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Eunome L'arien Et L'exegese Neo-Platonicienne Du Cratyle
Eunome L'arien Et L'exegese Neo-Platonicienne Du Cratyle
Résumé
L'arien Eunome affirmait qu ἀγέννητος était le nom propre de Dieu et définissait son essence. Il appuyait cette affirmation sur
une théorie de l'origine révélée du langage. Or cette doctrine se retrouve dans le néo-platonisme du temps. Le système
d'Eunome présente par ailleurs de nombreux points de contact avec le néo-platonisme. Lui-même a été eu rapport avec des
disciples de Jamblique. Toutefois ses idées présentent surtoul des analogies avec le Commentaire sur le Cratyle de Proclus.
Ceci amène à penser que le milieu avec lequel Eunome est en contact est celui des fondateurs de l'École d'Athènes, auxquels
se rattachera Proclus, et dont lui-même est exactement contemporain. Son œuvre permettrait ainsi de jeter quelque lumière sur
une période particulièrement obscure de l'histoire du néo-platonisme.
Daniélou Jean. Eunome l'arien et l'exégèse néo-platonicienne du Cratyle. In: Revue des Études Grecques, tome 69, fascicule
326-328, Juillet-décembre 1956. pp. 412-432;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.1956.3457
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1956_num_69_326_3457
la lui accorde, ne pas lui refuser l'imposition (θίτις) des noms >
(4n, 16-19).
En quel sens prendre ces accusations ? Elles ne font pas
allusion aux théories sur l'origine du langage de l'école d'Épicure
et de celle d'Arïstote. Sur le plan technique, ces doctrines sont
opposées. Epicure croit les noms κατά ©ϋσιν, au sens d'une
imitation spontanée des objets, d'une onomatopée. Aristote les croit
établis par convention (κατά θέσ·.ν). Aussi bien la doctrine de Basile
n'a-t-elle rien à voir avec l'un ni avec l'autre. Elle se rattache à la
conception stoïcienne, qui estime les noms inventés par l'homme,
— et en ce sens κατά βέσιν ; maie en relation avec la nature des
objets, — et donc κατά ©ύσιν.
En réalité Epicure et Aristote ne sont ici mentionnés que parce
qu'ils sont considérés dans la tradition commune comme des
adversaires de la Providence. Et ceci, pour Aristote, se réfère au Traité
du monde, qui est apocryphe. Il n'y a donc chez Eunome aucune
connaissance de leurs doctrines sur le langage. Mais ce qu'Eunome
attaque ici, c'est toute conception scientifique de l'origine du
langage. Et son accusation porterait tout autant sur les stoïciens ou
sur l'ancien platonisme. C'est le fait que les mots soient l'œuvre
de l'homme, quel que soit leur mode d'invention, qui est pour
lui une destruction de la Providence et un athéisme. Nous ne
sommes donc pas en présence du conflit classique entre les diverses
écoles philosophiques sur l'origine positive du langage, mais d'un
conflit entre l'interprétation scientifique et l'interprétation
mystique de cette origine.
Mais ce qui nous intéresse est que cette opposition est
précisément celle que nous trouvons dans les milieux païens d'alors.
A propos des oppositions que l'on trouve chez les néo-platoniciens
du ve siècle, Steinthal écrit justement : « Leur classification est
sans valeur pour nous faire connaître les écoles anciennes. Mais
il n'est pas douteux qu'elle décrit bien les groupes de leur temps,
des temps tardifs. Nous nous trouvons alors en présence de trois
vues sur la nature du langage, qui ne sont ni l'aristotélicienne,
ni l'épicurienne, ni la stoïcienne. Ces trois vues sont la conception
mystique et surnaturelle (κατά »ύσ·.ν ) qu'Ammonius attribue
faussement à Cratyle et à Heraclite ; elle apparaît vers la fin du second
siècle après h Christ ; la seconde, sophistique et sceptique (κατά
Οέσ'-ν). demeure la même dans tous les temps : c'est celle d'Her-
416 JEAN DANIÉLOU
(1) Geschichte der Sprachenwissenschaft bci den âltern Griechen und Rô-
mern, ir<» éd., pp. 332-333.
EUNOME L'ARIEN ET L'EXÉGÈSE DU CRATYLE 447
gies diverses, mais des termes propres qui désignent des réalités
diverses.
Ceci Eunome l'exposait un peu plus haut : « C'est le Dieu qui
a tout créé qui adapte lui-même les désignations à chaque
réalité conformément à sa nature (προσφυώς) selon les mesures et
les lois de la proportion, de l'énergie et de l'analogie (νό^οίς
σχέσεως κα·. ενεργείας και αναλογίας) » (335 ; 3ΐθ, 1-5). Aussi
la diversité des noms du Verbe, apportée par Basile comme
argument en faveur de Γ έπίνοια, ne prouve rien de ce genre. Elle
relève simplement des lois générales de la désignation des
réalités. Si le Monogène a de multiples désignations, c'est qu'en
effet il a de multiples opérations (ενέργεια!.). Et chacune de ces
opérations a sa désignation appropriée (προσφυώς). Il n'y a donc
aucune objection à ce que ces diverses désignations soient
d'institution divine.
