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PROTECT

ME



Par Lina McGraw


Table des matières


-Table des matières
-Chapitre 1
-Chapitre 2
-Chapitre 3
-Chapitre 4
-Chapitre 5
-Chapitre 6
-Chapitre 7
-Chapitre 8
-Chapitre 9
-Chapitre 10
-Chapitre 11
-Chapitre 12
-Merci
-Bonus

Chapitre 1



Chase Keeler l’observait, caché dans un coin sombre. Un rayon de lune argenté
baignait la pièce d’une lueur presque magique. La porte-fenêtre était
légèrement entrouverte, un courant d’air frais et porteur de senteurs de roses
se mêlait au parfum capiteux qui enveloppait Alena Joyner.
Alena, dont l’amant faisait courir sa bouche sur la peau nue et presque
translucide.

-Mon dieu, que tu es belle, murmura l’homme.

Constatation que Chase approuvait totalement alors qu’il suivait d’un œil
intéressé les mains de l’amant caressant le corps d’Alena.

-Je n’arrive pas à croire à ma chance, souffla-t-il encore.

Les lèvres pleines de la jeune femme esquissèrent un léger sourire tandis que
ses doigts s’enfouissaient dans les cheveux de l’homme.

-Nous avons tous les deux de la chance, chuchota-t-elle d’une voix
sensuellement voilée.

Cette voix particulière, à la résonnance chaude et rauque était la conséquence
d’une laryngite aiguë à l’âge de quinze ans. Bien que connaissant cette
anecdote, Chase n’en éprouvait pas moins une inexplicable fascination pour
cette femme, ce qui ne cadrait pas du tout avec l’exercice de sa profession et
pouvait même se révéler dangereux. Il devait se reconcentrer sur l’enquête,
relever les moindres détails suspects, collecter le maximum d’informations sur
sa vie. Deux semaines qu’il s’y employait, jour et nuit, un travail de
surveillance on ne peut plus banal. Ce qui était inhabituel par contre, était la
façon dont il s’intéressait personnellement à cette femme.
Tandis qu’il observait la scène qui se déroulait sous ses yeux, Chase ressentit
un désagréable sentiment de jalousie. Une mission comme tant d’autres,
essaya-t-il de se raisonner, ses mâchoires se crispant en fixant les mains de
l’homme faire doucement glisser les fines bretelles du caraco sur les épaules
laiteuses d’Alena.
Chase n’était pas le seul spectateur de ce duo érotique. Tout à leur passion, ni
Alena, ni Thomas Randle n’avait entendu la porte-fenêtre s’ouvrir.

-Eh bien, on n’a pas l’air de s’ennuyer, ici, remarqua une femme, les mains
sur les hanches.

L’espace d’un instant, le couple se figea. Le visage de Thomas devint couleur
de cendre, et Alena se redressa sur un coude, les yeux flambant de défi,
s’apprêtant visiblement à affronter l’explosion de Kay Randle.
Le sénateur paraissait beaucoup moins enthousiaste devant l’arrivée pour le
moins impromptue de sa femme.

-Kay ! Je ne m’attendais pas à ce que tu sois de retour si tôt.
-Ça me semble évident, rétorqua-t-elle. Au fait, ma mère va beaucoup
mieux.
-J’en suis heureux pour elle, répondit-il piteusement.
-Je suis certaine qu’elle sera ravie de savoir combien tu t’inquiétais pour
elle. Après tout, tu es tout de même son gendre préféré.

Ses yeux verts flamboyants se tournèrent vers Alena.

-Vous faites des heures supplémentaires, madame Joyner ? demanda-t-elle
d’un ton sirupeux.
-Chacun fait ce qu’il peut, Kay, dit-elle simplement. On travaille souvent
beaucoup mieux après les heures ouvrables.

Kay Randle demeura immobile quelques secondes puis, lentement, fouilla dans
son sac pour en sortir un petit révolver, à la crosse nacrée qu’elle pointa en
direction du couple.

-Kay ! Pour l’amour du ciel, pose ça ! s’exclama le mari en tendant une
main tremblante vers elle.
-Ne bouge pas, Thomas…ou je devrai te tuer, toi aussi, déclara-t-elle sans
quitter un instant des yeux la jeune femme qui se mit ostensiblement à
bâiller.
-Kay, ne soyez pas ridicule, les vaudevilles sont dépassés depuis longtemps,
remarqua-t-elle de sa voix rauque.
-Kay, s’écria encore Thomas en voyant l’index de sa femme se replier sur
la gâchette. Je t’en prie, ma chérie.

L’odeur de poudre dissipa un instant la senteur des roses alors que la
détonation retentissait. Alena tomba mollement sur les oreillers, une tache
rouge s’élargissant sur son caraco champagne.
La seule réaction de Chase fut un léger tic nerveux provoquant une fossette au
coin de sa bouche, alors que ses yeux restaient rivés sur le corps souplement
alangui de la victime.

-Coupez ! C’est bon, les enfants. Cette fois, c’est la fin. On se revoie dans
trois mois.

Eva Cain se redressa, regardant d’un air passablement dégoûté la tache de faux
sang s’étalant sur sa poitrine. Elle enfila rapidement le peignoir que lui tendait
l’habilleuse et s’apprêta à courir vers sa loge.

-Vous serez avec nous pour la prochaine série ? demanda le metteur en
scène en lui barrant le chemin.

Eva soupira. Elle avait répondu tant de fois à cette question qu’elle regrettait de
ne pas s’être enregistrée.

-Je ne sais pas. Si j’arrive à trouver les fonds pour mon film, je ne signerai
pas le nouveau contrat.
-Et dans le cas contraire ?

Elle haussa les épaules, un petit sourire désabusé aux lèvres.

-Alors, je serai sans doute là.

En vérité, Eva savait que, quel que soit le sort que réserverait l’avenir à son
précieux projet, elle ne serait pas obligée de reprendre son rôle dans le
feuilleton Scandales à la Maison Blanche. L’amorale et dépravée Alena Joyner
avait fait d’elle une femme riche et en outre, les dividendes de « Medic-Cain »
lui suffiraient amplement à vivre. Mais jamais, elle ne pourrait rester oisive
chez elle, à attendre le chèque à chaque fin de mois. Sa vocation première était
d’être comédienne, même si cela signifiait incarner de nouveau le rôle
d’Alena, le personnage maudit que l’Amérique se plaisait à détester.
Elle tapota gentiment la joue du metteur en scène, esquissant un pas pour le
dépasser.

-Bonnes vacances, Steven.
-Si vous tenez à revenir, suggéra-t-il, vous feriez mieux de ne pas être aussi
intransigeante. Après tout, vous ne seriez pas la première star à être
supprimée d’un feuilleton, Alena n’est pas immortelle.
-Qui l’est ? dit-elle en souriant.
-Pourquoi cet acharnement à vouloir produire ? insista-t-il. La célébrité
s’acquiert devant la caméra.
-J’ai eu ma part de célébrité, Steven. Si je veux des rôles qui m’intéressent
réellement, je dois choisir les scénarios et produire les films moi-même.

Chase entendit avant de voir. Un petit grincement presque anodin d’abord, puis
un craquement sec. Instinctivement, il se précipita vers le couple et se jeta sur
la jeune femme, l’entrainant avec lui dans sa chute. Le cri d’Eva fut étouffé par
la lourde silhouette qui tombait sur elle. Simultanément, le gros projecteur
s’écrasa sur le sol, atterrissant à l’endroit précis où elle se trouvait une
seconde auparavant.
La protestation qu’elle s’apprêtait à formuler s’étrangla dans sa gorge et elle
releva les yeux, rencontrant un regard doré à quelques centimètres d’elle.

-Rien de cassé ? s’enquit Chase d’une voix grave.
-Je ne pense pas, mais ça ira encore mieux quand je pourrai respirer.

Chase s’écarta aussitôt, l’aidant à se relever.

-Je suis désolé, je n’avais pas le choix.

Pour la première fois, Eva regarda l’étranger qui la dépassait d’une bonne tête,
bien qu’elle ne fût pas petite elle-même. Il n’était pas beau – ou tout du moins
ne le serait pas aux yeux d’Alena Joyner dont les amants correspondaient
toujours aux canons de la beauté hollywoodienne. Mais il émanait de son
visage carré une force étonnante qu’Eva trouva étrangement attirante. Ses
cheveux sombres étaient courts, et ses yeux ambres étonnamment froids si l’on
considérait qu’il avait étreint son corps presque nu quelques secondes plus tôt,
ce à quoi peu d’hommes pouvaient résister.
Elle était sur le point de dire quelque chose lorsque Steven s’interposa.

-Bon sang, Eva, vous avez dû passer sous une échelle ou casser un miroir
dernièrement. Ce n’est pas possible, je n’ai jamais vu quelqu’un attirer
autant les catastrophes que vous.

Eva regarda sans répondre le gros projecteur qui aurait pu régler une fois
pour toutes les problèmes de Kay Randle. Elle secoua la tête, refusant d’y
penser. C’était un accident, comme sa bonbonne d’oxygène défectueuse
lorsqu’elle pratiquait la plongée sous-marine à Hawaï, comme sa cuisinière
qui avait pris feu un matin à l’heure où l’aube pointait. Elle n’avait dû qu’au
détecteur d’incendie de ne pas s’envoler en fumée avec la maison.
Avisant le teint soudain pâle d’Eva, Chase la prit fermement par le bras et la
poussa vers le lit.

-Asseyez-vous, vous allez vous évanouir.
-Je ne m’évanouis jamais, protesta-t-elle en s’enfonçant sur le matelas mou.
-Bien sûr, mais il y a toujours une première fois. Reposez-vous donc deux
minutes. Qui est responsable de l’éclairage, ici ? lança-t-il soudain à la
cantonade.

Steven Thorpe était habitué à donner des ordres sur le plateau, et non pas en
recevoir. Il s’apprêtait à riposter sèchement lorsqu’un homme arriva et
constata les dégâts d’un air atterré.

-Oh, mon dieu, murmura-t-il, je peux dire adieu à ma carte professionnelle.

Chase se tourna vers lui, le fixant d’un regard glacé.

-Vous êtes en charge du matériel ?

Le jeune électricien, en tee-shirt et jean délavé, hocha la tête, complètement
catastrophé.

-Oui. Pourtant, je vous jure que ce projecteur était bien fixé.

Il était sur le point de prouver sa bonne foi, quand Chase leva la main pour
l’interrompre.

-Je vous crois, dit-il simplement avant de se tourner de nouveau vers Eva.
Venez, il ne faut pas que vous restiez ici.

Sans lui laisser le temps de réagir, il lui prit le bras et l’entraîna en direction de
sa loge. Eva s’arrêta brusquement et, d’un geste, se dégagea de l’étreinte de
l’étranger.

-J’ai beaucoup apprécié votre intervention, monsieur…
-Keeler. Chase Keeler, la coupa-t-il en se saisissant de nouveau de son bras
pour l’emmener hors du plateau.

Bien qu’il semblât connaitre les immenses studios comme sa poche, Eva ne se
rappelait pas l’avoir déjà vu.

-Ecoutez, monsieur Keeler, protesta-t-elle encore, je vous suis
reconnaissante d’être intervenu, mais je vais très bien à présent. Je n’ai pas
besoin que vous m’accompagniez jusqu’à ma loge.
-Je crois que si, rétorqua-t-il, vous auriez pu être tuée.
-C’est vrai. Vous m’avez sauvé la vie et je ne sais pas comment vous
remercier, mais…
-Connaissez-vous le vieil adage qui dit que lorsque vous sauvez une vie,
elle vous appartient ? demanda-t-il avec un demi-sourire empreint de
mystère.
-Je veux bien vous être redevable, monsieur Keeler, mais ne croyez-vous
pas que vous êtes un peu trop exigeant ?
-Comment le savez-vous ? Je n’ai pas encore fixé de prix.

Son ton était trop calme, ses yeux dorés trop froids. Chase Keeler agissait
comme s’il connaissait un secret sur elle qu’il n’était pas prêt à lui révéler.

-Ecoutez, soupira-t-elle, j’ai eu une journée fatigante. Alors, ne perdons pas
de temps, annoncez-moi votre prix et je vous ferai un chèque.
-Je ne veux pas d’argent.
-Je vois, dit-elle sans rien voir du tout.

Qui était cet homme ? Et que faisait-il sur un plateau interdit au public ?

-Je voudrais vous inviter à dîner, déclara-t-il.
-Je suis désolée, monsieur Keeler, mais je n’ai pas pour habitude de dîner
avec des étrangers.

L’idée première de Chase avait été d’attendre la fin des prises de vues, puis
d’emmener Eva au restaurant pour lui exposer les inquiétudes de Leland
Prescott. Cet « accident » précipitait un peu les choses.
Sans doute, Eva émettrait-elle quelques doutes quant aux révélations qu’il
s’apprêtait à lui faire. Après tout, il était difficile d’admettre que quelqu’un
cherchait délibérément à vous tuer. Et pourtant, les évènements semblaient bien
confirmer les craintes de Leland, il fallait qu’Eva le sache et le plus tôt serait le
mieux.

-Appelez-moi Chase, dit-il avec un sourire qui n’atteignit pas tout à fait ses
yeux. Et n’oubliez pas que je viens de vous sauver la vie, Eva. J’ai droit à
une petite compensation, non ?

Elle hésita un instant, séduite malgré elle par le magnétisme tranquille de cet
homme.

-J’ai un rendez-vous, prétexta-t-elle.
-Annulez-le.
-Pas question.

Chase aimait cette lueur vive qui éclairait ses yeux verts, leur donnant une
teinte presque argentée. Croisant les bras sur son torse, il s’efforça de ne pas se
laisser distraire par le charme qu’elle exerçait sur lui.

-Je ne vous propose qu’un dîner, Eva, pas un engagement à vie.
-Que faites-vous ici, d’abord ? s’enquit-elle suspicieusement. Aucun
étranger n’est admis sur le plateau.
-Vous voyez bien dans ce cas que je ne suis pas un étranger.

Eva soupira d’exaspération. Elle n’obtiendrait rien de lui, c’était évident. Ce
genre d’hommes ne se manœuvrait pas aussi facilement que ceux qui
gravitaient autour d’elle.

-Je suis trop fatiguée pour jouer aux devinettes, monsieur Keeler. Je n’ai
qu’un envie, me changer, rentrer chez moi, prendre un bain et me coucher.
-Je croyais que vous aviez un rendez-vous.
-Cela ne vous regarde pas, s’impatienta-t-elle. Maintenant, au risque de
paraître impolie, je dois vraiment vous quitter. Vous n’aurez qu’à donner
vos coordonnées à mon assistante, je vous enverrai un chèque.

Chase était sur le point de la rattraper lorsqu’il avisa Steven les observant avec
un intérêt non dissimulé. De toute évidence, l’endroit était mal choisi pour une
discussion de vie et de mort.

-Ne prenez pas cette peine, lança-t-il avant qu’elle entre dans sa loge. A
bientôt, Eva.

Refermant la porte, elle s’y adossa une seconde, se demandant pourquoi les
mots de Chase Keeler prenaient un tour vaguement menaçant. Attribuant ces
pensées à un débordement de son imagination, elle attrapa son téléphone
portable et sélectionna le numéro de « Medic-Cain ».

-Eva, s’exclama une voix d’homme à l’autre bout du fil. Tu dois être
médium, je m’apprêtais justement à t’appeler. A quelle heure veux-tu dîner ?

En dépit du malaise persistant qu’avait provoqué en elle sa légère altercation
avec Chase Keeler, Eva ne put s’empêcher de sourire. Elle résistait
difficilement à la bonne humeur permanente et contagieuse de son demi-frère.

-Je suis désolée, Wes, mais Alena a eu une journée très éprouvante et Eva ne
rêve que de retrouver son lit.
-Je suppose qu’il ne me reste plus qu’à inviter Miranda, soupira-t-il en
faisant allusion à sa dernière conquête. Ainsi Alena a encore fait des
siennes.
-Eh oui, que veux-tu, elle est insatiable.
-Et tous les hommes politiques ne sont pas des modèles de vertu comme
Leland Prescott, renchérit-il en riant.

Eva sourit à la mention du nom de son parrain.

-Je suis vraiment navrée, Wes, mais ce n’était pas mon jour de chance,
aujourd’hui.
-Que s’est-il passé ? demanda-t-il, aussitôt alarmé.
-Un des projecteurs s’est détaché de la passerelle et a failli me scalper.
-Tu parles d’Alena ?
-Non, de moi. Cet épisode n’était pas inscrit dans le scénario. Heureusement
que Chase Keeler se trouvait là.
-Chase Keeler ? Qui est-ce ?
-Aucune idée. Bon, n’en parlons plus. Au fait, j’ai une bonne nouvelle à
t’annoncer, les ouvriers ont enfin terminé les travaux et donc, tu vas
pouvoir retrouver ton intimité, ajouta-t-elle en riant.
-Ta compagnie m’a fait plaisir. Tu es sûre que tu ne veux pas sortir ?
-Certaine, je te laisse en tête en tête avec ta déesse nordique.

Le ton de Wes devint soudain plus sérieux.

-Tu m’inquiètes, tu sais, Eva, tu n’attirais pas autant les catastrophes avant.
-Je dois être trop fatiguée, murmura-t-elle comme si cela pouvait tout
expliquer. Amuse-toi bien ce soir.

Après avoir raccroché, Eva se changea rapidement, puis gagna le parking d’un
pas rapide. Toute à ses pensées, elle ne remarqua pas l’homme qui la suivait à
distance respectueuse, et dont le très léger claudiquement déparait
imperceptiblement la démarche autrement déterminée.
Alors qu’elle atteignait sa voiture, il s’arrêta pour se pencher vers son
compagnon, un homme qui lui arrivait à l’épaule, âgé d’une cinquantaine
d’années.

-Elle a refusé mon invitation, lâcha Chase.
-Non ? Une première, je suppose ?
-Pas tout à fait, mais je dois reconnaitre que cela n’a rien d’agréable.
D’autant que je lui ai sauvé la vie.
-Un autre « accident » ? demanda l’homme, inquiet.
-Mmmh, acquiesça Chase. Garde bien l’œil sur elle, ce soir, Gary,
d’accord ?

Chase avait travaillé à plusieurs reprises avec Gary Sanders avant qu’il ne
prenne sa retraite et, de crainte que son vieil ami ne devienne neurasthénique
pendant ses vacances forcées, il lui avait proposé de le suppléer dans la
surveillance d’Eva Cain. Gary, naturellement, avait sauté sur l’occasion.

-Compte sur moi, le rassura-t-il. Au fait, j’espère que tu ne m’en veux pas
pour hier, mais avec Tim au beau milieu de l’océan, je ne pouvais pas
laisser Rose seule à l’hôpital. J’imagine que passer une nuit humide
recroquevillé dans une voiture ne doit pas être un traitement royal pour ta
jambe.

Chase balaya cet argument d’un geste vague de la main, en homme peu habitué
à s’épancher sur ses malheurs.

-Ne t’inquiète pas pour cela. Comment va le bébé, grand-père ?
-Super bien. Elle est belle, si tu la voyais.
-Elle te ressemble, bien sûr, plaisanta Chase.
-Evidemment ! Ah, il faut que j’y aille, déclara Gary, en voyant la voiture
d’Eva effectuer une marche arrière. A demain.

Chase monta dans sa vieille Jeep et s’étira derrière le volant avant de tourner la
clé de contact. Les surveillances vingt-quatre heures sur vingt-quatre n’étaient
plus de son âge, songea-t-il sombrement. Finalement, il commençait à
considérer d’un œil nouveau cet emploi tranquille dans un bureau que tout le
monde le pressait d’accepter.


A peine arrivée, Eva se précipita dans la cuisine pour vérifier le travail
qu’avaient effectué les ouvriers. Satisfaite, elle constata que tout avait l’air
neuf. Mon dieu, comment avait-elle pu être aussi étourdie et oublier d’éteindre
une plaque ce soir-là ? se demanda-t-elle en soupirant. Sans doute était-elle
préoccupée par son scénario, comme d’habitude.
Jetant son sac sur un fauteuil au passage, elle se dirigea vers l’escalier menant
à sa chambre. Trop fatiguée même pour prendre un bain, elle se déshabilla et
se glissa entre les draps.
Une migraine lancinante cognait à ses tempes, et des images déplaisantes
s’imprimèrent dans son esprit. Un incendie, un projecteur qui tombe…Ce
dernier souvenir évoqua l’homme sans l’intervention de qui elle ne serait sans
doute pas chez elle ce soir. Chase Keeler. Qui était-il ? Et que faisait-il sur le
plateau fermé au public ? Etrangement, elle avait l’impression qu’elle aurait
l’occasion de le revoir et peut-être d’obtenir des réponses à ses questions.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la ville, Chase Keeler éprouvait lui aussi
quelques difficultés à s’endormir. Les bras croisés sous la nuque, il avait
renoncé à chasser de son esprit le visage d’Eva Cain, le corps d’Eva Cain, le
rire d’Eva Cain.
Il la suivait depuis maintenant près de deux semaines et, caché dans l’ombre,
avait appris à connaître chacun de ses mouvements, chacun de ses sourires. Il
savait comment elle se mordait la lèvre quand elle était inquiète, comment elle
enfouissait son visage dans ses mains jointes avant de tourner une scène.
Mais il ne pouvait laisser libre cours à cette fascination qu’elle lui inspirait. Ils
venaient de mondes différents. Il vivait dans l’obscurité, elle dans la lumière. Il
gagnait de quoi vivre confortablement, elle avait plus d’argent sur son compte
en banque qu’il ne pourrait en économiser en dix ans.
Non, décidément, les chances qu’une Eva Cain s’intéresse à un Chase Keeler
étaient par trop minces pour être prises en considération. C’était un fantasme
agréable, mais qui n’avait aucune chance de voir le jour.
Mécontent de la façon dont le charme d’Eva agissait sur lui, Chase éteignit la
lampe de chevet et se retourna, tirant les couvertures sous son menton d’un
geste brusque.


Chapitre 2



La sonnerie du téléphone déchira le silence et Eva tendit la main, cherchant à
tâtons l’appareil.

-Allo, marmonna-t-elle.
-Eva, nous avons un problème, déclara Steven Thorpe sans préambule.

Eva plissa les yeux et lut les chiffres affichés sur son radio-réveil. Le metteur
en scène de Scandales à la Maison Blanche ne l’appelait quand même pas à
cette heure pour essayer, une fois de plus, de la convaincre de signer un
nouveau contrat avec lui ?

-Steven, avez-vous la moindre idée de l’heure ?
-Les dernières scènes tournées ont été effacées, déclara-t-il d’un ton
lugubre, sans répondre à sa question.

Eva se redressa sur son séant.

-Pardon ?
-Il faut tout recommencer. L’incompétent que nous a envoyé le producteur a
effacé le travail de la journée d’hier.
-Oh non, gémit Eva, je croyais que nous en avions fini avec cette saison. A
quelle heure voulez-vous que je sois là ?
-Sept heures.

Eva étouffa un gémissement.

-D’accord, vous pouvez compter sur moi.
-Je n’en ai jamais douté.

Il raccrocha brutalement, laissant Eva atterrée. Avec un soupir à fendre l’âme,
elle régla la sonnerie du réveil à cinq heures et demie et essaya de se
rendormir. Sans succès, et lorsque la voix enjouée du présentateur radio emplit
la pièce, elle se traîna hors du lit comme si elle venait de disputer un match en
dix rounds avec Mohammed Ali en personne.
Tous ses muscles la faisaient souffrir, et c’est avec soulagement qu’elle offrit
son corps au jet revigorant de la douche. Alors qu’elle se frictionnait ensuite
avec une serviette douce et moelleuse, elle aperçut quelques bleus qu’elle
n’avait pas remarqués la veille. Résultat de sa collision avec Chase Keeler, sans
aucun doute.
Eva ne pouvait s’empêcher de penser que l’apparition de Chase sur le plateau à
ce moment précis n’était pas fortuite. Durant toute la scène d’amour, elle avait
eu la sensation désagréable d’être observée. Mais sur le moment, elle avait
attribué sa nervosité à la gêne qu’elle éprouvait immanquablement à mimer les
étreintes d’Alena devant l’équipe. Ce matin, elle en était moins sûre.

-Je vais demander à Steven de filtrer avec plus de vigilance les personnes
qu’il laisse entrer sur le plateau, dit-elle à haute voix en revêtant un pantalon
de lin crème et un chemisier rouge. Je n’ai vraiment pas besoin de
rencontrer cet homme une deuxième fois.

De l’autre côté de la ville, Chase en était à sa troisième tasse de café lorsque le
téléphone sonna.

-Je t’appelle du studio, l’informa Gary, elle est au maquillage en ce
moment.
-Bon sang, j’étais persuadé qu’elle ferait la grasse matinée ce matin.
-Hier soir, les scènes ont été effacées par mégarde, et ils sont obligés de
tout recommencer.
-Ne la quitte pas d’une semelle, ordonna Chase, j’arrive.

Mon dieu, marmonna-t-il furieusement en s’habillant à la hâte. S’il arrivait
quoi que ce soit à Eva Cain, il ne se le pardonnerait jamais.

***

Le tournage des séquences de la veille se déroula sans incident, au grand
soulagement d’Eva. Elle venait d’entrer dans sa loge lorsqu’un coup fut frappé
à la porte.

-Eva ? Tu es là ?
-Entre, répondit-elle en reconnaissant la voix de son assistante.

En voyant entrer Lily, Eva fit la grimace à la vue de la poignée d’enveloppes
qu’elle tenait à la main. Elle avait engagé la jeune femme cinq ans auparavant
lorsqu’elle avait commencé à recevoir trop de courrier et une foule de
messages sur les réseaux sociaux. Maintenant, à deux, elles ne s’en sortaient
plus et la chaîne de télévision avait engagé deux personnes supplémentaires
pour s’occuper de tout.

-Alors ? s’enquit la jeune actrice en indiquant les lettres du menton.
-La routine, répondit Lily. Ah tiens, une demande pour une vente de charité.
-Que leur avais-je envoyé l’année dernière ?
-Le déshabillé transparent que tu portais pour séduire le chef du comité des
services armés. Les enchères s’étaient envolées.
-Nous devons faire au moins aussi bien, cette année. Je sais ! Si le teinturier
parvint à effacer cette tache, nous leur donnerons ceci, ajouta-t-elle en
ouvrant sa garde robe pour en extraire le caraco de soie champagne qui
mettait si bien en valeur ses formes harmonieuses.

Lily s’opposa immédiatement à cette idée.

-Si tu abandonnes le feuilleton, les auteurs vont écrire ta mort.
-Et alors ?
-Alors, si tu obtiens le financement de « L’expérience inédite », ce caraco
aura encore plus de valeur avec la fausse tache de sang dessus.
-Tu as peut-être raison, acquiesça Eva. L’idée est assez tordue pour valoir
une fortune.
-Comment avance ton projet ? l’interrogea Lily.

Eva poussa un gémissement.

-Si je ne trouve pas le financement pour mon projet cet été, je ne sais pas ce
que je vais faire. Mickaël Moss m’a accordé une option de deux ans pour
son livre, et le délai arrive à expiration.

A vrai dire, l’auteur avait fait preuve d’une patience exemplaire, compte tenu
du nombre d’offres intéressantes qu’il avait reçus pour son roman. Eva avait
écrit le scénario l’année précédente et depuis, elle cherchait une production.
Mais toutes les portes se fermaient devant elle. Entre temps, on lui avait
proposé de nombreux rôles, calqués sur le personnage d’Alena Joyner –
superficielle et sans substance.
L’option prenait fin en août, dans trois mois. Si à cette date, elle n’avait pas
commencé à tourner, elle signerait un contrat pour une sixième saison de
« Scandales à la Maison Blanche », pensée qui devenait chaque jour plus
déprimante.
Un coup frappé à la porte interrompit le cours de ses pensées.

-Entrez, cria-t-elle.

La porte s’ouvrit à la volée sur Chase Keeler.

-Encore vous, s’exclama Eva, se demandant comment il était parvenu à
franchir le cordon de sécurité renforcé que Steven avait organisé autour
d’elle. Qui êtes-vous ?
-Je vous l’ai déjà dit.
-Que faites-vous ici ?
-FBI, répondit-il d’un ton désinvolte.
-Je crois que je vais m’éclipser, murmura Lily en se levant.
-Tu n’es pas obligée de partir, l’arrêta instantanément Eva. Monsieur
Keeler, vous pouvez parler devant Lily.

L’homme se tourna vers la jeune femme et lui tendit la main.

-Chase Keeler, FBI, se présenta-t-il.

En voyant que son assistante laissait sa main dans celle du détective plus
longtemps que nécessaire, Eva éprouva un sentiment étrange qu’elle identifia
avec surprise à la jalousie.

-Lily Down, répondit-elle, les yeux pétillants. Célibataire.

La lueur qui traversa le regard de Chase trahit l’intérêt avec lequel il
enregistrait cette invitation pour le moins éloquente. Il comprit que l’offre de
Lily était sérieuse et pourtant, pour aussi voluptueuse que fût la jolie rousse,
elle était loin de l’impressionner comme Eva.

-Je m’en souviendrai, nota-t-il. Maintenant, pouvons-nous avoir cette
conversation ? ajouta-t-il en se tournant vers Eva.

Sous le couvert d’une requête, cette question sonnait comme un ordre, songea
Eva.

-Je suppose que je n’ai pas le choix, marmonna-t-elle.

Tout en acquiesçant, Chase embrassa la pièce du regard.

-Quel endroit étrange, remarqua-t-il.
-Il parait que c’est le summum de la sophistication, répliqua Eva.

Elle se souvint combien elle avait haï le décorateur qui avait ainsi transformé
sa confortable loge. Les couleurs noire et argent dominaient, et dans les vases
de céramique, noirs eux aussi, des lys étaient changés chaque jour.
Lorsqu’elle avait tenté d’exprimer son désaccord avec ce type de décoration,
l’auteur de ce désastre avait couru, outré, dans le bureau du directeur des
studios qui avait ensuite expliqué à Eva que ce décor faisait partie de l’image
qu’ils essayaient de construite autour d’Alena Joyner, lui conseillant de ce fait
de ne pas se rebeller.

-Comment pouvez-vous passer la majorité de la journée dans un endroit qui
vous ressemble aussi peu ? s’étonna Chase.

En ouvrant le réfrigérateur, Eva haussa les épaules avant de sortir trois
cannettes de coca.

-Dites-moi, monsieur Keeler, dans quelle sorte de loge m’imaginiez-vous ?
-Quelque chose qui se rapproche plus de votre maison sur la plage,
répondit-il aussitôt. Un intérieur simple, beaucoup de couleurs vives, des
imprimés fleuris. Naturelle, comme vous.
-Comment se fait-il que vous connaissiez cette maison ?

Chase hésita un bref instant avant de répondre.

-Je vous surveille depuis l’incendie.
-Pourquoi ?
-Parce que Leland Prescott pense qu’il ne s’agissait pas d’un accident.

Elle fronça les sourcils, pensive tout à coup. Leland Prescott était le meilleur
ami de son père, et également son parrain. Elle était touchée de son inquiétude,
mais où avait-il cherché cette idée saugrenue ?
Chase se pencha en avant, les coudes sur les genoux, et Eva ne put s’empêcher
d’admirer la finesse de ses doigts qui contrastait tant avec sa virilité.

-Il pense que cet incident a un rapport avec certaines menaces que vous
recevez, expliqua Chase.

Cette déclaration la prit au dépourvu, cet homme n’ignorait rien de ce qui la
concernait. Les lettres et messages menaçants auxquels il faisait probablement
allusion commençaient assurément à l’importuner, et elle en avait parlé à
Leland. Ils émanaient d’un admirateur anonyme qui confondait Eva avec le
personnage qu’elle incarnait à l’écran. Cet homme avait fait le vœu dans un de
ces messages que, s’il ne pouvait la posséder lui-même, il trouverait le moyen
d’empêcher toute autre personne de le faire. Soudain, un doute affreux lui
envahit l’esprit. Et si ce Chase Keeler et cet homme n’étaient qu’une seule et
même personne ?

-Puis-je voir votre carte et votre badge ?
-Certainement. Pendant un instant, j’ai cru que vous n’alliez jamais me les
demander. Ce serait une grave erreur, Eva. Il faut vous méfier de tout le
monde, à partir de maintenant.

Malgré l’irritation que lui inspirait son ton supérieur, le regard d’Eva fut attiré
par le jeu des muscles de son vis-à-vis. Mais soudain, son attention fut captée
par un renflement au niveau de l’aisselle, sous la veste. Un révolver,
probablement.
Son irritation s’accrût lorsqu’elle réalisa que Chase Keeler lui faisait subir le
même examen.

-Vous alliez me montrer vos papiers, lui rappela-t-elle d’un ton sec.

Avec un regard entendu qui fit penser à Eva qu’il n’avait rien perdu de
l’inspection minutieuse dont il venait de faire l’objet, il lui tendit un
portefeuille de cuir qu’il ouvrit d’une main.

-Vous ne souriez jamais ? lui demanda-t-elle, ironique.
-Pas en service, répondit-il immédiatement. Confieriez-vous votre vie à un
plaisantin ?

Elle avait beau suspecter Chase Keeler de se moquer d’elle, ses derniers mots
n’en paraissaient pas moins terriblement sérieux.

-Est-ce ce que vous attendez de moi ? Que je vous confie ma vie ?
-Absolument. A partir de maintenant, vous n’entreprendrez rien sans mon
approbation.

Elle se rebella aussitôt. Lui tournant le dos, elle s’attabla devant sa coiffeuse et
commença à se démaquiller.

-Si vous pensez que je vais accepter, vous êtes encore plus fou que celui qui
m’envoie ces messages.

Pendant un instant fugitif, il ressentit pour elle une forte attirance, ce qui
n’avait rien d’étonnant. Cette femme était très belle, même avec cette crème
épaisse et blanche sur le visage.

-Eva, soupira-t-il avec impatience. J’ai toujours admiré le courage, mais
croyez-moi, si vous persistez dans cette attitude, vous serez bientôt le plus
joli cadavre de la morgue.

La désinvolture de son ton accentuait encore davantage la menace qui pesait
derrière ses paroles.

-Vous pensez vraiment que ce projecteur devait me tomber dessus ?
-Quel projecteur ? demanda Lily, son regard étonné allant d’Eva à Chase.
-Je n’ai pas jugé utile d’en parler, expliqua Eva en ôtant la crème
démaquillante à l’aide de mouchoirs en papier. Un projecteur est tombé
pendant le tournage, hier, un accident probablement.
-Comme tous les autres, murmura Lily. Vous avez des raisons de penser
qu’il ne s’agit pas d’un accident ? ajouta-t-elle en se tournant vers Chase.
-J’en suis même certain. Sur les boulons, il y avait une cassure nette, sans
aucun rapport avec une usure normale.
-Et l’incendie ? Et les bonbonnes d’oxygène ? Selon vous, il ne s’agissait
pas non plus d’accidents ?

Il se leva, enfonçant les mains dans les poches.

-Au début, je n’étais pas d’accord avec Leland, avoua-t-il, mais j’ai changé
d’avis.
-Pourquoi ?

Il étudia Eva silencieusement, se demandant ce qu’il était bon de lui révéler.

-Nous en parlerons au dîner, promit-il. En attendant, habillez-vous avant
que j’oublie la raison de ma présence ici.

Eva le dévisagea avec curiosité. Ceci était-il une marque d’intérêt masculin ?
Son regard ambre ne révélait rien, en tout cas, mais elle n’en resserra pas
moins les pans de son peignoir sur elle.

-Je ne sortirai pas avec vous, il me semblait avoir été claire à ce sujet.
-Allons, allons.
-Plutôt mourir, figurez-vous.
-C’est justement ce que nous essayons d’éviter, répliqua-t-il, ignorant son
air offusqué. Maintenant, dépêchez-vous d’aller vous changer.
-Au cas où vous l’auriez oublié, monsieur Keeler, nous sommes aux Etats-
Unis et vous travaillez pour le FBI, pas la Gestapo. A présent, sortez.
J’aimerais m’habiller et rentrer chez moi. Seule.

Saisissant ses vêtements au passage, elle alla s’enfermer dans la salle de bains
en claquant la porte derrière elle.
Lily avait assisté à cet échange, les yeux écarquillés par la fascination. Elle se
leva et s’approcha de la porte fermée.

-Eva, j’adorerais rester pour le troisième round, dit-elle avec malice, mais
j’ai un rendez-vous, ce soir. Je t’appelle demain, d’accord ?
-Ok, amuse-toi bien.
-Toi aussi !

En secouant la tête, amusée, elle gagna la porte et se retourna avant de sortir.

-Bonne chance, lança-t-elle, par-dessus son épaule.

Pour toute réponse, Chase inclina la tête. Un fois seul, il s’installa sur le
canapé. Chase était un homme patient. La seule fois où il avait cédé à
l’impatience était à l’hôpital, lorsqu’il avait cru devenir fou à rester enfermer
dans cette chambre blanche durant des mois. Mais sa raison avait survécu à
cette épreuve.
Profitant des quelques instants de répit qui lui étaient accordés, Eva saisit son
téléphone et appela Leland Prescott, à Washington. Elle n’obtint aucune
réponse. Avec un soupir, elle enfila le pantalon et le chemisier qu’elle portait
ce matin et se résigna à ressortir de la salle de bains, découvrant sans surprise
que Chase Keeler était toujours là.

-Vous n’avez donc rien de mieux à faire ? demanda-t-elle.
-Qu’y a-t-il de plus important que d’attendre la femme la plus convoitée du
pays ?

Eva n’avait nullement l’intention de succomber au charme qu’il déployait
soudain. Elle ne le trouvait même pas sympathique, ou du moins s’en
empêchait-elle. Il était trop autoritaire, trop sûr de lui, trop viril.

-Vous savez, reprit-il, voyant qu’elle résistait toujours, je crains fort que
nous soyons obligés de passer beaucoup de temps ensemble, tant que nous
n’aurons pas mis la main sur ce malade.
-Voulez-vous dire que vous allez me servir de garde du corps personnel ?
-C’est à peu près cela.

Eva soupira, se demandant quand Leland cesserait de la considérer comme une
petite fille. Leland Prescott et sa femme s’étaient occupés d’elle après
l’accident de voiture dramatique qui avait coûté la vie à sa mère. Leland était
l’administrateur légal de ses biens – et ce depuis la mort de son père survenue
un an auparavant – jusqu’à ce qu’elle prenne le contrôle de la fortune de
Sanford Cain, à l’âge de trente ans, soit dans trois semaines.

-Ecoutez, monsieur Keeler, si vous vous occupiez de vos affaires ? Dites à
Leland que je suis touchée par sa sollicitude, mais que je suis assez grande
pour m’occuper de moi-même, déclara-t-elle en saisissant son sac et en se
dirigeant vers la porte.

En un éclair, Chase la rattrapa.

-Je ne peux pas vous laisser rentrer seule, Eva, dit-il calmement. J’ai promis
à Leland de vous garder en vie et je ne reviendrai pas sur ma parole.
-Je vois que j’ai été jusqu’à maintenant un peu naïve quant aux rouages
internes de la Maison Blanche, continua Eva d’un ton acerbe. Dites-moi,
tous les sénateurs possèdent-ils un laquais du FBI ? Ou Leland fait-il partie
de quelques privilégiés ?
-Ce sera tout ?

Eva savait qu’elle avait été trop loin, et regrettait déjà son impulsivité.

-Voulez-vous m’asséner encore quelques coups avant de partir ? s’enquit
Chase, imperturbable. Quelques railleries sur ma profession ? Mon
intellect ? Ma virilité ?

Eva réalisa à cet instant au ton glacial de sa voix que la patience de Chase avait
des limites, et qu’elle avait été à deux doigts de les franchir.

-Je suis désolée, murmura-t-elle, je n’aurais pas dû dire cela.

Chase aurait dû être furieux contre elle. Alors pourquoi éprouvait-il le besoin
de lui demander pardon pour la lueur de tristesse qui avait voilé fugitivement
ces yeux verts ? Ces adorables yeux verts…

-C’est sans importance, déclara-t-il brusquement. Allons-y.


Chapitre 3



Consciente qu’elle allait au-devant de problèmes, Eva ne put néanmoins
s’empêcher de regimber une dernière fois avant de quitter la loge en
compagnie de Chase.

-J’aimerais appeler Leland, insista-t-elle.
-Bien sûr. Vous l’appellerez dès que vous arriverez chez vous.
-Et pourquoi pas, maintenant ?
-Parce qu’il est trois heures de plus à Washington, répliqua-t-il patiemment.
Et tandis que nous sommes en train de discuter, Leland Prescott préside le
banquet de l’association des banques américaines.

C’était précisément le même message que lui avait transmis la secrétaire de
Leland, admit-elle secrètement.

-Vous connaissez vraiment Leland ?
-Très bien.
-Et vous êtes venu, aujourd’hui, pour lui rendre service ? Parce que tous les
deux pensez sincèrement que je suis en danger.
-Effectivement.

Que Leland s’inquiétât pour elle ne la surprit pas. Mais elle se sentait gênée
qu’il ait utilisé sa position dans le gouvernement pour intercéder en sa faveur.

-N’est-ce pas un traitement préférentiel, monsieur Keeler ?
-Si l’on veut, approuva-t-il calmement. Je préfère penser que c’est un
remerciement. Leland Prescott nous a aidés à confondre quelques membres
du congrès douteux. De plus, il se trouve que l’envoi de menaces est un
crime fédéral, nous prenons ces affaires très au sérieux.
-Et si je refusais de partir avec vous ?
-Vous m’obligeriez à vous porter.

Son assurance était irritante au plus haut point.

-Vous n’oseriez quand même pas ! le défia-t-elle.
-Que si, et j’y prendrais même du plaisir. Ne me provoquez pas, Eva,
ajouta-t-il d’un ton menaçant, ou vous pourriez vous en mordre les doigts.

Avant qu’elle ne puisse rétorquer, Chase ouvrit la porte et, d’un mouvement de
tête, l’invita à sortir.

-Prête ?
-Comme si j’avais le choix, marmonna-t-elle en le dépassant, la démarche
hautaine.

Ils sortirent à l’extérieur du studio.

-Ma voiture est sur le parking, déclara-t-elle alors que Chase l’entrainait
vers une vieille Jeep bleue.
-Elle n’y est plus, je l’ai ramenée chez vous.
-Pour quelle raison ?
-Parce que j’ai supposé que vous n’aimeriez pas laisser une Chevrolet Bel
Air de 1951 toute une nuit sur un parking, répondit-il simplement alors
qu’il lui ouvrait la portière.
-Je suis étonnée que vous l’ayez reconnue, admit-elle tandis qu’il s’installait
au volant.
-Ce n’est pas parce qu’on vit avec un petit budget qu’on ne peut pas avoir
des goûts de luxe.

Eva crut déceler une note de sarcasme dans sa voix.

-Cadeau d’anniversaire, l’informa-t-elle, sèchement. Mon père me l’a
offerte pour mes vingt-et-un ans.
-Quelle chance, murmura-t-il, en appuyant plusieurs fois sur l’accélérateur
pour faire démarrer la voiture. Ma mère m’a envoyé un blouson de ski
pour mon dernier anniversaire. J’espère que la prochaine fois, j’aurais les
gants pour aller avec.
-Mon père adorait investir dans les voitures, rétorqua-t-elle. C’était un
investissement, tout simplement.
-Besoin de vous justifier ? demanda-t-il doucement en lui jetant un coup
d’œil de côté.
-Pas du tout.
-Heureusement. Parce que si une voiture vous rend mal à l’aise, je n’ose
penser à ce que vous ressentirez, dans quelques semaines, avec tous les
millions de Cain.
-Vous connaissez tout de moi, lâcha-t-elle sans cacher sa colère.
-Suffisamment pour le moment.

Ce ne furent pas ses paroles qui la gênèrent, mais plutôt ce qu’elles sous-
entendaient. Quels que soient ses efforts pour mettre des distances entre elle et
Chase Keeler, il ne serait pas facile de le dissuader de son objectif, rester
proche d’elle jusqu’à ce que le FBI ait trouvé la personne qui la menaçait.
L’idée n’était guère plaisante. Même si elle devait admettre qu’il ne l’intimidait
pas, sa voix contenait indéniablement un ton de commande. Chase Keeler était
habitué à lancer des ordres, c’était certain. Elle ne pouvait détacher son esprit
du révolver et se demanda s’il avait déjà tué un homme.
Chase remarqua la légère ombre qui assombrit le regard d’Eva.

-Ça va ?
-Bien sûr, répondit-elle, faussement joyeuse. Après tout, je viens de passer
deux jours fantastiques. J’ai failli être tuée, puis un certain policier fait
irruption dans ma vie, me raconte que je suis persécutée par un maniaque et
qu’il va me garder en assignation à domicile. Ce qui, ajouta-t-elle, est loin
de me rassurer parce que j’ai l’impression que ce soi-disant protecteur est
tout aussi dangereux que celui qui me menace.
-Pensez-vous réellement que je suis dangereux ? demanda-t-il avec
étonnement.
-Ne l’êtes-vous pas ? répliqua-t-elle en étudiant son profil pensivement.
-Je ne me suis guère posé la question. Je suppose que certaines personnes
me trouvent agaçants, de temps à autre, et je reconnais être opiniâtre et
déterminé. Mais dangereux…je ne crois pas. Avez-vous peur de moi ?

Quelle curieuse idée. Chase Keeler n’aurait jamais deviné qu’Eva Cain puisse
être effrayée par quelqu’un ou quelque chose.

-Vous plaisantez, j’imagine ? Bien sûr que non ! Sachez que la fille de
Sanford Cain n’a peur de rien, monsieur Keeler. Je suis surprise que vous
ne l’ayez pas appris au cours de vos minutieuses recherches concernant ma
vie.

Chase ne fut pas dupe un seul instant. Eva était vulnérable. Et son intuition lui
soufflait qu’elle était beaucoup plus compliquée qu’elle n’en avait l’air au
premier abord. Alors qu’il s’engageait sur l’autoroute, Chase décida que
quelques questions s’imposaient.

-Comment était votre père ?
-Occupé, lâcha-t-elle avec ironie.
-C’est un homme qui a réussi.
-Probablement, si vous considérez que réussir signifie accumuler de
l’argent.
-On peut admirer des gens comme Gandhi ou Mère Teresa mais, soyons
réalistes, ce sont les Sanford Cain qui détiennent le pouvoir.
-Je n’ai pas envie de parler de lui.
-D’accord, acquiesça-t-il en haussant les épaules. Mais si je découvre que
votre famille a un quelconque lien avec les menaces dont vous êtes l’objet,
nous serons obligés d’y revenir.
-N’importe quoi ! Si ma vie est réellement en danger, c’est à cause de ce
maniaque.
-Peut-être … ou peut-être pas.
-Si vous n’êtes pas dangereux, Keeler, vous êtes fou. Et dans l’un ou l’autre
cas, je ne suis pas rassurée par votre présence.
-Voulez-vous me faire plaisir ? demanda-t-il soudainement.
-C'est-à-dire ? s’enquit-elle avec suspicion.
-Appelez-moi Chase.
-Non. Il n’y a que mes amis que j’appelle par leur prénom.
-Et vous n’avez pas l’intention de me considérer comme votre ami.
-Tout juste.
-Que diriez-vous d’un compromis ?
-Lequel ?
-Par exemple « hé, vous ! »

Le visage de Chase s’illumina d’un sourire, l’obligeant à abaisser ses défenses.
C’était un sourire étonnamment tendre qui adoucissait la dureté de ses traits.
Ravie, Eva découvrit que son regard brillait d’un éclat doré et que de fines
rides étoilaient le coin de ses yeux magnifiques.

-Vous savez sourire, déclara-t-elle stupidement.
-Evidemment. Alors Eva, c’est d’accord ?
-J’essaierai, concéda-t-elle.

Il hocha la tête, semblant exagérément content.

-C’est déjà un début.

Comme Chase arrêtait la voiture sur le parking du restaurant, Eva se demanda
s’il ignorait la renommée de l’établissement et les prix pratiqués. Si sa voiture
reflétait l’état de ses finances, il risquait d’avoir une désagréable surprise au
moment de l’addition. Même si son arrogance l’irritait, il ne méritait pas de se
retrouver dans une situation embarrassante.

-C’est un de mes restaurants préférés, déclara-t-elle.
-Je sais, répondit-il en coupant le contact.
-La cuisine est délicieuse.
-C’est ce que j’ai entendu dire.
-Vous n’y êtes donc jamais venu ? hasarda-t-elle avec tact.
-Quelle importance ? Auriez-vous peur d’être obligée de laver la vaisselle
pour payer votre repas ?

Eva sentit ses joues s’empourprer.

-Vous vous plaignez de vivre sur un petit budget, je préférais vous prévenir,
rétorqua-t-elle, piquée.

Alors qu’ils pénétraient dans le restaurant, Eva fut surprise par l’accueil
chaleureux du maître d’hôtel.

-Miss Cain, Chase, quel plaisir ! Je suis très fier que vous nous honoriez à
nouveau de votre présence après une si longue absence, Chase, s’exclama-t-
il avec un enthousiasme auquel Eva n’avait jamais eu droit.

Chase lui rendit son sourire et Eva, une fois de plus, se retrouva sous le
charme.

-Cela fait bien longtemps, Philip. Comment allez-vous ?
-Bien, je vous remercie.
-Et Ethel ?
-Ethel est égale à elle-même, comme toujours. Elle va être ravie de cuisiner
pour vous. Elle se plaint continuellement que personne, à part Chase Keeler,
ne sait apprécier la bonne chère.

Chase s’esclaffa.

-Maintenant que je suis de retour à Los Angeles, je vais reprendre mes
bonnes habitudes. Les « plateaux-dîners » perdent de leur saveur après un
temps.
-Vous méritez mieux que de la nourriture en plastique servie sur un plateau
en aluminium, répliqua Philip en secouant la tête d’un air désolé. Il serait
temps pour vous de trouver une femme qui vous prépare de bons petits
plats, ajouta-t-il en jetant un regard en direction d’Eva.
-Lorsque je déciderai de me marier, Philip, la cuisine ne sera pas le premier
critère de ma sélection.

Il se tourna alors vers Eva, ses yeux dorés luisant d’un éclat sensuel. Eva lutta
contre la force implacable qui l’obligeait à soutenir son regard. Son pouls
s’accéléra et elle ne put contrôler le désir qui s’alluma dans ses yeux. Chase en
eut facilement conscience et un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres.
Brusquement, il reporta son attention vers le maître d’hôtel.

-Notre table est-elle prête, Philip ?
-Certainement.

Il les précéda à travers la salle aux lumières tamisées. Quelques regards
curieux se portèrent vers eux mais Eva savait que, dans ce restaurant, la
clientèle était discrète.
Eva prit place sur la chaise que lui présentait Philip puis le sommelier leur
apporta une bouteille de Chardonay.
Après avoir bu une gorgée, Eva dut reconnaitre que le choix de Chase était
excellent.

-Si vous croyez pourvoir m’étourdir de vin et de belles paroles pour me
séduire, je vous préviens que vous perdez votre temps, déclara-t-elle d’un
ton léger.
-Allons, Eva, pensez-vous vraiment que j’aie besoin de ce genre d’artifices
pour séduire une femme ?

Non, admit-elle intérieurement. Sans répondre, elle attrapa le menu et en étudia
attentivement la carte.

-Je prendrai des escargots, ils sont excellents et la sauce est délicieusement
relevée.
-Parfait. Comme c’est également mon choix, cela ne posera pas de
problème lorsque je vous embrasserai, répliqua-t-il avec humour.
-Vous ne m’embrasserez pas.
-Oh si, peut-être pas ce soir, mais avant que toute cette histoire soit
terminée, en tout cas. Et vous y prendrez grand plaisir, croyez-moi, ajouta-
t-il en levant son verre.

Elle reposa le menu et croisa les bras sur la table.

-Etes-vous toujours aussi sûr de vous ?

Le regard fauve de Chase s’attarda sur ses cheveux noirs et brillants, ses
grands yeux verts, son petit nez droit et ses lèvres douces et sensuelles.

-Etes-vous toujours aussi adorable ?

Ces mots doucement murmurés la troublèrent plus qu’ils n’auraient dû.

-Hé, vous ! protesta-t-elle faiblement.
-Est-ce donc si terrible de m’appeler Chase ? demanda-t-il d’une voix
rauque en effleurant la rondeur de sa joue.

Eva était comédienne, elle gagnait sa vie en interprétant des personnages
totalement différents d’elle-même et, à cet instant précis, elle dut faire appel à
tout son talent pour se sortir de cette situation déconcertante.

-Ecoutez, commença-t-elle calmement. Actuellement, je ne suis pas
intéressée par une aventure. Ma vie est trop mouvementée pour me
permettre d’envisager une quelconque relation.
-Moi non plus, je ne cherche pas une aventure, lui assura-t-il sincèrement.
-Alors, il n’y aura pas de problème.
-Absolument pas, approuva-t-il. Bien sûr, il arrive parfois que les choses
arrivent sans qu’on les attende.

Eva accueillit avec soulagement l’arrivée du serveur. Avant qu’elle ne puisse
ouvrir la bouche, Chase commença à dicter la commande.

-Madame prendra des escargots en entrée, puis un canard à l’orange, garni
de riz, d’asperges et de maïs grillé.
-Un instant, protesta Eva, affolée par la quantité de nourriture.
-Et une salade avec des olivettes, des petits oignons et des fines herbes,
continua-t-il sans tenir compte de ses protestations. Je prendrai la même
chose.

Il prit le menu des mains d’Eva et le tendit au serveur qui s’inclina légèrement.

-Oh, et puis vous nous réserverez deux Forêts Noires pour le dessert.
-Vous perdez la tête, jamais je ne mangerai tout ça. De plus, monsieur
Keeler, un gentleman tient toujours compte de l’avis d’une dame.

Il posa les coudes sur la table, croisa les doigts, et la regarda calmement.

-Je n’ai jamais prétendu être un gentleman, Eva. Plus vite, vous le
comprendrez, plus ce sera facile entre nous.
-Ecoutez ! Si j’ai accepté ce dîner, c’est uniquement pour entendre ce que
vous avez à dire sur ce soi-disant complot dirigé contre moi.
-Je ne prends pas ces menaces à la légère et je vous préserverai du danger,
même si je dois pour cela vous ligoter et vous enfermer dans un placard
jusqu’à la fin de l’enquête.

Eva tressaillit devant la dureté de sa voix.

-Vous êtes un homme dangereux, monsieur Keeler, murmura-t-elle.

Chase Keeler possédait une force qu’elle n’avait jamais rencontrée chez aucun
autre homme et elle eut la désagréable impression qu’il avait souvent dû se
battre pour sa vie ou celle des autres. Elle se souvint alors de sa claudication et
échafauda différentes hypothèses pour l’expliquer, toutes aussi dérangeantes
les unes que les autres.
Le léger frisson d’Eva n’avait pas échappé au regard pénétrant de Chase.
Réalisant tout à coup qu’il se sentait émotionnellement engagé vis-à-vis de la
jeune femme, il regretta que Leland Prescott ait fait appel à lui. Mais, dans le
cas contraire, Eva ne serait pas assise face à lui, à cet instant. Elle serait morte,
écrasée par un projecteur.

-Jamais je ne vous blesserai Eva, déclara-t-il d’un ton bourru, vous devez
me croire.

Son irritation disparut alors qu’elle se rappelait lui devoir la vie. Comment
pourrait-elle s’acquitter d’une telle dette ?

-Je vous crois, répondit-elle simplement.
-Parfait. Alors, la paix ? demanda-t-il en levant son verre.
-La paix, acquiesça-t-elle en retour.
-Peut-être pourrions-nous essayer de devenir amis.
-Ne précipitez-vous pas un peu les choses, monsieur Keeler ?
-Je pensais que nous nous étions mis d’accord sur « Hé, vous ».

Eva lutta contre l’attirance de ses yeux fauves, de sa voix si chaude.
« Dangereux, songea-t-elle. Cet homme est dangereux. »

-Hé vous, ne précipitez-vous pas un peu les choses ? répéta-t-elle avec
humour.
-C’est possible, mais je suis persuadé que vous avez besoin d’un ami, Eva.
Un ami, en qui vous puissiez avoir confiance.
-Vous êtes convaincu que quelqu’un me veut du mal ?
-Je suis convaincu que quelqu’un essaie de vous tuer, rectifia-t-il.

En dépit de son incrédulité, un frisson de peur la parcourut.

-Ce pourrait être des accidents ?
-Pas le projecteur d’hier. Je ne peux être affirmatif pour la bouteille
d’oxygène mais je peux vous assurer que l’incendie était criminel.
-J’ai dû oublier d’éteindre les plaques, il n’y a pas d’autre explication.
-Oh si, et elles ne sont pas très agréables.
-Voulez-vous dire que quelqu’un s’est introduit chez moi pendant que je
dormais ?
-C’est une possibilité. Et maintenant, comme je meurs de faim, j’aimerais
déguster mon dîner en silence. Ensuite, nous essaierons de découvrir si un
de vos petits amis aurait une raison de vous en vouloir.

Eva soupira ostensiblement, mais Chase semblait bien déterminé à ignorer son
irritation. Il s’empara de sa fourchette et commença à manger.

-M’autorisez-vous à me rendre aux toilettes ? demanda-t-elle après qu’ils
eurent terminé leurs assiettes.
-Pas d’objection, répliqua-t-il.

Une fois seule, Eva sortit de son sac son téléphone pour appeler Wesley Cain.

-Wes, commença-t-elle brusquement en jetant des regards anxieux vers la
porte. As-tu discuté dernièrement des lettres de menaces avec Leland ?
-Pas depuis la dernière fois qu’il est venu en ville, il y a deux ou trois
semaines. Eva, que se passe-t-il ?
-Chase Keeler fait partie du FBI.
-Qu’attend-il de toi ?
-D’après lui, Leland lui aurait demandé de veiller à ma sécurité mais je
trouve qu’il me suit d’un peu trop près. Wes, il est au courant pour la
maison de la plage, l’incendie, tout.

Il y eut un long silence à l’autre bout de la ligne.

