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Revue de Sciences
humaines
10 (2006)
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Arnaud Fossier
« Par-delà nature et culture »
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Référence électronique
Arnaud Fossier, « « Par-delà nature et culture » », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 10 | 2006, mis en
ligne le 11 février 2008, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://traces.revues.org/165 ; DOI : 10.4000/traces.165
Ph. Descola est de ceux qui ne sont pas inutilement prolixes et qui savent économiser
leur talent : il écrit peu. En 1986, il livre ses premières analyses ethnographiques 1 à
partir de ce qui, dans le sillage de Cl. Levi-Strauss, deviendra son terrain de prédilec-
tion : l’Amazonie. Quelques années plus tard, ce sont les Lances du crépuscule, autour,
cette fois, des Jivaros 2. Puis des années de maturation qui portent leur fruit : cette
somme, ce Grand Œuvre au titre-palimpseste que constitue Par-delà nature et culture.
On retrouve bien sûr quelques figures antérieures : Achuar, Jivaros entre autres, mais
aussi les Makuna ou les Desana de Colombie, les Yagua du Pérou. Il élargit pourtant
son champ de recherche à l’Amérique du Nord, à la Sibérie, à certaines « tribus »
africaines, ou encore aux Aborigènes d’Australie. Bref, il réassigne à l’anthropologie
ses objectifs comparatistes, en formulant ainsi simplement son projet : « Pourquoi
tel fait social, telle croyance, tel usage sont-ils présents ici et non là ? » 3
Loin d’une fresque philosophique 4, c’est bien une mise au jour de populations
mal connues, ou tout simplement méconnues, du lecteur occidental que Ph. Descola
esquisse, sans jamais tomber dans le piège de l’ethnocentrisme. C’est au contraire
l’Occident qui, en creux, et au terme de cette étude, nous apparaît tout à fait exo-
tique, tout du moins exceptionnel dans ses prétentions au savoir, à la vérité, voire à
l’universel. Cet étrange « Grand Partage », entre Nature et culture(s), humains/non
humains, logique/pré-logique, qui dessine les contours géographiques et tempo-
rels de l’Occident, semble dès lors bien isolé. Descola évite également l’écueil du
relativisme absolu et inconsistant, celui qui, bien souvent, confine au culturalisme,
c’est-à-dire au cloisonnement d’entités culturelles factices :
« Comment dès lors se soustraire au dilemme du naturalisme, cette oscillation trop
prévisible entre l’espoir moniste de l’universalisme naturel et la tentation pluraliste
du relativisme culturel ? […] Il est (…) une voie qui permettrait de concilier les
exigences de l’enquête scientifique et le respect de la diversité des états du monde
[…] je l’appellerai volontiers relativisme relatif […]. [Il] ne part pas de la nature et
1. Ph. Descola, La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, Éditions de
la Maison des Sciences de l’Homme, 1986.
2. Ph. Descola, Les lances du crépuscule. Relations Jivaros. Haute Amazonie, Paris, Plon, 1993.
3. Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 533.
