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management participatif ?
Par Patrick GILBERT
Professeur des universités à l’IAE Paris I Panthéon-Sorbonne (Sorbonne Business School)
Ann-Charlotte TEGLBORG
Enseignant-chercheur à Novancia Business School Paris, chercheur affilié au Gregor, IAE Paris I
Panthéon-Sorbonne (Sorbonne Business School) et chercheur invité à University College of London-
IOE
et Nathalie RAULET-CROSET
Maître de conférences à l’IAE Paris I Panthéon-Sorbonne (Sorbonne Business School) et chercheure à
I3-CRG École polytechnique
normatif d’exemple à suivre. Repris du sociologue Max Weber, il contemporaine. Déjà, au milieu des années 1950, des
désigne, plus modestement, une référence potentielle de l’action théoriciens des organisations comme Chris Argyris
dans une situation organisée. (1955) en soulignaient l’actualité d’alors : ‟‟Participative
étant considéré, dans ses fondements, comme à la fois vision de l’entreprise, qui constitue le mode de régula-
néfaste au collectif, bricolé et inefficace : tion des libertés individuelles. La plupart des entre-
• parce qu’il s’oppose à la participation critique née à prises libérées n’ont pas d’organigramme, de places
la base, le management participatif redéfinit les fron- de parking réservées, de bureaux directoriaux, de
tières entre le formel et l’informel, dans un sens défa- pointeuses, de managers, de titres et de rangs (GETZ,
vorable aux salariés : logique de prescription et logique 2009, 2012). Elles autorisent les salariés à choisir leur
leader, leurs horaires de travail, et même à inventer
de contestation apparaissent inconciliables (BORZEIX
leur propre travail dès lors qu’il contribue à la réussite
et LINHART, 1988 ; LINHART, 1991 ; BORZEIX et al.,
de l’entreprise (CARNEY et GETZ, 2009). Si les entre-
2015) ; prises libérées suscitent un engouement croissant au
• en dépit des apparences, les salariés sont atomisés, point de paraître relever d’un phénomène de mode,
et les collectifs de travail et leurs singularités sont les sources de la « libération des entreprises » sont
perturbés par l’impératif d’unification propre à anciennes.
l’entreprise (TIXIER, 1986, 1988 ; BARBIER, 1989) ;
Ainsi, on retrouve chez Favi, qui fait figure de
• le management participatif relève du bricolage, il
pionnier, l’influence du psychologue de l’École des
n’est en rien un modèle (ALTER, 1990, 1993) ;
relations humaines Douglas McGregor (1906-1964),
• enfin, le caractère bénéfique et efficace du modèle
celle du consultant créateur de la sociodynamique,
participatif, postulé par ses promoteurs, n’est nullement Jean-Christian Fauvet, et celle du spécialiste de la
avéré (LAVILLE et al., 1988 ; BARBIER, 1989). qualité totale, Shoji Shiba.
Le management participatif, un art d’exécution Tom Peters, coauteur du best-seller In search of excel-
contingent lence (PETERS, WATERMAN, 1982) mériterait égale-
D’autres critiques, plus tempérées, ne remettent pas ment de trouver sa place dans ce parrainage en tant
en cause le modèle participatif dans son principe, mais qu’auteur de Liberation Management (1992). Dans cet
relèvent de graves écueils dans son application, essen- ouvrage, Peters déclare vouloir libérer l’entreprise du
tiellement parce qu’il s’affronte à un fonctionnement poids écrasant de la hiérarchie, de l’hypertrophie des
d’ensemble de l’entreprise qui le désavoue : services centraux, de ses procédures formelles et
invite les entreprises à se restructurer en profondeur
• l’individualisation des politiques de ressources
pour se rapprocher de leurs clients.
humaines court-circuite les stratégies de participation
(MARTIN, 1995) ; Du coup, le contraste est saisissant entre les fonde-
• la pression à la conformité l’emporte sur l’acceptation ments de la pensée sur la libération des entreprises et
de comportements hors normes (MARTIN, 1995) ; le caractère avant-gardiste revendiqué. Mais, quoi de
• l’organisation du travail à laquelle les expériences neuf, en définitive ? Aurait-on trouvé des parades aux
participatives se superposent est inadaptée, parce problèmes soulevés ? Plus précisément, ce constat
d’étonnement a suggéré aux auteurs deux questions :
qu’elle n’est pas détachée de la séparation entre
conception et exécution (IAZYKOFF, 1991 ; LAVILLE, • Comment caractériser plus avant le modèle des
1988, 1992) ; entreprises libérées, et en quoi s’écarte-t-il du modèle
• le comportement de l’équipe de direction, les participatif ?
politiques patronales et l’état d’esprit des dirigeants • Les difficultés soulevées par la mise en œuvre
sont inadéquats (McLEOD et BENNETT, 1972 ; du modèle participatif sont-elles dépassées par les
GROUX et LÉVY, 1985 ; HERMEL, 1988). entreprises libérées ? D’autres difficultés propres aux
entreprises libérées émergent-elles ?