-Es-tu sûre qu’il fait bien partie du FBI ?
-J’ai vu sa carte et son badge, répondit-elle en essayant de ne pas penser au
révolver qu’elle avait aperçu.
-Ils peuvent être faux. Ecoute, je vais me renseigner sur ce type et j’arrive.
-Je ne suis pas chez moi.
-Où es-tu ? Pas avec lui ?
-Il m’a emmenée dîner.

Eva l’entendit soupirer d’exaspération et l’imagina en train de se passer une
main nerveuse dans ses cheveux blonds.

-Prends un taxi, lui ordonna-t-il, je te retrouve chez toi.
-Mais Wes…
-Je veux que tu quittes ce restaurant, Eva. Tout de suite !

Avant qu’elle ne puisse protester, Wes raccrocha. Connaissant son frère, elle
supposa qu’il était déjà en route pour Malibu.
Décidant qu’il avait probablement raison, elle étudia les différentes solutions
pour s’éclipser. Voyons, leur table était située dans un coin isolée de la salle.
Avec un peu de chance, elle pourrait s’esquiver sans que Chase s’en aperçoive.
Oh, il était certain qu’elle paierait par la suite pour cet acte de rébellion, mais
même si Chase Keeler travaillait dans son propre intérêt, elle en avait assez de
son comportement autoritaire.
Le cœur battant, elle se glissa hors des toilettes.

-Où allez-vous ?

En soupirant profondément, Eva risqua un coup d’œil vers Chase qui se tenait
debout, dans le couloir désert. Même si son visage n’exprimait rien, elle fut
tout à fait consciente de la colère qui luisait dans ses yeux.


Chapitre 4



Faisant appel à tout son talent de comédienne, elle parvint à affronter le regard
de Chase sans fléchir.

-Je suis très lasse, soudain. J’aimerais rentrer.
-Comme vous voulez, acquiesça-t-il, nous pouvons très bien discuter chez
vous. Dommage, vous allez sans doute briser le cœur du chef pâtissier, il
est très fier de son gâteau au chocolat.

Il lui prit le bras pour la guider vers la sortie et Eva attendit d’être sur le seuil
pour se dégager.

-Je peux très bien prendre un taxi, monsieur Keeler. Malibu n’est pas sur
votre chemin.
-Eva, soupira-t-il. Quand allez-vous enfin admettre que nous sommes pour
le moment indissociables ? Attendez-moi une seconde, je vais dire au
revoir à Philip.

Il revint quelques instants plus tard et la mena vers sa voiture.

-Vous semblez connaitre beaucoup de monde, remarqua-t-elle alors qu’ils
remontaient la Pacific Coast Highway.
-Vous parlez de Philip ? Notre amitié remonte à très longtemps.
-Vous allez me répondre si je vous demande comment vous vous êtes
connus ?
-Seriez-vous curieuse en ce qui me concerne ?
-Cela vous étonne ? Après tout, vous savez tout de moi, ou presque, alors
que moi je sais tout juste d’où vous sortez. Vous ne m’avez même pas dit si
vous étiez marié.
-Ça vous intéresse vraiment ?
-Bien sûr que non, rétorqua-t-elle un peu trop vivement. Mais j’aime savoir
à qui j’ai affaire, c’est tout.

La question du statut marital de Chase lui était en fait venue à l’esprit durant le
dîner, mais Eva avait finalement conclu que si tous les agents du FBI menaient
leur enquête dans des établissements aussi romantiques que celui-ci, ils se
devaient alors d’être tous célibataires, veufs ou divorcés.

-Philip était un peu malmené par des gars qui voulaient le « protéger »,
commença-t-il. Tout d’abord, il ne les a pas pris au sérieux, mais ils sont
devenus « insistants », mettant à mal son commerce.
-Et alors ? Que s’est-il passé ?
-Nous avions cette organisation à l’œil depuis un certain temps, mais
aucune des victimes ne voulait nous aider, par peur des représailles. Philip a
fini par accepter de me faite entrer dans la danse, en les informant que
j’étais son « associé », celui avec lequel ils devraient discuter d’argent.

Eva regarda son profil, de plus en plus intéressée.

-Et alors ? insista-t-elle encore.
-J’ai conclu un marché qui m’a introduit au sein de l’organisation. Six mois
plus tard, nous avions accumulé suffisamment de preuves et tous les
commerçants du quartier ont retrouvé leur tranquillité.
-Vous vous êtes fait passer pour un des gangsters ? s’enquit-elle incrédule.
-Vous avez vu trop de films policiers, répondit-il laconiquement. On les
appelle des racketteurs de nos jours.
-Oui, eh bien…gangster ou racketteur, il n’empêche que c’était dangereux.
-Oui, je suppose.
-Vous auriez pu être tué !

Chase ne fut pas sans remarquer le léger tremblement de sa voix.

-Cette idée vous perturbe, Eva ? La pensée que j’aurais pu être tué ?
-Non, c’est…c’est cette discussion qui me porte sur les nerfs, mentit-elle en
se renfonçant dans son siège. Pourrions-nous changer de sujet ?

Il haussa de nouveau les épaules, mais une esquisse de sourire se dessina sur
ses lèvres quand il prit conscience qu’Eva n’était pas aussi indifférente envers
lui qu’elle voulait bien le laisser croire.

-D’accord, acquiesça-t-il aisément. Ah, pour satisfaire votre curiosité, Eva,
je ne suis pas marié.

Si elle s’inquiétait déjà de son attirance involontaire pour Chase Keeler, Eva
fut atterrée par la joie qu’elle ressentit devant cette information en apparence
anodine.
La Chrysler de Wesley Cain était garée devant chez elle. Alors que Chase et
Eva descendaient de voiture, Wes se précipita vers Eva pour la prendre dans
ses bras.

-J’étais mort de peur, avoua-t-il en l’étreignant.
-Il n’y avait pas de raison. Tu vois, je vais bien, le rassura-t-elle.

Wes regarda Chase par-dessus l’épaule de sa sœur.

-J’ai appelé le bureau local du FBI, et quand tu sauras ce que j’ai appris sur
ton monsieur Keeler, tu comprendras les raisons de mon inquiétude.

Eva s’écarta de Wes et regarda les deux hommes échanger un regard pour le
moins inamical.

-De quoi parles-tu, Wes ? demanda-t-elle. Que sais-tu de Chase ?

Devant la façon dont elle avait prononcé le nom du policier, les yeux bleus de
Wes se rétrécirent suspicieusement.

-Vous n’avez pas perdu de temps ? murmura-t-il à l’adresse de Chase.
-Nous parlons de votre sœur, lui rappela Chase d’un ton doucereux.
-J’en suis bien conscient, Keeler. Tout comme je suis conscient que vous lui
mentez depuis le début.

Chase était irrité de l’intervention de Wes qui allait l’obliger à se dévoiler plus
tôt qu’il ne l’aurait souhaité.

-Vas-tu t’expliquer, à la fin ! s’impatienta Eva.
-As-tu appelé Leland à propos de ce type ? s’enquit Wes.
-J’ai essayé du studio, mais il était sorti.
-Ecoutez, Cain, suggéra Chase, pourquoi ne pas poursuivre cette
conversation ailleurs ?
-Je ne pense pas que ce soit nécessaire, Keeler, puisque vous allez partir
d’ici très vite.
-Wes ! Cesse de tourner autour du pot !

Chase avait une furieuse envie d’écraser son poing sur le nez de Wes et
d’effacer ainsi l’expression triomphante qu’il arborait. Il lui avait fallu une
extrême patience pour inciter Eva à abaisser un peu ses défenses, et Wes, en
l’espace de quelques secondes, anéantissait tout ce qu’il avait accompli.

-Il n’appartient pas au FBI, Eva.
-Ah vous pouvez être content ! s’exclama Chase en lançant un regard
furieux à Wes. Ecoutez, Eva, j’avais l’intention de vous le dire plus tard,
commença-t-il en lui prenant le bras.
-Lâchez-la immédiatement ou vous le regretterez, le coupa Wes d’un ton
glacial.

Eva étouffa un cri et Chase grinça un juron entre ses dents, quand ils
découvrirent le révolver dans la main de Wesley.

-J’espère pour vous que vous avez un permis de port d’arme, déclara
froidement Chase.
-Naturellement. Encore qu’aucune loi ne m’empêcherait de tirer sur
quelqu’un qui cherche à nuire à ma sœur.
-Ça ne vous ferait rien de m’expliquer ce qui se passe ? intervint Eva, à bout
de nerfs.
-J’ai fait ma petite enquête sur ce type, l’informa Wes. Il travaillait pour le
FBI, c’est vrai, mais plus depuis neuf mois.

Chase donnait mentalement la mention d’honneur à Eva pour son sang-froid
tandis qu’elle se tournait lentement vers lui.

-Je suis certaine que monsieur Keeler a une explication.
-J’ai pris un congé sabbatique, répondit-il simplement.
-Il se moque de nous ! s’impatienta Wes.
-Je dirai à Eva ce qu’elle est en droit de savoir…après que vous ayez baissé
cette arme, Cain.
-Pas question. Comment savoir si vous n’êtes pas le fou qui la menace
depuis quelques temps ?

Eva étudia l’expression impassible de Chase, concluant que, même s’il était
dérangeant à de nombreux égards, elle ne pouvait pas pour autant lui imputer
les menaces de ce déséquilibré.

-Wes, dit-elle fermement, baisse ce révolver. Tu me fais peur.
-Moi ? s’étonna-t-il. C’est de Keeler que tu devrais avoir peur, pas de moi.

La mâchoire de Wes se crispait nerveusement, et il semblait sur le point de
perdre tout contrôle de lui-même.
Chase éprouvait une horrible sensation de déjà vu. La dernière fois qu’il avait
vu une telle expression dans les yeux d’un homme, il avait reçu une balle dans
le corps et avait été laissé pour mort sur cette île semi-déserte des Caraïbes.
Peu enclin à revivre cette expérience, il profita d’une fraction de seconde
d’inattention de Wesley pour projeter son arme au loin.

-Ne bougez pas, lui conseilla Chase alors que Wes s’apprêtait à la
récupérer. Je n’aime pas beaucoup qu’on me menace ainsi, Cain. Insistez
encore et vous découvrirez à vos dépens ce qu’il en coûte de me faire
perdre patience.

Les épaules de Wesley s’affaissèrent, alors que tout esprit combatif semblait
brusquement le déserter.

-Que faites-vous ici ? demanda-t-il d’une voix éteinte.

Chase ne répondit pas immédiatement. Sans quitter Wes des yeux, il ramassa
l’arme et en vida le barillet avant de le lui tendre.

-Je suis ici à la demande de Leland Prescott, déclara-t-il simplement.
-Mais vous travaillez pour le FBI ? s’enquit Eva priant pour ne pas s’être
trompée sur son compte.
-Je ne vous ai pas menti, Eva. Je suis effectivement un agent du FBI,
actuellement en congé sabbatique. L’année dernière, j’ai passé quelques
mois à l’hôpital. Quand j’en suis sorti, j’ai décidé de prendre un peu de
vacances.

Ses yeux ambre reflétaient une assurance inébranlable tandis qu’il fixait Eva.

-J’avais déjà fait mes valises et m’apprêtais à aller pêcher quand Leland m’a
appelé pour me parler des menaces que vous aviez reçues.
-Voilà donc la raison pour laquelle il m’a demandé de lui confier les lettres,
dit-elle pensivement. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait en faire.
-Il me les a remises pour que je les porte au laboratoire afin qu’ils fassent
des recherches sur le papier. Au début, j’ai cru que vous aviez affaire à un
simple admirateur frustré, mais j’ai tout de même promis à Leland de vous
surveiller.
-Je suppose que vous pouvez prouver tout ce que vous avancez, le défia
Wes.
-Exactement, répondit Chase sans quitter Eva des yeux. Et je le ferai.
-Eva, protesta Wes, tu ne peux pas faire confiance à ce type !

Eva regarda longuement Chase sans rien dire. Mais il avait déjà lu la réponse
dans ses yeux avant qu’elle ne l’exprime.

-Si, dit-elle calmement avant de se tourner vers son frère. Wes, je crois que
tu devrais aller rejoindre Miranda.
-Je ne veux pas te laisser seule avec lui.
-Je ne crains rien.

Wes se passa une main nerveuse dans les cheveux.

-Tu es la femme la plus têtue que je connaisse.

Se hissant sur la pointe des pieds, elle l’embrassa sur la joue.

-Et je crois que j’ai beaucoup de chance d’avoir un grand frère qui prend
autant soin de moi. Mais cette fois-ci, je peux me débrouiller toute seule,
Wes. Je t’assure.

Ses yeux bleus reflétaient toujours le doute, mais il soupira légèrement et se
dirigea vers sa voiture. Avant d’y monter, il ne put toutefois s’empêcher de
lancer un dernier avertissement à Chase.

-Vous touchez à un seul cheveu de sa tête, et c’est à moi que vous aurez
affaire.
-Je m’en souviendrai, acquiesça Chase en hochant la tête.

Ils demeurèrent silencieux jusqu’à ce que les feux arrière de la voiture aient
disparu. Puis Chase se tourna vers Eva.

-Vous ne m’auriez pas appelé Chase, par hasard ?
-Je crois bien que si.
-Dois-je en déduire que nous sommes amis ?

Elle haussa les épaules, désabusée.

-Je suppose que personne ne peut rejeter un nouvel ami.

Doucement, il posa la main sur son épaule et elle frissonna imperceptiblement.
Son pouce caressa sensuellement la peau tendre à la base de son cou et elle pria
pour qu’il ne se rende pas compte des battements affolés de son cœur.

-Vous avez encore peur, constata-t-il cependant, ses yeux plongeant dans les
siens.
-Non, murmura-t-elle, doucement.
-J’en suis heureux, dit-il en souriant.

Il fixa longuement ses lèvres à peine entrouvertes, légèrement humides, puis au
prix d’un grand effort, parvint à en détacher le regard.

-Je crois que le moment est venu de discuter, soupira-t-il enfin, laissant
retomber sa main à contrecœur.

En dépit de ses propres efforts pour paraitre indifférente à cet instant de désir
partagé, Eva fut trahie par le tremblement de ses mains tandis qu’elle glissait la
clé dans la serrure.

-J’aime beaucoup cette maison, remarqua Chase en entrant dans le salon
dont la grande baie vitrée offrait une vue imprenable sur l’océan. Malgré le
prix, vous avez parfaitement réussi à en faire quelque chose de confortable
et de chaud.

Elle s’appuya contre le dossier d’une chaise croisant les bras sur sa poitrine.

-Par deux fois, vous avez fait allusion à mon argent, Chase. Essayez-vous
de me rendre coupable d’en avoir ? Ne me dites pas que vous êtes
communiste !

Chase haussa un sourcil amusé.

-Un communiste au service du FBI ? Allons, Eva, vous plaisantez.
-Il n’empêche que vous m’en voulez d’être née avec la proverbiale cuillère
d’argent dans la bouche.

Chase réfléchit quelques instants. Il devait reconnaitre qu’il lui enviait cette
maison, mais pas au point de lui reprocher d’avoir les moyens de se l’offrir,
même s’il devait, lui, économiser son salaire pendant un an pour payer un seul
mois de loyer.

-Je ne voulais pas avoir l’air aigri, s’excusa-t-il. L’endroit où vous
choisissez de vivre ne me regarde pas, Eva. Et je suis heureux que
l’incendie ne se soit pas propagé au-delà de la cuisine, ajouta-t-il, préférant
changer de sujet.

Il survola distraitement l’abondance des coussins aux couleurs vives sur le
canapé, les aquarelles sur les murs, le tapis de lainage bleu sur le carrelage
mexicain. Des plantes vertes s’épanouissaient devant la baie vitrée, et des
meubles en rotin achevaient de conférer à la pièce une légère touche
d’exotisme.

-Vous n’avez pas laissé de plaque électrique allumée, Eva, déclara-t-il
soudain. Vous n’êtes pas assez écervelée pour cela.
-Essayez-vous de m’effrayer ? demanda-t-elle calmement.
-Peut-être. Vous ne jouez pas dans un épisode de « Scandales à la Maison
Blanche », Eva. Il faut que vous preniez conscience que votre vie est en jeu,
pas celle d’Alena.

Eva secoua la tête, incapable d’accepter ces mots.

-Mais qui pourrait avoir envie de me tuer ?
-Un fou qui voudrait punir Alena Joyner…ou vous, Eva ?

Trop fatiguée pour réfléchir davantage à cette idée dérangeante, Eva se laissa
tomber sur le canapé, repliant ses jambes sous elle après avoir retiré ses
chaussures.

-Parlons plutôt de votre rôle dans cette histoire, suggéra-t-elle.

Chase commença à arpenter la pièce, de toute évidence mal à l’aise, ce qui mit
la puce à l’oreille d’Eva. Après tout, elle n’avait que sa parole quand aux
raisons de sa présence ici. Aurait-elle confondu attirance physique et amitié ?
Non. Elle avait lu autre chose que du désir dans ses yeux. Il y avait une
inquiétude sincère. Chase Keeler correspondait exactement au genre d’homme
que Leland choisirait pour ami, songea-t-elle. Fort, loyal, sincère.
Elle se rappela soudain l’éclair qui avait brillé dans ses yeux quand il avait
affronté Wes et réalisa que Chase pouvait se montrer également impitoyable. Il
valait mieux qu’elle s’en souvienne.
Chase s’arrêta un instant devant la baie vitrée, regardant sans les voir les
vagues qui venaient mourir sur la plage. Eva était en réel danger et il était
indispensable de l’en convaincre elle aussi. Le problème était que l’échec qu’il
avait subi aux Caraïbes ne rendrait sans doute pas son efficacité très crédible à
ses yeux. Il pourrait se taire, bien sûr, mais ne se sentait plus le droit de lui
dissimuler son passé.

-Lors de ma dernière mission, commença-t-il en se tournant de nouveau
vers elle, je travaillais conjointement avec le Département de la Justice pour
démanteler un réseau de drogue.

Un petit pli se dessina entre les sourcils d’Eva.

-J’ai entendu dire que cela pouvait être très dangereux.

Il haussa les épaules.

-Je suppose. Mon collègue et moi, nous sommes infiltrés dans un réseau de
moindre importance à Miami. Je suis ensuite parti aux Caraïbes pour
acheter de la cocaïne tandis que Noah restait sur place et organisait
l’arrestation.
-Et Noah a été tué ? demanda-t-elle doucement.
-Oui, lâcha-t-il sombrement. Nous avions été découverts et il essayait de
m’avertir.
-Alors, vous avez continué la mission, sans savoir que vous étiez
démasqué ?
-Exactement. Je ne comprends toujours pas pourquoi ils ne m’ont pas tué
dans ma chambre d’hôtel. Ils ont préféré m’emmener dans les collines et
me laisser pour mort. J’ai eu de la chance, un gosse est passé par là le
lendemain et m’a trouvé.

Chase songea qu’il était inutile d’ajouter à ce récit les détails des tortures que
ses tortionnaires lui avaient fait subir avant de se lasser de leurs petits jeux
sadiques.

-Ensuite, j’ai passé huit mois à l’hôpital, poursuivit-il. C’est là que j’ai
décidé de passer le restant de ma vie derrière un bureau.
-Vous arrive-t-il encore de souffrir de vos blessures ? demanda-t-elle
doucement.
-Non, mentit-il après une légère hésitation.

Eva sembla visiblement soulagée.

-Bien, alors que fait-on maintenant ?

Chase aurait eu une réponse toute prête, mais réalisa à temps qu’elle faisait
allusion à l’enquête.

-Nous devrions savoir très vite qui a acheté le papier à lettre, l’informa-t-il.
Pour l’instant, je suggère que nous allions nous coucher. Vous avez eu une
longue journée.
-Oui, je crois que c’est une bonne idée.

Pourtant, ni l’un, ni l’autre n’esquissa le moindre geste. Chase la regardait
intensément, sans bouger, appuyé contre la baie vitrée.

-Vous devriez toujours vivre au bord de l’océan, Eva, murmura-t-il. Vous
lui ressemblez trop.
-Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle sur le même ton.
-Vous paraissez si calme, si sereine, et cependant vous avez des profondeurs
cachées. Une tempête peut se soulever en vous à tout moment, et votre
voix…Ah, votre voix, Eva, si chaude, si séduisante, que tout homme se
laisserait volontiers engloutir dans votre étreinte.

Eva demeura silencieuse un long instant, comme hypnotisée par l’effet
magique de ses mots. La pièce était baignée de la lueur blafarde de la lune. Si
elle ne brisait pas immédiatement le sortilège sensuel qui les enveloppait, il
serait ensuite trop tard.

-Je ne savais pas que les policiers étaient aussi poètes.
-C’est facile quand on a une muse comme vous. Ne me dites pas que vous
n’avez pas inspiré d’autres hommes.
-Si, mais généralement, ils avaient des pensées plus … concrètes.
-Oh, j’avoue en avoir quelques unes, moi aussi, mon ange, admit-il d’une
voix rauque.

Eva commit l’erreur de relever les yeux vers lui.

-Eva, souffla-t-il.

En deux pas, il fut près d’elle et, lui prenant la main, l’attira contre lui. Elle ne
protesta pas, posant ses paumes sur son torse large.

-Nous sommes fous, chuchota-t-elle simplement.

Chase couvrit ses mains des siennes, et elle sentit le battement régulier de son
cœur.

-Complètement fous, renchérit-il.

Eva se méfiait de Chase. Chaque fois qu’elle tentait de s’approcher de lui, il se
défilait comme une anguille et érigeait une barrière entre eux. S’engager avec
un tel homme ne pouvait mener qu’à une lourde désillusion.
Elle se raidit imperceptiblement à cette idée, suffisamment pourtant pour qu’il
s’en aperçoive.

-Non, souffla-t-il en l’étreignant contre lui, pas encore.

Eva ferma les yeux, se préparant pour l’inévitable baiser qui se profilait entre
eux.
Ce serait si facile, songea Chase. Eva était vulnérable, subissant depuis
plusieurs mois une tension que sa présence après d’elle ne faisait qu’accentuer
et il lui aurait suffi de très peu de persuasion pour l’amener à faire l’amour
avec lui. Mais Chase s’y refusait. Profiter de sa faiblesse pour la séduire serait
un très mauvais début à leur relation.
Le léger baiser qu’il déposa sur son front surprit Eva tout autant qu’il la déçut.
Elle rouvrit les yeux, mais se trouva de nouveau face à cette expression
professionnelle et indéchiffrable, qui lui donnait envie de crier.

-A demain matin, dit-il doucement.

Eva s’écarta de lui, le fixant de ses yeux devenus soudain aussi froids que
l’acier.

-Je suis occupée, demain matin.
-Vous avez rendez-vous avec le banquier, je sais. Je viens avec vous.

Encore troublée par cette vague de désir inassouvi qui l’avait submergée, Eva
compensa sa frustration par la colère.

-Il n’en est pas question, Chase Keeler, explosa-t-elle. J’ai assez de
problèmes comme cela sans que vous veniez tout gâcher.
-Je serai si discret que vous ne me remarquerez même pas.
-Vous ne venez pas avec moi, répéta-t-elle fermement.

Chase se tourna tranquillement vers la porte et l’ouvrit

-A demain matin, lança-t-il par-dessus son épaule. Et n’oubliez pas de
refermer le verrou derrière moi.

En deux pas, elle fut sur ses talons.

-J’en avais bien l’intention.

Chase s’arrêta et lui fit face, lui soulevant le menton du doigt.

-Calmez-vous, Eva. Vous ne pourrez pas vous débarrasser de moi, de toute
façon. Alors, ne compliquez pas tout et laissez-moi faire mon travail.
-Votre travail. Je suppose que cela inclut de partager mon lit, le défia-t-elle.
-Eva, je vous désire. Plus que j’ai jamais désiré une femme. Mais non, je
n’ai pas besoin de partager votre lit pour assurer votre surveillance.

Se penchant, il planta un baiser possessif et passionné sur ses lèvres
entrouvertes et, avant qu’elle n’ait eu le temps de se remettre de sa surprise, les
feux arrière de la Jeep disparaissaient dans l’allée.

Chapitre 5



Une fois de plus, le sommeil fuyait Chase. Allongé sur le dos, les bras croisés
sous la nuque, il laissait ses pensées voguer vers Eva Cain.
Leland Prescott lui en avait beaucoup appris sur elle. Ses recherches aussi.
Mais il ne s’agissait que de faits, de données sans vie qui disaient tout sans rien
révéler. Par exemple, son permis de conduire indiquait qu’elle avait les
cheveux noirs et les yeux verts. Nulle part, il n’était mentionné que les vagues
souples qui cascadaient sur ses épaules rappelaient la couleur vibrante de
l’ébène. Ni que ses yeux au regard tendre étaient frangés de cils épais et noirs.
Ni que sa voix, cette merveilleuse voix aux accents rauques, pouvait éveiller le
désir chez l’homme le plus froid.
Elle ne ressemblait à personne qu’il connût. Il imaginait mal qu’on puisse lui
vouloir du mal, encore moins la tuer. Mais il était intimement convaincu que
quelque part se cachait quelqu’un qui attendait son heure, et une volonté
farouche de la protéger l’animait. Il espérait ardemment que le lendemain lui
apporterait l’information qu’il recherchait. Sinon…
Cette pensée terrifiante le maintint éveillé tard dans la nuit.
Le lendemain matin, lorsqu’Eva sortit prendre son courrier et le journal dans
la boîte aux lettres, elle eut la sensation désagréable d’être observée. Levant les
yeux, elle croisa le regard de Chase, assis au volant de sa voiture de l’autre
côté de la rue. Secouant la tête, elle s’approcha de lui.

-Avez-vous passé la nuit ici ? demanda-t-elle, incrédule.
-Non, un de mes amis veille sur vous la nuit. Je ne suis arrivé qu’il y a deux
heures.

Après un rapide calcul mental, elle en arriva à la conclusion qu’il ne devait pas
avoir dormi plus de cinq heures. Elle poussa un profond soupir.

-Comme j’ai l’impression que vous n’êtes pas prêt de partir, autant vous
inviter à boire une tasse de café.
-J’ai reçu des invitations plus enthousiastes, observa-t-il en ouvrant sa
portière, mais les temps sont durs.

Il s’efforça de lui décocher un sourire ironique, tout en essayant de ménager sa
jambe douloureuse. Mais sa légère grimace n’échappa pas à Eva.

-Tenez, dit-il en prenant une boîte de carton blanc sur le siège avant. Avec
l’agitation qu’a causée votre frère hier soir, nous en avons oublié le gâteau
au chocolat. Qu’en dites-vous pour le petit déjeuner ?
-Je ne mange jamais rien avant midi.

Alors qu’ils remontaient vers la maison, elle remarqua que Chase essayait de
son mieux de ne pas boiter, mais sans grand succès.

-Avez-vous pris quelque chose pour votre jambe ? s’enquit-elle.
-Je ne peux pas, marmonna-t-il, les analgésiques m’endorment.
-Ah ! Souffrez-vous en permanence ?

Chase détestait parler de sa jambe et la pitié était la dernière émotion qu’il
désirait éveiller chez Eva.

-Non, ce doit être à cause de l’humidité.

Eva eut la délicatesse de ne pas poursuivre sur ce sujet et s’effaça pour le
laisser entrer.

-Sans lait, ni sucre ? demanda-t-elle alors qu’il s’asseyait à la table de la
cuisine.
-Vous vous en êtes souvenu, dit-il en souriant.
-Depuis hier soir, remarqua-t-elle avec une moue ironique, ce serait
inquiétant dans le cas contraire.

Alors qu’Eva lui apportait sa tasse, elle commit l’erreur de croiser son regard.
Le désir qu’exprimait ses yeux ambre l’enveloppa toute entière. Incapable de
résister à la tentation de la toucher, Chase tendit le bras et l’enlaça par la taille,
l’attirant près de lui.
La bouche d’Eva se dessécha et elle commit une autre erreur impardonnable,
celle de s’humecter les lèvres. L’étreinte du bras de Chase se resserra.

-Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, Eva, murmura-t-il. Ni cessé de penser à
vous.

Eva se sentait hypnotisée par le feu ardent qui brûlait dans ses yeux dorés.
Lorsqu’il lui prit la main et la posa sur son cœur, elle ne tenta pas de lui
résister.
A travers le fin tissu de sa chemise, elle sentit la chaleur de son corps, les
battements affolés de son cœur et pendant un instant, elle s’émerveilla de
réaliser qu’ils faisaient écho aux siens. Soudain, elle ressentit le besoin
impérieux d’explorer ce torse puissant du bout des doigts, centimètre par
centimètre. A tâtons, elle chercha la table pour y poser la tasse qu’elle tenait
toujours à la main.

-Oh non ! s’exclama-t-elle lorsqu’elle s’écrasa sur le carrelage avec fracas,
victime de sa maladresse et de son émoi.

Instantanément, Chase fut debout et ramassa les débris de porcelaine.

-Je suis vraiment désolée, s’excusa-t-elle, je ne suis jamais au meilleur de
ma forme le matin.

En se frottant le menton, Chase l’observa tandis qu’elle essuyait le carrelage
avec une éponge. Elle était vêtue d’un peignoir de coton blanc serré à la taille
par une ceinture de cuir tressé. Il regarda sa poitrine se soulever au rythme de
sa respiration légèrement haletante et songea que l’association de ce vêtement
presque virginal à la sensualité qui émanait d’Eva formait un curieux mélange.
Mon Dieu, il la désirait.

-Je ne suis pas d’accord, déclara-t-il enfin, la voix rauque.

Eva chercha désespérément à échapper à l’enchantement qu’il tissait à nouveau
autour d’eux, et saisit la première idée qui lui vint à l’esprit.

-Que vous est-il arrivé aux Caraïbes, Chase ? demanda-t-elle doucement.

Peu désireux de parler de ce qu’il considérait encore comme un échec cuisant,
Chase eut un geste évasif de la main.

-Si vous voulez être à l’heure à ce rendez-vous, lui conseilla-t-il d’un ton
désinvolte, vous devriez aller vous habiller.

Agacée qu’il se soit une fois de plus retranché derrière un mur d’anonymat,
Eva se leva immédiatement et, sans un mot, sortit de la pièce avec raideur.
Poussant un profond soupir, Chase regarda par la fenêtre le voile de brouillard
dont les bras évanescents semblaient étreindre la maison. La matinée idéale
pour faire du feu. Malgré la torture qu’il s’infligeait à lui-même, il s’imagina
allongé avec Eva devant un feu parfumé de branches d’eucalyptus.
Puis, brutalement, il se souvint qu’il était ici pour la protéger. Il était dangereux
d’endormir sa vigilance en s’adonnant à ses fantasmes. Arpentant la cuisine à
grandes enjambées, il dut faire appel à tout son courage pour ne pas se
précipiter dans sa chambre, lui arracher ce peignoir et découvrir cette
sensualité qui, savait-il, se cachait derrière cette façade froide et réservée
qu’elle affichait avec lui.

-Je suis désolée, déclara Eva quand elle le rejoignit à la cuisine. Je regrette
de vous avoir posé cette question indiscrète, Chase.
-C’est sans importance, dit-il, haussant les épaules. Vous êtes superbe.

Elle lissa les plis de sa jupe de tailleur en soie sauvage.

-Vous ne trouvez pas que j’ai l’air trop fragile ?
-Fragile ?
-Enfin, féminine ? C’est peut-être idiot, mais je dois vous avouer que ce
rendez-vous me rend nerveuse.
-Vous n’avez toujours pas trouvé de producteur pour « L’expérience
inédite » ?

Eva découvrit sans surprise que Chase était au courant de son projet de film.

-Quand il s’agit de diriger une équipe, il n’est pas facile d’être prise au
sérieux, expliqua-t-elle. Encore plus pour une actrice de série.

Avec un soupir, elle secoua la tête.

-Je suppose que vous avez l’intention de venir avec moi.
-C’est la règle du jeu.
-Eh bien, partons. Et aujourd’hui, j’aimerais prendre ma voiture.
-Que reprochez-vous à la mienne ?
-A part d’être un peu sale, rien. Mais mon père m’a appris, il y a longtemps,
que le meilleur moyen d’obtenir de l’argent est de ne pas avoir l’air d’en
avoir besoin.

Il essaya de ne pas s’offenser de cette déclaration ambiguë. Eva avait raison.
Dans cette ville construite sur le rêve et l’illusion, l’image que l’on projetait de
soi-même ouvrait ou fermait toutes les portes.

-Eh bien, laissez-moi vous dire que vous y réussissez à merveille, la
complimenta-t-il en observant le collier de pierres qui, il en était certain,
n’étaient pas fausses.

Le jour et la nuit, voilà ce qu’ils étaient, Eva et lui. Ils se croiseraient, de temps
à autre, comme à l’aube et au crépuscule, mais jamais ils ne s’uniraient
vraiment.

-A propos, demanda Chase alors qu’ils sortaient de la maison, pourquoi ne
financez-vous pas le film vous-même ?
-C’est une longue histoire, répondit-elle en ouvrant la portière conducteur
de sa Chevrolet.
-Nous avons tout notre temps, répliqua-t-il en s’installant à côté d’elle.
-Alors peut-être plus tard, murmura-t-elle en mettant le contact.

Une demi-heure plus tard, au rez-de-chaussée de l’immeuble abritant la banque
avec laquelle elle avait rendez-vous, elle enfonçait le bouton de l’ascenseur. Sa
nervosité se manifesta à nouveau et, remarquant que ses mains tremblaient,
Chase noua ses doigts aux siens. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, surprise
par son geste, il sourit.

-Ne vous inquiétez pas, vous serez fantastique, dit-il simplement.

A cet instant, Eva réalisa que secrètement, elle était heureuse qu’il soit là pour
la soutenir. Il était si sûr de lui, si fort. Si dangereux aussi, se rappela-t-elle à
temps.
Libérant sa main, elle regarda le numéro des étages défiler sur le panneau
lumineux. Après ce qui lui parut une éternité, les portes d’acier s’ouvrirent
sans bruit et elle sortit dans le couloir, Chase sur ses talons. Au moment où elle
posait la main sur la poignée d’une porte de verre, elle se retourna vers lui,
une question dans les yeux.

-Je vais rester à la réception en souhaitant que tout se passe bien pour vous,
la rassura-t-il.
-Merci, répondit-elle avec un sourire.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans les locaux de la banque, Eva éprouva un fort
sentiment de jalouse possession quand les yeux de la réceptionniste se posèrent
sur Chase comme si elle voyait un homme pour la première fois de sa vie.
Quand elle se fut présentée, la jeune femme les invita à patienter quelques
instants et Eva s’assit raide, au bord du canapé de cuir.
Dix minutes plus tard, elle fut introduite auprès de Walter Hamilton, le vice-
président chargé des prêts. Il examina son dossier en silence, fronçant
occasionnellement les sourcils. Ce manège dura plus d’une demi-heure durant
laquelle il ne fit pas le moindre commentaire. La manière dont il tapotait
discrètement son stylo contre le bureau faillit la rendre folle.
Enfin, il s’éclaircit la voix, et Eva se pencha instinctivement en avant.

-Tout ceci est très intéressant, Mademoiselle Cain. Ce dossier est très
complet.
-Merci, murmura-t-elle, angoissée.
-A propos, ma femme et moi ne manquons pas un seul épisode de
« Scandales à la Maison Blanche ». Nous faisons partie tous les deux de vos
fervents admirateurs.
-Merci, répéta-t-elle, souhaitant qu’il mette fin à ce supplice de l’attente.

Il s’éclaircit à nouveau la voix, ôta ses lunettes, les plia avec soin.

-L’histoire que vous avez choisie pour votre premier film est captivante.
J’imagine qu’elle aura beaucoup de succès.
-Le livre a gagné le prix Pulitzer, remarqua-t-elle, s’autorisant un léger
espoir.
-Je m’en souviens, en effet. Mademoiselle Cain, reprit-il, en croisant et
décroisant les doigts, avez-vous jamais songé à confier votre scénario à des
mains plus expérimentées que les vôtres ?

Il était plus subtil que la plupart des financiers qu’elle avait rencontrés jusque-
là, mais elle devait certainement ce tact au fait que Medic-Cain traitait avec sa
banque.

-Autrement dit, avança-t-elle d’un ton vif, essayant de dissimuler son
irritation, à moins que je n’accepte de confier les commandes à quelqu’un
d’autre, j’ai peu de chance d’obtenir un prêt.
-C’est une affaire risquée, Mademoiselle Cain.
-J’en suis consciente, Monsieur Hamilton. Mais je connais ce métier, j’ai
travaillé avec les plus grands noms du milieu et j’ai même dirigé certains
épisodes de « Scandales à la Maison Blanche ».
-Oui, mais vous n’avez jamais rien produit.

Elle se pencha vers lui, frémissante.

-Si je comprends bien, vous seriez prêt à m’aider à monter ce film à
condition que j’aie de l’expérience dans ce domaine, expérience que je
pourrais éventuellement acquérir si quelqu’un accepte de financer mon
projet. Ai-je bien résumé ?

Il la regarda comme si elle venait de découvrir la théorie de la relativité.

-Exactement.

Exaspérée, Eva bondit sur ses pieds.

-C’est la logique la plus stupide qui existe, s’écria-t-elle en ramassant son
dossier. Monsieur Hamilton, je vous remercie de m’avoir reçue.

Sur ces mots, elle gagna la sortie au pas de charge, écumante de rage.

-Mademoiselle Cain, la rappela-t-il au moment où elle allait claquer la
porte derrière elle.

Elle se retourna d’un bloc.

-Quoi encore ?
-Il y a peut-être une solution.
-Laquelle ? demanda-t-elle d’un ton radouci.
-Medic-Cain pourrait avaliser votre demande de crédit.
-Vous oubliez sans doute, monsieur Hamilton, que je ne contrôle pas seule
la compagnie de mon père.
-Vous n’en êtes pas moins présidente du conseil d’administration, et dans
trois semaines, vous pourrez prendre seule ce genre de décision.
-J’y réfléchirai, acquiesça-t-elle, en hochant la tête.
-Tenez-moi au courant de votre décision.

Chase reposa le magazine dans lequel il était plongé dès l’instant où elle
ressortit du bureau. Le flamboiement de ses yeux et l’agitation dont elle était
manifestement la proie étaient éloquents en eux-mêmes. Sans lui poser la
moindre question, il lui ouvrit la porte et la suivit jusqu’à l’ascenseur.

-Voulez-vous que je conduise, proposa-t-il lorsqu’ils arrivèrent devant la
voiture.

Eva réfléchit un instant, puis lui tendit les clés. Il était sans doute préférable de
lui abandonner les commandes de son véhicule dans l’état où elle se trouvait.
Elle garda le silence tout au long du trajet. Lorsque Chase eut garé la voiture
dans le garage, il se tourna vers elle.

-Il faut que je vous parle. Que diriez-vous d’une promenade sur la plage ?

Elle baissa les yeux vers son tailleur de soie sauvage avec une moue sceptique.

-Nous allons d’abord nous changer, ajouta-t-il.
-Nous ? s’étonna-t-elle.
-Oui, j’ai jeté quelques vêtements de rechange dans mon coffre ce matin
avant de partir, avoua-t-il, presque timidement.
-Vous êtes bien sûr de vous, Chase. Mais méfiez-vous, un de ces jours, vous
irez trop loin. Vous ne pouvez pas toujours avoir ce que vous voulez.

Combien de fois n’avait-il entendu sa mère répéter cette phraser à ses frères et
sœurs après la mort de leur père ? Agé de douze ans à l’époque, il avait
travaillé d’arrache-pied pour compléter le maigre salaire d’employée de
maison de sa mère, en tondant les pelouses des voisins, en lavant leurs
voitures.
Eva vit la mâchoire de Chase se contracter, et son regard devenir froid et
distant.

-Chase ? demanda-t-elle doucement. Qu’y a-t-il ?
-Rien, répondit-il d’un ton brusque.
-A vous voir, je penserais plutôt que…
-Vous n’avez pas besoin de penser, la coupa-t-il sèchement. Vous n’avez
qu’à faire ce que je vous dis.
-Je suis désolée, répliqua-t-elle avec amertume. J’ignorais qu’un peu de
chaleur humaine et de gentillesse étaient contre le règlement.

Ses lèvres étaient pincées, et ses narines frémissaient de colère, mais la
tristesse que reflétaient ses yeux verts la trahit. Et alors que ses accès d’humeur
et sa colère le laissaient froid, Chase se trouva tout à coup vulnérable devant la
sensibilité d’Eva. C’était impossible, il ne pouvait pas se laisser attendrir.

-Vous avez cinq minutes pour vous changer, dit-il en tapotant sa montre.
-Qui vous dit que je peux me changer aussi vite ? le provoqua-t-elle,
détestant ses manières autoritaires.

Chase la toisa de toute sa hauteur.

-Pour commencer, en tant qu’actrice, vous devez avoir l’habitude. Secondo,
si vous voulez, je peux m’en charger et je vous garantis qu’il me faudra
beaucoup moins de cinq minutes pour vous déshabiller.
-Vous êtes un véritable goujat quand vous voulez, Chase Keeler, observa
calmement Eva.
-Alors, souvenez-vous-en, l’avertit-il, refusant de lui montrer à quel point
cette accusation le touchait.
-Surtout la prochaine fois que quelqu’un vous menacera d’un révolver,
répliqua-t-elle d’un ton doucereux, je lui déconseillerai de viser le cœur.
Parce que vous n’en avez pas.

Sur ces mots, elle monta dans sa chambre et claqua la porte derrière elle.


Chapitre 6



Tout en se changeant, Eva se rappela qu’elle n’était pour Chase qu’une mission
qu’il avait acceptée pour rassurer un vieil ami. Du moins officiellement,
s’avoua-t-elle à contrecœur en accrochant son tailleur dans le placard. En effet
comment expliquer sinon cette électricité qui circulait en permanence entre
eux ? Il s’agissait simplement d’une banale attirance physique, se répéta Eva en
son for intérieur.
Se rappelant soudain les menaces de Chase, elle finit de s’habiller à la hâte.

-Alors, je suis à l’heure ? demanda-t-elle en le rejoignant sur la plage.

Les yeux ambre de Chase se promenèrent sur le jean délavé qui épousait ses
formes harmonieuses comme une seconde peau, et la tunique vaporeuse qui
complétait l’ensemble. Elle paraissait plus jeune que ses trente ans, et beaucoup
plus vulnérable que son alter-ego Alena. Il se demanda ce que penseraient ses
fans s’ils la voyaient à cet instant.

-Oui, grommela-t-il.

Haussant les épaules, Eva inspira profondément l’air chargé de senteurs
marines.

-Mmh, soupira-t-elle, vous avez eu une excellente idée.
-Vous étiez contrariée, et je ne connais rien de tel qu’une promenade sur la
plage pour restituer aux choses leur juste proportion.
-Je partage votre avis.
-Je sais.
-Vous lisez dans les esprits, maintenant ?
-Non, dans les maisons. Quelqu’un qui prend le risque de voir sa maison
inondée plusieurs fois par an, qui ne craint pas l’humidité, ni la corrosion
de l’air marin, est quelqu’un qui adore la mer. Et puis, cette maison me fait
penser à vous, Eva. Naturelle, sans prétention.

Elle accueillit ce compliment déguisé par un silence.

-Quelle direction voulez-vous prendre ?
-Celle-ci, répondit-elle. Un peu plus loin, il y a un vieil homme qui vend les
meilleurs hot-dogs du monde.
-Bien sûr, murmura-t-il avec ironie. Tout le monde sait que les hot-dogs
sont un mets imbattable servis avec du champagne.

Eva s’arrêta net dans son élan et le dévisagea avec mélancolie. Au contraire de
beaucoup d’hommes que la fortune de sa famille attirait autant qu’elle, Chase
semblait lui reprocher sa richesse.

-Vous vous occupez beaucoup trop des questions d’argent, Chase. A
combien de millions faudrait-il que je renonce pour que vous me trouviez
sympathique ?

Il enfonça les mains dans ses poches.

-Ceci est une question ridicule.
-Non, car puisque nous sommes obligés de nous côtoyer, je trouve que
nous devrions essayer de nous entendre. Et ce n’est pas facile, vous me
détestez parce que je suis riche.

Chase l’admira pour son intuition.

-Vous exagérez, dit-il cependant.
-Je ne crois pas. Puis-je suggérer quelque chose ? demanda-t-elle, avec la
sensation de jouer avec le feu. Je cesserai de vous considérer comme un
phallocrate envahissant, si vous acceptez de reconnaitre que je suis plus
qu’une enfant gâtée.
-Jamais, je n’ai pensé cela de vous, protesta-t-il. Capricieuse, peut-être.
Mais vous avez dit …phallocrate ?
-Enfin, un peu autoritaire, parfois. Mais…vous avez dit capricieuse ?

Ils s’affrontèrent du regard, puis éclatèrent de rire au même moment. Une
complicité les unit, si bien qu’Eva ne repoussa pas Chase lorsqu’il passa un
bras sur ses épaules et se mit en route.

-J’ai bien aimé le livre de Moss, commença Chase, quelques mètres plus
loin. Le scénario est-il bon ?
-Je crois, répondit Eva d’un ton neutre.
-Qui l’a écrit ?
-Moi.
-Je comprends mieux pourquoi vous vous battez avec autant d’acharnement
pour obtenir ce financement, remarqua-t-il pensivement.

Elle croisa son regard. Il exprimait une telle tendresse qu’une vague de chaleur
l’envahit soudain. Et puis sans crier gare, il prit sa main dans la sienne et la
serra fort.

-Vous y arriverez, j’en suis sûr.
-Qu’en savez-vous ?
-Parce que je crois en vous, Eva. Ce que vous voulez, vous l’obtiendrez
toujours, parce que vous n’abandonnerez pas.

« Et si c’est vous que je veux, Chase Keeler ? » songea-t-elle. Aussitôt, elle
secoua la tête. Que lui prenait-il depuis quelques jours ?
Chase n’avait rien perdu des émotions qui s’étaient succédées sur le visage
d’Eva. D’abord le désir, puis quelque chose qui ressemblait à la peur, suivi de
cet air de résolution farouche qui lui était maintenant familier. Pour finir, ses
traits reflétèrent une certaine lassitude, et il chercha le moyen de la rasséréner.
Quelques mètres plus loin sur la plage, il aperçut un parasol rouge et blanc à
l’ombre duquel se tenait un homme âgé dont le regard se tourna vers eux.

-Est-ce le meilleur marchand de hot-dogs du monde ? demanda-t-il en
attirant l’attention d’Eva vers le petit stand.
-Oui, répondit-elle, son sourire bannissant de son regard les nuages qui s’y
étaient installées quelques instants plus tôt. Apprêtez-vous à déguster le
meilleur déjeuner qui soit, promit-elle en allongeant le pas.

Un sourire fendit le visage ridé du vieil homme lorsqu’il la vit approcher.

-Eva !

Elle se mit à courir et se précipita dans ses bras en riant comme une petite fille.

-Oh Vern, que tu m’as manqué !
-Hé, protesta-t-il, je suis venu ici tous les jours, comme d’habitude. C’est toi
qui es trop occupée pour rendre visite à un vieil homme.

Chase regarda Eva ôter la casquette de Vern et lui ébouriffer ses cheveux
blancs. Elle le dépassait d’une tête et ils formaient un couple étrange. Il était
évident que leurs rapports étaient beaucoup plus profonds que l’achat de
quelques hot-dogs. Eva n’avait pas paru aussi à l’aise avec son frère.

-Nous avons terminé le tournage de la saison, s’excusa-t-elle, en reposant la
casquette sur la tête de Vern avec une gentillesse dont Chase fut jaloux.
-Que devient Alena ? demanda le vieil homme en glissant une saucisse dans
un morceau de pain.

Eva fronça les sourcils et le gronda gentiment.

-Vern, tu sais très bien que je n’ai pas le droit de révéler l’histoire de
« Scandales à la Maison Blanche ».
-Que devient Alena ? répéta-t-il.

Eva surprit Chase en révélant au vieil homme le déroulement de l’épisode de la
veille.

-La femme du sénateur Randle lui tire dessus, mais personne ne sait si elle
va mourir ou non.
-Personne ? s’étonna Vern en étalant de la sauce aux piments rouges et des
oignons frits entre les tranches de pain.
-Personne.
-Ah bon. As-tu trouvé l’argent pour ton film ?

Eva secoua la tête et le sourire qui avait éclairé son visage s’effaça. Vern
comprit.

-Je crois que tu as besoin d’une portion supplémentaire de fromage,
aujourd’hui, déclara-t-il.

Puis son regard se tourna vers Chase.

-Qui est ton ami ?
-Ce n’est pas un ami, s’empressa de rectifier Eva avant que Chase ne puisse
répondre.
-Chase Keeler, se présenta-t-il en serrant la main de Vern. Comme dit Eva,
nous ne sommes pas encore amis, mais j’y travaille.

Vern lui adressa un clin d’œil complice.

-Parfait. Elle a besoin d’un homme pour s’occuper d’elle.
-C’est bien ce que je me tue à lui répéter, approuva Chase en souriant à Eva.
Je vais commander la même chose qu’elle.
-Elle prend toujours la spécialité Vern Mancuso. Aujourd’hui, elle aura un
supplément de fromage et de saucisse. Regardez-la, elle n’a que la peau sur
les os.

Eva n’appréciait guère la manière dont les deux hommes discutaient d’elle
comme si elle n’était pas là.

-Je suis bien d’accord avec vous, renchérit Chase. J’ai réussi à lui faire
avaler un dîner, hier soir, mais ce matin, elle n’a rien voulu prendre au petit
déjeuner.

Eva serra les poings de rage. Qu’essayait-il d’insinuer ?

-En tout cas, veillez bien sur elle, conclut Vern en tendant à Chase les deux
hot-dogs appétissants. Et toi, amuse-toi bien, ma chérie.
-Vous n’aviez pas le droit de faire cela, s’emporta Eva lorsque Chase et elle
se furent éloignés du petit stand de Vern.
-De faire quoi ?

Ses yeux flamboyaient de colère.

-Ne jouez pas l’innocent. Lui faire croire que nous avions passé la nuit
ensemble.
-Ce n’était pas mon intention. En tout cas, il paraissait très étonné de vous
voir en compagnie d’un homme. Est-ce aussi inhabituel ?
-Je ne lui en ai présenté que deux, Wes et vous.
-Je suis très honoré. Mais comment cela se fait-il ?

Eva mâcha pensivement la bouchée délicieuse qu’elle venait de croquer. Au
cours de toutes ces années, Vern lui avait apporté beaucoup plus que ces
plaisirs du palais. Il lui avait donné son amour, quelque chose que l’argent des
Cain n’avait jamais pu acheter.

-Je ne sais pas, murmura-t-elle. Je suppose que je ne voulais le partager
avec personne.
-Je suis désolé d’avoir gâché vos retrouvailles, murmura Chase.

Elle secoua la tête.

-Vous n’avez rien gâché, seulement j’étais un peu jalouse. Je n’ai jamais vu
Vern sympathiser aussi spontanément avec quelqu’un.
-Pas même avec votre demi-frère ?
-Mon frère ? Non.
-Cela ne m’étonne pas. Comment Wes pourrait-il rendre visite à ce pauvre
Vern sans abîmer ses belles chaussures ?

Le rire d’Eva inonda l’esprit de Chase comme une source rafraîchissante.

-Vous voulez savoir quelque chose, Chase Keeler ? demanda-t-elle,
légèrement essouflée.

Il tendit la main pour écarter une mèche de son front.

-Quoi ?
-Vous me faites du bien. Cet endroit me fait du bien. Je suis contente que
nous soyons venus.

Il lui caressa doucement la joue, luttant contre son désir de s’emparer de ses
lèvres douces et souriantes.

-Vous aussi, murmura-t-il. Vous aussi…

Il lut dans ses yeux le même désir que celui qui montait en lui et lutta pour se
ressaisir. Un faux-pas maintenant et tout était perdu.

-J’ai appelé le laboratoire, pendant que vous discutiez avec le banquier,
annonça-t-il en l’entraînant vers des rochers plats où ils s’assirent. Nous
avons retrouvé la manufacture qui fournit votre correspondant en papier.
-Ah bon ? répondit Eva, légèrement déçue que Chase n’ait pas essayé de
l’embrasser.
-C’est une usine près de Tacoma, dans l’état de Washington, qui le fabrique
spécialement pour un groupe d’écologistes.

Ces mots évoquèrent aussitôt un souvenir à Eva.

-Chase, j’ai participé à un gala de charité à Vancouver, il y a environ six
mois. C’est à peu près à cette période que j’ai commencé à recevoir ces
lettres.
-Je sais.

Bien sûr, songea Eva. Ne connaissait-il pas tout ce qui la concernait ?

-Cela va faciliter les recherches.
-Effectivement, nous cherchons dans cette voie.

Eva lança quelques miettes aux mouettes qui s’étaient rassemblées au pied des
rochers.

-Fantastique, Chase. Vous n’avez pas idée à quel point j’avais besoin
d’entendre une bonne nouvelle.

Chase n’eut pas le cœur de lui dire qu’il ne s’agissait que d’une piste très
vague.

-Parlez-moi de votre demi-frère, reprit-il après quelques minutes de
silence.
-Mon frère, rectifia-t-elle.
-Mais vous n’avez pas la même mère.
-Le même père, par contre. Sanford Cain a eu beau rendre malheureuse ses
deux épouses, je n’en aime pas moins Wes.
-Cela ne vous ennuie pas qu’il ait hérité de la présidence de Medic-Cain ?
-Il n’en a pas hérité, murmura-t-elle en fixant un point à l’horizon.
-Sauf erreur de ma part, c’est lui le président.

Elle hocha silencieusement la tête.

-Ecoutez, Eva, grommela Chase, je ne comprends pas pourquoi vous êtes
aussi avare de détails.
-Et moi, je me demande pourquoi vous vous intéressez tant à Wes.
-Parce que j’ai la nette impression qu’il existe un sombre secret de famille à
son sujet. Leland s’est montré très évasif lorsque j’ai abordé le sujet avec
lui.
-Ils ne s’entendent pas très bien.
-Pourquoi Leland ne l’aime pas ?
-Ce n’est pas cela. Il n’était pas d’accord pour que je le nomme président de
Medic-Cain.
-Vous l’avez nommé ? répéta Chase d’un ton incrédule.
-J’ai hérité de la direction générale de l’affaire, bien que je ne sois en
mesure d’exercer mes pleins pouvoirs qu’à mon trentième anniversaire.
J’ai convaincu le conseil d’administration que Wes était la personne idéale
pour remplir ces fonctions.
-Pourquoi votre père ne vous a-t-il pas simplement légué une part
importante des actions et confié à votre frère le contrôle de l’affaire, s’il
était aussi qualifié ?
-Parce qu’il avait ajouté un codicille à son testament, privant Wes ou sa
mère du moindre centime de l’héritage. Je n’ai découvert l’existence de
Wesley qu’au moment de l’ouverture du testament.

Chase lui prit la main, médusé.

-Quel choc cela a dû être pour vous !

Du plat du pouce, il traçait de petits cercles sur sa paume, mais cette caresse
était plus réconfortante que sensuelle et Eva ne retira pas sa main. Elle posa
même la tête sur l’épaule de Chase.

-C’était horrible, reconnut-elle. Leland ne vous en a pas parlé parce qu’il
s’est toujours senti un peu coupable à ce propos. Avant d’être élu au sénat, il
était l’avocat de mon père, et l’avait donc aidé à rédiger le testament et le
codicille.

Eva avala la boule qui lui serrait la gorge, à nouveau la proie du choc et de la
douleur ressentis ce jour-là, il y avait près d’un an. Sentant sa détresse, Chase
posa un bras sur ses épaules.

-Et vous avez donc engagé des détectives privés pour retrouver la trace de
Wes.
-Exactement. Il était au chômage, à l’époque, et je lui ai proposé de venir
travailler à Cain. Depuis, la société n’a jamais été aussi florissante.
-S’il est si doué, pourquoi Sanford l’a-t-il rayé de son testament ?
-Wes est l’innocente victime de la stupidité des adultes.
-Je parie qu’il a dû trouver un des amants de sa mère caché sous le lit, pour
en arriver à de telles extrémités.

Il avait parlé d’un ton rude et désagréable, et bien qu’il sache que sa réaction
était en partie due à l’échec de son propre mariage, il n’essaya pas d’adoucir
son sarcasme.

-Vous êtes horriblement cynique, lui reprocha Eva. Avez-vous été marié,
Chase ?
-Une fois.

Ce grognement monosyllabique n’invitait pas à explorer davantage le sujet,
mais Eva ne put résister à l’envie de le questionner.

-Que s’est-il passé ?
-Cela n’a pas marché.
-Et depuis, vous estimez que vous êtes une autorité sur ces questions, se
moqua-t-elle.
-A votre avis, que faut-il pour réussir un mariage, Eva ?
-L’amour, déclara-t-elle sans hésitation.

Chase éclata d’un rire bref et amer.

-Vous vous bercez d’illusions, ma chère. L’amour est un grand mot qui n’a
aucun sens, ni aucune réalité. Voulez-vous entendre ma théorie sur le
mariage ? Ce n’est qu’un marché passé entre deux personnes qui possèdent
toutes deux quelque chose que veut s’approprier l’autre. Lorsque l’équilibre
des pouvoirs est rompu, c’est le divorce.

Au lieu de se fâcher, Eva fut inexplicablement touchée par la douleur qu’elle
vit se peindre sur le visage de Chase. La pensée qu’il puisse être vulnérable la
troubla et son regard était empreint de douceur lorsqu’il se leva à nouveau
vers le visage de Chase.
Il aurait fallu qu’il soit aveugle pour ne pas voir la lueur qui brillait au fond de
ses yeux. Il détourna brusquement la tête, et se leva soudain.

-La marée monte, remarqua-t-il d’un ton morne. Si nous ne rentrons pas
tout de suite, elle va nous bloquer ici.

Chase n’était pas facile à approcher, songea tristement Eva en le suivant.
Pourtant, chaque fois qu’il entrouvrait les portes de la forteresse derrière
laquelle il vivait retranché, elle apercevait un homme doux, capable de
tendresse et d’amour. Mais Chase cachait jalousement ses émotions, et il lui
avait fallu des années pour construire ces remparts autour de lui. Quelle
prétention de vouloir les briser en trois jours ! Et d’ailleurs, pourquoi
éprouvait-elle l’envie d’essayer ?
Ils gardèrent le silence sur le chemin du retour, silence uniquement rompu par
les cris des mouettes et le grondement des vagues.
Dès qu’ils entrèrent dans la maison, Chase se laissa tomber dans le canapé et
contempla la fenêtre avec indifférence. Optant pour une approche prudente,
Eva choisit un fauteuil de l’autre côté de la pièce. Le silence s’épaissit entre
eux.

