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Revue des Études Grecques

Eunome l'arien et l'exégèse néo-platonicienne du Cratyle


Jean Daniélou

Résumé
L'arien Eunome affirmait qu ἀγέννητος était le nom propre de Dieu et définissait son essence. Il appuyait cette affirmation sur
une théorie de l'origine révélée du langage. Or cette doctrine se retrouve dans le néo-platonisme du temps. Le système
d'Eunome présente par ailleurs de nombreux points de contact avec le néo-platonisme. Lui-même a été eu rapport avec des
disciples de Jamblique. Toutefois ses idées présentent surtoul des analogies avec le Commentaire sur le Cratyle de Proclus.
Ceci amène à penser que le milieu avec lequel Eunome est en contact est celui des fondateurs de l'École d'Athènes, auxquels
se rattachera Proclus, et dont lui-même est exactement contemporain. Son œuvre permettrait ainsi de jeter quelque lumière sur
une période particulièrement obscure de l'histoire du néo-platonisme.

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Daniélou Jean. Eunome l'arien et l'exégèse néo-platonicienne du Cratyle. In: Revue des Études Grecques, tome 69, fascicule
326-328, Juillet-décembre 1956. pp. 412-432;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1956.3457

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1956_num_69_326_3457

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EUNOME L'ARIEN
ET

L'EXÉGÈSE NÉO-PLATONICIENNE DU GRATYLE

L'étude des Pères de l'Église nous laisse souvent l'impression


qu'ils sont l'écho des courants intellectuels de leur temps. Mais le
peu de documents qui ont survécu de la littérature philosophique
et scientifique des premiers siècles ne permet pas dans bien des
(cas d'assigner avec précision ces dépendances. Le Livre II du
Contre Eunome de Grégoire de Nysse nous pose à cet égard un
problème singulier. A propos du terme άγέννητος, une
discussion y est engagée entre Grégoire et son adversaire sur les
origines du langage. Eunome y défend une théorie curieuse, selon
laquelle les mots sont révélés par Dieu. Grégoire lui oppose une
doctrine de l'origine humaine du langage. Je voudrais montrer
comment cette discussion constitue un chaînon précieux de
l'histoire des discussions sur l'origine des langues dans l'antiquité et
nous ouvre des horizons sur l'histoire du néo-platonisme entre
Jamblique et Proclus.

Exposons d'abord la pensée d'Eunome, d'après les fragments


assez nombreux de son 'Απολογία απολογίας contre Basile que
mous a conservés la réfutation de Grégoire. Sa thèse fondamentale
est que le mot άγέννητος est le nom propre de Dieu, le seul
qui exprime son ουσία (23 ; 223, 7-1 4) (ι)· Tous les autres.

(1) Les références renvoient aux paragraphes et aux pages du Livre II du


Contre Eunome d'après l'édition de Werner Jaeger (Berlin, 192 1).
EUNOME L ARIEN ET L EXEGESE DU CRATYLE

termes appliqués à Dieu sont de pures inventions (έπίνοιαι)


humaines. Elles sont sans valeur. Ce qu'Eunome reproche à Basile
est précisément d'affirmer tout au contraire que la connaissance
par έπίνοια est valable et (ju' άγέννητο; n'est qu'une έπίνοια :
II ne faut pas, dit-il, assigner (έπι^ημίζεσθαι) à Dieu Γάγέν-
ντ,τος par έπίνοια. En effet il est de la nature de ce qui est
dit de cette manière de se dissiper avec les paroles » (44 ; 228,
16-20).
Ainsi Γ άγέννητος existe avant tout exercice par l'homme de
son intelligence. Dieu n'a pas besoin d'être exalté (άγάλλεσθαι)
par les ε-ίνο'.αι de l'homme. « La vie bienheureuse (μακα-
ριωτάτη) se glorifie en elle-même (μόντ; êcp' έαυτ'β) avant la
naissance de ceux qui inventent les noms » (i53 ; 258, io-i5).
Et, dans une phrase dont Grégoire souligne ironiquement les
homoioteleuta (ομοιοκατάληκτα), Eunome déclare : « Qu'il y ait
silence ou parole, avant ou après l'apparition des êtres (και σιω-
τΐώντων και. ©βεγγο μένων καΐ γεγονότων και προ τοϋ γεγονένα».
τα οντά), Dieu est et était inengendré » (i5g ; 2 5g, 27-34)·
On notera, comme le fait remarquer Grégoire, qu'Eunome ne
distingue pas la nécessité et le nom d αγέννητο;. Telle est bien la
pensée d'Eunome : « Les hommes, qui sont les dernières des
créatures, ne sauraient présider à Γέπίνονα de celles-ci » (171 ; 263,

Cette singulière théorie se comprend mieux, si l'on voit quel


sens Eunome donne à έπΐνοια. « Parmi les choses dites par
£πίνοια, les unes n'ont d'autre réalité que celle du souffle et
ne signifient rien, les autres n'ont d'existence que subjective (κατ'
•.οΊαν διάνοιαν) ; parmi ces dernières, les unes sont par
augmentation (αυςησι;) comme les géants (κολοσσιαίων), les autres par
diminution (μείωτις) comme les nains (πυγμαίων), les autres par
adjonction (πρόσθετη) comme les polycéphales, les autres par
-combinaison (σύνθεσιο) comme les animaux bif ormes (μιξοθήρων) »
(179 ; 264» 20-3i ; 265, 1-2). Il est clair qu'ici Eunome entend
par έπίνοια soit des sons sans signification, soit des mots désignant
«les êtres imaginaires.
Deux points apparaissent déjà ici qui nous rattachent aux
discussions des Anciens sur le langage. Le premier est évidemment
que, dans l'opposition classique entre platoniciens, qui pensent que
les mots sont κατά φύσιν, et aristotéliciens, qui estiment qu'ils
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sont κατά θέσιν, Eunome se rattache à la première thèse, donf


il représente la forme la plus radicale : les mots sont à ce point
« naturels », qu'ils ne doivent rien à l'activité de l'homme. L'autre
remarque est la connaissance qu'Eunome a des doctrines des
grammairiens. En effet la distinction qu'il apporte des diverses
επίνοιαι était classique dans les écoles. Ainsi Dioclès Magnés
distingue ce qui est conçu selon l'analogie par augmentation (οώξτ,-
σις), comme Tityos ou le Cyclope, par diminution (μείωσι;),.
comme le Pygmée ( Πυγμαίος ), par composition, comme l'Hippo-
centaure (Diog. Laërt-., VII, 52 ; Arnim, S.V.F., 11, 29). On
trouve les mêmes distinctions chez Sextus Empiricus, avec le mot
^Ίπίνοια (Adv. Math., VIII, 56 ; S.V.F., 29).
Mais Eunome ne va pas rester sur le plan des discussions
techniques. Le terrain sur lequel il va se placer est celui de la piété.
Le reproche qu'il fait à Basile est de suivre les doctrine impie»
des païens : « (Basile) reconnaît lui-même qu'il suit (επακολουθεί)
la philosophie païenne (έξωθεν <ριλοσο<ρία) et qu'il brise la
providence (κηδεμονία) de Dieu, en ne confessant pas que c'est par
celui-ci que les noms sont imposés ( τεθεϊσθαι ) aux choses. Il se
fait ainsi l'allié des athées (άθεοι) et il lutte contre la Providence
(πρόνοια). Il a plus d'admiration pour l'opinion de ceux-ci que
pour les Lois (νόμοι) et il leur accorde plus de sagesse (σθφία)τ
n'observant pas que les premières des désignations ont été nommées
par l'Écriture, avant que les hommes n'eussent apparu à
l'existence » (196 ; 269, 28-270, 7). Ainsi Basile se fait « l'héritier
et le défenseur d'une tradition illicite » (εκθεσμος) (197 ; 270,