Étudier les entreprises libérées
Une analyse fondée sur une observation
d’ensemble et sur l’analyse de trois cas
Le mouvement des entreprises libérées : un Pour avoir une vue d’ensemble du mouvement des
nouveau modèle managérial ? entreprises libérées, nous nous sommes appuyés sur
Les entreprises libérées ne s’offrent pas spontanément notre participation à différents clubs de réflexion sur les
comme un modèle formalisé, mais plutôt comme un innovations managériales (Innovacteurs, Entreprise &
mouvement d’idées. Isaac Getz (2009), le promoteur Personnel, Institut de l’Entreprise, École de Paris, etc.),
français des pratiques en vigueur, définit l’entreprise au sein desquels celles-ci sont discutées. (2)
libérée comme « une forme organisationnelle au sein
de laquelle les employés jouissent d’une liberté totale et
ont la responsabilité d’entreprendre des actions, qu’ils, Traduit par nos soins de l’anglais ‟organizational forms in which
(2)
et non leur patron, considèrent être les meilleures » employees have complete freedom and responsability to take
(GETZ, 2009, p. 34)(2). actions that they, not their bosses, decide are best”.
de quatre unités autonomes comprenant de 65 à à Tixier (1986), qui s’est employé à ordonner les pratiques partici-
120 salariés, chacune produisant des types de biscuits patives à l’intérieur d’un modèle.
1. Organisation du travail – Passage de cinq à deux niveaux Passage de quatre niveaux à Passage de trois niveaux à
Réduction de la ligne hiérar- hiérarchiques. deux. deux (suppression des directeurs
EN QUÊTE DE THÉORIE
chique. de région).
2. Réintégration au sein d’équipes Réintégration progressive des Les OPAC ont pour rôle de propo- Des rôles fonctionnels portés par
opérationnelles de base (petits services d’appui (contrôle, ser des services fonctionnels en les capitaines, plutôt que des
groupes de salariés) d’un qualité, maintenance, fonctions position d’appui aux opérations. services spécialisés (sans doute
ensemble de tâches jusqu’alors RH liées à l’organisation du en raison de la taille et de l’écla-
éclatées sur les fonctionnels. temps de travail) à la production tement géographique).
dans les mini-usines.
3. Diminution forte du contrôle « Leader de mini-usine » « Animateur » dont le rôle est « Capitaine de speed boat »
hiérarchique et suppression du ayant pour rôle de stimuler de favoriser l’autonomie et la ayant pour rôle de stimuler la
rôle de hiérarchie d’autorité au la productivité, la qualité, responsabilisation des équipes qualité de service et le dévelop-
profit d’une hiérarchie de l’innovation processus en et de n’intervenir qu’en cas de pement commercial de la zone
compétences. favorisant l’implication. problème. géographique.
4. Création d’espaces de négo- Les décisions opérationnelles Ajustement à la base : « La « Le job des équipes, c’est
ciation à la base sur les objectifs sont prises à la base. Par collaboration entre les individus de prendre des décisions
de production, la qualité, l’organi- exemple, le leader décide avec devient la base du fonctionne- opérationnelles » (PDG).
sation et les conditions du travail. ses collègues si sa mini-usine doit ment de l’entreprise » (document
fonctionner en une, deux ou trois d’entreprise). « Le but est que les techniciens
équipes, et s’ajuste avec eux en soient leurs propres patrons »
cas de pic d’activité. (directeur général).
5. Processus de décision mixtes Les décisions opérationnelles « Des décisions qui finalement « Mon job, c’est de travailler sur
dans lesquels la direction donne sont prises par les mini-usines. ne correspondent pas forcément l’environnement. Et le job des
les orientations, tout en laissant à tout le monde, mais c’est le équipes, c’est de prendre les
à la base de larges marges de principe du collectif » (PDG). décisions opérationnelles »
négociation. (PDG).