-Ce n’est pas juste, dit-elle enfin.
-Quoi ?
-Que vous sachiez tant de choses à mon sujet, et que chaque fois que
j’essaie d’en apprendre davantage sur vous, vous vous dérobiez.
-Cela fait partie de mon travail de tout connaitre sur vous. Mon passé ne
vous regarde pas, répondit-il entre ses dents serrés.
-N’empêche, c’est injuste, répéta-t-elle.

Il bondit hors du canapé et la rejoignit en deux enjambées. La saisissant par le
bras, il la mit debout.

-Vous voulez me connaitre, Eva ? s’écria-t-il, livide. Eh bien, je vais tout
vous dire. Je m’appelle Chase Keeler, j’ai trente-neuf ans. Mon père était un
rêveur, doublé d’un joueur malchanceux. Lorsqu’il est mort, il nous a fallu
cinq ans pour rembourser ses dettes. Plus tard, je suis parvenu à entrer à
l’université grâce à une bourse d’études. Après mon diplôme, je me suis
engagé dans l’armée et j’ai longtemps fait des cauchemars à cause des
atrocités de la guerre. En rentrant chez moi, j’ai trouvé ma femme en
compagnie d’un espèce d’hippie anti-militariste qui vivait à ses crochets –
pour être exact, à MES crochets. Inutile de vous préciser que ni l’un, ni
l’autre n’ont été contents de voir que j’avais réussi à rentrer entier de
l’enfer. Je n’ai pas pris la peine de défaire ma valise. J’ai quitté la maison et
je ne les ai jamais revus. Je travaille pour le FBI depuis quatorze ans,
maintenant et…même si ce n’est pas professionnel, je vous désire, Eva, plus
qu’aucune autre femme que j’aie connue.

Il avait raconté son histoire d’un trait, sans reprendre son souffle, d’un ton
presque accusateur. Sans aucun doute, il allait maintenant l’embrasser. Elle se
prépara à un assaut qui ressemblerait plus à une agression qu’à un baiser. Mais
la douceur de ses lèvres la surprit. Elles effleurèrent à peine les siennes, et
pourtant, un désir intense la submergea. Un kaléidoscope de couleurs explosa
derrière ses paupières closes et elle entendit un gémissement sourd, qu’elle
reconnut quelques secondes plus tard pour être le sien. Les lèvres de Chase
s’emparèrent alors des siennes avec avidité, et elle n’entendit plus rien.
La passion avait un goût, elle en fit la connaissance sur la bouche de Chase.
Elle avait une odeur, elle aspira l’arôme de cuir de son after-shave, de sel
marin dans ses cheveux, et le parfum musqué de sa peau. Elle avait une chaleur
qui s’insinua par chaque pore de sa peau, presque insupportable.
Eva faisait écho à la passion de Chase, décuplant son ardeur. Tirant,
repoussant, écartant avec impatience les vêtements qui les séparaient l’un de
l’autre, il arracha presque son chemisier. Lorsque ses paumes brûlantes
touchèrent sa peau, elle poussa un petit cri tandis que ses propres doigts se
perdaient dans la toison douce de sa poitrine.
Quand les lèvres de Chase descendirent sur ses seins, Eva enfouit le visage au
creux de son épaule, en émettant de petits gémissements rauques.

-Oh, Chase, soupira-t-elle, sa voix enrouée par l’émotion empreinte d’une
légère nuance de regret.

Sentant son hésitation, Chase tenta de la dissiper.

-Ne me résiste pas, ma chérie. Je te désire depuis trop longtemps. Trop
longtemps.

Il lui parlait de ses longues nuits d’insomnie passées à imaginer le corps
souple d’Eva pressé contre le sien. Mais Eva, elle, ne retint que ces longs mois
passés à l’hôpital, obligé à une abstinence qu’il cherchait maintenant à rompre
avec une femme, n’importe laquelle.

-La prochaine fois, tu n’auras qu’à demander à ces gentilles infirmières de
faire quelque chose pour toi, dit-elle sèchement en le repoussant.

L’étreinte des bras de Chase se resserra autour d’elle, refusant de la laisser fuir.
Il aurait dû lui avouer la vérité, lui dire que la frustration physique occasionnée
par son état n’était rien en comparaison de ce qu’il ressentait profondément
pour elle. Mais sa fierté l’empêcha de révéler à Eva ce qu’il considérait
comme une faiblesse. Au lieu de cela, il l’étreignit un peu plus fort et, en
sentant l’évidence de son désir, elle se mordit la lèvre.

-Il est encore trop tôt, protesta-t-elle, tout en se lovant contre lui, incapable
de résister à l’appel de ses sens.
-Non, murmura Chase. Crois-moi, Eva, je t’en prie.

Elle lui faisait confiance, réalisa-t-elle avec un choc. Ne lui avait-elle pas
confié sa vie ? Des liens solides se tissaient lentement entre eux, des liens plus
forts qu’une simple aventure sans lendemain ne saurait créer. Elle essaya
d’expliquer les émotions complexes qu’elle ressentait.

-Tout va devenir si compliqué.

Il la bâillonna d’un baiser.

-Au contraire, tout sera plus facile, mon amour.

Malgré son désir de le croire, malgré cette confiance toute nouvelle qu’elle
avait en lui, Eva ne put s’empêcher de se demander si Chase Keeler opérait
toujours ainsi avec ses clientes. En effet, quelle meilleure protection pouvait-il
leur assurer qu’en partageant leur lit ! Le danger accroissait-il l’attirance qu’il
ressentait indéniablement pour elle ?
Chase devinait aisément les pensées qui traversaient l’esprit de la jeune femme.
Et, sentant le nuage doré du désir se dissiper dans l’atmosphère, il essaya de la
rassurer.

-Je n’ai pas pour habitude d’associer l’utile à l’agréable, si c’est ce que tu
penses, Eva. Et même, je n’ai jamais franchi les limites des relations
professionnelles avec les femmes que j’ai été amené à rencontrer au cours
de mes différentes missions.

Eva était peut-être prête à lui confier sa vie, mais pas à avaler ce mensonge.

-Mais oui, ironisa-t-elle.
-Tu ne me crois pas ?
-Et pourquoi te croirais-je ?

Oui, pourquoi ? acquiesça-t-il silencieusement. D’ailleurs son comportement
ne pouvait que l’inciter à penser au pire. Il soupira et, s’écartant légèrement,
reboutonna son chemisier avec des gestes lents.

-Parce que je n’ai ressenti pour aucune autre femme ce que je ressens pour
toi, répondit-il avec sincérité. Il m’est très difficile de te côtoyer sans te
toucher, Eva. Mais je te promets d’être sage.

Il lui adressa un sourire en coin.

-Mais il va falloir que nous trouvions une autre occupation. Si tu me faisais
lire ton scénario ?
-Mon scénario ? Tu veux vraiment le lire ? s’enquit-elle incrédule.
-Oui, j’aimerais beaucoup. Si tu veux bien, ajouta-t-il presque aussitôt.

Son manque d’assurance le fit soudain paraître vulnérable et Eva dut se retenir
pour ne pas se jeter à son cou.

-Oh oui, je veux bien, Chase, dit-elle avec un grand sourire qui éclaira la
pièce. Je vais le chercher.

Chapitre 7



Eva arpentait le salon nerveusement, attendant que Chase ait terminé de lire
« L’expérience inédite ». Même si elle n’en connaissait pas véritablement la
raison, il lui semblait capital que Chase aimât le script. Il y avait maintenant
plus d’une heure qu’il était sur la terrasse et elle commençait à s’impatienter.
Finalement, elle décida d’occuper cette attente utilement et s’asseyant à son
bureau, se concentra sur le budget du film.
Tout en lisant le scénario, Chase n’eut aucun mal à imaginer Eva dans le rôle
de la jeune doctoresse idéaliste transportant sa mallette noire dans les
campagnes reculées de Virginie.
Au début, l’héroïne avait un comportement très classique vis-à-vis de la vieille
femme qui pratiquait une médecine à base de plantes depuis près de cinquante
ans. Alors avait lieu l’inévitable confrontation entre la science et la tradition.
Puis, peu à peu, la jeune doctoresse apprenait à apprécier les connaissances de
l’autre et, à la fin du film, les deux femmes travaillaient la main dans la main,
dans un même esprit humanitaire.
Eva ressemblait beaucoup à son héroïne, songea Chase. Elle possédait la même
volonté de fer adoucie par une délicate sensibilité. Elle était indéniablement
idéaliste et pourtant suffisamment pragmatique pour ne pas abandonner
« Scandales à la Maison Blanche » tant qu’elle n’aurait pas réuni les fonds
nécessaires pour son projet. Elle était extrêmement indépendante, et même si
cette qualité l’irritait particulièrement ces derniers jours, il savait que c’était un
trait de personnalité qu’il partageait avec elle.
Avec une surprise quelque peu dérangeante, il dut reconnaitre que non
seulement il désirait Eva mais qu’en plus, il l’admirait. Pour la première fois
depuis très longtemps, Chase envisagea de partager sa vie avec une femme. Ce
qui était pure ironie parce qu’il n’existait pas de femme plus individualiste
qu’Eva.

-Ce film va être fantastique, déclara-t-il en revenant dans le salon.
-Tu sembles être certain que ce film va se réaliser.

Il se plaça derrière elle et massa les muscles de sa nuque. Elle était tendue, si
tendue.

-J’ai confiance en toi.

Eva se sentit soudain beaucoup mieux. Elle appréciait énormément la
compagnie de Chase. Il possédait une patience à toute épreuve, et Eva lui
enviait ce trait de caractère.
Plusieurs fois, au cours des trois derniers jours, elle l’avait surpris en train de
la regarder et même s’il ressemblait à un aigle guettant sa proie, elle savait que
jamais il ne la forcerait à quelque chose pour laquelle elle n’était pas prête.

-Ils me rendent folle, marmonna-t-elle. Te rends-tu compte que ces maudits
banquiers exigent des actions de Medic-Cain en garantie.
-Maintenant que j’ai lu le scénario, je comprends pourquoi tu refuses leur
proposition. Ce sera un grand film, Eva.
-Je ne veux pas utiliser l’argent de mon père pour assurer mon propre
succès, Chase. Je veux…Non, j’ai besoin de le faire seule. Sois gentil,
laisse-moi maintenant, il faut que je continue.

Respectant son travail, Chase traversa la pièce et s’installa sur le canapé près
de la baie vitrée. Le soleil se couchait, enflammant les flots d’éclats
incandescents.
Quelques instants plus tard, Eva le rejoignit.

-Il faut que tu comprennes que pour mon père, l’argent, c’était le pouvoir. Il
l’exerçait sur tout le monde.
-Et ton frère ? Il ne semble pas éprouver la même aversion que toi de vivre
sur l’argent des Cain.
-Oh, mon père a utilisé également son pouvoir contre Wes !
-Je suis surpris que la mère de Wes ait commis l’erreur de prendre un
amant. Connaissant Sanford, elle devait bien se douter qu’il ne sauterait pas
de joie.
-Il ne l’aimait plus, répliqua-t-elle en haussant les épaules. Alors, quelle
importance ?
-Tu as encore beaucoup à apprendre sur la nature humaine, Eva. Lorsqu’un
homme accepte d’épouser une femme, de lui donner son nom, le moins
qu’il puisse attendre d’elle est qu’elle demeure sa « propriété » privée.

Il s’amusait à la taquiner, se montrant volontairement extrême dans ses propos.

-Propriété ! explosa Eva. Quelle notion rétrograde ! Comme si les femmes
n’étaient rien d’autre qu’un bien immobilier.

« Mon dieu, qu’elle était belle lorsqu’elle est en colère », songea Chase en la
regardant intensément.
Elle le fusilla du regard, sa fureur accrue par la lueur de désir qu’elle décelait
au fond de ses yeux.

-Laisse-moi te dire, Chase Keeler, je suis bien contente d’avoir découvert ce
que tu penses des femmes avant…avant…Oh, n’en parlons plus, marmonna-
t-elle.
-Avant que nous ne fassions l’amour ? termina-t-il à sa place. Ne t’inquiète
pas Eva, je ne suis jamais phallocrate dans une chambre.
-Tu me révoltes !
-Et toi chérie, tu démarres au quart de tour, dit-il, avant d’éclater de rire.
-Je vais te tuer, fulmina-t-elle en serrant les poings.
-Avant de m’envoyer six pieds sous terre, explique-moi pourquoi tu refuses
d’utiliser les actions de Medic-Cain en garantie.
-« L’expérience inédite » sera mon succès, pas celui de Sanford Cain.
-Que dirais-tu de dîner ? demanda-t-il soudainement.
-Je n’ai pas faim, répondit-elle en secouant la tête.
-Tu n’as mangé qu’un hot-dog de toute la journée, je vais nous préparer
quelque chose, ajouta-t-il en se levant.
-C’est inutile, je t’assure.

Chase, perdant patience, enfonça les mains au fond de ses poches.

-Ecoute, Eva, je meurs de faim. Alors, je vais me préparer à dîner.
Maintenant, dis-moi si oui ou non, tu veux que j’en fasse suffisamment pour
deux !

Eva garda le silence quelques instants. L’idée que Chase cuisine pour elle avait
quelque chose de presque trop intime.

-Alors ?
-D’accord, concéda-t-elle à contrecœur.

Chase se dirigea vers la cuisine et se versa un verre de whisky.

-Un apéritif ? lui proposa-t-il.
-Non, je préférerais un verre de vin, répondit-elle en s’avançant vers le
réfrigérateur.
-Assieds-toi, je m’en occupe.
-Je peux me servir toute seule.
-Evidemment, mais tu as travaillé dur toute la journée. Assieds-toi et
détends-toi.

Réalisant qu’il était inutile de se disputer pour si peu, Eva s’exécuta et le
regarda tandis qu’il lui versait un verre de vin. Il avait roulé les manches de sa
chemise et elle contempla ses avant-bras puissants. C’était un homme
indéniablement fort mais elle eut le sentiment qu’il pouvait être tendre, dans
certaines circonstances.

-A combien de personnes t’es-tu adressée pour trouver des fonds ?
-Des dizaines, marmonna-t-elle.

Il était en train de retourner l’omelette et elle dut admettre qu’il s’y prenait très
bien.

-Et Bart McKinney ?
-Comment le connais-tu ?
-J’ai grandi dans cette ville, Eva. Il m’aurait été difficile de ne pas entendre
parler de lui.

C’était vrai, admit-elle. On disait que McKinney était comme le roi Midas, tout
ce qu’il avait entrepris dans l’industrie cinématographique s’était
transformé en or. Pour preuve, son dernier gros succès, une aventure de
science-fiction dont il avait récupéré jusqu’au dernier centime du budget rien
qu’en vendant les personnages du film, avant même sa sortie dans les salles.
Bien sûr, elle avait essayé de l’intéresser à son projet.

-Il ne m’a même pas accordé un rendez-vous.

Chase fit glisser l’omelette dorée sur une assiette.

-Lui as-tu envoyé le scénario ?

Il coupa l’omelette en deux et en déposa une portion devant elle.

-Mange pendant que c’est chaud, lui conseilla-t-il.
-Je ne suis pas idiote, Chase. Evidemment que je lui ai envoyé le scénario.
-Et alors ?
-Rien. J’ai reçu une lettre circulaire m’informant que le projet n’était pas
commercialisable en l’état. Maintenant, si je transporte mon héroïne dans
l’espace, que je l’habille d’une combinaison moulante en lamé argent, que
je la fais combattre toutes sortes de monstres, sans oublier les inévitables
scènes d’amour avec la moitié de l’équipage de la navette spatiale, là, je
suis certaine qu’il sautera sur l’occasion.
-J’ai l’impression que ce sujet t’irrite particulièrement. Oublie-le et déguste
la célèbre omelette à la Keeler.

Chase semblait déterminé à ignorer la mauvaise humeur d’Eva et il attaqua son
repas, apparemment satisfait de ses dons culinaires. Refoulant un soupir, elle
avala une bouchée et dut admettre que c’était délicieux.

-Excuse-moi d’être d’aussi mauvaise composition, déclara-t-elle
doucement.
-Je comprends que tu puisses être frustrée, Eva, répliqua-t-il en haussant les
épaules. Aie confiance en toi. Après le succès de « L’expérience inédite »,
tout le cinéma défilera devant ta porte pour te supplier de produire le
prochain film.

Son ton enthousiaste la fit sourire.

-Pourquoi n’irais-tu pas au salon pour te reposer ? proposa-t-il en
repoussant son assiette quelques minutes plus tard. J’en ai pour quelques
minutes à faire la vaisselle.
-Ce n’est pas à toi de la faire, protesta-t-elle.
-Cela me fait plaisir, Eva. Comme je ne dispose pas, malheureusement, de
vingt millions de dollars, laisse-moi au moins te rendre les choses plus
faciles.

La lueur tendre de ses yeux était irrésistible. Un homme adorable, songea-t-
elle, refusant de croire qu’il était aussi dur qu’il voulait bien le faire paraitre.

-Merci. J’ai un autre rendez-vous demain et j’aimerais que mon dossier soit
en ordre.
-Tu l’auras ton argent, Eva, lui assura-t-il en lui tapotant la main.
-Tu dois être encore plus fou que moi, lâcha-t-elle en sortant de la cuisine.
-C’est possible, marmonna-t-il pour lui-même.

Effectivement, au cours des trois derniers jours, les pensées qu’il avait eues à
propos d’Eva n’étaient pas celles d’un homme sensé.
« Il n’y a pas d’avenir pour toi, ici, Keeler, se dit-il en plongeant les mains
dans l’eau savonneuse. Reviens à la réalité ».
Pourtant conscient des problèmes qu’engendrerait le fait de tomber amoureux
d’Eva, Chase découvrit qu’il ne pouvait la laisser seule. Puisque le temps qu’ils
devaient passer ensemble était limité, il refusait de perdre la moindre minute.
Se maudissant de n’être qu’un affreux égoïste, il se sécha les mains à un
torchon et saisissant son téléphone, passa un appel

-Gary, bonne nouvelle, tu n’auras plus à passer tes nuits dans la voiture.
-L’affaire est terminée.
-Non, avoua Chase à contrecœur. Rien n’a changé.

Il y eut un long silence à l’autre bout de la ligne.

-Je vois, lâcha finalement Gary.
-Ce n’est pas si simple, protesta Chase en devinant la pensée de son ami.
-Chase, nous nous connaissons depuis très longtemps. Suffisamment pour
ne pas avoir besoin de nous mentir. C’est une jeune femme adorable et
même si je t’avais rêvé comme gendre, je pense qu’Eva te rendra heureux.
Bonne chance, Chase.

Il raccrocha avant que Chase ne puisse répondre. « Les dés sont jetés », songea
Chase en reposant le téléphone.
Eva était penchée sur son bureau, le rideau soyeux de ses cheveux dissimulant
son visage. Chase se demanda comment elle réagirait lorsqu’elle découvrirait
ce qu’il venait de faire. Il s’assit sur le canapé, cherchant de quelle façon lui
annoncer.

-Désires-tu un café ? demanda-t-il soudain.

Elle posa son stylo et, tout en le regardant, massa sa nuque raidie.

-Une tasse de thé. J’en prends toujours avant d’aller me coucher, ça me
calme.
-Et tu as besoin de te calmer, maintenant ?
-C’est possible, murmura-t-elle, consciente du désir qui brûlait dans ses
yeux.
-Je vais te le préparer.

Quelques minutes plus tard, il revint au salon avec un plateau. Tout à coup, une
idée lui traversa l’esprit.

-Ne m’as-tu pas dit que tu prenais toujours une tasse de thé avant de te
coucher ?
-C’est exact. Pourquoi ?
-Combien de personnes sont au courant ?
-Tous les lecteurs du magazine « Star », répondit-elle en haussant les
épaules. Un journaliste m’a suivie pendant deux jours, j’ai cru devenir folle.
-Dommage, c’était pourtant une bonne idée.
-Pourrais-tu m’expliquer ?

Il avala une gorgée de café, avant de lui répondre.

-Je pensais à l’incendie. J’espérais que seuls quelques intimes connaissaient
ton habitude.
-Tu ne crois toujours pas que c’est l’œuvre d’un admirateur détraqué ?
-Disons que toute cette histoire semble un peu trop organisée depuis le
début. Y compris le fait que le papier provient d’une seule papeterie. Bon
sang, Eva, si tu avais l’intention d’envoyer des menaces de mort,
n’utiliserais-tu pas quelque chose de moins reconnaissable ?
-Pas si j’étais assez folle pour commencer.
-Peut-être, admit-il, pas vraiment convaincu.
-Crois-tu sincèrement qu’un ami pourrait être l’auteur de ces lettres ? Et de
ces accidents ? demanda-t-elle incrédule.
-Quelqu’un qui aurait été ton ami, dans le passé.
-Veux-tu que je fasse la liste de mes amants, Chase ?
-Non, tu as l’air fatiguée, Eva. Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ?
-J’irai dès que tu seras parti.

« Eh bien, nous y voilà », songea Chase.

-Je ne pars pas, lâcha-t-il calmement.

Eva leva les yeux vers lui, étonnée.

-Pardon ?
-Je ne pars pas, répéta-t-il. Gary ne peut pas venir ce soir.
-Oh ? Et quand as-tu appris cette nouvelle ?
-Je lui ai parlé, il y a cinq minutes.
-Je n’ai pas entendu la sonnerie du téléphone.
-C’est moi qui l’ai appelé pour le prévenir qu’il pouvait prendre son
service quand il le désirait, improvisa-t-il.

Si jamais elle apprenait qu’il avait tout manigancé, elle serait capable de
l’étrangler.

-Et pour quelle raison ne peut-il venir ? demanda-t-elle sans croire à
l’histoire de Chase. Ne me dis pas qu’il est au chevet d’un ami malade.
-C’est presque ça. Sa fille vient d’avoir un bébé et elle sort de l’hôpital ce
soir.
-Pour aller chez Gary ? N’a-t-elle pas un mari pour s’occuper d’elle ?
-Il est marin. Et en ce moment même, Tim doit se trouver quelque part dans
le Pacifique, en manœuvre.
-Comment a-t-elle prénommé le bébé ? s’enquit-elle suspicieuse, ne croyant
pas à l’existence d’une fille de Gary et encore moins à celle d’un bébé.
-Chasidy
-Et tu espères que je vais croire ça, Chase. Chasidy ?
-Rose et moi avons grandi ensemble, j’étais un peu le grand frère qu’elle
n’a jamais eu.
-Oh, c’est ridicule.
-J’ai promis à Leland de rester avec toi jusqu’à ce que nous ayons arrêté le
cinglé, lui rappela-t-il tranquillement.
-Et qu’en est-il de ton travail ?
-Je te l’ai déjà dit. L’agence est prévenue que je reviendrai lorsque toute
cette histoire sera terminée.

Eva soupira de colère contenue.

-Dans ce cas, tu passeras la nuit dans ta voiture.
-Eva, as-tu idée des conséquences du froid sur ma jambe ?

Eveiller sa compassion n’était pas un procédé très glorieux mais Chase fut
récompensé par l’expression inquiète qui se peignit sur son visage.

-D’accord, céda-t-elle. Tu peux rester. Juste pour une nuit. Et dans la
chambre d’amis.
-Merci, répondit-il gravement. J’apprécie ton hospitalité, Eva.
-Je commets probablement la plus grosse erreur de ma vie, marmonna-t-
elle, mais pour le moment, je suis trop fatiguée pour discuter. Mais n’oublie
pas, juste pour une nuit. Demain, Gary n’aura pas d’excuse.

Il hocha la tête, se demandant quelle serait sa réaction lorsqu’elle découvrirait
qu’il n’avait nullement l’intention de partir avant que l’affaire ne soit réglée.

-Et maintenant, pourquoi n’irais-tu pas te coucher avant de tomber
d’épuisement ?

Bien qu’il n’eût aucune envie de se retrouver seul, Chase ne voulait pas risquer
de précipiter les choses et de se retrouver à la rue. Il n’ignorait pas qu’elle
avait accepté sa présence parce que l’opinion de Leland Prescott comptait
énormément pour elle. Mais demain, après une bonne nuit de sommeil, il y
aurait de grandes chances pour que cet arrangement ne lui convienne plus du
tout.
Inutile donc de rechercher une intimité à laquelle elle n’était pas préparée,
songea-t-il. Même si à plusieurs reprises, il avait eu conscience du désir d’Eva,
elle n’était pas femme à profiter de quelques heures de plaisir. Et il n’avait
guère mieux à lui offrir.
Glissant un bras autour de ses épaules, dans un geste purement amical, Chase
se rappela que la patience était une vertu primordiale.

-Allez, il est temps d’aller te coucher, déclara-t-il en l’entraînant vers les
escaliers.
-Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai besoin d’une surveillance
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, murmura-t-elle comme pour elle-
même en arrivant devant la porte de sa chambre.
-Je veux être à côté de toi, Eva. En cas de nécessité.
-Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Chase.
-Si tu as peur pour ta vertu, tu peux toujours fermer ta porte à clé, suggéra-
t-il.
-Je sais aussi dire non.
-Crois-tu que cela soit suffisant ? demanda-t-il en la caressant du regard.
-Tout dépend si tu le penses vraiment, chuchota-t-elle d’une voix rauque.

Doucement, il attrapa sa main et pressa la paume contre ses lèvres tièdes. Eva
tenta d’ignorer les battements affolés de son cœur.
Chase devina le soudain désir dont elle était la proie. Ses lèvres, légèrement
entrouvertes, lui évoquaient deux cerises rouges, prêtes à être croquées. Sans
grand effort, il pourrait faire l’amour à Eva, connaître le plaisir de son corps
contre le sien.
Et ensuite ? Où tout cela les mènerait-il ? Allait-il risquer de perdre la
confiance de Leland Prescott et mettre en péril la sécurité d’Eva pour quelques
instants de bonheur ?

Chase lui lâcha la main.

-Bonne nuit, Eva, murmura-t-il en l’embrassant chastement sur le front.
-Bonne nuit, Chase.

Chase resta dans le couloir jusqu’à ce que la porte se referme. Puis, étouffant
un juron, il se dirigea vers sa chambre, alors que le claquement d’un verrou
résonnait dans le silence.
Il resta longtemps étendu dans l’obscurité, se demandant quel instinct
masochiste l’avait entraîné dans une aussi stupide situation.



Chapitre 8



A peine Eva ouvrit-elle les yeux le lendemain matin que ses premières pensées
furent pour Chase. Qu’allait-elle bien pouvoir faire ? Elle fixa longuement le
plafond, comme si elle pouvait y trouver une réponse à ses questions. La
première solution qu’elle envisagea fut de le chasser hors de chez elle. Et le
plus tôt serait le mieux. Car, en dépit de sa détermination à ne pas s’engager,
elle était poussée vers lui par une force irrésistible. S’ils devaient continuer à
résider sous le même toit, une aventure entre eux serait inévitable.
Après tout, pourquoi pas ? Quel mal y aurait-il à s’abandonner au plaisir que
Chase pourrait apporter dans sa vie ? A priori, aucun. Mais une intuition toute
féminine lui disait que Chase n’était pas le genre d’homme à s’engager. Il
s’était de toute évidence brûlé les ailes une première fois et n’avait sans doute
aucune envie de s’approcher de la flamme matrimoniale à nouveau.
Non pas qu’elle cherchât à tout prix à l’épouser, se défendit-elle aussitôt. Mais
elle se refusait à accepter une simple liaison de quelques nuits, sachant qu’elle
le regretterait ensuite.
Donc, la seule chose à faire était de descendre et d’annoncer calmement à
Chase qu’elle ne voulait plus de lui chez elle. Refusant d’imaginer qu’il puisse
ne serait-ce que protester, elle se doucha, s’habilla, et descendit au rez-de-
chaussée.
Chase était déjà dans la cuisine, vêtu de son très professionnel costume d’agent
du FBI.

-Toute en rouge ? constata-t-il en se tournant à son arrivée. Ça te va bien.
-Merci, répondit-elle en lissant un pli imaginaire sur sa robe carmin.
-Tu as bien dormi ?
-Comme un loir. Et toi ?
-Moi aussi, mentit-il en lui tendant une tasse de café. J’ai déjà déjeuné, mais
je peux te préparer quelque chose.
-Non merci, le café suffira.
-Sûre ?

Eva essayait de songer à une façon polie de lui demander de partir, mais son
attitude amicale ne lui facilitait pas les choses.

-Je t’ai déjà dit que je ne mangeais rien le matin, dit-elle fermement.
-D’accord, d’accord. Je n’insisterai pas plus.

Ils burent leur café en silence et Eva soupira intérieurement de soulagement
lorsque la sonnerie du téléphone retentit.

-Ce doit être Leland, déclara Chase. Je l’ai appelé ce matin.

Eva prit l’appel et son visage se détendit aussitôt.

-Leland ? Je suis heureuse de t’entendre.
-Alors, qu’en penses-tu ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
-De quoi ?
-Eh bien, du prince charmant que je t’ai envoyé, bien sûr ! s’esclaffa-t-il.

Eva sourit malgré elle. C’était une vieille plaisanterie entre eux, qui remontait
à l’époque où Leland l’appelait « Princesse » et la prenait sur ses genoux en lui
promettant qu’elle rencontrerait un jour son prince.

-Il n’est pas tout à fait tel qu’on le décrivait dans mes contes.
-Attends un peu, ça ne saurait tarder.
-Qu’est-ce qui a pu te faire croire que j’avais besoin d’un baby-sitter ?
s’enquit-elle, plus sérieuse.
-Je crois que tu as besoin de plus que cela. Et en ce qui me concerne, je fais
entièrement confiance à Chase. Ecoute, Eva, je suis sincèrement inquiet
pour toi. Chase est plus qu’un vieil ami, c’est aussi un excellent agent, et il
est tout à fait d’accord avec moi, ces accidents à répétition sont plus que
suspects.
-C’est possible, mais avoue que c’est tout de même une situation délicate. Il
s’est installé chez moi !
-Et alors ? Tu ne manques pas de place, où est le problème ? Il est près de
toi, en ce moment ?

Eva releva les yeux vers Chase, le fusillant du regard.

-Oui.
-Passe-le-moi, s’il te plait ?

En soupirant, Eva tendit l’appareil à Chase.

-Leland, c’est gentil à toi de m’appeler. Eva était justement en train de
chercher une façon pas trop désagréable de m’annoncer mon congé.

Eva haussa les sourcils, surprise qu’il ait aussi aisément deviné ses projets.

-Non, bien sûr, rassure-toi, poursuivit-il au téléphone, je ne la laisserai pas
faire. Oui, je te tiens au courant. Ne quitte pas, je te la repasse. Il veut te dire
au revoir, expliqua-t-il à Eva.
-Leland, je te suis reconnaissante de t’inquiéter pour moi, mais…

Elle se tut, écoutant visiblement son parrain lui énumérer la liste des raisons
pour lesquelles Chase devait rester chez elle.

-D’accord, concéda-t-elle finalement à contrecœur, mais si rien ne m’arrive
cette semaine, il s’en va.

Elle regarda Chase bien en face, lui adressant un avertissement silencieux.

-Au revoir, Leland.

Elle raccrocha et se laissa tomber sur une chaise, se massant légèrement les
tempes pour essayer de chasser une migraine naissante.

-Il t’aime trop pour prendre des risques, Eva, dit gentiment Chase.

Elle secoua la tête, incapable de dissimuler davantage sa détresse.

-Je suis toujours persuadée que vous avez trop d’imagination, tous les deux,
soupira-t-elle. Il va falloir que Leland arrête de fomenter des plans tordus
pour essayer de me caser.

Elle regretta ces mots sitôt prononcés, mais un peu tard. Chase haussa un
sourcil, mi-surpris, mi-amusé.

-Je ne me souviens pas t’avoir demandé de m’épouser, Eva. N’est-ce pas toi
à présent qui fais preuve d’un excès d’imagination ?

Eva sentit ses joues s’empourprer, à la fois d’embarras et de colère.

-Je ne veux pas que tu restes ici !
-Tu n’as pas le choix.
-Je voudrais bien voir ça, s’emporta-t-elle. Tu t’installes ici comme si tu
étais chez toi. Mais tu es chez moi, Chase Keeler, ne l’oublie pas. C’est ma
maison !
-L’oublier ? répéta-t-il avec un rire dénué de tout humour. Comment le
pourrais-je ? C’est ta maison, ta plage, ta Chevrolet dans ton garage…Tout
est à toi, Eva, la défia-t-il en se penchant vers elle par-dessus la table.
Medic-Cain, cette maison, l’appartement à Aspen…La princesse Eva Cain,
lâcha-t-il avec un mépris amer, les yeux flambant de fureur. J’ai promis à
Leland de te surveiller, et je n’ai aucune intention de revenir sur ma parole.
Alors, tu devras me supporter, que cela te plaise ou non.

Eva se leva brusquement, et se dirigea d’un pas rageur vers la porte.

-Je suis désolée d’interrompre cette agréable discussion, annonça-t-elle
sarcastiquement, mais je dois sortir.
-Je viens avec toi.
-Ce n’est pas nécessaire.
-Je vais chercher ma veste et j’arrive.

Eva décida d’enseigner à Chase une bonne leçon, à savoir qu’elle était assez
grande pour se débrouiller seule. Dès qu’il serait à l’étage, elle en profiterait
pour s’éclipser.

-Au fait, lança-t-il en s’arrêtant sur la première marche, au cas où tu aurais
l’idée saugrenue de me fausser compagnie, je te signale à tout hasard que
c’est moi qui possède tes clés de voiture. A tout de suite.

Il se baissa juste à temps pour éviter le cadre photo qui s’écrasa sur le mur
derrière lui.
Son rendez-vous de ce matin-là ne se déroula pas mieux que celui de la veille
et, lorsqu’elle rentra chez elle, Eva se lança dans une activité frénétique,
passant des heures au téléphone dans l’espoir vain de trouver un financement à
son projet.

-Tu as besoin de te reposer, suggéra Chase ce soir-là en lui apportant une
tasse de thé. Tu ne peux pas continuer à travailler comme ça.

Elle n’avait pas touché au plateau qu’il avait posé sur le bureau.

-Je ne peux pas m’arrêter non plus, répondit-elle en s’étirant.
-Il le faut pourtant, affirma-t-il en stoppant d’un geste les protestations
qu’elle s’apprêtait à formuler. Je comprends parfaitement tes motifs, mais
je te propose un marché.
-Quel genre de marché ? demanda-t-elle d’un ton suspicieux. La dernière
fois que j’ai négocié avec toi, j’ai accepté de te laisser dormir ici une nuit.
Résultat, tu t’es installé ici jusqu’à Dieu sait quand.

Chase ignora délibérément son sarcasme.

-Tu peux travailler autant que tu souhaites, mais il faut de temps à autre
t’arrêter et faire quelque chose pour toi.
-Je ne sais pas ce que…
-Eva, la coupa-t-il gentiment, si tu t’épuises comme tu le fais à chercher de
l’argent, tu n’auras plus aucune énergie pour produire le film.

Elle dut reconnaitre en toute bonne foi qu’il avait raison. C’était agréable de
savoir qu’il prenait soin d’elle ainsi, finalement. Un léger sourire se dessina
sur ses lèvres, Chase n’était pas aussi dur qu’il aimait à le faire croire.
Chase et Eva respectèrent une sorte de trêve durant les jours suivants. Leur
cohabitation devenait paisible et Eva parvenait même à se détendre tout à fait
en sa présence, riant plus facilement, plaisantant, discutant. Tous les après-
midis, elle faisait du jogging sur la plage et allait rendre visite à Vern.
Un matin, alors qu’ils marchaient tous deux le long de la grève, Chase songea
brusquement que, sans s’en rendre compte, ils étaient devenus amis. Ce qui ne
lui était jamais arrivé auparavant – sauf avec Rose Sanders, avec qui il avait
grandi. C’était une constatation tout aussi surprenante qu’agréable.
Mais, en dépit de cette amitié, ils ne pouvaient nier le lien sensuel qui se tissait
inexorablement entre eux et menaçait bien souvent de les emprisonner.
Cependant, Chase n’ignorait pas non plus que l’ultimatum d’une semaine
qu’elle lui avait donné touchait à sa fin. Lorsque cette semaine s’écoula sans
qu’elle ne lui en fasse la remarque, il commença à respirer un peu plus
aisément, même si ce n’était qu’un répit.
Quand il s’arrêta devant la porte de sa chambre, ce soir-là, il posa un doigt
sous son menton et lui effleura les lèvres d’un baiser tendre.

-Dors bien, souffla-t-il en caressant sa joue du revers de la main.
-Toi aussi, murmura-t-elle en retour.

Mon dieu, s’il pouvait ne jamais partir, songea-t-elle, et continuer à
l’embrasser. Qu’importait que Chase soit dangereux, à cet instant précis, elle
voulait retrouver la sensation de ses lèvres sur les siennes.
Conscient du désir qui brillait dans les yeux d’Eva, Chase luttait pour ne pas
succomber, ne voulant pas être forcé à des promesses qu’il ne pourrait tenir.
Tendant le bras derrière elle, il ouvrit la porte.

-Bonne nuit, Eva.

Eva ne bougea pas et Chase se sentit fondre devant les lacs verts de ses yeux.

-Eva, dit-il d’une voix tendue, si tu sais ce qui est bon pour toi, tu me
demanderas de partir.

Le souffle d’Eva était court. Son cœur se mit à battre à tout rompre, surtout
quand elle lut le désir dans le regard de Chase, mais un désir teinté d’une
étrange tristesse.
Lentement, elle secoua la tête.

-Je ne peux pas, murmura-t-elle. J’ai essayé, Chase, mais je ne peux pas te
renvoyer.

Il l’attira contre lui, étouffant un léger gémissement de frustration.

-Je ne peux pas te laisser seule, moi non plus, avoua-t-il en enfouissant ses
mains dans ses cheveux.

Doucement, il l’entraîna avec lui dans la chambre.

-N’aie pas peur, ma chérie. Je ne te ferai jamais de mal, souffla-t-il en
l’attirant sur le lit avec lui.

Pourtant, tout en le disant, Chase savait qu’il mentait. Elle serait blessée.
Pourquoi ne partait-il pas tout de suite ?
Mais Eva sourit, et il ne put résister à cette invitation muette, d’autant qu’elle
glissa sa main dans l’échancrure de sa chemise pour caresser les muscles de
son torse.

-Je n’ai pas peur, Chase. Pas de toi. Jamais.
-Je dois devenir fou, gémit-il en déboutonnant le chemiser d’Eva.
-Je sais exactement ce que tu ressens, chuchota-t-elle, tressaillant lorsque le
tissu soyeux glissa sur ses épaules nues. Oh Chase, je n’ai jamais désiré
quelqu’un avec autant de force.

Chase ferma les yeux brièvement devant la sincérité de cette confession, et se
pencha pour dissimuler son trouble devant la vallée de ses seins. Ses paumes se
refermèrent sur les rondeurs fermes de sa poitrine et, lorsque ses lèvres
s’emparèrent d’une pointe tendue, Eva faillit crier son plaisir.
Puis il traça un long sillon incendiaire sur sa peau frémissante, remontant le
long de sa gorge, de son cou, pour prendre possession de sa bouche avec une
ardeur qui n’avait d’égale que la sienne. Sans cesser de s’embrasser, ils se
déshabillèrent l’un l’autre, avides de sentir leurs peaux se frôler et leurs corps
nus se mêler.
A son tour, elle voulut dispenser le plaisir qu’il lui donnait et ses lèvres
embrassèrent, ses dents mordillèrent, ses mains caressèrent, jusqu’à ce que, n’y
tenant plus, il emprisonna ses poignets au-dessus de sa tête, comme pour
s’octroyer le répit qu’elle refusait de lui donner.

-Chase, demanda-t-elle en hésitant, cherchant à déchiffrer ce qu’il ressentait
derrière ses yeux fermés.

Le visage de Chase s’éclaira d’un sourire mi-amusé mi-tendre.

-Mon « self-control » n’est pas aussi solide que je le pensais, confessa-t-il.
Je crois qu’il serait préférable que je te fasse l’amour maintenant.

Pour toute réponse, elle s’arqua contre lui tandis que, sans la libérer de son
étreinte, il se glissait sur elle.
Elle était si belle, si vulnérable devant la puissance de son désir, il ne voulait
pas la blesser. Mais son corps semblait doté d’une volonté propre et une
myriade d’émotions explosa en lui lorsqu’il la pénétra. Il avait à peine
conscience qu’elle gémissait, qu’elle implorait, qu’elle répétait son nom
comme une litanie tandis qu’elle enfonçait légèrement ses ongles dans son dos.
Ils s’aimèrent au rythme de leur passion, s’entraînant mutuellement dans un
monde hors du temps et de l’espace. Chase fut englouti par une vague de
douleur mêlée de plaisir qui paraissait ne jamais vouloir le relâcher, jusqu’à ce
qu’il ait l’impression de mourir. Alors tout devint noir autour de lui, et il
s’affaissa sur le corps d’Eva, incapable du moindre geste, du moindre mot.
Il n’aurait su dire combien de temps il resta là, inerte, le visage enfoui dans les
cheveux d’Eva, prenant peu à peu conscience que la respiration de la jeune
femme devenait plus régulière. Mon dieu, mais à quoi avait-il songé ? se
demanda-t-il alors que la passion qui avait explosé en lui était remplacée par
un amer sentiment de regret, de remords et de désespoir.
Se raidissant malgré lui, il se détacha des bras d’Eva et roula sur le côté. Ne
pouvant se résoudre à affronter encore son regard qu’il devinait horriblement
tendre, il se couvrit les yeux du bras.
Eva demeura longtemps silencieuse près de lui, ne sachant comment
interpréter son attitude. Elle ne s’était certes pas attendue à des aveux d’amour
enflammés de sa part, mais elle avait espéré autre chose que ce comportement
distant. Refoulant ses larmes, elle se redressa légèrement sur un coude,
observant son visage à demi-dissimulé.

-Chase, souffla-t-elle, tendant avec hésitation la main vers lui.

Quand il ouvrit enfin les yeux, elle eut la sensation de plonger dans deux
océans sombres à peine éclairés par la lueur blafarde de la lune.

-Je ne voulais pas cela nous arrive, murmura-t-il entre ses dents avec une
amertume qui la fit frissonner.
-Mais tu n’as pas cessé de me répéter que tu me désirais, lui rappela-t-elle
doucement.

Il s’assit brusquement sur le lit, les coudes appuyés sur les genoux.

-Naturellement que je te désirais ! Quel homme normalement constitué
réagirait autrement ?

En dépit de son ton dur, Eva savait qu’elle ne devait pas s’arrêter aux mots. Ce
qu’il éprouvait allait au-delà de cette froideur désabusée, elle en était certaine.

-Ainsi, c’était uniquement pour cela, le défia-t-elle sans agressivité aucune.
Ce n’était que quelques instants de plaisir avec Alena Joyner que tu
recherchais ?

Chase étouffa un juron, de toute évidence dirigé contre lui-même.

-Bien sûr que non, tu le sais bien ! C’est toi que je désirais. Et pas une
ensorceleuse née de l’esprit d’un scénariste.
-J’avais aussi envie de toi. Alors, quel est le problème ?
-Je te l’ai déjà dit. Je ne mélange pas le plaisir et le travail.
-Mais c’est différent, protesta-t-elle, nous sommes différents.
-C’est bien ça qui me tourmente, justement, marmonna-t-il entre ses dents.

Puis, abruptement, il se leva, attrapa ses vêtements au passage et se dirigea vers
la porte.

-Chase ?

Il pivota sur ses talons alors qu’il atteignait la porte. Le désespoir qu’elle lut
dans ses yeux à cet instant lui donna envie de pleurer.

-Ecoute, Eva, commença-t-il d’un ton douloureux, nous avons commis une
erreur.

Son cœur se serra en voyant les larmes briller aux paupières de la jeune
femme et il s’efforça de poursuivre plus doucement.

-Ça a été merveilleux, crois-moi, et je ne souhaiterais rien de plus que de
passer le reste de la nuit avec toi. Mais cela ne ferait que compliquer les
choses davantage.
-Et tu ne veux pas de complications ?
-Je ne peux pas me permettre d’en avoir, souffla-t-il, détournant les yeux de
la tentation de ses lèvres tremblantes. Essaie de dormir maintenant, nous en
reparlerons demain matin. Tout semble toujours plus clair à la lumière du
jour, conclut-il en refermant silencieusement la porte derrière lui.

Eva resta éveillée toute la nuit. Jamais auparavant, elle n’avait éprouvé à la fois
autant de désir et de plaisir dans les bras d’un homme. Et elle était sûre qu’il
avait vécu cette expérience avec la même force. Pourtant, il ne lui avait pas
caché que cette « erreur » comme il disait, ne se reproduirait pas. Comment
pourrait-elle continuer à vivre sous le même toit que lui ?
Le mieux serait sans doute de garder leurs conversations à un niveau
totalement impersonnel. Ne plus penser aux étreintes de Chase, à ses lèvres sur
son cou, à ses mains sur son corps…à cet amour qui pourrait naître entre eux
mais qu’il n’accepterait jamais.

-Que vais-je faire ? murmura-t-elle, désespérée, dans l’obscurité.



Chapitre 9



Lorsqu’Eva entra dans la cuisine, le lendemain matin, Chase lui tendit une tasse
de café fumant. Elle dégusta le café en silence, appréciant le fait que Chase ne
soit pas particulièrement bavard le matin. Surtout aujourd’hui, songea-t-elle, se
demandant comment évoquer la nuit passée. Les cernes de ses yeux indiquaient
clairement qu’il avait aussi peu dormi qu’elle. Mais elle le savait déjà. Elle
l’avait entendu arpenter la petite chambre d’amis tout au long de la nuit.
Elle porta le regard vers la fenêtre où le soleil brillait sur l’océan.

-Il fait beau.
-Il devrait pleuvoir demain.
-Cela m’est égal, répliqua-t-elle en haussant les épaules, j’aime la pluie.
-Moi aussi.

Devant son ton nonchalant, Eva se félicita de la tournure des évènements.
Après tout, peut-être avait-elle exagéré ses peurs.

-Qu’aimes-tu faire lorsqu’il pleut ? demanda-t-il d’un ton neutre.
-Je lis, je regarde la télé. Et toi ?

Eva comprit son erreur alors que le désir s’allumait dans ses yeux.

-Faire l’amour.
-Oh, murmura-t-elle en secouant la tête avec regret. Evidemment, parler de
la pluie et du beau temps a des limites.
-J’ai passé toute la nuit dernière à te désirer, Eva.

Elle se détourna, sachant qu’elle ne pourrait indéfiniment résister à la tendresse
de ses yeux dorés.

-Eva ?
-Veux-tu que je réchauffe ton café ? demanda-t-elle soudain, espérant
pouvoir changer de sujet.
-Le café est parfait. Eva, nous devons parler.
-Ce n’est pas vraiment utile, Chase. Après tout, je suis une adulte et je ne
vais pas prendre cette petite récréation au sérieux.
-Etait-ce seulement cela pour toi ?
-Oui, pourquoi ?

Chase haussa les épaules, réalisant qu’elle essayait simplement de se protéger.

-Tu as sans doute raison. Que suggères-tu pour la suite ?
-Tu peux toujours partir. En restant si longtemps ensemble sous le même
toit, il était inévitable que nous soyons attirés l’un par l’autre.
-Tu as probablement raison, approuva-t-il. Je m’en vais. Aujourd’hui.

Eva ferma brièvement les yeux devant la douleur que lui causèrent ses mots.

-Vraiment ?
-Ils ont attrapé le type qui t’envoyait les lettres, Eva. Tu es hors de danger, il
n’y a plus de raison pour que je reste auprès de toi.
-Oui, bien sûr.

« Prends-le à la légère », se conseilla Chase intérieurement. Il tendit la main
vers son visage et releva son menton baissé.

-Hé, ce sont de bonnes nouvelles !

Eva esquissa un sourire qui mourut sur ses lèvres tremblantes.

-Oui.

Incapable de rester assise, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Le soleil
brillait, l’océan venait doucement mourir sur la plage. La vie continuait
comme si rien ne s’était passé. Comme si Chase ne partait pas.
Chase l’observa en silence. Il était heureux que la vie d’Eva ne soit plus en
danger. Mais elle allait lui manquer. Lui manquer terriblement.
Elle se retourna, paraissant encore plus vulnérable que d’habitude.

-Je suppose que nous ne nous reverrons plus.
-Mais si ! mentit-il. Nous nous reverrons pour parler du bon vieux temps.
-Nous n’avons pas de bon vieux temps.
-Et comment ! protesta-t-il avec un enthousiasme forcé. Les promenades sur
la plage, les hot-dogs, Vern…

Eva prit une grande inspiration, rassemblant son courage pour poser la
question qui lui importait le plus.

-Et nous, Chase ?
-Eva
-Je refuse de croire que tu n’es pas attaché à moi.
-Evidemment, Eva, nous sommes tous attachés à toi. Leland, Gary…
-Bon sang, Chase, ce n’est pas ce que je veux dire et tu le sais, cria-t-elle,
aussi surprise que lui par cet éclat émotionnel.

Chase la fixa pendant un long moment, en silence. Puis il la rejoignit et prit son
visage entre ses mains.

-Tu es une femme exceptionnelle, Eva. En d’autres circonstances, qui sait ce
qui aurait pu nous arriver. Mais je suis réaliste et rien ne pourra me
convaincre que nous pourrions survivre à plus de deux semaines ensemble.
Nous sommes trop différents.

Eva, sans fausse honte, le supplia du regard.

-N’as-tu jamais entendu parler des contraires qui s’attirent ?
-C’est une bien gentille théorie mais qui ne s’applique pas à la vie réelle,
ma chérie.

Chase ne pouvait donner à Eva le moindre faux espoir.

-La nuit dernière a été une erreur, murmura-t-il.

Eva refusa de se laisser décourager. Elle savait que Chase tenait à elle plus
qu’il ne voulait bien l’admettre. Chaque regard, chaque caresse, chaque baiser
avaient proclamé ses sentiments plus qu’aucun mot. Elle prit une grande
inspiration.

-Ecoute, Chase, tu ne veux pas d’une aventure aliénante ? Eh bien, c’est
d’accord. Me vois-tu en train de te jurer un amour éternel ? T’ai-je
demandé de m’épouser ? Et je n’ai pas le souvenir de t’avoir résisté la nuit
dernière. Alors, où est le problème ?
-Mais tu es riche, bon sang ! cria-t-il.

Connaissant ce qu’il éprouvait à l’égard de son argent, Eva sentit son dernier
espoir s’effondrer.

-Pourquoi revenir là-dessus ?
-Apparemment, il n’y a pas moyen d’y échapper, admit-il, mécontent. Je
ferais mieux d’aller faire ma valise, ajouta-t-il en secouant la tête.

Eva ne pouvait accepter que tout se termine aussi stupidement.

-Chase ?

A mi-chemin du couloir, il se retourna, luttant contre un impérieux désir.

-Oui, Eva ?
-Merci. Merci pour tout, articula-t-elle avec difficulté.
-Je n’ai fait que mon métier, marmonna-t-il tristement.

Se détournant à contrecœur, il gravit les escaliers rapidement, impatient de
quitter cette maison tant qu’il en avait encore la force.

***

Le troisième jour après le départ de Chase, Lily se présenta chez Eva pour lui
faire signer quelques papiers.

-Où est Chase ? demanda-t-elle dès qu’Eva l’eût invitée à entrer.
-Qui sait ? répliqua-t-elle avec une nonchalance feinte.
-Vu comme il te dévorait des yeux, je pensais qu’il s’était installé
définitivement.

Se sentant comme chez elle, Lily se dirigea vers la cuisine et ouvrit le
réfrigérateur.

-Qu’y a-t-il pour déjeuner ?
-Pas grand-chose, je n’ai pas fait les courses.
-Tu n’as pas beaucoup dormi non plus, observa-t-elle en remarquant les
cernes sous ses yeux. Je parie que c’est en rapport avec Chase Keeler.
-Pas le moins du monde, mentit Eva. Je suis simplement préoccupée par le
financement de « L’expérience inédite ». Si je ne décroche pas quelque
chose rapidement, mon option expirera. Et Tyler Burke n’attend que cela.
-Burke ? Oh, mon dieu, Eva, tu ne peux pas permettre cela ! Il fera de
l’héroïne une infirmière dans un collège d’adolescents, jouant au docteur
avec tous les élèves.
-As-tu vingt millions de dollars ?
-Attends que je vérifie, répliqua-t-elle en sortant de son sac un vieux
portefeuille en cuir. Douze dollars et cinquante cents, annonça-t-elle en
déposant les billets sur la table.
-C’est un peu juste.
-Une misère. As-tu songé à vendre ton corps ?
-Dans cette ville ? Il n’y a que des fauchés. Et puis, tu imagines ce que
représente vingt millions de dollars ?
-Ce serait plus facile d’épouser un milliardaire. Evidemment, il y a toujours
l’argent de Sanford Cain.
-Je refuse d’utiliser l’argent de mon père, déclara-t-elle sèchement.
-Alors, autant t’habituer à l’idée que ton héroïne portera bientôt une mini-
jupe parce qu’elle appartiendra rapidement à Tyler Burke. Cet endroit est
déprimant, allons déjeuner à l’extérieur.
-Je ne suis pas habillée, protesta Eva, ne désirant nullement sortir.

Et si Chase revenait ?

-Tu es très bien comme ça. Viens.
-Je ne sais pas.

Depuis le départ de Chase, Eva était indécise en toute chose et cette attitude
l’agaçait. Il avait laissé derrière lui un vide impossible à combler. En dépit de
ses problèmes financiers, des appels répétés de son agent pour le
renouvellement du contrat de « Scandales à la Maison Blanche », des
problèmes de Wes avec le conseil d’administration de Medic-Cain, elle ne
pouvait chasser Chase de son esprit.
A cet instant précis, son portable buzza et Eva se précipita pour répondre.

-Allo ? Bonjour, Wes, lâcha-t-elle, visiblement déçue.

Elle soupira et regarda par la fenêtre. Un couple d’amoureux se promenait sur
la plage. Pourquoi n’était-ce pas elle et Chase ? Pourquoi la vie était-elle si
compliquée ?

-Pardon ? demanda-t-elle en reportant son attention sur la conversation.
Oui, j’assisterai à la réunion du conseil. Oui, je te soutiendrai comme
toujours…Bien sûr, Wes. Ecoute, nous pourrons en discuter plus tard.
J’allais justement sortir déjeuner…Avec Lily, pourquoi ? …Non, je n’ai pas
revu Chase et il n’a pas appelé.

Elle secoua la tête, essayant de retrouver le contrôle de sa voix.

-Non, je ne l’attends pas. Je sais qu’il ne t’inspirait pas confiance mais c’est
un type fantastique. Et honnête.

Wes se lança alors dans une série de récriminations.

-De toute façon, cela n’a plus d’importance maintenant, le coupa-t-elle. Il est
parti. Il est sorti de nos vies…Wes, je dois absolument y aller.

Elle coupa la communication et fixa le téléphone un instant.

-Ignores-tu qu’un téléphone qu’on regarde ne sonne jamais ? essaya de
plaisanter Lily. Viens, Eva, tu ne voudrais tout de même pas que Chase
apprenne que tu restes cloîtrée chez toi en attendant son retour.
-Est-ce donc si évident ? demanda Eva alors qu’elles se dirigeaient vers sa
voiture.
-Tu as perdu au moins deux kilos, tu as des cernes et à moins que tu ne te
reprennes, les négociations pour ton contrat risquent d’être remises en
question. Ils veulent retrouver Alena Joyner, pas la fiancée de Frankenstein.
-C’est bon d’avoir des amis, marmonna Eva en prenant place dans la
voiture de Lily.
-Ecoute, pourquoi ne l’appelles-tu pas ?
-Et s’il ne veut pas me parler ?

Lily poussa un profond soupir.

-Téléphone-lui, Eva.
-J’y réfléchirai, lâcha-t-elle doucement.

Lily lui sourit, puis reporta son attention sur la route. Elles gardèrent le silence
et Eva envisagea immédiatement plusieurs stratagèmes. L’un d’eux retint
particulièrement son attention « Bonjour, Chase, tu me manques. Que dirais-tu
d’une promenade sur la plage ? Et à ce propos, apporte donc ta brosse à
dents…comme ça tu pourras rester la nuit ».

-Nous voilà arrivées, déclara Lily, interrompant le cours de ses pensées.

Eva regarda autour d’elle, surprise de se retrouver sur le parking du restaurant
mexicain préféré de Lily.

-J’aime beaucoup leur cuisine, déclara Lily alors qu’elles prenaient place à
une table.

Un serveur leur apporta aussitôt deux margaritas que Lily avait commandées
dès leur entrée.

-A ton succès ! s’exclama-t-elle en levant son verre. Puisse Eva Cain réussir
avec « L’expérience inédite » et Chase Keeler ! J’adore les histoires qui
finissent bien, ajouta-t-elle en souriant.
-Il me manque, avoua Eva
-Alors, qu’attends-tu pour le contacter ?

Pas certaine qu’il apprécie. Eva avait la très nette impression que Chase
préférait prendre les initiatives.
Elle n’avait pas voulu être amoureuse de Chase et s’en était défendue depuis le
début. Et maintenant, elle s’efforçait en vain de le chasser de ses pensées, de ses
rêves.
Plus tard, après qu’elle ait à peine grignoté, Lily la ramena chez elle. Le cœur
lourd, elle entra dans sa grande maison déserte.
« Allez, courage, froussarde, appelle-le ». Avant de changer d’avis, elle fouilla
au fond de son sac et sortit son téléphone portable. Zut, trois messages en
attente
« Bonjour Eva. Bonne nouvelle. Le studio vient de me téléphoner pour me
prévenir qu’un épisode est prêt. En tant que ton agent préféré, je te conseille
vivement de venir signer le contrat. J’attends ton coup de fil ».
« C’est à nouveau ton grand frère. Que dirais-tu d’un tour en bateau, ce week-
end ? Rappelle-moi ».
« Bonjour Eva»

Son cœur se mit à battre follement alors qu’elle reconnaissait la voix rauque
de Chase.

