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Tracés.

Revue de Sciences
humaines
10  (2006)
Genres et Catégories

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Arnaud Fossier
« Par-delà nature et culture »
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Référence électronique
Arnaud Fossier, « « Par-delà nature et culture » », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 10 | 2006, mis en
ligne le 11 février 2008, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://traces.revues.org/165 ; DOI : 10.4000/traces.165

Éditeur : ENS Éditions


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« Par-delà nature et culture »

Ph. Descola est de ceux qui ne sont pas inutilement prolixes et qui savent économiser
leur talent : il écrit peu. En 1986, il livre ses premières analyses ethnographiques 1 à
partir de ce qui, dans le sillage de Cl. Levi-Strauss, deviendra son terrain de prédilec-
tion : l’Amazonie. Quelques années plus tard, ce sont les Lances du crépuscule, autour,
cette fois, des Jivaros 2. Puis des années de maturation qui portent leur fruit : cette
somme, ce Grand Œuvre au titre-palimpseste que constitue Par-delà nature et culture.
On retrouve bien sûr quelques figures antérieures : Achuar, Jivaros entre autres, mais
aussi les Makuna ou les Desana de Colombie, les Yagua du Pérou. Il élargit pourtant
son champ de recherche à l’Amérique du Nord, à la Sibérie, à certaines « tribus »
africaines, ou encore aux Aborigènes d’Australie. Bref, il réassigne à l’anthropologie
ses objectifs comparatistes, en formulant ainsi simplement son projet : « Pourquoi
tel fait social, telle croyance, tel usage sont-ils présents ici et non là ? » 3
Loin d’une fresque philosophique 4, c’est bien une mise au jour de populations
mal connues, ou tout simplement méconnues, du lecteur occidental que Ph. Descola
esquisse, sans jamais tomber dans le piège de l’ethnocentrisme. C’est au contraire
l’Occident qui, en creux, et au terme de cette étude, nous apparaît tout à fait exo-
tique, tout du moins exceptionnel dans ses prétentions au savoir, à la vérité, voire à
l’universel. Cet étrange « Grand Partage », entre Nature et culture(s), humains/non
humains, logique/pré-logique, qui dessine les contours géographiques et tempo-
rels de l’Occident, semble dès lors bien isolé. Descola évite également l’écueil du
relativisme absolu et inconsistant, celui qui, bien souvent, confine au culturalisme,
c’est-à-dire au cloisonnement d’entités culturelles factices :
« Comment dès lors se soustraire au dilemme du naturalisme, cette oscillation trop
prévisible entre l’espoir moniste de l’universalisme naturel et la tentation pluraliste
du relativisme culturel ? […] Il est (…) une voie qui permettrait de concilier les
exigences de l’enquête scientifique et le respect de la diversité des états du monde
[…] je l’appellerai volontiers relativisme relatif […]. [Il] ne part pas de la nature et

1. Ph. Descola, La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, Éditions de
la Maison des Sciences de l’Homme, 1986.
2. Ph. Descola, Les lances du crépuscule. Relations Jivaros. Haute Amazonie, Paris, Plon, 1993.
3. Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 533.
4. Ibid., p. 550. « Je ne souhaite nullement apporter une pierre à une hypothétique théorie de la nature
humaine ; j’aspire seulement à proposer une voie plus efficace et moins ethnocentrique pour rendre
compte de ce que l’on appelle ordinairement la diversité culturelle. »