L'objection écartée, Eunome en vient à un second argument
pour l'origine divine du langage, qui est le dénuement où se serait
trouvé l'humanité originelle, si Dieu ne le lui avait pas donné :
« Les premiers hommes modelés par Dieu ou ceux qui sont
nés d'eux ensuite, si on ne leur avait pas enseigné comment
appeler et nommer les objets, auraient vécu sans parole et sans
voix (αλογία και αφωνία) et n'auraient pu se procurer aucune
des choses nécessaires à la vie, la connaissance de chaque chose
leur restant cachée à cause de l'absence de mots et de noms pour
les désigner » (3g8 ; 328, 2-10). Comme Grégoire l'observe
ironiquement, Eunome se représente Dieu « comme un pédagogue
ou un instituteur (γραυ,υ,ατίστης) dans sa chaire, instruisant les
premiers hommes de la doctrine des mots et des noms » (397 ;
329, 32 ; 33o, 2).
Mais ici encore c'est le souci de la majesté de Dieu dont Eunome
s'inspire : « Ce n'est pas seulement dans les œuvres que se
manifeste la majesté (μεγαλόπρεπε va) du Créateur, mais la sagesse
(σοφία) de Dieu se montre aussi dans les noms, en tant qu'il
adapte leurs appellations à chaque réalité de façon appropriée et
naturelle (προσφυώς) » (/jo3 ; 329, ιη-[χί\). Et par ailleurs, il
prétend récuser les doctrines de Basile et de Grégoire comme
des spéculations humaines, alors que c'est l'autorité de la seule
Écriture sur laquelle on doit s'appuyer : « Par ces choses (les
textes de la Genèse) comme par des lois (νό(υ.ο.) dont l'existence
420 JEAN DANIÉLOU
est manifestée, on voit que c'est Dieu, qui est l'auteur des
appellations (κλήσεις) qui conviennent et correspondent aux natures
(φύσεις) » (4o8 ; 33o, ig-23).
De même que la Providence se manifeste dans l'invention des
noms, elle se manifeste enfin dans leur communication : « C'est
selon une loi et une mesure parfaites de la Providence que la
communication (μετάδοση) des noms nécessaires est transmise
à la connaissance et à l'usage (χρήσις) » (4i3 ; 33i, 28-3i).
Eunome écarte ici plusieurs théories, en premier lieu celle qui
attribue aux poètes les créations des mots : « II ne faut pas
attribuer aux poètes l'invention des mots, eux qui ont erré dans
les opinions sur Dieu » (4i4 ; 332, 2-5). Ceci est sans doute une
allusion à des traditions attribuant à Orphée ou à Homère
l'invention des vocables. Grégoire ridiculise la position d'Eunome,
en citant une liste de mots bizarres, empruntés principalement
à Homère : λικριφίς (IL, XIV, 463), κάρκαιρε (//., XX, i57),
σίζε (Od., IX, 3l4), δούπησε (//., V, 4»), κανάχιζε (II, XII, 36),
λίγξε (II., IV, 12 5) et en demandant si c'est « initiés (μυστα-
γωγούμενοι) par Dieu lui-même que les poètes ont inséré ces
mots dans leurs vers » (4i4 ; 332, 9-16). On notera que
Grégoire n'a pas forgé cette liste. Il s'agit de catalogues
d'onomatopées constitués par les grammairiens (1). On retrouve plusieurs
des mots cités par Grégoire dans ces catalogues. Ainsi Denys
de Thrace (i4> 637 & 877) donne comme expressions imita-
tives (ρ,ιαητικώς) λίγξε, σίζω, κάρκαιρε, δοϋπος. Ceci est un
nouveau témoignage de l'usage d'un matériel emprunté aux
grammairiens par nos controversistes (2).
Ce n'est pas seulement aux poètes païens qu'Eunome conteste
l'invention des mots, mais aussi bien aux écrivains sacrés : « II est
impossible de montrer d'après l'histoire biblique que les hommes
saints aient trouvé de nouveaux vocables » (4*5 ; 332, 16-20).
A quoi Grégoire rétorque que ce serait avoir en effet une bien
piètre (ατελής) idée de la nature humaine, que d'estimer qu'il
Car les noms sont donnés par Dieu (8εόσδοτοι) à chaque peuple.
Ayant une puissance ineffable pour les rites.
Nous rencontrons ici réunies toutes les données éparses chez
Clément et chez Origène : il s'agit des noms barbares ; ce sont
des noms doués de puissance ; ils ont une valeur sacrée ; enfin
et surtout ils sont donnés par Dieu, c'est-à-dire révélés par lui.