« Nous avons avancé sur l’enquête. Pourrais-tu venir au bureau, demain, vers
dix heures ? Je t’attendrai à moins que tu ne m’appelles pour décommander.
D’accord ? Eh bien…c’est tout. A demain ».

-Demain, répéta-t-elle doucement. Demain.

Elle commença à danser autour de la pièce, tournant sur elle-même à s’en
étourdir. Puis, sans se soucier de la pluie qui tombait, elle se précipita sur la
plage où Vern s’abritait sous un grand parasol rouge et blanc.

-Vern ! N’est-ce pas une magnifique journée ? s’exclama-t-elle en sautant au
cou du vieil homme.
-Il pleut, répliqua-t-il, maussade. Il pleut depuis trois jours. Te rends-tu
compte de la répercussion sur les affaires ?
-Ne t’inquiète pas, le soleil reviendra demain.
-La voilà météorologue, maintenant.
-Crois-moi, Vern, à partir de demain, tout sera merveilleux.

Il l’étudia un bref instant.

-Chase est de retour ?
-Oui, acquiesça-t-elle en hochant la tête. Oui, Chase est de retour et le soleil
brillera. Tu auras des centaines de clients
-Elle est folle, marmonna-t-il.
-Et je meurs de faim tout à coup ! Prépare-moi deux hot-dogs, Vern.

***

Chase attendait l’arrivée d’Eva avec impatience. Depuis qu’il avait repris ses
fonctions au sein du FBI, il était irritable, s’emportant pour un rien et était bien
obligé d’admettre que sa mauvaise humeur était probablement en relation avec
l’absence d’Eva.
Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce qu’il ne puisse s’empêcher de penser à
elle, se rassura-t-il. Après tout, il terminait de classer son dossier et son nom
apparaissait sur de nombreux papiers qui encombraient son bureau.
Mais pourquoi, dans ce cas, continuait-il de songer à elle lorsqu’il rentrait
chez lui ?
Tout à coup, le téléphone sonna et la standardiste lui annonça l’arrivée d’Eva.
Il se leva d’un bond et enfila sa veste.

-Eva.

Elle était belle à couper le souffle. Les yeux brillants, un sourire adorable, les
cheveux tombant en cascades soyeuses sur ses épaules. Chase se sentit tout à
coup comme un naufragé du désert s’abreuvant à sa beauté alors que des ondes
de désir le submergeaient.

-Chase, répondit-elle simplement, ses yeux trahissant ses sentiments plus
qu’aucun mot.
-Entre, l’invita-t-il.

Il se réfugia derrière son bureau, impatient de mettre une barrière entre eux. Si,
par malheur, il la touchait, toutes ses bonnes résolutions s’évanouiraient.
Eva le regarda, un pli entre les sourcils. Que se passait-il ? Il n’avait pas l’air
content de la revoir.

-Assieds-toi, je t’en prie, lui proposa-t-il en lui désignant un fauteuil.

Les doigts d’Eva se crispèrent sur son sac. « Une méprise…Tout cela n’est
qu’une affreuse méprise ».

-Est-ce que ce sera long ? demanda-t-elle, désirant désespérément échapper
à sa présence. J’ai…euh…j’ai un déjeuner, mentit-elle.
-Je serai aussi bref que possible.
-Merci.

Alors qu’elle s’avançait vers le fauteuil, Chase étudia le corps mince qui avait
hanté ses rêves. N’avait-elle pas un peu maigri ? Et pourquoi ces yeux cernés ?

-Je t’avais informée que nous avions arrêté l’auteur des menaces,
commença-t-il d’une voix très professionnelle.
-Et ?
-Il reconnait avoir écrit la première lettre, mais pas les suivantes.
-Une seule, répéta-t-elle, étonnée. Mais j’en ai reçu une dizaine.
-Huit, rectifia Chase.
-C’est absurde.
-Je suis bien d’accord.

Eva soupira, regardant les gouttelettes de pluie qui glissaient sur la vitre. Où
était le soleil attendu ?
Chase lutta contre le désir de la prendre dans ses bras. Il avait tant de choses à
dire, tant de choses à lui offrir. Mais il savait qu’ils étaient à des dizaines
d’années-lumière l’un de l’autre et qu’ils le seraient toujours.

-Alors ? demanda-t-elle finalement. Que va-t-il se passer maintenant ?
-Pour le moment, rien. Nous réexaminons les autres lettres pour trouver
d’éventuelles empreintes digitales, traces ADN, dans le cas où le type dirait
la vérité. Mais pour être tout à fait honnête, je ne m’attends pas à de grandes
révélations.
-Je vois. En fait, pour toi, les dernières lettres ne sont peut-être qu’une
simple coïncidence.
-Je n’en suis pas sûr.
-Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-elle brusquement. Je rentre chez
moi et j’attends qu’un fou se montre à ma porte.
-Ne t’inquiète pas. Je t’ai mise sous constante surveillance.
-Je n’ai vu personne.
-Si nos agents se faisaient remarquer, ils ne seraient pas très efficaces.
-J’ignorais que tu étais si important, murmura-t-elle. Je suppose que je
devrais être flattée de bénéficier de l’attention particulière du chef lui-
même. Es-tu donc aussi occupé derrière ton imposant bureau que ne peux
plus te charger de la sale besogne ?
-Bon sang, Eva, ce n’est pas ça du tout. De plus, nous savons très bien, l’un
et l’autre, ce qui arriverait si je revenais chez toi.

Chase résista à la tentation de lui préciser que l’attirance entre eux était plus
forte que jamais. Qu’il n’y avait aucun moyen pour eux d’entretenir une
relation platonique.

-Crois-moi, Eva, les agents qui te surveillent sont les meilleurs. Tu es très
bien protégée.
-Tu ne peux savoir combien je me sens rassurée, rétorqua-t-elle avec
sarcasme.
-La semaine dernière, tu ne te souciais guère de ta sécurité, lui rappela-t-il,
commençant à s’irriter de son attitude hostile. Si j’ai bonne mémoire, tu
croyais que Leland et moi exagérions le danger.
-La semaine dernière, c’était la semaine dernière, lui jeta-t-elle. Les choses
sont différentes maintenant.
-Quelles choses ? demanda-t-il en se penchant vers elle.

Elle se leva brusquement, serrant les mâchoires pour ne pas donner à Chase le
plaisir de la voir pleurer.

-Des choses…Eh bien, si tu n’as plus besoin de moi, je m’en vais. Je ne
voudrais pas être en retard à mon rendez-vous.

Agacé par son ton glacial, Chase contourna vivement le bureau et lui posa les
mains sur les épaules.

-Quelles choses sont différentes ? insista-t-il. Bon sang, Eva, qu’y a-t-il de
changé entre aujourd’hui et la semaine dernière ? répéta-t-il en la secouant.
-Toi, explosa-t-elle en se dégageant brusquement.

Il la rattrapa par le poignet.

-Que veux-tu dire ?

Elle fixa ses doigts qui encerclaient son poignet.

-Lâche-moi.
-Pas avant que tu ne m’aies répondu.

Eva le fixa, décontenancée. Comment pouvait-il être aveugle à ce point ? Elle
était tombée amoureuse de lui, lui avait offert sa vie, et il l’avait rejetée en
même temps qu’il classait son dossier. S’il n’y avait pas eu un problème avec
les lettres, elle n’aurait plus jamais entendu parler de lui.

-S’il te plait, Chase, lâche-moi.

Lentement, il desserra ses doigts, réalisant qu’ainsi il la laissait partir. Il
plongea la main dans sa poche et en ressortit une carte de visite.

-Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi. Jour et nuit.

« Jour et nuit » se répéta Eva alors qu’elle fixait la carte qu’il lui tendait.
Seulement, s’il accourrait à son appel, ce serait par devoir et non par amour.
Lentement, elle prit la carte entre ses doigts et la déchira en deux, puis en
quatre. Elle laissa tomber les morceaux sur la moquette puis le regarda, les
yeux emplis de colère.

-Va au diable, murmura-t-elle rageusement.

Puis elle se détourna et sortit du bureau.

Chapitre 10



Il plut encore une semaine. Mais Eva ne s’en plaignait pas, au contraire la pluie
accompagnait son humeur triste et déprimée. Elle manquait d’énergie pour
tout, et le mauvais temps était l’excuse idéale pour rester oisive chez elle à
regarder les lourds nuages gris défiler dans le ciel.
Plus d’une fois, elle décrocha le téléphone, dans l’intention d’appeler Chase.
Mais que pourrait-elle lui dire qui ne révèle pas l’immense besoin qu’elle avait
d’entendre sa voix ? Elle se surprit même à espérer l’arrivée d’une nouvelle
menace qui lui fournirait le prétexte pour l’appeler.
Leland lui rendit visite un week-end et lui assura que Chase veillait sur sa
sécurité. De temps à autre, elle hochait la tête, mais toutes ses pensées étaient
centrées sur Chase.
Elle ne pouvait s’empêcher de se rappeler son sourire, son regard, ses boucles
noires. Comme il lui manquait !
Elle sortait pour de longues promenades sur la plage, oubliant le crachin qui
transperçait ses vêtements. Distraitement, elle remarqua que le mauvais temps
avait fait fuir Vern. Il lui manquait aussi.
Le huitième jour de son exil, Eva s’éveilla à la pâle lueur du soleil en réalisant
que pour la première fois depuis le départ de Chase, elle avait dormi toute la
nuit sans interruption. Ceci était en soi un progrès énorme et elle s’autorisa à
penser qu’elle commençait peut-être à l’oublier. Il était grand temps de
recommencer à vivre.
En s’habillant pour la réunion du conseil d’administration de la Medic-Cain,
elle fronça les sourcils à son reflet dans le miroir. L’urgence d’un régime
grossissant se faisait sentir, ou elle devrait bientôt renouveler toute sa garde-
robe. Aujourd’hui, se promit-elle, elle allait déjeuner.
Eva aurait aimé se détacher de la Medic-Cain, mais l’étendue de son pouvoir
lui fut rappelée à la manière dont tout le personnel se mit à sa disposition dès
qu’elle eut franchi les portes de l’immeuble. Elle passa saluer tous les vice-
présidents, et manifestement le bruit de sa visite se répandait comme une
trainée de poudre car Wes l’attendait au quarantième étage où il avait établi ses
quartiers dans l’ancien bureau de Sanford Cain.

-Je suis content de te voir, s’écria-t-il en l’étreignant avec force contre son
cœur.
-Je te comprends, se moqua-t-elle gentiment.
-Ils ne cessent de s’opposer à chacune de mes décisions. Mais maintenant
que tu es là, je pense qu’ils vont mettre de l’eau dans leur vin.
-Avant de venir te voir, je me suis arrêtée chez Hugh Carlson, déclara
calmement Eva, faisant référence au plus ancien des vice-présidents de la
compagnie.
-Il ne s’est jamais remis du fait que tu m’aies nommé à ce poste et non lui.
-Je crois que tu exagères, répondit-elle, se demandant comment aborder les
plaintes de Hugh sans que son frère pense qu’elle se retournait contre lui.

Eva se souvint à quel point il avait été difficile pour Wes de s’intégrer à la
compagnie. De son vivant, son père avait toujours respecté la tradition de la
promotion interne et elle avait pensé qu’elle en ébourifferait plus d’un en
nommant Wes président. Pourtant, ce qu’elle entendait depuis plus d’une heure
était plus que le bruissement de quelques plumes ébouriffées.

-Tu es dans une position délicate, reprit-elle.
-Pour moi, rien n’a jamais été facile, Eva, répondit-il d’un air entendu.
-Je sais, Wes. Et j’ai essayé de compenser pour toi ces années de misère. A
propos de la réunion, j’ai remarqué que les dépenses présidentielles sont à
l’ordre du jour, dit-elle d’un ton détaché, sachant qu’elle abordait un terrain
miné.
-Il faut dépenser de l’argent pour en gagner, Eva. Ton père t’a sûrement
enseigné cela.
-Je crois néanmoins que tu aurais dû m’en parler avant de commander ce jet
pour la compagnie. Les employés de la Cain ont toujours utilisé des lignes
ordinaires.
-C’est une perte de temps. Avec ce jet, je pourrai me rendre dans une ville,
régler mon affaire, et revenir aussitôt sans m’occuper des horaires des
compagnies aériennes.
-Justement, Wes, tu voyages beaucoup.
-Recherche et développement, répondit-il sans hésitation. Nous ne
travaillons pas dans le vide. D’ailleurs en neuf mois, j’ai détourné pas mal
d’ingénieurs géniaux de chez nos concurrents. Leur contribution rembourse
largement mes frais de déplacement.
-Tu as sans doute raison. Même Hugh convient que le personnel des
laboratoires n’a jamais été aussi compétent. Mais le yacht va poser des
problèmes.

Eva n’ignorait pas la passion de Wes pour la navigation. Il s’était d’ailleurs
offert un voilier ultra-moderne avec sa nouvelle fortune.

-Pourquoi ? Réfléchis, ce sera un atout indiscutable pour les « Public
relations », Eva. N’oublie jamais que l’image est ce qui compte avant tout !
-Pour moi, il est plus important de construire notre image de marque sur la
qualité de nos produits.

Wes soupira en secouant la tête.

-Je croirais entendre Carlson. Les temps ont changé, Eva et les méthodes de
la vieille garde sont dépassées.
-Je comprends ton enthousiasme, déclara lentement Eva. Mais fais-moi
plaisir, et ralentis un peu le rythme, d’accord ? Laisse-leur le temps de
s’adapter à tous ces changements.

Wes se raidit et son regard se durcit.

-Si je comprends bien, tu ne me soutiendras pas à cette réunion ?
-Je serai toujours de ton côté, répondit-elle. C’est la raison d’être des
familles.

Il se percha au bord du bureau et croisa les bras.

-Tu ne le regretteras pas, tu verras. Lorsque les actionnaires verront que les
profits ont remonté depuis que nous avons élargi le secteur
« Cosmétiques », la vente d’actions à Wall Street va crever le plafond.

Eva lui rendit son sourire, sachant que l’entêtement avec lequel il avait imposé
les produits cosmétiques avait porté ses fruits. Il avait un sens du commerce
que même Sanford Cain lui aurait envié.

-J’en suis soulagée. J’ai suffisamment de soucis sans avoir à apaiser une
mutinerie ici.

Le sourire de Wes s’effaça et un pli d’inquiétude barra son front.

-Je croyais qu’ils tenaient ce type qui t’envoie ces menaces ?
-Oh ça ! Oui, je crois.

N’ayant aucune nouvelle de Chase, Eva en avait conclu qu’il avait inculpé son
mystérieux correspondant et qu’il n’avait pas jugé utile de la contacter. Et elle
ne voyait aucune raison d’expliquer à Wes que le suspect déclarait n’avoir écrit
qu’une seule lettre. Il espérait probablement alléger sa peine par ce mensonge.

-Alors ce doit être « L’expérience inédite » qui te tracasse.
-Je ne pense pas que je réussirai à monter ce film, Wes.

Son frère vint la rejoindre et prit ses mains dans les siennes.

-Eva, pourquoi ne prends-tu pas l’argent là où il se trouve ?
-Je n’utiliserai pas l’argent de mon père, Wes. Il est très important que je
prouve ma valeur dans le milieu cinématographique, de la même manière
que tu prouves la tienne ici. Crois-moi, je préfère continuer à laisser Alena
séduire les campeurs plutôt que de toucher un seul centime de la Medic-
Cain.
-Des campeurs ? s’étonna Wes.

Eva eut un petit rire las et se leva.

-C’est une longue histoire. Je te la raconterai peut-être un jour où je serai
ivre.

Wes se leva à son tour et remarqua soudain les cernes gris qui creusaient les
yeux d’Eva.

-Eva, es-tu certaine que tout va bien ?

Elle lui dédia un pâle sourire.

-Bien sûr ! répondit-elle avec une gaieté forcée. Es-tu prêt ? Si nous ne nous
dépêchons pas, nous allons arriver en retard à cette réunion.
-Ne pars pas si vite ! Je voulais t’inviter à faire une promenade en bateau
avec moi demain. Je crois que tu as sérieusement besoin de prendre un peu
l’air.

Se rappelant qu’elle avait décidé de recommencer à vivre normalement, elle
hocha la tête.

-D’accord.

Wes sourit et se frotta les mains.

-Fantastique. Il y a trop longtemps que nous n’avons pas navigué ensemble.

La réunion du conseil d’administration ne fit rien pour remonter le moral
d’Eva. Son premier souci fut de jouer le rôle de médiatrice entre les anciens et
Wes, et elle y réussit. Mais la colère rentrée de son frère ne lui échappa pas
lorsqu’elle fut obligée d’opposer son véto à l’achat du jet et du yacht.
Tandis qu’Eva se battait à la réunion, Chase menait sa propre bataille de l’autre
côté de la ville. Il avait passé l’après-midi à arpenter son bureau en tout sens,
comme ces derniers jours, incapable de chasser Eva Cain de ses pensées.
Et si l’homme qu’ils avaient arrêté n’était pas celui qui avait écrit les dernières
lettres ainsi qu’il l’affirmait ? Il serait très néfaste pour sa réputation qu’un fou
en liberté attente à la vie d’une des plus célèbres actrices du pays.
Cependant, profondément en lui, Chase savait que la pensée d’Eva le
tourmentait pour bien d’autre raisons. Il était amoureux d’elle, très amoureux,
et seule, la certitude qu’une aventure sans lendemain ne le mènerait nulle part
l’avait empêché jusque-là de prendre sa voiture et d’aller la rejoindre. Ce qui,
au départ, n’avait été qu’un fantasme, prenait à présent de gigantesques
proportions, le tourmentant jour et nuit.

-Bon sang, Keeler, se morigéna-t-il, tout ceci est ridicule. Remets-toi au
travail.

Ses résolutions résistèrent un quart d’heure. Puis, n’y tenant plus, il décrocha le
téléphone et composa le numéro d’Eva. Lorsqu’il entendit le répondeur, il
reposa brutalement l’appareil et saisit sa veste sur le portemanteau.

-Je serai absent le restant de l’après-midi, lança-t-il à sa collaboratrice avant
de partir.

Sur le trajet jusqu’à Malibu, il se demanda pourquoi il agissait ainsi. Pourquoi
il allait au devant de l’échec. Chase n’avait jamais vraiment connu l’échec, ni
dans sa vie professionnelle, ni dans sa vie personnelle. Même le fiasco des
Caraïbes s’était soldé par la fermeture d’un laboratoire où était fabriqué de la
cocaïne, plusieurs incarcérations aux Etats-Unis, et la confiscation d’une
grande quantité de drogue.
Jusqu’à trente ans, aucune affaire n’était trop dangereuse pour Chase, aucune
cause trop futile. Ses supérieurs avaient même eu tendance à lui reprocher ses
excès de zèle. Après, il s’était assagi, préférant une approche analytique des
problèmes qui lui étaient posés, pour n’avoir recours aux solutions extrêmes
qu’en cas d’absolue nécessité.
Sa vie personnelle était le reflet de sa vie professionnelle. Au début de sa vie
d’homme, il considérait les femmes comme un passe-temps agréable. Mais
avec les années, il avait appris à mieux les connaître, à rechercher leur
compagnie autrement que pour le plaisir. Maintenant, il découvrait qu’aucune
de ces femmes n’avait plus à ses yeux le moindre attrait en comparaison d’Eva.
Tout en sachant qu’il n’avait rien à lui offrir, que vivre avec elle serait
impossible, il se sentait incapable de s’en tenir éloigné. Il fallait qu’il la voie,
une dernière fois.
Garé devant la maison sur la plage sous un crachin incessant, souriant du
paradoxe de la situation, il attendait comme un adolescent énamouré le retour
de la seule femme qu’il ne pourrait jamais avoir.
Il patienta ainsi durant deux heures, dans cette voiture où l’humidité, ajoutée à
l’inconfort de sa position, ne valait rien à sa jambe. Mais il ne quitterait pas cet
endroit sans l’avoir revue, lui avoir parlé. Cependant, lorsque la voiture d’Eva
apparut dans son rétroviseur, il réalisa qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il
allait lui dire.
Le cœur d’Eva bondit dans sa poitrine à la vue de la voiture de Chase. Mais
lorsqu’il traversa la rue, elle n’afficha qu’un intérêt poli.

-Chase, parvint-elle à le saluer d’un ton désinvolte. Qu’est-ce qui t’amène ?

Chase la sentit sur ses gardes, et comprit qu’il n’était pas le seul à redouter de
souffrir. Ils ne se tenaient qu’à un mètre l’un de l’autre, et pourtant, c’était
comme si un gouffre aussi profond que le Grand Canyon les séparait.

-Je voulais te voir, répondit-il avec un calme trompeur.
-Ah ? Pourquoi ?

Elle était exaspérément placide, mais Chase perçut une note accusatrice dans sa
voix.

-Veux-tu entendre la raison officielle ? demanda-t-il en plongeant les yeux
dans les siens. Ou la vérité ?
-La vérité.

Ni l’un, ni l’autre ne bougeait, comme indifférents à la bise glacée et humide
qui fouettait leurs vêtements. Les gouttes de pluie sur les cheveux d’Eva étaient
comme des diamants étincelants sur du satin noir. Tendant la main, Chase
détacha une des épingles qui retenaient ses cheveux qu’il n’aimait voir que
libres de toute entrave. Eva leva le bras pour l’en empêcher, mais lorsqu’il
secoua lentement la tête, elle le laissa retomber. Il sentait la tension
s’accumuler en elle, mais continua imperturbablement à ôter une à une, les
épingles.

-Je n’ai pas pu résister à l’envie de venir, Eva, avoua-t-il, glissant les doigts
dans ses mèches soyeuses libérées par ses soins. J’ai essayé, Dieu sait que
j’ai essayé, mais il fallait que je te revoie.

Eva l’observait, étonnée par le mélange de colère et de désir qu’elle lisait dans
les yeux de Chase. Puis son visage se rapprocha du sien et il s’empara de ses
lèvres. Son baiser était presque violent, avide et elle s’accrocha à lui,
partageant sa passion, son plaisir. Lorsque doucement, elle gémit son bonheur
de le retrouver, un frisson formidable secoua la charpente de Chase et il
l’étreignit à l’étouffer.

-Oui, murmura-t-elle. Oh oui, Chase. Viens avec moi. Maintenant.

Mais il s’écarta si soudainement qu’elle vacilla légèrement privée de son
support.

-Ce n’est pas une bonne idée, souffla-t-il.
-N’ai-je pas voix au chapitre ? plaida-t-elle avec un calme qu’elle était loin
de ressentir.

Le regard de Chase balaya sa silhouette. Elle avait maigri depuis ce jour où,
stupidement, il l’avait convoquée à son bureau alors qu’un simple coup de
téléphone aurait suffi. Elle avait mal compris cette invitation, et il l’avait fait
souffrir. Il ne voulait pas que cela se reproduise.

-Je ne ressemble pas aux hommes auxquels tu es habituée. J’ai passé la
moitié de ma vie à côtoyer des gangsters. Il te faut quelqu’un qui te traite
comme tu le mérites.

Il secoua la tête.

-J’ai oublié comment être doux, Eva.

Une lueur farouche alluma le regard de la jeune femme.

-Je ne te demande pas d’être doux, Chase. Je te demande d’entrer et de me
faire l’amour. Je t’en supplie, ajouta-t-elle en lui encadrant le visage de ses
mains.

Ses lèvres douces, ses yeux liquides, ses mains caressantes, conspirèrent pour
anéantir les dernières traces de volonté en lui. Tout à coup, ses résistances
cédèrent. Se penchant, il la souleva dans ses bras et la transporta vers la
maison. Lui arrachant presque la clé des mains, il ouvrit la porte qu’il referma
d’un coup de pied derrière eux. Puis il grimpa les marches et la jeta sans
cérémonie sur le lit.

-Maintenant, nous avons assez joué, Eva, déclara-t-il dans un souffle
rauque.

Eva se redressa sur un coude. La flamme qui brûlait dans ses yeux était le lien
indissoluble qui l’unissait à lui, quelles que soient les différences qui les
séparaient.

-Il était temps, murmura-t-elle simplement.


Chapitre 11



Chase essaya de se raisonner, de prendre son temps, de savourer cette étreinte.
Mais la passion imposa son propre rythme tandis que les mains d’Eva se
promenaient sur son corps et que ses lèvres appelaient les siennes en un baiser
ardent.
Le son des vagues résonnaient à ses oreilles alors qu’elle s’impatientait sur les
boutons de sa chemise afin de glisser ses doigts sous le fin tissu. Chase ferma
les yeux quand ses paumes caressèrent son torse et eut la sensation qu’un feu
prenait naissance derrière ses paupières closes.
A son tour, il dépouilla Eva de ses vêtements, mais en s’efforçant au calme.
Lentement, se répétait-il, il faudra que ce souvenir dure jusqu’à ton dernier
jour.
Eva était consciente des efforts de Chase et, bien qu’elle eût envie de lui crier
son désir, elle s’obligea à suivre le pas lent qu’il leur imposait. Docilement,
elle se prêta à ses caresses brûlantes, se faisant violence pour ne pas
s’abandonner aux exigences de son corps.

-Il y a si longtemps que je rêve de cela, souffla-t-il en faisant courir ses
lèvres sur sa peau frémissante. Si longtemps que je veux te toucher, te
goûter, te faire hurler de plaisir.

Elle s’arqua davantage sous ses baisers, secouant la tête de droite et de gauche,
incapable de supporter cette passivité qu’il lui imposait.

-Je t’en prie, Chase.

Du bout de la langue, il dessina des arabesques sur ses seins tendus, sur son
ventre palpitant, prenant plaisir à lui infliger cette torture de l’attente.

-Ce soir, tu es à moi, Eva.

Elle ouvrit les yeux, rencontra le regard de Chase et sut que jamais elle ne
pourrait appartenir à un autre homme.

-Dis-le-moi, insista-t-il d’une voix rauque. J’ai besoin d’entendre les mots.

Encadrant son visage de ses mains, elle l’attira contre sa bouche.

-Oui, murmura-t-elle. Je suis à toi, Chase, rien qu’à toi.

Comme délivré d’un doute, Chase se prêta enfin aux caresses d’Eva jusqu’à ce
que, ne pouvant plus résister davantage, ils se retrouvent dans le monde
magique que seuls connaissent les amants. Un monde de couleurs et de sons
qui les arracha l’espace d’une éternité à celui de la réalité.

-Oh Eva, chuchota-t-il après un long instant de silence.

Tous deux reposaient l’un contre l’autre, alanguis, la tête d’Eva posée sur le
torse de Chase. Elle ouvrit les yeux au ton douloureux de sa voix.

-Ne regrette rien, Chase, dit-elle doucement en lissant son torse de la
paume. Ce que nous venons de partager était merveilleux. Je t’en prie, ne
gâche pas tout en t’excusant.
-Je le devrais, mais je ne le ferai pas. Je t’ai désirée depuis le début, Eva.
-Moi aussi, admit-elle, la lèvre légèrement tremblante. Je t’aime, Chase. Je
t’aimerai toujours.

Il secoua la tête et la laissa retomber sur l’oreiller, regardant fixement le
plafond.

-Il ne faut pas, Eva. Je ne pourrai que te blesser et c’est la dernière chose
que je souhaite.

Une tension insupportable les enveloppa et Eva frissonna, redoutant ce qui
allait suivre.

-On m’a offert une promotion, l’informa-t-il d’un ton neutre, toujours sans
la regarder. A Washington. J’envisage sérieusement de l’accepter.

Elle eut la sensation qu’une main glacée se resserrait sur son cœur, menaçant
de l’étouffer. Elle se débattit, refusant de se laisser ainsi voler le bonheur
unique qu’ils venaient de vivre ensemble.

-Je vois, souffla-t-elle calmement. Félicitations.

Elle posa une main légère sur son épaule, mais il s’écarta. Désemparée, elle le
suivit des yeux lorsqu’il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Ce n’était pas
possible. Elle refusait de croire qu’il ne l’aimait pas. Elle l’avait lu dans ses
yeux trop souvent pour prêter foi à sa froideur affectée. Il ne voulait pas
l’aimer, il résistait à ce sentiment qui s’imposait à lui, c’était cela le problème.
Elle commença à trembler en réalisant que Chase était sans doute suffisamment
fort pour combattre cet amour.

-Comment peux-tu dire cela ? demanda-t-il ironiquement. Si tu m’aimes
vraiment, comment peux-tu me féliciter ?
-Je veux que tu sois heureux, répondit-elle simplement. Si cette promotion
est si importante pour toi, je n’essaierai pas de te retenir.

Il se retourna brusquement, les poings sur les hanches. Le désespoir qui brillait
dans ses yeux lacéra le cœur d’Eva.

-Tu ne te rends pas compte ? la coupa-t-il. Il faut que je parte ! Je ne peux
pas rester ici à te désirer en vain.
-Je t’aime, répéta-t-elle doucement.

Il la regarda longuement, se demandant comment il pourrait lui faire
comprendre. Si Eva l’aimait comme elle le prétendait – et il n’avait aucune
raison de douter d’elle – comment pourrait-il lui expliquer que parfois,
l’amour n’était pas suffisant ?

-Cela ne marcherait jamais, Eva. L’amour est un très joli mot, mais il ne
peut pas survivre sans le respect.
-Mais je te respecte.

Comment pourrait-il en être autrement ? Chase était l’homme le plus honnête,
le plus honorable qu’elle ait rencontré.

-Je serais incapable de me respecter moi-même, dit-il durement. Pas si je
me faisais entretenir par ma femme.
-Si c’est vraiment ton problème, Chase, argumenta-t-elle calmement, nous
vivrons avec ton argent.

De nouveau, il secoua lentement la tête puis balaya la chambre du regard.

-Crois-tu vraiment que je pourrais t’offrir toutes ces frivolités ? la défia-t-il
amèrement. Cet ensemble de satin coûte un mois de mon salaire.

Eva n’était pas décidée à rendre les armes aussi facilement.

-Je n’ai pas besoin d’autres ensembles de soie.
-Bon sang, Eva, fais-tu exprès de ne pas comprendre ? Même dans
l’hypothèse où tu accepterais de te contenter de mon salaire, tu devrais
penser à ta carrière. Tu ne peux tout de même pas te montrer aux yeux de
ton public avec des vêtements achetés en solde dans un supermarché. J’ai
vécu ici assez longtemps, maintenant pour savoir que l’image qu’on
projette de soi est capitale. Tu me l’as dit toi-même quand tu as refusé de
prendre ma voiture pour aller à la banque. Jamais je ne serai à la hauteur de
ton image de marque, Eva.

Son accusation la blessa profondément et elle se leva à son tour pour
s’approcher de lui.

-Comment peux-tu croire que je sois aussi cupide et intéressée, Chase ?

Les yeux de Chase se rétrécirent.

-Peux-tu me dire sincèrement que tu préfèrerais vivre dans un pavillon
plutôt qu’ici ? Me crois-tu assez fou pour imaginer que tu renoncerais au
monde prestigieux du cinéma pour venir vivre avec moi à Washington?

Réalisant que cette conversation était sans doute la plus importante de sa vie,
Eva prit une profonde inspiration s’efforçant de dire la vérité.

-Même si tu étais l’homme le plus riche de la terre, Chase, je voudrais tout
de même travailler. Tu n’as pas idée des efforts que j’ai dû fournir pour
échapper à l’emprise de mon père et pour gagner un semblant d’estime à
mes propres yeux. Je ne peux pas abandonner cela aussi facilement. Même
pour toi, ajouta-t-elle.
-Tu ne tirerais aucune fierté à devenir madame Chase Keeler, murmura-t-il
sombrement.

Si c’était une proposition de mariage, c’était sans doute la plus vague et la plus
imprécise qu’Eva ait jamais entendue, même dans les plus mauvais scénarios.

-Rien ne me rendrait plus heureuse que de devenir ta femme, Chase, dit-elle
avec sincérité.
-N’est-ce pas un « mais » que je décèle dans cette déclaration ?

Doucement, elle posa une main sur son torse.

-Mais j’ai besoin de travailler, aussi, de continuer à exercer mon métier
d’actrice.
-Tu n’es pas une actrice, Eva, rectifia-t-il. Tu es une star et je n’accepterai
jamais de devenir monsieur Eva Cain. Je ne pourrais pas supporter mon
visage tous les matins dans la glace quand je me rase, sachant que je vis sur
les cachets royaux de ma femme.
-Tu pourrais toujours te laisser pousser la barbe, suggéra-t-elle dans
l’espoir d’égayer son humeur sombre.
-Je ne trouve pas qu’il y a là matière à plaisanter, rétorqua-t-il.
-Bon…Alors tu t’en vas.
-Oui.
-Quand ?
-Dès que possible. Dans la semaine.

Eva se mordit la lèvre et refoula tant bien que mal les larmes qui lui brûlaient
les paupières.

-Dans ce cas, ne perdons plus le peu de temps qu’il nous reste à nous
disputer. Viens, Chase.

Son bras s’enroula autour de sa taille et Chase répondit à son étreinte avec une
force teintée de désespoir.

-Mon dieu, Eva, souffla-t-il. Mais que vais-je faire sans toi ?
-Non, Chase. Ne pense pas à demain, profitons de l’instant présent.

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour bâillonner d’un baiser les
protestations qu’il s’apprêtait à prononcer, et le corps d’Eva épousant
souplement le sien acheva de vaincre ses dernières réticences. Sans plus
réfléchir, il glissa avec elle sur la moquette de laine pour une nuit d’étreintes
toutes plus intenses et désespérées à mesure que l’heure les menait
inexorablement vers l’aube du lendemain.

Chase s’éveilla le premier, l’esprit aussitôt en alerte, Eva était recroquevillée
contre lui, la tête posée sur son épaule. Une luminosité rosâtre filtrait à travers
les voilages de la fenêtre. L’aurore était proche. Le drap était légèrement
tombé, dévoilant la rondeur d’un sein, et Chase fut une fois de plus frappé par
la fragilité de la jeune femme. Elle était si désirable, si chaude, si attirante.
Incapable de résister, il se pencha pour effleurer de ses lèvres la peau tendre de
son bras. Un léger sourire se dessina sur les lèvres d’Eva, et il craignit un
instant de l’avoir réveillée. Mais elle soupira doucement et ses yeux
demeurèrent clos.
Il n’aurait rien demandé de plus que de rester là, à sentir son corps chaud et nu
lové contre le sien, mais c’était impossible. Lentement, il se leva, ramassa ses
vêtements et s’habilla.
Puis, serrant les mâchoires pour ne pas hurler sa douleur et sa frustration, il
s’arrêta une dernière fois sur le seuil, se retourna pour graver à jamais
l’image de cette femme endormie, ses cheveux épars sur l’oreiller, et sortit,
refermant silencieusement la porte sur lui.

Eva s’étira silencieusement et sourit dans son demi-sommeil en tendant le bras
pour chercher son amant. Mais sa main ne rencontra qu’un drap froissé et
froid.
L’angoisse l’étreignit aussitôt et, attrapant au passage un peignoir posé sur le
fauteuil, elle se précipita dans l’escalier.

-Chase !

Elle se rua dans la cuisine et éprouva un soulagement si intense qu’elle sentit
ses jambes se dérober sous son poids.

-J’ai cru que tu étais parti, murmura-t-elle en s’adossant contre le mur.

Il l’attira contre lui, ses paumes lui caressant le dos à travers le tissu.

-Pas sans te dire au revoir, souffla-t-il. Je n’ai pas pu.

Elle enroula ses bras autour de sa taille, pressant sensuellement ses cuisses
contre les siennes.

-Reviens te coucher avec moi, Chase.

Devant le silence que rencontrèrent ces mots, elle releva la tête vers lui, ses
yeux implorant.

-Je n’ai jamais supplié personne, Chase, avoua-t-elle calmement. Mais s’il
le faut pour faire l’amour une dernière fois avec toi, je n’hésiterai pas.
-Oh, Dieu…Eva…Je ne veux pas. Tu ne comprends donc pas que partir est
la chose la plus difficile que j’aie jamais faite.

Eva fut tentée d’essayer une fois de plus de le convaincre de rester, mais la
finalité implacable qu’elle lisait dans ses yeux l’en dissuada.

-Alors, fais-moi l’amour, dit-elle. Nous oublierons qui nous sommes, ce
qui nous a poussés l’un vers l’autre et ce qui nous sépare. Je suis
simplement Eva et tu es Chase, et nous ne demandons rien d’autre à la vie
que de nous donner ces quelques heures de bonheur avant que nous ne
repartions chacun dans une direction différente.

Le regard de Chase s’adoucit et il releva les cheveux de sa nuque pour
embrasser la base de son cou.

-Tu es sûre ? demanda-t-il doucement.
-Certaine, murmura-t-elle en l’entraînant déjà vers l’escalier.

***

Ils étaient immobiles depuis de longues minutes, les yeux ouverts sur l’avenir
proche qui les attendait, ni l’un, ni l’autre n’osant prononcer les mots qui
briseraient ces derniers instants de bonheur.
Chase en était venu à la conclusion qu’une vie sans Eva ne valait pas la peine
d’être vécue. Mais qu’avait-il à lui offrir ? Puis l’idée qui avait germé peu à
peu en lui depuis quelques temps lui traversa l’esprit en un éclair de lucidité si
intense que Chase se traita de tous les noms pour ne pas y avoir réfléchi avant.

-Il faut que je parte, déclara-t-il brusquement.
-Pas encore, protesta-t-elle, s’agrippant à lui en un geste réflexe.

Il l’embrassa doucement, affichant un sourire tendre qui la déconcerta.

-Je reviendrai.
-Promis ?
-Promis. Que vas-tu faire aujourd’hui ?
-Du bateau avec Wes, mais je peux toujours annuler.
-Ce n’est pas la peine. Et ce soir ? As-tu des projets ?
-Non.
-Parfait. As-tu quelque chose de décent à mettre pour une soirée de
célébration ? demanda-t-il en jetant un regard amusé vers son placard.
-Pour célébrer ? répéta-t-elle perplexe.
-Absolument. Quand je reviendrai ce soir, je t’enlève pour la nuit. Dîner,
danser…Le ciel sera notre seule limite, ma chérie.

Elle secoua la tête, affichant un pauvre sourire.

-Je ne voudrais pas être rabat-joie, Chase, mais je ne crois pas que j’aurai le
cœur à célébrer ta promotion. Pas quand cela signifie que je ne te reverrai
plus.

Il la prit par les épaules et lui planta un baiser sonore sur le bout du nez.

-Ce n’est pas ce que nous fêterons, Eva.
-Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
-Fais-moi confiance, d’accord ?

Il s’habilla à la hâte, l’embrassa non moins rapidement puis, après un dernier
clin d’œil, s’en alla. Eva l’entendit descendre les escaliers quatre à quatre et
s’interrogea sur les raisons de ce soudain revirement de comportement.
Elle sourit alors en songeant aux heures qu’ils venaient de vivre tous les deux.
Quoi qu’il arrive, rien ni personne ne pourrait la priver du souvenir de ces
merveilleuses étreintes qu’ils avaient partagées.


Chapitre 12



Les voiles rouges du bateau claquaient avec force. La mer était calme
lorsqu’ils étaient partis quelques heures plus tôt, mais à présent, de lourds
nuages plombaient le ciel et le vent redoublait de violence.

-Wes, nous devrions rentrer, suggéra Eva.

Il lui adressa un sourire taquin.

-Aurais-tu peur, Eva ?
-Non, biaisa-t-elle, refusant d’avouer que son malaise grandissait en effet
de minute en minute. Je sais que tu es un marin confirmé, mais tous les
autres sont déjà rentrés depuis une heure.
-Le mauvais temps me lance un défi, je le relève. C’est normal, non ?
-Il est aussi normal de vouloir rester en vie, rétorqua-t-elle alors qu’une
vague plus forte que les autres inondait le pont. Ecoute, Wes, je veux
rentrer, un point c’est tout !

Elle n’avait aucune idée de l’heure, mais ils étaient sur ce bateau depuis le
début de l’après-midi et si elle voulait avoir le temps de prendre un bain et de
se laver les cheveux avant l’arrivée de Chase, elle n’avait plus une minute à
perdre.

-Tu ne peux pas toujours avoir tout ce que tu veux, mon petit, dit Wes d’un
ton désinvolte en changeant de cap, et en pointant le nez du bateau vers le
large.
-Wes, hurla Eva pour couvrir le bruit du vent et des vagues, et aussi parce
qu’elle sentait monter en elle la colère. Cette plaisanterie a assez duré, je
veux rentrer.
-Désolé, mais c’est impossible.
-Pourquoi ? Tu n’as qu’à virer de bord et ramener le bateau au port.

Wes ne parut pas l’entendre.

-La vie est étrange, parfois, continua-t-il sur le ton de la conversation. Par
exemple, c’est moi l’aîné de Sanford Cain, son fils unique de surcroit, mais
c’est toi qui te retrouves à la tête de son entreprise. C’est un comble, tu ne
trouves pas ?

Il devait crier pour se faire entendre au milieu du fracas de la tempête, mais
elle détecta une nuance de colère dans sa voix.

-J’ai fait de mon mieux pour réparer cette injustice, protesta-t-elle.
-Oui, petite sœur, j’en conviens. Mais tu restes le chef, et c’est aussi toi qui
tiens les cordons de la bourse. Si un jour tu te lassais de jouer les sœurs de
charité, tu pourrais toujours te débarrasser de moi, comme l’a fait notre
père.

Eva jeta un regard angoissé autour d’elle. L’obscurité tombait maintenant sur
les eaux agitées de la mer. Le danger était évident. Un soupçon fantasque
effleura sa conscience, mais il était si horrible qu’elle le refoula au plus
profond de ses pensées.
Elle se pencha et posa une main sur le bras de son frère.

-Wes, retournons à la marina et nous discuterons de tout ceci.

Il ôta son bras.

-Il est trop tard, Eva. Il est d’ailleurs regrettable d’en arriver là, j’en
conviens. J’avais d’autres projets pour toi, mais ton petit ami a découvert
ton correspondant. Heureusement, je suis un homme inventif.

Eva le dévisagea avec stupeur.

-C’est toi qui as envoyé ces lettres ? Et qui a saboté les bonbonnes
d’oxygène ? Et tout le reste ?
-Bien sûr. Cela a été un jeu d’enfant ! Quand aux différents sabotages, avec
un peu d’astuce…

Le sang d’Eva se glaça dans ses veines.

-Chase avait raison. Quelqu’un essayait de me tuer. Tu essayais de me tuer.

Wes se leva et le voilier déjà agité par le vent et les vagues tangua
dangereusement. Eva tendit le bras vers lui, ne restant calme qu’au prix d’un
immense effort.

-Wes, je t’en prie, assieds-toi. Tu vas nous faire chavirer.

Il s’exécuta, mais dans ses yeux brillait une lueur dangereuse.

-Tu vas avoir un autre accident, Eva. Et cette fois, je crains qu’il ne te soit
fatal.

Il sortit une grande clé à molette de sous son banc et, comme il se dirigeait
vers elle, Eva comprit sans aucun doute possible, que Wes avait fermement
l’intention de la tuer. Elle n’était pas assez forte pour se mesurer à lui. Son seul
espoir résidait dans la fuite. Bondissant sur le côté, elle plongea dans l’océan.
Puis, ses bras luttant contre la violence des vagues, elle prit la direction du
littoral. Elle se retourna une seule fois, pour voir Wes agiter son arme au-
dessus de sa tête en vociférant comme un diable. Tellement concentré sur Eva,
il ne vit pas l’énorme vague qui avançait vers le voilier. Quelques instants plus
tard, le bateau fut renversé, mais Eva n’attendit pas que Wes refasse surface.
Elle continua à nager, se répétant qu’elle devait à tout prix retrouver la terre
ferme. Retrouver Chase.

***

Chase sifflotait lorsqu’il entra dans les bâtiments du FBI. Jamais il ne s’était
senti aussi bien. Sa collaboratrice leva les yeux à son approche.

-Monsieur Keeler, Chris Wright vous attend dans votre bureau.

Chase allongea le pas. Chris Wright était le graphologue qui avait analysé les
lettres reçues par Eva.

-J’ai le résultat des analyses, déclara son visiteur, sans préambule, dès qu’il
aperçut Chase sur le seuil. Les sept dernières lettres ont été envoyées par
quelqu’un de différent. L’écriture est très bien imitée, mais pas assez.

Chase sentit son cœur s’arrêter de battre.

-Une idée sur leur auteur ?
-C’est le frère.

Chase étouffa un juron et, ouvrant précipitamment le tiroir de son bureau, en
sortit un révolver.

-Appelez tout de suite la police de Malibu et les gardes-côtes. Eva est en
mer avec lui. Dites-leur que je les retrouverai à la marina.

***

L’hélicoptère patrouillait au-dessus de la zone depuis un quart d’heure. Les
yeux collés sur ses jumelles, Chase cherchait une trace des voiles rouges du
bateau.

-Hé, qu’est-ce que c’est ? s’écria le pilote, rompant le cours des pensées de
Chase. Je viens de voir bouger quelque chose.
-Où ? s’écria Chase.
-Juste au dessous de nous.
-Un dauphin probablement, grommela Chase, refusant de se laisser bercer
par de faux espoirs.

Par acquit de conscience, il dirigea néanmoins ses jumelles dans la direction
que lui indiquait le pilote.

-C’est elle !
-Je vais appeler les gardes-côtes et leur indiquer sa position.
-Non ! Ce serait trop long. Il va falloir la repêcher nous-mêmes.
-Par ce vent ? Mais vous rêvez ! Ce serait un miracle si nous réussissons à
la sauver.
-Justement, aujourd’hui, je me sens capable de réaliser des miracles.
Allons-y, ordonna Chase en se levant pour aller préparer la bouée de
sauvetage.

Au début, Eva crut qu’elle avait imaginé ce vrombissement dans ses oreilles.
Mais lorsque le vent agita l’eau autour d’elle avec une violence redoublée, elle
leva les yeux. Son cœur bondit dans sa poitrine lorsqu’elle aperçut
l’hélicoptère.

-Nous ne pouvons descendre plus bas, annonça le pilote. Ou nous risquons
d’aggraver sa situation.

Hochant la tête, Chase ouvrit la portière, luttant contre la force du vent. Puis il
jeta la bouée en direction d’Eva. Elle amerrit à une dizaine de mètres trop loin.
Marmonnant des imprécations, Chase fit une nouvelle tentative, qui réussit
cette fois.
Lorsque la bouée heurta la surface de l’eau, Eva tendit vers elle ses bras
engourdis et lourds comme le plomb. Elle était terrorisée, frigorifiée et
épuisée, mais elle avait frôlé la mort de trop près pour laisser la fatigue la
submerger maintenant. Elle s’accrocha à la bouée de toutes ses forces.
Quelques secondes plus tard, un harnais orange descendit à son tour, et malgré
son épuisement, elle réussit à l’attacher autour d’elle. Puis, ses doigts gelés
crispés autour du filin, elle ferma les yeux, priant le ciel de ne pas avoir le
vertige.
Lentement, avec d’infinies précautions, Chase commença à hisser Eva hors de
l’eau. Ruinant les efforts du pilote pour maintenir l’appareil aussi immobile
que possible, une bourrasque de vent fit osciller le harnais d’Eva à plusieurs
mètres au-dessus de l’eau. Mais elle ne parut pas paniquer et Chase
recommença à respirer.
Le vent avait emporté le hurlement de terreur d’Eva. S’efforçant de ne pas se
laisser gagner par l’hystérie, elle s’était accrochée au filin avec une nouvelle
force. Elle gardait les yeux fermés, mais à l’accroissement du bruit et du
souffle, elle se rendit compte que bientôt, elle aurait la vie sauve.
Au moment où elle avait l’impression que ses forces, tant nerveuses que
physiques, allaient la lâcher, elle sentit deux bras forts la soulever.

-Chase ! Tu es là.
-Bien sûr, dit-il simplement, avec un calme qui tranchait avec la terreur
qu’il venait de ressentir. Je te l’ai dit, Eva, tu n’es pas prête à te débarrasser
de moi.

Elle posa la main sur sa joue, comme pour s’assurer qu’il était bien réel.

-Je suis heureuse, murmura-t-elle, très heureuse.

Le pilote s’éclaircit la voix, gêné de troubler ce tête-à-tête.

-Il faut ramener cette jeune femme à la marina le plus vite possible, dit-il.
-Bien sûr, répondit Chase aussitôt en installant avec douceur Eva dans un
siège avant de boucler sa ceinture de sécurité.

Il s’installa dans le siège voisin et prit ses mains glacées dans les siennes.
Quelques instants plus tard, ils atterrissaient et deux infirmières enveloppaient
Eva dans une couverture. Puis elles vérifièrent sa tension et une ambulance
attendait pour la transporter à l’hôpital.

-Je ne veux pas aller à l’hôpital, je veux rentrer chez moi, protesta
faiblement Eva.

Chase adressa un regard interrogateur à la plus âgée des infirmières.

-C’est possible, à condition qu’elle reste couchée et qu’elle ne prenne pas
froid, acquiesça-t-elle.

Eva se tourna vers lui, serrant contre elle la couverture, et voyant qu’il hésitait
encore, elle trouva la force de plaisanter.

-Vas-tu me raccompagner, ou dois-je faire du stop ?
-Vous n’avez pas idée à quel point cette femme est entêtée, soupira-t-il à
l’adresse de l’infirmière.

Puis, sous les regards amusés de l’assistance, il la souleva dans ses bras et la
transporta jusqu’à sa voiture.
Eva eut beau répéter, après avoir pris un bain chaud et s’être couchée qu’elle se
sentait bien, elle s’endormit immédiatement. La pièce était plongée dans
l’obscurité lorsqu’elle s’éveilla enfin. Ses yeux scrutèrent la pénombre.

-Chase ?
-Je suis là.

Le matelas se creusa lorsqu’il s’assit près d’elle.

-Comment te sens-tu ?
-J’ai l’impression que jamais plus je ne pourrai me servir de mes bras et de
mes jambes.
-Tu as dû lutter contre une mer très agitée. Tu disais que tu as été obligée de
plonger ?

La douleur assombrit soudain le regard de la jeune femme.

-Je n’avais pas le choix. Wes me…

Sa voix se brisa.

-Ils l’ont retrouvé, Eva. Vivant.

Un soupir de soulagement échappa à Eva.

-J’appellerai Leland à la première heure demain matin.
-Leland ? répéta Chase, devinant l’idée qu’Eva avait derrière la tête.
-Il pourra me recommander un bon avocat.
-Tu veux financer sa défense ?
-Je pense que Wes a momentanément perdu la raison. Et qu’il n’est pas
totalement corrompu.
-Il devra aller en prison, Eva.

Elle hocha la tête.

-Je sais. Mais je veux mettre toutes les chances de réhabilitation de son côté.
Dans le fond, ce n’est pas un mauvais homme.

Chase leva les yeux au ciel.

-Je suis certain que tu trouverais des excuses même à Jack L’Eventreur.

Comme elle éclatait de rire, il porta sa main à ses lèvres.

-A propos, j’ai quelque chose pour toi, vingt millions de dollars, annonça-t-
il d’un ton désinvolte.
-Quoi ? Mais où les as-tu trouvés ? En dévalisant une banque ?
-Non, tu déjeunes demain avec Bart McKinney.
-Bart McKinney ! Mais il ne voulait pas entendre parler de mon film.
-C’était avant qu’il ne lise le scénario, lui révéla Chase. Maintenant, c’est
chose faite et il est prêt à tout pour remporter l’affaire. D’ailleurs, rajouta-t-
il avec un sourire malicieux, si tu n’exiges pas de lui un pourcentage
exorbitant, tu me décevras beaucoup.
-Je ne comprends pas. Depuis quand connais-tu Bart McKinney ?
-Tu te souviens, il ya dix ans, quand son fils avait disparu ?
-Vaguement, j’étais à l’université à l’époque.
-Eh bien, tu as face à toi celui qui a arrêté les ravisseurs et qui a rendu Sean
à son père. McKinney m’avait dit de ne pas hésiter à venir le trouver si
j’avais besoin de lui.

Eva secoua la tête.

-Et pour lui permettre de payer sa dette de reconnaissance, tu lui as
demandé de financer le film de ta petite amie. Non, Chase. De cette manière,
cela ne m’intéresse pas. Pas plus que l’argent de la Medic-Cain.
-Tu ne comprends pas, protesta Chase. Je lui ai simplement demandé de lire
le scénario. Il a pris lui-même sa décision. Crois-tu vraiment qu’il irait
jusqu’à miser son argent sur un numéro perdant ?

Eva rassembla la couette autour d’elle tout en réfléchissant à la question de
Chase.

-Non, répondit-elle, je ne crois pas.

Lorsqu’elle releva les yeux vers lui, ils étaient curieusement humides.

-Que pourrais-je faire pour te remercier ? murmura-t-elle. Tu m’as sauvé la
vie. Deux fois. Et maintenant, grâce à toi, ce projet de film pour lequel je
me bats depuis si longtemps va enfin se réaliser. Je te dois tant, Chase.
Jamais je ne pourrais m’acquitter de ma dette envers toi.
-Oh, ce n’est pas sûr, déclara-t-il lentement. Nous trouverons bien quelque
chose.

Son sourire s’évanouit, et une fois de plus, Eva vit cette petite ombre qui
trahissait la vulnérabilité secrète de cet homme fort et sûr de lui.

-Epouse-moi, Eva.

Pour autant qu’elle aurait aimé crier « oui » et se jeter à son cou, il lui restait
un ou deux points à éclaircir.

-T’épouser ? demanda-t-elle doucement. Que me proposes-tu en échange,
Chase ? Et que se passera-t-il quand l’équilibre des pouvoirs sera rompu ?

Il émit un grognement.

-J’étais sûr que tu me répèterais cela ! Je veux bien reconnaitre que j’avais
une assez mauvaise opinion du mariage, Eva. Mais tout a changé, grâce à
toi. Et à ce que je ressens pour toi.
-Justement, que ressens-tu pour moi, Chase ?

Il secoua la tête et poussa un soupir à fendre l’âme.

-Ce n’est qu’un tout petit mot, Chase, insista-t-elle. Tu ne t’étoufferas pas,
c’est promis.
-Ecoute, Eva, quand j’étais à l’université, je croyais savoir ce que signifiait
ce mot. Après l’échec de mon mariage, j’ai décidé que ce n’était qu’une
illusion.

Elle encadra son visage de ses mains.

-Et maintenant ?

Chase ferma les yeux et le cœur d’Eva battit plus fort.

-Je t’aime, Eva. Je t’aime, répéta-t-il, d’une voix plus assurée.

Le plaisir qu’il éprouvait à prononcer ces mots était pour lui une immense
surprise.

-Je t’aime aussi, Chase.
-A propos, reprit-il d’un ton nonchalant. Dans deux semaines, nous partons
pour Hawaii.
-Hawaii ?
-Que dirais-tu de Maui pour notre lune de miel ?

Elle glissa les doigts dans sa chevelure sombre et lui rejeta la tête en arrière.

-Aïe !
-Espèce de présomptueux, l’accusa-t-elle, les yeux brillant de bonheur.
-As-tu la moindre objection ? s’enquit-il en riant.

Eva se laissa gagner par sa gaieté.

-C’est ton jour de chance, Chase Keeler du FBI, dit-elle, ponctuant ses mots
de baisers de plus en plus appuyés sur la bouche, tandis qu’elle commençait
à le déshabiller. Car Maui est justement le deuxième endroit au monde où
j’adore être.

Sur ces mots, elle jeta sa chemise à l’autre bout de la chambre et ses doigts
descendirent vers la ceinture de son pantalon.

-Et le premier ? parvint-il à articuler, alors que son pantalon allait rejoindre
la chemise.

Le regard d’Eva n’avait jamais été aussi provocateur.

-Devine.

Il n’en fallait pas davantage à Chase.

-Dans ce cas, dit-il, un sourire sensuel se dessinant sur ses lèvres, pourquoi
ne pas y passer le restant de nos jours ?

Lorsqu’il l’attira dans ses bras, pas la moindre objection ne lui vint à l’esprit.

*****
***
*


Merci



Chers lecteurs, je vous remercie pour la confiance que vous m’avez accordée
en achetant mon livre.

Si vous l’avez aimé et afin de le faire « vivre » le plus longtemps possible,
n’hésitez pas à en parler autour de vous, à vos amis, sur votre blog, sur votre
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devant vous, pensez à écrire un commentaire sur Amazon.


A bientôt.

Lina McGraw
Bonus




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Par Lina McGraw


Table des matières


-Table des matières
-Chapitre 1
-Chapitre 2
-Chapitre 3
-Chapitre 4
-Chapitre 5
-Chapitre 6
-Chapitre 7
-Chapitre 8
-Chapitre 9
-Chapitre 10
-Chapitre 11

Chapitre 1



-Vous croyez vraiment à ces choses-là ?

Surprise par la question, Jayna se tourna vers l’homme qui lui parlait. Son
regard fut arrêté par un torse puissant et elle dut lever la tête pour voir le
visage de son interlocuteur.

-A quoi ? interrogea-t-elle. A l’amour ?

Les yeux de l’inconnu se firent rieurs.

-Non. A l’astrologie.