Revue Tracés n° 10 – hiver 2006 – p. 95-104


Revue Tracés n° 10 – hiver 2006

des cultures, des substances et des esprits, des discriminations entre qualités premiè-
res et qualités secondes, mais des relations de continuité et de discontinuité, d’iden-
tité et de différence, de ressemblance et de dissimilitude que les humains établissent
partout entre les existants… » 5
Descola se lance donc dans cette gigantesque et ambitieuse entreprise de compa-
raison des rapports des sociétés à la nature. Il retraite le problème anthropologique
fondamental du Grand Partage, qu’il attribue à une vision typiquement occiden-
tale de la Nature, pour montrer précisément que tout un pan de l’humanité vit en
interaction avec la nature, sans jamais la dissocier d’une supposée « culture » (là
aussi notion occidentale). Il n’initie certes pas cette enquête seul. Une référence en
particulier traverse son ouvrage. Descola rend en effet hommage à celui dont il fut
l’élève, au fondateur du Laboratoire d’anthropologie sociale, à Levi-Strauss bien
sûr 6. S’il n’hésite pas à contester certaines des méthodes structuralistes, Descola
revendique néanmoins l’héritage du grand courant qui marqua la seconde moitié
du xxe siècle :
« L’un des acquis majeurs dont nous sommes redevables à l’anthropologie structu-
rale comme aux travaux pionniers de Gregory Bateson […] est le parti pris d’envi-
sager la vie sociale du point de vue des relations qui en forment la trame, un choix
qui suppose de concéder à ce qui relie une stabilité et une régularité structurelles
plus grandes qu’aux actions contingents des éléments reliés. » 7
Parce qu’il n’aurait pu être l’ethnographe (l’observateur) de toutes les sociétés dont
il parle (indienne, chinoise, mexicaine, amérindiennes…), il est évidemment un
lecteur boulimique 8. Il tient compte qui plus est des acquis récents, en se tournant,

5. Ibid., p. 419. Nous soulignons. Pour rappeler aussi que Descola emprunte la notion de « relativisme
relatif » à B. Latour, qui écrit ceci : « J’appellerai au contraire “relativisme relatif ” ou “relationnisme”
celui qui s’oppose tout à fait à l’absolu. Le local n’est pas plus assignable que le global. [...] Le mot
relativisme, on l’oublie trop souvent, ne s’oppose nullement à l’universalisme mais seulement à ce
monstre que tout le monde dit vouloir combattre », in Petites leçons de sociologie des sciences, Paris,
La Découverte, 1993, p. 162. Ces oppositions rejoignent, nous semble t-il, les tensions que Descola
cherche à mettre empiriquement en œuvre, entre absolu et relatif, bien plus qu’entre universel et
relatif.
6. Ibid., p. 553 : « Bien que son influence sur moi se soit exercée de mille autres manières, Claude Levi-
Strauss a aussi partie liée avec les Achuar puisque c’est lui qui dirigea la thèse d’ethnologie que je leur
ai consacrée et que c’est son œuvre qui m’introduisit aux questions que j’allais poser à leur propos : si
j’ai pu discuter dans ce livre la lettre de certaines de ses analyses, c’est pour mieux, je l’espère, rester
fidèle à l’esprit de sa méthode et à la mission de l’anthropologie telle qu’il l’a définie. »
7. Ibid., p. 137. Nous soulignons là encore, pour corréler plus clairement la définition que Descola
donne du « relativisme relatif » et la formulation du projet de l’anthropologie structurale.
8. Aussi n’est-il pas surprenant de le voir convoquer, à partir d’une belle citation, Max Weber, qui apprit
aux sociologues la valeur du temps long et de l’espace dilaté, l’un de ceux qui initia un comparatisme
fondé : « Lorsque [...] concernant la façon d’utiliser et d’évaluer les sources de type monumental,

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« Par-delà nature et culture »

notamment, du côté des sciences cognitives. Il évoque en effet ce « changement de


perspective dans l’étude de la cognition humaine qui a conduit à s’intéresser aux
dimensions non linguistiques de l’acquisition, de la mise en œuvre et de la transmis-
sion du savoir » (p.145), pour s’interroger sur la manière dont nous catégorisons les
objets, les personnes, les animaux, les plantes, etc.
Selon lui, inspiré par les travaux d’E. Rosch 9, « les concepts classificatoires sont
[…] fondés sur des fragments de savoir tacite portant sur les propriétés que notre
connaissance théorique et pratique du monde nous conduit à imputer aux objets
auxquels ces concepts se réfèrent » (p. 146). Au concept désormais bien connu
d’habitus, facilement individualisable, mais qui pèche lorsqu’il s’agit de comparer
les groupes sociaux, et plus encore de saisir des structures universelles, il préfère celui
de « schèmes généraux », lesquels déterminent notre rapport aux existants. Mais il
ne fige pas pour autant les comportements humains en les faisant dériver automati-
quement « d’invariants structuraux inconscients » (p. 142). Ce qui intéresse Descola,
c’est bien l’activation de ces schèmes en situation :
« Comment des structures très générales indexées sur des caractéristiques du fonc-
tionnement de l’esprit peuvent-elles engendrer des modèles de normes conscien-
tes et, surtout, fournir un cadre organisateur aux pratiques lorsque celles-ci, cas le
plus fréquent, ne paraissent pas gouvernés par un répertoire de règles explicites ? »
(p. 142).
L’anthropologue met donc en valeur ces « schèmes élémentaires de la pratique » qui
« organise[nt] les usages et les mœurs » (p. 146), permettent à l’individu d’identi-
fier mais aussi de bâtir des relations avec ce qui l’entoure, avec les autres existants.
L’identification et la relation sont en effet les « deux modalités fondamentales de
structuration de l’expérience individuelle et collective » (p. 163). Elles permettent
à une personne ou à un groupe 10 de se définir par rapport aux existants (humains,
animaux, végétaux…), et plus encore de vivre avec eux. L’identification consiste à
distinguer les ressemblances et les différences d’avec les autres, la relation à régler les
rapports avec les autres.