Qu'en est-il maintenant d'Eunome ? Il est possible qu'il y ait
chez lui une influence d'Origène en ce qui concerne l'origine
surnaturelle du langage. Nous avons constaté en effet que sa doctrine
des έπίνοιαί. s'inspirait de lui. Mais y a-t-il lieu de supposer
aussi et plus directement une influence, directe ou indirecte, des
Oracles Chaldaïques, en dehors de celle qu'il a pu subir à travers
Origène ? Nous pensons qu'il en est ainsi. Et que c'est même cette
influence qui est la plus importante. Et ceci va nous amener
à découvrir tout un aspect de la personnalité du philosophe arien
qui n'a pas été remarqué jusqu'ici.
Il y a en effet un milieu, au ivc siècle, où les Oracles
Chaldaïques ont connu une influence incomparable : c'est celui du
néo-platonisme théurgique de Jamblique et de ses disciples. Bidez
a pu dire de Jamblique qu'« il donnait à la théurgie chaldaïque
un rôle prédominant » (i). Il communiqua cette passion à ses
disciples Edesios, Priscos, Maxime. Maxime initia Julien à la
théurgie des Oracles. Par Nestorios, le fondateur de l'école
néoplatonicienne d'Athènes, la doctrine des Oracles fut transmise à
Plutarque, son fils et successeur, et à sa petite-fille Asclépigénie.
Et c'est par celle-ci, selon le témoignage de Marinos, le biographe»
de Proclus, que la doctrine fut transmise à celui-ci : « Asclé-
pigénie ayant fait connaître à Proclus la tradition des mystères
du grand Nestorios, ainsi que toute la doctrine théurgique qu'elle
tenait elle-même de son père, dès lors Proclus usa surtout, pour
purifier son âme, des rites chaldaïques » (Vie de Proclus, 28).
Trouvons-nous dans cette tradition un écho de la doctrine des
Oracles sur le langage ? Jamblique, dans sa Vie de Pythagore,
citant 1 άκουσαα que nous avons mentionné, le commente en
disant que l'être très sage qui a établi les mots est « un dieu,
un démon ou un homme divin » (56). Il paraît bien qu'il y
a là allusion à plusieurs doctrines dont l'une attribuait l'origine
ont été communiqués par les dieux et les démons aux hommes :
« Certains, ayant conversé (προστυγείς) avec des démons ou des
anges, ont appris d'eux des noms plus appropriés (προσήκοντα)
aux réalités que ceux que les hommes ont établis » (52).
Il est clair que l'ensemble de ces textes de Proclus présente
avec ceux d'Eunome des ressemblances frappantes, en sorte qu'il
soit évident qu'ils relèvent d'un même courant de pensée. Même
critique des doctrines « scientifiques », auxquelles est opposée
la conception mystique. Même appel à l'autorité des Écritures,
chaldaïques ou juives. Plus précisément de nombreuses expressions
sont communes. Nous relevons chez l'un et l'autre le solennel
έπιφημίζεσθαι (Contr. Eun., !\[\ et Co. Crat., 5a). D'autres
traits peuvent être ajoutés. Même préoccupation chez Proclus.
de rapporter (ανάγε ιν) toutes choses à l'unique créateur
(Co. Crat., 5i). Même distinction de Γ ενέργεια par laquelle Dieu
crée les réalités et de celle par laquelle il nomme chaque
chose (Co. Crat., 62).
Mais le plus frappant est sans doute la ressemblance entre le
passage où Eunome parle de la conversation (ομιλία) de
l'homme avec Dieu et celui où Proclus explique que les hommes
conversent (προττυχείς) avec les anges et les démons. Dans
les deux cas la communication du langage est liée à la familiarité
des hommes pieux avec les êtres surnaturels. Eunome ne fait
pas allusion à la diversité des langues et à son origine. Mais
Grégoire de Nysse discute longuement la question de Babel.
Ceci donne à croire qu'Eunome y faisait allusion pour fonder
ici encore sur la Bible l'origine divine de la diversité des
langues.
La question qui se pose alors à nous est qu'il ne peut être
question d'influences entre nos deux auteurs. La seule explication
possible est que Proclus témoigne d'une tradition qu'a connue
Eunome. Cette tradition doit être sans doute celle des
commentaires néo-platoniciens du Cratyle, utilisés par Proclus. Grégoire
n'accuse-t-il pas Eunome d'avoir pillé le Cratyle, « qu'il l'ait lu
ou qu'il l'ait connu à travers d'autres ? » Ce milieu
néo-platonicien serait évidemment celui des disciples de Jamblique. Nous
savons en effet que c'est par ce milieu que le néo-platonisme
théurgique s'est transmis par Plutarque jusqu'à Proclus. Et c'est
celui dont Eunome est contemporain.
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