Non, Jayna ne croyait pas à l’astrologie. A l’amour, non plus, d’ailleurs. Elle
avait simplement lu son horoscope par habitude, comme elle le faisait chaque
fois qu’elle ouvrait un magazine.
« Amour : au début du mois, une rencontre inattendue transformera votre vie. »
A cause de cette phrase, elle avait mal compris la question de l’inconnu…
Elle s’apprêtait à répondre, mais déjà, le géant s’éloignait. Elle le suivit des
yeux jusqu’à ce qu’il sorte de la librairie, impressionnée par sa taille et sa
puissante stature.
Elle aurait sans doute oublié cet homme si, un peu plus tard, elle n’avait aperçu
sa silhouette dans une allée du supermarché. Tout en remplissant son chariot de
boîtes de conserve, de plats tout préparés et de paquets de céréales, Jayna
observa l’homme à travers les rayons. Il devait mesurer plus d’un mètre quatre
vingt dix et les muscles de ses larges épaules saillaient sous le fin coton de son
tee-shirt blanc.
« Un homme vraiment magnifique …, songea-t-elle. Mais qui peut-il bien
être ? Je ne l’ai encore jamais aperçu par ici… ».
Elle sursauta en le voyant se tourner vers elle et baissa les yeux sur le paquet
qu’elle tenait entre les mains. L’homme disparut au bout de l’allée.
Jayna jeta le sachet de soupe déshydratée dans son chariot et continua ses
courses sans plus penser à l’inconnu. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve juste
derrière lui à la caisse … Tout en faisant semblant de feuilleter une revue prise
sur le présentoir, elle reprit son observation. Il lui tournait le dos et semblait ne
pas avoir remarqué sa présence. Pourtant, après avoir rangé tous ses achats –
de quoi nourrir toute une équipe de football pendant un mois -, il pivota vers la
jeune femme.

-Je me trompe ou vous me suivez ? demanda-t-il en souriant.

Jayna s’empourpra, terriblement gênée. Pourquoi diable l’avait-elle examiné
avec autant d’insistance ?

-Vous devez vous tromper, assura-t-elle, consciente que la couleur de ses
joues la trahissait.
-Dommage ! J’espérais que vous alliez lire dans les lignes de ma main.

Avec ses cheveux retenus par un foulard, ses gros anneaux dorés aux oreilles
et sa longue jupe de coton rouge, elle avait en effet tout l’air d’une diseuse de
bonne aventure.

-Désolée, mais le vendredi est mon jour de repos, rétorqua-t-elle en
empaquetant à son tour ses achats.

Elle remarqua les petites lueurs mordorées qui dansaient dans le regard brun
de l’inconnu. Des cheveux noirs et souples encadraient son visage aux
pommettes saillantes.
Sans rien ajouter, l’homme se retourna et sortit du magasin. Jayna le suivit du
regard tandis qu’il traversait le parking à grandes enjambées. Il avait les bras
chargés de paquets et elle se demanda s’il comptait manger toute cette
nourriture seul ou s’il avait une famille avec qui la partager.


Sur le chemin du retour, elle ne parvint pas à chasser l’inconnu de son esprit.
Elle repensa à sa taille imposante et s’imagina entre ses bras…Quel effet cela
pouvait-il faire ? Et quel goût avaient ses lèvres ? Pleines et bien dessinées,
elles semblaient inviter au baiser.
« Jayna Ralston, es-tu certaine d’aller tout à fait bien ? se demanda-t-elle. Mais
qu’est-ce qui te prend de penser à des choses pareilles ? Décidément, l’oisiveté
ne te réussit pas… ».
Tout de même, elle n’avait encore jamais fantasmé sur un homme croisé dans
la rue, aussi séduisant soit-il…
Que lui arrivait-il, aujourd’hui ?
« Probablement rien de spécial, se dit-elle en sortant ses sacs du coffre de la
voiture. Je manque d’occupation, voilà tout. »
Lorsqu’elle eut déposé les provisions sur la table et servi leur déjeuner aux
chats, elle se prépara un bol de céréales avec du lait et s’installa sur le canapé
avec un livre. Dès la quatrième page, elle se leva, posa le bol dans l’évier et
jeta un coup d’œil désabusé autour d’elle.
Les premiers jours, cette maison composée d’une seule et immense pièce
l’avait enthousiasmée. Elle avait été séduite par cet espace entièrement ouvert
où un bar séparait la cuisine du salon-salle à manger, tandis qu’une simple
estrade en bois servait à délimiter la chambre à coucher. Mais aujourd’hui, le
charme n’opérait plus. Jayna s’ennuyait trop pour continuer à s’émerveiller
devant la largeur des baies vitrées ou la beauté de la grande cheminée en
pierre. Elle ne pensait plus qu’à partir. Quitter cette maison de rêve et retourner
le plus vite possible dans le monde réel.
« Mon Dieu ! Et dire que je dois encore rester vingt huit jours ici… Mais
pourquoi ? Pourquoi ? »
Elle avait beau s’être posée la question des centaines de fois, elle ne
comprenait toujours pas pourquoi sa tante Rose avait exigé qu’elle vive un
mois dans cette demeure avant de la lui léguer définitivement. Pas plus qu’elle
ne comprenait pourquoi elle lui avait interdit d’apporter du travail. Rose
voulait-elle la faire mourir d’ennui ?
Jayna s’approcha de la baie. Elle n’était ici que depuis deux jours et déjà, elle
devenait folle au point de s’imaginer dans les bras d’un parfait inconnu… A
quoi tout cela rimait-il ? Elle qui avait tout fait pour combattre son
tempérament rêveur et faire face à ses responsabilités, voilà qu’elle se
retrouvait livrée à elle-même, loin de sa famille et de son travail…Et si jamais,
il arrivait quelque chose chez elle ou à son bureau, comment feraient-ils sans
elle ?
N’y tenant plus, elle sélectionna un numéro sur son téléphone et appuya sur la
touche d’appel.

-Cabinet Ralston et Treadwell, Nell Treadwell à l’appareil.
-Bonjour, Nell…
-Ah ! Jayna… je n’attendais plus ton coup de fil aujourd’hui.
-N’ai-je pas appelé tous les jours depuis mon départ ?
-Si, mais jamais aussi tard, répondit Nell.

Jayna jeta un regard autour d’elle, mais elle n’aperçut pas sa montre. Rien
d’étonnant avec le désordre qui régnait dans la pièce !

-Quelle heure est-il ? s’informa-t-elle.
-Ici, presque cinq heures. Je suis heureuse de constater que tu as enfin
oublié l’heure ! Ainsi, tu ne t’es pas rongée d’inquiétude en attendant de
m’appeler ? Qu’as-tu fait d’intéressant ?

Jayna fronça le nez. Elle ne pouvait tout de même pas avouer à son amie
qu’elle avait passé la moitié de la journée assise sur les marches, devant la
maison, à admirer le paysage. Ni qu’elle avait suivi un homme au
supermarché…

-Juste un peu de shopping en ville. Et toi ? Tu vois Wesley, ce soir ?
-Oui, il m’invite au restaurant, répondit Nell, enthousiaste. Il parait qu’il a
quelque chose à fêter…
-Vraiment ? Tu crois que…
-Oh ! J’essaie de ne pas trop y penser. Je serais trop déçue si ce n’était pas
cela …
-Je penserai très fort à toi, promit Jayna. Et surtout, préviens-moi si je dois
me préparer à fêter un mariage !

Nell rit au bout du fil.

-Tu sais que tu seras la première au courant. Mais toi, tu n’as pas profité de
ces vacances pour rencontrer l’homme de ta vie ?

Jayna repensa à l’inconnu croisé au supermarché.

-Si, mais quand je lui ai dit que je ne voulais pas faire le ménage, ni
m’occuper des enfants, et encore moins préparer les repas, il a filé en
courant.
-Tu peux bien te moquer, dit Nell. Le jour où tu tomberas vraiment
amoureuse, tu oublieras toutes tes résolutions et tu passeras volontiers le
reste de ta vie à cuisiner.

Jayna avait toujours pensé qu’elle se marierait un jour, mais elle ne voyait
vraiment pas comment trouver le temps de se consacrer à un homme. Elle avait
déjà suffisamment de responsabilités avec sa carrière et sa famille sans devoir
assumer un mari et des enfants.

-Et au bureau, comment ça se passe ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
-Aucun problème. Tu peux profiter de tes vacances. A propos, qu’as-tu
décidé pour la maison ?

Tante Rose n’avait pas exigé de Jayna qu’elle conserve la maison. Après avoir
passé un mois sur place, la jeune femme pourrait tout vendre si elle le
souhaitait.

-Je ne sais pas encore. Je veux d’abord visiter les alentours.
-Très bien, et profites-en pour t’amuser un peu. Prends exemple sur ton
associée et fais-toi offrir quelques dîners aux chandelles par un jeune
homme irrésistible. Il n’y a rien de meilleur pour le moral.
-J’y penserai. En attendant, salue le jeune homme en question de ma part, et
n’oublie pas de me prévenir s’il y a du mariage dans l’air.
-Promis.

Jayna raccrocha, troublée. Pourquoi avait-elle immédiatement songé à
l’inconnu quand Nell avait parlé d’un dîner aux chandelles ?
« Tout cela est stupide, pensa-t-elle. Un homme me dit trois mots et je ne cesse
plus de penser à lui. Il faut vraiment que je m’occupe… »
Mais que faire ? Elle jeta un regard accablé sur la pièce en désordre. Un peu de
ménage ? Non…Un livre ? Une promenade ? Il était trop tard. Jayna se décida
finalement pour une visite à Monsieur Greenwood, l’homme chargé de
l’entretien de la maison. Cinq kilomètres à pied à travers bois lui feraient le
plus grand bien.
Jim Greenwood aurait pu poser pour un magazine touristique local. Il avait
tout du montagnard typique, des yeux bleu clair, un visage couperosé par le
froid, et un mégot éternellement collé à la lèvre inférieure. Il avait accueilli
Jayna à son arrivée et n’avait pas dissimulé sa désapprobation quand celle-ci
lui avait révélé son âge. Trente ans et toujours célibataire, cela dépassait
l’entendement. Pour un peu, il l’aurait considérée comme une vieille fille.

-A votre âge, vous devriez avoir trois ou quatre beaux enfants. Pourquoi
croyez-vous que Dieu vous ait mis sur terre ? avait-il demandé.

Elle avait eu beau essayé de lui parler de sa carrière et de ses responsabilités,
leurs visions de la vie étaient trop différentes pour qu’ils parviennent à se
comprendre. Heureusement, cela ne les avait pas empêchés de sympathiser et
de discuter plus d’une heure autour d’une tasse de café.


En la voyant arriver, Jim Greenwood sortit sur le pas de la porte.

-C’est gentil de rendre visite au vieux Jim, s’exclama-t-il. Je vous prépare
un petit café ?

Jayna acquiesça et quelques minutes plus tard, elle était assise sur un rocking-
chair, dans la véranda, une tasse de café chaud entre les mains.

-Vous avez un nouveau voisin, annonça soudain Monsieur Greenwood.
-Ah ? Qui est-ce ?
-Un certain Thad Perkins. Il parait qu’il mesure près de deux mètres. Un
véritable géant, à ce qu’on raconte. A propos, vous savez ce qu’on va
bientôt raconter sur vous, au village, si vous continuez à vous habiller
comme ça ?
-Que je lis les lignes de la main et que je me déplace sur un balai, répondit
Jayna, amusée. C’est ça ?

Il hocha la tête en riant.

-Alors, où vit ce Thad Perkins ? reprit-elle, soucieuse de ne pas laisser
dévier la conversation.
-Dans l’ancienne maison des Roberts.

La demeure en question était située derrière celle de Jim Greenwood, dans une
zone où Jayna ne s’était encore jamais rendue.

-Il l’a achetée ?
-Je ne pense pas. En tout cas, je n’ai rien entendu là-dessus en ville.
Pourquoi me demandez-vous cela ?

Jayna voulait savoir si beaucoup de gens étaient intéressés par l’achat d’une
maison de ce côté de la vallée. Après tout, Beaver Creek avec ses pistes de ski,
ses remontées mécaniques et ses restaurants, était situé juste sur l’autre versant.

-Par simple curiosité, répondit-elle.
-Eh bien, si vous êtes si curieuse, vous devriez aller dîner en ville. Sûr que
vous tomberiez sur lui.
-Avec toute la nourriture qu’il a achetée ce matin, cela m’étonnerait. Sa
femme a dû cuisiner toute la journée.
-Parce que vous l’avez vu ce matin ?

Jayna se troubla légèrement.

-Oui…Enfin, je suppose qu’il s’agissait de lui… à cause de la taille. Il
faisait ses courses en ville.

Jim Greenwood se tut un instant, avant de déclarer.

-Ce n’est certainement pas sa femme qui lui fait la cuisine, il n’est pas
marié. Peut-être bien que si vous le lui demandiez, il vous préparerait
quelque chose…

Il conclut sa phrase par un clin d’œil malicieux qu’elle préféra ignorer.


Jayna s’éveilla avant le lever du soleil. Elle était allongée sur les couvertures,
le livre commencé la veille ouvert à côté d’elle, les chats roulés en boule
contre ses jambes.
A peine debout, elle débordait déjà d’énergie et rageait à l’idée de la nouvelle
journée d’inactivité qui l’attendait. Une fois de plus, elle se demanda pourquoi
sa tante lui avait joué un tour pareil. Comme si elle pouvait se permettre de
gaspiller un mois de sa vie.
De mauvaise humeur, elle se dirigea vers le coin cuisine pour préparer du café.
Elle en but une tasse et se sentit plus nerveuse encore. Elle avait envie de
bouger, de s’occuper, de se rendre utile.
« Si ça continue, je vais hurler », se dit-elle en s’emparant des premiers
vêtements qui lui tombèrent sous la main. Il fallait qu’elle sorte, qu’elle
marche.
Le soleil apparaissait à l’horizon quand elle franchit le seuil de la maison. La
forêt était toujours plongée dans l’obscurité, mais Jayna s’engagea tout de
même sous les arbres. Elle suivit un petit sentier tortueux jusqu’à un
escarpement rocheux qu’elle avait découvert lors de sa première promenade
dans la région. De là, on dominait toute la vallée, et le spectacle était
saisissant : la plaine rayonnait sous le soleil levant. L’humidité de la nuit
s’évaporait, transformant les contours de chaque feuille et de chaque brindille
en lignes floues et lumineuses. Jayna s’abandonna un moment à la magie du
panorama avant de se secouer. Elle qui, depuis son adolescence, ne s’était
jamais autorisée la moindre rêverie, voilà qu’elle laissait vagabonder son
esprit après deux jours de vacances. Sa mère n’avait pas tort, elle ne changerait
jamais. Raison de plus pour se surveiller et ne pas s’abandonner à son
imagination alors qu’on avait tant besoin d’elle dans la réalité.
Forte de cette résolution, elle se détournait du paysage quand elle entendit des
aboiements. Elle s’immobilisa un moment et vit deux lévriers qui couraient à
travers bois. Un homme les suivait à grandes enjambées.
Jayna frémit légèrement. Elle l’avait seulement aperçu, mais aucun doute
possible, il s’agissait de l’inconnu de la veille. Thad Perkins, sans doute, se dit
la jeune femme en se rappelant le nom transmis par Jim Greenwood. Des
questions insensées lui traversaient l’esprit, quelles sensations lui
procureraient ces bras immenses et puissants s’ils venaient à l’enlacer ?
Comment réagirait-elle au contact de cette bouche si sensuelle ?
« Mon Dieu, je deviens folle. Où vais-je chercher des questions pareilles ? » se
demanda-t-elle, très inquiète.
Ayant laissé l’homme et les chiens s’éloigner, elle s’apprêtait à quitter le
rocher sur lequel elle était assise quand un grognement l’en dissuada. Arrêtés à
quelques mètres d’elle, les deux lévriers la fixaient, prêts à bondir au moindre
mouvement. Effrayée par leurs crocs, Jayna ne bougea pas.

-Bons chiens, murmura-t-elle, vous n’êtes pas méchants, n’est-ce pas ?

Un grognement sourd lui répondit.


Thad avançait rapidement bien que le terrain fût escarpé. Il avait espéré que
l’exercice lui ferait du bien et délivrerait son corps de la tension accumulée
depuis des mois. Mais après plusieurs kilomètres de marche à travers bois, il
devait s’avouer qu’il se sentait toujours aussi nerveux. Etait-ce vraiment
étonnant ? Il venait à peine d’arriver et déjà, il espérait un miracle. Il faudrait
sans doute plus d’un jour de tranquillité avant que son esprit retrouve la paix.
Les chiens venaient de le quitter pour s’élancer sur un sentier proche et il
perçut un moment leur pelage brillant entre les feuilles. Puis, plus rien. Il ne
put s’empêcher de les envier. Comme il aurait aimé, lui aussi, tout oublier pour
s’abandonner à la joie d’un matin ensoleillé, suivre la trace d’un lièvre et
courir comme un fou après tout ce qui bouge. Le monde des chiens se
composait d’odeurs, de gamelles bien remplies et d’amitié, alors que celui des
hommes était peuplé de regrets, de haines et de rêves brisés.
Thad allongea le pas en entendant les lévriers aboyer. Il vit d’abord une femme
immobile, assise sur un rocher. Les chiens la menaçaient de leurs crocs. La
pauvre devait être terrorisée. Il maudit son ami Adam de les avoir dressés
ainsi.

-Bandit, Rex, au pied ! ordonna-t-il en arrivant à leur hauteur.

Les deux lévriers vinrent s’assoir près de lui, calmés mais méfiants. Thad
pensa qu’il demanderait à Adam de les reprendre, il appréciait leur compagnie
mais il n’avait pas envie de les surveiller à chaque promenade.
N’osant toujours pas bouger, Jayna détailla l’homme qui lui faisait face. Elle
remarqua que tous ses vêtements étaient neufs. Avec son allure d’athlète et ses
longues jambes musclées moulées dans un jean, il aurait presque pu sortir d’un
catalogue de mode masculine. Lui aussi devait être en vacances ici, à la
différence qu’il avait tout prévu pour son séjour, alors qu’elle s’était contentée
de fourrer quelques vêtements dans son sac avant de partir.
Thad retint un soupir en voyant les immenses yeux verts de la jeune femme
l’examiner des pieds à la tête. Il aurait voulu lui tendre la main pour l’aider à
se relever, mais il connaissait trop l’effet que faisait sa taille sur certaines
personnes pour risquer un geste. Maintenant, elle avait sûrement bien plus peur
de lui que des chiens.

-Je suis désolé, s’excusa-t-il. Les chiens vous ont fait mal ?

Jayna redressa les épaules, vindicative.

-Non, mais vous ne devriez pas les laisser courir librement dans la forêt.
Beaucoup de gens se promènent par ici.

Thad faillit sourire à ce reproche. Si elle avait peur de lui, elle le cachait bien.

-Je m’en souviendrai, promit-il. Encore désolé de vous avoir effrayée.

Il se retourna, prêt à partir, et Jayna ne put s’empêcher de le suivre des yeux
tandis qu’il enjambait la barrière de bois qui fermait le sentier. Les muscles
puissants de ses jambes jouaient sous la toile du jean. Thad pivota et surprit son
regard. Jayna se releva immédiatement, brossant inutilement les genoux de son
jean, la tête anormalement baissée pour dissimuler la rougeur de ses joues.

-Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés ? dit-il.
-Oui, hier.

La jeune femme eut le cœur serré en pensant qu’il l’avait déjà oubliée. Etait-
elle si différente de la veille ? Probablement pas, mais elle ne lui avait pas fait
assez d’effet pour qu’il se souvienne d’elle.
Thad s’assit à ses côté. Il l’avait reconnue dès le début. Comment aurait-il
oublié ce regard de jade et ce corps d’amazone ? Même vêtue d’un simple jean
et d’un polo comme aujourd’hui, elle restait la femme la plus attirante qu’il ait
jamais rencontrée. Mais il n’avait aucune envie de le lui montrer.

-Pardonnez-moi, mais je ne me souviens pas à quelle occasion.
-La diseuse de bonne aventure, cela ne vous rappelle rien ?

Le soleil exaltait les nuances auburn des cheveux de Jayna. Sans doute à cause
du maquillage, il n’avait pas remarqué la veille les minuscules taches de
rousseur qui lui parsemaient le nez.

-Et vous, vous êtes Thad Perkins, continua Jayna.

Thad ne put réprimer un sursaut en l’entendant prononcer son nom. Ce qui
l’avait séduit dans l’offre d’Adam, c’était la certitude d’être anonyme et
tranquille, et voilà qu’à peine installé dans la maison, il rencontrait quelqu’un
qui connaissait son nom.

-Vous savez comment je m’appelle ?

Elle lui lança un sourire malicieux.

-N’oubliez pas que je suis un peu voyante.
-Allons, vous vous êtes renseignée en ville.
-Pas du tout. C’est une boule de cristal qui m’a tout appris. Elle m’a
également dit que vous habitiez l’ancienne maison des Roberts.

Thad se souvint alors qu’il avait donné son nom à Monsieur Greenwood,
l’homme qu’Adam employait pour l’entretien de la maison. Sans doute,
Greenwood avait-il parlé. Tout se sait si vite dans les petites villes !

-Et que vous a-t-elle appris d’autres, s’enquit-il, soucieux de savoir ce
qu’on disait de lui en ville.
-Rien. D’ailleurs, ma morale personnelle m’interdit de me montrer plus
indiscrète sans l’autorisation de l’intéressé.
-J’ignorais que les diseuses de bonne aventure avaient une morale aussi
stricte. Mais je suis tout de même flatté que votre boule de cristal vous ait
parlé de moi.

Il rit, faisant apparaitre des dents éclatantes. Jayna savait qu’elle n’aurait pas dû
le fixer aussi intensément, mais elle ne pouvait s’en empêcher. Filtrant à travers
le feuillage des arbres, le soleil jouait sur les lignes fermes du visage de Thad
Perkins, donnant des reflets bleutés à ses cheveux de jais. Il appuya les bras sur
ses genoux, faisant saillir les muscles des épaules sous le tee-shirt immaculé.
Jayna se força à détourner le regard. Elle devait absolument chasser les idées
folles qui tournaient dans sa tête.

-La vue est magnifique, fit-il observer après un silence. Vous venez souvent
par ici ?
-C’est la seconde fois. Je trouve que c’est un endroit merveilleux pour
s’assoir et rêver.
-Et à quoi rêvent les diseuses de bonne aventure ?
-Oh ! A beaucoup de choses, répondit-elle, évasive.
-Je suppose que vous lisez aussi l’avenir dans les lignes de la main et le
marc de café.

Jayna le regarda, surprise par la question. Avait-il entendu les rumeurs qui
couraient sur elle en ville ?

-Oui, mais je préfère les lignes de la main, dit-elle en souriant. C’est
beaucoup plus précis.
-Et bien sûr, vous fabriquez des philtres d’amour. Car vous êtes aussi un peu
sorcière, n’est-ce pas ?

Cette fois, elle rit franchement.

-Oui, mais seulement les jours de pleine lune. Auriez-vous posé des
questions sur moi en ville, par hasard ?
-Moi ? Absolument pas ! Ce n’était qu’une supposition. A propos,
accepteriez-vous de lire dans les lignes de ma main ?

Chapitre 2



Jayna regarda la paume que Thad lui tendait. Que faire maintenant ? Continuer
le jeu ?

-Mes pouvoirs ne sont pas à leur apogée, aujourd’hui, expliqua-t-elle. Il
vaudrait mieux le faire une autre fois.
-Le vendredi est votre jour de repos et le samedi, vos pouvoirs sont
affaiblis. Franchement, je me demande si votre réputation n’est pas un peu
surfaite.

Les yeux de Thad brillaient de malice. Jayna décida de relever le défi.

-Très bien, déclara-t-elle en tendant sa paume ouverte à son tour.

Thad la considéra d’un air surpris.

-Auriez-vous oublié qu’il faut mettre un peu d’argent dans la main des
diseuses de bonne aventure pour que leurs pouvoirs se mettent en route ?

Il sourit, plongea la main dans la poche de son jean et en sortit quelques pièces
de monnaie. Jayna les prit, notant qu’elles étaient encore imprégnées de la
chaleur du corps de l’homme. Troublée, elle les contempla un moment en
silence.

-Ce n’est pas assez ? s’enquit-il.
-Je m’en contenterai.

Et maintenant, que dire ? Thad arborait un sourire narquois. De toute évidence,
cette comédie l’amusait. Jayna se rassura en songeant qu’il était probablement
plus intéressé par le jeu lui-même que par le contenu de ses prédictions.
Elle prit la main qu’il lui tendait, et reçut un véritable choc électrique. Ses
doigts se mirent à trembler et, pendant un instant, elle ne put penser qu’à la
chaleur de cette main dans la sienne. C’était une main large et puissante, dont
les doigts soignés étaient visiblement plus habitués à tenir un stylo qu’un outil.

-Alors, que voyez-vous ? interrogea-t-il, brisant le cours de ses pensées.

Elle traça de l’index une ligne imaginaire sur la paume de Thad.

-Votre vie sera longue et heureuse. Vous aurez très peu de soucis, et l’argent
ne sera jamais un problème pour vous.

Thad l’interrompit d’un rire cynique. Jayna leva les yeux vers lui et s’étonna
de rencontrer de l’amertume dans son regard brun. Qu’avait-elle dit pour
provoquer cette réaction ? Peu importait, ce qui comptait maintenant, c’était de
le lui faire oublier.

-Nous parlons de l’avenir, Monsieur Perkins, précisa-t-elle. Pas du passé.
-Vous avez raison, acquiesça-t-il. Dites-moi tout sur la vie merveilleuse qui
m’attend.
-Voyons, que nous révèle cette ligne-là ? poursuivait-elle en suivant un
nouveau tracé. Vos rêves secrets et vos vœux les plus chers seront tous
exaucés. Vous trouverez ce que vous êtes venu chercher ici. Et vous
deviendrez célèbre, aussi.

Voulait-il devenir célèbre ? Elle leva les yeux vers lui et s’aperçut que son
regard était de nouveau troublé. Qu’avait-elle dit pour le blesser ainsi ?
Lentement, elle suivit une troisième ligne sur sa paume. Jamais elle n’aurait
imaginé éprouver un tel plaisir à toucher une main. Il y avait quelque chose de
fascinant dans ce contact. Elle aurait aimé rester ainsi pendant des heures.

-Et l’amour ? demanda-t-il. Rencontrerai-je un jour le grand amour ?

Jayna tressaillit. Pourquoi cette question la troublait-elle tant ?

-Vous vivrez une grande histoire d’amour, affirma-t-elle. Des dizaines de
femmes rêveront de vous, mais vous n’en regarderez qu’une seule.
-Voilà qui est intéressant. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur elle ?
-Non, pas pour l’instant. Tout ce qui la concerne sera révélé en son temps.

Doucement, il retira sa main, caressant légèrement les doigts de la jeune
femme au passage.

-Je suis sûr que vous en savez beaucoup plus sur le sujet que vous ne voulez
l’avouer, déclara-t-il en souriant.

Il avait parlé sur le ton de la plaisanterie mais une étrange lueur dans son
regard fit vibrer tout le corps de Jayna. Que signifiait cette phrase ? Avait-il
perçu le trouble qui s’emparait d’elle chaque fois qu’il s’approchait un peu
trop près ? Dans ce cas, elle devait immédiatement se ressaisir. Elle n’était pas
le genre de femme à se laisser dominer par ses pulsions.

-Et comment vous appelle-t-on, petite sorcière ? Mélisande ou Esméralda ?

Elle hésita, ne voulant pas accroitre leur intimité.

-Les sorcières ne révèlent jamais leur nom à des inconnus, répondit-elle en
s’éloignant légèrement de lui. Elles craignent que cela leur donne un
pouvoir sur elles.
-Vous ferais-je peur à ce point ?

Jayna baissa les yeux sans répondre. Thad Perkins ne lui faisait pas seulement
peur, il la terrifiait. Elle avait eu quelques liaisons auparavant, mais jamais elle
n’avait ressenti une telle attirance pour un homme. Elle frémit quand Thad
posa la main sur la sienne.

-Pourquoi tremblez-vous ? Vous n’avez rien à craindre.

Ce n’était pas la crainte qui la faisait trembler, mais plutôt cette étonnante
chaleur qui se dégageait de Thad, la profondeur de sa voix quand il lui parlait,
ou encore cette lueur qui brillait au fond de ses prunelles quand il la regardait
comme en ce moment. Elle sentait que s’il avait esquissé le moindre geste, elle
n’aurait pu lui résister.

-Je n’ai pas peur, assura-t-elle en songeant qu’il aurait été plus convaincant
de cesser de trembler. Vous savez, vous n’êtes pas tellement effrayant.
-Vous dites ça parce que vous me voyez en plein jour, répondit-il en
plaisantant. Mais imaginez que vous m’ayez rencontré en pleine nuit dans
une allée sombre.

Sans doute ne se serait-elle pas sentie très rassurée, en effet. Mais ici, en plein
soleil, elle savait qu’elle n’avait aucune raison de le craindre. Du moins,
physiquement. Il y avait trop de douceur, trop de sensibilité dans son regard
pour qu’il pût lui faire le moindre mal.
Thad regarda la main qu’il tenait toujours dans la sienne. Fine et longue, elle
reflétait toute la délicate beauté de sa propriétaire. Il pouvait sentir l’énergie
qui émanait d’elle passer dans sa propre main et se répandre dans son corps
aussi sûrement que l’aurait fait un philtre d’amour. En cela, cette jeune
personne était une véritable sorcière. Thad se demanda comment elle réagirait
s’il la prenait dans ses bras. Il pouvait déjà sentir ses lèvres chaudes et sucrées
sous les siennes. Leur contact serait enivrant comme une drogue.
Il se souvint alors des raisons de sa retraite solitaire dans la région. Il était
venu pour oublier toutes les tromperies et les laideurs de la société, et ne plus
jamais s’engager dans ces relations vouées à l’échec qui n’apportaient que
chagrins et rancœurs. S’il succombait au charme envoûtant de cette femme, il
aurait parcouru tous ces kilomètres pour rien. Jamais, il ne trouverait la paix
qu’il était venu chercher. Et ça, il ne le voulait pas.
Lentement, il se releva, lâchant à regret la main de Jayna.

-Je dois partir, belle ensorceleuse, dit-il en lui caressant la joue du bout des
doigts.

Elle avait une peau douce comme la soie.
Il siffla pour appeler les chiens et s’éloigna rapidement dans le sous-bois sans
se retourner.
Assise sur le rocher, Jayna demeura immobile. Elle ne comprenait rien à ce qui
s’était passé. Pourquoi Thad Perkins s’était-il éclipsé si soudainement ?
Qu’avait-elle dit ou fait pour le faire fuir ainsi ? A moins qu’elle se soit
trompée…Peut-être avait-elle tout imaginé ? Ils avaient simplement parlé un
moment ensemble, comme deux voisins qui se rencontrent au petit matin, et
Monsieur Perkins était rentré chez lui parce qu’il était tard. Cette attirance, ce
magnétisme qu’elle avait ressentis entre eux n’avait jamais existé. Déstabilisée
par deux longues journées d’ennui, elle avait tout inventé. D’ailleurs, comment
un courant aussi puissant aurait-il pu passer entre deux personnes qui ne se
connaissaient pas du tout ?

*
* *

De retour chez elle, Jayna jeta son sac sur le lit, abandonna ses chaussures au
milieu de la pièce, et se laissa tomber sur le canapé. Elle se sentait
complètement vidée. Inutile. Molle. Des tasses et des verres sales traînaient un
peu partout dans la maison. Sur la table, une boîte de fromage vide et des
miettes témoignaient du peu d’attention qu’elle portait au ménage depuis son
arrivée. Elle se leva à regret et entreprit de ramasser la vaisselle sale qu’elle
déposa dans l’évier. En profiterait-elle pour tout laver ? Pour faire un peu de
rangement ? Elle poussa un soupir de découragement. Non, elle n’en avait
décidément pas envie. Depuis des années qu’elle habitait seule dans son petit
appartement, elle avait pris l’habitude de vivre comme elle l’entendait. Chez
elle, pas de jour fixe pour le ménage ou la vaisselle. Pas d’heures non plus
pour les repas, réduits le plus souvent à un simple sandwich. La vie comportait
suffisamment de contraintes sans qu’elle s’en impose d’autres sous son propre
toit.
Après avoir tourné en rond pendant dix bonnes minutes, Jayna se décida à agir.
Elle avait besoin de s’occuper, de se distraire de ces stupides et inutiles
vacances. D’abord, prendre une douche et se laver les cheveux. Ensuite, elle
aviserait.
Attrapant au passage une serviette de toilette sur le canapé, Jayna se dirigea
vers la salle de bains installée derrière la maison. Elle pesta contre le jet
successivement bouillant et glacé de la douche détraquée, et s’essuya
rapidement avant de sortir pour faire sécher ses cheveux au soleil.
L’après-midi s’annonçait radieux, et elle se demanda si elle visiterait encore
les environs ou si elle se rendrait chez Monsieur Greenwood. Finalement, elle
opta pour la seconde solution. Elle en profiterait pour demander au vieil
homme de passer jeter un coup d’œil sur la chaudière de la salle de bains.

*
* *

Une heure plus tard, Jayna trouvait Jim Greenwood dans son potager. Il
s’arrêta de travailler en l’apercevant et s’appuya sur le manche de sa bêche.

-Bonjour. Comment va le jardin ? s’enquit Jayna.
-C’est bientôt fini pour cette année, répondit-il.

Il la regarda bizarrement et cracha sur le sol avant d’ajouter d’un ton anodin.

-Ce Monsieur Perkins, il a posé des questions sur vous en ville. Il a pas
vraiment dit votre nom, mais moi, j’ai tout de suite compris de qui il parlait.
-Ah bon ? Et qu’a-t-il demandé ?

« Et où ? Quand ? Comment ? Et quel air avait-il ? ». Autant de questions
qu’elle aurait posées, si elle n’avait craint que le vieux Greenwood ne
remarque son trouble.

-C’était chez le quincailler, commença ce dernier. On parlait Jack, Pete et
moi, quand il est entré. Un véritable géant, ce gars-là. D’ailleurs, vous le
savez, non ?

Elle hocha la tête en silence.

-Il voulait une hache et une scie, reprit Jim Greenwood. Il a sûrement
l’intention de couper du bois pour l’hiver. Faut dire que ce sera plus très
long maintenant, avant que le froid arrive.

Il resta un moment silencieux, son regard expert fixé sur le ciel. Quand il posa
de nouveau les yeux sur Jayna, il semblait avoir oublié le fil de la discussion.

-Un petit café ? demanda-t-il avec un clin d’œil.
-Avec plaisir.

De toute évidence, le vieil homme prenait un malin plaisir à la faire attendre. Il
savait qu’elle mourait d’envie d’en savoir davantage et il avait l’intention de
faire durer le plaisir.
Jayna le suivit jusqu’à la véranda et accepta en souriant la large tasse en terre
qu’il lui tendit. Chez Jim Greenwood, il y avait toujours du café au chaud pour
un visiteur inattendu.

-Où en étais-je ? demanda-t-il innocemment.
-Vous me parliez de Monsieur Perkins. Vous disiez l’avoir rencontré chez le
quincailler.
-Ah oui, c’est ça. Et je vous parlais de l’hiver, probablement un des plus
froids de l’année. Ferait pas bon pour une femme seule comme vous d’être
dans la région à ce moment-là.
-Alors, Monsieur Greenwood, s’impatienta Jayna, que s’est-il passé chez le
quincaillier ?

Le vieux Jim rayonnait. Il avait enfin obtenu ce qu’il voulait, elle avait posé la
question.

-Jack s’est levé pour le servir et il lui a demandé s’il voulait autre chose.
Alors là, le gars, il l’a remercié bien poliment, disant que ça irait pour le
moment puis, juste avant de sortir, il s’est retourné et nous a demandé si on
connaissait pas une diseuse de bonne aventure qui habitait dans le coin.
Nous, on s’est regardés sans comprendre, enfin surtout Jack et Pete, parce
que moi, je me doutais bien qu’il parlait de vous. Je me souvenais encore
des vêtements que vous portiez vendredi.

Il s’interrompit pour terminer son café.

-Vous en reprendrez bien un autre ? demanda-t-il en quittant son siège.

Jayna bouillait intérieurement. Combien de temps allait-il encore la faire
languir ?
Il se dirigea vers la cuisine, revint avec deux autres tasses de café fumant et se
rassit pour poursuivre son récit.

-Le Jack, il m’a même fait signe que le pauvre gars devait être
complètement cinglé pour poser des questions pareilles, reprit-il. Moi, j’ai
rien dit, mais eux, ils lui ont répondu qu’ils avaient jamais entendu parler
d’une diseuse de bonne aventure par ici. Alors, le gars a dit que c’était peut-
être plutôt une sorcière ou quelqu’un dans ce genre. M’est d’avis qu’il
voulait plaisanter, mais cette fois, Jack et Pete l’ont vraiment pris pour un
fou. Si vous aviez vu les yeux qu’ils faisaient en le regardant sortir.

Jayna ne put s’empêcher de rire à l’évocation de cette scène. Tout le village
devait être au courant. Et elle eut une bouffée de joie en pensant que Thad
Perkins avait bravé le ridicule dans l’unique espoir d’apprendre quelque chose
sur elle. Si elle ne s’était pas retenue, elle aurait sauté au cou du vieux Jim
Greenwood.
Celui-ci la dévisageait en silence. Maintenant, c’était à lui d’essayer d’en
apprendre davantage.

-Qu’est-ce que vous lui avez fait à ce Perkins, pour qu’il interroge tout le
village sur vous ?
-Rien, répondit-elle en riant. Je lui ai simplement lu les lignes de la main et
prédit qu’il deviendrait riche et célèbre et rencontrerait la femme de ses
rêves.
-Dans ce cas, pas étonnant qu’il ait cherché à savoir qui vous étiez. Si une
femme m’avait dit ça quand j’étais plus jeune, sûr que je l’aurais pas laissée
filer. Tiens, quand j’ai rencontré ma pauvre Martha, par exemple, j’ai tout
de suite su que c’était elle. Eh bien, je l’ai pas lâchée jusqu’à ce qu’elle
m’épouse. Et c’est sûrement ce que j’ai fait de mieux dans toute ma vie.

Il hocha lentement la tête en silence.

-Ce Perkins, reprit-il après un moment, il ferait bien de faire pareil s’il veut
pas perdre la femme de ses rêves.

Gênée, Jayna se leva.

-Il est tard, Monsieur Greenwood. Il faut que je vous quitte si je veux rentrer
avant la nuit.

Jim Greenwood la raccompagna jusqu’au jardin. Avant de revenir vers la
maison, il leva les yeux vers le ciel.

-L’hiver va commencer tôt, cette année. Vous seriez mieux avec un homme
pour s’occuper de vous et de la maison. On a moins froid à deux.

Ignorant ce commentaire, Jayna se souvint alors de l’objet de sa visite.

-Au fait, Monsieur Greenwood, pourriez-vous venir jeter un coup d’œil sur
ma chaudière ? Elle ne fonctionne plus très bien.
-Comme tout ce qui est trop vieux. Enfin, ça me fera plaisir de passer chez
vous demain, j’en profiterai pour vous apporter du bois pour votre
cheminée. C’est pas vous qui allez en couper toute seule, hein ?

Une bouffée de tendresse envahit Jayna. Décidément, Monsieur Greenwood
était charmant, sa Martha avait dû vivre de merveilleuses années auprès de lui.

-Monsieur Greenwood, sachez que Thad Perkins ne s’intéresse pas plus à
moi que moi à lui, déclara-t-elle encore. Nous ne pouvons tout de même pas
tomber dans les bras l’un de l’autre, simplement parce que nous sommes les
deux seuls célibataires de la région.
-Et pourquoi pas ? On est toujours mieux à deux devant un dîner ou un bon
feu. Et Perkins aurait pas risqué de se ridiculiser devant tout le village si
vous l’intéressiez pas.

En revenant chez elle, Jayna repensa à sa conversation avec Jim. N’avait-elle
pas menti en déclarant qu’elle n’éprouvait pas d’intérêt particulier pour Thad
Perkins ? Si cela était vrai, pourquoi sentait-elle encore la chaleur de sa main
dans la sienne ? Pourquoi voyait-elle son visage chaque fois qu’elle fermait les
yeux ?
Elle secoua la tête. Sans doute, aurait-elle déjà oublié Thad Perkins si elle
l’avait rencontré dans des circonstances normales. Seule son oisiveté forcée
était la cause de tout cela.


Le téléphone sonnait. Jayna mit un certain temps avant de s’en rendre compte et
d’émerger de ses rêves. Qui pouvait l’appeler aussi tôt ? Elle hésita un moment
à répondre, puis se décida finalement.

-Jayna, je te réveille ?
-Nell ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Quelle heure est-il ? Le soleil est à
peine levé.

Jayna était restée un long moment à contempler les étoiles avant de rentrer se
coucher. Puis, elle avait passé plusieurs heures à se retourner dans son lit avant
de trouver le sommeil et de rêver de Thad Perkins. Il lui caressait la joue
quand la sonnerie du téléphone l’avait réveillée.

-Il est sept heures, précisa Nell. Je suis désolée, d’habitude, tu es toujours
debout à six heures.
-Il faut croire que ces quelques jours de vacances m’ont déjà transformée.
Je fais des choses bizarres ces temps-ci.
« Comme rêver que je suis dans les bras d’un homme que je connais à peine »
songea-t-elle.
-Mais dis-moi, pourquoi m’appeler aussi tôt ?

La voix de Nell devint aiguë, excitée.

-Jayna, Wesley m’a demandé de l’épouser. Hier soir. Je suis tellement
heureuse, tu n’imagines même pas.

Jayna s’assit dans le lit, souriante. Nell attendait cela depuis si longtemps.

-Je suis si contente pour toi. Raconte-moi comment ça s’est passé, je veux
tous les détails.
-Tous ? Non, je ne crois pas, s’exclama Nell en riant.

Elle n’en omit pourtant que très peu en racontant sa soirée à son amie.

-On se croirait dans un roman, commenta Jayna avec tendresse. Je voudrais
tant fêter ça avec toi. Au lieu de ça, je suis bloquée à des milliers de
kilomètres, dans un coin où je n’ai rien à faire.
-Ne t’inquiète pas, je ne suis pas encore mariée. Nous aurons tout le temps
de faire la fête à ton retour. Que dirais-tu d’une noce à Noël ? Tu seras mon
témoin, bien sûr.

Bientôt, les deux amies raccrochèrent sur la promesse de se rappeler dans un
ou deux jours.
Jayna demeura un long moment immobile, les couvertures ramenées sur ses
épaules nues. Elle avait toujours adoré sa tante Rose mais aujourd’hui, elle lui
en voulait énormément. A cause de ce stupide testament, elle allait encore
passer la journée à ne rien faire au lieu de rejoindre sa meilleure amie pour
partager sa joie.
Finalement, poussée par les miaulements des chats affamés, elle se leva.
Monsieur Greenwood avait raison, l’hiver était arrivé et le froid avait envahi
la maison. Assise devant la cheminée éteinte, un café bouillant entre les mains,
Jayna se remémora les remarques du vieil homme sur les dîners à deux devant
un bon feu.

Le visage fouetté par l’air frais de cette fin d’après-midi, Thad avançait
rapidement vers l’endroit où il avait rencontré Jayna. Depuis, pas un jour ne
s’était passé sans qu’il se rende sur cet escarpement rocheux pour admirer le
paysage. Aujourd’hui encore, il s’arrêta avant de déboucher dans la clairière,
se demandant si la jeune femme y serait. Tiraillé entre le besoin de la revoir et
la peur de s’engager, il n’avait rien tenté pour entrer en contact avec elle, mais
elle l’obsédait. Jour et nuit, il ne cessait de voir son visage. Qu’est-ce qui
l’attirait tant chez cette femme ? Sa beauté ? Sa sensualité ? Cette profonde
tendresse qu’il avait cru déceler dans ses prunelles de jade ?
Soudain, Thad se figea. Elle était assise face au panorama, là où il l’avait
laissée la dernière fois.

-Je suis heureux que vous soyez revenue, déclara-t-il sans avancer.

Jayna tressaillit en reconnaissant la voix grave et chaude qui lui parlait. Elle se
retourna lentement, tentant de maîtriser son cœur qui cognait dans sa poitrine.

-Bonjour, Monsieur Perkins
« Mon Dieu ! Et dire que je voulais me convaincre être venue ici par hasard. Il
faut absolument que je me calme. Il ne doit surtout pas voir que je tremble »
-On m’a dit que vous aviez posé des questions sur moi en ville, reprit-elle,
le regard fixé sur la vallée en contrebas.
-Encore votre boule de cristal ?

Elle aurait voulu se lever, se tourner vers lui, mais elle avait peur de
rencontrer son regard. Ce n’était pas le moment de perdre son sang-froid.

-Plutôt Jack le quincailler et ses amis, répondit-elle. Ils vous prennent pour
un original, vous savez. Par ici, les gens ne croient pas aux sorcières.
-Comment avez-vous entendu parler de ça ? s’étonna-t-il. Ce sont eux qui
vous l’ont dit ?
-Non, n’oubliez pas que je finis par tout savoir.

Jayna l’entendit se rapprocher et sentit son regard sur sa nuque.

-A propos, outre les araignées et les crapauds, les sorcières ont-elles des
goûts particuliers pour la nourriture ?
-Non, dit-elle, surprise. En tout cas, rien qui ne se trouve au supermarché.
-Tant mieux, déclara-t-il en s’asseyant à côté d’elle. Car là où je veux vous
emmener, les cuisiniers sont très traditionnels. Vous êtes libre ce soir ?

Jayna ne répondit pas immédiatement. Cette invitation à dîner la mettait mal à
l’aise. Non, elle ne pouvait accepter. Elle voulait bien parler, plaisanter, mais
pas plus.

-Non, répondit-elle, catégorique.
-Alors, un autre soir ?
-Non plus, Monsieur Perkins. Je crois que ce serait une erreur.

Jamais erreur n’avait été plus séduisante. Jayna avait tant besoin d’être
rassurée, aimée, courtisée. Elle aurait tant voulu en savoir plus sur cet homme
qui la hantait. Mais elle ne pouvait prendre le risque de passer une soirée avec
lui. Thad Perkins était beaucoup trop attirant pour qu’elle soit sûre de pouvoir
lui résister.
Il n’insista pas, se demandant un instant s’il était déçu ou soulagé de cette
réponse négative. Sérieusement, il l’observa. Sa resplendissante chevelure
auburn offrait un contraste saisissant avec ses vêtements sombres.

-Vous avez l’air très triste, aujourd’hui, fit-il observer. Qu’est-ce qui ne va
pas ?


Chapitre 3



Jayna haussa les épaules avec lassitude.

-Rien d’important, sinon que je n’ai pas envie d’être ici.
-Pourquoi ?

Thad la fixait avec une telle intensité qu’elle détourna les yeux.

-Ma meilleure amie va se marier, expliqua-t-elle. Elle me l’a annoncé ce
matin et, au lieu de fêter cela avec elle, je me retrouve coincée ici avec deux
chats.
-Pourquoi ne pas rentrer chez vous si rien ne vous retient ici ?

Elle avait les larmes aux yeux. Pendant des jours, elle avait eu besoin de se
confier à quelqu’un et la compréhension, la compassion dont Thad faisait
preuve à son égard la bouleversaient.

-Ma tante m’a légué cette maison en spécifiant que je devais l’habiter
pendant un mois avant de décider si je voulais la vendre ou la garder. Mais
je n’ai rien à faire et je m’ennuie à mourir. Et voilà que Nell m’apprend
qu’elle va se marier.

L’émotion colorait les joues de Jayna. Elle luttait pour ne pas pleurer contre
l’épaule de Thad. Mais que lui arrivait-il ? Elle, qui ne révélait jamais rien de
ses émotions profondes, comment pouvait-elle se laisser aller ainsi devant un
inconnu ?
Effrayée par ses propres réactions, elle voulut partir et se leva. Dans sa hâte,
elle n’aperçut pas la racine qui sortait de terre à ses pieds. Perdant l’équilibre,
elle serait tombée si deux bras puissants ne l’avaient retenue à temps.

-Attention, s’écria-t-il.

Il la serrait contre lui et son sang bouillonnait dans ses veines au contact de ce
corps féminin si souple.
Jayna était comme hypnotisée. La chaleur de Thad, sa taille hors du commun,
la force et la douceur de ses bras lui procuraient une sensation de bien-être
qu’elle n’avait encore jamais connue. La tête appuyée contre le large torse, elle
se sentait à la fois fragile et protégée.
Elle leva ses yeux vers le visage de l’homme qui l’étreignait et fixa les lèvres
sensuelles. Elle imagina cette bouche sur la sienne, et un délicieux frisson
glissa le long de son dos. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Thad se pencha
doucement vers elle.
Alors, elle se raidit et se dégagea brusquement.

-Pardonnez-moi…, balbutia-t-elle, mais je dois partir. Je…je ne suis pas
d’une compagnie très agréable, aujourd’hui.
-Restez, s’il vous plait.

Thad avait murmuré ces mots dans un souffle. Elle s’immobilisa, touchée par
la douceur de cette voix. Le regard de Thad s’accrocha au sien et ils
demeurèrent ainsi un long moment, incapables de prononcer une parole. Il
aurait suffi d’un pas pour qu’ils se touchent. Thad brûlait de s’emparer de ces
lèvres tièdes et humides, de serrer de nouveau ce corps ravissant contre le sien.
Mais il ne fit pas un geste. Une lueur dans le regard de Jayna, un tressaillement
de ses épaules, l’en empêchèrent.

-Vous tremblez, petite sorcière. Je vous fais peur ?

Elle fit non de la tête. Non, Thad Perkins ne lui faisait pas peur. Malgré sa
taille, sa force évidente, elle savait qu’il ne lui ferait jamais de mal. Jayna
n’avait peur que d’elle-même, du désir violent qui la poussait vers cet homme
qu’elle connaissait à peine.

-Je m’en veux de vous avoir ennuyé avec mes problèmes, dit-elle.
-Je vous en prie, ne vous excusez pas. On a parfois besoin de se confier
librement à quelqu’un, et je suis flatté que vous m’ayez choisi.

Thad remarqua qu’elle venait de faire un pas en arrière. Comme elle semblait
fragile, ce matin, à la fois enfantine et si féminine. Il suivit discrètement du
regard les courbes parfaites de son corps et se sentit de nouveau envahi par le
désir.
S’efforçant de refouler sa passion, il fit un petit sourire tendre à Jayna, et se
rassit sur le sol, le regard tourné vers la vallée. Il fallait qu’il la rassure.

-Pourquoi votre tante vous a-t-elle imposé une telle condition ? demanda-t-
il sans la regarder.
-Je l’ignore, elle-même ne venait jamais ici. C’est du moins ce qu’a dit le
voisin chargé de l’entretien de la maison. D’ailleurs, j’imagine mal tante
Rose dans ce coin perdu, elle qui adorait la société et le confort.

Thad savait qui était chargé de l’entretien de la maison de Jayna. Ce Jim
Greenwood lui avait remis les clés de chez Adam. Bavard impénitent, le vieil
homme s’était d’ailleurs empressé de lui fournir une foule de renseignements
sur sa jeune voisine. Et il avait bien précisé qu’elle était célibataire et n’avait
reçu aucune visite depuis son arrivée. Greenwood avait-il l’intention de jouer
les entremetteurs ?

-Ainsi, vous êtes bloquée ici contre votre gré, et votre meilleure amie se
prépare à se marier, résuma Thad.
-Oui, c’est complètement idiot, n’est-ce pas ?
-Qu’est-ce qui est idiot ? De rester ici ou de se marier ?

Pour la première fois, Jayna sourit.

-Les deux.
-Je croyais que vous étiez contente pour votre amie. Ferait-elle une erreur ?

Elle revint vers le rocher et s’assit près de Thad, son envie de fuir ayant
totalement disparu.

-Je suis sûre qu’elle sera très heureuse. Du moins au début.
-Au début ?
-Oui, il ne faut pas se faire d’illusions. Regardez autour de vous, tout le
monde divorce après quatre ou cinq ans de vie commune, et les rares qui ne
le font pas le regrettent toute leur vie. Pourquoi serait-ce différent pour
Nell ?

Thad continua à éviter le regard de Jayna, surpris qu’une femme jeune et jolie
puisse être aussi désabusée ?

-Avez-vous déjà été mariée ?

Elle eut un bref éclat de rire.

-Oh, non. J’ai parfois un comportement irréfléchi mais je n’ai pas encore
commis cette folie.
-Pour certaines personnes, c’est une folie de vivre seul, fit-il remarquer.
-Parce que la plupart des gens craignent la solitude. Ils préfèrent se disputer,
se faire mal à longueur de journée plutôt que d’affronter seuls le temps qui
passe.
-Vous semblez très amère pour votre âge.
-Pas amère, réaliste. Et je suis déjà assez vieille pour savoir que l’amour
éternel n’existe pas.

Thad ne croyait pas, lui non plus, à l’amour éternel. Pourtant, entendre ses
propres idées énoncées par Jayna le mettait mal à l’aise. Pire, cela l’attristait. Il
aurait voulu savoir ce qui lui était arrivé, quel malheur, quelle souffrance
l’avaient rendue aussi désenchantée. Mais il redoutait de l’effrayer par des
questions trop indiscrètes.

-Si je comprends bien, vous craignez plus la vie en commun que la solitude,
déclara-t-il.

Jayna se raidit. N’était-elle pas allée un peu trop loin ? Elle venait de se confier
à cet homme comme s’il s’agissait d’un vieil ami. Pourquoi lui avait-elle
donné ainsi son avis sur l’amour et le mariage ? Pourquoi pas sur les rapports
amoureux pendant qu’elle y était ? Décidément, elle devenait de plus en plus
folle.

-Il faut que je parte, annonça-t-elle.
-Ma compagnie ne vous plait pas ?
-Ce n’est pas ça, la nuit va bientôt tomber et…

Elle jeta un coup d’œil sur la vallée en contrebas.

-…et puis, je n’aime pas beaucoup qu’on lise en moi aussi facilement,
avoua-t-elle.

Thad se leva et s’éloigna de quelques pas. Avait-il vraiment été imprudent ? Il
n’avait pourtant fait que quelques remarques. C’était elle qui lui avait
spontanément révélé ses sentiments profonds.

-Il ne fera pas nuit avant un moment. Ne partez pas, je promets de ne pas
être indiscret. Parlez-moi encore, racontez-moi ce qui vous passe par la tête
ou bien ce que vous aimez ou n’aimez pas.

Jayna hésita, sentant qu’avec lui, rien de ce qu’elle dirait ne serait anodin. Par
sa façon de l’écouter, il la mettait en confiance et la poussait à révéler ce
qu’elle cachait au plus profond d’elle-même.

-Je n’aime pas les réveils, ni les montres, déclara-t-elle. Je déteste les
emplois du temps, les horaires et tout ce qui vous oblige à faire les choses à
heures fixes. Comme manger, par exemple. C’est stupide de manger sans
appétit simplement parce que c’est l’heure du repas.
-Je dois avouer que cela ne m’a jamais posé de problème, admit Thad en
riant. Mais je suppose que l’on arriverait vite au chaos complet avec des
idées pareilles.
-Je sais, c’est pourquoi je ne les applique pas. C’est juste une utopie, ce que
je ferais si je ne devais pas m’adapter constamment au découpage du temps
et aux envies des autres. Vous me trouvez très égoïste, n’est-ce pas ?

Lorsqu’elle n’était pas en vacances, Jayna devait avoir une vie difficile,
remplie de contraintes. Une vie semblable à la sienne, en quelque sorte.

-Il n’y a pas de mal à être un peu égoïste, dit-il. Bien sûr, sans ignorer
totalement les autres, mais sans non plus construire sa vie par rapport à eux.
Ce qui compte, c’est d’être soi-même, de laisser exprimer sa véritable
personnalité.
-Même si cette personnalité ne conduit qu’à des échecs.

Jayna se demanda ce que serait sa vie si elle avait donné libre cours à sa
paresse et à son goût pour la rêverie. Sans doute, aurait-elle vécu au gré de ses
fantaisies, comme son père.

-Tout dépend de ce que vous appelez un échec.

Elle se contenta de hocher la tête pensivement.

-Voyons, petite sorcière, est-ce moi qui vous rends si sérieuse ?

Il sourit et elle repéra de petits éclats dorés scintillant dans ses prunelles.

-Pardonnez-moi, dit-elle, j’ai parfois du mal à sortir de mes pensées. Mais
parlons plutôt de vous. N’avez-vous jamais d’idées bizarres ?
-Mes idées ressemblent aux autres, à la différence que moi, je n’ai rien
contre les horaires. Je dois même avouer que j’aime prendre mes repas à
l’heure.

Elle eut une moue de désapprobation qui les fit rire. Ils furent un instant aussi
complices que deux enfants. Enfin, leur rire se calma et ils demeurèrent
silencieux un moment, les yeux dans les yeux. Puis le regard de Thad
parcourut le visage de Jayna, s’attardant quelques secondes de trop sur sa
bouche. Sans un mot, il s’assit près d’elle et posa la main sur la sienne. Elle
trembla légèrement.

-Vous avez peur de la nuit ? demanda-t-il.
-Non, la nuit est si belle ici. On croirait entendre la montagne respirer.
« La montagne qui respire…Mais qu’est-ce qui me prend encore de dire une
chose pareille ? Cette fois, il va vraiment me croire tout à fait folle », songea-t-
elle.

Sans répondre, Thad lui serra un peu plus fort la main. Le soleil disparaissait
derrière un sommet, projetant une lumière rousse sur leurs visages. Puis, un
voile de velours bleu se répandit autour d’eux, et les premières étoiles
clignotèrent dans le ciel. Jayna ne s’était jamais sentie aussi bien. Tout était
calme, paisible, le temps n’existait plus.
Elle frissonna dans l’air frais de la nuit. Thad lui glissa un bras autour des
épaules et la rapprocha de lui. Elle se laissa aller contre la chaleur de son
corps.

-Vous avez raison, murmura-t-il. La montagne respire.

Très délicatement, il l’embrassa sur les cheveux et elle releva la tête pour le
regarder. Malgré la pénombre, elle distinguait les traits de son visage. Sa
bouche…Comme elle aurait aimé l’embrasser.
Jayna tressaillit, voilà qu’elle recommençait. Qui était donc cet homme pour
l’attirer à ce point ? Elle ne pouvait rester un moment près de lui sans penser à
l’embrasser. Il était vraiment temps de rentrer.

-Bonne nuit, dit-elle en se levant.

Il ne tenta pas de la retenir. Il écouta les feuilles craquer sous ses pas tandis
qu’elle s’éloignait. Soudain, il prit conscience de l’obscurité et s’en voulut de
l’avoir retenue si longtemps. N’allait-elle pas se perdre ?