documentaire ou littéraire, on est contraint de chercher ses informations dans une littérature spécia-
lisée, qui est elle-même fréquemment controversée et sur la valeur de laquelle on est incapable de
porter soi-même un jugement, on a tous les motifs d’avoir une opinion très modeste sur la valeur de
sa propre contribution », in M. Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, t. I, 1988 (1920),
cité par Ph. Descola, op. cit., p. 548.
9. E. Rosch, « Principles of categorization », in E. Rosch et B. B. Lloyd (dir.), Cognition and categoriza-
tion, Hillsdale, 1978.
10. Le passage de l’individuel au collectif n’est d’ailleurs pas toujours explicité par Descola.

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Descola isole ainsi quatre schèmes, quatre façons de combiner différences et


ressemblances, corporelles et spirituelles 11. Pour opérer un raccourci théorique, nous
pouvons dire que ces quatre schèmes déterminent à leur tour quatre « types d’on-
tologie », « c’est-à-dire de[s] systèmes de propriétés des existants, [qui] servent de
points d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social
et de théories de l’identité et de l’altérité » (p. 176) : le totémisme, l’analogisme,
l’animisme et le naturalisme.

Ressemblance des intériorités animisme totémisme Ressemblance des intériorités


Différence des physicalités Ressemblance des physicalités
Différence des intériorités naturalisme analogisme Différence des intériorités
Ressemblance des physicalités Différence des physicalités

Le « naturalisme » occidental, daté – comme l’avait pressenti M. Foucault – du


xviiie siècle, ouvre l’ère de l’anthropocentrisme auquel nos pensées et nos pratiques
sont encore soumises. C’est le siècle aussi d’une véritable révolution « épistémique »,
puisque l’effort classificatoire (pensons à Buffon et son Histoire naturelle), qui surdé-
termine les pratiques scientifiques d’aujourd’hui, naît à ce moment là 12. Ce décou-
page de la nature, cette taxinomie généralisée du monde, correspond bien à ce que
Foucault nomme « cette distance […] ouverte entre les choses et les mots » 13. Le
naturalisme équivaut donc à un double dualisme en quelque sorte : entre les choses
et les mots, mais aussi entre la nature (le réel) et la culture (la capacité à catégoriser,
et par là même à dire « vrai »). Et à ceux qui comme B. Latour suggèrent que la
création d’objets « hybrides », à la fois « naturels » et « culturels », prouve que nous
ne sommes jamais vraiment entrés dans l’ère moderne du Grand Partage 14, Descola,
tout en prenant note de ces nuances, répond simplement :
« L’argument est dans l’ensemble très convaincant. Mais il ne remet aucunement
en cause l’absolue singularité de la cosmologie moderne, ce que Latour n’hésite
d’ailleurs pas à concéder. Que le dualisme soit un masque pour une pratique qui le

11. Il fait en effet du dualisme entre « intériorité » et « physicalité » une structure mentale et prati-
que universelle, qui caractérise tous les modes humains de classification et de compréhension du
monde.
12. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1968 : « La continuité de la nature est exigée
par toute histoire naturelle, c’est-à-dire par tout effort pour instaurer dans la nature un ordre et y
découvrir des catégories générales, qu’elles soient réelles et prescrites par des distinctions manifestes,
ou commodes et simplement découpées par notre imagination. » (p. 160)
13. Ibid., p. 142.
14. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