Nous arrivons ici au cœur de la pensée d'Eunome. D'une paît


U précise son accusation contre Basile. Celui-ci se rallie à la
philosophie païenne, qui nie la Providence en laissant les mots à
l'arbitraire des hommes et en soustrayant leur invention à la
sollicitude de Dieu. De quelle philosophie s'agit-il ? Eunome s'en
explique plus loin. Il accuse d'une part Basile de suivre la
physiologie d'Épicure. La doctrine de Γ έπίνοια est assimilée à la
production fortuite (τυχαία) des êtres (4 10 ; 33o, 32-33 i-3).
IX lui reproche par ailleurs 4'être disciple d'Aristote et d'enseigner
« que la Providence ne pénètre pas tous les êtres et ne s'étend
pas jusqu'aux choses terrestres » (^n ; 33i, ii-i5). Il faut choi-
jsir : « ou ne pas accorder à Dieu la genèse des êtres, ou, si on
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la lui accorde, ne pas lui refuser l'imposition (θίτις) des noms >
(4n, 16-19).
En quel sens prendre ces accusations ? Elles ne font pas
allusion aux théories sur l'origine du langage de l'école d'Épicure
et de celle d'Arïstote. Sur le plan technique, ces doctrines sont
opposées. Epicure croit les noms κατά ©ϋσιν, au sens d'une
imitation spontanée des objets, d'une onomatopée. Aristote les croit
établis par convention (κατά θέσ·.ν). Aussi bien la doctrine de Basile
n'a-t-elle rien à voir avec l'un ni avec l'autre. Elle se rattache à la
conception stoïcienne, qui estime les noms inventés par l'homme,
— et en ce sens κατά βέσιν ; maie en relation avec la nature des
objets, — et donc κατά ©ύσιν.
En réalité Epicure et Aristote ne sont ici mentionnés que parce
qu'ils sont considérés dans la tradition commune comme des
adversaires de la Providence. Et ceci, pour Aristote, se réfère au Traité
du monde, qui est apocryphe. Il n'y a donc chez Eunome aucune
connaissance de leurs doctrines sur le langage. Mais ce qu'Eunome
attaque ici, c'est toute conception scientifique de l'origine du
langage. Et son accusation porterait tout autant sur les stoïciens ou
sur l'ancien platonisme. C'est le fait que les mots soient l'œuvre
de l'homme, quel que soit leur mode d'invention, qui est pour
lui une destruction de la Providence et un athéisme. Nous ne
sommes donc pas en présence du conflit classique entre les diverses
écoles philosophiques sur l'origine positive du langage, mais d'un
conflit entre l'interprétation scientifique et l'interprétation
mystique de cette origine.
Mais ce qui nous intéresse est que cette opposition est
précisément celle que nous trouvons dans les milieux païens d'alors.
A propos des oppositions que l'on trouve chez les néo-platoniciens
du ve siècle, Steinthal écrit justement : « Leur classification est
sans valeur pour nous faire connaître les écoles anciennes. Mais
il n'est pas douteux qu'elle décrit bien les groupes de leur temps,
des temps tardifs. Nous nous trouvons alors en présence de trois
vues sur la nature du langage, qui ne sont ni l'aristotélicienne,
ni l'épicurienne, ni la stoïcienne. Ces trois vues sont la conception
mystique et surnaturelle (κατά »ύσ·.ν ) qu'Ammonius attribue
faussement à Cratyle et à Heraclite ; elle apparaît vers la fin du second
siècle après h Christ ; la seconde, sophistique et sceptique (κατά
Οέσ'-ν). demeure la même dans tous les temps : c'est celle d'Her-
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anogène chez Platon et de Sextus Empiricus ; la dernière est oelle


qui, avec plus ou moins de clarté, a été défendue par tous les
grammairiens de l'antiquité » (i).
Or ceci est très exactement ce que nous montre la controverse
d'Eunome et de Grégoire. La conception mystique est celle d'Eu-
îiome. Et il est remarquable que précisément Grégoire accuse
Eunome de l'avoir empruntée au Cratyle : « Eunome dit que
c'est la sagesse de Dieu qui a adapté à chaque créature son
appellation (προσηγορία) conformément à sa nature (προσφυώς). Or
ceci il l'a emprunté au Cratyle, soit qu'il l'ait lu, soit qu'il l'ait
entendu de quelqu'un de ceux qui l'ont lu » (4o3 ; 329, 2Ο-25).
Mais ce patronage platonicien est une pure étiquette. La
conception que Steinthal appelle sophistique est celle qu'Eunome attribue
à Basile, en la mettant de façon aussi artificielle sous le
patronage d'Aristote et d'Êpicure. Enfin la conception réelle de
Grégoire et de Basile est la conception commune des grammairiens,
celle que nous appellerons scientifique.
Λ travers cette discussion, la position propre d'Eunome se
dégage. Pour lui, toute conception qui attribue à l'homme et non
à Dieu l'origine du langage est impie. L'imposition des noms
(ονομάτων βέσις) relève de Dieu seul. C'est lui « qui établit (8ια-
Οεσμοθετεί) les paroles (ρήσεις1) des hommes » (263 ; 290, 6-7),
Ceci, Eunome prétend le fonder sur l'Écriture. Celle-ci, d'après
lui, nous montre les noms existant avant que les hommes
n'existent : « Moïse atteste que la nature des choses nommées
(ονομαζόμενων) et l'usage (χρήσ·.ς) des noms ont été donnés aux hommes
par le Créateur et que l'appellation (κλησις) des choses données
est antérieure à la naissance de ceux qui en usent » (262 ; 289,
27 ; 290, 4)· Ceci est un premier argument, fondé sur le fait
que l'homme n'apparaît dans la Genèse qu'alors que déjà toutes
les réalités de la création ont été nommées. Parler autrement,
c'est déclarer que « l'industrie (φροντίς) des hommes est
antérieure et première (αργηγικωτέραν καΐ κυριωτέραν) par rapport
à la sollicitude (κηδεμονία) de Dieu et transférer les déficiences
qui entravent les insouciants à la providence de celui-ci » (289 ;
298, 6-10).