-Sorcière, cria-t-il en se levant d’un bond. Attendez-moi, je vous
raccompagne.
-Ce n’est pas la peine, dit-elle, quand il la rejoignit. Je suis déjà venue ici la
nuit, je connais le chemin.
-Promettez-moi de faire attention, murmura-t-il en lui caressant la joue.
-Promis.

Elle se remit en route, sa silhouette s’évanouissant rapidement dans l’ombre du
bois. Thad resta un moment immobile, puis il s’élança derrière elle. C’était
plus fort que lui, il avait besoin de s’assurer qu’il ne lui arriverait rien.


Ayant atteint l’enceinte du jardin, il s’arrêta sous les arbres et regarda Jayna
ouvrir la porte d’entrée. Les fenêtres s’illuminèrent et Thad soupira.
Heureusement qu’elle ne s’était pas aperçue qu’il la suivait. Elle n’aurait
certainement pas cru qu’il voulait simplement la protéger.
Il se demanda ce qui le poussait à agir ainsi avec Jayna. Lui, qui jusqu’ici,
n’avait jamais voulu s’occuper de personne, il se sentait prêt à tout pour cette
femme. Il n’avait pourtant plus aucune illusion sur l’amour. Cinq ans
d’exercice comme avocat spécialisé dans les divorces l’avaient convaincu que
l’amour éternel n’existait pas. Mais Jayna ? Pourquoi était-elle si désabusée ? A
cause d’une expérience douloureuse ?
Thad tourna un long moment avant de retrouver son chemin. Il n’était jamais
venu dans cette partie de la forêt, et l’obscurité ne facilitait pas les choses. Tout
en marchant dans la nuit, il songeait à sa volonté de ne pas s’engager. L’amour
n’était qu’une illusion momentanée, une réaction chimique entre deux êtres.
L’étincelle éteinte, il ne restait que chagrin et amertume.
Il n’avait plus vingt ans, et les aventures d’un soir ne le satisfaisaient plus.
Désormais, il avait besoin d’un amour sérieux, intense. Mais comment
échapper aux regrets et à la déception qui suivaient ?


Jayna se glissa entre les draps et éteignit la lumière. Allongée dans le noir, elle
pensait à Thad Perkins. Il avait été si gentil et compréhensif. Il ne s’était pas
moqué d’elle lorsqu’elle lui avait confié son rêve d’un monde sans réveil, ni
horloge. Elle s’était montrée à lui telle qu’elle était, et il l’avait acceptée.
« Il n’y a pas de mal à être un peu égoïste » avait-il dit pour la rassurer. Mais
dans son cas, il s’était trompé. Il ignorait tout du combat que Jayna avait mené
contre sa nature fantasque afin de s’occuper de sa famille. Et ce, depuis que son
père les avait quittés, quelques années plus tôt.
Jayna se mit sur le côté et les chats s’installèrent contre ses jambes. Quand elle
s’endormit, l’image de Thad Perkins dansait encore devant ses yeux.


Les coups à la porte, insistants, réveillèrent Jayna. Elle se leva et,
ensommeillée, se dirigea vers l’entrée. Elle ouvrit, s’attendant à voir apparaitre
Monsieur Greenwood et cligna des yeux, éblouie par la lumière.

-Jayna ?

Surprise, elle rejeta ses cheveux en arrière. Dormait-elle encore ? Etait-ce un
rêve ?

-Que se passe-t-il ?

Elle avait l’air si endormie et si étonnée que Thad ne put réprimer un sourire.

-Désolé, je ne pensais pas vous réveiller, s’excusa-t-il. Je vous invite pour
un pique-nique.
-Un pique-nique ?
-Disons à un petit déjeuner sur l’herbe, précisa-t-il tandis que son regard
glissait sur la chemise de nuit transparente.

Jayna frémit et ses joues s’empourprèrent.

-Pourriez-vous m’attendre une minute ? demanda-t-elle.

Sans attendre qu’il réponde, elle referma la porte et courut enfiler un jean et un
gilet. Quand elle réapparut, Thad était assis sur la margelle du puits.

-Maintenant, vous pouvez entrer, dit-elle.
-Quelle rapidité, s’écria-t-il en la suivant à l’intérieur.

En découvrant la pièce, il comprit pourquoi Jayna l’avait prié d’attendre
dehors. Il n’y avait aucun endroit pour se changer discrètement. Tout l’espace
de la maison était ouvert, de la chambre à la cuisine. Ses yeux s’attardèrent sur
le lit où les couvertures avaient été hâtivement rejetées sur les draps. Il imagina
le corps allongé de Jayna, sa chevelure étalée sur l’oreiller, ses lèvres gonflées
de sommeil légèrement entrouvertes.

-Je prépare du café. Vous en prendrez ? s’enquit-elle
-Avec plaisir. Votre maison est charmante.

Debout devant la cafetière, Jayna jeta un coup d’œil derrière elle. Comme
d’habitude, le désordre régnait dans la pièce. De vieux magazines trainaient sur
le tapis, autour du canapé, la table n’avait toujours pas été débarrassée, et la
vaisselle sale s’amoncelait dans l’évier. Au moins, Thad Perkins comprendrait-
il immédiatement quelle piètre ménagère elle faisait.
Thad sourit en la voyant poser la cafetière sur la table encombrée de papiers.
Un livre tomba sur le sol, Jayna ne le ramassa pas et s’installa dans le rocking-
chair.

-Auriez-vous du lait ?
-Oui, je…
-Ne bougez pas, intervint Thad. Je le trouverai bien tout seul.

Elle le suivait des yeux tandis qu’il ouvrait le réfrigérateur. Elle aurait dû lui en
vouloir de son intrusion. Il s’était quasiment imposé chez elle et maintenant, il
se servait lui-même comme un vieil habitué de la maison. Pourtant, elle
n’éprouvait aucune colère contre lui. Au contraire, sa présence lui faisait du
bien. La chaleur qu’il dégageait semblait remplir la pièce d’une tiédeur
confortable et douce.
A l’aise dans son fauteuil, elle but une gorgée de café en fermant les yeux. Elle
n’était pas encore tout à fait sortie de son sommeil.

-Allez, petite sorcière, réveillez-vous, l’exhorta Thad en riant. Il fait un
temps splendide dehors.
-Quelle heure est-il ?
-Presque onze heures.
-Onze heures ! Mais alors, j’ai dormi très longtemps.

Comment avait-elle pu se réveiller aussi tard ? Bien sûr, elle était en vacances,
mais était-ce une raison pour se laisser aller à ce point ?
Thad sourit devant son air coupable.

-Il n’y a rien de mal à cela, dit-il. Après tout, vous êtes là pour vous reposer.

Jayna hocha la tête sans conviction, avant de se lever pour resservir du café.

-Comment avez-vous su où j’habitais ? s’enquit-elle.
-Je vous ai suivie hier soir.
-Suivie ? Mais pourquoi ?
-J’étais inquiet de vous savoir toute seule dans la forêt la nuit.

Cela ne lui plaisait qu’à moitié qu’il l’ait suivie. Mais elle savait qu’il ne
mentait pas et qu’il avait voulu la protéger.

-Ce n’était pas la peine.
-On voit mal le sentier dans le noir, vous auriez pu le quitter et vous perdre.
-Et vous ? Vous ne connaissez pas du tout ce coin. Vous auriez pu passer la
nuit à la recherche de votre chemin. Peut-être l’avez-vous fait, ce qui
expliquerait pourquoi vous êtes ici ce matin ?

Malgré le ton moqueur, Thad perçut un intérêt sincère et en fut profondément
touché.

-Je n’ai eu aucun problème pour rentrer, assura-t-il. Mais vous n’avez
toujours pas répondu à ma proposition.

Jayna adorait cette façon qu’il avait de sourire avec les yeux.

-Quelle proposition ?
-Le pique-nique. J’ai tout prévu et je suis certain qu’aucune sorcière ne peut
résister aux petits plats que j’ai préparés.

Elle hésita, consciente de jouer avec le feu ou plutôt avec de la dynamite. Mais
comment résister à une offre aussi attrayante ? En outre, qu’avait-elle à faire
d’autre ? Le ménage, la vaisselle, rien d’exaltant, en fait.

-Dans ce cas, je serai ravie d’y goûter, répondit-elle.

Un large sourire illumina le visage de Thad.

-Merveilleux ! Je vais chercher la jeep et je reviens vous prendre dans
moins d’une heure.
-La jeep ? Mais où allons-nous ?
-Dans un coin superbe à une vingtaine de kilomètres d’ici.


Trois-quarts d’heure plus tard, Jayna s’installait à côté de Thad dans le 4x4
décapoté. Il n’avait pas menti, le temps était splendide. Sans doute l’un des
derniers jours de soleil avant l’arrivée de l’hiver.
Ils n’échangèrent pas une parole pendant le trajet. Thad conduisait tout en
observant Jayna du coin de l’œil. Après une demi-heure de route, il arrêta la
voiture dans une vaste prairie surplombant une vallée profonde. De minuscules
villages aux maisons blanches se nichaient sur les flancs des montagnes arides
aux sommets immaculés.

-C’est magnifique, s’exclama Jayna, impressionnée par tant de beauté.
Comment avez-vous découvert cet endroit ?
-Par hasard, en visitant la région.

Thad sourit, heureux de la voir si enthousiaste.

-Que préférez-vous ? demanda-t-il. Vous promener un peu ou pique-niquer
tout de suite ?
-Pour tout vous avouer, je meurs de faim.
-Voilà une bonne nouvelle, je vais chercher le panier dans la voiture.
Pendant ce temps, installez la couverture.

Jayna ne put réprimer une exclamation d’étonnement quand elle découvrit le
contenu du panier préparé par Thad.

-Mais c’est un véritable festin. Vous avez vraiment tout préparé vous-
même ?
-Oui, dit-il en riant. Cela vous étonne ?
-Disons que ça m’impressionne, je déteste cuisiner.
-Je m’en suis douté en ouvrant votre réfrigérateur, déclara-t-il, moqueur.
-Vous avez également dû remarquer que je ne suis pas non plus une
fanatique du ménage.

Il acquiesça d’un petit sourire ironique.

-Comment ferez-vous quand vous serez mariée ? Votre mari devra-t-il faire
la cuisine, le ménage et s’occuper des enfants ?
-Espérons que d’ici là, j’aurais changé. De toute façon, je ne suis pas
pressée. Vous allez encore me trouver égoïste, mais je n’ai pas envie
d’assumer de nouvelles responsabilités dans l’immédiat.
-Je vous approuve, au contraire. Bien des gens devraient mieux connaitre
leurs aspirations profondes avant de fonder une famille. Ce qui est bon pour
une personne ne l’est pas forcément pour une autre.
-Que voulez-vous dire ?
-Qu’il faut faire chaque chose en son temps, et ne pas chercher à vivre en
fonction de ce que les autres attendent de vous.

Jayna ne prit pas immédiatement l’assiette qu’il lui tendait. Thad Perkins
pensait-il vraiment qu’on pouvait mener sa vie sans jamais se soucier des
autres ?

-Où habitez-vous, Thad ?
-A New York.
-Et que faites-vous dans la vie ?
-J’étais avocat.
-Et maintenant.
-J’ai laissé tomber, j’en avais assez.

Des mots qui, pour Jayna, évoquaient des souvenirs douloureux. En dépit de la
chaleur, elle frissonna.



Chapitre 4



Combien de nuits était-elle restée éveillée dans son petit lit d’enfant à cause de
paroles comme celles-ci ? Combien de fois avait-elle tenté d’échapper aux
voix basses de ses parents qui résonnaient dans le noir ? Celle de son père de
plus en plus courroucée, répondant à celle de sa mère, emplie de larmes et de
désespoir.
Reed trouvait toujours quelque chose de mieux. Il quittait un travail ennuyeux
ou sans avenir pour un autre qui leur permettrait de réaliser tous leurs rêves. Et
pendant qu’il s’expliquait, Karen criait, à propos de la nourriture, du loyer, des
vêtements qu’il fallait acheter aux trois enfants, et de l’argent qui manquait.
Alors, Jayna se faisait toute petite. Elle mangeait peu et ne réclamait jamais
rien. Et elle écoutait son père, l’encourageant même, à la fois confiante et
compréhensive.
Pourtant, une nuit, les cris avaient cessé. Et le lendemain, Karen avait annoncé
aux enfants que leur père était parti poursuivre ses chimères. Elle n’avait
jamais voulu en dire davantage.
La vie était devenue très difficile. Puisqu’elle était l’aînée, Jayna avait dû
s’occuper de la maison, de son frère et de sa sœur pendant que sa mère
travaillait. Puis, elle avait commencé à gagner un peu d’argent à son tour,
comme baby-sitter ou serveuse à mi-temps.
Grâce à ses bons résultats scolaires, elle avait finalement obtenu une bourse
universitaire et, suivant les conseils de sa mère, s’était orientée vers une voie
peu excitante mais sécurisante. Elle voulait une position stable pour soutenir sa
famille et surtout, ne jamais ressembler à ce père qui les avait abandonnés dans
le besoin.
Et voilà qu’aujourd’hui, pour la première fois depuis l’âge de treize ans, elle
était en vacances. Et en compagnie d’un homme qui venait de quitter son travail
parce qu’il en avait assez.

-Qu’avez-vous l’intention de faire ? s’enquit-elle.

Thad haussa les épaules et se resservit de la salade de pommes de terre.

-Je ne sais pas. Peut-être rien, j’aime assez votre idée d’un monde sans
horaires, ni contraintes.

Il sourit devant l’air contrarié de Jayna.

-Vous êtes choquée que je ne veuille rien faire ?
-Cela ne me semble pas très réalisable, d’autant que vous avez un bon
appétit, répondit-elle en plaisantant.
-Je n’ai pas encore de problèmes d’argent, rassurez-vous. Et vous, que
faites-vous quand vous n’êtes pas en vacances ?

Elle lui expliqua qu’avec son amie Nell, elle avait fondé un cabinet d’experts-
comptables pour les petites entreprises. Leur affaire marchait bien et le nombre
de leurs clients avait doublé au cours des derniers mois.

-Est-ce pour cela que vous souhaitez rentrer ? Vous craignez que Nell ne
s’en tire pas toute seule ?
-Non, Nell est très compétente. Je suis ennuyée de lui laisser tout le travail
alors qu’elle doit se marier à Noël. Si j’étais là, elle disposerait de plus de
temps pour se préparer.
-C’est pour cela que vous haïssez ces vacances ? Votre amie ne sera seule
que quelques semaines, et nous sommes encore loin de Noël.
-Je sais, mais il n’y a pas que Nell. Je dois aussi m’occuper de ma famille.
-Votre famille ?

Elle lui avait confié n’avoir jamais été mariée, mais peut-être avait-elle un
enfant.

-Oui, ma mère, mon frère et ma sœur.

Thad apprit que Leesa et Zackary, respectivement âgés de vingt-deux et vingt-
huit ans, avaient terminé leurs études l’été dernier. Leesa avait un diplôme de
commerce, tandis que Zackary venait de s’installer comme vétérinaire. Jayna
avait financé leurs études à tous les deux.
A mesure qu’il la questionnait, il s’apercevait qu’elle ne comptait ni son temps,
ni son argent quand il s’agissait de sa famille. Le faisait-elle par choix ou par
obligation ?

-Votre tante avait sans doute un but en vous envoyant ici, suggéra-t-il. Peut-
être voulait-elle que vous vous occupiez un peu de vous, pour une fois.
-Mais je m’occupe de moi.
-Vous en êtes sûre ? Combien de journées de détente comme celle-ci avez-
vous eues depuis un an ?

Jayna le regarda, déconcertée. Puis un éclair de colère brilla dans ses yeux.

-Des journées comme celle-ci, je pourrais en avoir autant que je veux,
assura-t-elle. Il suffirait que je m’organise. Mais, voyez-vous, il me paraît
plus important de me soucier de ma famille et de mes amis. On ne peut pas
toujours être égoïste, ajouta-t-elle, sarcastique.
-On ne peut pas non plus être continuellement au service des autres. Si vous
vous connaissiez mieux, vous sauriez que la vie que vous menez ne peut
vous rendre heureuse. Vous avez besoin d’indépendance et de liberté, Rose
l’avait certainement deviné.

Cette fois, Jayna se fâcha pour de bon.

-Que savez-vous donc de Rose et de moi ? s’écria-t-elle. Vous tirez des
conclusions bien hâtives et sans aucun fondement.

Thad ne répondit pas, laissant le silence entre eux s’installer. Jayna s’en voulait
de s’être emportée et surtout, elle ne pardonnait pas à Thad d’avoir vu si clair
en elle. Oui, elle aimait être libre et indépendante, mais était-ce une raison pour
abandonner les siens quand ils avaient besoin d’elle ? Et qui était donc Thad
Perkins pour oser la juger ainsi ?

-Aviez-vous une spécialité dans votre travail ? s’enquit-elle.
-Les divorces.
-Vous avez déjà été marié ?
-Non.

Il avait répondu si sèchement qu’elle faillit lâcher son verre. Il n’avait pas été
marié mais, de toute évidence, il avait souffert à cause de l’amour. Et travailler
comme avocat spécialisé dans les divorces ne l’avait certainement pas
beaucoup aidé.
Jayna le dévisagea tandis qu’il mangeait. Il avait l’air sombre, et elle lui sourit
doucement dans l’espoir de le dérider. Au bout d’un moment de silence, Thad
lui caressa gentiment la joue.

-Serais-tu curieuse, petite sorcière ?

Le tutoiement instaura une certaine forme d’intimité qui la perturba
grandement.

-Moi, je le suis, continua-t-il.

Ses doigts glissèrent sur les lèvres de Jayna.

-Curieux de connaître la douceur et le goût de cette bouche… la caresse de
tes cheveux sur mon torse…

Il approcha le visage de celui de Jayna et déposa un long baiser sur la joue
brûlante. Elle frémit délicieusement puis, d’une main sur sa nuque, elle l’attira
vers elle.
Résistant à l’envie de s’emparer avidement de sa bouche, Thad lui couvrit le
visage de petits baisers légers qui intensifièrent leur désir mutuel. Jayna ferma
un instant les yeux, essayant de lutter contre le trouble qui s’emparait d’elle. Il
était déjà trop tard et elle ne résista pas quand Thad la prit dans ses bras.
Il lui prit la bouche en la serrant plus fort contre lui. Elle entrouvrit les lèvres,
s’abandonnant à la fougue de ce baiser brûlant. Tout bascula autour d’elle. Sans
même sans rendre compte, elle laissa ses mains glisser le long du dos de Thad,
caressant du bout des doigts les muscles fermes. Jamais elle n’avait ressenti un
désir aussi violent, aussi impérieux.
Lentement, Thad détacha ses lèvres de celles de Jayna sans cesser de l’enlacer.
Elle leva les yeux vers lui et promena doucement les doigts sur sa bouche.
Soudain, la vue de sa main sur le visage de cet homme qu’elle connaissait à
peine la paralysa. Que faisait-elle ? Une peur panique s’empara d’elle et, d’un
brusque mouvement des épaules, elle se dégagea.

-Jayna ?

Elle perçut de l’étonnement et du désarroi dans la voix de Thad.

-Je voudrais partir d’ici, déclara-t-elle.
-Mais, pourquoi ? Que se passe-t-il ?

Elle lutta contre l’envie de se jeter de nouveau dans ses bras.

-Tout cela n’a aucun sens. Je vais bientôt rentrer chez moi et toi, tu
retourneras à New York.
-Ce n’est pas une raison pour ne pas profiter de l’instant présent.

Elle le regarda fixement, essayant de dissimuler sa déception.

-Thad, commença-t-elle d’une voix glaciale, je ne cherche pas un mari,
mais je n’ai pas non plus envie…de profiter de l’instant présent. Je n’ai pas
pour habitude de me jeter dans le lit du premier inconnu qui passe.
-Je suis désolé, Jayna. Je me suis mal exprimé…Ce n’est pas du tout ce que
je voulais dire..
-En es-tu sûr ?

Thad ne répondit pas. Il éprouvait pour Jayna une attirance comme il n’en avait
jamais connu de sa vie. Mais de là à s’engager dans une relation durable. Non,
il avait déjà trop souffert.

-Je te ramène, dit-il.

Immobile, Jayna le regarda ramasser les restes du pique-nique. Elle se sentait
seule, abandonnée.
Ils ne prononcèrent pas une parole pendant tout le chemin du retour. Thad
arrêta la voiture devant la maison de Jayna, et il descendit pour la
raccompagner jusqu’à la porte.

-Merci de m’avoir raccompagnée, dit-elle simplement.

Il ne fallait surtout pas lui proposer d’entrer, la tentation serait trop grande.

-J’aimerais te revoir, Jayna. Demain, peut-être ?
-Non, c’est impossible.
-Pourquoi ?
-Parce que je ne veux pas, cria-t-elle en cherchant fébrilement ses clés dans
son sac.
-En es-tu certaine ? lui demanda-t-il, en lui posant la main sur l’épaule.

Non, elle n’en était pas certaine. Ou plutôt, elle mourrait d’envie de passer une
autre journée avec lui, mais elle devait résister. Une aventure avec lui serait
beaucoup trop dangereuse.

-Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ? demanda-t-elle, exaspérée. Que
veux-tu de moi ?
-Je ne veux rien, répondit doucement Thad. J’aime simplement être avec toi,
je voudrais mieux te connaitre, savoir comment tu vis, quels sont tes
projets, tes pensées.

Il savait déjà que son temps était dévoré par les obligations, les horaires fixes
et les responsabilités. Mais il aurait voulu lui apprendre à se détendre, à aimer
la vie. Il la prit par le menton et l’obligea à le regarder alors qu’elle s’apprêtait
à se retourner.

-Je t’en prie, donne-moi une chance.

Leurs regards s’accrochèrent, avant que Thad se penche vers sa bouche. Elle
savait qu’il allait l’embrasser, qu’elle devait l’en empêcher, mais elle ne fit pas
un geste.
Une véritable décharge électrique la traversa quand leurs lèvres se
rencontrèrent. L’esprit embué, incapable de réfléchir, elle répondit à son baiser
avec violence. Ce ne fut que lorsqu’il attira son corps contre le sien qu’elle
retrouva la voix.

-Non.

Il desserra son étreinte, mais n’ouvrit pas les bras pour la laisser partir.

-Jayna, pourquoi ? Je sais que tu en as autant envie que moi.

Jamais une femme ne lui avait fait un tel effet. Chaque fois qu’il la prenait dans
ses bras, il oubliait tout. Il la désirait comme un fou et pas seulement parce
qu’il n’avait pas fait l’amour depuis des mois. Non, il était irrésistiblement
attiré par elle, par son corps mais également par autre chose qu’il n’arrivait
pas encore à définir.

-Jayna, reprit-il doucement, je sais que tu es la femme dont tu m’as parlé,
celle qui me fera oublier toutes les autres.

Elle le regarda, incrédule. Ce qu’il venait de lui dire l’effrayait encore plus que
la perspective d’une simple aventure.

-Tu ne dirais pas ça si tu me connaissais mieux.

Sa vie était trop remplie pour lui permettre une relation durable avec un
homme. Elle n’était absolument pas prête pour ce qu’il lui proposait.

-Je n’ai pas besoin de te connaitre mieux, Jayna, je le sais déjà.

La panique s’empara d’elle. Affolée, elle eut soudain l’impression d’être
cernée, acculée.

-Lâche-moi, hurla-t-elle en se débattant.

Thad ouvrit les bras sans comprendre. Immobile à quelques mètres de lui, elle
le fixait d’un regard effrayé, des larmes brillant dans ses yeux.

-Que se passe-t-il, Jayna ? Il suffisait de me demander de te laisser partir.
-Je l’ai fait. Plusieurs fois.
-De quoi as-tu peur ? J’ai beau te trouver excessivement désirable, jamais,
je ne te toucherai contre ta volonté.

Elle baissa les yeux.

-Tu ne…Enfin, je veux dire…
-Tu n’as pas d’explication à me donner, l’interrompit-il en constatant avec
soulagement qu’elle se ressaisissait. Je crois qu’il vaut mieux que je parte
maintenant, je passerai te voir demain.

Jayna se précipita vers la porte d’entrée sans même le regarder partir. Elle
ferma à clé, comme pour s’assurer qu’elle n’allait pas craquer et courir
comme une folle derrière lui.
Puis, incapable de contenir plus longtemps les sanglots qui lui brûlaient la
gorge, elle se jeta sur le lit et enfouit la tête dans l’oreiller.


Thad tourna en rond dans le salon pendant longtemps, puis il décida de sortir.
L’air de la nuit lui ferait du bien. Il se reprochait d’avoir agi aussi
grossièrement envers Jayna. Elle l’avait repoussé à plusieurs reprises, et il était
revenu à la charge chaque fois, refusant de la prendre au sérieux, se
comportant comme un rustre. Les mains enfoncées dans les poches de son
blouson, il marchait d’un bon pas le long du sentier.

-Eh bien, fiston, en voilà une heure pour se promener.

Thad sursauta en reconnaissant la voix de Jim Greenwood. Plongé dans ses
pensées, il était parvenu jusqu’à la demeure du vieil homme sans s’en rendre
compte.

-Bonsoir, Monsieur Greenwood.
-Je vous offre un café ?
-Merci, mais il est déjà tard, refusa Thad, peu disposé à bavarder.
-Elle n’a pas voulu venir, c’est ça ?
-Si, elle a accepté.

Après avoir entendu Thad poser des questions sur Jayna en ville, le vieil
homme était venu lui conseiller de ne plus éveiller la curiosité des gens. Les
commérages allaient bon train dans la région, et il ne voulait pas que Jayna ait
à en souffrir. Les deux hommes avaient sympathisé et Thad avait fait part de
son intention d’emmener Jayna pique-niquer.

-Allez, entrez, un petit café vous fera du bien, déclara Jim Greenwood.
Vaincu, Thad lui emboîta le pas.
-Alors, comme ça, elle a accepté ? reprit Jim.
Il emplit deux tasses de café brûlant.
-Oui.
-Dans ce cas, où est le problème, fiston ?

Pendant un moment, Thad se demanda si le vieil homme ne se moquait pas de
lui. Mais devant la sincérité de son regard, il décida de lui faire confiance et lui
raconta ce qui s’était passé.

-C’est pas très bon, tout ça, commenta Jim Greenwood. Qu’allez-vous faire,
maintenant ?

Thad haussa les épaules.

-Je n’en ai pas la moindre idée.
-C’est qu’elle ne va pas rester ici bien longtemps. Faudrait vous dépêcher si
vous tenez vraiment à elle. Je veux dire…pour de bon, parce que si vous
cherchez une fille pour un soir, c’est pas la peine, elle vous a dit ce qu’elle
en pensait.

Thad hésita. Tenait-il à Jayna pour de bon, comme disait Jim ? Etait-il prêt à
s’engager, à échanger des promesses qui risquaient de n’être jamais tenues ?

-De toute façon, elle ne veut pas de relation sérieuse, déclara-t-il. Elle ne
croit pas plus que moi au mariage et aux serments d’amour.
-C’est des histoires, s’écria le vieux Jim, en se redressant. Si elle ne voulait
rien de sérieux, vous seriez déjà dans son lit. Et au lieu de dire des bêtises
sur le mariage, vous feriez mieux de réfléchir à ce que vous voulez
vraiment.

A trente cinq ans, Thad n’avait plus envie d’aventures sans lendemain mais de
là, à s’engager pour la vie, il hésitait.

-D’abord, pourquoi ne pas croire au mariage ? reprit Jim.

Thad lui parla de son ancienne profession, de tous ces couples qu’il avait vus
se haïr et se déchirer. Il lui parla de ces hommes et de ces femmes qui s’étaient
juré de s’aimer jusqu’à la mort et qui, quelques années plus tard, se battaient
sauvagement pour le partage d’une maison ou de l’argenterie.

-Vos parents aussi ont divorcé ? demanda Jim.
-Non, ils vivent toujours ensemble. Je crois même qu’ils sont heureux.
-Ma Martha et moi, on était heureux nous aussi. Si la mort ne nous y avait
pas forcés, on se serait jamais quittés, ce qui prouve qu’il y a parfois du bon
dans le mariage.

Thad hocha la tête, songeur.

-Peut-être avez-vous raison, Monsieur Greenwood. Mais on dirait que ce
genre de bonheur n’est plus pour ma génération.
-Foutaises. Vivre à deux n’est jamais facile et les enfants n’arrangent rien.
Pourtant, il n’y a rien de mieux dans la vie qu’une femme qu’on aime et une
gentille famille.

L’émotion faisait briller les mirettes du vieil homme. Thad s’en voulait de
l’avoir poussé à remuer de vieux souvenirs. Mais force était de reconnaitre
qu’il lui avait ouvert les yeux. A ne rencontrer que des couples déchirés, il en
avait oublié que d’autres vieillissaient côte à côte sans cesser de s’aimer.
Thad se leva, sa tristesse et sa colère envolées.

-Il faut que je parte, Monsieur Greenwood. Merci pour le café et les
précieux conseils.


A la troisième sonnerie, Jayna décrocha. Elle fut à la fois déçue et soulagée en
reconnaissant la voix de Nell.

-Ça va ? demanda-t-elle. Tu as l’air affolée ?
-C’est à cause de ce logiciel de comptabilité pour les professions libérales.
Il y a un problème dans les données et, depuis deux jours, j’essaie en vain
de m’y retrouver. Mais tu sais combien je suis douée pour ce genre de
choses.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelée plus tôt ?
-J’espérais m’en sortir.

Jayna ne réfléchit pas plus de deux minutes, avant de décider de partir pour
Lafayette au plus vite. Il serait toujours temps de tenir sa promesse plus tard.
Elle reviendrait dès que possible et resterait ici un peu plus longtemps, voilà
tout. Et, avec un peu de chance, ces quelques jours de travail lui remettraient les
pieds sur terre.

-Ne t’inquiète pas, Nell, j’arrive.

Le premier avion décollait quelques heures plus tard. Jayna eut juste le temps
d’empaqueter quelques affaires, de prendre une douche froide à cause du
chauffe-eau qui ne marchait pas, et de s’habiller pour partir. Sur la route, elle
appellerait Monsieur Greenwood pour lui demander de s’occuper des chats.
Vêtue d’un tailleur bleu foncé, les cheveux relevés en chignon, Jayna mit un
certain temps à se familiariser avec le reflet que lui renvoyait le miroir. Depuis
son arrivée dans la maison de Rose, elle n’avait porté que des jupes amples ou
des jeans et s’était habituée à voir ses cheveux retomber sur ses épaules.
Laquelle de ces deux images lui correspondaient réellement ?


Jayna travailla d’arrache-pied pendant deux jours pleins avant de résoudre le
problème du logiciel de comptabilité. Comme elle l’avait soupçonné, l’erreur
ne provenait pas du logiciel lui-même, mais de l’opératrice intérimaire qui
l’avait utilisé la semaine précédente. Les yeux rougis par l’écran et les épaules
endolories, elle décida de rester une journée de plus pour réintroduire dans
l’ordinateur toutes les données concernant les clients.
Le peu de temps libre qui lui restait le soir, elle le consacra à sa famille,
surtout sa mère qui ne cessa de l’exhorter à rester. Pourtant, en dépit des
remarques acides de Karen, de ses plaintes et de ses accusations, Jayna ne céda
pas. Elle tiendrait la promesse, faite à Rose.
Le quatrième jour au matin, Nell accompagna son amie à l’aéroport.

-Je suis désolée de t’abandonner avec tout ce travail, s’excusa Jayna en la
quittant. En plus, en ce moment...
-Le mariage n’a lieu qu’en décembre, lui rappela Nell. Je peux très bien me
débrouiller seule, je t’assure, surtout maintenant que ce maudit ordinateur
fonctionne.

Elle passa un bras autour des épaules de Jayna avant de demander.

-Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es bizarre depuis que tu es revenue. Irritable,
impatiente…Quelque chose te préoccupe ?
-Non, pas du tout. C’est sans doute à cause de ce logiciel, j’ai bien cru ne
jamais m’en sortir.

En réalité, tout allait de travers. Au lieu de lui faire oublier Thad Perkins, ces
quelques jours de séparation lui avaient révélé combien il lui manquait. Pas un
instant ne s’était écoulé sans qu’elle ne revoie son sourire et s’interroge sur ce
qu’il faisait et s’il pensait à elle.

-C’est étrange, tu te conduis exactement comme moi lorsque j’ai commencé
à sortir avec Wesley, remarqua Nell. Tu n’aurais pas rencontré quelqu’un ?
-Maintenant que tu en parles, un charmant voisin de près de soixante-dix
ans.
-Arrête de dire des bêtises et dépêche-toi, sinon l’avion va décoller sans toi.

Un peu plus tard, en attachant sa ceinture, Jayna tenta de se convaincre qu’elle
n’avait pas menti à Nell. Après tout, Thad Perkins n’était qu’un étranger avec
qui elle avait passé quelques heures. Pourquoi aurait-elle parlé de lui à son
amie ?
Elle trouva le voyage interminable. Sa tête lui faisait mal à force de penser.
Quand elle oubliait Thad Perkins, elle songeait à sa mère et à ses reproches.
Pourquoi Karen la comparait-elle toujours à son père ? Pourquoi l’accusait-
elle continuellement de ne pas s’occuper d’elle et de vouloir l’abandonner ?
Etait-ce la faute de Jayna si Rose avait inscrit cette clause bizarre dans son
testament ?


A son arrivée, Jayna fut surprise de trouver un mot de Jim Greenwood glissé
sous la porte.
« Mademoiselle Jayna, je pars chez mon frère pour deux ou trois jours. Vos
chats sont chez Thad Perkins. Amitiés. Jim. »
Les chats étaient chez Thad ? Ainsi, il était toujours ici et elle allait devoir le
rencontrer aujourd’hui même, qu’elle le veuille ou non.
Elle remonta dans sa voiture et prit la route de la maison des Roberts.


Chapitre 5



Rassemblant son courage, Jayna frappa à la porte. Thad ouvrit aussitôt avec un
sourire rayonnant.

-Bonjour, Jayna.
-Bonjour. Je…je viens pour les chats.
-Entre, je vais les chercher.

Elle ne bougea pas.

-Je ne veux pas te déranger, je t’attends ici.
-Tu ne me déranges jamais, Jayna.

Il laissa son regard glisser sur les cheveux relevés en chignon, le tailleur
moulant et les escarpins à talons hauts. Puis, fixant de nouveau le visage de
Jayna, il sourit.

-Qui es-tu aujourd’hui ?
-Que veux-tu dire ?
-Je m’étais habitué à la diseuse de bonne aventure et voilà que je découvre
une parfaite femme d’affaires. Est-ce bien la même femme ?

Elle ne put s’empêcher de sourire.

-Pour ne rien te cacher, j’ai moi-même des doutes. Alors, ces chats, qu’en
as-tu fait ?

Sans répondre, Thad lui prit la main et l’attira doucement vers lui. Elle ferma
les yeux tandis qu’il la prenait par la taille et la serrait contre lui.

-Tu m’as beaucoup manqué, chuchota-t-il. J’ai eu si peur que tu sois partie
sans me dire au revoir.

Avant qu’elle ait pu répondre, il s’empara de ses lèvres tout en ôtant les
épingles de ses cheveux, qui retombèrent lourdement sur ses épaules. Jayna
réalisa combien elle avait besoin de la douceur de ses lèvres, de la chaleur de
son corps, de sa force, de ses bras autour d’elle.
Lentement, leurs bouches se séparèrent. Thad glissa les doigts dans la lourde
chevelure de Jayna.

-Tu devrais toujours laisser tes cheveux défaits.
-Et les chats ?
-C’est bon, j’y vais. Au fait, cria-t-il depuis la cuisine, je suis heureux de
t’avoir manqué. C’est ce que tu allais dire ?

Il revint, portant les deux chats dans un panier.

-Non ? insista-t-il.

Sans répondre, elle prit le panier. Avant de s’éloigner, elle dit tout bas.

-Tu m’as manqué aussi, Thad Perkins.

Avant qu’il ait pu réagir, elle était dans sa voiture et démarrait.


Jayna contempla la pièce avec désespoir. Le même désordre épouvantable y
régnait, quelques couches de poussière en plus. Elle hésita, s’allonger ou faire
le ménage ? Après toutes ces heures d’immobilité devant l’ordinateur, un peu
d’activité physique lui ferait le plus grand bien et lui éviterait de se torturer
l’esprit à propos de Thad.
Pourtant, tandis qu’elle faisait la vaisselle et passait l’aspirateur, elle ne cessa
de penser à lui. Pourquoi était-elle tombée si facilement dans ses bras ? Et
surtout, pourquoi lui avait-elle dit qu’il lui avait manqué ?
Quatorze heures venaient de sonner quand elle s’arrêta. Elle était fatiguée mais
la maison étincelait. Elle s’approcha de la fenêtre et contempla le ciel assombri
par de gros nuages gris. Une pluie fine tombait, le genre de pluie qui pouvait
durer des jours et des jours. En plus, il faisait froid.
Démoralisée, elle s’installa sur le canapé, la couverture en fourrure ramenée
sous le menton. Que faire maintenant ? Dormir ? Elle n’y parviendrait pas.
Lire ? Elle était trop lasse. Finalement, elle se leva et alluma l’antique poste de
radio.
Elle fut réveillée par des coups frappés à la porte. Monsieur Greenwood étant
absent, elle sut immédiatement de qui il s’agissait.

-Que veux-tu ? demanda-t-elle sans se lever.
-Je peux entrer ?

Pour qui se prenait-il ? Il ne lui suffisait pas de l’empêcher de dormir toutes les
nuits, il fallait encore qu’il vienne interrompre sa sieste.

-Non, je suis occupée.
-Qu’est-ce que tu fais ?
-Je dors. Ou plutôt, j’essaie.

La porte s’entrouvrit doucement et Thad apparut, souriant.

-Thad, s’écria-t-elle, indignée.

Il s’installa dans le rocking-chair.

-Continue à dormir, Jayna, je promets de ne pas te déranger.
-Que je dorme avec toi, ici ? Impossible.
-Pourquoi ?
-Mais enfin c’est insensé. D’abord, que feras-tu pendant ce temps ?

Thad se leva, s’accroupit à côté d’elle et lui caressa tendrement la joue.

-Je veillerai à ce que rien ne trouble ton sommeil, mon cœur. Tu as l’air si
fatiguée.
-Oui, je le suis, déclara-t-elle, en lui tournant le dos. Reste si ça te chante
mais ne compte pas sur moi pour la conversation.

Sans un mot, Thad se releva et se rassit dans le rocking-chair. Jayna ferma les
yeux, bien décidée à l’ignorer. Elle écouta un moment la musique puis sombra
dans le sommeil.
La musique jouait toujours et la première chose que vit Jayna en ouvrant les
yeux fut le feu dans la cheminée. Elle s’étira voluptueusement et soudain, tout
lui revint à la mémoire. Elle se redressa, passa la tête au-dessus du dossier du
canapé et le vit, tranquillement assis dans le rocking-chair.

-Bien dormi, s’enquit-il en levant les yeux de son livre.

Elle s’était montrée détestable et il était toujours là, aimable, souriant.

-Pourquoi n’es-tu pas parti ?
-Tu voulais vraiment que je m’en aille ?
-Oui.

Oui, elle le voulait, cet homme était trop dangereux pour elle. Elle ne serait
tranquille que s’il quittait sa maison, la région et même le pays. Il n’y avait pas
de place pour lui dans sa vie.

-Qui es-tu ?
-Thad Perkins. Trente-six ans. Taille : un mètre quatre-vingt-quinze. Poids :
quatre-vingt-neuf kilos.

Jayna sourit et posa les coudes sur le dos du canapé.

-Je ne te demande pas une fiche signalétique. Je veux savoir qui est Thad
Perkins.
-Peut-être l’homme qui t’aime, suggéra-t-il.

Elle en resta muette de surprise. Etait-ce aussi simple pour lui ?

-Mais … tu ne me connais pas, finit-elle par bredouiller. Tu ne sais rien sur
moi.
-Suffisamment pour avoir envie d’en découvrir davantage. J’ai passé un
après-midi merveilleux.

Décidément, elle comprenait de moins en moins. Elle ne savait même plus si
Thad plaisantait ou s’il parlait sérieusement.

-Et qu’as-tu fait de si agréable ?
-Je suis resté auprès de toi.
-Au moins, ce n’était pas trop difficile.

Il eut un petit rire moqueur.

-Tu te trompes. Rien n’est plus difficile que de regarder dormir une femme
que l’on désire.

Il se leva pour tisonner le feu.

-J’ai préparé le dîner, tu as faim ?

Jayna se sentit prise au piège. Combien de temps Thad Perkins pensait-il rester
chez elle ? Et pourquoi se conduisait-il comme si elle l’avait invité à
s’installer ?

-Non, merci. Je préfère du café, dit-elle en se levant.
-J’en ai déjà fait, je te l’apporte.
-Non, cria-t-elle. Je ne veux pas de ton dîner, ni de ton café. Mais
qu’attends-tu de moi, à la fin ? Pourquoi fais-tu tout ça ?

Il la regarda sans bouger, ne voulant pas l’effrayer. Il s’était promis d’être
patient, de ne pas la brusquer.

-Je ne veux rien que tu ne souhaites me donner, Jayna. Je veux juste te faire
plaisir.

Elle respira profondément, essayant de se calmer. Elle devait lui faire
comprendre, lui expliquer qu’elle n’avait pas de temps à lui consacrer.

-Ecoute, ça ne sert à rien. Quoi que tu fasses, tu n’obtiendras rien de moi.
L’amour, les aventures, ou même le mariage, ça ne m’intéresse, ma vie est
déjà trop remplie.

Thad s’approcha d’elle et passa les bras autour de ses épaules. Il aurait voulu la
protéger de toutes les peines et les douleurs du monde.

-Je cherche simplement à te prouver à quel point tu comptes pour moi, dit-il
tendrement. Rien de plus. Maintenant, si tu goûtais ma fameuse soupe de
pommes de terre ? ajouta-t-il d’un ton léger. Tous mes amis en raffolent.

Lâchant Jayna, il se dirigea vers le coin cuisine. Ne sachant trop quoi faire, elle
le suivit. Un délicieux fumet s’échappa de la marmite lorsqu’il souleva le
couvercle.

-Où as-tu trouvé des pommes de terre ? demanda-t-elle, étonnée.
-J’ai fait quelques courses pendant que tu dormais. Il n’y avait rien ici.

Jayna ouvrit la porte du réfrigérateur qui regorgeait de victuailles.

-Tu es fou, j’avais tout ce qu’il me fallait. Tu reprendras tout ça en partant.
-Certainement pas. C’est bon pour toi, les légumes frais et la viande, ça te
changera des céréales et du chocolat, dit-il en désignant les paquets sur les
étagères.

Les poings sur les hanches, elle le considéra avec colère.

-Rien n’est plus nourrissant que les céréales. Quand au chocolat, c’est mon
péché mignon. Aucune loi ne l’interdit, que je sache ?

Il sourit et leva les mains en signe de capitulation.

-Très bien, je ne voulais pas te contrarier. Mais dis-moi, le chocolat est-il
ton seul pêché mignon ou en as-tu d’autres ?

Ignorant la lueur malicieuse qui brillait dans ses yeux, Jayna rétorqua avec
froideur.

-En tout cas, c’est le seul que je m’autorise.
-Si nous passions à table ?

Le dîner était excellent, Jayna dut reconnaitre que Thad cuisinait divinement.
Mais était-ce une raison suffisante pour s’inviter chez elle et préparer le
repas ? Que voulait-il exactement ? La semaine précédente, elle aurait juré
qu’il ne cherchait qu’une aventure sans lendemain mais aujourd’hui, elle ne
savait plus. Que Thad puisse désirer autre chose la mettait encore plus mal à
l’aise.
Le repas terminé, elle débarrassa la table, entassa la vaisselle sale dans l’évier
et revint s’assoir côté salon. Confortablement installé sur le canapé, Thad
n’avait visiblement pas l’intention de partir. Dehors, un vent violent rabattait la
pluie contre la baie vitrée.

-Viens t’assoir près de moi, Jayna, dit-il en lui tendant la main.

Sans chercher à discuter, elle se laissa glisser sur le canapé et il lui entoura les
épaules du bras.

-Je n’arrive pas à te comprendre, Thad.

Elle posa sa tête sur son torse et entendit les battements rapides de son cœur.

-Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? demanda-t-il en lui caressant
doucement le dos.
-Tout.

Les caresses de Thad se firent de plus en plus sensuelles et un long
frémissement la parcourut.

-Enfin, non, corrigea-t-elle en s’éloignant brusquement de lui. Certains
points sont parfaitement clairs.

Il ne bougea pas.

-Je crois au contraire que tu te méprends sur beaucoup de choses. Pourquoi
as-tu peur de moi ?
-Je n’ai pas peur de toi.

Elle se leva pour attiser le feu dans la cheminée. Non, les hommes ne
l’effrayaient pas, en tout cas, pas tant qu’elles pouvaient les classer dans des
catégories, ce qui était impossible avec Thad Perkins.

-Je refuse juste de me laisser entrainer dans une quelconque aventure avec
toi.
-Même amicale ?

La question piège. Bien sûr, elle ne pouvait pas lui répondre non, surtout après
ce qu’il avait fait pour elle aujourd’hui. Mais comment savoir où il plaçait les
limites de l’amitié ?
Elle se détourna du feu, les joues rosies par la chaleur.

-Tu devais être remarquable dans un tribunal.
-J’étais très bon, assura-t-il avec un sourire amer. Mais beaucoup moins
sincère.

Le visage de Jayna rosit plus violemment.

-Viens t’assoir, reprit Thad. Tu as l’air épuisée.

Jayna revint sur le canapé et Thad l’attira doucement contre son épaule.

-Raconte-moi, pourquoi cet aller-retour imprévu ?

Jayna lui parla du coup de téléphone de Nell, du logiciel et de sa décision de
rentrer au plus vite au bureau pour tout remettre en ordre. Il l’écouta
attentivement, posant de nombreuses questions sur le cabinet, Nell, ou le
programme des ordinateurs. Tandis qu’elle lui répondait, Jayna sentait sa
tension diminuer. La tiédeur du corps de Thad gagnait le sien, et les muscles de
son dos se dénouaient sous les lentes caresses de ses mains.
Puis, il cessa de poser des questions et ils demeurèrent un long moment
silencieux, fixant les flammes dans la cheminée. Le délicat parfum de la peau et
des cheveux de Jayna emplissait la pièce. Soudain, elle changea de position et
Thad sentit la pointe dure de ses seins contre son torse. Un désir tiède et
délicieux se déversa dans ses veines.
Les mains sur les épaules de Jayna, il l’éloigna doucement de lui et se força à
se lever.

-Il est tard, dit-il. Je ferais mieux de partir.
-Pardonne-moi, je ne suis pas très bavarde.
-Tu es très tentante et ta maison aussi.

Son regard s’attarda sur le lit.

-Si je ne pars pas maintenant, j’ai peur de ne pas pouvoir le faire plus tard.
D’ailleurs, tes yeux se ferment, tu as besoin de dormir.

Il lui fit un léger baiser sur le front puis, incapable de résister, glissa les bras
autour de sa taille et l’attira contre lui. Ses lèvres rencontrèrent celles de Jayna
qui s’entrouvrirent immédiatement à leur contact brûlant. Oubliant tout, elle
répondit fiévreusement à ce baiser. Soudain, une bûche se fendit bruyamment
dans la cheminée, et Jayna se raidit. Percevant son hésitation, Thad relâcha
immédiatement son étreinte. Malgré la force de son désir, il refusait de la
brusquer.
Elle leva vers lui un regard étonné. Lui posant un doigt sur les lèvres, il en
suivit lentement les contours ourlés.

-Tu es quelqu’un de très spécial et de très fragile aussi. Sais-tu ce que je
voudrais en ce moment ?

Jayna secoua la tête, peu certaine de vouloir entendre ce qu’il allait lui dire.

-Que cet instant ne s’arrête jamais. Et passer le reste de ma vie à te regarder,
à te tenir contre moi et à t’écouter me parler de tes idées et de tes rêves les
plus fous.

Il se pencha et lui effleura les lèvres des siennes d’un baiser aussi léger qu’une
aile de papillon.
« L’instant est terminé » songea tristement Jayna.
Au lieu de s’étendre pour l’éternité, le temps leur était compté. Et elle en avait
si peu pour lui.

-S’il te plait, va-t-en.

« Pars avant que je craque, pensa-t-elle. Avant que je décide de te garder près
de moi. »
Thad déposa un dernier baiser sur la joue de Jayna et se dirigea vers la porte.

-Bonne nuit, petite sorcière. Fais de beaux rêves.


Jayna raccrocha, totalement désemparée. Thad venait de l’inviter à déjeuner et
elle avait immédiatement accepté. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas sa propre
faiblesse.
Tout en enfilant un jean et un chandail à col roulé et trop grand – elle ne
voulait pas que Thad pense qu’elle voulait le séduire -, elle se répéta qu’elle
n’avait agi que par pure amitié. Thad était sympathique, gentil et elle n’avait
pas le droit de le blesser en refusant de le voir. D’ailleurs, sous quel prétexte
aurait-elle décliné son invitation ? Thad savait, qu’à part lui et Jim Greenwood,
elle ne connaissait personne dans la région.
Jayna haussa les épaules. Au fond, elle ne croyait à aucune de ces excuses. Il lui
suffisait de sentir son cœur battre dans sa poitrine pour savoir qu’elle mentait.
Jamais un simple déjeuner avec un ami ne l’avait mise dans un état pareil.


Elle coupa le contact et demeura un long moment dans la voiture avant d’en
descendre. Finalement, elle ouvrit la portière et entendit les coups réguliers
d’une hache fendant du bois derrière la maison. Elle s’arrêta pour écouter. Au
moins, Thad ne l’attendait-il pas impatiemment. Quelque peu rassérénée à cette
idée, elle se dirigea vers l’endroit d’où provenaient les coups.
Thad lui tournait le dos. Torse nu, il levait et abaissait régulièrement la hache
en un geste sûr et puissant. La sueur perlait sur les muscles tendus de son dos et
de ses épaules.
Il se retourna en attendant des brindilles craquer sous les pas de Jayna. Un
large sourire illumina son visage luisant.

-J’en ai pour une minute. Tu peux m’attendre là, dit-il en désignant du
menton une souche à quelques mètres de lui.

Jayna s’assit, contente de pouvoir continuer à le regarder. Jamais un homme ne
lui avait fait un tel effet. Il avait un splendide corps ferme bruni par le soleil.
Elle eut une irrésistible envie de s’approcher de lui, de poser la tête sur ce
torse ombré d’une fine toison, et de promener les doigts sur chacun de ces
muscles. Au lieu de cela, elle croisa les bras et détourna la tête. Au coup de
hache suivant, ses yeux étaient de nouveau posés sur Thad.
Son travail fini, il lâcha la hache et se redressa. En se tournant pour reprendre
son tee-shirt, il surprit le regard de Jayna sur lui.

-A quoi penses-tu, petite sorcière ?
-A rien.
-Si tu savais comme j’aime ton air quand tu ne penses à rien. Tes yeux
brillent comme lorsque je t’embrasse.

Jayna rougit violemment. Elle avait effectivement éprouvé presque autant de
plaisir à le regarder qu’à l’embrasser. Mais pourquoi avait-il fallu qu’il s’en
aperçoive ? Elle se détourna sans répondre.

-Si nous allions déjeuner ? reprit-il tranquillement. Je meurs de faim.

-Puis-je t’aider ? s’enquit Jayna en voyant Thad s’affairer dans la cuisine.

Grande et claire, la pièce était remplie d’ustensiles divers, parmi lesquels Thad
semblait se sentir parfaitement à l’aise. Hormis son bol du petit déjeuner, rien
ne trainait dans l’évier.

-Non, merci. Je n’ai qu’à préparer les sandwichs. Je t’ai fait une mayonnaise
maison dont tu me diras des nouvelles.

Jayna s’assit sur une chaise et le regarda laver puis couper les tomates.

-Ta maison est très jolie, remarqua-t-elle.
-Ce n’est pas la mienne, on me la prête.
-Pour longtemps ?
-Je ne sais pas, je n’ai pas encore décidé.

Décidément, il n’était pas facile d’apprendre quelque chose sur Thad Perkins.

-Et les chiens, où sont-ils ?
-Ils appartiennent au propriétaire. Heureusement, il les a repris avec lui, je
n’aime pas les animaux dressés pour l’attaque.

Jayna hocha la tête. Elle avait au moins appris qu’il n’aimait pas les chiens
agressifs. C’était bien, mais nettement insuffisant. Elle voulait en savoir plus.

-Tu ne m’as presque rien dit sur toi, commença-t-elle. As-tu des buts, des
objectifs dans la vie ?
-Je t’ai déjà répondu. Je n’ai aucun projet pour le moment, je me contente
de prendre les jours comme ils viennent. Viens, les sandwichs sont prêts.

Elle le suivit au salon et ouvrit de grands yeux quand il posa le plateau sur la
table - de quoi nourrir une demi-douzaine de personnes -. Comptait-il vraiment
manger tout ça ?

-On dirait que ma façon de vivre te préoccupe, dit-il en versant le café dans
les tasses.
-Disons plutôt qu’elle m’étonne.
-Pourquoi ? Parce que je ne fais rien ?
-Oui, l’oisiveté me choque. Je trouve que c’est un comportement
irresponsable.
-Jayna, il y a une énorme différence entre l’oisiveté et l’irresponsabilité. Je
serais irresponsable si je devais compter sur les autres pour survivre, ou
encore si j’avais une famille à charge et refusais de travailler pour
l’entretenir.

Une ombre passa dans le regard de Jayna.

-Mais ce n’est pas le cas, continua Thad. Ma paresse actuelle ne nuit à
personne. En outre, je crois qu’il est important de prendre parfois le temps
de s’arrêter pour faire le point. C’est le seul moyen de ne pas se tromper de
direction.
-As-tu découvert quelle direction tu veux emprunter ?

Il eut un petit rire.

-Es-tu toujours aussi pressée ? N’oublie pas que je ne suis ici que depuis
deux semaines. Certains cherchent toute leur vie.
-Je sais, assura-t-elle en songeant à son père. Mais tu as tout de même dû
apprendre quelque chose pendant ces deux semaines.
-Enormément. J’ai appris que l’argent, le pouvoir ou le succès avaient
moins d’importance qu’un coucher de soleil, que la vie n’avait pas de
valeur si on ne prenait pas le temps de l’apprécier, de l’aimer. Autant de
choses que ta tante espérait sans doute te faire découvrir en t’envoyant ici.

Jayna tressaillit. Non, Rose n’était pas le genre de femme à vivre dans les
maisons des autres et à passer son temps à admirer les nuages.

-Ne parle pas de ce que tu ignores, répondit-elle froidement.
-Je n’espère pas te convaincre. Je sais que nous sommes ici pour des
raisons différentes. Toi, par obligation. Et moi, parce que je veux prendre le
temps de découvrir qui je suis et ce que je veux. Mais cela ne doit pas nous
empêcher d’être amis.
-Non, bien sûr.

Elle se demandait quelle signification exacte il donnait au mot ami. Thad sourit
et lui passa un sandwich.

-Si nous commencions à manger. Que dirais-tu ensuite d’un petit tour dans
les environs ? J’ai découvert de très beaux coins pendant ton absence.

L’après-midi s’écoula comme un rêve. Thad se révéla un compagnon charmant
et plein d’humour, et Jayna ne regretta pas un seul instant d’avoir accepté son
invitation.
Le soleil disparaissait à l’horizon quand Thad la raccompagna à sa voiture.

-Tu ne sais pas à quel point tu es belle et désirable, murmura-t-il en la
quittant. Mais je te promets de te l’apprendre.

Jayna se raidit. Dire qu’elle avait presque réussi à se persuader que Thad et elle
n’étaient que de bons amis. Pourquoi essayait-il de tout gâcher ?
Sans lui laisser le temps de répondre, il lui fit un rapide baiser sur la bouche,
se retourna et marcha vers la maison.

Chapitre 6



Thad tint sa promesse. Jayna apprit beaucoup au cours de la semaine suivante.
A profiter de chaque moment qui passe, à regarder les nuages dans le ciel
pendant des heures, mais aussi à se distraite et à prendre la vie comme elle
venait.
Surtout, elle apprit à mieux connaitre Thad. Elle le savait intelligent et drôle,
mais elle le découvrit tendre et spontané, n’hésitant pas à la prendre par la
taille pour la faire danser dans la cuisine, ou à faire un détour pour visiter un
endroit non indiqué sur les cartes.
Jamais il n’essaya de profiter de sa force pour l’embrasser ou la retenir contre
lui. Mais sensuel et attentionné, il la prenait par la main au moindre prétexte, et
ne manquait jamais de lui faire un compliment. Doucement, sans la brusquer, il
lui révélait combien elle était belle et désirable.
Pourtant, un soir, Jayna comprit combien il pouvait être dangereux de jouer
avec le feu.
Thad l’avait raccompagnée après un délicieux dîner au restaurant et, comme il
en avait pris l’habitude, il s’attarda un moment pour bavarder. Jayna se sentait
très détendue, trop peut-être. Quand il la prit dans ses bras et l’embrassa
comme chaque soir avant de la quitter, son corps la trahit. Un éclair de désir la
traversa, et elle se serra de toutes ses forces contre lui, ses lèvres s’entrouvrant
pour un long baiser passionné.
Soudain, effrayée par la force de son propre désir, elle se rejeta violemment en
arrière.
Thad la regarda un moment sans comprendre, puis son visage s’assombrit.

-Ne te moque pas de moi, Jayna.

Sa voix était rauque, presque menaçante. Jayna fit un pas en arrière.

-Je…je ne voulais pas, bredouilla-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’a pris…J’ai
peut-être bu un peu trop de vin.
-Dans ce cas, le vin n’a fait que laisser la parole à ton corps. Arrête de te
mentir, Jayna, tu as autant envie de moi que moi de toi. Il me suffit de te
toucher pour savoir que je pourrais t’avoir chaque fois que je le désire.
-C’est faux !

Avant d’avoir pu faire un geste, elle se retrouva plaquée contre le torse de
Thad.

-En es-tu sûr ? interrogea-t-il.

Sans desserrer son étreinte, il leva une main vers le visage de Jayna et lui
caressa les lèvres, la gorge, avant de glisser les doigts dans ses cheveux. La
main refermée sur sa nuque, il approcha le visage du sien.

