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JURISPRUDENCE

mais qu’à défaut de violation des règles de

C
I. RESPONSABILITÉ HORS droit qui s’imposent au législateur, tels la
CONTRAT. — Responsabilité de CONCLUSIONS Constitution, les traités internationaux et le
l’Etat. — Faute du pouvoir législatif. DE M. LE PREMIER AVOCAT droit communautaire, il ne peut y avoir faute
— Atteinte à un droit civil consacré GÉNÉRAL J.-FR. LECLERCQ du législateur.
par une norme supérieure. — Contrôle En sa troisième branche, le second moyen
par le pouvoir judiciaire. — Non- conteste que les trois conditions d’application
Antécédents de la procédure. des articles 1382 et 1383 du Code civil sont
violation de la séparation des pouvoirs.
réunies en l’espèce. L’existence du dommage
— II. ÉTAT. — Séparation des Le 21 novembre 1986, la défenderesse est, se- ne suffit pas. L’arrêt attaqué n’identifierait
pouvoirs. — Responsabilité du lon elle, victime d’une faute professionnelle aucun manquement précis dans le chef de
législateur. — Respect des droits civils commise par un chirurgien. Le 18 août 1987, l’Etat belge.
consacrés par des normes supérieures. les parties comparaissent volontairement de-
vant le tribunal de première instance de * * *
— Contrôle du pouvoir judiciaire. Bruxelles. Bien que par jugement du 25 août Avant d’analyser le moyen, j’examinerai les
Cass. (1 re ch.), 28 septembre 2006 1987 un collège d’experts ait été désigné, ce deux questions de droit suivantes : 1) le pou-
n’est que le 2 juillet 1992 que les experts dé- voir judiciaire peut-il, sans méconnaître le
posent leur rapport. Une demande conjointe principe de la séparation des pouvoirs, tenir
Siég. : Cl. Parmentier (prés. sect.), Ch. de fixation est déposée en avril 1994, la cause l’Etat belge comme responsable pour une né-
Storck, D. Batselé, A. Fettweis (rapp.) et Ch. n’est plaidée que le 5 octobre 1995 et le juge- gligence ou une abstention du pouvoir législa-
Matray. ment est rendu le 17 novembre 1995. La dé- tif, et 2) l’Etat belge peut-il commettre une
fenderesse obtient gain de cause. Cependant, faute au sens des articles 1382 et 1383 du
Min. publ. : J.-Fr. Leclercq (prem. av. gén.). appel est interjeté le 21 mars 1996 par le chi- Code civil quand le législateur s’abstient de
rurgien et l’hôpital. Une demande conjointe prendre les mesures nécessaires pour assurer
Plaid. : MMes P. Wouters et I. Heenen. de fixation est déposée le 9 juillet 1997. Par le respect de l’article 6.1 de la Convention
ordonnance du 9 octobre 1997, la cause est européenne des droits de l’homme et des li-
2 0 0 6 (Etat belge c. Ferrara Jung). placée sur une liste d’attente avec possibilité bertés fondamentales, à savoir l’obligation
d’être jugée en juin 2004. La défenderesse n’a d’organiser le pouvoir judiciaire de telle façon
pas attendu une décision au fond, elle a cité

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qu’il est possible de rendre justice dans un
l’Etat belge le 27 mars 2001 afin d’obtenir sa délai raisonnable?
condamnation à réparer le dommage qu’elle a
subi en raison de la longueur anormale de la
L’Etat est, comme les gouvernés, soumis aux procédure. 1. — Le principe de la séparation des pouvoirs
règles de droit, et notamment à celles qui régis- s’oppose-t-il à ce que les fautes commises par le
sent la réparation des dommages découlant des Statuant sur la question de la responsabilité de législateur soient sanctionnées par les cours et
atteintes portées par des fautes aux droits sub- l’Etat pour la durée anormale de la procédure tribunaux du pouvoir judiciaire? (1)
jectifs et aux intérêts légitimes des personnes. civile, le tribunal de première instance de
Bruxelles, par jugement du 6 novembre 2001, Elaborée par Locke et Montesquieu, la théorie
Le principe de la séparation des pouvoirs n’im- de la séparation des pouvoirs vise à séparer les
plique pas que l’Etat serait, de manière géné- a fait droit à la demande et a condamné l’Etat
rale, soustrait à l’obligation de réparer le dom- belge au paiement d’un franc à titre provision-
mage causé à autrui par sa faute ou celle de ses nel. Par l’arrêt attaqué du 4 juillet 2002, l’Etat
organes dans l’exercice de la fonction législa- est débouté de son appel et est condamné au (1) Sur la responsabilité de l’Etat législateur en droit
tive. paiement d’un euro à titre provisionnel. belge, voy. : F. Abu Dalu, « Francorchamps, le juge
et la loi », note sous Liège, 12 février 1998, J.L.M.B.,
. . . . . . . . . . . . 1998, p. 502; L. Cornelis, Principes du droit belge de
Ni ce principe ni les articles 33, 36 et 42 de la
Constitution ne s’opposent à ce qu’un tribunal la responsabilité extracontractuelle, I, Bruxelles,
de l’ordre judiciaire constate pareille faute Second moyen. Bruylant, 1991, p. 228, n o 124; B. De Vuyst,
pour condamner l’Etat à réparer les consé- « Responsabilité des pouvoirs publics pour des lois
Le second moyen proposé à l’appui du pour- inadéquates ou inexistantes », C.D.P.K., 1997, 513;
quences dommageables qui en sont résultées. voi est divisé en trois branches.
En appréciant le caractère fautif du comporte- M. Leroy, « La responsabilité de l’Etat législateur »,
Dans la première branche du second moyen, J.T., 1978, p. 321; M. Leroy, « Responsabilité des
ment dommageable du pouvoir législatif, ce pouvoirs publics du chef de méconnaissance des nor-
tribunal ne s’immisce pas dans la fonction lé- le demandeur se fonde sur le principe de la sé-
mes supérieures de droit national par un pouvoir
gislative et dans le processus politique de l’éla- paration des pouvoirs et en conclut que le pou-
législatif », in La responsabilité des pouvoirs pu-
boration des lois mais se conforme à la mission voir judiciaire viole les articles 33, 36 et 42 de blics, Bruxelles, Bruylant, 1991, p. 299; M. Mahieu
du pouvoir judiciaire de protéger les droits ci- la Constitution. Selon le demandeur, le pou- et S. van Drooghenbroeck, « La responsabilité de
vils. voir judiciaire s’immisce dans le processus l’Etat législateur », J.T. 1998, 825; P. Popelier,
politique de l’élaboration des lois en retenant Rechtszekerheid als beginsel voor behoorlijke regel-
Saisi d’une demande tendant à la réparation la responsabilité de l’Etat belge pour son geving, Antwerpen, Intersentia, 1997; P. Popelier,
d’un dommage causé par une atteinte fautive à abstention, qualifiée de fautive au sens des « De aansprakelijkheid van de wetgever wegens
un droit consacré par une norme supérieure articles 1382 et 1383 du Code civil, de mettre schending, van het rechtszekerheidsbeginsel », note
imposant une obligation à l’Etat, un tribunal en œuvre les moyens jugés nécessaires aux sous Civ. Bruxelles 17 mars 1997, R.W., 1997-1998,
de l’ordre judiciaire a le pouvoir de contrôler juridictions bruxelloises pour permettre aux 257; S. van Drooghenbroeck, « La responsabilité du
si le pouvoir législatif a légiféré de manière justiciables de bénéficier d’un procès dans un fait de la fonction normative - Propos suscités par la
adéquate ou suffisante pour permettre à l’Etat délai raisonnable tel que prescrit par l’article réception et la contagion dans l’ordre juridique belge
de respecter cette obligation, lors même que la 6.1 de la Convention européenne des droits de de la jurisprudence de la Cour de justice relative à la
norme qui la prescrit laisse au législateur un l’homme. responsabilité des Etats membres du fait de la viola-
pouvoir d’appréciation quant aux moyens à tion du droit communautaire, J.T., 1997, p. 105;
mettre en œuvre pour en assurer le respect. En sa deuxième branche, le second moyen S. van Drooghenbroeck, observations sous Liège
soutient que l’omission ou l’abstention du lé- 12 février, 1998, J.T., 1998, p. 511; W. Van Gerven,
gislateur ne peut donner lieu qu’à la responsa- « De normatieve en rechterlijke aansprakelijkheid
bilité politique du législateur devant la nation naar Europees en Belgisch recht », in Recht halen uit
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différentes fonctions de l’Etat. La théorie bunaux de faire des actes d’administration pu- civils, l’article 92 (actuellement article 144)
classique de la séparation des pouvoirs distin- blique et de réformer ou d’annuler les actes de la Constitution met sous la protection du
gue trois fonctions principales : la fonction des autorités administratives comme il est in- pouvoir judiciaire tous les droits civils. Vous
d’édiction des règles générales constitue la terdit à l’administration de juger des contesta- avez rappelé qu’en vue de réaliser cette pro-
fonction législative; la fonction d’exécution tions qui ont pour objet des droits civils mais tection, le constituant n’a eu égard ni à la qua-
de ces règles relève de la fonction exécutive; que le régime organisé par la Constitution bel- lité des parties ni à la nature des actes qui
la fonction de règlement des litiges constitue ge est inspiré d’un sentiment de méfiance à auraient causé une lésion du droit, mais uni-
la fonction juridictionnelle. Suivant la théorie l’égard des pratiques administratives des régi- quement à la nature du droit faisant l’objet de
de la séparation des pouvoirs, chacune de ces mes antérieurs et qu’il vise à mettre les droits la contestation.