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« Par-delà nature et culture »

contredit n’élimine pas pour autant sa fonction directrice dans l’organisation des
sciences ni n’efface le fait que l’ethnologue tire une inspiration constante d’une
opposition dont la plupart des peuples qu’il décrit et interprète ont fait l’écono-
mie. » 15
La Nature semble donc, en Occident, réduite à ses représentations, tour à tour
inquiétantes et rassurantes, et aux catégorisations dont elle fait l’objet. Elle reste
pourtant ce à quoi sont subordonnées tous les êtres vivants. Si bien que le seul cri-
tère d’humanité que se découvrent les sociétés naturalistes reste l’intériorité. Elles
articulent « une discontinuité des intériorités et une continuité des physicalités, […]
les lois universelles de la matière et de la vie servant au naturalisme de paradigme
pour conceptualiser la place et le rôle dévolus à la diversité des expressions culturelles
de l’humanité » 16. Mais ces grandes oppositions entre nature et culture, sauvage et
domestique, humain et non-humain, qui nous sont si familières, ne sont pas le lot
commun de l’humanité, bien au contraire 17.
Ainsi, dans l’animisme, très présent en Amazonie et pas seulement chez les
Achuar, humains et non-humains se rapprochent par une même intériorité, mais
diffèrent par leur physicalité. L’animisme est « l’imputation par des humains à des
non-humains d’une intériorité identique à la leur ». « La similitude des intériorités
autorise donc une extension de l’état de culture aux non-humains » (p. 183). Si bien
que pour les Makuna d’Amazonie colombienne par exemple, les animaux et les
plantes ont une « essence spirituelle » commune 18. La culture n’est pas le propre des
humains, puisque les animaux et les plantes la possèdent aussi.
Le totémisme, lui, établit une continuité morale et physique entre des groupes
d’humains et de non-humains auxquels les premiers se rattachent :
« Toutes les entités humaines et non-humaines incluses à l’intérieur d’une classe
d’existants partagent un ensemble d’attributs identiques relevant à la fois de l’in-
tériorité et de la physicalité, les différences de morphologie n’étant pas perçues
comme un critère suffisant pour procéder à des discriminations ontologiques inter-
nes aux classes. » (p. 328)

15. Ph. Descola, op. cit., p. 130.


16. Ibid., p. 241. Nous soulignons pour rappeler que ce clivage détermine les types de schèmes que
dégage Descola.
17. Descola se propose de faire ressortir quelques spécificités de l’Occident en le mesurant aux sociétés
animistes, totémiques ou analogiques : « Il y aurait maintenant plus à gagner en tentant de situer
notre propre exotisme comme un cas particulier au sein d’une grammaire générale des cosmolo-
gies qu’en continuant à donner à notre vision du monde une valeur d’étalon afin de juger de la
manière dont des milliers de civilisations ont pu s’en former comme un obscur pressentiment. »
(Ibid., p. 131)
18. Ibid., p. 186.

