nell tressaillit de surprise.
-Comment savez-vous que je viens de me marier ? Vous êtes un ami de
Jayna ?
Thad acquiesça d’un hochement de tête.
-Pardonnez mon indiscrétion, reprit Nell, mais pourrais-je savoir où vous
l’avez rencontrée ?
-Au Colorado, elle était en vacances là-bas.
-Dans ce cas, entrez, elle est encore là-haut.
Thad déposa ses bagages près de la réception et suivit Nell au premier étage.
La jeune femme s’arrêta devant une porte vitrée et entra sans frapper. Elle fit
signe à Thad d’attendre sur le côté.
-Jayna, j’ai trouvé quelque chose pour toi devant l’entrée, commença-t-elle.
Debout devant la fenêtre, Jayna se retourna, surprise.
-Qu’est-ce que c’est ?
Nell fit un signe à Thad et celui-ci apparut sur le seuil. Son cœur n’avait jamais
battu aussi vite et ses genoux lui donnaient l’impression de ne plus le soutenir.
Son regard rencontra celui de Jayna.
-Bonjour, petite sorcière.
Elle se mit à trembler de tout son corps. Non, ce n’était pas un rêve.
-Thad ?
-Oui. Comment vas-tu ?
Il fit un pas vers elle. Il aurait voulu s’avancer jusqu’à elle, la prendre dans ses
bras pour l’embrasser, mais il n’osa pas.
Ce fut Nell qui rompit le silence.
-Sorcière ? Il faudra que tu m’expliques ça, Jayna.
Avec ses yeux brillants de malice, Nell ressemblait davantage à une
adolescente qu’à une jeune femme de trente ans. Toujours muette, Jayna ne
réagit pas.
-J’espère que je n’ai pas fait une bêtise, demanda Nell devant son air
hagard.
-Non, murmura Jayna sans quitter Thad des yeux.
Elle n’arrivait pas à croire qu’il se trouvait vraiment là, dans son bureau, à
quelques mètres d’elle.
-Si tu es sûre que tout va bien, je vais vous laisser, déclara Nell. Je suppose
que vous avez beaucoup de choses à vous dire.
Elle lança un dernier regard à Thad comme pour s’assurer qu’il ne ferait pas
de mal à son amie puis, sans doute satisfaite de son examen, quitta la pièce.
Jayna sursauta en entendant le déclic de la porte qui se refermait. Elle eut envie
de rappeler Nell, de lui demander de rester, de ne pas la laisser seule avec
Thad. Dix semaines s’étaient écoulées depuis leur séparation et pourtant, rien
n’avait changé. Jayna se sentait toujours aussi attirée par la douceur de ces
yeux bruns et par la rassurante chaleur de ce corps dont elle connaissait les
moindres détails.
-Pourquoi ? interroge-t-elle dans un chuchotement.
-Je voulais…J’avais terriblement besoin de te revoir, Jayna. Tu m’as
beaucoup manqué.
Elle ne devait plus succomber à son charme. Il avait fallu des semaines pour
que sa douleur devienne plus tolérable, et elle ne se sentait pas le courage de
surmonter une telle épreuve une seconde fois.
-Non, Thad. Tout est fini, maintenant.
-En es-tu certaine ?
-Oui.
Sa voix était ferme et volontaire, mais elle savait qu’elle mentait. Non, rien
n’était fini, et rien ne le serait jamais pour elle. De sa vie, elle ne pourrait
penser à Thad sans ressentir cette atroce douleur qui lui broyait le cœur depuis
plus de deux mois.
Il s’approcha d’elle et lui caressa doucement la joue.
-Tu mens, Jayna, je le lis dans tes yeux. Ce qui s’est passé entre nous est
beaucoup plus qu’une simple aventure de vacances. Il m’a fallu ton départ et
beaucoup de souffrance pour m’en apercevoir. Aujourd’hui, je le sais, et je
te le ferai comprendre.
Jayna dut lutter contre son désir de se jeter dans les bras de Thad. Le parfum de
la forêt se mêlait encore à celui, viril, de sa peau. Elle se raidit.
-Nous ne nous sommes fait aucune promesse, Thad. Ce qui s’est passé là-
bas appartient au passé. Il n’y a rien d’autre à comprendre.
Il sourit tendrement. Il connaissait suffisamment Jayna pour ne pas être surpris
par sa réaction. En fait, il s’était attendu à ce qu’elle résiste. Lui-même n’avait-
il pas eu besoin de plusieurs semaines pour réaliser à quel point il l’aimait ?
Bien sûr, il redoutait toujours les promesses et les engagements, mais moins
que l’angoissante perspective d’une vie sans Jayna.
-Laisse-moi au moins essayer de te convaincre, dit-il. Pour commencer,
nous pourrions aller dîner ensemble.
-Merci mais je ne peux pas, j’ai du travail à terminer.
-Et tu crois vraiment que tu vas réussir à travailler ce soir ? interrogea-t-il,
ironique.
Le regard de Thad glissa sur le corps de Jayna. Son tailleur strict et ses
cheveux soigneusement ramassés en chignon lui rappelaient le jour où elle
était venue récupérer ses chats. Il l’imagina en train de retirer les pinces qui
retenaient ses longues mèches cuivrées, comme il l’avait fait ce jour-là.
-Oui, affirma-t-elle, consciente de mentir une fois encore.
Thad se pencha au-dessus du bureau et éteignit la lampe.
-C’est faux, Jayna. D’ailleurs, il suffit de te regarder pour savoir que tu as
assez travaillé pour aujourd’hui. Ce dont tu as besoin maintenant, c’est de te
détendre et d’un bon repas. Tu as un manteau ?
-Thad, ça suffit, s’écria Jayna en rallumant la lampe. J’ai du travail, je ne
suis pas ici pour m’amuser.
-Moi non plus, Jayna. Crois-tu que j’aurais parcouru plus de deux mille
kilomètres pour te voir si mon seul but était de m’amuser ?
Il éteignit de nouveau la lampe, prit doucement Jayna par le bras et l’entraina
vers la porte.
-T’ai-je déjà dit à quel point tu es belle quand tu es en colère ? demanda-t-il.
Où veux-tu aller diner ?
-Au fast-food, en face.
*
* *
Debout, dans son salon, Jayna regardait le paquet posé sur la table. Il y avait
plus de frites et de hamburgers qu’elle ne pourrait en avaler en une semaine.
Après avoir commandé toute cette nourriture au fast-food, Thad l’avait
raccompagnée chez elle, et il n’avait accepté de partir qu’à la condition de la
revoir le lendemain matin. Il la conduirait au travail et lui rendrait sa voiture à
ce moment-là. Elle avait immédiatement accepté, voyant là l’occasion d’être
seule plus vite et de pouvoir réfléchir en paix à la situation. Une nuit de repos
lui permettrait de retrouver le contrôle d’elle-même et d’affronter Thad plus
aisément.
Jayna venait à peine de prendre sa douche, quand la sonnette de la porte
d’entrée retentit. Enfilant rapidement son peignoir, elle alla ouvrir, n’ayant
aucun doute sur l’identité de son visiteur.
-Nous avions dit sept heures, Thad, déclara-t-elle d’un ton de reproche. Il
est six heures et demie.
Non seulement, elle ne se sentait pas plus apte que la veille à affronter Thad,
mais elle était encore ensommeillée. Lui, de toute évidence, était en pleine
forme. Cette constatation ne fit qu’augmenter son agacement.
Thad entra et la salua avec sa bonne humeur habituelle.
-J’ai pensé qu’en arrivant un peu plus tôt, je pourrais prendre un café
pendant que tu te préparerais, expliqua-t-il.
-Désolée, je n’ai plus de café.
-J’ai tout prévu, dit-il en brandissant le sac de provisions qu’il tenait dans
les bras.
Elle n’insista pas et ferma la porte. De toute façon, elle n’avait jamais su se
débarrasser de lui.
-La cuisine est là-bas, mais je te préviens, Thad, c’est la dernière fois.
-Nous verrons, Jayna, nous verrons.
Sans réponse, elle se précipita dans sa chambre et claqua la porte derrière elle.
Décidément, cet homme était insupportable. Il ne prenait absolument rien au
sérieux. Pas même elle. Pour lui, la vie n’était qu’un jeu. Elle ôta son peignoir
et enfila rageusement ses vêtements. Avant qu’elle ait achevé de mettre sa robe,
la porte s’ouvrit et Thad entra, une tasse de café à la main.
-Je vois que tu n’as toujours pas changé, déclara-t-elle. Tu entres toujours
sans frapper.
-Et toi, tu portes toujours trop de vêtements, remarqua-t-il en s’approchant
d’elle.
Il l’aida à remonter la fermeture éclair de sa robe, et ses mains s’attardèrent un
peu trop longtemps sur ses épaules.
-Le petit déjeuner sera prêt dans cinq minutes.
Jayna dut lutter pour ne pas se laisser aller contre lui. Un instant, elle l’imagina
en train de lui enlever cette robe qu’elle venait d’enfiler. Elle se secoua
intérieurement.
-Je ne mange jamais rien le matin, dit-elle d’un ton ferme.
-Allons, tu ne peux pas faire travailler cette charmante petite tête sans lui
donner de l’énergie. Tu as cinq minutes, pas une de plus.