fonctions est exercée par des organes dis- privés à l’abri des atteintes de l’administration
tincts, indépendants les uns des autres, tant et sous la sauvegarde du pouvoir judiciaire. L’Etat est, comme les gouvernés, soumis aux
par leur mode de désignation que par leur règles de droit, et notamment à celles qui ré-
Vous en avez déduit que les gouvernants ne gissent la réparation des dommages découlant
fonctionnement. peuvent rien que ce qu’ils sont chargés de fai- des atteintes portées par des fautes aux droits
Chacun de ces organes devient ainsi l’un des re et sont, comme les gouvernés, soumis à la subjectifs et aux intérêts légitimes des person-
trois pouvoirs : le pouvoir législatif est exercé loi; ils sont limités dans leur activité par les nes.
par des assemblées représentatives, le pouvoir lois et notamment par celles qui organisent les
droits civils. S’ils lèsent l’un de ces droits, le Les principes de la séparation des pouvoirs, de
exécutif est détenu par le chef de l’Etat et par l’indépendance du pouvoir judiciaire et des
les membres du gouvernement, le pouvoir ju- pouvoir judiciaire peut déclarer que leur acte
a été accompli sans pouvoir. magistrats qui le composent, ainsi que de
diciaire, enfin, revient aux juridictions. L’ob- l’autorité de la chose jugée n’impliquent donc
jectif assigné par Montesquieu à cette théorie Vous avez donc affiné le principe de la sépara- pas que l’Etat serait, d’une manière générale,
est d’aboutir à l’équilibre des différents tion des pouvoirs en considérant qu’il est in- soustrait à l’obligation, résultant des disposi-
pouvoirs : « Pour qu’on ne puisse pas abuser terdit aux cours et tribunaux de faire des actes tions légales précitées, de réparer le dommage
du pouvoir, il faut que, par la disposition des d’administration publique et de réformer ou causé à autrui par sa faute ou celle de ses or-
choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». d’annuler les actes des autorités administrati- ganes dans l’administration du service public
Notre Constitution n’a repris cette théorie que ves tout comme il est interdit à l’administra- de la justice, notamment dans l’accomplisse-
partiellement. Elle a spécifié que les contesta- tion de juger des contestations qui ont pour ment des actes qui constituent l’objet direct de
tions qui ont pour objet des droits civils sont objet des droits civils. la fonction juridictionnelle.
exclusivement du ressort des cours et tribu- Une nouvelle étape dans l’évolution en matiè- La responsabilité de l’Etat n’est, en effet, pas
naux et elle a entre autres instauré un contrôle re de la responsabilité de l’Etat est concrétisée nécessairement exclue par le fait que celle de
juridictionnel sur la légalité des arrêtés et rè- par votre arrêt du 19 décembre 1991 (5). son organe ne peut, quant à elle, être engagée
glements ainsi que sur tous les actes adminis- Vous avez considéré qu’en attribuant aux à la suite de l’acte dommageable que celui-ci
tratifs (article 159 de la Constitution) (2). cours et tribunaux la connaissance exclusive a commis, soit que l’organe ne soit pas identi-
Dans son arrêt du 27 juin 1845, votre Cour des contestations qui ont pour objet des droits fié, soit que l’acte ne puisse être considéré 2 0 0 6
avait rejeté le principe de la responsabilité de comme une faute de l’organe en raison d’une

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l’Etat pour l’exercice fautif de la fonction lé- erreur invincible de celui-ci ou d’une autre
gislative (3). (5) Cass., 19 décembre 1991, R.G., no 8970, no 215, cause d’exonération de responsabilité le con-
avec concl. de M. Velu, premier avocat général. cernant personnellement, soit que cet acte
Il y a eu cependant un revirement de la juris- Commentaires : Fr. Piedboeuf, « L’immunité du constitue une faute mais que l’organe soit per-
prudence très important depuis lors dans la juge et la responsabilité de l’Etat », J.L.M.B., 1992, sonnellement exonéré de la responsabilité
matière de la responsabilité de l’Etat. p. 41; Chr. Panier, « Principe et limites de la respon- pouvant en découler.
Dans votre arrêt du 5 novembre 1920 (4), vous sabilité de l’Etat du chef d’un acte fautif dommagea-
ble du pouvoir judiciaire », Journ. procès, 1992, Vous en avez déduit que dans l’état actuel de
avez considéré notamment que la règle de par- la législation, l’Etat peut, sur la base des
tage des attributions interdit aux cours et tri- no 209, 22; Chr. Jassogne, « La nécessaire dissocia-
tion entre la responsabilité de la personne morale et articles 1382 et 1383 du Code civil, être, en
la responsabilité personnelle de celui qui agit en qua- règle, rendu responsable du dommage résul-
lité d’organe de cette personne morale », Rev. rég. tant d’une faute commise par un juge ou un of-
aansprakelijkheid, postuniversitaire cyclus Willy dr., 1991, p. 411; A. Van Oevelen, « De aansprake- ficier du ministère public lorsque ce magistrat
Delva 1992-1993, Gand, Mys & Breesch, 1993, 395; lijkheid van de Staat voor foutieve handelingen van a agi dans les limites de ses attributions léga-
A. Van Oevelen et P. Popelier, De gevolgen van on- magistraten principieel aanvaard door het Hof van les ou lorsque celui-ci doit être considéré
rechtmatige wetgeving in het Belgische recht - Cassatie », T.B.B.R., 1992, 60; R.O. Dalcq, « La res- comme ayant agi dans ces limites.
Preadvies Vereniging voor de rechtsvergelijkende ponsabilité de l’Etat du fait des magistrats », J.T.,
studie van het recht van België en Nederland, 1992, 449; A. Van Oevelen, « De aansprakelijkheid Dans des limites que vous avez énoncées,
Zwolle, Tjeenk Willink, 1995, 35; A. Van Oevelen et van de Staat voor ambtsfouten van magistraten en de vous avez considéré que la responsabilité de
P. Popelier, « De aansprakelijkheid van publiek- orgaantheorie van het Anca-arrest van het Hof van l’Etat du chef d’un acte dommageable du pou-
rechtelijke rechtspersonen voor ondeugdelijke Cassatie van 19 december 1991 », R.W., 1992-1993, voir judiciaire n’est ni contraire à des disposi-
wetgeving », in Publiekrecht - De doorwerking van 377, 396; L. Ingber, « Chronique de droit civil tions constitutionnelles ou légales, ni inconci-
het publiekrecht in het privaatrecht, postuniversitaire belge », Rev. trim. dr. civ., 1992, pp. 842-844; liable avec les principes de la séparation des
cyclus Willy Delva, 1996-1997, Gand, Mys & A. Van Oevelen, « L’indépendance et la responsabi- pouvoirs et de l’autorité de la chose jugée et
Breesch, 1997, 114, nos 138 et s.; P. Van Ommesla- lité civile des juges, ainsi que l’indépendance du qu’elle n’est pas incompatible non plus avec
ghe, « La responsabilité des pouvoirs publics en droit pouvoir judiciaire et la responsabilité de l’Etat du l’indépendance du pouvoir judiciaire et des
interne », in Recht halen uit aansprakelijkheid, Post- fait des fautes professionnelles des juges en droit
universitaire cyclus Willy Delva, 1992-1993, Gand,
magistrats qui le composent.