(1) Geschichte der Sprachenwissenschaft bci den âltern Griechen und Rô-
mern, ir<» éd., pp. 332-333.
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Ce texte nous fait apparaître davantage la perspective où se


place Eunome. Il se pose en champion de la souveraineté divine.
Dieu seul est cause de tout bien. En voulant soustraire à Dieu
l'invention des noms, Basile calomnie la Providence. Il faut
choisir, disait-il tout à l'heure, entre nier franchement la Providence
ou consentir à lui reconnaître aussi l'imposition des noms. Ceci
relève du fond même de la pensée d'Eunome. De même que,
eur le plan spéculatif, il déduit toute réalité de Γ άγέννητος, de
même, sur le plan pratique, lui réserve-t-il toute causalité. Eunome
apparaît comme le représentant d'un traditionalisme rigoureux et
reproche à Basile un dangereux progressisme, qui substitue la
providence de l'homme à celle de Dieu. On se référera ici aux
justes remarques de Werner Jaeger sur la συνεργία, le rôle de
la liberté humaine, chez Grégoire (i). Celui-ci emploie le mot
dans la question qui nous occupe : « Qu'est-ce qui offense les
pensées de la religion dans le fait d'attribuer à notre esprit dans
la connaissance des phénomènes cette coopération (συνεργία) que
nous appelons έπίνοια? » (3o4 ; 3o2, 2-4)·
Reste pour Eunome à préciser comment les noms ont été révélés
à l'homme. Toutefois auparavant il doit faire face à une objection
de Basile, qui itend à donner un fondement scrip turaire à Γ επί-
νοια. Voici l'objection, telle que la présente Eunome : « La parole
divine elle-même nous enseigne que l'usage de Γ επίνοια est
approprié et non étranger. En effet, Notre-Seigneur Jésus-Christ,
manifestant la nature de la divinité aux hommes, la désigne par
certains idiomes qui sont des spéculations (θεωρούμενα) sur
elle, se nommant lui-même porte, pain, route, vigne, pasteur et
lumière » (294 ; 299, i5-2o). Ce texte se réfère à un contexte
tout à fait défini. Έπίνοια était une expression reçue depuis Ori-
gène pour désigner les divers aspects du Christ (2). Basile se
réfère ici à cet usage traditionnel. On remarquera qu' έπίνοια a
ici un sens particulier, celui d'une diversité de notions relatives à
«ne réalité unique.
Eunome ne conteste aucunement l'existence de ces diverses
expressions pour désigner le Christ. Mais d'abord il conteste que

(1) Two rediscovered works of ancient Christian literature : Gregorios of


Nyssa and Macarius, Leyde, 1954» p· 92 et io5.
(2) Voir en dernier lieu A. Orbe, La Epinoia, Algunos preliminares hislo-
ricos de la distinction κατ' έπίνοιαν, Rome, ig55.
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ceci implique la doctrine de Γέπίνοι», telle que l'entend Basile :


« Qui parmi les saints atteste que ces choses sont dites par le
Seigneur selon Γέπίνοια ? » (20,5 ; 299, 2 7~3o). Et ici il a raison :
l'interprétation des noms du Christ comme έπίνοιαι, est évidemment
étrangère à l'Écriture. C'est cette interprétation qu'Eunome rejette
formellement, au sens où elle signifierait que ces noms sont des
inventions, des ετύνοιαι, formées par les hommes pour
désigner Dieu à partir des choses de l'expérience, et non des noms
institués par Dieu : « Apporter l'homonymie qui vient dé
l'analogie en faveur de Yepinoia humaine est le fait d'un esprit sans
aucune rigueur » (3o6 ; 3o2, 12-16).
Mais, qu'ils viennent de Dieu ou qu'ils viennent des hommes,
ces noms divins n'en constituent pas moins une difficulté pour
Eunome. En effet, pour lui, chaque réalité a un nom naturel et
un seul qui exprime son essence. Or ici la Bible elle-même désigne
Dieu sous des noms divers. Et la thèse de Basile est précisément
que cette diversité de noms marque qu'ils sont autant de tentatives
de l'esprit humain pour désigner l'essence divine qui est en elle-
même au delà de toute désignation. La question va nous faire
toucher un trait essentiel du système d'Eunome. Il répond d'abord
qu'il est « fou et impie de compromettre Γ άγέννητος avec ces
choses » (363 ; 3^8, i5-i6). Ceci signifie que Γαγεννητος est
absolument simple. Il ne saurait y avoir pour lui diversité de
noms.
Aussi bien les έπίνοιαι mentionnées par Basile se réfèrent au
Christ. Or ici, « il n'est pas absurde que le Dieu Monogène reçoive
différentes έπίνοια·. à cause des altérités des énergies (τα ς
ετερότητας των ενεργειών) et de certaines analogies et
proportions (αναλογίας και σχέσεις) » (363; 3 1 8, ίο- 1 4). Ce texte est
capital pour la pensée d'Eunome et pour le milieu où elle se situe.
Il signifie premièrement qu'alors que Γάγέννητο; est absolument
simple, le Monogène admet une certaine multiplicité. Ceci est
précisément la théorie origéniste des έπίνοιαι, dont Eunome
dépend rigoureusement. Et le point est intéressant pour montrer
là filiation origéniste de larianisme. Mais ce point n'est pas le1
seul : si le Monogène peut être désigné par diverses
appellations, c'est qu'il y a en lui une diversité réelle : ces diversités
sont les έπίνοναν. Et par conséquent les noms qui désignent le
Monogène, ne sont pas des synonymes, empruntés à des analo-
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gies diverses, mais des termes propres qui désignent des réalités
diverses.
Ceci Eunome l'exposait un peu plus haut : « C'est le Dieu qui
a tout créé qui adapte lui-même les désignations à chaque
réalité conformément à sa nature (προσφυώς) selon les mesures et
les lois de la proportion, de l'énergie et de l'analogie (νό^οίς
σχέσεως κα·. ενεργείας και αναλογίας) » (335 ; 3ΐθ, 1-5). Aussi
la diversité des noms du Verbe, apportée par Basile comme
argument en faveur de Γ έπίνοια, ne prouve rien de ce genre. Elle
relève simplement des lois générales de la désignation des
réalités. Si le Monogène a de multiples désignations, c'est qu'en
effet il a de multiples opérations (ενέργεια!.). Et chacune de ces
opérations a sa désignation appropriée (προσφυώς). Il n'y a donc
aucune objection à ce que ces diverses désignations soient
d'institution divine.
L'objection écartée, Eunome en vient à un second argument
pour l'origine divine du langage, qui est le dénuement où se serait
trouvé l'humanité originelle, si Dieu ne le lui avait pas donné :
« Les premiers hommes modelés par Dieu ou ceux qui sont
nés d'eux ensuite, si on ne leur avait pas enseigné comment
appeler et nommer les objets, auraient vécu sans parole et sans
voix (αλογία και αφωνία) et n'auraient pu se procurer aucune
des choses nécessaires à la vie, la connaissance de chaque chose
leur restant cachée à cause de l'absence de mots et de noms pour
les désigner » (3g8 ; 328, 2-10). Comme Grégoire l'observe
ironiquement, Eunome se représente Dieu « comme un pédagogue
ou un instituteur (γραυ,υ,ατίστης) dans sa chaire, instruisant les
premiers hommes de la doctrine des mots et des noms » (397 ;
329, 32 ; 33o, 2).
Mais ici encore c'est le souci de la majesté de Dieu dont Eunome
s'inspire : « Ce n'est pas seulement dans les œuvres que se
manifeste la majesté (μεγαλόπρεπε va) du Créateur, mais la sagesse
(σοφία) de Dieu se montre aussi dans les noms, en tant qu'il
adapte leurs appellations à chaque réalité de façon appropriée et
naturelle (προσφυώς) » (/jo3 ; 329, ιη-[χί\). Et par ailleurs, il
prétend récuser les doctrines de Basile et de Grégoire comme
des spéculations humaines, alors que c'est l'autorité de la seule
Écriture sur laquelle on doit s'appuyer : « Par ces choses (les
textes de la Genèse) comme par des lois (νό(υ.ο.) dont l'existence
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est manifestée, on voit que c'est Dieu, qui est l'auteur des
appellations (κλήσεις) qui conviennent et correspondent aux natures
(φύσεις) » (4o8 ; 33o, ig-23).
De même que la Providence se manifeste dans l'invention des
noms, elle se manifeste enfin dans leur communication : « C'est
selon une loi et une mesure parfaites de la Providence que la
communication (μετάδοση) des noms nécessaires est transmise
à la connaissance et à l'usage (χρήσις) » (4i3 ; 33i, 28-3i).
Eunome écarte ici plusieurs théories, en premier lieu celle qui
attribue aux poètes les créations des mots : « II ne faut pas
attribuer aux poètes l'invention des mots, eux qui ont erré dans
les opinions sur Dieu » (4i4 ; 332, 2-5). Ceci est sans doute une
allusion à des traditions attribuant à Orphée ou à Homère
l'invention des vocables. Grégoire ridiculise la position d'Eunome,
en citant une liste de mots bizarres, empruntés principalement
à Homère : λικριφίς (IL, XIV, 463), κάρκαιρε (//., XX, i57),
σίζε (Od., IX, 3l4), δούπησε (//., V, 4»), κανάχιζε (II, XII, 36),
λίγξε (II., IV, 12 5) et en demandant si c'est « initiés (μυστα-
γωγούμενοι) par Dieu lui-même que les poètes ont inséré ces
mots dans leurs vers » (4i4 ; 332, 9-16). On notera que
Grégoire n'a pas forgé cette liste. Il s'agit de catalogues
d'onomatopées constitués par les grammairiens (1). On retrouve plusieurs
des mots cités par Grégoire dans ces catalogues. Ainsi Denys
de Thrace (i4> 637 & 877) donne comme expressions imita-
tives (ρ,ιαητικώς) λίγξε, σίζω, κάρκαιρε, δοϋπος. Ceci est un
nouveau témoignage de l'usage d'un matériel emprunté aux
grammairiens par nos controversistes (2).
Ce n'est pas seulement aux poètes païens qu'Eunome conteste
l'invention des mots, mais aussi bien aux écrivains sacrés : « II est
impossible de montrer d'après l'histoire biblique que les hommes
saints aient trouvé de nouveaux vocables » (4*5 ; 332, 16-20).
A quoi Grégoire rétorque que ce serait avoir en effet une bien
piètre (ατελής) idée de la nature humaine, que d'estimer qu'il