Thad entendit un objet s’écraser sur la porte au moment où il la refermait.
Tout en se coiffant, Jayna s’efforça d’examiner la situation calmement. Après
tout, elle connaissait Thad Perkins, un rêveur, un homme qui aimait les
promenades dans les bois et les couchers de soleil, et qui ne supportait pas les
obligations. Un homme qui ne pourrait certainement que s’effrayer du rythme
infernal de la vie qu’elle menait. Alors, pourquoi crier et se fâcher ? Pourquoi
chercher à s’éloigner, alors qu’il suffisait de le laisser s’approcher pour qu’il
comprenne son erreur et parte de lui-même ?
« Je n’ai qu’à rester calme et attendre, pensa-t-elle. Dans une semaine ou deux,
il aura fui à des milliers de kilomètres de moi ».
Moins d’une heure plus tard, elle s’aperçut qu’il n’était pas si facile de rester
calme. Car si elle se sentait de taille à affronter Thad, Nell et sa mère
séparément, il n’en était pas de même quand ils se trouvaient tous les trois
réunis.
Jayna venait à peine de descendre de voiture quand elle constata que sa mère
l’attendait devant la porte d’entrée du cabinet. Elle ne put réprimer un soupir de
contrariété. Puisque Thad venait de lui ouvrir la portière et qu’il avait encore
en main les clés de sa voiture, elle n’avait plus qu’à faire les présentations.
-Bonjour, maman. Je te présente Thad Perkins. Il était mon plus proche
voisin au Colorado. Thad, voici ma mère, Karen Ralston.
Karen dévisagea le colosse, qui tenait dans la main les clés de voiture de sa
fille, et adressa à Jayna un regard outré, plus éloquent qu’un long discours. Et
elle salua à peine ce Monsieur Perkins.
-Jayna, commença-t-elle, j’ai besoin de toi. Le couturier de Bâton Rouge a
oublié de mettre les robes des demoiselles d’honneur dans le paquet qu’il a
envoyé à Leesa. Je lui ai dit que tu passerais les récupérer aujourd’hui.
-Aujourd’hui ? Mais c’est impossible, maman, j’ai trop de rendez-vous.
-Ecoute, Jayna, je suis venue exprès pour te prévenir rapidement. Nous ne
pouvons absolument pas répéter la cérémonie de mariage sans ces robes. Et
tu sais bien que je ne peux pas m’absenter de mon travail comme toi. Tu
n’as qu’à demander à Nell de s’occuper de tout pendant une journée. Elle l’a
bien fait pendant un mois quand tu étais en vacances.
Jayna s’apprêtait à répondre, quand la voix de Nell s’éleva derrière elle.
-Bonjour Jayna…Madame Ralston…Thad.
Jayna se retourna, mais avant qu’elle ait pu dire un mot, sa mère intervint.
-Bonjour, Nell. Nous parlions justement de vous. Je voudrais que Jayna
fasse une course urgente à Bâton Rouge, mais il parait qu’elle a beaucoup
trop de rendez-vous aujourd’hui. N’y a-t-il aucun moyen de s’arranger ?
Nell considéra un moment Jayna sans comprendre. Que fallait-il répondre ?
-Oui, bien sûr. Pourquoi pas ? Qu’en penses-tu, Jayna ? Je pourrais assurer
la moitié de tes rendez-vous, et la secrétaire repoussera les autres ?
-Merci, Nell, s’exclama Karen avec un large sourire. J’étais sûre que vous
comprendriez. Jayna, ma chérie, il faut que je me sauve, je vais être en
retard. Fais bien attention sur la route.
Eberluée, Jayna regarda sa mère s’éloigner rapidement. Tout s’était passé à
son insu sans qu’elle ait eu le temps de contester ni même de réfléchir. Elle
poussa un profond soupir avant d’ouvrir la porte du cabinet.
-Je monte déposer mes affaires. Je repasserai ici ce soir. Nell, crois-tu que
tu pourrais recevoir mes clients, ce matin ? Je…
-Bonjour, Nell, coupa Thad, désireux de rappeler sa présence.
Il passa un bras autour des épaules de Jayna.
-Si cela vous arrange, je peux aller chercher les robes à la place de Jayna.
J’avais prévu un déjeuner, mais je suis sûr que la personne comprendra.
Une fois de plus, Jayna n’eut pas le choix. Elle ne pouvait tout de même pas
refuser la proposition de Thad et imposer un surplus de travail à Nell.
D’ailleurs, celle-ci n’était-elle pas déjà en train de le remercier ? Jayna
ressentit une pointe de jalousie. Qu’en était-il de ce déjeuner qu’il avait prévu ?
Devait-il rencontrer une femme ? Mais qui ? Il lui avait dit ne connaître
personne d’autre qu’elle à Lafayette. Et s’il avait fait tout ce voyage pour une
autre qu’elle ?
Elle sursauta en attendant Thad s’adresser à elle.
-Jayna, il me faudrait l’adresse du couturier à Bâton Rouge. J’ai aussi
besoin que tu me conduises à une agence de location de voitures.
-Je n’ai pas le temps, tu n’as qu’à garder la mienne.
Au lieu de le remercier pour son aide, elle lui répondait avec brusquerie. Mais
elle ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir pour ce rendez-vous caché.
Elle sortit un papier de son attaché-case, y inscrivit le nom et l’adresse du
couturier, et le tendit à Thad.
-J’y vais, déclara-t-il en fourrant le papier dans sa poche.
Il fit quelques pas et se retourna, comme s’il avait une idée subite.
-Ah ! J’oubliais…Nell, pouvez-vous me rendre un petit service ?
Jayna se raidit. Pourquoi s’adressait-il encore à Nell, comme si elle-même
n’était pas là ?
-Bien sûr, répondit Nell.
-Je voudrais que vous vous assuriez que la personne avec qui j’avais
rendez-vous pour déjeuner fera un vrai repas à midi. En général, elle se
contente d’avaler quelques noisettes recouvertes de chocolat.
Il sourit malicieusement et Jayna sentit ses joues s’empourprer. Nell éclata de
rire.
Jayna se laissa tomber sur le canapé, exténuée. Il était vingt heures et elle ne
s’était pas arrêtée une seconde depuis ce matin. Entre ses rendez-vous, les
ordinateurs en panne et le retour de Thad en fin d’après-midi, elle n’avait pas
trouvé le temps d’étudier un seul dossier. Aussi, après avoir porté les robes
chez sa mère, elle était retournée au bureau. Là, elle avait enfin réussi à
travailler plusieurs heures sans être dérangée. Maintenant, elle ne songeait plus
qu’à dormir. Elle se demandait si elle aurait la force de quitter ce canapé pour
dîner, quand on sonna à la porte. Elle se leva, furieuse, et ouvrit.
C’était Thad, un paquet de provisions dans les bras.
-Je suis fatiguée, annonça-t-elle tout de suite, j’ai eu une journée terrible, il
faut que je dorme.
-Et que tu dînes, répondit-il. Je suis passé chez le traiteur et j’ai acheté du
saumon en croute avec des petits légumes. L’un de tes plats favoris, si je me
souviens bien.
-Tu t’en rappelles ? dit-elle, stupéfaite.
Sa colère disparut aussitôt. Comment pouvait-elle se montrer aussi froide avec
un homme qui faisait tout pour lui faire plaisir ? Elle le laissa entrer.
-Excuse-moi, ajouta-t-elle. Je ne voulais pas être désagréable. Je suppose
que c’est tout ce travail au bureau qui me rend nerveuse. C’est toujours
pareil en période de déclarations fiscales.
Il l’embrassa furtivement sur la joue.
-N’en parlons plus. Tu veux un verre de vin pendant que je réchauffe le
plat ?
Il se dirigea d’un pas décidé vers la cuisine.
-Installe-toi, je m’occupe de tout.
Un quart d’heure plus tard, Jayna avait oublié la fatigue de la journée. Un verre
d’excellent vin à la main, elle écoutait Thad lui raconter avec un humour
irrésistible son réveillon de Noël chez ses parents ou les détails de la vente de
son appartement de New York. Il lui donna également des nouvelles de Jim
Greenwood qu’il appelait le vieux cow-boy, mais sans aucune allusion à ce qui
s’était passé entre eux au Colorado.
Quand, après avoir débarrassé la table, il annonça qu’il partait, elle ne put
cacher sa surprise. A aucun moment de la soirée, il n’avait cherché à
l’embrasser ni même à lui prendre la main. Elle n’aurait su dire si elle en était
soulagée ou déçue…Les deux, probablement.
-Nous pourrions dîner ensemble, demain ou après-demain, proposa-t-il sur
le pas de la porte.
-Cela m’aurait fait plaisir, Thad. Mais c’est impossible, avec les préparatifs
du mariage de Leesa, je n’ai plus une seule soirée de libre.
Elle se tut un instant avant d’ajouter.
-Au fait, le mariage a lieu la semaine prochaine. Tu aimerais y assister ? Tu
ne connais personne, mais…
-Mais je te connais, toi, coupa Thad. Cela me suffit. Et si tu as besoin de
quoi que ce soit, aller chercher des robes ou commander une pièce montée,
n’hésite pas. Ce sera toujours avec plaisir.