belge », dans Rôle et organisation de magistrats et
Mys & Breesch, 1993, 430; H. Vuye et K. Stangher- avocats dans les sociétés contemporaines, sous la Les dispositions du Code judiciaire relatives à
lin, « L’Etat belge responsable de l’arriéré judiciai- dir. de M. Storme, Antwerpen, Kluwer, 1992, la procédure de prise à partie tendent à sauve-
re... et pourquoi (pas)? - Observations sur la respon- pp. 255-258; Fr. Rigaux et J. Van Compernolle, « La garder cette indépendance. Cette dernière
sabilité des pouvoirs publics en droit belge », responsabilité de l’Etat pour les fautes commises par semble assurée à suffisance par l’impossibili-
R.G.D.C., 2002, p. 18. les magistrats dans l’exercice de leurs fonctions », té légale de mettre en cause la responsabilité
(2) En France, l’édit de Saint-Germain du 6 février R.C.J.B., 1993, pp. 293-316. Voy. les références ci- personnelle des magistrats en dehors des cas
1641 et, plus tard, les lois des 16 et 24 août 1790 et tées dans les conclusions du ministère public dans où ceux-ci ont été condamnés pénalement et
le décret du 16 fructidor an III interdisent aux tribu- Bull. et Pas., 1992, I, no 215, pp. 317 à 363. Voy. des cas pouvant donner ouverture à la prise à
naux de l’ordre judiciaire de connaître des litiges in- aussi : M. Storme, « De rechterlijke macht », N.J.B., partie.
téressant l’administration; le pouvoir législatif et le 1993, 917; S.C.J.J. Kortmann, « Wie betaalt de
pouvoir exécutif ont été soustraits au contrôle des ju- rekening », N.J.B., 1993, 921; M. Storme, « Les A ma connaissance, votre Cour ne s’est pas
ridictions judiciaires. Pour un bref historique : concl. périls du procès », J.T., 1993, 509; M. Dony, encore prononcée sur la responsabilité du lé-
de M. le premier avocat général Paul Leclercq avant « Responsabilité de l’Etat pour faute de pouvoir ju- gislateur qui reste en demeure de prendre les
Cass., 5 novembre 1920, Pas., 1920, I, 196 et s. diciaire après l’arrêt du 19 décembre 1991 », R.D.C., initiatives législatives qui s’imposent en vertu
(3) Cass., 27 juin 1845, Pas., 1845, I, 392. 1993, 804; B. Bouckaert, « Anca : twee jaar later », d’une obligation ou d’une nécessité reconnue
(4) Cass., 5 novembre 1920, Pas., 1920, I, 13. Vlaams jurist vandaag, 1994, nr. 3, 6. comme telle.
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Cependant, dans votre arrêt du 23 avril 1971 (6), gislatif, en dépit de leur portée générale et d’une assemblée législative jouissent de la
vous avez considéré qu’aucune disposition abstraite. Selon l’auteur il n’est pas douteux protection de leurs droits subjectifs par le juge
constitutionnelle ou légale ne soustrait le pou- que le législateur puisse déroger à des lois ordinaire, mais ne disposent d’aucune possi-
voir exécutif, dans l’exercice de ses missions et existantes, ce qui signifie qu’il pourrait bilité de demander l’annulation d’un acte ad-
de ses activités réglementaires, à l’obligation de notamment prévoir une dérogation en sa fa- ministratif de cette assemblée.
réparer le dommage qu’il cause à autrui par sa veur au régime de la responsabilité extra- L’absence de cette garantie juridictionnelle, la-
faute, notamment par son imprudence ou par sa contractuelle. Il n’en est pas moins incontes- quelle est, en revanche, reconnue aux fonction-
négligence. Vous en avez déduit qu’en décidant table que le législateur reste tenu au respect naires relevant des autorités administratives,
que le pouvoir exécutif, sous réserve toutefois des lois qu’il a votées, à moins qu’il s’en soit est contraire au principe constitutionnel d’éga-
de sa responsabilité politique à l’égard des affranchi par un texte spécifique, soit de ma- lité et de non-discrimination : cette absence est
Chambres législatives, arrête librement et sou- nière expresse, soit de manière implicite mais disproportionnée au souci légitime de sauve-
verainement « les modalités d’exécution de son certaine. Dans l’état actuel de la législation, garder la liberté d’action des élus car l’intérêt
pouvoir réglementaire » et qu’en conséquence le on ne peut admettre que le législateur échap- protégé par l’institution d’un recours en annu-
pouvoir judiciaire ne peut jamais considérer que perait à l’application des articles 1382 et 1383 lation est aussi réel et aussi légitime chez les
l’abstention, en matière réglementaire, et no- du Code civil puisqu’aucune disposition cons- fonctionnaires des assemblées législatives que
tamment celle d’exécuter une loi ou un arrêté titutionnelle ou légale ne dispense le pouvoir chez ceux des autorités administratives.
royal quelconque, est fautive au sens des législatif qui causerait à autrui un dommage
articles 1382 et 1383 du Code civil et partant dans l’exercice de sa fonction, de réparer ce Les articles 58, 101, alinéa 1er, 120 et 124, de
qu’elle donne lieu à l’obligation de réparer le dommage en vertu de l’obligation prévue par la Constitution qui prévoient une immunité
dommage qu’elle a causé, l’arrêt attaqué viole ces articles. des ministres et des membres des parlements
ces dispositions légales. pour leurs agissements dans l’exercice de leur
Il me semble que la thèse selon laquelle la loi fonction n’excluent pas la responsabilité de
Le professeur F. Delperée enseigne (7) que promulguée est un acte de souveraineté incon-
l’exécutif a une fonction de réglementer qui l’Etat pour ses organes. Le but des irresponsa-
testable et irréprochable, donc par essence bilités parlementaires et ministérielles est de
consiste à édicter des dispositions abstraites non fautif (10), ne peut plus être soutenue
applicables à un nombre indéterminé de per- sauvegarder l’indépendance des ministres et
avec la même rigueur depuis que le législateur des parlementaires. Cette indépendance est
sonnes. Cette fonction s’apparente à la fonc- a conféré à la Cour d’arbitrage le pouvoir
tion de légiférer. Réglementer, c’est faire le suffisamment garantie par l’impossibilité
d’annuler une loi sensu lato en tout ou en par- constitutionnelle de mettre en cause la respon-
droit, tandis que l’autre fonction du pouvoir tie et même de suspendre l’exécution de la loi
exécutif est d’administrer (d’appliquer le sabilité personnelle des ministres et parle-
lorsque l’exécution immédiate de la loi risque mentaires (12).
droit, de prendre des décisions adaptées aux de causer un préjudice grave difficilement ré-
opportunités du moment ou aux situations parable (loi du 6 janvier 1989, article 20). En * * *
particulières). Selon l’auteur, votre Cour a vertu de l’article 16 de la loi spéciale sur la
bien précisé que la sanction vise les manque- Il y a d’autre part une jurisprudence bien éta-
Cour d’arbitrage, les décisions passées en for- blie selon laquelle le non-respect d’une norme
2 0 0 6 ments au pouvoir réglementaire du pouvoir ce de chose jugée rendues par les juridictions
exécutif. Il précise que les termes employés ne hiérarchique de droit communautaire ou de
civiles peuvent être rétractées en tout ou en droit international, peut être fautif.

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laissent place à aucune équivoque et que le partie dans la mesure où elles sont fondées sur
contrôle vise non seulement les activités mais une disposition d’une loi, d’un décret ou Au niveau de l’Union européenne, des arrêts
encore les missions réglementaires et que la d’une règle qui a ensuite été annulée par la de la Cour de justice des Communautés euro-
juxtaposition des termes indique suffisam- Cour d’arbitrage, ou d’un règlement pris en péennes dans les causes Francovich et Brasse-
ment que le défaut d’activité alors qu’il y a exécution d’une telle norme. rie du pêcheur ont condamné les Etats mem-
mission d’agir n’est pas couvert par l’impuni- bres pour ne pas avoir mis en œuvre en droit
té. Actuellement, le législateur lui-même admet national, des normes supérieures (13).