4. Ibid., p. 550. « Je ne souhaite nullement apporter une pierre à une hypothétique théorie de la nature
humaine ; j’aspire seulement à proposer une voie plus efficace et moins ethnocentrique pour rendre
compte de ce que l’on appelle ordinairement la diversité culturelle. »
des cultures, des substances et des esprits, des discriminations entre qualités premiè-
res et qualités secondes, mais des relations de continuité et de discontinuité, d’iden-
tité et de différence, de ressemblance et de dissimilitude que les humains établissent
partout entre les existants… » 5
Descola se lance donc dans cette gigantesque et ambitieuse entreprise de compa-
raison des rapports des sociétés à la nature. Il retraite le problème anthropologique
fondamental du Grand Partage, qu’il attribue à une vision typiquement occiden-
tale de la Nature, pour montrer précisément que tout un pan de l’humanité vit en
interaction avec la nature, sans jamais la dissocier d’une supposée « culture » (là
aussi notion occidentale). Il n’initie certes pas cette enquête seul. Une référence en
particulier traverse son ouvrage. Descola rend en effet hommage à celui dont il fut
l’élève, au fondateur du Laboratoire d’anthropologie sociale, à Levi-Strauss bien
sûr 6. S’il n’hésite pas à contester certaines des méthodes structuralistes, Descola
revendique néanmoins l’héritage du grand courant qui marqua la seconde moitié
du xxe siècle :
« L’un des acquis majeurs dont nous sommes redevables à l’anthropologie structu-
rale comme aux travaux pionniers de Gregory Bateson […] est le parti pris d’envi-
sager la vie sociale du point de vue des relations qui en forment la trame, un choix
qui suppose de concéder à ce qui relie une stabilité et une régularité structurelles
plus grandes qu’aux actions contingents des éléments reliés. » 7
Parce qu’il n’aurait pu être l’ethnographe (l’observateur) de toutes les sociétés dont
il parle (indienne, chinoise, mexicaine, amérindiennes…), il est évidemment un
lecteur boulimique 8. Il tient compte qui plus est des acquis récents, en se tournant,
5. Ibid., p. 419. Nous soulignons. Pour rappeler aussi que Descola emprunte la notion de « relativisme
relatif » à B. Latour, qui écrit ceci : « J’appellerai au contraire “relativisme relatif ” ou “relationnisme”
celui qui s’oppose tout à fait à l’absolu. Le local n’est pas plus assignable que le global. [...] Le mot
relativisme, on l’oublie trop souvent, ne s’oppose nullement à l’universalisme mais seulement à ce
monstre que tout le monde dit vouloir combattre », in Petites leçons de sociologie des sciences, Paris,
La Découverte, 1993, p. 162. Ces oppositions rejoignent, nous semble t-il, les tensions que Descola
cherche à mettre empiriquement en œuvre, entre absolu et relatif, bien plus qu’entre universel et
relatif.
6. Ibid., p. 553 : « Bien que son influence sur moi se soit exercée de mille autres manières, Claude Levi-
Strauss a aussi partie liée avec les Achuar puisque c’est lui qui dirigea la thèse d’ethnologie que je leur
ai consacrée et que c’est son œuvre qui m’introduisit aux questions que j’allais poser à leur propos : si
j’ai pu discuter dans ce livre la lettre de certaines de ses analyses, c’est pour mieux, je l’espère, rester
fidèle à l’esprit de sa méthode et à la mission de l’anthropologie telle qu’il l’a définie. »
7. Ibid., p. 137. Nous soulignons là encore, pour corréler plus clairement la définition que Descola
donne du « relativisme relatif » et la formulation du projet de l’anthropologie structurale.
8. Aussi n’est-il pas surprenant de le voir convoquer, à partir d’une belle citation, Max Weber, qui apprit
aux sociologues la valeur du temps long et de l’espace dilaté, l’un de ceux qui initia un comparatisme
fondé : « Lorsque [...] concernant la façon d’utiliser et d’évaluer les sources de type monumental,
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documentaire ou littéraire, on est contraint de chercher ses informations dans une littérature spécia-
lisée, qui est elle-même fréquemment controversée et sur la valeur de laquelle on est incapable de
porter soi-même un jugement, on a tous les motifs d’avoir une opinion très modeste sur la valeur de
sa propre contribution », in M. Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, t. I, 1988 (1920),
cité par Ph. Descola, op. cit., p. 548.
9. E. Rosch, « Principles of categorization », in E. Rosch et B. B. Lloyd (dir.), Cognition and categoriza-
tion, Hillsdale, 1978.
10. Le passage de l’individuel au collectif n’est d’ailleurs pas toujours explicité par Descola.
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11. Il fait en effet du dualisme entre « intériorité » et « physicalité » une structure mentale et prati-
que universelle, qui caractérise tous les modes humains de classification et de compréhension du
monde.
12. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1968 : « La continuité de la nature est exigée
par toute histoire naturelle, c’est-à-dire par tout effort pour instaurer dans la nature un ordre et y
découvrir des catégories générales, qu’elles soient réelles et prescrites par des distinctions manifestes,
ou commodes et simplement découpées par notre imagination. » (p. 160)
13. Ibid., p. 142.
14. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.
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contredit n’élimine pas pour autant sa fonction directrice dans l’organisation des
sciences ni n’efface le fait que l’ethnologue tire une inspiration constante d’une
opposition dont la plupart des peuples qu’il décrit et interprète ont fait l’écono-
mie. » 15
La Nature semble donc, en Occident, réduite à ses représentations, tour à tour
inquiétantes et rassurantes, et aux catégorisations dont elle fait l’objet. Elle reste
pourtant ce à quoi sont subordonnées tous les êtres vivants. Si bien que le seul cri-
tère d’humanité que se découvrent les sociétés naturalistes reste l’intériorité. Elles
articulent « une discontinuité des intériorités et une continuité des physicalités, […]
les lois universelles de la matière et de la vie servant au naturalisme de paradigme
pour conceptualiser la place et le rôle dévolus à la diversité des expressions culturelles
de l’humanité » 16. Mais ces grandes oppositions entre nature et culture, sauvage et
domestique, humain et non-humain, qui nous sont si familières, ne sont pas le lot
commun de l’humanité, bien au contraire 17.
Ainsi, dans l’animisme, très présent en Amazonie et pas seulement chez les
Achuar, humains et non-humains se rapprochent par une même intériorité, mais
diffèrent par leur physicalité. L’animisme est « l’imputation par des humains à des
non-humains d’une intériorité identique à la leur ». « La similitude des intériorités
autorise donc une extension de l’état de culture aux non-humains » (p. 183). Si bien
que pour les Makuna d’Amazonie colombienne par exemple, les animaux et les
plantes ont une « essence spirituelle » commune 18. La culture n’est pas le propre des
humains, puisque les animaux et les plantes la possèdent aussi.
Le totémisme, lui, établit une continuité morale et physique entre des groupes
d’humains et de non-humains auxquels les premiers se rattachent :
« Toutes les entités humaines et non-humaines incluses à l’intérieur d’une classe
d’existants partagent un ensemble d’attributs identiques relevant à la fois de l’in-
tériorité et de la physicalité, les différences de morphologie n’étant pas perçues
comme un critère suffisant pour procéder à des discriminations ontologiques inter-
nes aux classes. » (p. 328)
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Les nombreux travaux anthropologiques sur les Aborigènes ont largement balisé
le terrain. Descola revient néanmoins dessus pour insister sur la pluralité des toté-
mismes.
Enfin, « l’analogisme » est fondé sur des discontinuités corporelles et spirituelles
entre existants. Ainsi, pour certains peuples d’Afrique de l’Ouest mais aussi pour les
Indiens nahuas du Mexique central au xvie siècle, chaque être est formé de compo-
sants multiples et mobiles. Au Mali, les Bambara distinguent par exemple maa (la
personne) et maaya (« les personnes de la personne » 19). Dans le sillage de Foucault
là encore, Descola rappelle que l’Europe du xvie siècle était encore analogiste. Ce qui
n’est pas sans nous laisser songeur quant à la manière dont les « blocs » ontologiques
se font et se défont. Descola y répond dans la dernière partie de son ouvrage.
Descola n’a pas encore expliqué quelles étaient les frontières de ces ontologies, il
n’a pas dit pourquoi des « sociétés » singulières, qui restent relativement cloisonnées
quoi que nous fasse croire l’épouvantail de la « mondialisation », peuvent se former.