(1) Voir aussi Lersch, Sprktchphilosophie der Alten, III, p. 87.


(2) On peut en citer d'autres exemples : Grégoire donne comme exemple de
πολυωνυμία celui d' άνθρωπος, βροτός, μέροψ et φως (292 ; 299, i-3) qui se
retrouve dans Proclus, Com. Crat., 16 (Pasquali, p. 7); l'étymologie d' ουρανός
comme δ'ρος πάντων των όράτων (273 ; 2g3, 20-21) est dans Cornutus, Thcol.
graec, 1 ; celle de θεός rattaché à θεασθαι (586 ; 38i, 1) est péripatéticienne.
EUNOME L'ARIEN ET L'EXÉGÈSE DU CRATYLE 421

a fallu attendre les saints hommes de l'Ancien Testament pour


trouver (έπίνοια) vocables et mots (4i6 ; 332, 23-28). Mais, dans
la pensée d'Eunome, ceci est encore une manière de contester
à une nouvelle catégorie d'hommes l'invention du langage. Et l'on
peut se demander ici si la conception qu'il vise n'est pas celle
qui réservait aux sages l'invention du langage.
Or cette conception était bien connue dans l'antiquité. C'est
celle que l'on attribuait à Pythagore. Dans sa Vie de Pythagore,
Jamblique cite parmi les ακούσματα celui-ci : « Qui est le plus
sage? — C'est en second lieu celui qui a établi (θέ μένος) les
mots » (V.P., 87). Cette formule se rencontre partout. Elle est
chez les païens (Jamblique, V.P., 56 ; Hiéroclès, Comm. Carm.
aur., 61 ; Proclus, Com. Tim., 84 «)· Mais elle est aussi chez
Philon. Et ceci est intéressant, car Philon rapproche précisément
Γ άκουσμα pythagoricien de l'histoire d'Adam donnant leurs noms
aux animaux (Quaest. Gen., I, 20 ; All. Leg., II, 5, i5). Clément
d'Alexandrie le cite dans les Extraits de Théodote (32). Et, en
faisant de l'onomothète le plus ancien en même temps que le
plus sage des hommes, il reprend la conception de Philon.
Mais ceci n'est pas la doctrine d'Eunome. L'invention des noms
n'est pas due à la sagesse des hommes, même des hommes
religieux. Elle est l'œuvre de Dieu seul. Et c'est dans la familiarité
des hommes avec Dieu que ceux-ci ont pu en avoir la
comminution : « Puisque Dieu ne se voit pas exclu de la familiarité
(ομιλία) avec ses serviteurs (θεράποντες), il est logique de penser
que c'est lui-même, dès le commencement, qui a établi (τεθε~ίσθαι)
leurs désignations appropriées (προσφυεϊς) aux réalités » (4 17 ;
333, i-5). Ceci est le dernier mot d'Eunome, celui où il achève
d'exposer sa conception. Créés par Dieu seul, les noms ont été
communiqués par lui à ses serviteurs. Ceci a commencé dès
l'origine. Ce dernier point est, nous le verrons, d'un intérêt
particulier pour déterminer les sources de la pensée d'Eunome.