6. Mise en relation de toutes les Tout doit être fait pour que La gestion de la qualité est prise Chacun est invité à se demander
activités opérationnelles des l’ouvrier prenne des décisions en compte par des opérateurs quelle décision servira au mieux
salariés avec les finalités de en temps réel afin de livrer, en (« opérateurs à compétences »). la vision de l’entreprise.
l’entreprise par le biais de la temps voulu, la meilleure qualité
préoccupation qualité et du au client (système Favi).
service au client.
7. Gestion des ressources Les principes énoncés par le L’équipe qui travaillera avec Les nouveaux sont cooptés par
humaines – Recrutement et système Favi doivent être accep- la personne recrutée reçoit les équipes et doivent prendre
changement de fonction en tés par les nouveaux entrants. les candidats et les évalue en l’engagement solennel auprès
tenant compte des capacités fonction de critères qu’elle établit. d’elles d’adopter les valeurs
techniques, mais aussi du degré C’est l’occasion pour elle de CHRONO Flex.
de participation et d’implication. s’assurer que certaines valeurs
sont partagées.
8. Système d’évaluation mutuelle Les leaders de mini-usines sont Les évaluations sont de type L’entreprise définit avec la base
entre base et hiérarchie. cooptés par les opérateurs. paritaire, notamment en matière les règles : par exemple, les
de rémunération, y compris pour capitaines sont cooptés par
les cadres. les équipes pour une durée de
3 ans.
9. Intégration à l’entreprise par Une culture organisationnelle Une culture organisationnelle Une culture organisationnelle
une culture forte, formalisée et fondée sur des valeurs et des fondée sur des valeurs exprimées fondée sur des valeurs et des
diffusée. signes affichés dans un cadre par le PDG : des valeurs commu- signes affichés dans un cadre
formalisé et développé (système niquées, mais peu formalisées. explicite (les 4 valeurs de
Favi). CHRONO Flex).
10. Dispositifs additionnels – Réunions ad hoc intégrées au fonctionnement. Réunions à l’initiative des
Mise en place de réunions pé- « capitaines » ou de la direction,
riodiques : réunions d’atelier, toutes les trois semaines…
cercle de qualité, groupes d’ex-
pression directe, de résolution de
problèmes, etc.
11. Outils d’appel aux sugges- Innovation intégrée au fonctionnement quotidien. Appel collectif à Pour l’instant, l’innovation reste,
tions d’innovation : boîte à idées l’innovation produits. apparemment, une prérogative
et autres. de la direction.
12. Dispositifs de mobilisation Le système Favi se décline en Pas de formalisation, mais « Dans Le projet de l’entreprise s’appuie
collective : projets d’entreprise, principes inspirés par « des la maison Poult, il y a des valeurs sur quatre valeurs :
chartes d’entreprise. racines judéo-chrétiennes et que l’on doit partager, … le droit
picardes » (selon J. F. Zobrist, à l’erreur, le droit à la critique, le • la performance par le bonheur ;
La Belle histoire de Favi, chapitre droit à l’expérimentation » (PDG). • cultiver l’amour du client ;
21). • une équipe respectueuse et
responsable ;
• une ouverture d’esprit, un esprit
d’ouverture (document interne).
Tableau 1 : Traduction des différentes dimensions du modèle participatif dans les trois entreprises étudiées.
La participation n’est plus une parenthèse, mais elle fait partie intégrante du fonctionnement des
mini-usines (Favi), des unités de production (Poult) et des speed boats (CHRONO Flex).
1. La participation comme mode de
fonctionnement par défaut.
Processus de prise de décision démocratique (recrutement et choix des animateurs d’équipe par
cooptation, décisions d’investissement prises par les groupes).
« Faire vivre 200 familles à « Réenchanter le monde de « Une refondation sociétale par
4. Poursuite d’un projet sociétal.
Hallencourt. » l’entreprise. » les entreprises. »
5. Renouvellement du rôle des Les dirigeants de l’entreprise libérée déclarent s’interdire de prendre des décisions opération-
dirigeants. nelles. Ils créent l’environnement de travail le plus propice aux employés.
Tableau 2 : Traduction dans les trois entreprises étudiées des dimensions propres à l’entreprise libérée.
« La participation s’appuie sur un accès direct à l’expertise. Chacun a son mot à dire et l’expert
est là comme une ressource au service de l’équipe de base, et non comme l’élément d’une
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