Des larmes mouillèrent les yeux de Jayna. C’était la première fois depuis son
retour à Lafayette qu’on lui proposait de l’aide. Tout en se persuadant que son
émotivité n’était due qu’à la fatigue, elle referma rapidement la porte derrière
Thad.
*
* *
Au cours des quatre jours qui suivirent, Thad s’aperçut que la vie de Jayna
s’apparentait à une course ininterrompue contre la montre. Comme chaque
année en période de déclarations fiscales, le cabinet Ralston & Treadwell était
en effervescence. Mais cet hiver, outre ses dix heures de travail quotidiennes,
Jayna devait s’occuper de tous les préparatifs du mariage de sa sœur. Ainsi,
elle passait le peu de temps libre qui lui restait à courir traiteurs et pâtissiers ou
à aider sa mère à retoucher les robes des demoiselles d’honneur.
Thad la secondait autant qu’il le pouvait, mais si Jayna ne refusait jamais son
aide, elle n’allait jamais jusqu’à lui demander. Finalement, il prenait l’habitude
de passer chaque jour au cabinet pour demander s’il pouvait faire une ou deux
courses pour elle.
Maintenant, il comprenait mieux pourquoi elle parlait si souvent d’obligations
et de responsabilités. Pas un jour ne passait sans que sa mère, son frère ou sa
sœur ne lui demandent un nouveau service. Le dernier en date consistait à
vérifier les comptes de son frère et à établir sa déclaration fiscale. Une tâche
qui représentait plusieurs jours de travail et pour laquelle Jayna ne réclamait
pas un centime.
Pour Thad, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Jusqu’alors, il n’avait
rien dit, même lorsque Nell lui avait confié que son amie supportait tous les
frais du mariage de Leesa. Il s’était calmé en se persuadant que cela ne le
regardait pas. Mais, cette fois, il ne parvint pas à se contrôler.
Jayna rangeait ses affaires en se demandant par quel moyen elle allait rentrer
chez elle à une heure aussi tardive, quand Thad poussa la porte de son bureau.
-Nell m’a téléphoné pour me prévenir que ta voiture était en panne,
annonça-t-il. Je te raccompagne ?
-Avec plaisir, répondit-elle, soulagée.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? Cela te gêne tellement de demander un
service à quelqu’un ?
-Pas du tout…Je croyais que ma voiture serait réparée ce soir. Je ne pouvais
pas prévoir.
-Nell l’a pu, elle. A propos, fais-moi penser à lui envoyer des fleurs. Sans
elle, je crois que je ne te verrais jamais.
-Je t’ai prévenu que je n’aurais pas beaucoup de temps cette semaine. Si tu
avais déjà organisé un mariage, tu comprendrais. Au fait, peux-tu faire un
détour par la pâtisserie ?
Tandis qu’il attendait Jayna devant le magasin, Thad sentit la colère monter en
lui. Tout cela était vraiment trop ridicule, il devait intervenir.
Il attendit qu’elle ait refermé la portière pour demander.
-Tu as besoin que je t’accompagne à ton bureau, demain matin ?
-Eh bien, si cela ne te dérange pas.
-Et si ça me dérange ?
Surprise par la brusquerie du ton, elle le considéra un instant.
-Je demanderai à Nell ou à Mary, la secrétaire.
-Et pourquoi pas à ta mère ? A Leesa ? A Zackary ?
-Voyons, ils travaillent tous, ils n’auraient pas le temps.
-Toi aussi, tu travailles, il me semble. Et pourtant, ils ne se demandent pas si
tu as le temps ou non quand ils te réclament quelque chose. C’est simple,
depuis que je suis arrivé, tu n’as pas une seule minute à toi.
Voilà donc où il voulait en venir. Il était jaloux du temps qu’elle consacrait à sa
famille.
-Si cela te gêne, tu n’es pas obligé de rester, se cabra-t-elle. Tu es libre de
partir quand tu veux.
-Et toi ? N’es-tu donc jamais libre de faire ce que tu veux ? De dire non de
temps en temps ?
-Et si je n’ai pas envie de dire non ? Je ne suis pas comme toi, Thad. J’ai des
responsabilités et je les assume.
Ils étaient arrivés. Elle descendit de voiture et claqua la portière. Thad la suivit
jusqu’à la porte de l’immeuble.
-A ce niveau-là, il n’est plus question de responsabilités, mais d’esclavage,
rétorqua-t-il. Trouves-tu vraiment normal de travailler gratuitement pour
ton frère et d’être seule à payer le mariage de ta sœur ?
Elle le regarda, stupéfaite. Comment savait-il tout cela ? Par Nell,
probablement.
-Zackary n’est pas installé depuis assez longtemps pour pouvoir se
débrouiller seul dans sa comptabilité, expliqua-t-elle. Quand à Leesa, elle a
terminé ses études l’année dernière. Comment pourrait-elle payer elle-
même son mariage ?
-Dans ce cas, elle n’était peut-être pas obligée d’exiger une cérémonie aussi
grandiose. Ni de se marier maintenant, alors que c’est la période de l’année
où tu as le plus de travail. Et ta mère ? Ton frère ? Pourquoi ne l’aident-ils
pas ? Eux aussi, ils gagnent leur vie. A voir comment ils se comportent tous
avec toi, on croirait que tu n’es là que pour payer et rendre service. Pas un
seul ne pense à toi autrement que pour te réclamer quelque chose. Ils
t’exploitent, Jayna, et tu refuses de t’en rendre compte.
Chapitre 9
Jayna ferma violemment la porte derrière elle et éclata en sanglots.
« Ce n’est rien, juste la fatigue, se dit-elle en s’essuyant les yeux du revers de la
main. D’ailleurs, qu’il pense ce qu’il veut, je m’en moque. Ce n’est pas parce
qu’il me rend service qu’il a le droit de dire des choses pareilles sur ma
famille. »
Pourtant, elle ne put oublier les paroles de Thad. Celles-ci faisaient peu à peu
leur chemin dans sa tête. Et, elle devait bien reconnaitre qu’elles n’étaient pas
entièrement fausses. Zackary et Leesa ne pensaient à leur grande sœur que pour
lui demander de l’argent ou un service. Jamais, ils ne leur venaient à l’esprit
qu’elle aussi pouvait manquer de temps ou avoir des problèmes financiers.
D’ailleurs, comment auraient-ils pu le soupçonner ? Jayna ne se plaignait
jamais. Et n’était-ce pas normal ? En tant qu’aînée de la famille, n’avait-elle
pas le devoir d’aider son frère et sa sœur ? Bien sûr, si son père avait été là,
tout aurait été différent. Mais il était parti.
Jayna frissonna légèrement à cette évocation. Il y avait plus de quinze ans
qu’elle s’était juré de ne jamais agir comme son père. Elle continuerait à
sacrifier son temps, son argent et son énergie, mais jamais elle
n’abandonnerait les siens. Et ce n’était pas un irresponsable comme Thad
Perkins qui la ferait changer d’avis.
Elle donna à manger aux chats et, sans se déshabiller, s’allongea sur son lit.
Les larmes continuaient à couler sur ses joues. En dépit de ses résolutions, elle
ne parvenait pas à chasser Thad de ses pensées. Elle lui en voulait toujours et
pourtant, elle avait besoin de lui. Elle se sentait seule, abandonnée. Si seulement
elle avait pu poser la tête sur son épaule, se laisser aller entre ses bras
puissants. Il était le seul à se soucier d’elle et ce soir, malgré leur dispute, ou
peut-être à cause d’elle, elle avait envie d’être protégée, réconfortée.
Elle enfouit son visage dans l’oreiller. Il fallait essayer de dormir, d’oublier sa
peine quelques heures.
Elle aurait pu y parvenir si le téléphone n’avait sonné. Elle jeta un regard sur le
nom qui s’affichait sur l’écran, avant de l’éteindre.
Thad n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Mais quand il se leva, il était sûr de sa
décision. Venir à Lafayette avait été une erreur. En dépit des affirmations de
Jim Greenwood, Jayna ne l’aimait pas. Pas assez, en tout cas, pour accepter de
lui faire une place dans sa vie. D’ailleurs, elle ne lui avait jamais menti. C’était
lui qui, dans son aveuglement, avait refusé de voir la réalité en face. Demain,
après le mariage, il s’excuserait et partirait. Où ? Il n’en avait aucune idée.
Il ouvrait le tiroir de la commode pour y prendre une chemise, quand on
frappa à la porte.
Dès qu’elle le vit, Jayna oublia tout ce qu’elle avait prévu de dire. Sans hésiter,
comme elle en mourrait d’envie depuis des jours, elle se jeta dans ses bras.
Immédiatement, son corps épousa celui de Thad. Enfin, elle était là où elle
aurait toujours dû être, là où elle n’aurait jamais froid.
Malgré sa stupeur, il la serra avec force contre lui. Jayna était certainement la
dernière personne qu’il s’était attendu à trouver derrière la porte. Il lui
embrassa tendrement les cheveux, respirant avec délice leur doux parfum
vanillé. Puis, sans la lâcher, il tendit un bras vers la porte qu’il referma. Il
ignorait ce qui allait se passer, mais il voulait profiter de ce merveilleux
moment et garder Jayna contre lui le plus longtemps possible.
Doucement, elle releva la tête et leurs regards se retrouvèrent.
-Thad, pardonne-moi.
-De quoi ?