-Je pourrais, et tu le sais.

Son corps entier le réclamait. Il n’y avait plus de tendresse, de douceur dans
ses gestes. Rien que du désir. Un désir fou et irrépressible.
Sa bouche se posa avidement sur celle de Jayna qui répondit immédiatement à
son appel. Leurs souffles se mêlèrent, leurs langues aussi tandis que le besoin
du corps de l’autre irradiait violemment leurs veines. Jayna frissonna quand il
détacha les lèvres des siennes. Jamais personne ne l’avait embrassée ainsi.
Jamais personne ne l’avait amenée à un tel état de désir.
La bouche de Thad glissa sur son menton et sur sa gorge.

-Thad, je t’en prie, je ne suis pas prête.

Son corps se pressa un peu plus contre celui de Thad comme si elle cherchait à
démentir ses paroles. Lentement, Thad se redressa et ouvrit les bras. Sa main
caressa la joue de la jeune femme.

-Au revoir, Jayna.

Il sortit en refermant très doucement la porte derrière lui.
Jayna demeura un long moment immobile au centre de la pièce. Elle pouvait
sentir le poids du silence sur ses épaules. Enfin, tremblante de froid, elle se
décida à bouger et se glissa dans le lit glacé.
Ridicule, elle avait été ridicule ! Pendant une semaine, elle s’était persuadée
que sa relation avec Thad était purement amicale et leurs baisers absolument
platoniques. Avait-on le droit d’être aveugle à ce point ? En une seule étreinte,
il avait détruit toutes ses illusions. Il lui avait révélé la vérité avant de la laisser
seule avec elle-même.
Elle savait qu’il ne chercherait plus à la revoir. Elle l’avait lu dans ses yeux
quand il l’avait quittée. Thad avait trop envie d’elle pour supporter plus
longtemps ce petit jeu.


Jayna passa deux longs jours à tourner sans but dans la maison. Dans moins de
deux semaines, elle serait en Louisiane et retrouverait son travail et ses
obligations. Mais tout serait-il vraiment comme avant ? Parviendrait-elle à
oublier Thad Perkins ? Hélas, rien ne lui paraissait moins sûr. Une semaine
plus tôt, l’idée de s’engager dans une relation sans avenir ne l’aurait même pas
effleurée. Maintenant, elle ne savait plus. Pourquoi ne pas céder au plaisir du
moment présent et faire taire ce corps qui la tourmentait ?
De toute façon, la question venait trop tard. Thad était parti, et il ne lui offrait
pas une seconde chance.


Les murs vibrèrent sous le grondement du tonnerre tandis qu’un éclair
étincelant zébrait l’obscurité. L’orage était au-dessus de la maison. Poussés par
un vent du nord glacial, des trombes d’eau cinglaient les vitres. Jayna s’éloigna
de la baie vitrée pour attiser le feu dans la cheminée.
Elle s’apprêtait à prendre un livre quand un roulement plus puissant la fit
sursauter. Toutes les lampes de la pièce s’éteignirent en même temps. Elle tenta
de remettre le compteur en route, mais rien n’y fit. La foudre avait dû tomber
sur un pylône proche et il y avait peu de chance pour que l’électricité fût
rétablie avant le matin. Tout à coup, la perspective de passer une nuit sans
lumière dans cette pièce qu’elle n’avait pas quittée depuis plusieurs jours lui
parut insupportable. Sans réfléchir, elle prit son sac et sortit sous la pluie. Elle
irait n’importe où, à l’hôtel en ville ou chez le vieux Jim Greenwood, mais elle
ne resterait pas une minute de plus dans cette maison glaciale que le feu de
cheminée ne suffisait pas à réchauffer.
La voiture glissait dangereusement sur la route inondée. Epuisée par des nuits
sans sommeil, Jayna n’avait jamais conduit avec autant de difficulté. Ses doigts
raidis par le froid s’accrochaient au volant comme à une bouée de sauvetage.
L’étroit chemin qui conduisait à l’ancienne maison des Roberts paraissait ne
pas avoir été emprunté depuis des semaines. Des branches arrachées par le vent
jonchaient le sol détrempé. Jayna coupa le moteur et regarda la maison.
Aucune lumière.
Thad…Elle avait froid, elle avait peur, et lui seul pourrait la rassurer. Pourquoi
n’était-il pas là ? Trempée jusqu’aux os, elle frappa anxieusement à la porte,
mais personne ne répondit. Désemparée, elle éclata en sanglots. Au même
instant, deux lumières blanches trouèrent la nuit.
Il reconnut immédiatement la voiture de Jayna. Une bouffée de joie l’envahit
tandis qu’il s’arrêtait juste derrière elle. Enfin, elle était venue jusqu’à lui. Mais
son sourire disparut lorsqu’il la vite, pâle comme une morte, le visage baigné
de larmes. Qu’était-il arrivé ? En un instant, il imagina les pires scénarios.

-Jayna, cria-t-il en s’élançant vers elle. Que se passe-t-il ?

Elle s’effondra dans ses bras.

-Thad…J’ai eu si peur…J’ai cru que tu étais parti.

Les mots lui avaient échappé. Jusqu’à ce moment, elle n’avait pas réalisé
pourquoi elle pleurait, pourquoi l’angoisse ne l’avait pas quittée depuis des
jours.
Thad dut faire un effort énorme pour ne pas laisser exploser sa joie. Tout à
coup, il ne sentait plus ni le froid, ni la pluie. Jayna pleurait parce qu’elle avait
eu peur de ne plus le revoir, parce qu’elle avait besoin de lui.
Conscient de l’état dans lequel elle se trouvait, Thad l’entraîna, sans attendre,
vers la maison.

-Viens, c’est fini. Tout va bien maintenant.

Elle s’assit sur le canapé, incapable du moindre geste. S’agenouillant auprès
d’elle, Thad lui retira ses bottes humides, son pull et l’enroula dans une
couverture moelleuse. Puis, il alluma du feu dans la cheminée et prépara deux
grands bols de chocolat bouillant.

-Alors, petite sorcière, dit-il en s’asseyant près d’elle, que se passe-t-il ?

Jayna frissonna. Thad se rapprocha d’elle et la prit dans ses bras pour la
réchauffer. Elle se blottit contre lui.

-C’est à cause de l’orage. Je n’ai plus de chauffage, ni de lumière.
-C’est pour ça que tu es venue ici ?
-Oui, mais je ne pensais pas que la route serait aussi dangereuse. Avec la
pluie, elle était glissante et je ne voyais rien. Et puis, je suis arrivée ici et
j’ai trouvé la maison vide. J’ai vraiment cru que tu étais parti.

Thad la serra un peu plus fort.

-Comment as-tu pu penser cela ? Tu sais bien que je ne peux pas te quitter.

Elle songea que, pourtant, il la quitterait à la fin des vacances. Mais elle
refusait d’y penser maintenant. Pour l’instant, il était près d’elle et rien d’autre
ne comptait. Elle se laissa aller contre lui.

-Je vais te préparer quelque chose à manger, proposa-t-il.
-Merci…Je n’ai pas faim.
-Prends au moins un peu de soupe pour te réchauffer. Ensuite, tu iras te
coucher.

Jayna jeta un coup d’œil affolé sur la pièce en se demandant si Thad ne s’était
pas mépris sur ses intentions. Ce dernier comprit immédiatement les raisons de
son trouble.

-Il y a trois chambres, précisa-t-il. Tu pourras dormir en toute tranquillité…
Au moins pour cette nuit. Si tu décides de rester plus longtemps, je ne
réponds plus de rien.


Allongée dans cette chambre inconnue où Thad l’avait laissée, Jayna
s’interrogeait sur les raisons de sa venue ici. Pourquoi, alors qu’elle était
partie avec l’intention de se rendre en ville ou chez Monsieur Greenwood,
avait-elle pris la direction de la maison de Thad ?
« Parce que seul Thad pouvait me rassurer, songea-t-elle. J’avais besoin de le
voir, de l’entendre, de sentir sa chaleur contre mon corps. » Elle se redressa
dans le lit, stupéfaite de sa propre découverte, elle était venue chez Thad parce
qu’elle avait besoin de lui…Parce qu’elle l’aimait.
Mais alors, que faisait-elle seule dans cette chambre ? Pourquoi l’avait-elle
repoussé si longtemps ? Par peur de souffrir ? De trahir ou d’être trahie ?
Mais ils ne s’étaient rien promis. Ils savaient l’un comme l’autre que cette
aventure ne survivrait pas à leurs vacances. Et tant pis, si elle devait en souffrir.
Pour la première fois depuis sa rencontre avec Thad, Jayna savait exactement
ce qu’elle voulait.
Pieds nus sur le sol froid, elle sortit de la chambre et frappa doucement à la
porte face à la sienne. La gorge sèche, elle attendit. Rien. Elle frappa de
nouveau un peu plus fort.


Les bras croisés sous sa tête, Thad fixait le plafond. Il savait qu’il ne dormirait
pas cette nuit, impossible avec Jayna dans la chambre voisine. Il pouvait encore
sentir son corps souple blotti contre le sien. Tant pis, il passerait une nuit
blanche à détailler chaque fissure de ce stupide plafond. Au moins était-il
heureux. Heureux qu’elle soit venue spontanément à lui, qu’elle ait eu besoin
de lui.
Pendant un instant, il se demanda s’il avait bien entendu. Immobile, il écouta.
Le bruit recommença, hésitant et timide. Il bondit.
La porte s’ouvrit et Jayna se retrouva face à la poitrine nue de Thad. Elle
tressaillit et leva les yeux vers son visage, incapable de prononcer une parole.
Les deux mains sur le cadre de la porte, Thad la contemplait avec étonnement.
La couverture qu’elle avait enroulée autour d’elle avait glissé de l’une de ses
épaules, révélant une peau de nacre au velouté troublant.

-Jayna ?
-Je te réveille ?
-Non.

En tout cas, elle venait de lui ôter ses dernières chances de trouver le sommeil.

-J’ai froid aux pieds, murmura-t-elle en regardant le lit défait derrière
Thad.

Celui-ci hésita, certain d’avoir mal compris.

-Vraiment ? demanda-t-il en lui prenant la main pour l’attirer vers lui.
Veux-tu que je les réchauffe ?

Ses lèvres se posèrent délicatement sur celles de Jayna, qui se blottit contre lui.
Elle sentit à peine la couverture glisser sur le sol tandis que Thad la soulevait
dans ses bras. Il la posa sur les draps encore tièdes de son lit.

-Jayna, j’ai si souvent rêvé de cet instant.
-Moi aussi.

Il lui couvrit les paupières et la bouche de baisers. Ses doigts glissèrent
légèrement sur le visage puis sur le corps de Jayna, suivant le tracé d’une
oreille, d’une pommette, d’un sein, et créant sur leur passage un courant de
plaisir d’une douceur inouïe. Un long et délicieux frisson parcourut le corps
de Jayna quand Thad acheva de la déshabiller, caressant de ses lèvres
entrouvertes la peau diaphane du ventre et des cuisses. Il se redressa pour la
contempler, et Jayna détailla chaque muscle de ses épaules, de son torse
puissant et de son ventre. Elle ne le quitta pas des yeux tandis qu’il se dénudait à
son tour.
Ils restèrent un long moment sans bouger, heureux de s’offrir sans fausse
pudeur au regard de l’autre. Thad rompit en premier le silence.

-Tu es encore plus belle que je l’imaginais, chuchota-t-il.

Il l’attira, debout contre lui, et elle referma les mains sur sa nuque, se serrant
de toutes ses forces contre ce corps nu et brûlant. Leurs lèvres se rencontrèrent
et ils retombèrent ensemble sur le lit, peau contre peau.
Jayna s’abandonna totalement aux caresses de Thad. Le corps en feu, elle le
suivait dans un monde inconnu dont il semblait connaitre chaque mystère.

-Viens maintenant, supplia-t-elle tout bas.
-Oui, petite sorcière.

Elle sentit son haleine chaude contre son oreille. Leurs corps se joignirent très
lentement. Jayna cria de désir et de frustration, mais Thad continua à la faire
languir jusqu’à ce que ses soupirs rauques envahissent le silence de la nuit. Il
lui murmura des mots tendres et des promesses tandis que son corps guidait le
sien, lui imposant son rythme et l’entrainant dans un océan de plaisir où elle
sombra en un long cri d’extase.
Allongée contre le corps de Thad, Jayna n’avait jamais ressenti une si parfaite
plénitude. Elle posa la tête contre l’épaule de son amant, inconsciente des
larmes qui roulaient sur ses joues.
Thad se redressa et s’appuya sur un coude pour la regarder. Du bout des
doigts, il essuya une larme.

-Tu pleures toujours quand tu fais l’amour ?

Surprise, elle toucha son visage humide et sourit.

-Je ne sais pas, je n’avais pas vraiment fait l’amour avant.
-Moi non plus.

Quand Jayna s’éveilla, le soleil illuminait la chambre. Elle se rapprocha de
Thad et se pelotonna contre son corps tiède. Comme il était bon de se réveiller
auprès de lui.
Du bout des doigts, elle lui caressa le visage, les lèvres où elle déposa un léger
baiser. Thad ne bougea pas. Jayna glissa les mains sur son torse, puis sur son
ventre, appréciant la fermeté des muscles durs comme de l’acier.

-Continue, murmura-t-il sans ouvrir les yeux.

Jayna sourit. Ainsi, il faisait semblant de dormir depuis le début.

-Je ne voulais pas te réveiller, dit-elle.
-Mumm, je fais un rêve si agréable que je voudrais qu’il ne finisse jamais.
-Alors, reprenons-le.

De nouveau, elle laissa courir les doigts sur le corps de son amant.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand ils sortirent du lit, encore éblouis par
l’intensité de leur plaisir. Le soleil d’automne n’avait pas suffi à réchauffer la
maison, et Jayna frissonna en posant les pieds sur le sol.
Quand elle descendit au rez-de-chaussée, habillée et coiffée, Thad l’attendait
avec une tasse de café brûlant. Elle le regarda, embarrassée. Elle avait eu le
temps de réfléchir en prenant sa douche et, maintenant, elle ne savait plus que
faire. Bien sûr, elle ne regrettait pas ce qui s’était passé cette nuit. Mais
comment envisager une suite ?
Thad lui tendit une assiette d’œufs au bacon.

-On ne prend jamais la bonne décision l’estomac vide.
-Qu’est-ce qui te fait croire que je réfléchis ?

Il posa l’index entre les deux yeux de Jayna.

-Cette petite ligne, là. Elle apparait dès que tu penses à quelque chose de
sérieux. Fais attention, tu finiras par avoir une ride.

Elle haussa les épaules avec un faible sourire.

-Tu as des regrets pour cette nuit ? reprit Thad.
-Non, pas du tout. Je pensais juste que je vais bientôt rentrer en Louisiane.
-Rien ne t’y oblige, tu peux demander à Nell de s’occuper du cabinet
quelques semaines de plus.

Jayna secoua la tête.

-Non, elle doit préparer son mariage. Et puis, elle ne peut pas consacrer tout
son temps à la société pendant que moi, je prends des vacances.
-Tu ne t’accordes jamais le droit de faire ce qui te plaît ?
-Pas si cela risque de nuire aux autres, s’écria Jayna en se levant
brusquement.

Prenant son sac sur la table, elle se dirigea vers la porte.

-Il faut que je rentre, les chats doivent mourir de faim.

Avant que Thad ait pu comprendre ce qui se passait, la porte d’entrée claquait
derrière elle.


Jayna alluma du feu dans la cheminée et s’assit sur le canapé en attendant que la
pièce se réchauffe. Repus, les chats vinrent se lover contre elle. Elle prit
Caramel sur ses genoux, et lui parla doucement.

-Si tu pouvais m’aider…Que vais-je faire maintenant ?

Elle s’en voulait d’avoir été un instant séduite par la proposition de Thad.
Rester quelques semaines de plus, cela signifierait céder à l’attrait du plaisir
présent et ne pas assumer ses responsabilités. Comme son père. Lui
ressemblait-elle donc à ce point ?
Ne parvenant pas à se réchauffer, elle décida de prendre un bain chaud. Elle
revenait de la salle de bains et s’apprêtait à s’habiller devant le feu quand on
frappa à la porte. Elle ne répondit pas. Quelques secondes plus tard, Thad
pénétrait dans l’unique pièce.

-Tu entres toujours ainsi chez les gens ? s’écria-t-elle avec colère.
-J’ai frappé mais tu n’as pas répondu.
-Tu pourrais au moins te retourner pendant que je m’habille.

Nue devant la cheminée, elle avait le dos brûlant et le ventre glacé.

-Mais tu es folle, il fait très froid ici, s’exclama Thad sans faire attention à
sa remarque. Il n’y a que ce feu pour chauffer la maison ?
-Je n’ai pas réussi à remettre le chauffage en marche.

Prenant le drap de bain qu’elle avait jeté sur le canapé, elle l’enroula autour
d’elle et attendit. Thad n’avait visiblement pas l’intention de se retourner.

-Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Tu veux attraper une pneumonie ? Dis-
moi où se trouve la chaudière, je vais y jeter un coup d’œil.

Hors de question. Elle n’avait pas envie qu’il jette un œil sur la chaudière et
surtout, elle ne voulait pas qu’il lui dise ce qu’elle avait à faire. Ils n’avaient
passé qu’une nuit ensemble et voilà qu’il la traitait déjà comme sa femme.
Grelottante de froid, nue sous le drap de bain, elle se sentait extrêmement
vulnérable. Thad avait raison, il faisait horriblement froid dans cette maison,
mais cela lui permettait-il de se croire indispensable ?

-Le fait que nous ayons fait l’amour ensemble ne te donne aucun droit sur
moi.
-Cela me donne le droit de m’inquiéter pour toi, dit-il en déposant une
couverture sur ses épaules.

Il la serra contre lui pour la réchauffer, et elle sentit fondre sa résistance.

-Thad, soupira-t-elle, pourquoi ne veux-tu pas comprendre ?
-Je comprends, Jayna. Tu as des responsabilités et une vie qui t’attend
ailleurs, mais j’ai aussi besoin de toi. Et envie de toi.

Pourquoi fallait-il que le désir de Thad soit si contagieux ? Elle se laissa faire
quand il la souleva pour la porter jusqu’au lit.

-Nous attendons des choses si différentes de la vie, murmura-t-elle, les bras
noués autour de son cou.
-En es-tu sûre ? demanda-t-il entre deux baisers.

Ses lèvres rencontrèrent celles de Jayna et elle oublia de répondre.


-Qu’est-ce que tu fais ? s’écria Thad, indigné.
-La vaisselle, pourquoi ?

Il s’approcha d’elle et la tira violemment par le bras. L’assiette qu’elle tenait à
la main s’écrasa sur le sol où elle vola en mille morceaux.
Jayna le regarda, stupéfaite.

-Mais…Que…qu’est-ce qui te prend ? bredouilla-t-elle.
-J’en ai assez. Il y a trois jours que je te répète que tu n’es pas ici pour faire
le ménage et la vaisselle, et il suffit que je m’éloigne pour téléphoner pour
que tu te précipites dans la cuisine. Pourquoi te comportes-tu comme si tu
étais mon esclave ?

Elle libéra son poignet.

-Je ne me comporte pas comme ton esclave, répliqua-t-elle, je t’aide, c’est
tout. On m’a toujours appris à faire ma part de travail.

Doucement, il lui reprit le poignet et le porta à ses lèvres. Il déposa un long
baiser sur les veines bleutées.

-Mais ce n’est pas ta part, petite sorcière. Regarde autour de toi. Chez toi, tu
ne fais ni ton lit, ni la vaisselle et ici, on ne trouverait même pas un grain de
poussière. Pourquoi ?
-Question d’éducation.
-Jayna, chacun doit participer aux taches ménagères. Si un jour, je me marie
et que ma femme rentre du travail plus tard que moi, crois-tu que je
l’attendrai en regardant un match à la télévision ? Certainement pas. Je
préparerai le dîner et m’occuperai de la lessive et du ménage tout comme
elle l’aurait fait dans le cas contraire. Et c’est normal, il faut savoir partager
le pire comme le meilleur.

Elle lui lança un regard sceptique.

-Ça, c’est la théorie. En réalité, cela ne fonctionne jamais ainsi.
-Dans ce cas, nous allons essayer d’innover. Si je te revois dans la cuisine
autrement que pour manger, je t’enferme dans la chambre à double tour,
menaça-t-il en riant.

Décidément, Jayna ne comprenait pas cet homme. C’était la première fois
qu’elle rencontrait quelqu’un qui se mettait en colère parce qu’elle faisait la
vaisselle ou le ménage. Heureusement, ses éclats étaient aussi brefs que
soudains. Déjà, la passion avait remplacé la rage dans ses yeux.

-D’ailleurs, je me demande si je ne vais pas t’y enfermer tout de suite,
reprit-il en la soulevant dans ses bras. A moins que nous ne trouvions une
autre utilité à la cuisine. As-tu déjà fait l’amour dans une cuisine ? Par terre
devant la cheminée ? Sous la douche ?

Jayna rosit légèrement.

-Non.
-Il faut vite corriger cela, s’exclama-t-il en déboutonnant son chemisier.
-La maison est beaucoup trop froide, protesta-t-elle sans conviction.

Il la lâcha immédiatement et sortit de la pièce.

-Où vas-tu ?
-Monter le thermostat.

Quand il revint quelques secondes plus tard, Jayna avait enlevé tous ses
vêtements. Surpris, il s’immobilisa sur le pas de la porte.

-Comme tu es belle.


Chapitre 7



Les journées se succédaient, merveilleuses, enchanteresses. Thad ne quittait
plus Jayna. Jamais ils ne s’ennuyaient ensemble. Ils ne se levaient pas avant le
début de l’après-midi, et pouvaient passer des heures entières à discuter de
littérature, de cinéma et même de politique. Chaque fois que Jayna bougeait,
Thad était là. Il semblait prévoir ses moindres mouvements, deviner ses envies
les plus secrètes, et ne se lassait jamais de l’embrasser et de la serrer dans ses
bras.
Jayna n’avait jamais connu un tel bonheur. Chaque minute passée près de Thad
était précieuse, unique. Elle aurait voulu que cela ne finisse jamais.
Et pourtant, tout allait s’arrêter. Très vite. Il était temps de partir.
Assise sur un rocher, elle contempla une dernière fois la chaîne montagneuse à
l’horizon. La neige étincelait sur les sommets. Le feuillage mordoré des arbres
avait laissé la place à des branches dénudées qui frissonnaient dans l’air
glacial.
Jayna refoula ses larmes. Elle avait toujours su que ce jour viendrait. Mais elle
n’avait pas imaginé qu’elle souffrirait autant.
Lentement elle redescendit vers la maison de Rose où elle n’était pas rentrée
depuis plusieurs jours. Tout était froid, humide et rempli de souvenirs.
Souvenir du jour où il avait préparé le dîner pendant qu’elle dormait, du matin
où il était venu la chercher pour pique-niquer, de leur première dispute à
propos de Rose, du soir où il l’avait embrassée en rentrant du restaurant…
Elle empaqueta rapidement ses affaires et nettoya tous les placards. Elle faillit
éclater en sanglots en découvrant une tablette de chocolat aux noisettes oubliée
dans le réfrigérateur, et demeura un long moment immobile, assise sur le
carrelage froid de la cuisine.
Enfin, elle se décida à partir, chargea quelques sacs dans le coffre de la
voiture, et se dirigea vers la maison de Monsieur Greenwood. Comme
d’habitude, le vieil homme ouvrit sa porte avant qu’elle ait eu le temps de
frapper.

-Bonjour, Mademoiselle Ralston. Qu’est-ce qui vous amène par un temps
pareil ? M’est avis que vous allez recevoir une sacrée douche si vous
rentrez pas rapidement.
-Je ne fondrai pas pour si peu, répondit Jayna avec un triste sourire.

Elle pensa que Jim Greenwood allait lui manquer, lui aussi.

-Vous entrez pour boire un café ?

La proposition ne surprit pas Jayna et elle accepta avec plaisir. La cuisine
sentait le café chaud et la brioche. Elle s’installa autour de la grande table en
chêne recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs.

-Je pars dans quelques jours, Monsieur Greenwood. Je vous laisserai la clé
dans la boîte aux lettres ainsi qu’un chèque pour l’électricité.

Jim continua à verser le café dans les tasses sans répondre. Après avoir posé la
cafetière sur la cuisinière, il se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors.

-J’aurais juré que c’était un gars sérieux.
-Pardon ?

Il se retourna et vint s’assoir en face d’elle.

-Sûr qu’on peut tous se tromper. Mais quand même, ce Thad Perkins me
paraissait bien honnête.

Jayna rosit légèrement. Apparemment, Jim Greenwood avait constaté qu’elle
n’était pas rentrée chez elle depuis plusieurs nuits, et il avait deviné la vérité.

-Il l’est, dit-elle.

Le vieil homme arbora un air sceptique.

-S’il l’était, il vous aurait demandée en mariage et vous penseriez pas à
rentrer à l’heure qu’il est.
-Je savais ce que je faisais, Monsieur Greenwood. J’étais d’accord dès le
départ.
-Alors, vous vous êtes juste amusés ensemble.

Jayna s’empourpra.

-Pourtant, à voir votre tête chaque fois que je vous parlais de lui, j’aurais
juré que vous y teniez. Allez, regardez-moi et dites-moi que vous l’aimez
pas.

Jayna ne releva pas la tête. Elle ne pouvait mentir à ce point.

-Je l’aime, Monsieur Greenwood, beaucoup.
-Pourquoi partir ?

Elle ne répondit pas. Jim Greenwood savait pourquoi elle était venue ici,
comme il savait qu’elle devait rentrer en Louisiane pour reprendre son travail.

-Vous n’avez aucune idée de ce qu’est l’amour, ajouta-t-il. Vous ne savez
même pas ce que ça veut dire.

Elle fixait sa tasse, étrangement gênée par la colère du vieil homme.

-Ma vie n’est pas ici, Monsieur Greenwood. J’ai une famille et des
responsabilités qui m’attendent, je dois rentrer.
-Et des responsabilités, comme vous dites, vous en avez pas envers lui ?

A quoi bon essayer de discuter ? Comment expliquer à Jim Greenwood ce
qu’elle-même ne comprenait pas ? Jayna posa la tasse sur la table et se leva.

-Thad et moi ne nous sommes jamais rien promis, déclara-t-elle avant de
partir.


Elle regarda par la fenêtre du salon, puis passa dans la cuisine. Elle mit la
bouilloire pleine d’eau sur le feu. Elle avait eu tord de s’installer ici, elle
l’avait toujours su.
Le sifflement de la bouilloire la rappela à la réalité.

-Qu’est-ce qui te préoccupe, chérie ?

Elle sursauta, si bien que la bouilloire faillit lui échapper des mains.

-Depuis combien de temps es-tu là ? interrogea-t-elle en se retournant.
-Assez longtemps pour voir que quelque chose ne va pas. De quoi s’agit-il ?

Appuyé contre la porte, il la fixait gravement. Une ride soucieuse lui barrait le
front. Jayna aurait voulu le rassurer, lui dire qu’il n’y avait rien de grave, que
tout allait continuer comme avant, mais elle ne le pouvait pas. Elle se détourna
vers la fenêtre et regarda les premiers flocons de neige fondue s’écraser sur le
sol. Elle sentit les mains de Thad se refermer doucement sur ses épaules.

-Parle-moi, je t’en prie, supplia-t-il.

Elle n’avait pas envie de parler, d’expliquer. « Nous ne nous sommes fait
aucune promesse » se répéta-t-elle pour se convaincre.

-Je dois m’en aller, c’est tout.

Thad se laissa tomber sur une chaise. Ces paroles l’avaient frappé comme un
coup de poing.

-Quand ?
-Demain.
-Demain ? Mais…je croyais que tu étais heureuse ici.

Les yeux de Jayna s’embuèrent de larmes. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il
conteste son départ. Ne l’avait-elle pas prévenu ?

-Je ne peux pas rester, déclara-t-elle. Je n’ai même pas de travail ici.

Une lueur d’espoir brilla dans le regard de Thad. Il saisit la main de Jayna et
l’attira sur ses genoux.

-J’ai de l’argent, Jayna. Plus qu’il n’en faut pour nous deux et les chats.
-Thad, il ne s’agit pas seulement d’argent. J’ai des engagements, des
responsabilités à assumer. Toi aussi, tu dois rentrer. Il faut que tu décides de
ton avenir, de ce que tu feras de ta vie.

Il la repoussa, les yeux brillants de colère.

-Voilà donc le vrai problème. Tu me quittes parce que je n’ai pas de travail,
pas de plans pour l’avenir.
-Non. Tu te trompes, Thad, je…
-N’avons-nous pas été heureux ces deux dernières semaines ?

Elle hocha la tête.

-Et pourtant, tu veux toujours partir. Tu es prête à sacrifier ton bonheur à tes
obligations.
-Je dois rentrer, toi et moi l’avons toujours su. Ne comprends-tu pas que je
n’ai pas le choix ?

Il se leva et s’approcha de nouveau de la fenêtre.

-Ainsi, je n’ai été qu’un simple passe-temps pour toi, dit-il en lui tournant le
dos. Toutes ces journées et ces nuits ne signifient rien.

Il y avait tant d’amertume dans sa voix qu’elle posa la tête contre son épaule.

-Non, Thad, ce n’était pas un jeu. Mais je t’ai dit que cela ne pourrait pas
durer. Je t’en prie, n’essaie pas de me retenir.
-Et, bien sûr, tu estimes n’avoir aucune obligation envers moi. Tu m’as
prévenu, donc nous sommes quittes. C’est cela, n’est-ce pas ?

Des larmes glissaient sur les joues de Jayna. Mon Dieu ! Pourquoi refusait-il
de comprendre ? Pourquoi lui rendait-il la tâche aussi difficile ? Elle avait déjà
tant de mal à le quitter.

-Oui, murmura-t-elle sans oser le regarder.

Elle ne pouvait plus supporter la peine qu’elle lisait dans ses yeux sombres.

-Tu avais raison, dit-il en sortant de la pièce, tu es égoïste.
Insupportablement égoïste.

Il prit son blouson sur le portemanteau et sortit en claquant la porte.
Jayna resta un moment interdite au milieu de la cuisine, puis elle se précipita
vers lui.

-Je t’avais prévenu, cria-t-elle en ouvrant la porte d’entrée. Je t’avais dit que
j’étais égoïste et que tu ne m’aimerais pas.

Il se retourna, blême de rage.

-Alors, va-t-en. Retourne vers ta famille et tes sacro-saintes obligations,
j’espère qu’elles réussiront à te rendre heureuse.


Jayna regarda une fois de plus le réveil. Elle ne comprenait pas comment les
heures pouvaient s’écouler aussi lentement. Depuis deux mois qu’elle était
rentrée, le temps semblait avoir changé de rythme. Les journées s’étiraient à
n’en plus finir et les nuits, où elle ne dormait pas étaient pires encore.
Elle se leva pour remonter le chauffage. Cela aussi avait changé. Jamais
jusqu’alors, elle n’avait souffert du froid. Et depuis son retour, elle grelottait
au moindre courant d’air. Elle se remit au lit en soupirant. Cinq heures du
matin. Elle ne pouvait rien faire à cette heure-là. Rien faire d’autre que penser à
Thad, et à ce qui serait peut-être arrivé si elle avait accepté de rester près de lui.
A son retour, elle n’avait parlé de Thad à personne. Elle s’était jetée dans le
travail à corps perdu, consacrant son peu de temps libre à sa mère, puis à la
préparation de Noël et du mariage de Nell. Et maintenant, c’était au tour de sa
sœur Leesa de se marier. Il n’y avait pas de temps pour se plaindre, pas de
temps pour pleurer.
Jayna rejeta les couvertures et se leva. A quoi bon rester allongée à se
lamenter ? Mieux valait se lever et chercher une occupation. N’avait-elle pas
rapporté le dossier d’un client ?
Elle étudiait depuis deux heures la comptabilité de son nouveau client quand la
sonnerie du téléphone retentit.

-Jayna, c’est maman. Je suis contente de pouvoir te joindre avant que tu
partes au travail. Il faudrait que tu fasses une course pour moi.

Jayna soupira. Pourquoi sa mère avait-elle toujours besoin d’elle ?

-Tu sais, maman, j’ai beaucoup de travail aujourd’hui. En plus, j’ai de
nombreux rendez-vous. De quoi s’agit-il ?
-Si c’est un tel fardeau pour toi, tant pis. Je tâcherai de me débrouiller seule.

Voilà ! Une fois de plus, Jayna avait réussi à braquer sa mère contre elle.
Décidément, Thad avait raison, elle était un monstre d’égoïsme. Depuis son
retour, on ne pouvait lui demander un service sans qu’elle rechigne. Elle devait
toujours se forcer pour accepter.

-Excuse-moi, maman, je ne voulais pas dire ça. Dis-moi de quoi il s’agit et
je m’arrangerai.
-Il faudrait que tu passes chez l’imprimeur pour prendre les cartons
d’invitation du mariage de Leesa. Oh, et puis, pourrais-tu me rapporter un
ou deux litres de lait ?
-D’accord, maman, je t’apporterai tout cela ce soir. Tu vas bien ?

Il y eut une hésitation au bout du fil.

-Oui, à peu près mais tous ces préparatifs pour le mariage m’épuisent. Hier,
le docteur m’a prescrit des vitamines. D’ailleurs, je pense que tu devrais en
prendre, toi aussi. Tu as l’air fatiguée, et il ne faudrait pas que tu tombes
malade en pleine période de déclarations fiscales. Sans compter que nous
avons besoin de toi pour le mariage de Leesa.

Les déclarations fiscales, le mariage de Leesa…Si seulement sa mère avait pu
se douter combien Jayna s’en moquait. Même son travail, qui la passionnait
tant autrefois, n’arrivait plus à l’intéresser.

-Ne t’inquiète pas, maman, je vais très bien.
-Je te trouve mauvaise mine depuis ton retour de vacances. A propos, as-tu
pris une décision concernant la baraque que t’a léguée Rose ?
-Oui, je la garde.

Comment aurait-elle pu se séparer de l’endroit où elle avait vécu les plus
beaux jours de sa vie ? Peut-être, dans plusieurs années, quand la douleur se
serait atténuée, pourrait-elle y retourner ? Elle s’assiérait sur le pas de la porte
et regarderait les étoiles briller dans la nuit en pensant à Thad.

-Voilà la décision la plus stupide que j’aie jamais entendue, déclara
sèchement sa mère. Je ne vois vraiment pas à quoi pourra te servir cette
masure. Enfin, peut-être pourrons-nous y aller une ou deux fois en
vacances. A moins que ta sœur n’ait envie de l’utiliser pour son voyage de
noces.
-Non, s’écria Jayna. Cette maison est à moi, et personne ne me dira ce que
je dois en faire. Si Leesa veut un endroit pour son voyage de noces, elle n’a
qu’à le chercher ailleurs.

Elle raccrocha sans laisser à sa mère le temps de répondre. Tant pis si elle était
égoïste, mais elle ne pourrait jamais se résoudre à prêter cette maison. C’était
le seul souvenir qui lui restait de Thad et rien ni personne ne le lui enlèverait.
Tremblante de rage et de douleur, elle se laissa tomber sur son lit et, pour la
première fois depuis son retour, elle éclata en sanglots.


Chaque fois qu’il revenait ici, il descendait jusqu’à la maison. Il regardait les
volets clos, le pas de porte recouvert de neige, et se demandait si Jayna
reviendrait un jour.
Neuf semaines. Neuf longues semaines mornes et vides s’étaient écoulées
depuis son départ, et il n’avait toujours pas réappris à vivre sans elle.
Thad emprunta le chemin conduisant chez Jim Greenwood. Il avait pris
l’habitude de rendre visite au vieil homme après chacune de ses absences. Ils
restaient de longues heures à parler de tout et de rien, et surtout de Jayna. Thad
ne pouvait s’empêcher d’amener la conversation sur elle, même s’il savait que
Jim Greenwood allait se mettre en colère et lui faire des reproches.
Cette fois encore, il ne fut pas déçu.
Jim était en train de servir deux grandes assiettes de soupe au jambon, quand il
s’enquit, l’air innocent.

-Alors, comment ça s’est passé là-bas ? Vous avez pu mettre toutes vos
affaires en règle ?
-Oui, je commence à y voir clair maintenant.
-Et vous voulez toujours vous installer ici ?
-Oui, au moins pour un certain temps. J’envisage même d’acheter un
terrain. Que pensez-vous du lopin près de la vieille route barrée ?

Jim Greenwood hocha la tête sans conviction.

-Il est pas mal mais je pourrais vous proposer mieux. Je pensais justement
me débarrasser d’un ou deux lopins.
-Vous ? Mais pourquoi ?
-Je deviens vieux et mes fils ne vont pas cultiver la terre. Si je vends pas
maintenant, ça profitera à personne après ma mort.

Surpris, Thad regarda le vieil homme dans les yeux.

-Qu’est-ce qui vous prend, Jim ? Je ne vous ai jamais entendu parler ainsi.
Pourquoi pensez-vous à la mort, tout à coup ? Vous avez encore de belles
années devant vous.

Le vieil homme fit une grimace et se leva pour débarrasser la table.

-Je comprends plus bien comment ça se passe ici, maintenant. Les gens sont
devenus trop compliqués pour moi.
-Mais pourquoi dites-vous cela ? Il s’est passé quelque chose pendant mon
absence ?
-Non, rien de nouveau ici. Et c’est justement ce qui me tracasse.
-Pourquoi ? Il aurait dû se passer quelque chose ?

Thad venait à peine de poser la question qu’il devinait la réponse. Le vieil
homme lui avait tendu un piège, et il y était tombé.

-Tu aurais pu ramener Jayna avec toi, au lieu de revenir tout seul.

Il posa rageusement les tasses et la cafetière sur la table.

-Pourquoi n’es-tu pas allé la chercher ? Parce que vous vous étiez pas fait
de promesse, comme elle dit ?
-Non, je n’y suis pas allé parce qu’elle ne m’aime pas, murmura Thad, les
yeux fixés sur sa tasse. Tout cela n’était qu’un jeu pour elle.

Jim Greenwood se rassit en face de Thad.

-Et pour toi, ce n’en était pas un ?
-Non.
-Tu es vraiment un bel idiot, fiston. Tu l’aimes et tu lui demandes même pas
de t’épouser. T’as donc pas remarqué comme ses yeux brillent quand elle
parle de toi ?
-Mais je lui ai demandé de rester, se défendit Thad. Elle a refusé.
-Et elle a eu raison, affirma le vieil homme. Tu savais qu’elle était là pour
un mois et qu’elle devait repartir. Alors qu’est-ce que tu voulais ? Qu’elle
abandonne tout pour un homme qui lui avait même pas fait de promesse et
qui se moquait de l’avenir ? Elle aurait été folle d’accepter.

Thad ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire ? Jim Greenwood avait raison, il
n’avait pas voulu s’engager et Jayna n’avait aucune raison de lui faire
confiance.

-Si tu l’aimes vraiment, reprit Jim, ça marchera partout. Ailleurs ou ici,
c’est pareil.

Thad leva un regard interrogateur sur lui.

-Ce qui veut dire ?
-Qu’il faut le lui prouver.
-Et que dois-je faire ? La poursuivre à travers toute l’Amérique et la
supplier de vivre avec moi ?
-Oui. Si tu t’y prends bien, t’auras pas besoin de la supplier longtemps.


-Enfin ! s’exclama Nell en déposant une pile de dossiers sur le bureau de
Jayna.
-Qu’y a-t-il ? demanda celle-ci, étonnée.
-Enfin, tu as quitté le deuil.

Jayna regarda son amie sans comprendre. Puis, elle se souvint que cela faisait
des mois qu’elle ne portait que des vêtements noirs. Ce matin, elle s’était
exceptionnellement décidée à porter un tailleur bleu marine.

-Ce n’est pas que la couleur soit très gaie, reprit Nell, mais c’est toujours
ça.

Jayna sourit.

-J’avais l’air si triste ?
-Pire que triste, répondit Nell en s’asseyant. Peut-être pourrais-tu enfin me
dire ce qui n’allait pas.
-Non, pas encore. Plus tard.
-C’est toi qui décides. Au fait, puisque tu sembles aller mieux, si tu venais
chez nous demain soir ? Wesley et moi organisons une petite fête avec des
amis, tu feras connaissance de Matt, le cousin sexy de Wes.

Ce Matt était peut-être sexy, mais Jayna n’avait pas envie de le rencontrer. Ni
lui, ni aucun autre d’ailleurs. Le souvenir de Thad était beaucoup trop vif pour
qu’elle trouve du plaisir à plaire ou à se laisser séduire.

-Merci, Nell mais je préfère rester seule.
-Il y a des semaines que tu n’es pas sortie.
-J’ai besoin de solitude.
-Tu as beaucoup changé, soupira Nell.

Jayna hocha la tête. Oui, elle avait changé. Elle ne sortait presque plus, refusait
systématiquement de partir en week-end et ne jouait même plus au tennis avec
ses anciens partenaires.

-Pas seulement en mal, j’espère.
-Non, tu es différente, c’est tout. Au fait, ta mère, elle, est toujours la même.
Elle m’a téléphoné ce matin pour me demander de te convaincre de vendre
la maison de ta tante. Incroyable, non ?

Nell connaissait bien la mère de Jayna. Karen était venue et avait téléphoné des
milliers de fois au bureau depuis leur installation. Elle avait toujours besoin de
parler à sa fille, de lui demander un service. Nell ne cessait de s’étonner de la
patience dont Jayna faisait preuve à son égard.

-Cela ne m’étonne pas, dit Jayna. Elle n’a jamais supporté que l’un d’entre
nous refuse de suivre ses conseils.
-Tu ne passes plus autant de soirées avec ta famille qu’auparavant ?
-Non, mais cela ne m’empêche pas de continuer à les voir très souvent.
« Et de leur rendre service chaque fois qu’ils me sollicitent, songea-t-elle.
C'est-à-dire, presque constamment ».

Mais, même si elle était devenue avare de son temps, Jayna n’avait pas
l’intention de négliger ses obligations envers les siens.
Nell s’étira. Elle aurait voulu interroger Jayna sur ce qui s’était passé pendant
son mois de vacances. Elle aurait aimé qu’elle lui parle de…lui. Parce qu’il y
avait un homme, elle n’en doutait pas. Pourtant, elle se leva.

-Je m’en vais, tu restes encore ?
-Une petite demi-heure, j’ai quelques dossiers à étudier.
-Alors, à demain et ne travaille pas trop tard.

Nell disparut au fond du couloir et Jayna se pencha sur les dossiers posés sur
son bureau. Elle se redressa vite, se leva et alla jusqu’à la fenêtre. Le ciel était
gris et une légère bruine tombait sur la ville. Elle frissonna. Mon Dieu !
Comme elle détestait le froid ! Comme elle détestait cette ville et la vie qu’elle
y menait ! Comme elle se détestait elle-même !
Elle avait toujours su qu’avec Thad, il ne pouvait s’agir que d’une simple
aventure de vacances, un merveilleux intermède. Mais elle s’était trompée en se
croyant capable de le supporter. Thad Perkins avait été une erreur, une
douloureuse erreur avec laquelle elle allait devoir apprendre à vivre.


Chapitre 8



Thad allait pousser la porte d’entrée du cabinet Ralston & Treadwell, quand
elle fut ouverte par une adorable jeune femme brune. Elle sursauta en le
voyant.

-Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous effrayer, s’excusa-t-il. Je cherche
Jayna Ralston. Est-elle encore ici ?
-Je suis désolée mais le cabinet est fermé. Aviez-vous un rendez-vous avec
elle ?

Elle regarda les deux valises posées sur le sol.

-Non, je ne pensais pas arriver aussi tard, mais mon avion a été retardé. Je
suppose que vous êtes Nell Treadwell. Toutes mes félicitations pour votre
mariage.

Nell tressaillit de surprise.

-Comment savez-vous que je viens de me marier ? Vous êtes un ami de
Jayna ?

Thad acquiesça d’un hochement de tête.

-Pardonnez mon indiscrétion, reprit Nell, mais pourrais-je savoir où vous
l’avez rencontrée ?
-Au Colorado, elle était en vacances là-bas.
-Dans ce cas, entrez, elle est encore là-haut.

Thad déposa ses bagages près de la réception et suivit Nell au premier étage.
La jeune femme s’arrêta devant une porte vitrée et entra sans frapper. Elle fit
signe à Thad d’attendre sur le côté.

-Jayna, j’ai trouvé quelque chose pour toi devant l’entrée, commença-t-elle.

Debout devant la fenêtre, Jayna se retourna, surprise.

-Qu’est-ce que c’est ?

Nell fit un signe à Thad et celui-ci apparut sur le seuil. Son cœur n’avait jamais
battu aussi vite et ses genoux lui donnaient l’impression de ne plus le soutenir.
Son regard rencontra celui de Jayna.

-Bonjour, petite sorcière.

Elle se mit à trembler de tout son corps. Non, ce n’était pas un rêve.

-Thad ?
-Oui. Comment vas-tu ?

Il fit un pas vers elle. Il aurait voulu s’avancer jusqu’à elle, la prendre dans ses
bras pour l’embrasser, mais il n’osa pas.
Ce fut Nell qui rompit le silence.

-Sorcière ? Il faudra que tu m’expliques ça, Jayna.

Avec ses yeux brillants de malice, Nell ressemblait davantage à une
adolescente qu’à une jeune femme de trente ans. Toujours muette, Jayna ne
réagit pas.

-J’espère que je n’ai pas fait une bêtise, demanda Nell devant son air
hagard.
-Non, murmura Jayna sans quitter Thad des yeux.

Elle n’arrivait pas à croire qu’il se trouvait vraiment là, dans son bureau, à
quelques mètres d’elle.

-Si tu es sûre que tout va bien, je vais vous laisser, déclara Nell. Je suppose
que vous avez beaucoup de choses à vous dire.

Elle lança un dernier regard à Thad comme pour s’assurer qu’il ne ferait pas
de mal à son amie puis, sans doute satisfaite de son examen, quitta la pièce.
Jayna sursauta en entendant le déclic de la porte qui se refermait. Elle eut envie
de rappeler Nell, de lui demander de rester, de ne pas la laisser seule avec
Thad. Dix semaines s’étaient écoulées depuis leur séparation et pourtant, rien
n’avait changé. Jayna se sentait toujours aussi attirée par la douceur de ces
yeux bruns et par la rassurante chaleur de ce corps dont elle connaissait les
moindres détails.

-Pourquoi ? interroge-t-elle dans un chuchotement.
-Je voulais…J’avais terriblement besoin de te revoir, Jayna. Tu m’as
beaucoup manqué.

Elle ne devait plus succomber à son charme. Il avait fallu des semaines pour
que sa douleur devienne plus tolérable, et elle ne se sentait pas le courage de
surmonter une telle épreuve une seconde fois.

-Non, Thad. Tout est fini, maintenant.
-En es-tu certaine ?
-Oui.

Sa voix était ferme et volontaire, mais elle savait qu’elle mentait. Non, rien
n’était fini, et rien ne le serait jamais pour elle. De sa vie, elle ne pourrait
penser à Thad sans ressentir cette atroce douleur qui lui broyait le cœur depuis
plus de deux mois.
Il s’approcha d’elle et lui caressa doucement la joue.

-Tu mens, Jayna, je le lis dans tes yeux. Ce qui s’est passé entre nous est
beaucoup plus qu’une simple aventure de vacances. Il m’a fallu ton départ et
beaucoup de souffrance pour m’en apercevoir. Aujourd’hui, je le sais, et je
te le ferai comprendre.

Jayna dut lutter contre son désir de se jeter dans les bras de Thad. Le parfum de
la forêt se mêlait encore à celui, viril, de sa peau. Elle se raidit.

-Nous ne nous sommes fait aucune promesse, Thad. Ce qui s’est passé là-
bas appartient au passé. Il n’y a rien d’autre à comprendre.

Il sourit tendrement. Il connaissait suffisamment Jayna pour ne pas être surpris
par sa réaction. En fait, il s’était attendu à ce qu’elle résiste. Lui-même n’avait-
il pas eu besoin de plusieurs semaines pour réaliser à quel point il l’aimait ?
Bien sûr, il redoutait toujours les promesses et les engagements, mais moins
que l’angoissante perspective d’une vie sans Jayna.

-Laisse-moi au moins essayer de te convaincre, dit-il. Pour commencer,
nous pourrions aller dîner ensemble.
-Merci mais je ne peux pas, j’ai du travail à terminer.
-Et tu crois vraiment que tu vas réussir à travailler ce soir ? interrogea-t-il,
ironique.

Le regard de Thad glissa sur le corps de Jayna. Son tailleur strict et ses
cheveux soigneusement ramassés en chignon lui rappelaient le jour où elle
était venue récupérer ses chats. Il l’imagina en train de retirer les pinces qui
retenaient ses longues mèches cuivrées, comme il l’avait fait ce jour-là.

-Oui, affirma-t-elle, consciente de mentir une fois encore.

Thad se pencha au-dessus du bureau et éteignit la lampe.

-C’est faux, Jayna. D’ailleurs, il suffit de te regarder pour savoir que tu as
assez travaillé pour aujourd’hui. Ce dont tu as besoin maintenant, c’est de te
détendre et d’un bon repas. Tu as un manteau ?
-Thad, ça suffit, s’écria Jayna en rallumant la lampe. J’ai du travail, je ne
suis pas ici pour m’amuser.
-Moi non plus, Jayna. Crois-tu que j’aurais parcouru plus de deux mille
kilomètres pour te voir si mon seul but était de m’amuser ?

Il éteignit de nouveau la lampe, prit doucement Jayna par le bras et l’entraina
vers la porte.

-T’ai-je déjà dit à quel point tu es belle quand tu es en colère ? demanda-t-il.
Où veux-tu aller diner ?
-Au fast-food, en face.

*
* *

Debout, dans son salon, Jayna regardait le paquet posé sur la table. Il y avait
plus de frites et de hamburgers qu’elle ne pourrait en avaler en une semaine.
Après avoir commandé toute cette nourriture au fast-food, Thad l’avait
raccompagnée chez elle, et il n’avait accepté de partir qu’à la condition de la
revoir le lendemain matin. Il la conduirait au travail et lui rendrait sa voiture à
ce moment-là. Elle avait immédiatement accepté, voyant là l’occasion d’être
seule plus vite et de pouvoir réfléchir en paix à la situation. Une nuit de repos
lui permettrait de retrouver le contrôle d’elle-même et d’affronter Thad plus
aisément.


Jayna venait à peine de prendre sa douche, quand la sonnette de la porte
d’entrée retentit. Enfilant rapidement son peignoir, elle alla ouvrir, n’ayant
aucun doute sur l’identité de son visiteur.

-Nous avions dit sept heures, Thad, déclara-t-elle d’un ton de reproche. Il
est six heures et demie.

Non seulement, elle ne se sentait pas plus apte que la veille à affronter Thad,
mais elle était encore ensommeillée. Lui, de toute évidence, était en pleine
forme. Cette constatation ne fit qu’augmenter son agacement.
Thad entra et la salua avec sa bonne humeur habituelle.

-J’ai pensé qu’en arrivant un peu plus tôt, je pourrais prendre un café
pendant que tu te préparerais, expliqua-t-il.
-Désolée, je n’ai plus de café.
-J’ai tout prévu, dit-il en brandissant le sac de provisions qu’il tenait dans
les bras.

Elle n’insista pas et ferma la porte. De toute façon, elle n’avait jamais su se
débarrasser de lui.

-La cuisine est là-bas, mais je te préviens, Thad, c’est la dernière fois.
-Nous verrons, Jayna, nous verrons.

Sans réponse, elle se précipita dans sa chambre et claqua la porte derrière elle.
Décidément, cet homme était insupportable. Il ne prenait absolument rien au
sérieux. Pas même elle. Pour lui, la vie n’était qu’un jeu. Elle ôta son peignoir
et enfila rageusement ses vêtements. Avant qu’elle ait achevé de mettre sa robe,
la porte s’ouvrit et Thad entra, une tasse de café à la main.

-Je vois que tu n’as toujours pas changé, déclara-t-elle. Tu entres toujours
sans frapper.
-Et toi, tu portes toujours trop de vêtements, remarqua-t-il en s’approchant
d’elle.

Il l’aida à remonter la fermeture éclair de sa robe, et ses mains s’attardèrent un
peu trop longtemps sur ses épaules.

-Le petit déjeuner sera prêt dans cinq minutes.

Jayna dut lutter pour ne pas se laisser aller contre lui. Un instant, elle l’imagina
en train de lui enlever cette robe qu’elle venait d’enfiler. Elle se secoua
intérieurement.

-Je ne mange jamais rien le matin, dit-elle d’un ton ferme.
-Allons, tu ne peux pas faire travailler cette charmante petite tête sans lui
donner de l’énergie. Tu as cinq minutes, pas une de plus.

Thad entendit un objet s’écraser sur la porte au moment où il la refermait.
Tout en se coiffant, Jayna s’efforça d’examiner la situation calmement. Après
tout, elle connaissait Thad Perkins, un rêveur, un homme qui aimait les
promenades dans les bois et les couchers de soleil, et qui ne supportait pas les
obligations. Un homme qui ne pourrait certainement que s’effrayer du rythme
infernal de la vie qu’elle menait. Alors, pourquoi crier et se fâcher ? Pourquoi
chercher à s’éloigner, alors qu’il suffisait de le laisser s’approcher pour qu’il
comprenne son erreur et parte de lui-même ?
« Je n’ai qu’à rester calme et attendre, pensa-t-elle. Dans une semaine ou deux,
il aura fui à des milliers de kilomètres de moi ».
Moins d’une heure plus tard, elle s’aperçut qu’il n’était pas si facile de rester
calme. Car si elle se sentait de taille à affronter Thad, Nell et sa mère
séparément, il n’en était pas de même quand ils se trouvaient tous les trois
réunis.
Jayna venait à peine de descendre de voiture quand elle constata que sa mère
l’attendait devant la porte d’entrée du cabinet. Elle ne put réprimer un soupir de
contrariété. Puisque Thad venait de lui ouvrir la portière et qu’il avait encore
en main les clés de sa voiture, elle n’avait plus qu’à faire les présentations.

-Bonjour, maman. Je te présente Thad Perkins. Il était mon plus proche
voisin au Colorado. Thad, voici ma mère, Karen Ralston.

Karen dévisagea le colosse, qui tenait dans la main les clés de voiture de sa
fille, et adressa à Jayna un regard outré, plus éloquent qu’un long discours. Et
elle salua à peine ce Monsieur Perkins.

-Jayna, commença-t-elle, j’ai besoin de toi. Le couturier de Bâton Rouge a
oublié de mettre les robes des demoiselles d’honneur dans le paquet qu’il a
envoyé à Leesa. Je lui ai dit que tu passerais les récupérer aujourd’hui.
-Aujourd’hui ? Mais c’est impossible, maman, j’ai trop de rendez-vous.
-Ecoute, Jayna, je suis venue exprès pour te prévenir rapidement. Nous ne
pouvons absolument pas répéter la cérémonie de mariage sans ces robes. Et
tu sais bien que je ne peux pas m’absenter de mon travail comme toi. Tu
n’as qu’à demander à Nell de s’occuper de tout pendant une journée. Elle l’a
bien fait pendant un mois quand tu étais en vacances.

Jayna s’apprêtait à répondre, quand la voix de Nell s’éleva derrière elle.

-Bonjour Jayna…Madame Ralston…Thad.

Jayna se retourna, mais avant qu’elle ait pu dire un mot, sa mère intervint.

-Bonjour, Nell. Nous parlions justement de vous. Je voudrais que Jayna
fasse une course urgente à Bâton Rouge, mais il parait qu’elle a beaucoup
trop de rendez-vous aujourd’hui. N’y a-t-il aucun moyen de s’arranger ?

Nell considéra un moment Jayna sans comprendre. Que fallait-il répondre ?

-Oui, bien sûr. Pourquoi pas ? Qu’en penses-tu, Jayna ? Je pourrais assurer
la moitié de tes rendez-vous, et la secrétaire repoussera les autres ?
-Merci, Nell, s’exclama Karen avec un large sourire. J’étais sûre que vous
comprendriez. Jayna, ma chérie, il faut que je me sauve, je vais être en
retard. Fais bien attention sur la route.

Eberluée, Jayna regarda sa mère s’éloigner rapidement. Tout s’était passé à
son insu sans qu’elle ait eu le temps de contester ni même de réfléchir. Elle
poussa un profond soupir avant d’ouvrir la porte du cabinet.

-Je monte déposer mes affaires. Je repasserai ici ce soir. Nell, crois-tu que
tu pourrais recevoir mes clients, ce matin ? Je…
-Bonjour, Nell, coupa Thad, désireux de rappeler sa présence.

Il passa un bras autour des épaules de Jayna.

-Si cela vous arrange, je peux aller chercher les robes à la place de Jayna.
J’avais prévu un déjeuner, mais je suis sûr que la personne comprendra.

Une fois de plus, Jayna n’eut pas le choix. Elle ne pouvait tout de même pas
refuser la proposition de Thad et imposer un surplus de travail à Nell.
D’ailleurs, celle-ci n’était-elle pas déjà en train de le remercier ? Jayna
ressentit une pointe de jalousie. Qu’en était-il de ce déjeuner qu’il avait prévu ?
Devait-il rencontrer une femme ? Mais qui ? Il lui avait dit ne connaître
personne d’autre qu’elle à Lafayette. Et s’il avait fait tout ce voyage pour une
autre qu’elle ?
Elle sursauta en attendant Thad s’adresser à elle.

-Jayna, il me faudrait l’adresse du couturier à Bâton Rouge. J’ai aussi
besoin que tu me conduises à une agence de location de voitures.
-Je n’ai pas le temps, tu n’as qu’à garder la mienne.

Au lieu de le remercier pour son aide, elle lui répondait avec brusquerie. Mais
elle ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir pour ce rendez-vous caché.
Elle sortit un papier de son attaché-case, y inscrivit le nom et l’adresse du
couturier, et le tendit à Thad.

-J’y vais, déclara-t-il en fourrant le papier dans sa poche.