Car c'est à quoi nous devons en venir maintenant. Nous avons


vu plus haut que la doctrine d'Eunome correspondait à une
problématique qui est celle de l'hellénisme tardif. Dans cette
problématique, il ne s'agit plus des discussions classiques entre les écoles
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philosophiques sur l'origine du langage. Trois positions


subsistent seulement, nous l'avons dit. L'une est sans importance, celle
des sceptiques, pour qui les mots sont de pures conventions.
L'autre est celle de l'ensemble des grammairiens. Elle relève d'un
syncrétisme où les positions de Platon, d'Aristote, de la Stoa sont
réunies dans une vue commune, qui voit dans les noms une
invention des hommes, à L· fois conventionnelle, en tant qu'elle est
établie par eux, et naturelle, en tant qu'elle n'est pas sans relation
avec les choses.
Mais il y a une troisième position, que Steinthal appelle «
mystique » et qui relève d'une perspective toute différente. Elle voit
dans les mots des institutions divines, sacrées, immuables. Cette
conception, Steinthal le remarque justement, apparaît à la fin du
second siècle. Elle est en relation avec le mysticisme qui se
développe alors. On en trouve un écho chez Clément d'Alexandrie,
« Lies langues primitives et nationales, écrit-il, sont barbares,
mais elles tiennent leurs noms de la nature, car les hommes
reconnaissent que leurs prières sont plus puissantes faites dans une
langue barbare » (Strom., I, i43, 6). Il n'est pas dit ici que les
langues soient révélées par les dieux. Mais deux traits sont
notables : d'une part il est question de la valeur religieuse des mots.
Et c'est bien en effet le plan où nous nous situons. Et en second
lieu, il est question de la valeur des mots « barbares », c'est-
à-dire de la valeur religieuse et magique des noms syriens, hébreux,
égyptiens, aussi bien que grecs.
Or ces vues vont se trouver développées par Origène, mais cette
fois directement en relation avec l'origine divine du langage.
D'une part il affirme, « contre les disciples d'Épicure et d/Aris-
tote » (nous retrouvons les mêmes noms que chez Eunome) qu'il
y a « des noms puissants en usage chez les sages égyptiens, les
mages iraniens, les brahmanes ou Samaniens, parmi les
philosophes de l'Inde » et que « nous pouvons dire de la même manière
que les noms de Sabaoth ou d'Adonaï ne relèvent pas des choses
créées, mais d'une mystérieuse science divine » (Contre Celse,
I, 24). Le contexte est exactement le même que chez Clément :
affirmation du caractère sacré de oertains mots — et en
particulier de mots barbares. Mais ceci Origène le rattache à une
conception plus générale de l'origine du langage. Si ces mots sonj
sacrés, c'est qu'ils sont révélés par Dieu. Or ceci vaut de l'ensemble
des mots.
EUNOME L'ARIEN ET l'exÉGESE DU CRATYLE 423

II reprend d'abord, avec une précision remarquable, les


conceptions qui étaient celles des philosophes : « Selon Aristote les
noms sont donnés par convention (θέσις), selon les stoïciens ils
correspondent à la nature (φύσις) ; quant à Epicure, il enseigne
qu'ils sont naturels, mais dans un sens différent de celui des
stoïciens, les premiers hommes ayant émis des sons conformes aux
choses » (Contre Celse, I, 25). A ceci Origène oppose sa
conception de l'origine surnaturelle du langage : « Nous disons,
relativement à la nature des noms, qu'ils ne sont pas des conventions
arbitraires de ceux qui les imposent, comme le pense Aristote ;
car les langages en usage parmi les hommes n'ont pas une
origine humaine » (Contre Celse, V, 45). Origène reprend ces vues
dans le De Oratione, 46 (i). La conception de l'origine sacrée de
certains mots s'élargit en une conception plus générale de
l'origine divine des langues.
Un dernier trait d'Origène -est la relation des langues et des
anges dies nations. Selon lui les hommes à l'origine ne parlaient
qu'une langue, l'hébreu, révélée par Dieu aux premiers hommes.
Mais, après le péché de Babel, « Dieu, pour châtier les peuples,
les livra à dies anges plus ou moins méchants, qui leur imposèrent
à chacun leur propre langue. Seul Israël, qui n'avait pas
abandonné l'Orient, garda la langue originelle et resta la part de
Jahweh » (Contre Celse. V, 3o-3i. Voir Horn. Num., XI, 4)· Ici
Origène dépend certainement d'une tradition juive, qui se trouve
dans le Testament de Lévi hébreu (Charles, 463) et dont on a
l'écho chez Abydénos (Eusèbe, Prép. Ευ., IV, [χ, 2), chez Philon
(Conf., 171), chez Josèphe (Ant., I, 4> 3).
Mais cette influence juive n'explique qu'un aspect particulier
de l'origine surnaturelle des langues et ne comporte pas
d'allusion au pouvoir des mots barbares. Il faut donc chercher
ailleurs et nous demander où, au second siècle, nous trouvons une
doctrine sur l'origine révélée des langues sacrées. Or nous
rencontrons un ouvrage qui correspond exactement à ces conditions
et dont l'importance sera décisive par la suite sur la question
qui nous intéresse. Nous lisons en effet dans les Oracles Chal-
daïques (Knoll, p. 58) :
Ne modifie pas les noms barbares

(1) Voir Bardy, Origène et la magie, R.S.R., 11928, pp. 129-131.


«EG, LXIX, 1956. n» 3i«-Si8 18
424 JEAN DANIÉLOU

Car les noms sont donnés par Dieu (8εόσδοτοι) à chaque peuple.
Ayant une puissance ineffable pour les rites.
Nous rencontrons ici réunies toutes les données éparses chez
Clément et chez Origène : il s'agit des noms barbares ; ce sont
des noms doués de puissance ; ils ont une valeur sacrée ; enfin
et surtout ils sont donnés par Dieu, c'est-à-dire révélés par lui.
Qu'en est-il maintenant d'Eunome ? Il est possible qu'il y ait
chez lui une influence d'Origène en ce qui concerne l'origine
surnaturelle du langage. Nous avons constaté en effet que sa doctrine
des έπίνοιαί. s'inspirait de lui. Mais y a-t-il lieu de supposer
aussi et plus directement une influence, directe ou indirecte, des
Oracles Chaldaïques, en dehors de celle qu'il a pu subir à travers
Origène ? Nous pensons qu'il en est ainsi. Et que c'est même cette
influence qui est la plus importante. Et ceci va nous amener
à découvrir tout un aspect de la personnalité du philosophe arien
qui n'a pas été remarqué jusqu'ici.
Il y a en effet un milieu, au ivc siècle, où les Oracles
Chaldaïques ont connu une influence incomparable : c'est celui du
néo-platonisme théurgique de Jamblique et de ses disciples. Bidez
a pu dire de Jamblique qu'« il donnait à la théurgie chaldaïque
un rôle prédominant » (i). Il communiqua cette passion à ses
disciples Edesios, Priscos, Maxime. Maxime initia Julien à la
théurgie des Oracles. Par Nestorios, le fondateur de l'école
néoplatonicienne d'Athènes, la doctrine des Oracles fut transmise à
Plutarque, son fils et successeur, et à sa petite-fille Asclépigénie.
Et c'est par celle-ci, selon le témoignage de Marinos, le biographe»
de Proclus, que la doctrine fut transmise à celui-ci : « Asclé-
pigénie ayant fait connaître à Proclus la tradition des mystères
du grand Nestorios, ainsi que toute la doctrine théurgique qu'elle
tenait elle-même de son père, dès lors Proclus usa surtout, pour
purifier son âme, des rites chaldaïques » (Vie de Proclus, 28).
Trouvons-nous dans cette tradition un écho de la doctrine des
Oracles sur le langage ? Jamblique, dans sa Vie de Pythagore,
citant 1 άκουσαα que nous avons mentionné, le commente en
disant que l'être très sage qui a établi les mots est « un dieu,
un démon ou un homme divin » (56). Il paraît bien qu'il y
a là allusion à plusieurs doctrines dont l'une attribuait l'origine

(1) Vie de Julien, p. 78.