donc qu’il y a des limites à la souveraineté de
Pour le professeur Van Ommeslaghe (8), il est la nation. La Cour d’arbitrage veille au res- Dans l’arrêt Francovich (14) la Cour de justi-
difficilement imaginable que l’on apprécie la pect de la Constitution. ce répond dans les termes suivants à la ques-
responsabilité du législateur selon le critère tion préjudicielle :
de bonus pater familias, compte tenu de la Dans son arrêt du 15 mai 1996 (11) la Cour
mission qui lui est constitutionnellement im- d’arbitrage considère qu’une lacune dans la « a) Sur le principe de la responsabilité de
partie. Selon l’auteur, on voit mal dans notre législation peut créer une discrimination. l’Etat
régime de droit public, le pouvoir judiciaire Le Conseil d’Etat avait posé à la Cour d’arbi-
censurer la négligence ou l’incompétence du trage la question préjudicielle de savoir si » 31. — Il y a lieu de rappeler, tout d’abord,
pouvoir législatif considéré comme l’expres- l’article 14, alinéa 1er, des lois sur le Conseil que le Traité CEE a créé un ordre juridique pro-
sion première de la souveraineté de la nation. d’Etat, coordonnées le 12 janvier 1973, vio- pre, intégré aux systèmes juridiques des Etats
L’auteur admet en revanche la mise en cause lait l’article 10 de la Constitution, en tant que membres et qui s’impose à leurs juridictions,
de cette responsabilité lorsque le législateur ledit article 14 s’interprète comme excluant dont les sujets sont non seulement les Etats
ne se conforme pas à des règles normatives tout recours en annulation d’actes, même ad- membres, mais également leurs ressortissants
qui lui sont supérieures. ministratifs, pris par les assemblées législati- et que, de même qu’il crée des charges dans le
ves, et notamment par le Conseil de la Région chef des particuliers, le droit communautaire
Le professeur L. Cornelis (9) enseigne que
soutenir que la responsabilité du pouvoir lé- de Bruxelles-Capitale, ou par leurs organes à
gislatif ne pourrait être mise en cause suppo- l’égard des membres de leurs personnels ou (12) H. Vuye, « Les irresponsabilités parlementaire
serait que les articles 1382 et 1383 du Code des candidats à un recrutement en cette quali- et ministérielle : les articles 58, 101, alinéa 2, 120 et
civil ne seraient pas applicables au pouvoir lé- té, et prive, par là, ces personnes de tout re- 124 de la Constitution », C.D.P.K., 1997, 2-27,
cours en annulation. no 27.
La Cour d’arbitrage répond que les fonction- (13) Je renvoie pour un examen de la jurisprudence
(6) Cass., 23 avril 1971, Pas., 1971, I, 752, avec en la matière à l’étude du professeur H. Vuye,
concl. de M. Dumon, avocat général, publiées à leur naires qui sont au service d’une autorité admi-
nistrative peuvent, pour autant qu’ils justifient « Aansprakelijkheid wegens ondeugdelijke wetge-
date dans A.C.; F. Delpérée, « L’obligation de régle- ving - Een laatste bastion na Flandria, Anca, Fran-
menter », R.C.J.B., 1975, pp. 9-39. de l’intérêt requis, introduire un recours en
annulation auprès du Conseil d’Etat contre les c o v i ch e n B ra s s e r i e d u p ê ch e u r ? » , d a n s :
(7) F. Delpérée, « L’obligation de réglementer », Overheidsaansprakelijkheid - Verslagboek, studie-
R.C.J.B., 1975, p. 20. actes administratifs de cette autorité. Par con-
dag 24 mei 2002, éd. H. Vandenberghe, postacade-
(8) P. Van Ommeslaghe, « La responsabilité des
tre, les fonctionnaires qui sont au service mische vorming K.U. Leuven, 74, note 15, 80,
pouvoirs publics en droit interne », in Recht halen uit n o t e 4 0 , 8 3 , n o t e s 4 9 e t 5 1 ; H . Vu y e ,
aansprakelijkheid, postuniversitaire cyclus Willy « Aansprakelijkheid van de Belgische Staat voor het
Delva, 1992-1993, Gand, Mys & Breesch, 1993, (10) Comp. J. Thielens, « La responsabilité du fait doen en laten van de wetgever », R.G.D.C., 2002,
430. des lois en Belgique », Ann. Fac. dr., Liège, 1977, pp. 526-540.
(9) L. Cornelis, Principes du droit belge de la res- p. 170. (14) C.J.C.E., 19 novembre 1991, Andrea Franco-
ponsabilité extracontractuelle, I, Bruylant, Bruxel- (11) C.A., 15 mai 1996, no 31/96, Arr. C.A., 1996, vich e.a. c. République d’Italie, C-6/90 et C-9/90,
les, 1991, 228. p. 403. Jur., 1991, I, 5357.
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est aussi destiné à engendrer des droits qui en- qui lui incombe en vertu de l’article 189, troi- Ces principes ont été confirmés dans l’arrêt en
trent dans leur patrimoine juridique; ceux-ci sième alinéa, du Traité, de prendre toutes les cause Brasserie du pêcheur (15). La Cour ré-
naissent non seulement lorsqu’une attribution mesures nécessaires pour atteindre le résultat pond à la question préjudicielle que :
explicite en est faite par le Traité, mais aussi en prescrit par une directive, la pleine efficacité « 1) Le principe selon lequel les Etats mem-
raison d’obligations que le Traité impose d’une de cette norme de droit communautaire impo- bres sont obligés de réparer les dommages
manière bien définie tant aux particuliers se un droit à réparation dès lors que trois con- causés aux particuliers par les violations du
qu’aux Etats membres et aux institutions com- ditions sont réunies. droit communautaire qui leur sont imputables
munautaires (voy. arrêts du 5 février 1963, Van est applicable lorsque le manquement repro-
Gend en Loos, 26/62, Rec., p. 3, et du 15 juillet » 40. — La première de ces conditions est que
le résultat prescrit par la directive comporte ché est attribué au législateur national.
1964, Costa, 6/64, Rec., p. 1141).
l’attribution de droits au profit de particuliers. » 2) Lorsqu’une violation du droit commu-
» 32. — Il y a lieu de rappeler également que, La deuxième condition est que le contenu de nautaire par un Etat membre est imputable au
ainsi qu’il découle d’une jurisprudence cons- ces droits puisse être identifié sur la base des législateur national agissant dans un domaine
tante, il incombe aux juridictions nationales dispositions de la directive. Enfin, la troisiè- où il dispose d’une large marge d’appréciation
chargées d’appliquer, dans le cadre de leurs me condition est l’existence d’un lien de cau- pour opérer des choix normatifs, les particu-
compétences, les dispositions du droit com- salité entre la violation de l’obligation qui in- liers lésés ont droit à réparation dès lors que la
munautaire, d’assurer le plein effet de ces nor- combe à l’Etat et le dommage subi par les per- règle de droit communautaire violée a pour
mes et de protéger les droits qu’elles confè- sonnes lésées. objet de leur conférer des droits, que la viola-
rent aux particuliers (voy., notamment, les tion est suffisamment caractérisée et qu’il
arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal, point 16, » 41. — Ces conditions sont suffisantes pour
engendrer au profit des particuliers un droit à existe un lien de causalité direct entre cette
106/77, Rec., p. 629, et du 19 juin 1990, Fac- violation et le préjudice subi par les particu-
tortame, point 19, C-213/89, Rec., p. I-2433). obtenir réparation, qui trouve directement son
fondement dans le droit communautaire. liers. Sous cette réserve, c’est dans le cadre du
» 33. — Il y a lieu de constater que la pleine droit national de la responsabilité qu’il incom-
efficacité des normes communautaires serait » 42. — Sous cette réserve, c’est dans le cadre be à l’Etat de réparer les conséquences du pré-
mise en cause et la protection des droits du droit national de la responsabilité qu’il in- judice causé par la violation du droit commu-
qu’elles reconnaissent serait affaiblie si les combe à l’Etat de réparer les conséquences du nautaire qui lui est imputable, étant entendu
particuliers n’avaient pas la possibilité d’ob- préjudice causé. En effet, en l’absence d’une que les conditions fixées par la législation na-
tenir réparation lorsque leurs droits sont lésés réglementation communautaire, c’est à l’or- tionale applicable ne sauraient être moins fa-
par une violation du droit communautaire im- dre juridique interne de chaque Etat membre vorables que celles qui concernent des récla-
putable à un Etat membre. qu’il appartient de désigner les juridictions mations semblables de nature interne ni amé-
» 34. — La possibilité de réparation à charge compétentes et de régler les modalités procé- nagées de manière à rendre en pratique
de l’Etat membre est particulièrement indis- durales des recours en justice destinés à assu- impossible ou excessivement difficile l’obten-
pensable lorsque, comme en l’espèce, le plein rer la pleine sauvegarde des droits que les jus- tion de la réparation.
effet des normes communautaires est subor- ticiables tirent du droit communautaire (voy. » 3) Le juge national ne saurait, dans le cadre 2 0 0 6
donné à la condition d’une action de la part de les arrêts suivants : du 22 janvier 1976, Russo, de la législation nationale qu’il applique, su-
l’Etat et que, par conséquent, les particuliers 60/75, Rec., p. 45; du 16 février 1976, Rewe, bordonner la réparation du préjudice à l’exis-

597
ne peuvent pas, à défaut d’une telle action, 33/76, Rec., p. 1989; du 7 juillet 1981, Rewe, tence d’une faute intentionnelle ou de négli-
faire valoir devant les juridictions nationales 158/80, Rec., p. 1805). gence dans le chef de l’organe étatique auquel
les droits qui leur sont reconnus par le droit » 43. — Il convient de relever, en outre, que le manquement est imputable, allant au-delà
communautaire. les conditions, de fond et de forme, fixées par de la violation suffisamment caractérisée du
» 35. — Il en résulte que le principe de la res- les diverses législations nationales en matière droit communautaire.
ponsabilité de l’Etat pour des dommages cau- de réparation des dommages ne sauraient être » 4) La réparation, à charge des Etats mem-
sés aux particuliers par des violations du droit moins favorables que celles qui concernent bres, des dommages qu’ils ont causés aux par-
communautaire qui lui sont imputables est des réclamations semblables de nature interne ticuliers par des violations du droit commu-
inhérent au système du Traité. et ne sauraient être aménagées de manière à nautaire doit être adéquate au préjudice subi.