-D’avoir prétendu que tu n’étais pas si important pour moi, et de t’avoir si
souvent repoussé. Je suis désolée.
Il remarqua les paupières légèrement gonflées de Jayna. Son cœur se serra en
pensant qu’elle avait pleuré à cause de lui. En lui disant ce qu’il pensait, la
veille, il n’avait pas voulu lui faire mal.
-C’est aussi ma faute, Jayna. Je n’aurais pas dû m’imposer ainsi alors que tu
n’as pas de temps pour moi.
-Justement, j’aurais dû en prendre, répondit-elle au bord des larmes. Thad,
j’ai honte de m’être conduite ainsi. Veux-tu toujours de moi ?
Il sentit son cœur s’affoler. Tout le désir qu’il avait refoulé jusqu’ici se déversa
dans son corps comme de la lave brulante.
-Mon adorable sorcière, murmura-t-il en se penchant pour l’embrasser. En
as-tu jamais douté ?
Ses lèvres se posèrent sur celles de Jayna qui répondit ardemment à son baiser.
Malgré l’épaisseur de son manteau de laine, la chaleur des mains de Thad sur
son dos irradiait tout son corps. Un long frisson de désir la fit frémir de la tête
aux pieds.
-Jayna, reste avec moi. Maintenant.
Il y avait quelque chose d’impérieux dans la supplication rauque de Thad. Elle
hésita un instant avant de répondre.
-Tu sais que c’est impossible, Thad. Je dois aller travailler.
-A quelle heure est ton premier rendez-vous ?
-A neuf heures et demie.
-Alors, reste avec moi jusque là. Ne me repousse pas encore une fois.
Sans un mot, elle commença à déboutonner son manteau.
-Laisse-moi faire.
Il la déshabilla lentement, lui enlevant tous ses vêtements qu’il déposa
soigneusement sur le fauteuil. Le corps brûlant d’impatience, elle frémissait
sous cette délicieuse torture. Pas une seule fois, il n’effleura sa peau. Sans la
tension de ses muscles et l’éclat sauvage de ses prunelles, Jayna aurait pu
croire qu’il n’éprouvait rien. Enfin, elle fut nue. Thad la prit par les épaules et
la fit pivoter pour retirer les épingles qui retenaient ses cheveux. Une à une, il
les déposa sur la table de nuit. Puis, il la fit se tourner vers lui et entreprit de se
dévêtir à son tour.
Jayna avait mal partout tant elle avait envie de lui, besoin de le sentir contre
elle, en elle. Enfin, Thad la souleva dans ses bras puissants et la déposa
doucement sur le lit. Ses doigts couvrirent le corps de Jayna de caresses
voluptueuses avant de se perdre au cœur de sa féminité, lui arrachant des
soupirs de plaisir.
-Viens, supplia-t-elle en l’attirant contre elle. Viens.
Un long gémissement emplit le silence de la chambre quand elle le sentit enfin
en elle. Leurs lèvres se rencontrèrent, leurs langues se mêlèrent, tandis que
leurs corps ne faisaient plus qu’un, se quittant parfois pour se retrouver
aussitôt, encore plus avides l’un de l’autre.
Les lèvres de Thad s’emparèrent de la pointe durcie des seins de Jayna, qui se
tendit comme un arc. Le monde autour d’eux n’était plus qu’odeurs et
sensations. Les doigts de Jayna jouaient sur les muscles d’acier de Thad, où ses
ongles s’enfonçaient parfois comme autant de preuves du plaisir qui la
submergeait. Enfin, incapables de résister plus longtemps au feu qui les
dévorait, ils accordèrent leur rythme l’un à l’autre, de plus en plus rapidement,
jusqu’à ce que leurs corps se rejoignent dans une formidable explosion de
bonheur. L’extase qui jaillit du plus profond de leur être les réunit en un cri de
pure joie et ils retombèrent comblés, encore incrédules devant tant de volupté.
Thad regarda l’heure au réveil posé sur la table de nuit. Les yeux fermés, Jayna
était toujours lovée contre lui. Il la serra un peu plus fort, repensant avec
émotion aux instants qu’ils venaient de partager. Son corps avait été brûlant
sous ses caresses, répondant sans retenue au moindre de ses gestes. Si
seulement, il avait pu la garder ainsi, aimante et offerte, jusqu’à la fin des
temps.
-Jayna, il est huit heures quarante cinq, il faut te lever.
Dieu ! Que ces mots étaient difficiles à prononcer !
-Je n’en ai pas la force, avoua-t-elle tout bas.
-Si tu ne te lèves pas tout de suite, je ne te laisserai peut-être pas le faire plus
tard, dit-il gentiment en lui caressant l’épaule. En tout cas, pas avant la
semaine prochaine.
C’était très tentant, mais elle ne pouvait se permettre de prendre Thad au mot.
Elle sauta du lit.
-La douche est par là ?
Il acquiesça.
-Tu veux que je vienne avec toi ?
-Si tu fais ça, je n’arriverai jamais au bureau aujourd’hui.
Thad n’insista pas. Jayna avait une journée chargée et il ne se sentait pas le
droit de lui demander d’annuler tous ses rendez-vous pour lui.
-Très bien, mais on dîne ensemble. Je passerai te prendre vers dix neuf
heures.
Jayna sortit de la douche, une serviette nouée autour de sa poitrine.
-Oh ! Thad, c’est impossible. C’est ce soir qu’a lieu la répétition du mariage
de Leesa. Mais si tu venais ? Nous irions dîner tous les deux après. Qu’en
dis-tu ?
Thad accepta, tout en sachant pertinemment que Karen Ralston serait furieuse.
Il remercia secrètement Jayna de la place qu’elle lui offrait dans sa vie.
Vêtue d’un élégant tailleur vert qui soulignait la couleur de ses yeux, Jayna
s’apprêtait à relever ses cheveux en chignon, quand Thad intervint.
-Ne les attache pas.
-Thad, je ne peux aller travailler les cheveux défaits.
-Pourquoi ?
-Cela ferait un peu négligé. Et puis, c’est gênant des cheveux qui volent
partout quand on travaille.
-As-tu déjà essayé ?
-Non.
-Alors, fais-le aujourd’hui et si tu ne te sens pas bien, tu les attacheras.
Elle rangea ses épingles dans son sac. Après tout, elle pourrait toujours se
faire un chignon plus tard si elle le souhaitait.
Assise au fond de l’église, Jayna suivait anxieusement le déroulement de la
cérémonie. Ce n’était que la répétition, mais elle s’attendait constamment à ce
qu’un problème imprévu surgisse, l’obligeant à rester sur place toute la nuit.
« Enfin, songea-t-elle en soupirant, demain soir, tout sera terminé. Leesa
partira en voyage de noces, et la vie reprendra son cours normal. » Etait-ce
bien sûr ? Inconsciemment, elle tourna la tête vers l’endroit où sa mère se
tenait assise.
A peine entrés dans l’église, Thad et Jayna étaient tombés sur Karen qui,
oubliant de les saluer, s’était empressée de critiquer la coiffure de sa fille. Puis,
paraissant enfin remarquer la présence de Thad, elle l’avait brièvement salué
avant d’entraîner Jayna à l’écart pour lui rappeler que Monsieur Perkins
n’avait pas été invité au dîner de ce soir. Bien sûr, elle avait parlé assez fort
pour que celui-ci l’entende.
Excédée, Jayna avait rétorqué que c’était elle qui payait ce dîner et qu’en
conséquence, elle pouvait décider d’y inviter qui elle voulait. D’ailleurs, ni
Thad, ni elle n’avaient l’intention de rester après la répétition.
Karen avait failli avoir une attaque en apprenant la nouvelle. Comment ? Jayna
avait projeté de partir avant le dîner ? C’était impossible, elle ne pouvait
abandonner sa sœur à un moment aussi important.
-Ecoute, maman, avait clairement répondu Jayna. Le véritable mariage aura
lieu demain, et j’y serai. Mais pour ce soir, j’ai d’autres projets.
Karen en était restée muette de stupeur. Jamais elle n’aurait cru Jayna capable
de lui parler sur ce ton. Puis, se ressaisissant, elle avait lancé, vindicative.
-Sans doute, avais-tu aussi d’autres projets, la nuit dernière ? Je t’ai appelée
pendant des heures. Tu n’étais pas là ?
-Si, mais j’avais éteint mon téléphone.
Karen en avait eu le souffle coupé. Sans attendre qu’elle se reprenne, Jayna
s’était éloignée sous le regard stupéfait de sa sœur.
Thad n’avait pas attendu la fin de la scène pour quitter l’église. Ecœuré par le
comportement de Karen, il avait préféré sortir un moment plutôt que de
risquer un esclandre. Dire que Karen avait osé qualifier de queues de rat la
splendide chevelure de sa fille. S’il ne s’était pas retenu, Thad l’aurait étripée.
Comme s’il ne lui suffisait pas d’exploiter et de culpabiliser Jayna, elle
cherchait aussi à la dévaloriser.
Solennelle, la musique s’éleva. La répétition commençait, alors Thad regagna
l’intérieur de l’église. Il lui fallut un certain temps avant de repérer Jayna qui,
pourtant, n’était qu’à quelques mètres devant lui. Les traits tendus, elle
regardait fixement l’autel.
Il lui posa une main réconfortante sur l’épaule.