EUNOME L'ARIEN ET L'EXÉGÈSE DU CRATYLE 425

des langues à un homme très sage, selon la tradition


pythagoricienne commune, mais dont d'autres, influencées par les Oracles,
les rattachaient à des dieux ou à des démons.
Or ceci est précisé dans le traité Sur les mystères des Égyptiens.
qui est de l'école de Jamblique et présente des points de contact
précis avec l'ouvrage d'Eunome. L'auteur explique que « les
noms divins doivent être considérés comme étrangers à toute
έπίνοια et à tout discours rationnel, et il faut en dégager les
vocables de toutes les affinités qui sont inhérentes aux choses
de la nature » (VII, l\). Dieu seul peut en donner
l'intelligence. Mais « celui à qui l'intelligence de leur signification a
été donnée possède en eux la connaissance (ειδησι,ς) intégrale
de la divine essence (ουσία) » (VII, 4). Ceci est
étonnamment voisin de la théorie d'Eunome. Pour les deux auteurs, les
mots peuvent dans leur matérialité s'appliquer à Dieu et aux
choses de la nature. Mais leur signification religieuse est sans
rapport avec leur sens profane et doit être séparée de toute
contamination par celui-ci. Rien dans celle-ci ne vient de Γέπίνονα
humaine, mais elle est tout entière révélée par Dieu. Et elle donne
de l'essence de celui-ci une connaissance intégrale.
Les mêmes ressemblances apparaissent quant à l'origine des
noms. L'auteur du Traité montre qu'ils sont reçus par révélation
(μαθόντες) (VII, 4)· Ils ne doivent donc pas leur origine à une
convention (συνθήκη), mais ils sont adaptés (συνήρτηται) à la
nature (ούσις). C'est pourquoi les hommes doivent conserver
fidèlement la loi de leur tradition (τον Οεσμον της παραδόσεως)
(VII, 4)· Inventer des noms (εύρεσιλογία) serait le fait de faiseurs
de nouveautés (νεωτεροποιοί) et une violation de l'ordre établi par
Dieu. Tout ceci rappelle Eunome : le caractère « naturel » des
noms signifie leur institution par Dieu ; les hommes les
connaissent par révélation ( ραθόντες) ; et ils doivent en conserver immuable
la tradition.
Par ailleurs Julien, discutant l'histoire de la Tour de Babel,
rejette l'opinion selon laquelle la diversité des langues serait
apparue alors, parce que selon lui dès l'origine « Dieu nous a
faits poux la diversité des langues, qui rentre dans l'ordre
naturel » (i). Et cet ordre naturel est lié chez lui au fait qu'à

(i) Cyrille d'Alexandrie, Contra Juh, 4; P.G., LXXVI, 712 A.


426 JEAN DANIÉLOU

chaque peuple est préposé un dieu « ethnarque » (720 G) (1).


On notera qu'en discutant les idées de Julien, Cyrille
d'Alexandrie reste dans la même problématique. Il critique l'opinion
qiii voit dans les langues l'invention des λογάδες ; et ceci rejoint
ce que nous avons trouvé chez Eunome. Plus encore il déclare
que les langues ont été données par Dieu (θεόσδοτοι) (857 ^).
Or cette expression est précisément celle que nous trouvions
dans les Oracles Chaldaïques. Ceci nous donne à supposer que
Cyrille l'emprunte à travers Julien aux Oracles.
Toutefois, jusqu'ici les données que nous offre le
néo-platonisme ne rendent compte que des traits généraux de la théorie
d'Eunome. Mais il en va autrement avec un dernier auteur, qui
est Proclus. Nous possédons de lui un Commentaire du Cratyle,
où le problème de l'origine des langues est longuement exposé.
D'une part il rappelle les divisions classiques des écoles
grecques (10-12). Mais la théorie qu'il professe est celle de l'origine
divine des langues — et ceci en relation explicite avec les Oracles :
« C'est l'esprit créateur qui nomme (έπιφηρύζεται) chaque chose
par son nom approprié (πρέποντα) . Là dessus le Timée s'exprime
brièvement (36 e). Mais les théurges le font plus clairement,
ainsi que lès oracles (or,|jt.ai) qui nous viennent des dieux eux-
(mêmes » (57). Et Proclus cite les Oracles 43 et 5o.
Par ailleurs Proclus met là doctrine de l'origine divine des
langues en relation avec les anges ethnarques des nations et
rejoint ainsi à la fois ce que nous avons trouvé chez Jamblique et
chez Julien : « Ils disent (φάσιν) — c'est-à-dire les Oracles —
qu'il ne faut pas que les Grecs se servent des noms des dieux
égyptiens ou scythes ou perses, mais grecs. En effet les gardiens
dès pays (κλΐ[/.ατάογα·.) aiment être invoqués dans les dialectes
de leurs propres régions » (67). Ainsi le respect des noms barbares
vient de ce qu/ils ont été institués par les dieux ethnarques des
peuples (2). Enfin Proclus précise de quelle manière les nome

(1) Voir Bidez, Vie de Julien, pp. 307-309.


(2) On notera que Proclus compare la stabilité des langues à celle des
éléments du monde (Com. Cratyle, 56). "Cet argument est déjà chez Julien (loc.
cit.). Or Grégoire critique cet argument (4o6 ; 33o, 3-io). Il reprend en cela
un texte classique d'Aristote (De Interpret., 16 a, 19-20) repris par Sextus
Empiricus (Adv. Math., I, i45). Ceci donne à penser que l'argument se
trouvait chez Eunome.
EUNOME L'ARIEN ET L'EXÉGÈSE DU CRATYLE 427