» 36. — L’obligation, pour les Etats membres, rendre pratiquement impossible ou excessive- En l’absence de dispositions communautaires
de réparer ces dommages trouve également ment difficile l’obtention de la réparation en ce domaine, il appartient à l’ordre juridique
son fondement dans l’article 5 du Traité, en (voy., en ce qui concerne la matière analogue interne de chaque Etat membre de fixer les cri-
vertu duquel les Etats membres sont tenus de du remboursement de taxes perçues en viola- tères permettant de déterminer l’étendue de la
prendre toutes mesures générales ou particu- tion du droit communautaire, notamment réparation, étant entendu qu’ils ne peuvent être
lières propres à assurer l’exécution des obli- l’arrêt du 9 novembre 1983, San Giorgio, 199/ moins favorables que ceux concernant des ré-
gations qui leur incombent en vertu du droit 82, Rec., p. 3595). clamations ou actions semblables fondées sur
communautaire. Or, parmi ces obligations se » 44. — En l’espèce, la violation du droit le droit interne et que, en aucun cas, ils ne sau-
trouve celle d’effacer les conséquences illici- communautaire de la part d’un Etat membre raient être aménagés de manière à rendre en
tes d’une violation du droit communautaire du fait de la non-transposition de la directive pratique impossible ou excessivement difficile
(voy., en ce qui concerne la disposition analo- 80/987 dans les délais a été constatée par un la réparation. N’est pas conforme au droit
gue de l’article 86 du Traité CECA, l’arrêt du arrêt de la Cour. Le résultat prescrit par cette communautaire une réglementation nationale
16 décembre 1960, Humblet, 6/60, Rec., directive comporte l’attribution aux tra- qui limiterait, de manière générale, le domma-
p. 1125). vailleurs salariés du droit à une garantie pour ge réparable aux seuls dommages causés à cer-
» 37. — Il résulte de tout ce qui précède que le paiement de leurs créances impayées con- tains biens individuels spécialement protégés,
le droit communautaire impose le principe se- cernant la rémunération. Ainsi qu’il résulte de à l’exclusion totale du manque à gagner subi
lon lequel les Etats membres sont obligés de l’examen de la première partie de la première par les particuliers. Des dommages-intérêts
réparer les dommages causés aux particuliers question, le contenu de ce droit peut être iden- particuliers, tels que les dommages-intérêts
par les violations du droit communautaire qui tifié sur la base des dispositions de la directi- « exemplaires » prévus par le droit anglais,
leur sont imputables. ve. doivent, par ailleurs, pouvoir être alloués dans
le cadre de réclamations ou actions fondées sur
» 45. — Dans ces conditions, il appartient à la le droit communautaire s’ils peuvent l’être
» b) Sur les conditions de la responsabilité de juridiction nationale d’assurer, dans le cadre
l’Etat dans le cadre de réclamations ou actions sem-
du droit national de la responsabilité, le droit blables fondées sur le droit interne.
» 38. — Si la responsabilité de l’Etat est ainsi des travailleurs à obtenir réparation des dom-
mages qui leur auraient été causés du fait de la » 5) L’obligation, pour les Etats membres, de
imposée par le droit communautaire, les con- réparer les dommages causés aux particuliers
ditions dans lesquelles celle-ci ouvre un droit non-transposition de la directive.
à réparation dépendent de la nature de la vio- » 46. — Il y a donc lieu de répondre à la juri-
lation du droit communautaire qui est à l’ori- diction nationale qu’un Etat membre est obli- (15) C.J.C.E., arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pê-
gine du dommage causé. gé de réparer les dommages découlant pour cheur c. Bundesrepublik Deutschland et The Queen
» 39. — Lorsque, comme c’est le cas en l’es- les particuliers de la non-transposition de la c. Secretary of State for Transport, ex parte Factor-
pèce, un Etat membre méconnaît l’obligation directive 80/987 ». tame e.a., Rec., 1996, I-1029.
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par les violations du droit communautaire qui autre cause de justification), soit dans une er- Selon moi, il n’y a pas lieu de réserver un sort
leur sont imputables ne saurait être limitée reur de conduite devant être appréciée suivant différent aux normes de droit communautaire
aux seuls dommages subis postérieurement au le critère de l’Etat législateur normalement avec effet immédiat en droit interne et les
prononcé d’un arrêt de la Cour constatant le soigneux et prudent, placé dans les mêmes cir- droits et libertés individuelles garantis par
manquement reproché ». constances. l’article 6.1 de la Convention européenne des
Lorsque le législateur a méconnu des normes droits de l’homme dans la mesure où ces
Dans votre arrêt du 14 janvier 2000 (16) vous droits et libertés ont également un effet direct
avez considéré que n’est pas légalement justi- s’imposant à lui en vertu d’un traité interna-
tional ayant des effets directs dans l’ordre ju- dans l’ordre juridique interne et priment la
fié l’arrêt qui, sur le fondement de constata- norme de droit interne moins favorable (19).
tions et considérations dont il ne résulte pas ridique belge, sa responsabilité peut être mise
qu’il aurait retenu une cause d’exonération de en cause devant le juge du fond. J’estime donc que le principe théorique, à sa-
responsabilité, décide que même si un règle- voir que l’Etat peut être tenu responsable sur
Depuis l’arrêt Le Ski de la Cour de cassation, pied des articles 1382 et 1383 du Code civil,
ment pris par une autorité administrative est la primauté de ces règles de droit international
contraire au Traité instituant la Communauté du fait ou de l’abstention du législateur, lors-
est bien établie et en les méconnaissant, le lé- que ce comportement est fautif et porte attein-
économique européenne, il ne constitue pas gislateur commet une illégalité susceptible
une faute si la violation dudit Traité n’est pas te aux droits subjectifs des individus, doit être
d’engager la responsabilité de l’Etat belge. retenu.
suffisamment caractérisée, sérieuse et mani-
feste. La Convention européenne de sauvegarde des Il me semble cependant qu’il convient d’ap-
droits de l’homme et des libertés fondamenta- pliquer le principe avec prudence. Le législa-
Vous avez énoncé le principe que sous réserve les — en ce compris son article 6.1, qui a des
de l’existence d’une erreur invincible ou teur a en effet tracé certaines limites.
effets directs — et son protocole additionnel
d’une autre cause d’exonération de responsa- entrent directement avec force exécutoire Seule la Cour d’arbitrage (article 142 de la
bilité, l’autorité administrative commet une dans l’ordre juridique belge. Constitution) est compétente pour sanctionner
faute lorsqu’elle prend ou approuve un règle- la violation de la Constitution par une loi, un
ment qui méconnaît soit une disposition de Le juge peut donc vérifier lui-même si le lé- décret ou une règle visée à l’article 134 de la
droit international ayant des effets directs gislateur a violé dans l’ordre juridique interne Constitution par la voie de l’annulation.
dans l’ordre juridique interne, soit des règles un traité international produisant des effets di-
rects. Sur ce point, le juge peut même appré- Votre Cour a encore confirmé dans l’arrêt du
constitutionnelles ou légales lui imposant de 28 février 2005 (20) que les juridictions de
s’abstenir ou d’agir de manière déterminée, de cier si la loi est adéquate ou non.
l’ordre judiciaire n’ont pas le pouvoir de con-
sorte qu’elle engage sa responsabilité civile si Le juge peut, par exemple, constater que le trôler la conformité des lois à la Constitution
cette faute est cause d’un dommage. délai raisonnable contenu dans l’article 6 de et qu’en procédant à pareil contrôle, le juge
Par cette jurisprudence, votre Cour va plus la Convention européenne de sauvegarde des méconnaît le principe général du droit relatif
loin dans la protection des justiciables en droits de l’homme a été dépassé et que ce dé- à la séparation des pouvoirs et viole
énonçant que la violation d’une règle de droit passement constitue une faute au sens de l’article 159 de la Constitution.