-Ça va ? murmura-t-il. Pas de regrets pour ce soir ?
Elle fit non de la tête en souriant. Thad s’assit à côté d’elle.
-Et après le dîner, qu’as-tu prévu ? Tu comptes retourner chez toi ?
-Si tu n’as rien de mieux à me proposer, chuchota-t-elle.
-Je vais y penser.
Thad arrêta la voiture devant son hôtel et descendit ouvrir la portière à Jayna.
Il avait parlé d’un endroit tranquille où personne ne viendrait les déranger, et
elle comprit qu’il allait faire servir le repas dans sa chambre. C’était
effectivement l’un des rares endroits de la ville inaccessibles à sa mère.
Ils montèrent dans l’ascenseur et Thad appuya sur le bouton du dixième étage.
-Tu t’es trompé, fit-elle remarquer.
-A ta place, je ne parierais pas, dit-il, en souriant.
Etonnée, Jayna le suivit jusqu’à une chambre qu’elle savait ne pas être la
sienne, au fond d’un long couloir. Il inséra la carte magnétique dans le lecteur,
ouvrit la porte et soudain, tout devint clair.
-Oh ! Thad, tu es merveilleux, s’exclama Jayna en découvrant la suite
royale qu’il avait réservée pour la nuit.
Au centre du salon aux tentures crème, une table recouverte d’une nappe
immaculée, dressée pour deux personnes, étincelait de cristaux et de couverts
d’argent.
-Tu ne l’avais pas encore remarqué ? plaisanta Thad en l’aidant à enlever
son manteau.
Après avoir appelé la réception pour qu’on leur monte l’apéritif, il mit de la
musique et s’installa à côté de Jayna sur le canapé.
-Ta mère semblait plutôt surexcitée ce soir.
-Oui, je suppose que les préparatifs du mariage l’ont beaucoup fatiguée. Et
puis, elle ne supporte pas de voir son bébé la quitter. C’est normal, non ?
-Peut-être.
Il glissa les doigts dans la lourde chevelure de Jayna.
-Et toi, quel genre de mariage aimerais-tu ? reprit-il en enroulant une
longue mèche cuivrée autour de son index. Quelque chose d’intime ou des
noces aussi fastueuses que celle de ta sœur ?
Elle ne répondit pas immédiatement. Pourquoi cette question ? Aurait-il tout à
coup l’intention de s’établir ? Non, il ne s’agissait probablement que d’une
question sans importance.
-Aucun, finit-elle par déclarer, je n’ai pas l’intention de me marier. En tout
cas, je ne dépenserais pas des milliers de dollars pour cela.
Thad songea au montant qu’elle n’avait pas hésité à débourser pour sa sœur,
alors qu’elle vivait dans un appartement exigu et roulait dans une voiture
vieille de dix ans.
-Tu sais ce qu’il te faudrait, petite sorcière.
Thad sentit Jayna se raidir, prête à contre-attaquer à la moindre critique.
-Quelqu’un pour prendre soin de toi.
Elle sourit, se souvenant de la première fois qu’il lui avait dit cela, un après-
midi où il avait allumé du feu et préparé le dîner pendant qu’elle dormait. Il
l’avait fait rien que pour elle et, sans l’avoir jamais avoué, Jayna avait adoré
ça.
Mais aujourd’hui, tout était différent. Elle était de nouveau à Lafayette et c’était
elle qui devait prendre soin des autres.
-Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi, déclara-t-elle. Je me débrouille
très bien toute seule.
Un coup frappé à la porte et l’arrivée de leur dîner dispensa Thad de répondre.
Il s’en réjouit, il n’avait pas envie de gâcher la soirée par une dispute stupide.
-C’était délicieux, s’exclama Jayna en reposant sa cuillère.
En effet, depuis le foie gras accompagné de Sauternes jusqu’au sabayon, le
repas avait été un véritable régal.
Légèrement grisée par le vin, Jayna se leva pour prendre le café sur le canapé.
Thad s’installa à côté d’elle.
-Alors, quelles sont tes prévisions pour la nuit ?
Elle eut un soupir de bien-être.
-Dans un premier temps, rester confortablement assise sur ce canapé et
profiter de la merveilleuse que tu m’offres. J’en avais tellement besoin.
-Je sais, répondit-il en lui prenant la main.
Ils restèrent un long moment silencieux, main dans la main, heureux de se
sentir si proches l’un de l’autre.
« Ce doit être cela, le paradis, songea Jayna. Pas de sonnette, pas de coup de
téléphone, et ma tête sur l’épaule de Thad. »
Puis le désir monta de nouveau en eux, impérieux. Thad caressa doucement
l’épaule de Jayna et frôla ses seins qui pointèrent sous l’étoffe légère de son
corsage.
-Reste ici, cette nuit, lui chuchota-t-il à l’oreille.
Elle hocha la tête, solennelle, et il la souleva pour l’emmener dans la chambre.
Jayna s’étira et se rapprocha de Thad. Le soleil se levait à peine et elle pensa à
la longue journée qui l’attendait. Entre l’installation des fleurs à l’église,
l’organisation du vin d’honneur et la disposition des cartons au nom de chaque
invité sur les tables, une foule de détails restait à régler. Mais, pour l’instant,
elle voulait profiter pleinement de ses dernières minutes de tranquillité auprès
de Thad.
-Si tu continues à te frotter ainsi contre moi, je ne réponds plus de mes
actes, menaça-t-il.
Elle se retourna vers lui, souriante.
-Je croyais que tu dormais.
-C’est ce que je faisais, avant que tu ne t’amuses à m’exciter.
-Je ne m’amuse pas à vous exciter, Monsieur Perkins, je m’installe
confortablement, c’est tout.
Elle bougea encore, consciente de l’état dans lequel le moindre de ses
mouvements mettait son amant.
-Voilà, cette fois, je suis bien, déclara-t-elle, son corps encastré dans celui
de Thad.
-Je ne peux pas en dire autant.
Doucement, il lui caressa le bras, la hanche avant de remonter jusqu’à son sein
droit qu’il enferma dans sa paume. Jayna frissonna. Comme d’habitude, son
corps répondait passionnément au désir de Thad. Tout en lui couvrant le dos de
baiser, il accéléra le rythme de ses caresses.
-Quel est le programme, aujourd’hui ? interrogea-t-il.
Le programme ! Comment lui parler cartons d’invitation et petits fours alors
qu’il la faisait gémir de plaisir ?
-Ne me dis pas que tu n’as rien prévu ? insista-t-il, ironique.
-Je ne peux pas y penser maintenant, répondit-elle dans un souffle. Pas avec
ce que tu es en train de faire.
-Que suis donc en train de te faire ?
-Tu me tortures.
Thad la tourmenta de plus belle. Ses lèvres glissèrent sur l’épaule puis sur la
gorge de Jayna, et il la retourna vers lui. Sa main droite libéra son sein, frôlant
doucement son ventre avant de se glisser dans l’écrin soyeux de sa féminité. Le
plaisir se répandit en elle par vagues.
Elle se cambra dans un cri strident tandis que Thad murmurait doucement son
nom. Il la serra tendrement contre lui, émerveillé par l’éclat de son visage
auréolé de boucles auburn.
-Bonjour, adorable sorcière.
-Bonjour, Monsieur Perkins.
Un peu plus tard, assis sur le lit, Thad regardait Jayna se préparer. En moins
d’une demi-heure, elle avait réussi à prendre une douche, s’habiller, se
maquiller, se coiffer et avaler une tasse de café. Le tout en lui décrivant avec
force détails ce qu’elle avait à faire avant la cérémonie.
Une fois encore, elle l’avait oublié, exclu. Sans s’en rendre compte, elle lui
expliquait qu’elle n’avait pas de temps à lui consacrer. En tout cas, pas pendant
la journée. Thad sentait la colère monter en lui. Jayna avait-elle l’intention de
le reléguer dans le rôle de créature de la nuit destinée à disparaitre à chaque
lever du soleil ? Il ne la laisserait pas faire. Elle finirait par lui faire une place
dans sa vie.
-Je t’accompagne, annonça-t-il en se dirigeant vers la salle de bains.
Surprise, elle arrêta de chercher son escarpin sous le lit et releva la tête.
-Pour quoi faire ?
-Premièrement, je veux être là si tu as besoin d’un coup de main. Et
deuxièmement…
Il la regarda d’un air narquois avant de continuer.
-…parce qu’hier soir, nous avons pris ma voiture, et que la tienne est garée
à plus de dix kilomètres d’ici.
-Thad Perkins, tu es un infâme profiteur, s’écria-t-elle en riant. Puisque je
n’ai pas le choix, je me soumets. Mais je te préviens, si tu n’es pas prêt dans
cinq minutes, j’appelle un taxi.
Chapitre 10
Jayna poussa un soupir de dépit. Après le mariage de Leesa, elle avait annoncé
à Thad qu’elle passerait toute la journée du lendemain avec lui. Au lieu de se
réjouir, il lui avait répondu que Karen les avait déjà invités à déjeuner et qu’il
avait accepté. Sur le moment, exténuée par sa journée, elle n’avait pas cherché
à discuter. Mais en se dirigeant vers l’appartement de Karen, elle exprima sa
déception.