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Les nombreux travaux anthropologiques sur les Aborigènes ont largement balisé
le terrain. Descola revient néanmoins dessus pour insister sur la pluralité des toté-
mismes.
Enfin, « l’analogisme » est fondé sur des discontinuités corporelles et spirituelles
entre existants. Ainsi, pour certains peuples d’Afrique de l’Ouest mais aussi pour les
Indiens nahuas du Mexique central au xvie siècle, chaque être est formé de compo-
sants multiples et mobiles. Au Mali, les Bambara distinguent par exemple maa (la
personne) et maaya (« les personnes de la personne » 19). Dans le sillage de Foucault
là encore, Descola rappelle que l’Europe du xvie siècle était encore analogiste. Ce qui
n’est pas sans nous laisser songeur quant à la manière dont les « blocs » ontologiques
se font et se défont. Descola y répond dans la dernière partie de son ouvrage.
Descola n’a pas encore expliqué quelles étaient les frontières de ces ontologies, il
n’a pas dit pourquoi des « sociétés » singulières, qui restent relativement cloisonnées
quoi que nous fasse croire l’épouvantail de la « mondialisation », peuvent se former.
Bref, l’identification ne suffit pas à comprendre pourquoi les Occidentaux s’estiment
différents des Indiens ou des Chinois, pourquoi il existe un continuum social et
ontologique entre les Jivaros et leurs voisins Candoshi, mais pas entre Jivaros et
Quichuas, pourtant eux aussi limitrophes du territoire jivaro. Aussi Descola fait-il
appel aux « schèmes de relation » 20 :
« Entendus comme dispositions donnant une forme et un contenu à la liaison
pratique entre moi et un autrui quelconque, les schèmes de relation peuvent être
classés selon que cet autrui est équivalent ou non à moi sur le plan ontologique et
selon que les rapports que je noue avec lui sont réciproques ou non. » (p. 425)
Il limite son analyse à deux séries d’exemples. L’échange, la prédation, le don, sont
des relations potentiellement réversibles établies entre des entités équivalentes.
L’anthropologue les trouve chez les animistes en particulier. Tandis que la produc-
tion, la protection et la transmission, sont des relations univoques entre entités iné-
gales. Par exemple, le schème de relation dominant chez les Nuer, en Afrique de l’Est,
est la protection. Le bétail est en effet perçu « tout à la fois comme tributaire des
humains pour sa reproduction, son alimentation et sa survie et comme si étroitement
lié à eux qu’il en devient une composante acceptée et authentique du collectif. […]
les animaux sont bien dans ce cas des membres de plein droit du collectif et non un

19. Ibid., p. 308.


20. « À l’instar des modes d’identification, les modes de relation sont des schèmes intégrateurs, c’est-
à-dire qu’ils [...] canalisent la production d’inférences automatiques, orientent l’action pratique et
organisent l’expression de la pensée et des affects selon des trames relativement stéréotypées. » (Ibid.,
p. 424)

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segment socialisé de la nature servant de métaphore et d’idiome pour des relations


entre humains qui lui seraient extérieures » 21.
« Collectif », le mot est lâché. Descola n’a plus qu’à montrer dans quelle mesure
tous ces modes d’identification et de relation déterminent, par une combinaison
spécifique, la formation de ce qu’il nomme prudemment un « collectif » :
« Un “collectif ” ainsi défini ne coïncide pas nécessairement avec une “société”, une
“tribu”, ou une “classe”, termes embarrassants par la clôture substantive qu’ils impli-
quent ; il se caractérise avant tout par la discontinuité introduite à son pourtour du
fait de la présence ostensible à proximité d’autres principes de schématisation des
rapports entre les existants. » (p. 425)
Autrement dit, un schème de relation dominant définit et circonscrit un « collectif ».
Les Jivaros ont en commun avec les Shapra et les Candoshi l’appropriation préda-
trice, tandis qu’avec les Quichua, leurs relations se limitent à des échanges matri-
moniaux. Descola en conclut que les Candoshi ou les Shapra « ont avec les Jivaros
une relation collective d’altérité constituante suffisamment étroite pour qu’ils soient
inclus dans le cycle de la chasse aux têtes et des rapts de femmes, à titre de victimes
comme d’agresseurs […] tandis que les Quichuas offrent plutôt l’alternative d’un
devenir-autre à tous ceux qui seraient tentés par un changement d‘identité » (p. 494).
C’est bien le partage de schème(s) de relation qui caractérise un collectif.

Comme tout modèle théorique des comportements humains, celui que propose
Descola, à grands renforts de tableaux (toujours très lisibles et puissamment synthé-
tiques 22) fascine. Comme si, parce que l’objet choisi – la Nature – est trans-sociétal
(ou trans-collectif), une vérité sur les humains nous était enfin accordée. Ce serait se
méprendre sur les visées de Descola, qui ne s’intéresse pas à une « hypothétique nature
humaine » (p. 549). Il serait temps pour nous, les naturalistes, d’admettre, à l’image
des Amérindiens et de leur manière de considérer les existants, que « l’identité des
êtres et la texture du monde sont fluides et contingentes, rebelles à toute classification
qui voudrait figer le réel sur la seule vertu des apparences » (p. 46). Si les animistes
catégorisent bien les humains, les plantes ou encore les animaux, de même que nous
le faisons, « l’emprise taxinomique sur le réel est », pour eux, « toujours relative et
contextuelle, le troc permanent des apparences ne permettant pas d’attribuer des
identités stables aux composantes vivantes de l’environnement » (p. 26).