ont été communiqués par les dieux et les démons aux hommes :
« Certains, ayant conversé (προστυγείς) avec des démons ou des
anges, ont appris d'eux des noms plus appropriés (προσήκοντα)
aux réalités que ceux que les hommes ont établis » (52).
Il est clair que l'ensemble de ces textes de Proclus présente
avec ceux d'Eunome des ressemblances frappantes, en sorte qu'il
soit évident qu'ils relèvent d'un même courant de pensée. Même
critique des doctrines « scientifiques », auxquelles est opposée
la conception mystique. Même appel à l'autorité des Écritures,
chaldaïques ou juives. Plus précisément de nombreuses expressions
sont communes. Nous relevons chez l'un et l'autre le solennel
έπιφημίζεσθαι (Contr. Eun., !\[\ et Co. Crat., 5a). D'autres
traits peuvent être ajoutés. Même préoccupation chez Proclus.
de rapporter (ανάγε ιν) toutes choses à l'unique créateur
(Co. Crat., 5i). Même distinction de Γ ενέργεια par laquelle Dieu
crée les réalités et de celle par laquelle il nomme chaque
chose (Co. Crat., 62).
Mais le plus frappant est sans doute la ressemblance entre le
passage où Eunome parle de la conversation (ομιλία) de
l'homme avec Dieu et celui où Proclus explique que les hommes
conversent (προττυχείς) avec les anges et les démons. Dans
les deux cas la communication du langage est liée à la familiarité
des hommes pieux avec les êtres surnaturels. Eunome ne fait
pas allusion à la diversité des langues et à son origine. Mais
Grégoire de Nysse discute longuement la question de Babel.
Ceci donne à croire qu'Eunome y faisait allusion pour fonder
ici encore sur la Bible l'origine divine de la diversité des
langues.
La question qui se pose alors à nous est qu'il ne peut être
question d'influences entre nos deux auteurs. La seule explication
possible est que Proclus témoigne d'une tradition qu'a connue
Eunome. Cette tradition doit être sans doute celle des
commentaires néo-platoniciens du Cratyle, utilisés par Proclus. Grégoire
n'accuse-t-il pas Eunome d'avoir pillé le Cratyle, « qu'il l'ait lu
ou qu'il l'ait connu à travers d'autres ? » Ce milieu
néo-platonicien serait évidemment celui des disciples de Jamblique. Nous
savons en effet que c'est par ce milieu que le néo-platonisme
théurgique s'est transmis par Plutarque jusqu'à Proclus. Et c'est
celui dont Eunome est contemporain.
428 JEAN DANIÉLOU

Mais avons-nous des raisons de penser qu'Eunome a fréquenté


les milieux néo-platoniciens ? Ces raisons existent. Eunome, nous
le savons, a été le disciple et le familier d'Aèoe, qu'il a rejoint
à Antioche vers 354· Or Aèoe a été très lié avec Julien. C'est
lui que Gallus envoie auprès de son frère en 348 pour essayer
de le ramener au christianisme. Aèce échoua, mais resta lié
avec le jeune prince disciple de Jamblique. Quand Julien devint
empereur en 36 i, il combla de dons son ami (i). Grégoire
de Nysse parle longuement des relations d'Aèce et du milieu
impérial d' Antioche dans le Contre Eunome (I, 45-5 1). Ainsi,
du point de vue historique, des contacts d'Eunome avec le
milieu néo-platonicien des disciples de Jamblique dont dépendra
Proclus apparaissent comme très vraisemblables.
Ces données historiques sont-elles confirmées par l'ensemble
de la pensée d'Eunome ? L'étude ici est tout à fait décisive.
Le système d'Eunome est en fait un système néo-platonicien,
une explication de la genèse du multiple à partir de l'Un. Au
sommet de la hiérarchie, il y a Γαγέννητος, la divinité ineffable.
Celle-ci, au moyen d'une ενέργεια, qui s'appelle le Père, produit
un έργον, qui est le Fils. Celui-ci à son tour, par une ενέργεια
qui est l'Esprit, produit un έργον, qui est le κόστος (2). La Trinité
est donc ramenée à une hiérarchie d'hypostases. Sous un
revêtement chrétien, il s'agit d'un système platonicien. C'est bien
ce que dit Grégoire de Nysse : « Ils pensent que c'est dans les
doctrines seules que réside la religion. Or en quoi ceci diffère-t-il
de l'hellénisme ? Les Grecs ne disent-ils pas aussi qu'il y a un
Dieu suprême, transcendant aux autres, et des puissances
subordonnées, disposées selon un ordre hiérarchique (τάξις και
ακολουθία) (3), différant les unes des autres selon le plus et le
moins, mais toutes subordonnées également à la première ? »
(III, 9, 59 ; 271, 11-26).
Ainsi le système d'Eunome s'apparente au schéma néo-plabo-
ïiicien. Mais il ne reproduit pas simplement Plotin. Il s'agit
d'une doctrine originale. Un de ses caractères essentiels est

(1) Sur tout ceci, voir Bidez, Vie de Julien, pp. gg


(2) Voir Th. Dams, La controverse eunomienne (Thèse inédite), ig5 1,
pp. 119 et suiv.
(3) Voir Jean D.vmélou, 'Ακολουθία chez Grégoire de Nysse, Rev. Se. Rel.,
1960, pp. 219-250.
EUNOME L'ARIEN ET l'exÉGÈSE DU CRATYLE 429

l'usage fait des catégories aristotéliciennes (i). C'est l'un des


traits marquants. Grégoire le lui reproche : « Voilà les réussites
<le la technologie aristotélicienne » (III, 5, 6 ; i53, i4)· Mais cet
«sage n'est pas purement dialectique. Nous avons vu le passage
où Eunonie parle des « analogies, proportions et énergies ».
La caractéristique d'Eunome est donc d'unir à un platonisme
mystique, influencé par la théurgie, une technique philosophique
principalement aristotélicienne (2).
Gela nous rappelle une œuvre néo-platonicienne bien
déterminée. Et cette œuvre est précisément celle de Proclus. Celui-ci
a commenté Aristote en un sens mystique et parle aussi de «
proportions » et d'« analogies » (Corn.. Crat., 5η). Mais Eunome
lui est antérieur. Cet aristotélisme mystique est donc antérieur à
Proclus. Par ailleurs Eunome n'a pas influencé Proclus. Il faut
donc que cette forme de néo-platonisme ait apparu dès le ive siècle.
Or ce n'est pas encore ce que nous trouvons chez Jamblique.
Le milieu que nous fait atteindre alors Eunome est donc celui
de ces disciples de Jamblique (3), qui seront les ancêtres de
Proclus. Ceci nous amène avant tout au « grand Nestorios »,
le fondateur de l'école d'Athènes. Le néo-platonisme aristoté-
lisant sera le propre de cette école (4). Mais IVestorios ne nous a
rien laissé. L'intérêt de l'œuvre d'Eunome, du point de vue de
l'histoire de la philosophie, serait alors de nous laisser entrevoir
quelque chose de cette période spécialement obscure qui est
celle de la fin du XVe siècle et qui marque la transition entre les
disciples de Jamblique et les ancêtres de Proclus.
En même temps que ces remarques nous permettent d'éclairer
le milieu intellectuel d'Eunome, elles jettent quelque lumière
sa personnalité. D'une part c'est un sophiste. Il est bien