2 0 0 6 communautaire ayant pour effet de conférer l’article 1382 du Code civil.
Les cours et tribunaux ne peuvent donc pas re-
des droits aux particuliers, suffit pour qu’il y Certes, le juge ne peut pas édicter, à peine de fuser d’appliquer une loi au motif que, d’après

598 ait responsabilité (17).


C’est dans ce même ordre d’idées qu’on peut
poser la question de savoir dans quelle mesure
l’abstention du législateur belge de légiférer
afin de respecter une obligation souscrite en
substituer son appréciation personnelle à celle
réservée à un autre pouvoir, les mesures légis-
latives nécessaires à assurer le respect de
l’article 6.1, de la Convention européenne
précitée.
leur conviction, cette loi serait inconstitution-
nelle. Lorsque le juge estime que la loi qu’il
est appelé à appliquer dans un cas d’espèce
pourrait être inconstitutionnelle, il a, dans le
respect des règles prévues, le devoir de poser
vertu de la Convention européenne des droits Mais il peut constater, comme l’a fait l’arrêt une question préjudicielle à la Cour d’arbitra-
de l’homme et qui a un effet direct en droit attaqué, que, dans l’ordre juridique existant, ge.
belge et prévaut sur la loi nationale, peut être l’Etat-législateur n’a pas pris les mesures né- Pour la solution du litige à l’occasion duquel
fautive (18). cessaires pour empêcher le développement la question préjudicielle a été posée, le juge
La mise en cause de la responsabilité civile de d’un arriéré judiciaire au mépris de l’article devra se conformer à l’arrêt rendu par la Cour
l’Etat belge dans l’exercice de sa fonction lé- 6.1, de la Convention européenne, ou, en d’arbitrage (loi du 6 janvier 1989, article 28).
gislative me paraît tout à fait possible sur la d’autres termes, il peut constater que le légis- Je pense cependant qu’il y a une différence
base des articles 1382 et 1383 du Code civil. lateur n’a pas organisé le système judiciaire entre « ne pas appliquer une loi parce que con-
de telle sorte que les juridictions puissent ga- traire à une règle constitutionnelle » et
La faute du législateur consistera soit dans la rantir à chacun le droit d’obtenir une décision « sanctionner le législateur pour avoir adopté
violation d’une norme relevant du droit natio- définitive sur les contestations relatives à ses une loi ou avoir omis d’adopter une loi cau-
nal ou d’un traité international avec effet di- droits et obligations de caractère civil dans un sant par ce fait un préjudice à un ou plusieurs
rect dans l’ordre juridique interne, imposant délai raisonnable. justiciables ».
de s’abstenir ou d’agir de manière déterminée Le mémoire en réponse relève à bon droit que
(sous réserve d’une erreur invincible ou d’une Dans une affaire relative à la responsabilité du
« si la responsabilité de l’Etat dans l’exercice pouvoir exécutif, votre Cour (21) a considéré
de sa fonction législative peut être sanction- que le pouvoir judiciaire est compétent tant
née par les tribunaux de l’ordre judiciaire, en
(16) Cass., 14 janvier 2000, R.G., no C.98.0477.F, pour prévenir les atteintes paraissant portées
no 33, et la note signée A.H. tout cas lorsque le manquement correspond à fautivement à un droit subjectif par l’adminis-
la violation d’une disposition de droit interna- tration, lors de l’exercice de son pouvoir dis-
(17) Voy. le commentaire du professeur A. Van Oe- tional, il n’y a aucune distinction à établir se-
velen, « De aansprakelijkheid van de Staat voor de crétionnaire, que pour y mettre fin mais qu’il
lon que la faute consiste en l’adoption d’une ne peut toutefois priver l’administration de sa
schade veroorzaakt door regelgeving in strijd met het
Europese Gemeenschapsrecht : voorrang voor de ten
disposition contraire à ce droit, ou si elle rési- liberté d’appréciation et se substituer à elle.
aanzien van de benadeelde gunstiger internrechtelij- de dans une omission du législateur à prendre
les mesures nécessaires pour le respecter ». Votre Cour a cassé l’arrêt qui était soumis à sa
ke regeling », R..W., 2001-2002, 1099, no 4. censure en tant qu’il relève que le fonctionnai-
(18) Un arrêt du 28 juin 2005 rendu par la cour Les articles 1382 et 1383 du Code civil sanc- re de la partie appelée en déclaration d’arrêt
d’appel de Bruxelles (J.T., 2005, p. 594) a trait à la tionnent de la même manière l’action et
responsabilité de la Chambre des représentants pour l’omission et on ne voit pas à quel titre une ap-
des fautes (au sens des articles 1382 et 1383 du Code plication partielle de ces dispositions pourrait
civil) commises par un de ses organes (en l’espèce se justifier en matière de responsabilité des (19) Cass., 16 mars 1999, R.G., n o P.98.0861.N,
une commission d’enquête parlementaire). Cette dé- pouvoirs publics. no 158.
cision rend l’Etat belge responsable pour les fautes (20) Cass., 28 février 2005, R.G., n o S.04.0149.F,
commises par un de ses organes mais ne vise pas la Par ailleurs, le pouvoir judiciaire ne s’immis- motifs, à paraître à la Pas. 2005; A. Bossuyt, « Les
faute qui serait commise par le législateur même ce pas plus dans les choix politiques en sanc- principes généraux du droit dans la jurisprudence de
pour abstention fautive de légiférer dans un délai tionnant une omission de légiférer qu’en la Cour de cassation », J.T., 2005, pp. 725-736.
considéré par le juge du fond comme étant un délai constatant le caractère fautif et dommageable (21) Cass., 12 décembre 2003, R.G., no C.00.0578.F,
déraisonnable. d’une loi existante. no 642.
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commun avait la possibilité et non l’obliga- sanctionnée par l’annulation de la loi, du dé- 2. — Le fait de ne pas assurer un service judi-
tion de prendre une mesure (délivrer un per- cret ou de la règle visée à l’article 26bis de la ciaire adéquat permettant aux citoyens d’être
mis d’exploiter) et disposait, à cet égard, d’un Constitution, la juridiction de l’ordre judiciai- jugés dans un délai raisonnable et de ne pas
pouvoir discrétionnaire mais décide toutefois, re doit nécessairement décider, en raison de prendre les mesures législatives nécessaires
eu égard aux particularités de l’espèce, d’or- l’autorité de la chose jugée erga omnes qui pour rencontrer cette règle de la Convention
donner la levée des scellés et d’autoriser la dé- s’attache à pareille décision d’annulation (loi européenne des droits de l’homme (article 6.1)
fenderesse à poursuivre ses activités. L’arrêt du 6 janvier 1989, article 9, § 1er), que le lé- peut-il constituer une faute au sens des
attaqué ne relevait par aucun de ses motifs gislateur, auteur de la loi annulée, a commis articles 1382 et 1383 du Code civil?
que, dans l’exercice de son pouvoir discré- une faute et que cette faute donne lieu à répa-
tionnaire, l’autorité administrative n’a com- ration à la condition que le lien causal entre la L’article 6.1 de la Convention de sauvegarde
mis ou paru commettre une faute ou un excès méconnaissance de la Constitution et le dom- des droits de l’homme et des libertés fonda-
de pouvoir, mais substituait son appréciation mage soient prouvés. Il me paraît que, mutatis mentales (droit à un procès équitable) dispose
en opportunité à celle de cette autorité et mé- mutandis, la même solution peut être envisa- notamment que toute personne a droit à ce que
connaissait ainsi le principe général du droit gée en cas d’un arrêt portant réponse à une sa cause soit entendue équitablement, publi-
relatif à la séparation des pouvoirs. question préjudicielle. quement et dans un délai raisonnable, par un
tribunal indépendant et impartial, établi par la
Votre Cour a considéré que le pouvoir judi- Lorsque la loi — au sens large du terme — loi, qui décidera, soit des contestations sur ses
ciaire est compétent pour contrôler la légalité n’est pas contraire à la Constitution, la répon- droits et obligations de caractère civil, soit du
externe et interne des actes ou des abstentions se est plus délicate. bien-fondé de toute accusation en matière pé-
des autorités et pour examiner si ceux-ci sont Pour G. Maes (25), le comportement du légis- nale dirigée contre elle.