-Franchement, Thad, je ne te comprends pas. Tu me répètes que je n’ai
jamais de temps libre, et quand je décide de passer un dimanche avec toi, tu
m’annonces que ma mère t’a invité à déjeuner et que tu y vas. Avoue qu’il y
a de quoi à s’y perdre.
-Je sais, répondit-il en souriant.
La veille, entre les derniers préparatifs du mariage, la cérémonie et le repas de
noces, il n’avait pas eu le temps de parler de ses projets d’avenir à Jayna. Mais
aujourd’hui, il était bien décidé à lui faire comprendre ce qu’il voulait. C’était
pour cela qu’il avait accepté l’offre de Karen.
En l’invitant chez elle, la mère de Jayna lui donnait sans le savoir l’occasion
qu’il attendait, celle de pénétrer dans sa famille, c'est-à-dire au cœur de sa vie.
-Pourquoi crois-tu que j’ai traversé tout le pays pour te retrouver ?
demanda-t-il.
Elle haussa les épaules en signe d’ignorance.
-Je vais te l’expliquer, reprit-il. Je l’ai fait parce qu’après ton départ, j’ai
compris que je n’arriverais plus jamais à vivre sans toi. Toi partie, plus rien
n’avait de sens. Et, même si cela n’a jamais été aussi fort avec aucune autre
femme, je t’assure que ce n’est pas qu’une question de sexe. Non, c’était toi
qui me manquais, ton sourire, ton indépendance. Même tes hésitations et ta
peur des promesses.
-Toi non plus, tu ne crois pas aux promesses ni à l’amour éternel.
-C’était vrai, avant. J’ai changé.
Elle lui lâcha la main et s’arrêta de marcher pour le regarder.
-Pourquoi ? Parce que tu n’exerces plus ? Parce que tu ne vois plus de
couples divorcés se déchirer pour une voiture, un chien ou un enfant ?
Pourtant, le monde, lui, n’a pas changé. Les divorces sont toujours aussi
nombreux.
-Oui. Mais je sais maintenant que la fatalité n’existe pas. Il m’a suffi de
regarder autour de moi pour rencontrer des couples heureux. C’est le cas
de mes parents après quarante ans de vie commune, mais aussi de ma sœur
et de son mari, mariés depuis six ans. Et que dire du vieux Greenwood qui a
les larmes aux yeux chaque fois qu’il parle de sa femme, morte depuis plus
de dix ans ?
-Tu as peut-être raison, Thad. Moi, je ne suis toujours pas prête à assumer
les responsabilités d’une épouse ou d’une mère de famille.
Ils pénétrèrent dans l’immeuble de Karen et Jayna se raidit inconsciemment.
Thad lui reprit doucement la main.
-A t’entendre, on croirait que le mariage n’est qu’une série d’obligations,
dit-il en appelant l’ascenseur. Que fais-tu du plaisir de partager, de
s’entraider et de vivre auprès de l’être qu’on aime ? C’est pour cela que j’ai
accepté l’invitation de ta mère, Jayna. Parce que je sais que c’est elle qui t’a
appris à confondre amour et responsabilité et je veux découvrir pourquoi.
-Il n’y a rien à découvrir. J’aime ma mère, mon frère et ma sœur et ça me
plait de les aider, c’est tout.
-Mais tu ne te contentes pas de les aider, Jayna, tu les prends entièrement en
charge. Et eux, ils trouvent normal que tu donnes tout ton temps et ton
argent pour leur plaisir et leur bien-être. Ne t’es-tu jamais demandée
pourquoi tu agissais ainsi ?
-Parce que je suis l’aînée, Thad. C’est moi qui ai commencé à travailler et à
gagner de l’argent.
-C’est faux, Jayna. Tu fais tout cela parce que tu te sens responsable d’eux,
parce qu’ils t’ont fait croire que tu le leur devais.
Elle s’apprêtait à répondre quand l’ascenseur s’arrêta. Elle poussa violemment
la porte et sonna chez sa mère. Thad n’avait pas le droit de parler ainsi de sa
famille. Qu’espérait-il donc ? La convaincre d’abandonner les siens pour se
consacrer entièrement à lui ? De toute façon, elle refusait d’entendre parler de
mariage. Etre obligée de faire le ménage, la lessive et de cuisiner tous les jours
pour son mari ? Non, merci. Et puis, il y aurait les enfants. Où trouverait-elle
le temps de s’occuper d’eux, de les emmener à l’école, au gymnase ou chez le
médecin ? Sa vie était déjà bien assez difficile.
La colère de Jayna contre Thad se calmait au fur et à mesure que montait sa
rancœur à l’égard de sa mère. Décidément, Karen était insupportable. Ils
venaient à peine de s’assoir pour prendre l’apéritif et déjà, elle soumettait son
invité à un interrogatoire en règle.
Thad répondait poliment, sans aucune gêne apparente, et Jayna vit sa mère se
rembrunir en apprenant qu’il n’exerçait plus son métier d’avocat depuis
plusieurs mois. Dieu merci, Karen ne fit aucun commentaire.
Profitant de ce bref instant de silence, Thad s’empara de la photo de famille
posée sur la table basse et la contempla un long moment.
-Jayna ne ressemble à aucun d’entre vous, remarqua-t-il.
-Non, elle est le portrait de son père, répondit vivement Karen.
Il reposa la photographie, surpris du ton agressif de Karen. Y aurait-il un
problème avec le père de Jayna ? Celle-ci ne lui avait jamais parlé de lui.
-Monsieur Ralston est décédé ? s’enquit-il, le plus courtoisement possible.
Il n’y avait aucune photo de lui dans la pièce.
-Je n’en ai aucune idée. Et d’ailleurs, je m’en moque, répliqua Karen.
-Vous avez divorcé ?
-Non.
-Papa est parti lorsque j’avais treize ans, expliqua Jayna. La dernière fois
que nous avons entendu parler de lui, il était éleveur en Australie. Depuis,
nous n’avons plus de nouvelles.
Elle avait dit cela d’un ton amer. De toute évidence, elle aimait toujours son
père et ne lui avait pas pardonné son départ. Thad se tourna vers elle.
-Je suis désolé.
-Oh ! Ne le soyez surtout pas ! s’exclama Karen. Nous nous portons
beaucoup mieux depuis qu’il n’est plus là.
Jayna se leva brusquement.
-Si nous passions à table, proposa-t-elle, tout est prêt.
Thad comprit qu’elle souhaitait mettre un terme à cette conversation.
Pourquoi ? Le départ de son père était-il la clé de son comportement envers le
reste de sa famille ? Il fallait qu’il en sache un peu plus.
-Il est toujours dommage pour un enfant de perdre l’un de ses parents,
insista-t-il. Et cela, quelle qu’en soit la cause. Un père ou une mère a
toujours quelque chose à apporter à son enfant.
Jayna soupira lorsque sa mère rétorqua que ce n’était pas vrai. Son mari, cet
irresponsable sans cœur, n’aurait eu qu’une influence déplorable sur ses
enfants. C’était un rêveur qui passait ses nuits à lire et attendait qu’on lui serve
tout sur un plateau d’argent.
Une tirade que Jayna avait entendue des centaines de fois. Elle la connaissait
par cœur. Pourtant, elle avait conservé de bons souvenirs de son père.
-Tu oublies toujours le bon côté des choses, maman, coupa-t-elle.
Elle ne voulait pas que Thad ait une mauvaise impression de son père. Loin
d’être un paresseux qui ne pensait qu’à lui, il était simplement différent.
-Papa nous aimait beaucoup, reprit-elle. Il nous racontait des histoires tous
les soirs. Il nous faisait rire, chanter, nous emmenait jouer dans les bois.
-Il était trop content de trouver quelqu’un pour écouter ses bêtises. Il
t’apprenait à regarder le monde avec ses yeux de rêveur. Si je n’avais pas
été là, il aurait fait de toi une paresseuse, incapable de gagner sa vie
correctement. D’ailleurs, je me demande ce que tu serais devenue si je ne
t’avais pas empêchée de réaliser tes idées insensées.
-Quelles idées insensées ? s’enquit Thad.
-Figurez-vous qu’à la fin de ses années de lycée, Jayna s’était mis en tête de
faire des études d’anthropologie. Comme si on pouvait gagner sa vie avec
ça ! Heureusement, j’ai réussi à lui faire entendre raison. Jayna ressemble
tellement à son père. C’est comme cette stupide décision de garder la
baraque de Rose alors qu’elle n’a pas l’occasion d’aller au Colorado.
Cette fois, Thad comprenait. Parce qu’elle ressemblait à son père, Jayna avait
été pendant sa jeunesse le bouc émissaire de Karen. Ne pouvant se venger sur
son mari, celle-ci l’avait culpabilisée, l’obligeant à assumer seule toute la
charge de la famille.
-Pourquoi ne pourrait-elle pas s’installer au Colorado ? interrogea Thad
d’un ton innocent. Après tout, elle est célibataire, elle peut faire ce qui lui
plait.
Karen n’aurait pas paru plus étonnée s’il avait parlé chinois.
-Mais enfin, Monsieur Perkins, Jayna a son travail et sa famille ici.
Contrairement à vous, elle ne peut pas tout abandonner derrière elle.
Lassée de cette conversation, Jayna quitta la table. Personne ne parut le
remarquer. Karen et Thad étaient en pleine joute oratoire et Jayna savait déjà
qu’aucun d’eux ne convaincrait l’autre.