Bref, l’identification ne suffit pas à comprendre pourquoi les Occidentaux s’estiment
différents des Indiens ou des Chinois, pourquoi il existe un continuum social et
ontologique entre les Jivaros et leurs voisins Candoshi, mais pas entre Jivaros et
Quichuas, pourtant eux aussi limitrophes du territoire jivaro. Aussi Descola fait-il
appel aux « schèmes de relation » 20 :
« Entendus comme dispositions donnant une forme et un contenu à la liaison
pratique entre moi et un autrui quelconque, les schèmes de relation peuvent être
classés selon que cet autrui est équivalent ou non à moi sur le plan ontologique et
selon que les rapports que je noue avec lui sont réciproques ou non. » (p. 425)
Il limite son analyse à deux séries d’exemples. L’échange, la prédation, le don, sont
des relations potentiellement réversibles établies entre des entités équivalentes.
L’anthropologue les trouve chez les animistes en particulier. Tandis que la produc-
tion, la protection et la transmission, sont des relations univoques entre entités iné-
gales. Par exemple, le schème de relation dominant chez les Nuer, en Afrique de l’Est,
est la protection. Le bétail est en effet perçu « tout à la fois comme tributaire des
humains pour sa reproduction, son alimentation et sa survie et comme si étroitement
lié à eux qu’il en devient une composante acceptée et authentique du collectif. […]
les animaux sont bien dans ce cas des membres de plein droit du collectif et non un
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Comme tout modèle théorique des comportements humains, celui que propose
Descola, à grands renforts de tableaux (toujours très lisibles et puissamment synthé-
tiques 22) fascine. Comme si, parce que l’objet choisi – la Nature – est trans-sociétal
(ou trans-collectif), une vérité sur les humains nous était enfin accordée. Ce serait se
méprendre sur les visées de Descola, qui ne s’intéresse pas à une « hypothétique nature
humaine » (p. 549). Il serait temps pour nous, les naturalistes, d’admettre, à l’image
des Amérindiens et de leur manière de considérer les existants, que « l’identité des
êtres et la texture du monde sont fluides et contingentes, rebelles à toute classification
qui voudrait figer le réel sur la seule vertu des apparences » (p. 46). Si les animistes
catégorisent bien les humains, les plantes ou encore les animaux, de même que nous
le faisons, « l’emprise taxinomique sur le réel est », pour eux, « toujours relative et
contextuelle, le troc permanent des apparences ne permettant pas d’attribuer des
identités stables aux composantes vivantes de l’environnement » (p. 26).
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23. Dans la deuxième partie du livre déjà, Descola soulignait à quel point ces systèmes ontologiques ne
sont dominants qu’en temps et en lieu, si bien que « l’animisme, le totémisme, l’analogisme ou le
naturalisme peut [...] s’accommoder de la présence discrète des autres modes à l’état d’ébauche puis-
que chacun d’entre eux est la réalisation possible d’une combinaison élémentaire dont les éléments
sont universellement présents » (p. 234).
24. Descola distingue « apprivoisement » et « domestication » : si le premier « n’a pas débouché sur un
élevage véritable, c’est en raison de la manière dont on appréhende le rapport à l’animal dans cette
région [l’Amazonie] : le gibier est un alter ego en position d’extériorité absolue quand il est chassé,
soit trop proche de soi pour être mangé lorsqu’il est apprivoisé » (ibid., p. 521).
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mutations minuscules » (p. 528). C’est donc avec une certaine sagesse que Descola
conclut son livre :
« On peut détruire de mille manières, on ne reconstruit jamais qu’avec les matériaux
disponibles et en suivant le nombre limité de plans qui respectent les contraintes
architectoniques propres à n’importe quel édifice. Tout le reste, ce qui attire l’œil
au premier regard et entretient le plaisir de la diversité, n’est qu’ornementation. »
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Arnaud Fossier
afossier@ens-lsh.fr
Bibliographie sommaire
Descola P., La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar,
Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1986.
Descola P., Les lances du crépuscule. Relations jivaros. Haute Amazonie, Paris,
Plon, 1993.
Descola P. et Palsson G. (dir.), Nature and society: anthropological perspectives,
Londres, Routledge, 1996.
Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
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