conformes à la loi ou, au contraire, s’ils résul- lateur devra être comparé au comportement
tent d’un excès ou d’un détournement de pou- d’un législateur normalement prudent mis Pour mettre en œuvre en matière pénale le
voir, mais qu’il n’appartient pas au pouvoir dans les circonstances concrètes identiques et prescrit de l’article 13 de la Convention de
judiciaire d’apprécier l’opportunité de tels disposant de la même marge d’action politi- sauvegarde des droits de l’homme et des liber-
actes ou abstentions (22). que. La victime devra prouver outre le dom- tés fondamentales qui confère à toute person-
mage et la relation causale, le comportement ne dont les droits et libertés reconnus dans la
Il me semble que les mêmes principes s’impo- Convention ont été violés, le droit à l’octroi
sent lorsque le pouvoir judiciaire est appelé à imprudent ou incorrect imputable à l’auteur
du dommage. d’un recours effectif devant une instance na-
sanctionner une faute commise par le législa- tionale, alors même que la violation aurait été
teur. Quand le législateur omet de légiférer alors commise par des personnes agissant dans
Il faudra définir ce que l’on entend par qu’une décision prise à un niveau supérieur ou l’exercice de leurs fonctions officielles, la
« l’exercice de la fonction législative en bon une loi édictée par ce même législateur et non Belgique a instauré l’article 21ter du titre pré-
père de famille ». abrogée, l’oblige à le faire, l’omission peut liminaire du Code d’instruction criminelle
être constitutive de faute (26). (loi du 30 juin 2000, article 2). Cette règle
Après l’annulation de la loi par un arrêt de la Quand le législateur s’abstient sans plus de lé- dispose que si la durée des poursuites pénales 2 0 0 6
Cour d’arbitrage et en invoquant les motifs giférer sans qu’une règle quelconque l’incite à dépasse le délai raisonnable, le juge peut pro-

599
pour lesquels l’adoption d’une loi contraire aux le faire, il me paraît difficile de retenir la res- noncer la condamnation par simple déclara-
dispositions constitutionnelles est fautive, les ponsabilité du législateur. Les cours et tribu- tion de culpabilité ou prononcer une peine in-
cours et tribunaux peuvent condamner le légis- naux risquent dans ce cas de s’immiscer dans férieure à la peine minimale prévue par la loi.
lateur à dédommager les sujets qui subissent un l’exécution de la fonction législative. Cette disposition offre au prévenu le recours
dommage occasionné par cette faute. effectif garanti par l’article 13 de ladite Con-
Néanmoins il me paraît qu’on peut dire que le vention (cette disposition s’en remet aux Etats
L’article 20 de la loi du 6 janvier 1989 per- législateur qui omet d’agir lorsqu’il y a péril, membres pour pourvoir à ce recours).
mettant à la Cour d’arbitrage de suspendre n’agit pas en bon père de famille. Je pense no-
l’exécution immédiate de la loi ne vise que les tamment à l’abstention d’agir lorsque le pays Aucune disposition de la Convention de sau-
cas où la loi risque de causer un préjudice gra- est menacée par des risques sur le plan de la vegarde des droits de l’homme et des libertés
ve difficilement réparable. sécurité, de la santé publique, de l’hygiène, de fondamentales n’empêche que le législateur
l’atteinte à l’environnement, etc. national ou le juge national détermine la con-
Dans tous les autres cas et ce notamment lors- séquence qui doit résulter du dépassement du
que la réparation en nature sous forme de la J’irai plus loin et dirai, dans ce même ordre délai raisonnable, sous réserve que cette con-
rétractation visée à l’article 16 de la loi du d’idées, que le législateur qui omet de prendre séquence soit adaptée en fonction des circons-
6 janvier 1989 n’efface pas tout le dommage les mesures qui s’imposent afin de garantir à tances de la cause.
subi (23), ce sont les cours et tribunaux qui se ses sujets les droits et libertés constitutionnels
prononceront — en vertu des critères habi- et les droits et libertés de la Convention euro- Le droit belge permet notamment au juge pé-
tuels — sur la réparation de tout autre préjudi- péenne des droits de l’homme (27) ne se con- nal de considérer que le dépassement du délai
ce. duit pas comme on peut l’attendre d’un légis- raisonnable constitue soit une circonstance at-
lateur agissant en bon père de famille. ténuante permettant d’appliquer la diminution
Votre jurisprudence (24) relative aux consé- de peine qui en résulte, soit une circonstance
quences civiles d’un arrêt d’annulation du Je me résume : j’incline à penser que sans vio-
ler le principe de la séparation des pouvoirs, permettant (C. instr. crim., article 21ter) de
Conseil d’Etat doit, me semble t-il, être appli- prononcer la condamnation par simple décla-
quée mutatis mutandis à la responsabilité du les cours et tribunaux du pouvoir judiciaire
peuvent sanctionner le pouvoir législatif par ration de culpabilité ou de prononcer une pei-
pouvoir législatif. Je crois donc pouvoir dire ne inférieure à la peine minimale prévue par la
que lorsqu’une juridiction de l’ordre judiciai- une condamnation au paiement de dommages-
intérêts quand ce législateur ne se conduit pas loi.
re est valablement saisie sur la base des
articles 1382 et 1383 du Code civil d’une de- en bon père de famille, c’est-à-dire comme un Dans votre jurisprudence en matière pénale,
mande en responsabilité fondée sur la mécon- législateur normalement prudent mis dans les vous avez considéré que lorsque le juge du
naissance par le législateur des règles consti- circonstances concrètes identiques et dispo- fond constate le dépassement du délai raison-
tutionnelles et que cette méconnaissance a été sant de la même marge d’action politique. nable, il ne peut pas s’abstenir de le sanction-
ner (28).
(22) Cass., 31 mai 2001, R.G., no C.98.0198.N, no 323; (25) G. Maes, « Algemene zorgvuldigheidsnorm en
voy. Cass., 10 juin 1996, R.G., no S.95.0114.F, no 227, aansprakelijkheid voor de wetgevende macht », (28) Cass., 21 juin 2005, www.cass.be, R.G.,
avec concl. min. publ. N.J.W., 2004, 398-404, nos 15 et 16, p. 402. n o P.05.0526.N; Cass. 22 juin 2004, www.cass.be,
(23) Il en est de même lorsque pour des affaires pé- (26) Cela peut être la Constitution, une règle de droit R.G., n o P.04.0310.N; Cass. 4 février 2004, R.G.,
nales la rétractation des articles 10 et suivants de la international avec effet immédiat en Belgique ou une no P.03.1370.F, no 57; Cass. 28 janvier 2004, R.G.,
loi du 6 janvier 1989 laisse subsister un dommage. loi qui nécessite des mesures d’exécution à prendre n o P.03.1533.F, n o 51; J.T. 2005, 500, note
(24) Cass., 21 décembre 2001, R.G., no C.99.0528.F, par le législateur, par exemple une loi budgétaire. A. Masset, « La sanction du dépassement du délai
no 719; voy. aussi Cass., 21 juin 1990, R.G., no 8575, (27) Et dans le futur le cas échéant de la Constitution raisonnable en matière pénale : le principe est affir-
no 614. européenne. mé, les modalités restent incertaines ».
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Dans son arrêt du 15 septembre 2004 (29), la de telle sorte que ses juridictions puissent ga- principales causes. Une distinction doit toute-
Cour d’arbitrage constate que bien que rantir à chacun le droit d’obtenir une décision fois être opérée entre l’arriéré judiciaire au ni-
l’article 21ter du titre préliminaire du Code de définitive sur les contestations relatives à ses veau des tribunaux de première instance et au
procédure pénale, qui confirme une solution droits et obligations de caractère civil dans un niveau de la cour d’appel. Pour le gouverne-
adoptée par la Cour de cassation, ne s’appli- délai raisonnable (32). ment, l’arriéré au niveau des tribunaux de pre-
que, en tant que tel, qu’en cas de poursuites Dans l’affaire Marien c. Belgique (33), l’Etat mière instance du ressort de la cour d’appel de
pénales, il ne s’ensuit pas que la personne qui belge avait fait valoir la qualité de partie de Bruxelles trouve son unique cause dans le fait
se voit infliger une amende administrative et l’Etat fédéral belge au procès ou de celle d’un que le cadre des magistrats est incomplet. Il
qui exerce un recours devant le tribunal du tra- de ses démembrements, en l’occurrence la Ré- serait impossible de trouver suffisamment de
vail pourrait être jugée et condamnée hors de gion flamande, pour exclure sa responsabilité candidats répondant aux conditions légales de
tout délai raisonnable sans que ce tribunal ne du chef d’une éventuelle violation de la Con- nomination pour occuper des places vacantes.