(1) Voir E. Vandenbussche, La part de la dialectique dans la théologie


d'Eunome le technologue, R.H.E., io,45, pp. 47-72.
(2) Ceci apparaît en particulier dans le mot clef ενέργεια. Celui-ci est
bien d'origine aristotélicienne, mais prend une valeur mystique, « force d'une
drogue ou influence surnaturelle d'un Dieu » (A. J. Festugière, Hermès
Trismégiste, I, p. l4o).
(3) Le Traité sur les dieux et le monde de Saloustios est de cette époque,
mais ne présente pas les traits aristotéliciens que nous trouvons chez Eunome.
(4) Voir Zeller, die Philosophie der Griechen, III, 2, 3e éd., p. 747 :
< Elle s'appliqua avec zèle à l'étude d'Aristote, que Jamblique et son groupe
avaient relativement négligée. »
430 JEAN DANIÉLOU

le contemporain de Libanios et d'Himérios. Grégoire de Nysse-


ironise sur ses allitérations, ses homéoteleuta, son goût des
archaïsmes. Méridier a étudié son style (i). C'est un philosophe,
initié par Aèce à la dialectique d'Aristote. Mais il a aussi des
allures de mystagogue. Il parle sur un ton solennel, « inspiré ;>
(ενθεος), nous dit Grégoire (I, 27 ; 28,8), comme s'il proférait
des oracles. Grégoire le note au passage : « A la place de toute
démonstration, il pense qu'il suffit que lui-même profère »
( άποψη νασθας). Werner Jaeger rapproche justement, dans son
édition du Contre Eunome, cette formule de Γ αυτός εφ α dies
pythagoriciens (2).
Un passage de Grégoire est particulièrement caractéristique en
ce sens. Eunome, nous dit-il, a emprunté à Aèce « sa philosophie
cachée » (απόρρητος σοφία) (Ι, 52 ; 37, 1 4). H l'accuse de
complaisance pour les passions humaines, en vue du recrutement plus
facile de ses initiés (τελουμένου) que rebute la discipline
chrétienne. « II faudrait parler, continue-t-il, de son enseignement
secret (απόρρητος) et de son enseignement public, de sa mys-
tagogie secrète (απόρρητος μυσταγωγία) et de tous les
enseignements donnés par le vénérable hiérophante (σευ,νοΰ Ιεροφάντου)
des mystères, de la forme des baptêmes et de la défense de la
nature (φύσεως συνηγορίαν) » (I, 54 ; 37, 25 ; 38, 2).
Certes il faut faire la part ici de l'emploi littéraire de la langue
mystérique, si fréquent alors, et qui prend chez Grégoire un sens
polémique. Mais, ceci dit, il est certain que le portrait doit retenir
quelque chose du personnage. Les allusions sont trop précises. H
y a un enseignement ésotérique. Eunome a l'allure d'un
hiérophante. Il semble même y avoir une allusion à des coutumes
rituelles, autant qu'on peut interpréter la fin de la phrase (3).
Or ce mélange de langage orné, de dialectique subtile et d'allures,
mystérieuses ressemble beaucoup au type du néo-platonicien du

(1) Méridier, La seconde sophistique dans l'œuvre de Grégoire de Nysse,.


pp. 69-78.
(2) I, p. 87.
(3) Elles nous sont attestées par ailleurs. Epiphane écrit que les Eunomiens
rebaptisaient (άναβαπτίζοντες) ceux qui se convertissaient à eux. « Ils
donnaient ce baptême la tête en bas, en tournant vers le haut les pieds des
baptisés » {Pan., 6 ; GCS, III, 23-2, 7-10). Epiphane continue en mentionnant
l'indifférentisme moral des Eunomiens, pour qui l'exactitude de la foi importe
seule (10-12). Ceci correspond à « la défense de la nature » de notre texte?.
EUNOME L'ARIEN ET l'exÉGESE DU CRATYLE 431

temps. Qu'on lise ces lignes de Bidez : « Lorsque Julien appelle


Jamblique un hiérophante, lorsque le successeur immédiat de Jam-
blique, Sopatros d'Apamée, est surnommé l'initiateur, on peut
prendre ces expressions à la lettre » (p. η[\).
Ceci nous laisse entrevoir des relations jusqu'ici laissées dans
l'ombre entre le néo-platonisme et l'arianisme au temps de Julien.
Avec Eunome l'arianisme prend un caractère quasi-ésotérique.
Eunome est l'hiérophante d'une gnose, d'une doctrine secrète, qui
est la vraie piété. Il considère Basile comme un non-initié (ά4αύτ,-
τος) (Ι, η[\ ; [\[\, 2θ). Il est bien en cela le contemporain d'un
néo-platonisme qui n'est pas seulement une métaphysique, mais
aussi une théurgie. Il se situe aux confins du christianisme et de
ce néo-platonisme. Il rappelle à cet égard certains de ses
contemporains, Julien, qui passera du christianisme arien d'Aèce au
néo-platonisme mystique, Marius Victorinus, rhéteur et philosophe,
qui apportera inversement dans son christianisme l'écho du
néoplatonisme mystique occidental. C'est de tout ce milieu qu' Eunome
nous apparaît comme un représentant caractéristique.

Ces traits de la personnalité d'Eunome apparaissent dans un


relief encore plus accusé, si nous les confrontons avec ceux de
ses adversaires. Autant Eunome insiste sur l'unique causalité divine,
autant Grégoire souligne-t-il le rôle de la liberté humaine. Le
langage pour lui est une création de l'homme. L' έπίνο'.α est
l'invention qui se manifeste dans toutes les œuvres du génie
humain : « D'où viennent les sciences les plus hautes ? D'où la
géométrie .et la philosophie arithmétique, d'où l'invention des
machines, d'où les merveilles étonnantes réalisées par l'eau et
l'airain dans les horloges (ωροσκόπε ίο '.ς)... Tout ceci n'a-t-il pas
été acquis à l'humanité par l'esprit d'invention (έπίνοια) ? >
(i8i ; 2 65, 10-2 3). Or le langage est un de ces produits du génie
humain. Certes la faculté de la parole a été donnée à l'homme.
Mais c'est lui qui en use librement (κατ' έξουσίαν) pour inventer
les mots (290 ; 298, 18-21).
Ainsi Eunome et Grégoire apparaissent comme représentant
deux aspects de la pensée antique. Eunome est un témoin de
l'hellénisme tardif, qui se désintéresse de la science et du monde
432 JEAN DANIÉLOU

visible, qui se tourne vers une vision sacrale du monde empruntée


aux religions orientales et se fige dans la défense d'une tradition
menacée de toutes part. En présence de cela, ce que nous voyons
revivre en Grégoire de Nysse, c'est l'esprit scientifique de la
Grèce classique, celui des présocratiques et des aristotéliciens.
Ge mystique est en même temps passionné pour la science. Il
sait nous décrire un orgue hydraulique (i). Il est intéressé par
les questions médicales et nous donne des descriptions
remarquables de la lèpre (P. G., XL VI, 476 C) et du délire (XLIV,
173 B) (2). De même en linguistique témoigne-t-il, selon le mot
du vieil Egger, « d'une remarquable liberté d'esprit ». Ainsi
devons-nous dire qu'en cette fin du ivc siècle, ce sont les chrétiens
qui prennent le relais du sain rationalisme de la Grèce classique,
et les païens qui se figent dans une vision mythique et
immobiliste du monde.
Jean Daniélou.

(1) De anima et resurrect.; P. G., XL VI, 3-6 B-4o A. Voir Darembeug-


Saglio, Diet. Ant. s-v. Hydraulus, III, 3ia et suiv.
(a) J.-J. Cuesï.v, La Antropologia et la medicina pusloralc de San Gregorio
de Xisa, 19 46.

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