-Madame Ralston, disait Thad, à vous entendre, on croirait que votre fille
est paresseuse et irresponsable. Il me semble pourtant qu’elle travaille
énormément et n’hésite pas à faire passer les intérêts de sa famille avant les
siens.
Sans écouter la réponse, Jayna prit son manteau et sortit de l’appartement.
-Jayna ? Mais que fais-tu là ? Je croyais que tu devais passer la journée avec
Thad, s’écria Nell.
-Je t’expliquerai plus tard. Je ne te dérange pas ?
Nell s’effaça pour laisser entrer son amie.
-Au contraire. Wesley a dû passer au bureau cet après-midi, et je t’aurais
moi-même appelée si j’avais su que tu étais libre. Alors, raconte. Que s’est-
il passé ? Vous ne vous êtes pas disputés, au moins ?
Jayna sourit devant l’air inquiet de Nell.
-Non, rassure-toi. J’en ai eu assez d’entendre maman et Thad parler de moi.
Ils étaient si occupés à défendre leurs positions qu’ils ne se sont même pas
aperçus de mon départ.
-Thad, non plus ? Ça m’étonne. Je ne serais pas surprise de le voir arriver
ici dans une heure ou deux.
Deux heures plus tard, Jayna n’avait toujours pas quitté le confortable canapé
de Nell, et elle dégustait des petits sablés confectionnés par Wesley.
-Ton mari est vraiment doué, remarqua-t-elle, ces sablés sont délicieux.
-Est-ce que Thad fait la cuisine ?
-Beaucoup mieux que moi.
-Décidément, il a toutes les qualités. Quand te décides-tu à l’épouser ?
Jayna haussa les épaules.
-Ne dis pas de bêtises, Nell. Il n’a jamais été question de mariage entre lui et
moi. D’ailleurs, je ne sais même pas ce qu’il veut réellement, ni pourquoi il
est là.
-C’est toi que je veux, Jayna et si je suis ici, c’est parce que tu y es.
La voix de Thad…Jayna se retourna. Il la fixait debout devant l’entrée à côté de
Wesley. Elle se mordit la lèvre, il allait certainement lui reprocher sa fuite.
Mais non, il souriait.
-J’ai trouvé cet homme en train de rôder près de chez nous, intervint
Wesley. Comme il m’a demandé où se trouvait l’appartement de ma femme,
je lui ai proposé de l’accompagner.
Il traversa la pièce et embrassa Nell.
-Maintenant qu’il est là, nous pourrions l’inviter à dîner ? Qu’en penses-tu,
ma chérie ? Et toi, Jayna ?
Cette dernière sourit et regarda Nell et Wesley s’éloigner vers la cuisine, main
dans la main. Elle pouvait sentir le regard de Thad sur sa nuque.
-Pourquoi as-tu fui ?
Elle était partie parce qu’elle en avait eu envie et refusait de s’excuser.
-La conversation m’ennuyait. Je connaissais par cœur les répliques de ma
mère. Et toi, as-tu survécu à l’inquisition ?
-Bien sûr !
-Ce n’est pas très pratique, déclara Jayna en suspendant son tailleur à l’un
des cintres de l’armoire.
Quand Thad lui avait proposé de passer la nuit à l’hôtel avec lui, elle avait
immédiatement accepté. Elle avait simplement voulu repasser chez elle pour
prendre de quoi se changer pour le lendemain.
-Qu’est-ce qui n’est pas pratique ? demanda Thad.
-Tous ces allers et retours. Et je ne sais pas si j’aurai toujours envie de
mettre ce tailleur demain matin. Peut-être serait-il préférable que ce soit toi
qui viennes chez moi.
-Ton lit est trop petit pour moi, Jayna.
-Je peux acheter un King Size.
Thad laissa tomber la chaussure qu’il venait d’enlever et regarda Jayna. Avait-
il bien entendu ? Proposait-elle vraiment de lui faire une place dans sa vie ? Le
cœur bondissant de joie, il traversa la pièce et la prit dans ses bras.
-Vous me suggérez de m’installer chez vous, Mademoiselle Ralston ?
-On dirait. Cela vous tente, Monsieur Perkins ?
-Et comment ! Je m’installe dès demain, s’écria-t-il en la soulevant de terre
et en la faisant tournoyer autour de lui.
Ils retombèrent sur le lit, et Jayna s’abandonna avec délice aux merveilleuses
caresses de son amant.
Thad s’intégra facilement à la vie de Jayna. Avec lui, tout paraissait plus gai,
plus simple. Y avait-il une course urgente pour le cabinet ? Thad s’en chargeait
immédiatement. Jayna rentrait-elle fourbue d’une journée particulièrement
harassante ? Il lui préparait un bain chaud et lui massait les épaules. Etait-elle
trop fatiguée pour dîner ? Il cuisinait l’un de ses plats préférés. Peu à peu, il lui
apprit à accepter d’être chouchoutée, gâtée, aimée.
Avec le plaisir de recevoir, Jayna découvrit aussi celui de donner. Non par
obligation, comme elle l’avait fait jusque-là, mais par choix. Parfois, elle
rentrait chez elle à l’heure du déjeuner pour passer un moment dans les bras de
Thad. Ou encore, elle profitait de l’une des rares absences de son compagnon
pour lui concocter son plat favori, le chili con carne.
Elle s’épanouissait de jour en jour, et Thad s’étonnait de la trouver toujours
plus tendre, plus sensuelle. Tout ce qu’il avait pressenti de sa personnalité se
révélait vrai, et son désir pour elle ne faisait que s’accroître au fil du temps.
Plus que jamais, il l’aimait et voulait faire d’elle sa femme et la mère de ses
enfants.
Un seul problème subsistait, sa famille.
-Jayna, nous allons être en retard.
Fraiche et souriante, elle sortit de la salle de bains et effectua un demi-tour
devant Thad.
-Je suis prête, mon chéri. Comment me trouves-tu ?
-Très bien, répondit-il d’un ton impatient en lui tendant son manteau et son
sac.
De toute évidence, il était encore en colère. Une heure plus tôt, alors qu’ils se
préparaient à partir pour un concert à la Nouvelle Orléans, Karen avait appelé.
Elle avait été contrainte de s’arrêter sur le bord de la route, suite à un pneu
crevé et voulait que Jayna vienne l’aider. Thad s’y était opposé, mais Jayna
avait juré que sa mère ne pourrait se débrouiller seule, et elle était tout de
même partie. Le dépanneur n’était arrivé que trois quarts d’heure plus tard et
maintenant, ils étaient horriblement en retard.
Thad ouvrait la porte quand le téléphone de Jayna sonna à nouveau.
-Ne réponds pas !
-Mais c’est peut-être important.
-Une autre crevaison, par exemple.
Il lui saisit fermement le poignet.
-Si nous ne partons pas immédiatement, ce ne sera plus la peine d’y aller.
-Si tu étais venu avec moi, tu aurais changé la roue toi-même et nous ne
serions pas en retard.
-Ta mère aurait très bien pu appeler un dépanneur toute seule. Mais, comme
d’habitude, elle a préféré te demander de venir lui tenir la main.
Jayna se libéra.
-Tu es injuste, Thad. Maman était désemparée, elle n’a jamais su faire face
au moindre problème.
-Tu ne crois pas que, depuis dix-sept ans, elle aurait pu s’y habituer. Au lieu
de cela, elle a préféré se décharger de toutes ses responsabilités sur toi et te
culpabiliser dès que tu ne cèdes pas au moindre de ses caprices. Et, bien sûr,
ton frère et ta sœur se sont empressés d’agir comme elle.
-Serais-tu jaloux de ma famille ?
-Pas jaloux, Jayna, écœuré. Je ne supporte plus de les voir t’exploiter à
longueur de journées, ni d’annuler nos sorties au dernier moment,
d’interrompre nos dîners, et de t’entendre me parler d’obligations quand il
s’agit de tyrannie.
La sonnerie du téléphone retentit pour la troisième fois. Thad jeta un coup
d’œil sur sa montre, avant d’ajouter.
-Réponds, de toute façon, la soirée est fichue.
Tout en le regardant se diriger rapidement vers la chambre, Jayna décrocha.
-Leesa ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi pleures-tu ?
Thad entendit ces paroles avec un sentiment de fatalité. Une fois de plus, Leesa
avait un problème. Elle allait demander à sa sœur de le résoudre et, comme
d’habitude, celle-ci dirait oui.
Il tira les billets de concert de sa poche et les jeta dans le cendrier.
Après avoir raccroché, Jayna entra dans la chambre. Son sang se glaça dans
ses veines en découvrant la valise de Thad ouverte sur le lit.
-Thad, que fais-tu ?
-Tu avais raison, Jayna, il n’y a pas de place pour moi dans ta vie. Je ne
veux pas m’interposer entre toi et ta famille, je m’en vais.
Elle s’approcha de lui, les yeux remplis de larmes.
-Je t’en prie, Thad. Ne pars pas. Je m’arrangerai pour avoir plus de temps.
-Non, Jayna, rien ne changera tant que je serai là. Tu dois apprendre à dire
non, à ne plus te sentir coupable dès que tu refuses de rendre service à ta
famille. Quand tu seras prête, je reviendrai.