21. Ibid., p. 446-447.


22. Ph. Descola écrit à ce propos, non sans ironie : « La pensée naturaliste éprouve [...] une prédilection
pour les classements par tableaux d’attributs [...]. En témoigne aussi, cela n’aura pas échappé au
lecteur, la présente entreprise. » (Ibid., p. 337)

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Dans un ultime chapitre, « Histoires de structures », Descola revient d’ailleurs sur


cette relativité des ontologies, en s’intéressant aux évolutions des « schèmes généraux »
et des « systèmes ontologiques ». Il prend alors le parti de travailler sur le temps, aussi
long que soit ce dernier, montrant par là qu’aucune démarche anthropologique
sérieuse ne saurait se passer d’une épaisseur historique. On trouve autrement dit,
dans ce chapitre, la description, peut-être trop courte, mais néanmoins convaincante,
des mutations d’un système ontologique, mais aussi des interpénétrations entre les
différentes ontologies que Descola justifie ainsi 23 :
« Les principes qui régissent ces schèmes […] ne sauraient être exclusifs les uns des
autres et l’on peut supposer qu’ils coexistent en puissance chez tous les humains.
L’un ou l’autre des modes d’identification devient certes dominant dans telle ou
telle situation historique, et se trouve mobilisé de façon prioritaire dans l’activité
pratique comme dans les jugements classificatoires, sans que soit pour autant
annihilée la capacité qu’ont les trois autres de s’infiltrer occasionnellement dans la
formation d’une représentation, dans l’organisation d’une action ou même dans la
définition d’un champ d’habitudes. » (p. 322)
À la fin du livre, l’anthropologue raconte la manière dont les Tchouktches de Sibérie
ont pu penser la domestication des rennes et la mettre en œuvre, alors que l’animisme
des Amérindiens n’a pas permis pareille évolution « technique » 24. La perspective
diachronique confère au discours anthropologique sa dynamique et le confronte au
problème du « changement » :
« Ce n’est pas le problème technique en soi qui transforme les rapports que les
humains entretiennent entre eux et avec le monde, ce sont plutôt les modifications
parfois ténues de ces rapports qui rendent possible un type d’action jugé auparavant
irréalisable sur ou avec une certaine catégorie d’existants. » (p. 525)
Et Descola de rappeler que ces modifications se font bien évidemment sur le temps
long, et qu’en matière de relations il n’y a pas de révolution. Pour que les choses chan-
gent, et notamment les rapports aux autres existants, il faut une « accumulation de

23. Dans la deuxième partie du livre déjà, Descola soulignait à quel point ces systèmes ontologiques ne
sont dominants qu’en temps et en lieu, si bien que « l’animisme, le totémisme, l’analogisme ou le
naturalisme peut [...] s’accommoder de la présence discrète des autres modes à l’état d’ébauche puis-
que chacun d’entre eux est la réalisation possible d’une combinaison élémentaire dont les éléments
sont universellement présents » (p. 234).
24. Descola distingue « apprivoisement » et « domestication » : si le premier « n’a pas débouché sur un
élevage véritable, c’est en raison de la manière dont on appréhende le rapport à l’animal dans cette
région [l’Amazonie] : le gibier est un alter ego en position d’extériorité absolue quand il est chassé,
soit trop proche de soi pour être mangé lorsqu’il est apprivoisé » (ibid., p. 521).

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mutations minuscules » (p. 528). C’est donc avec une certaine sagesse que Descola
conclut son livre :
« On peut détruire de mille manières, on ne reconstruit jamais qu’avec les matériaux
disponibles et en suivant le nombre limité de plans qui respectent les contraintes
architectoniques propres à n’importe quel édifice. Tout le reste, ce qui attire l’œil
au premier regard et entretient le plaisir de la diversité, n’est qu’ornementation. »
(p. 531)

Arnaud Fossier
afossier@ens-lsh.fr

Bibliographie sommaire

Descola P., La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar,
Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1986.
Descola P., Les lances du crépuscule. Relations jivaros. Haute Amazonie, Paris,
Plon, 1993.
Descola P. et Palsson G. (dir.), Nature and society: anthropological perspectives,
Londres, Routledge, 1996.
Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

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