Il fit quelques pas et se retourna, comme s’il avait une idée subite.

-Ah ! J’oubliais…Nell, pouvez-vous me rendre un petit service ?

Jayna se raidit. Pourquoi s’adressait-il encore à Nell, comme si elle-même
n’était pas là ?

-Bien sûr, répondit Nell.
-Je voudrais que vous vous assuriez que la personne avec qui j’avais
rendez-vous pour déjeuner fera un vrai repas à midi. En général, elle se
contente d’avaler quelques noisettes recouvertes de chocolat.

Il sourit malicieusement et Jayna sentit ses joues s’empourprer. Nell éclata de
rire.

Jayna se laissa tomber sur le canapé, exténuée. Il était vingt heures et elle ne
s’était pas arrêtée une seconde depuis ce matin. Entre ses rendez-vous, les
ordinateurs en panne et le retour de Thad en fin d’après-midi, elle n’avait pas
trouvé le temps d’étudier un seul dossier. Aussi, après avoir porté les robes
chez sa mère, elle était retournée au bureau. Là, elle avait enfin réussi à
travailler plusieurs heures sans être dérangée. Maintenant, elle ne songeait plus
qu’à dormir. Elle se demandait si elle aurait la force de quitter ce canapé pour
dîner, quand on sonna à la porte. Elle se leva, furieuse, et ouvrit.
C’était Thad, un paquet de provisions dans les bras.

-Je suis fatiguée, annonça-t-elle tout de suite, j’ai eu une journée terrible, il
faut que je dorme.
-Et que tu dînes, répondit-il. Je suis passé chez le traiteur et j’ai acheté du
saumon en croute avec des petits légumes. L’un de tes plats favoris, si je me
souviens bien.
-Tu t’en rappelles ? dit-elle, stupéfaite.

Sa colère disparut aussitôt. Comment pouvait-elle se montrer aussi froide avec
un homme qui faisait tout pour lui faire plaisir ? Elle le laissa entrer.

-Excuse-moi, ajouta-t-elle. Je ne voulais pas être désagréable. Je suppose
que c’est tout ce travail au bureau qui me rend nerveuse. C’est toujours
pareil en période de déclarations fiscales.

Il l’embrassa furtivement sur la joue.

-N’en parlons plus. Tu veux un verre de vin pendant que je réchauffe le
plat ?

Il se dirigea d’un pas décidé vers la cuisine.

-Installe-toi, je m’occupe de tout.

Un quart d’heure plus tard, Jayna avait oublié la fatigue de la journée. Un verre
d’excellent vin à la main, elle écoutait Thad lui raconter avec un humour
irrésistible son réveillon de Noël chez ses parents ou les détails de la vente de
son appartement de New York. Il lui donna également des nouvelles de Jim
Greenwood qu’il appelait le vieux cow-boy, mais sans aucune allusion à ce qui
s’était passé entre eux au Colorado.
Quand, après avoir débarrassé la table, il annonça qu’il partait, elle ne put
cacher sa surprise. A aucun moment de la soirée, il n’avait cherché à
l’embrasser ni même à lui prendre la main. Elle n’aurait su dire si elle en était
soulagée ou déçue…Les deux, probablement.

-Nous pourrions dîner ensemble, demain ou après-demain, proposa-t-il sur
le pas de la porte.
-Cela m’aurait fait plaisir, Thad. Mais c’est impossible, avec les préparatifs
du mariage de Leesa, je n’ai plus une seule soirée de libre.

Elle se tut un instant avant d’ajouter.

-Au fait, le mariage a lieu la semaine prochaine. Tu aimerais y assister ? Tu
ne connais personne, mais…
-Mais je te connais, toi, coupa Thad. Cela me suffit. Et si tu as besoin de
quoi que ce soit, aller chercher des robes ou commander une pièce montée,
n’hésite pas. Ce sera toujours avec plaisir.

Des larmes mouillèrent les yeux de Jayna. C’était la première fois depuis son
retour à Lafayette qu’on lui proposait de l’aide. Tout en se persuadant que son
émotivité n’était due qu’à la fatigue, elle referma rapidement la porte derrière
Thad.

*
* *

Au cours des quatre jours qui suivirent, Thad s’aperçut que la vie de Jayna
s’apparentait à une course ininterrompue contre la montre. Comme chaque
année en période de déclarations fiscales, le cabinet Ralston & Treadwell était
en effervescence. Mais cet hiver, outre ses dix heures de travail quotidiennes,
Jayna devait s’occuper de tous les préparatifs du mariage de sa sœur. Ainsi,
elle passait le peu de temps libre qui lui restait à courir traiteurs et pâtissiers ou
à aider sa mère à retoucher les robes des demoiselles d’honneur.
Thad la secondait autant qu’il le pouvait, mais si Jayna ne refusait jamais son
aide, elle n’allait jamais jusqu’à lui demander. Finalement, il prenait l’habitude
de passer chaque jour au cabinet pour demander s’il pouvait faire une ou deux
courses pour elle.
Maintenant, il comprenait mieux pourquoi elle parlait si souvent d’obligations
et de responsabilités. Pas un jour ne passait sans que sa mère, son frère ou sa
sœur ne lui demandent un nouveau service. Le dernier en date consistait à
vérifier les comptes de son frère et à établir sa déclaration fiscale. Une tâche
qui représentait plusieurs jours de travail et pour laquelle Jayna ne réclamait
pas un centime.
Pour Thad, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Jusqu’alors, il n’avait
rien dit, même lorsque Nell lui avait confié que son amie supportait tous les
frais du mariage de Leesa. Il s’était calmé en se persuadant que cela ne le
regardait pas. Mais, cette fois, il ne parvint pas à se contrôler.
Jayna rangeait ses affaires en se demandant par quel moyen elle allait rentrer
chez elle à une heure aussi tardive, quand Thad poussa la porte de son bureau.

-Nell m’a téléphoné pour me prévenir que ta voiture était en panne,
annonça-t-il. Je te raccompagne ?
-Avec plaisir, répondit-elle, soulagée.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? Cela te gêne tellement de demander un
service à quelqu’un ?
-Pas du tout…Je croyais que ma voiture serait réparée ce soir. Je ne pouvais
pas prévoir.
-Nell l’a pu, elle. A propos, fais-moi penser à lui envoyer des fleurs. Sans
elle, je crois que je ne te verrais jamais.
-Je t’ai prévenu que je n’aurais pas beaucoup de temps cette semaine. Si tu
avais déjà organisé un mariage, tu comprendrais. Au fait, peux-tu faire un
détour par la pâtisserie ?

Tandis qu’il attendait Jayna devant le magasin, Thad sentit la colère monter en
lui. Tout cela était vraiment trop ridicule, il devait intervenir.
Il attendit qu’elle ait refermé la portière pour demander.

-Tu as besoin que je t’accompagne à ton bureau, demain matin ?
-Eh bien, si cela ne te dérange pas.
-Et si ça me dérange ?

Surprise par la brusquerie du ton, elle le considéra un instant.

-Je demanderai à Nell ou à Mary, la secrétaire.
-Et pourquoi pas à ta mère ? A Leesa ? A Zackary ?
-Voyons, ils travaillent tous, ils n’auraient pas le temps.
-Toi aussi, tu travailles, il me semble. Et pourtant, ils ne se demandent pas si
tu as le temps ou non quand ils te réclament quelque chose. C’est simple,
depuis que je suis arrivé, tu n’as pas une seule minute à toi.

Voilà donc où il voulait en venir. Il était jaloux du temps qu’elle consacrait à sa
famille.

-Si cela te gêne, tu n’es pas obligé de rester, se cabra-t-elle. Tu es libre de
partir quand tu veux.
-Et toi ? N’es-tu donc jamais libre de faire ce que tu veux ? De dire non de
temps en temps ?
-Et si je n’ai pas envie de dire non ? Je ne suis pas comme toi, Thad. J’ai des
responsabilités et je les assume.

Ils étaient arrivés. Elle descendit de voiture et claqua la portière. Thad la suivit
jusqu’à la porte de l’immeuble.

-A ce niveau-là, il n’est plus question de responsabilités, mais d’esclavage,
rétorqua-t-il. Trouves-tu vraiment normal de travailler gratuitement pour
ton frère et d’être seule à payer le mariage de ta sœur ?

Elle le regarda, stupéfaite. Comment savait-il tout cela ? Par Nell,
probablement.

-Zackary n’est pas installé depuis assez longtemps pour pouvoir se
débrouiller seul dans sa comptabilité, expliqua-t-elle. Quand à Leesa, elle a
terminé ses études l’année dernière. Comment pourrait-elle payer elle-
même son mariage ?
-Dans ce cas, elle n’était peut-être pas obligée d’exiger une cérémonie aussi
grandiose. Ni de se marier maintenant, alors que c’est la période de l’année
où tu as le plus de travail. Et ta mère ? Ton frère ? Pourquoi ne l’aident-ils
pas ? Eux aussi, ils gagnent leur vie. A voir comment ils se comportent tous
avec toi, on croirait que tu n’es là que pour payer et rendre service. Pas un
seul ne pense à toi autrement que pour te réclamer quelque chose. Ils
t’exploitent, Jayna, et tu refuses de t’en rendre compte.


Chapitre 9



Jayna ferma violemment la porte derrière elle et éclata en sanglots.
« Ce n’est rien, juste la fatigue, se dit-elle en s’essuyant les yeux du revers de la
main. D’ailleurs, qu’il pense ce qu’il veut, je m’en moque. Ce n’est pas parce
qu’il me rend service qu’il a le droit de dire des choses pareilles sur ma
famille. »
Pourtant, elle ne put oublier les paroles de Thad. Celles-ci faisaient peu à peu
leur chemin dans sa tête. Et, elle devait bien reconnaitre qu’elles n’étaient pas
entièrement fausses. Zackary et Leesa ne pensaient à leur grande sœur que pour
lui demander de l’argent ou un service. Jamais, ils ne leur venaient à l’esprit
qu’elle aussi pouvait manquer de temps ou avoir des problèmes financiers.
D’ailleurs, comment auraient-ils pu le soupçonner ? Jayna ne se plaignait
jamais. Et n’était-ce pas normal ? En tant qu’aînée de la famille, n’avait-elle
pas le devoir d’aider son frère et sa sœur ? Bien sûr, si son père avait été là,
tout aurait été différent. Mais il était parti.
Jayna frissonna légèrement à cette évocation. Il y avait plus de quinze ans
qu’elle s’était juré de ne jamais agir comme son père. Elle continuerait à
sacrifier son temps, son argent et son énergie, mais jamais elle
n’abandonnerait les siens. Et ce n’était pas un irresponsable comme Thad
Perkins qui la ferait changer d’avis.
Elle donna à manger aux chats et, sans se déshabiller, s’allongea sur son lit.
Les larmes continuaient à couler sur ses joues. En dépit de ses résolutions, elle
ne parvenait pas à chasser Thad de ses pensées. Elle lui en voulait toujours et
pourtant, elle avait besoin de lui. Elle se sentait seule, abandonnée. Si seulement
elle avait pu poser la tête sur son épaule, se laisser aller entre ses bras
puissants. Il était le seul à se soucier d’elle et ce soir, malgré leur dispute, ou
peut-être à cause d’elle, elle avait envie d’être protégée, réconfortée.
Elle enfouit son visage dans l’oreiller. Il fallait essayer de dormir, d’oublier sa
peine quelques heures.
Elle aurait pu y parvenir si le téléphone n’avait sonné. Elle jeta un regard sur le
nom qui s’affichait sur l’écran, avant de l’éteindre.


Thad n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Mais quand il se leva, il était sûr de sa
décision. Venir à Lafayette avait été une erreur. En dépit des affirmations de
Jim Greenwood, Jayna ne l’aimait pas. Pas assez, en tout cas, pour accepter de
lui faire une place dans sa vie. D’ailleurs, elle ne lui avait jamais menti. C’était
lui qui, dans son aveuglement, avait refusé de voir la réalité en face. Demain,
après le mariage, il s’excuserait et partirait. Où ? Il n’en avait aucune idée.
Il ouvrait le tiroir de la commode pour y prendre une chemise, quand on
frappa à la porte.


Dès qu’elle le vit, Jayna oublia tout ce qu’elle avait prévu de dire. Sans hésiter,
comme elle en mourrait d’envie depuis des jours, elle se jeta dans ses bras.
Immédiatement, son corps épousa celui de Thad. Enfin, elle était là où elle
aurait toujours dû être, là où elle n’aurait jamais froid.
Malgré sa stupeur, il la serra avec force contre lui. Jayna était certainement la
dernière personne qu’il s’était attendu à trouver derrière la porte. Il lui
embrassa tendrement les cheveux, respirant avec délice leur doux parfum
vanillé. Puis, sans la lâcher, il tendit un bras vers la porte qu’il referma. Il
ignorait ce qui allait se passer, mais il voulait profiter de ce merveilleux
moment et garder Jayna contre lui le plus longtemps possible.
Doucement, elle releva la tête et leurs regards se retrouvèrent.

-Thad, pardonne-moi.
-De quoi ?
-D’avoir prétendu que tu n’étais pas si important pour moi, et de t’avoir si
souvent repoussé. Je suis désolée.

Il remarqua les paupières légèrement gonflées de Jayna. Son cœur se serra en
pensant qu’elle avait pleuré à cause de lui. En lui disant ce qu’il pensait, la
veille, il n’avait pas voulu lui faire mal.

-C’est aussi ma faute, Jayna. Je n’aurais pas dû m’imposer ainsi alors que tu
n’as pas de temps pour moi.
-Justement, j’aurais dû en prendre, répondit-elle au bord des larmes. Thad,
j’ai honte de m’être conduite ainsi. Veux-tu toujours de moi ?

Il sentit son cœur s’affoler. Tout le désir qu’il avait refoulé jusqu’ici se déversa
dans son corps comme de la lave brulante.

-Mon adorable sorcière, murmura-t-il en se penchant pour l’embrasser. En
as-tu jamais douté ?

Ses lèvres se posèrent sur celles de Jayna qui répondit ardemment à son baiser.
Malgré l’épaisseur de son manteau de laine, la chaleur des mains de Thad sur
son dos irradiait tout son corps. Un long frisson de désir la fit frémir de la tête
aux pieds.

-Jayna, reste avec moi. Maintenant.

Il y avait quelque chose d’impérieux dans la supplication rauque de Thad. Elle
hésita un instant avant de répondre.

-Tu sais que c’est impossible, Thad. Je dois aller travailler.
-A quelle heure est ton premier rendez-vous ?
-A neuf heures et demie.
-Alors, reste avec moi jusque là. Ne me repousse pas encore une fois.

Sans un mot, elle commença à déboutonner son manteau.

-Laisse-moi faire.

Il la déshabilla lentement, lui enlevant tous ses vêtements qu’il déposa
soigneusement sur le fauteuil. Le corps brûlant d’impatience, elle frémissait
sous cette délicieuse torture. Pas une seule fois, il n’effleura sa peau. Sans la
tension de ses muscles et l’éclat sauvage de ses prunelles, Jayna aurait pu
croire qu’il n’éprouvait rien. Enfin, elle fut nue. Thad la prit par les épaules et
la fit pivoter pour retirer les épingles qui retenaient ses cheveux. Une à une, il
les déposa sur la table de nuit. Puis, il la fit se tourner vers lui et entreprit de se
dévêtir à son tour.
Jayna avait mal partout tant elle avait envie de lui, besoin de le sentir contre
elle, en elle. Enfin, Thad la souleva dans ses bras puissants et la déposa
doucement sur le lit. Ses doigts couvrirent le corps de Jayna de caresses
voluptueuses avant de se perdre au cœur de sa féminité, lui arrachant des
soupirs de plaisir.

-Viens, supplia-t-elle en l’attirant contre elle. Viens.

Un long gémissement emplit le silence de la chambre quand elle le sentit enfin
en elle. Leurs lèvres se rencontrèrent, leurs langues se mêlèrent, tandis que
leurs corps ne faisaient plus qu’un, se quittant parfois pour se retrouver
aussitôt, encore plus avides l’un de l’autre.
Les lèvres de Thad s’emparèrent de la pointe durcie des seins de Jayna, qui se
tendit comme un arc. Le monde autour d’eux n’était plus qu’odeurs et
sensations. Les doigts de Jayna jouaient sur les muscles d’acier de Thad, où ses
ongles s’enfonçaient parfois comme autant de preuves du plaisir qui la
submergeait. Enfin, incapables de résister plus longtemps au feu qui les
dévorait, ils accordèrent leur rythme l’un à l’autre, de plus en plus rapidement,
jusqu’à ce que leurs corps se rejoignent dans une formidable explosion de
bonheur. L’extase qui jaillit du plus profond de leur être les réunit en un cri de
pure joie et ils retombèrent comblés, encore incrédules devant tant de volupté.
Thad regarda l’heure au réveil posé sur la table de nuit. Les yeux fermés, Jayna
était toujours lovée contre lui. Il la serra un peu plus fort, repensant avec
émotion aux instants qu’ils venaient de partager. Son corps avait été brûlant
sous ses caresses, répondant sans retenue au moindre de ses gestes. Si
seulement, il avait pu la garder ainsi, aimante et offerte, jusqu’à la fin des
temps.

-Jayna, il est huit heures quarante cinq, il faut te lever.

Dieu ! Que ces mots étaient difficiles à prononcer !

-Je n’en ai pas la force, avoua-t-elle tout bas.
-Si tu ne te lèves pas tout de suite, je ne te laisserai peut-être pas le faire plus
tard, dit-il gentiment en lui caressant l’épaule. En tout cas, pas avant la
semaine prochaine.

C’était très tentant, mais elle ne pouvait se permettre de prendre Thad au mot.
Elle sauta du lit.

-La douche est par là ?

Il acquiesça.

-Tu veux que je vienne avec toi ?
-Si tu fais ça, je n’arriverai jamais au bureau aujourd’hui.

Thad n’insista pas. Jayna avait une journée chargée et il ne se sentait pas le
droit de lui demander d’annuler tous ses rendez-vous pour lui.

-Très bien, mais on dîne ensemble. Je passerai te prendre vers dix neuf
heures.

Jayna sortit de la douche, une serviette nouée autour de sa poitrine.

-Oh ! Thad, c’est impossible. C’est ce soir qu’a lieu la répétition du mariage
de Leesa. Mais si tu venais ? Nous irions dîner tous les deux après. Qu’en
dis-tu ?

Thad accepta, tout en sachant pertinemment que Karen Ralston serait furieuse.
Il remercia secrètement Jayna de la place qu’elle lui offrait dans sa vie.
Vêtue d’un élégant tailleur vert qui soulignait la couleur de ses yeux, Jayna
s’apprêtait à relever ses cheveux en chignon, quand Thad intervint.

-Ne les attache pas.
-Thad, je ne peux aller travailler les cheveux défaits.
-Pourquoi ?
-Cela ferait un peu négligé. Et puis, c’est gênant des cheveux qui volent
partout quand on travaille.
-As-tu déjà essayé ?
-Non.
-Alors, fais-le aujourd’hui et si tu ne te sens pas bien, tu les attacheras.

Elle rangea ses épingles dans son sac. Après tout, elle pourrait toujours se
faire un chignon plus tard si elle le souhaitait.


Assise au fond de l’église, Jayna suivait anxieusement le déroulement de la
cérémonie. Ce n’était que la répétition, mais elle s’attendait constamment à ce
qu’un problème imprévu surgisse, l’obligeant à rester sur place toute la nuit.
« Enfin, songea-t-elle en soupirant, demain soir, tout sera terminé. Leesa
partira en voyage de noces, et la vie reprendra son cours normal. » Etait-ce
bien sûr ? Inconsciemment, elle tourna la tête vers l’endroit où sa mère se
tenait assise.
A peine entrés dans l’église, Thad et Jayna étaient tombés sur Karen qui,
oubliant de les saluer, s’était empressée de critiquer la coiffure de sa fille. Puis,
paraissant enfin remarquer la présence de Thad, elle l’avait brièvement salué
avant d’entraîner Jayna à l’écart pour lui rappeler que Monsieur Perkins
n’avait pas été invité au dîner de ce soir. Bien sûr, elle avait parlé assez fort
pour que celui-ci l’entende.
Excédée, Jayna avait rétorqué que c’était elle qui payait ce dîner et qu’en
conséquence, elle pouvait décider d’y inviter qui elle voulait. D’ailleurs, ni
Thad, ni elle n’avaient l’intention de rester après la répétition.
Karen avait failli avoir une attaque en apprenant la nouvelle. Comment ? Jayna
avait projeté de partir avant le dîner ? C’était impossible, elle ne pouvait
abandonner sa sœur à un moment aussi important.

-Ecoute, maman, avait clairement répondu Jayna. Le véritable mariage aura
lieu demain, et j’y serai. Mais pour ce soir, j’ai d’autres projets.

Karen en était restée muette de stupeur. Jamais elle n’aurait cru Jayna capable
de lui parler sur ce ton. Puis, se ressaisissant, elle avait lancé, vindicative.

-Sans doute, avais-tu aussi d’autres projets, la nuit dernière ? Je t’ai appelée
pendant des heures. Tu n’étais pas là ?
-Si, mais j’avais éteint mon téléphone.

Karen en avait eu le souffle coupé. Sans attendre qu’elle se reprenne, Jayna
s’était éloignée sous le regard stupéfait de sa sœur.
Thad n’avait pas attendu la fin de la scène pour quitter l’église. Ecœuré par le
comportement de Karen, il avait préféré sortir un moment plutôt que de
risquer un esclandre. Dire que Karen avait osé qualifier de queues de rat la
splendide chevelure de sa fille. S’il ne s’était pas retenu, Thad l’aurait étripée.
Comme s’il ne lui suffisait pas d’exploiter et de culpabiliser Jayna, elle
cherchait aussi à la dévaloriser.
Solennelle, la musique s’éleva. La répétition commençait, alors Thad regagna
l’intérieur de l’église. Il lui fallut un certain temps avant de repérer Jayna qui,
pourtant, n’était qu’à quelques mètres devant lui. Les traits tendus, elle
regardait fixement l’autel.
Il lui posa une main réconfortante sur l’épaule.

-Ça va ? murmura-t-il. Pas de regrets pour ce soir ?

Elle fit non de la tête en souriant. Thad s’assit à côté d’elle.

-Et après le dîner, qu’as-tu prévu ? Tu comptes retourner chez toi ?
-Si tu n’as rien de mieux à me proposer, chuchota-t-elle.
-Je vais y penser.


Thad arrêta la voiture devant son hôtel et descendit ouvrir la portière à Jayna.
Il avait parlé d’un endroit tranquille où personne ne viendrait les déranger, et
elle comprit qu’il allait faire servir le repas dans sa chambre. C’était
effectivement l’un des rares endroits de la ville inaccessibles à sa mère.
Ils montèrent dans l’ascenseur et Thad appuya sur le bouton du dixième étage.

-Tu t’es trompé, fit-elle remarquer.
-A ta place, je ne parierais pas, dit-il, en souriant.

Etonnée, Jayna le suivit jusqu’à une chambre qu’elle savait ne pas être la
sienne, au fond d’un long couloir. Il inséra la carte magnétique dans le lecteur,
ouvrit la porte et soudain, tout devint clair.

-Oh ! Thad, tu es merveilleux, s’exclama Jayna en découvrant la suite
royale qu’il avait réservée pour la nuit.

Au centre du salon aux tentures crème, une table recouverte d’une nappe
immaculée, dressée pour deux personnes, étincelait de cristaux et de couverts
d’argent.

-Tu ne l’avais pas encore remarqué ? plaisanta Thad en l’aidant à enlever
son manteau.

Après avoir appelé la réception pour qu’on leur monte l’apéritif, il mit de la
musique et s’installa à côté de Jayna sur le canapé.

-Ta mère semblait plutôt surexcitée ce soir.
-Oui, je suppose que les préparatifs du mariage l’ont beaucoup fatiguée. Et
puis, elle ne supporte pas de voir son bébé la quitter. C’est normal, non ?
-Peut-être.

Il glissa les doigts dans la lourde chevelure de Jayna.

-Et toi, quel genre de mariage aimerais-tu ? reprit-il en enroulant une
longue mèche cuivrée autour de son index. Quelque chose d’intime ou des
noces aussi fastueuses que celle de ta sœur ?

Elle ne répondit pas immédiatement. Pourquoi cette question ? Aurait-il tout à
coup l’intention de s’établir ? Non, il ne s’agissait probablement que d’une
question sans importance.

-Aucun, finit-elle par déclarer, je n’ai pas l’intention de me marier. En tout
cas, je ne dépenserais pas des milliers de dollars pour cela.

Thad songea au montant qu’elle n’avait pas hésité à débourser pour sa sœur,
alors qu’elle vivait dans un appartement exigu et roulait dans une voiture
vieille de dix ans.

-Tu sais ce qu’il te faudrait, petite sorcière.

Thad sentit Jayna se raidir, prête à contre-attaquer à la moindre critique.

-Quelqu’un pour prendre soin de toi.

Elle sourit, se souvenant de la première fois qu’il lui avait dit cela, un après-
midi où il avait allumé du feu et préparé le dîner pendant qu’elle dormait. Il
l’avait fait rien que pour elle et, sans l’avoir jamais avoué, Jayna avait adoré
ça.
Mais aujourd’hui, tout était différent. Elle était de nouveau à Lafayette et c’était
elle qui devait prendre soin des autres.

-Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi, déclara-t-elle. Je me débrouille
très bien toute seule.

Un coup frappé à la porte et l’arrivée de leur dîner dispensa Thad de répondre.
Il s’en réjouit, il n’avait pas envie de gâcher la soirée par une dispute stupide.


-C’était délicieux, s’exclama Jayna en reposant sa cuillère.

En effet, depuis le foie gras accompagné de Sauternes jusqu’au sabayon, le
repas avait été un véritable régal.
Légèrement grisée par le vin, Jayna se leva pour prendre le café sur le canapé.
Thad s’installa à côté d’elle.

-Alors, quelles sont tes prévisions pour la nuit ?

Elle eut un soupir de bien-être.

-Dans un premier temps, rester confortablement assise sur ce canapé et
profiter de la merveilleuse que tu m’offres. J’en avais tellement besoin.
-Je sais, répondit-il en lui prenant la main.

Ils restèrent un long moment silencieux, main dans la main, heureux de se
sentir si proches l’un de l’autre.
« Ce doit être cela, le paradis, songea Jayna. Pas de sonnette, pas de coup de
téléphone, et ma tête sur l’épaule de Thad. »
Puis le désir monta de nouveau en eux, impérieux. Thad caressa doucement
l’épaule de Jayna et frôla ses seins qui pointèrent sous l’étoffe légère de son
corsage.

-Reste ici, cette nuit, lui chuchota-t-il à l’oreille.

Elle hocha la tête, solennelle, et il la souleva pour l’emmener dans la chambre.


Jayna s’étira et se rapprocha de Thad. Le soleil se levait à peine et elle pensa à
la longue journée qui l’attendait. Entre l’installation des fleurs à l’église,
l’organisation du vin d’honneur et la disposition des cartons au nom de chaque
invité sur les tables, une foule de détails restait à régler. Mais, pour l’instant,
elle voulait profiter pleinement de ses dernières minutes de tranquillité auprès
de Thad.

-Si tu continues à te frotter ainsi contre moi, je ne réponds plus de mes
actes, menaça-t-il.

Elle se retourna vers lui, souriante.

-Je croyais que tu dormais.
-C’est ce que je faisais, avant que tu ne t’amuses à m’exciter.
-Je ne m’amuse pas à vous exciter, Monsieur Perkins, je m’installe
confortablement, c’est tout.

Elle bougea encore, consciente de l’état dans lequel le moindre de ses
mouvements mettait son amant.

-Voilà, cette fois, je suis bien, déclara-t-elle, son corps encastré dans celui
de Thad.
-Je ne peux pas en dire autant.

Doucement, il lui caressa le bras, la hanche avant de remonter jusqu’à son sein
droit qu’il enferma dans sa paume. Jayna frissonna. Comme d’habitude, son
corps répondait passionnément au désir de Thad. Tout en lui couvrant le dos de
baiser, il accéléra le rythme de ses caresses.

-Quel est le programme, aujourd’hui ? interrogea-t-il.

Le programme ! Comment lui parler cartons d’invitation et petits fours alors
qu’il la faisait gémir de plaisir ?

-Ne me dis pas que tu n’as rien prévu ? insista-t-il, ironique.
-Je ne peux pas y penser maintenant, répondit-elle dans un souffle. Pas avec
ce que tu es en train de faire.
-Que suis donc en train de te faire ?
-Tu me tortures.

Thad la tourmenta de plus belle. Ses lèvres glissèrent sur l’épaule puis sur la
gorge de Jayna, et il la retourna vers lui. Sa main droite libéra son sein, frôlant
doucement son ventre avant de se glisser dans l’écrin soyeux de sa féminité. Le
plaisir se répandit en elle par vagues.
Elle se cambra dans un cri strident tandis que Thad murmurait doucement son
nom. Il la serra tendrement contre lui, émerveillé par l’éclat de son visage
auréolé de boucles auburn.

-Bonjour, adorable sorcière.
-Bonjour, Monsieur Perkins.

Un peu plus tard, assis sur le lit, Thad regardait Jayna se préparer. En moins
d’une demi-heure, elle avait réussi à prendre une douche, s’habiller, se
maquiller, se coiffer et avaler une tasse de café. Le tout en lui décrivant avec
force détails ce qu’elle avait à faire avant la cérémonie.
Une fois encore, elle l’avait oublié, exclu. Sans s’en rendre compte, elle lui
expliquait qu’elle n’avait pas de temps à lui consacrer. En tout cas, pas pendant
la journée. Thad sentait la colère monter en lui. Jayna avait-elle l’intention de
le reléguer dans le rôle de créature de la nuit destinée à disparaitre à chaque
lever du soleil ? Il ne la laisserait pas faire. Elle finirait par lui faire une place
dans sa vie.

-Je t’accompagne, annonça-t-il en se dirigeant vers la salle de bains.

Surprise, elle arrêta de chercher son escarpin sous le lit et releva la tête.

-Pour quoi faire ?
-Premièrement, je veux être là si tu as besoin d’un coup de main. Et
deuxièmement…

Il la regarda d’un air narquois avant de continuer.

-…parce qu’hier soir, nous avons pris ma voiture, et que la tienne est garée
à plus de dix kilomètres d’ici.
-Thad Perkins, tu es un infâme profiteur, s’écria-t-elle en riant. Puisque je
n’ai pas le choix, je me soumets. Mais je te préviens, si tu n’es pas prêt dans
cinq minutes, j’appelle un taxi.



Chapitre 10



Jayna poussa un soupir de dépit. Après le mariage de Leesa, elle avait annoncé
à Thad qu’elle passerait toute la journée du lendemain avec lui. Au lieu de se
réjouir, il lui avait répondu que Karen les avait déjà invités à déjeuner et qu’il
avait accepté. Sur le moment, exténuée par sa journée, elle n’avait pas cherché
à discuter. Mais en se dirigeant vers l’appartement de Karen, elle exprima sa
déception.

-Franchement, Thad, je ne te comprends pas. Tu me répètes que je n’ai
jamais de temps libre, et quand je décide de passer un dimanche avec toi, tu
m’annonces que ma mère t’a invité à déjeuner et que tu y vas. Avoue qu’il y
a de quoi à s’y perdre.
-Je sais, répondit-il en souriant.

La veille, entre les derniers préparatifs du mariage, la cérémonie et le repas de
noces, il n’avait pas eu le temps de parler de ses projets d’avenir à Jayna. Mais
aujourd’hui, il était bien décidé à lui faire comprendre ce qu’il voulait. C’était
pour cela qu’il avait accepté l’offre de Karen.
En l’invitant chez elle, la mère de Jayna lui donnait sans le savoir l’occasion
qu’il attendait, celle de pénétrer dans sa famille, c'est-à-dire au cœur de sa vie.

-Pourquoi crois-tu que j’ai traversé tout le pays pour te retrouver ?
demanda-t-il.

Elle haussa les épaules en signe d’ignorance.

-Je vais te l’expliquer, reprit-il. Je l’ai fait parce qu’après ton départ, j’ai
compris que je n’arriverais plus jamais à vivre sans toi. Toi partie, plus rien
n’avait de sens. Et, même si cela n’a jamais été aussi fort avec aucune autre
femme, je t’assure que ce n’est pas qu’une question de sexe. Non, c’était toi
qui me manquais, ton sourire, ton indépendance. Même tes hésitations et ta
peur des promesses.
-Toi non plus, tu ne crois pas aux promesses ni à l’amour éternel.
-C’était vrai, avant. J’ai changé.

Elle lui lâcha la main et s’arrêta de marcher pour le regarder.

-Pourquoi ? Parce que tu n’exerces plus ? Parce que tu ne vois plus de
couples divorcés se déchirer pour une voiture, un chien ou un enfant ?
Pourtant, le monde, lui, n’a pas changé. Les divorces sont toujours aussi
nombreux.
-Oui. Mais je sais maintenant que la fatalité n’existe pas. Il m’a suffi de
regarder autour de moi pour rencontrer des couples heureux. C’est le cas
de mes parents après quarante ans de vie commune, mais aussi de ma sœur
et de son mari, mariés depuis six ans. Et que dire du vieux Greenwood qui a
les larmes aux yeux chaque fois qu’il parle de sa femme, morte depuis plus
de dix ans ?
-Tu as peut-être raison, Thad. Moi, je ne suis toujours pas prête à assumer
les responsabilités d’une épouse ou d’une mère de famille.

Ils pénétrèrent dans l’immeuble de Karen et Jayna se raidit inconsciemment.
Thad lui reprit doucement la main.

-A t’entendre, on croirait que le mariage n’est qu’une série d’obligations,
dit-il en appelant l’ascenseur. Que fais-tu du plaisir de partager, de
s’entraider et de vivre auprès de l’être qu’on aime ? C’est pour cela que j’ai
accepté l’invitation de ta mère, Jayna. Parce que je sais que c’est elle qui t’a
appris à confondre amour et responsabilité et je veux découvrir pourquoi.
-Il n’y a rien à découvrir. J’aime ma mère, mon frère et ma sœur et ça me
plait de les aider, c’est tout.
-Mais tu ne te contentes pas de les aider, Jayna, tu les prends entièrement en
charge. Et eux, ils trouvent normal que tu donnes tout ton temps et ton
argent pour leur plaisir et leur bien-être. Ne t’es-tu jamais demandée
pourquoi tu agissais ainsi ?
-Parce que je suis l’aînée, Thad. C’est moi qui ai commencé à travailler et à
gagner de l’argent.
-C’est faux, Jayna. Tu fais tout cela parce que tu te sens responsable d’eux,
parce qu’ils t’ont fait croire que tu le leur devais.

Elle s’apprêtait à répondre quand l’ascenseur s’arrêta. Elle poussa violemment
la porte et sonna chez sa mère. Thad n’avait pas le droit de parler ainsi de sa
famille. Qu’espérait-il donc ? La convaincre d’abandonner les siens pour se
consacrer entièrement à lui ? De toute façon, elle refusait d’entendre parler de
mariage. Etre obligée de faire le ménage, la lessive et de cuisiner tous les jours
pour son mari ? Non, merci. Et puis, il y aurait les enfants. Où trouverait-elle
le temps de s’occuper d’eux, de les emmener à l’école, au gymnase ou chez le
médecin ? Sa vie était déjà bien assez difficile.

La colère de Jayna contre Thad se calmait au fur et à mesure que montait sa
rancœur à l’égard de sa mère. Décidément, Karen était insupportable. Ils
venaient à peine de s’assoir pour prendre l’apéritif et déjà, elle soumettait son
invité à un interrogatoire en règle.
Thad répondait poliment, sans aucune gêne apparente, et Jayna vit sa mère se
rembrunir en apprenant qu’il n’exerçait plus son métier d’avocat depuis
plusieurs mois. Dieu merci, Karen ne fit aucun commentaire.
Profitant de ce bref instant de silence, Thad s’empara de la photo de famille
posée sur la table basse et la contempla un long moment.

-Jayna ne ressemble à aucun d’entre vous, remarqua-t-il.
-Non, elle est le portrait de son père, répondit vivement Karen.

Il reposa la photographie, surpris du ton agressif de Karen. Y aurait-il un
problème avec le père de Jayna ? Celle-ci ne lui avait jamais parlé de lui.

-Monsieur Ralston est décédé ? s’enquit-il, le plus courtoisement possible.

Il n’y avait aucune photo de lui dans la pièce.

-Je n’en ai aucune idée. Et d’ailleurs, je m’en moque, répliqua Karen.
-Vous avez divorcé ?
-Non.
-Papa est parti lorsque j’avais treize ans, expliqua Jayna. La dernière fois
que nous avons entendu parler de lui, il était éleveur en Australie. Depuis,
nous n’avons plus de nouvelles.

Elle avait dit cela d’un ton amer. De toute évidence, elle aimait toujours son
père et ne lui avait pas pardonné son départ. Thad se tourna vers elle.

-Je suis désolé.
-Oh ! Ne le soyez surtout pas ! s’exclama Karen. Nous nous portons
beaucoup mieux depuis qu’il n’est plus là.

Jayna se leva brusquement.

-Si nous passions à table, proposa-t-elle, tout est prêt.

Thad comprit qu’elle souhaitait mettre un terme à cette conversation.
Pourquoi ? Le départ de son père était-il la clé de son comportement envers le
reste de sa famille ? Il fallait qu’il en sache un peu plus.

-Il est toujours dommage pour un enfant de perdre l’un de ses parents,
insista-t-il. Et cela, quelle qu’en soit la cause. Un père ou une mère a
toujours quelque chose à apporter à son enfant.

Jayna soupira lorsque sa mère rétorqua que ce n’était pas vrai. Son mari, cet
irresponsable sans cœur, n’aurait eu qu’une influence déplorable sur ses
enfants. C’était un rêveur qui passait ses nuits à lire et attendait qu’on lui serve
tout sur un plateau d’argent.
Une tirade que Jayna avait entendue des centaines de fois. Elle la connaissait
par cœur. Pourtant, elle avait conservé de bons souvenirs de son père.

-Tu oublies toujours le bon côté des choses, maman, coupa-t-elle.

Elle ne voulait pas que Thad ait une mauvaise impression de son père. Loin
d’être un paresseux qui ne pensait qu’à lui, il était simplement différent.

-Papa nous aimait beaucoup, reprit-elle. Il nous racontait des histoires tous
les soirs. Il nous faisait rire, chanter, nous emmenait jouer dans les bois.
-Il était trop content de trouver quelqu’un pour écouter ses bêtises. Il
t’apprenait à regarder le monde avec ses yeux de rêveur. Si je n’avais pas
été là, il aurait fait de toi une paresseuse, incapable de gagner sa vie
correctement. D’ailleurs, je me demande ce que tu serais devenue si je ne
t’avais pas empêchée de réaliser tes idées insensées.
-Quelles idées insensées ? s’enquit Thad.
-Figurez-vous qu’à la fin de ses années de lycée, Jayna s’était mis en tête de
faire des études d’anthropologie. Comme si on pouvait gagner sa vie avec
ça ! Heureusement, j’ai réussi à lui faire entendre raison. Jayna ressemble
tellement à son père. C’est comme cette stupide décision de garder la
baraque de Rose alors qu’elle n’a pas l’occasion d’aller au Colorado.

Cette fois, Thad comprenait. Parce qu’elle ressemblait à son père, Jayna avait
été pendant sa jeunesse le bouc émissaire de Karen. Ne pouvant se venger sur
son mari, celle-ci l’avait culpabilisée, l’obligeant à assumer seule toute la
charge de la famille.

-Pourquoi ne pourrait-elle pas s’installer au Colorado ? interrogea Thad
d’un ton innocent. Après tout, elle est célibataire, elle peut faire ce qui lui
plait.

Karen n’aurait pas paru plus étonnée s’il avait parlé chinois.

-Mais enfin, Monsieur Perkins, Jayna a son travail et sa famille ici.
Contrairement à vous, elle ne peut pas tout abandonner derrière elle.

Lassée de cette conversation, Jayna quitta la table. Personne ne parut le
remarquer. Karen et Thad étaient en pleine joute oratoire et Jayna savait déjà
qu’aucun d’eux ne convaincrait l’autre.

-Madame Ralston, disait Thad, à vous entendre, on croirait que votre fille
est paresseuse et irresponsable. Il me semble pourtant qu’elle travaille
énormément et n’hésite pas à faire passer les intérêts de sa famille avant les
siens.

Sans écouter la réponse, Jayna prit son manteau et sortit de l’appartement.


-Jayna ? Mais que fais-tu là ? Je croyais que tu devais passer la journée avec
Thad, s’écria Nell.
-Je t’expliquerai plus tard. Je ne te dérange pas ?

Nell s’effaça pour laisser entrer son amie.

-Au contraire. Wesley a dû passer au bureau cet après-midi, et je t’aurais
moi-même appelée si j’avais su que tu étais libre. Alors, raconte. Que s’est-
il passé ? Vous ne vous êtes pas disputés, au moins ?

Jayna sourit devant l’air inquiet de Nell.

-Non, rassure-toi. J’en ai eu assez d’entendre maman et Thad parler de moi.
Ils étaient si occupés à défendre leurs positions qu’ils ne se sont même pas
aperçus de mon départ.
-Thad, non plus ? Ça m’étonne. Je ne serais pas surprise de le voir arriver
ici dans une heure ou deux.

Deux heures plus tard, Jayna n’avait toujours pas quitté le confortable canapé
de Nell, et elle dégustait des petits sablés confectionnés par Wesley.

-Ton mari est vraiment doué, remarqua-t-elle, ces sablés sont délicieux.
-Est-ce que Thad fait la cuisine ?
-Beaucoup mieux que moi.
-Décidément, il a toutes les qualités. Quand te décides-tu à l’épouser ?

Jayna haussa les épaules.

-Ne dis pas de bêtises, Nell. Il n’a jamais été question de mariage entre lui et
moi. D’ailleurs, je ne sais même pas ce qu’il veut réellement, ni pourquoi il
est là.
-C’est toi que je veux, Jayna et si je suis ici, c’est parce que tu y es.

La voix de Thad…Jayna se retourna. Il la fixait debout devant l’entrée à côté de
Wesley. Elle se mordit la lèvre, il allait certainement lui reprocher sa fuite.
Mais non, il souriait.

-J’ai trouvé cet homme en train de rôder près de chez nous, intervint
Wesley. Comme il m’a demandé où se trouvait l’appartement de ma femme,
je lui ai proposé de l’accompagner.

Il traversa la pièce et embrassa Nell.

-Maintenant qu’il est là, nous pourrions l’inviter à dîner ? Qu’en penses-tu,
ma chérie ? Et toi, Jayna ?

Cette dernière sourit et regarda Nell et Wesley s’éloigner vers la cuisine, main
dans la main. Elle pouvait sentir le regard de Thad sur sa nuque.

-Pourquoi as-tu fui ?

Elle était partie parce qu’elle en avait eu envie et refusait de s’excuser.

-La conversation m’ennuyait. Je connaissais par cœur les répliques de ma
mère. Et toi, as-tu survécu à l’inquisition ?
-Bien sûr !


-Ce n’est pas très pratique, déclara Jayna en suspendant son tailleur à l’un
des cintres de l’armoire.

Quand Thad lui avait proposé de passer la nuit à l’hôtel avec lui, elle avait
immédiatement accepté. Elle avait simplement voulu repasser chez elle pour
prendre de quoi se changer pour le lendemain.

-Qu’est-ce qui n’est pas pratique ? demanda Thad.
-Tous ces allers et retours. Et je ne sais pas si j’aurai toujours envie de
mettre ce tailleur demain matin. Peut-être serait-il préférable que ce soit toi
qui viennes chez moi.
-Ton lit est trop petit pour moi, Jayna.
-Je peux acheter un King Size.

Thad laissa tomber la chaussure qu’il venait d’enlever et regarda Jayna. Avait-
il bien entendu ? Proposait-elle vraiment de lui faire une place dans sa vie ? Le
cœur bondissant de joie, il traversa la pièce et la prit dans ses bras.

-Vous me suggérez de m’installer chez vous, Mademoiselle Ralston ?
-On dirait. Cela vous tente, Monsieur Perkins ?
-Et comment ! Je m’installe dès demain, s’écria-t-il en la soulevant de terre
et en la faisant tournoyer autour de lui.

Ils retombèrent sur le lit, et Jayna s’abandonna avec délice aux merveilleuses
caresses de son amant.


Thad s’intégra facilement à la vie de Jayna. Avec lui, tout paraissait plus gai,
plus simple. Y avait-il une course urgente pour le cabinet ? Thad s’en chargeait
immédiatement. Jayna rentrait-elle fourbue d’une journée particulièrement
harassante ? Il lui préparait un bain chaud et lui massait les épaules. Etait-elle
trop fatiguée pour dîner ? Il cuisinait l’un de ses plats préférés. Peu à peu, il lui
apprit à accepter d’être chouchoutée, gâtée, aimée.
Avec le plaisir de recevoir, Jayna découvrit aussi celui de donner. Non par
obligation, comme elle l’avait fait jusque-là, mais par choix. Parfois, elle
rentrait chez elle à l’heure du déjeuner pour passer un moment dans les bras de
Thad. Ou encore, elle profitait de l’une des rares absences de son compagnon
pour lui concocter son plat favori, le chili con carne.
Elle s’épanouissait de jour en jour, et Thad s’étonnait de la trouver toujours
plus tendre, plus sensuelle. Tout ce qu’il avait pressenti de sa personnalité se
révélait vrai, et son désir pour elle ne faisait que s’accroître au fil du temps.
Plus que jamais, il l’aimait et voulait faire d’elle sa femme et la mère de ses
enfants.
Un seul problème subsistait, sa famille.


-Jayna, nous allons être en retard.

Fraiche et souriante, elle sortit de la salle de bains et effectua un demi-tour
devant Thad.

-Je suis prête, mon chéri. Comment me trouves-tu ?
-Très bien, répondit-il d’un ton impatient en lui tendant son manteau et son
sac.

De toute évidence, il était encore en colère. Une heure plus tôt, alors qu’ils se
préparaient à partir pour un concert à la Nouvelle Orléans, Karen avait appelé.
Elle avait été contrainte de s’arrêter sur le bord de la route, suite à un pneu
crevé et voulait que Jayna vienne l’aider. Thad s’y était opposé, mais Jayna
avait juré que sa mère ne pourrait se débrouiller seule, et elle était tout de
même partie. Le dépanneur n’était arrivé que trois quarts d’heure plus tard et
maintenant, ils étaient horriblement en retard.
Thad ouvrait la porte quand le téléphone de Jayna sonna à nouveau.

-Ne réponds pas !
-Mais c’est peut-être important.
-Une autre crevaison, par exemple.

Il lui saisit fermement le poignet.

-Si nous ne partons pas immédiatement, ce ne sera plus la peine d’y aller.
-Si tu étais venu avec moi, tu aurais changé la roue toi-même et nous ne
serions pas en retard.
-Ta mère aurait très bien pu appeler un dépanneur toute seule. Mais, comme
d’habitude, elle a préféré te demander de venir lui tenir la main.

Jayna se libéra.

-Tu es injuste, Thad. Maman était désemparée, elle n’a jamais su faire face
au moindre problème.
-Tu ne crois pas que, depuis dix-sept ans, elle aurait pu s’y habituer. Au lieu
de cela, elle a préféré se décharger de toutes ses responsabilités sur toi et te
culpabiliser dès que tu ne cèdes pas au moindre de ses caprices. Et, bien sûr,
ton frère et ta sœur se sont empressés d’agir comme elle.
-Serais-tu jaloux de ma famille ?
-Pas jaloux, Jayna, écœuré. Je ne supporte plus de les voir t’exploiter à
longueur de journées, ni d’annuler nos sorties au dernier moment,
d’interrompre nos dîners, et de t’entendre me parler d’obligations quand il
s’agit de tyrannie.

La sonnerie du téléphone retentit pour la troisième fois. Thad jeta un coup
d’œil sur sa montre, avant d’ajouter.

-Réponds, de toute façon, la soirée est fichue.

Tout en le regardant se diriger rapidement vers la chambre, Jayna décrocha.

-Leesa ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi pleures-tu ?

Thad entendit ces paroles avec un sentiment de fatalité. Une fois de plus, Leesa
avait un problème. Elle allait demander à sa sœur de le résoudre et, comme
d’habitude, celle-ci dirait oui.
Il tira les billets de concert de sa poche et les jeta dans le cendrier.
Après avoir raccroché, Jayna entra dans la chambre. Son sang se glaça dans
ses veines en découvrant la valise de Thad ouverte sur le lit.

-Thad, que fais-tu ?
-Tu avais raison, Jayna, il n’y a pas de place pour moi dans ta vie. Je ne
veux pas m’interposer entre toi et ta famille, je m’en vais.

Elle s’approcha de lui, les yeux remplis de larmes.

-Je t’en prie, Thad. Ne pars pas. Je m’arrangerai pour avoir plus de temps.
-Non, Jayna, rien ne changera tant que je serai là. Tu dois apprendre à dire
non, à ne plus te sentir coupable dès que tu refuses de rendre service à ta
famille. Quand tu seras prête, je reviendrai.
-Mais où vas-tu ?

Thad referma brusquement sa valise.

-Je ne sais pas. M’installer dans un coin tranquille et admirer quelques
couchers de soleil.


Jayna n’aurait jamais cru pouvoir souffrir autant. Quand elle avait raconté ce
qui s’était passé à Nell, celle-ci avait pris le parti de Thad au lieu de la plaindre.
Jayna avait l’impression que personne ne la comprenait.
Elle vécut les jours qui suivirent le départ de Thad comme un automate,
passant ses nuits à sangloter sur le grand lit devenu inutile. Elle avait beau se
répéter que Thad l’avait quittée par peur des responsabilités, cela ne rendait pas
sa douleur plus supportable.
Plus d’une fois, Nell et Wesley tentèrent de la distraire en l’invitant chez eux, la
tirant presque de force hors de son bureau. Immanquablement, la soirée était
interrompue par une visite ou un coup de téléphone de Karen qui cherchait sa
fille dans toute la ville pour lui demander un service. A tel point que Wesley
s’étonna un jour de la patience dont Thad avait fait preuve, assurant que lui ne
l’aurait pas supporté plus d’une semaine.
Chaque fois que le téléphone sonnait, Jayna avait envie de hurler. Non
seulement Karen n’avait pas remarqué combien sa fille allait mal, mais elle
continuait à la harceler jour et nuit. Quand à Leesa et Zackary, Jayna s’était
rapidement aperçue qu’elle ne pouvait espérer aucun soutien de leur part.
Leesa se disputait constamment avec son mari, et elle appelait sans cesse sa
sœur pour lui demander conseil, mais elle l’avait à peine écoutée quand celle-
ci lui avait confié son chagrin.

-Tu n’étais tout de même pas tombée amoureuse de lui ? s’était-elle écriée.
Pas un homme comme lui, sans travail, ni projets d’avenir.

On aurait cru entendre Karen.
Peu à peu, Jayna comprenait que Thad ne s’était pas trompé. Karen, Leesa et
Zackary l’exploitaient. Et elle l’acceptait parce que sa mère l’avait culpabilisée
dès son enfance, la menaçant de ne plus l’aimer si elle refusait d’agir selon ses
désirs.
Avec le mois d’avril et le calcul des taxes, le travail s’accrut au cabinet, et
Jayna supporta de moins en moins bien les requêtes incessantes de sa famille.
Elle commença à les rabrouer, puis à refuser de rendre certains services.
Chaque fois qu’elle disait non, un horrible sentiment de culpabilité la tenaillait
et elle devait se raisonner pour ne pas sauter sur le téléphone et annoncer
qu’elle avait changé d’avis.
Après le quinze avril, le travail diminua, ainsi que les coups de téléphone de la
famille Ralston. Peu à peu, Karen, Zackary et Leesa n’eurent pas d’autre choix
que de s’adapter.
En comprenant qu’on pouvait être responsable sans pour autant se transformer
en esclave, Jayna considéra la relation de son père et de sa mère sous un jour
nouveau. Elle avait agi comme Karen en accusant Thad de refuser les
obligations et en cherchant à le transformer, plutôt qu’en l’acceptant tel qu’il
était, tendre, aimant, drôle et merveilleux. Et comme Reed Ralston, Thad avait
fini par partir.
Le cœur serré, Jayna songea qu’elle ne savait même pas où le retrouver. Elle
avait changé et ne pouvait le lui dire. Il ne restait plus qu’à espérer que Thad
tiendrait parole et reviendrait un jour.

Chapitre 11



-Jayna, ton client est arrivé, annonça Mary au bout du fil.
-Merci, Mary. Tu peux lui dire de monter.

Jayna ouvrit la porte de son bureau et se figea sur place. Puis, elle se jeta dans
les bras de l’homme qui s’avançait vers elle.

-Thad, tu es revenu. Si tu savais comme tu m’as manqué !

Il la serra contre lui.

-Est-ce toujours ainsi que vous accueillez vos clients, Mademoiselle
Ralston ?
-Que veux-tu dire ?

Elle remarqua alors qu’il portait un costume et tenait un attaché-case à la main.

-Que je suis ici pour vous proposer de vous occuper de ma comptabilité,
dit-il.

Les yeux de Jayna s’embuèrent de larmes. Elle avait cru qu’il était revenu pour
elle, elle voulut s’éloigner mais il resserra son étreinte.

-Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué, petite sorcière. Mais je suis ici pour
affaires. Je voulais savoir si le cabinet Ralston & Treadwell pouvait
s’occuper de mes comptes. Peut-être pourrions-nous nous assoir pour en
parler ?

Il poussa Jayna vers le bureau et la força à s’assoir. Il s’installa sur le fauteuil,
face à elle.

-Quelle comptabilité ? demanda-t-elle, interloquée.
-Celui du cabinet d’avocats que je vais ouvrir à Lafayette.
-Ouvrir un cabinet ? Mais pourquoi ? Je croyais que tu ne voulais plus
exercer ?

Thad se pencha sur le bureau et lui prit la main.

-Oui, mais la femme que j’aime trouve important que je travaille.

Une bouffée d’amour et de reconnaissance submergea Jayna. Thad était prêt à
modifier ses projets pour elle. Jamais elle ne l’oublierait, mais elle ne voulait
pas accepter. Pas maintenant qu’elle avait compris qu’elle l’aimait tel qu’il
était.

-Le cabinet Ralston & Treadwell peut-il s’occuper de ma comptabilité ?
-Oui, mais…
-Très bien.

Avant qu’elle ait pu réagir, il appuya sur l’interphone du bureau.

-Mary, Jayna s’absente jusqu’à demain, annonça-t-il.

Et prenant le sac de Jayna, il se dirigea vers la porte.

-Thad, j’ai appris à dire non, déclara-t-elle sans quitter son siège.
-Je sais, Nell m’a prévenu, répondit-il calmement. As-tu l’intention de me
dire non, maintenant ?
-Je ne crois pas. Rappelle-moi que je dois envoyer des fleurs à Nell.


Ils roulaient depuis environ un quart d’heure, quand Thad arrêta la voiture
devant une grande maison blanche, entourée d’arbres. Jayna leva les yeux vers
lui, surprise.

-Où sommes-nous ? s’enquit-elle.
-Peut-être devant notre future demeure, cela dépend de toi.

Outre un salon et une salle à manger traditionnels, le rez-de-chaussée se
composait d’une immense pièce percée de larges baies et séparée d’un coin
cuisine par un grand bar en chêne.

-On dirait la maison de Rose, s’écria Jayna, émerveillée. Il y a même une
cheminée de pierre…

Elle regarda Thad, intriguée.

-Tu ne peux pas l’acheter.
-Pourquoi ? Elle ne te plait pas ?
-Au contraire, elle est magnifique. Mais tu m’as dit tout à l’heure que tu
allais reprendre ton activité et maintenant, tu m’annonces que tu veux
acheter une maison. Je refuse que tu t’imposes toutes ces contraintes, Thad.
Tout ce qui compte pour moi, c’est de vivre avec toi. Que tu travailles ou
non, cela n’a pas d’importance.

Il la prit dans ses bras.

-Je sais, Jayna, mais je veux tout de même le faire. Jim Greenwood m’a dit
un jour que beaucoup de gens n’avaient pas les moyens de se payer un
avocat pour se défendre. Alors, j’ai pensé que je pourrais leur être utile. Je
serai avocat de l’assistance judiciaire et je me consacrerai aux plus
démunis.

Jayna se serra tendrement contre lui.

-Es-tu sûr de le vouloir, Thad ? Je veux dire la maison et ton nouveau
travail ?
-Rien ne pourra me rendre plus heureux.
-Tu sais, Thad, déclara-t-elle après un bref silence, au Colorado, tu m’as dit
que Rose voulait m’apprendre quelque chose. Je crois que j’ai compris ce
que c’était. Grâce à toi.
-Et qu’as-tu appris, adorable sorcière ?
-Qu’il ne faut pas avoir peur d’être soi-même. Que ce n’est pas mal d’avoir
des rêves et d’essayer de les réaliser. Mais surtout, j’ai appris qu’il ne fallait
pas essayer de changer les gens. C’est ce que ma mère a voulu faire avec
mon père. Au lieu de l’aimer tel qu’il était, elle a voulu qu’il ressemble à
l’image qu’elle avait en tête.

Jayna le regarda un moment dans les yeux avant de reprendre.

-Je t’aime tel que tu es, Thad, et je ne voudrais surtout pas que tu changes.
-Pourrais-tu répéter, Jayna ?
-Je ne veux pas que tu changes.
-Non, la première partie.
-Je t’aime, Thad.
-Comme je t’aime, petite sorcière, chuchota-t-il en lui couvrant le visage de
baisers. Je t’aime et je veux vivre le reste de ma vie avec toi.
-C’est une demande en mariage ?
-Oui. Tu acceptes ?

Elle fit mine d’hésiter.

-A une condition…
-Laquelle ?
-Que tu te mettes en colère chaque fois que je commencerai à faire le
ménage.

Thad la souleva dans ses bras.

-Je connais un meilleur moyen de t’arrêter, dit-il en se dirigeant vers
l’escalier.

Il ouvrit la porte de l’une des chambres et la déposa sur le lit avec une infinie
douceur.

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