-Mais où vas-tu ?
Thad referma brusquement sa valise.
-Je ne sais pas. M’installer dans un coin tranquille et admirer quelques
couchers de soleil.
Jayna n’aurait jamais cru pouvoir souffrir autant. Quand elle avait raconté ce
qui s’était passé à Nell, celle-ci avait pris le parti de Thad au lieu de la plaindre.
Jayna avait l’impression que personne ne la comprenait.
Elle vécut les jours qui suivirent le départ de Thad comme un automate,
passant ses nuits à sangloter sur le grand lit devenu inutile. Elle avait beau se
répéter que Thad l’avait quittée par peur des responsabilités, cela ne rendait pas
sa douleur plus supportable.
Plus d’une fois, Nell et Wesley tentèrent de la distraire en l’invitant chez eux, la
tirant presque de force hors de son bureau. Immanquablement, la soirée était
interrompue par une visite ou un coup de téléphone de Karen qui cherchait sa
fille dans toute la ville pour lui demander un service. A tel point que Wesley
s’étonna un jour de la patience dont Thad avait fait preuve, assurant que lui ne
l’aurait pas supporté plus d’une semaine.
Chaque fois que le téléphone sonnait, Jayna avait envie de hurler. Non
seulement Karen n’avait pas remarqué combien sa fille allait mal, mais elle
continuait à la harceler jour et nuit. Quand à Leesa et Zackary, Jayna s’était
rapidement aperçue qu’elle ne pouvait espérer aucun soutien de leur part.
Leesa se disputait constamment avec son mari, et elle appelait sans cesse sa
sœur pour lui demander conseil, mais elle l’avait à peine écoutée quand celle-
ci lui avait confié son chagrin.
-Tu n’étais tout de même pas tombée amoureuse de lui ? s’était-elle écriée.
Pas un homme comme lui, sans travail, ni projets d’avenir.
On aurait cru entendre Karen.
Peu à peu, Jayna comprenait que Thad ne s’était pas trompé. Karen, Leesa et
Zackary l’exploitaient. Et elle l’acceptait parce que sa mère l’avait culpabilisée
dès son enfance, la menaçant de ne plus l’aimer si elle refusait d’agir selon ses
désirs.
Avec le mois d’avril et le calcul des taxes, le travail s’accrut au cabinet, et
Jayna supporta de moins en moins bien les requêtes incessantes de sa famille.
Elle commença à les rabrouer, puis à refuser de rendre certains services.
Chaque fois qu’elle disait non, un horrible sentiment de culpabilité la tenaillait
et elle devait se raisonner pour ne pas sauter sur le téléphone et annoncer
qu’elle avait changé d’avis.
Après le quinze avril, le travail diminua, ainsi que les coups de téléphone de la
famille Ralston. Peu à peu, Karen, Zackary et Leesa n’eurent pas d’autre choix
que de s’adapter.
En comprenant qu’on pouvait être responsable sans pour autant se transformer
en esclave, Jayna considéra la relation de son père et de sa mère sous un jour
nouveau. Elle avait agi comme Karen en accusant Thad de refuser les
obligations et en cherchant à le transformer, plutôt qu’en l’acceptant tel qu’il
était, tendre, aimant, drôle et merveilleux. Et comme Reed Ralston, Thad avait
fini par partir.
Le cœur serré, Jayna songea qu’elle ne savait même pas où le retrouver. Elle
avait changé et ne pouvait le lui dire. Il ne restait plus qu’à espérer que Thad
tiendrait parole et reviendrait un jour.
Chapitre 11
-Jayna, ton client est arrivé, annonça Mary au bout du fil.
-Merci, Mary. Tu peux lui dire de monter.
Jayna ouvrit la porte de son bureau et se figea sur place. Puis, elle se jeta dans
les bras de l’homme qui s’avançait vers elle.
-Thad, tu es revenu. Si tu savais comme tu m’as manqué !
Il la serra contre lui.
-Est-ce toujours ainsi que vous accueillez vos clients, Mademoiselle
Ralston ?
-Que veux-tu dire ?
Elle remarqua alors qu’il portait un costume et tenait un attaché-case à la main.
-Que je suis ici pour vous proposer de vous occuper de ma comptabilité,
dit-il.
Les yeux de Jayna s’embuèrent de larmes. Elle avait cru qu’il était revenu pour
elle, elle voulut s’éloigner mais il resserra son étreinte.
-Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué, petite sorcière. Mais je suis ici pour
affaires. Je voulais savoir si le cabinet Ralston & Treadwell pouvait
s’occuper de mes comptes. Peut-être pourrions-nous nous assoir pour en
parler ?
Il poussa Jayna vers le bureau et la força à s’assoir. Il s’installa sur le fauteuil,
face à elle.
-Quelle comptabilité ? demanda-t-elle, interloquée.
-Celui du cabinet d’avocats que je vais ouvrir à Lafayette.
-Ouvrir un cabinet ? Mais pourquoi ? Je croyais que tu ne voulais plus
exercer ?
Thad se pencha sur le bureau et lui prit la main.
-Oui, mais la femme que j’aime trouve important que je travaille.
Une bouffée d’amour et de reconnaissance submergea Jayna. Thad était prêt à
modifier ses projets pour elle. Jamais elle ne l’oublierait, mais elle ne voulait
pas accepter. Pas maintenant qu’elle avait compris qu’elle l’aimait tel qu’il
était.
-Le cabinet Ralston & Treadwell peut-il s’occuper de ma comptabilité ?
-Oui, mais…
-Très bien.
Avant qu’elle ait pu réagir, il appuya sur l’interphone du bureau.
-Mary, Jayna s’absente jusqu’à demain, annonça-t-il.
Et prenant le sac de Jayna, il se dirigea vers la porte.
-Thad, j’ai appris à dire non, déclara-t-elle sans quitter son siège.
-Je sais, Nell m’a prévenu, répondit-il calmement. As-tu l’intention de me
dire non, maintenant ?
-Je ne crois pas. Rappelle-moi que je dois envoyer des fleurs à Nell.
Ils roulaient depuis environ un quart d’heure, quand Thad arrêta la voiture
devant une grande maison blanche, entourée d’arbres. Jayna leva les yeux vers
lui, surprise.
-Où sommes-nous ? s’enquit-elle.
-Peut-être devant notre future demeure, cela dépend de toi.
Outre un salon et une salle à manger traditionnels, le rez-de-chaussée se
composait d’une immense pièce percée de larges baies et séparée d’un coin
cuisine par un grand bar en chêne.
-On dirait la maison de Rose, s’écria Jayna, émerveillée. Il y a même une
cheminée de pierre…
Elle regarda Thad, intriguée.
-Tu ne peux pas l’acheter.
-Pourquoi ? Elle ne te plait pas ?
-Au contraire, elle est magnifique. Mais tu m’as dit tout à l’heure que tu
allais reprendre ton activité et maintenant, tu m’annonces que tu veux
acheter une maison. Je refuse que tu t’imposes toutes ces contraintes, Thad.
Tout ce qui compte pour moi, c’est de vivre avec toi. Que tu travailles ou
non, cela n’a pas d’importance.
Il la prit dans ses bras.
-Je sais, Jayna, mais je veux tout de même le faire. Jim Greenwood m’a dit
un jour que beaucoup de gens n’avaient pas les moyens de se payer un
avocat pour se défendre. Alors, j’ai pensé que je pourrais leur être utile. Je
serai avocat de l’assistance judiciaire et je me consacrerai aux plus
démunis.
Jayna se serra tendrement contre lui.
-Es-tu sûr de le vouloir, Thad ? Je veux dire la maison et ton nouveau
travail ?
-Rien ne pourra me rendre plus heureux.
-Tu sais, Thad, déclara-t-elle après un bref silence, au Colorado, tu m’as dit
que Rose voulait m’apprendre quelque chose. Je crois que j’ai compris ce
que c’était. Grâce à toi.
-Et qu’as-tu appris, adorable sorcière ?
-Qu’il ne faut pas avoir peur d’être soi-même. Que ce n’est pas mal d’avoir
des rêves et d’essayer de les réaliser. Mais surtout, j’ai appris qu’il ne fallait
pas essayer de changer les gens. C’est ce que ma mère a voulu faire avec
mon père. Au lieu de l’aimer tel qu’il était, elle a voulu qu’il ressemble à
l’image qu’elle avait en tête.
Jayna le regarda un moment dans les yeux avant de reprendre.
-Je t’aime tel que tu es, Thad, et je ne voudrais surtout pas que tu changes.
-Pourrais-tu répéter, Jayna ?
-Je ne veux pas que tu changes.
-Non, la première partie.
-Je t’aime, Thad.
-Comme je t’aime, petite sorcière, chuchota-t-il en lui couvrant le visage de
baisers. Je t’aime et je veux vivre le reste de ma vie avec toi.
-C’est une demande en mariage ?
-Oui. Tu acceptes ?
Elle fit mine d’hésiter.
-A une condition…
-Laquelle ?
-Que tu te mettes en colère chaque fois que je commencerai à faire le
ménage.
Thad la souleva dans ses bras.
-Je connais un meilleur moyen de t’arrêter, dit-il en se dirigeant vers
l’escalier.
Il ouvrit la porte de l’une des chambres et la déposa sur le lit avec une infinie
douceur.