puisse tenir compte du préjudice causé par ce vention. Selon la Cour européenne des droits Ce blocage de recrutement des magistrats se-
dépassement du délai. de l’homme cette argumentation doit être rait dû aux règles coercitives de la loi du
Si le législateur a aménagé les conséquences écartée. 15 juin 1935 sur l’emploi des langues en ma-
du dépassement du délai raisonnable par la tière judiciaire. Plusieurs mesures importan-
En effet, d’une part, la Cour européenne des tes auraient été prises afin de réduire le nom-
disposition contenue à l’article 21ter du titre droits de l’homme relève qu’en droit belge, la
préliminaire du Code de procédure pénale et bre d’affaires pendantes, d’éviter que de nou-
procédure civile est régie par le principe dis- veaux retards se créent dans le traitement des
si cet article ne s’applique pas au recours positif et elle rappelle que ce principe, qui
exercé devant le tribunal du travail, celui-ci affaires et d’améliorer ainsi l’efficacité de la
consiste à donner aux parties des pouvoirs justice.
n’est pas dispensé pour autant de tirer les con- d’initiative et d’impulsion, implique que la
séquences d’un dépassement du délai raison- responsabilité de la marche de la procédure » 2. — Selon le gouvernement, la présente af-
nable qu’il constate. La seule différence de incombe aux parties (34). faire aurait été diligentée dans des délais rela-
traitement entre les deux catégories de per- tivement brefs au vu notamment des compli-
sonnes comparées dans la question préjudi- D’autre part, dit la Cour européenne des droits cations de procédure imputables aux parties
cielle tient à ce que, pour celle qui est poursui- de l’homme, il incombe aux Etats contractants en cause (reprise d’instance à la suite du décès
vie devant le tribunal correctionnel, les consé- d’organiser leur système judiciaire de telle du vendeur; intervention de Mme B., adminis-
quences du dépassement du délai raisonnable sorte que leurs juridictions puissent garantir à trateur délégué de la société immobilière,
sont déterminées par l’article 21ter du titre chacun le droit d’obtenir une décision défini- après le jugement de réouverture des débats
préliminaire du Code de procédure pénale, tive sur les contestations relatives à ses droits du 12 septembre 2000).
tandis que, pour celle qui exerce un recours et obligations de caractère civil dans un délai » 3. — Le requérant rétorque que force est de
devant le tribunal du travail, ces conséquences raisonnable (35). constater qu’aucune des mesures prises par
sont laissées à l’appréciation de ce tribunal. Si Je me limiterai à citer certains attendus élo- l’Etat belge n’a eu l’effet escompté, à savoir la
les deux catégories de personnes font l’objet quents d’un arrêt de la Cour européenne des disparition de l’arriéré judiciaire et qu’en l’espè-
2 0 0 6 d’un traitement différent, celui-ci ne peut être droits de l’homme du 15 juillet 2005 en cause ce, la violation de l’article 6, § 1er, est patente.
tenu pour discriminatoire. de Landsheer c. Belgique (36) statuant préci- » 4. — La Cour rappelle que le caractère rai-

600 Pour la Cour européenne des droits de l’hom-


me, le caractère raisonnable de la durée d’une
procédure s’apprécie suivant les circon-
stances de la cause et eu égard aux critères
consacrés par sa jurisprudence, en particulier
sément sur la question de l’arriéré judiciaire
dans les tribunaux de l’arrondissement de
Bruxelles et à la cour d’appel de Bruxelles.
La Cour considère :
« 1. — Le gouvernement rappelle que les juri-
sonnable de la durée d’une procédure s’appré-
cie suivant les circonstances de la cause et eu
égard aux critères consacrés par sa jurispruden-
ce, en particulier la complexité de l’affaire, le
comportement du requérant et celui des autori-
la complexité de l’affaire, le comportement dictions du ressort de la cour d’appel de tés compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour
du requérant et celui des autorités compéten- Bruxelles connaissent un problème spécifique les intéressés (voy., parmi beaucoup d’autres,
tes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéres- d’arriéré judiciaire, qui est inhérent à de insti- Frydlender c. France, gde ch., no 30979/96,
sés (30). tutions très sollicitées dont la charge de travail § 43, C.E.D.H., 2000-VII).
Dans son arrêt du 12 avril 2000 (31) notam- est en outre augmentée en raison des exigen- » 5. — La Cour estime que l’affaire en cause
ment, votre Cour considère qu’il incombe aux ces spécifiques liées à une structure bilingue. ne présentait pas de complexité particulière,
juridictions de jugement d’apprécier si la cau- L’augmentation et la complexité croissante même si la question de l’intervention de la so-
se est entendue dans un délai raisonnable, à la des affaires introduites, l’inégale répartition ciété immobilière a suscité certaines compli-
lumière des éléments concrets propres à cha- entre les différents magistrats et une mauvaise cations de procédure. Aucun manque de dili-
que cause et que parmi ces éléments, il peut utilisation de temps des audiences en sont les gence ne peut non plus être reproché au requé-
être tenu compte non seulement de la nature et rant.
de la complexité de l’affaire, de la manière » 6. — S’agissant du comportement des auto-
dont l’affaire a été menée par les autorités ju- (32) C.E.D.H., 1er juillet 2004, arrêt s.a. Delbrassin- rités compétentes, la Cour relève notamment
diciaires mais aussi du comportement du pré- ne c. Belgique, J.L.M.B., 2004, 1304; C.E.D.H., arrêt un délai de 21 mois entre la demande de fixa-
venu, qui peut par son attitude retarder le dé- du 28 avril 2005 l’affaire Dumont c. Belgique; tion conjointe du 3 septembre 1998 (§ 9 ci-
roulement du procès. C.E.D.H., arrêt du 15 novembre 2002, Boca c. Belgi- dessus) et l’audience de plaidoiries du 19 juin
que; C.E.D.H., arrêt du 15 juillet 2002 en l’affaire 2000 § 10 ci-dessus) et un délai de 15 mois
Il s’en déduit donc qu’il appartient au juge du Stratégies et Communications et Dumoulin c. Belgi-
fond d’apprécier souverainement les consé- entre la requête en fixation de la cause pour
que; C.E.D.H., arrêt du 10 avril 2001 en cause Sa- plaidoiries du 22 octobre 2001 (§ 12 ci-des-
quences d’un dépassement de délai raisonna- blon c. Belgique; C.E.D.H., arrêt Roobaert du
ble. sus) et l’audience du 10 février 2003 (§ 14 ci-
29 juillet 2004; C.E.D.H., arrêt Willekens du 24 avril dessus). Ces difficultés de fixer les audiences
En matière civile un principe similaire à 2003. Note : tous les arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme sont disponibles sur le site
à bref délai ont d’ailleurs été relevées par le
l’article 21ter du Code d’instruction criminel- greffier des rôles (§ 9 ci-dessus) et le tribunal
le n’existe pas. http ://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/
search.asp?skin=hudoc-fr rangés à leur date. (§ 12 ci-dessus).
Dans une série d’arrêts, la Cour européenne (33) C.E.D.H., 3 novembre 2005. » 7. — A la lumière des arrêts récemment ren-
des droits de l’homme a condamné l’Etat bel- (34) Voy., entre autres, mutatis mutandis, C.E.D.H., dus en la matière contre la Belgique (voy., entre
ge faute d’avoir organisé le système judiciaire arrêt du 23 novembre 1993, Scopelliti c. Italie, autres, Willekens c. Belgique, n o 50859/99,
série A, no 278, § 25. 24 avril 2003, Roobaert c. Belgique, no 52231/
(35) La C.E.D.H. renvoie aux arrêts Entreprises Ro- 99, 29 juillet 2004), la Cour est d’avis qu’aucu-
(29) C.A., 15 septembre 2004, R.W., 2005-2006, bert Delbrassine s.a. et autres c. Belgique du ne explication valable de ces délais n’a été
578. 1er juillet 2004, § 27, et Vocaturo c. Italie du 24 mai fournie par le gouvernement. Il est de jurispru-
(30) Voy., parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. 1991, série A, no 206-C, p. 32, § 17. dence constante que l’encombrement chroni-
France, gde ch., no 30979/96, § 43, C.E.D.H., 2000- (36) C.E.D.H., arrêt du 15 juillet 2005 en cause de que du rôle d’une juridiction ne constitue pas
VII. Landsheer c. Belgique (à l’unanimité); voy. aussi : une explication valable (voy. l’arrêt Probst-
(31) Cass., 12 avril 2000, R.G., n o P.00.0136.F, C.E.D.H., arrêt du 15 novembre 2005 en cause meier c. Allemagne du 1er juillet 1997, Recueil
no 249. Czech c. Pologne. des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1138, § 64).
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En effet, l’article 6, § 1er, oblige les Etats con- Les victimes de la lenteur judiciaire qui ont nière déterminée, et par conséquent, sous ré-
tractants à organiser leur système judiciaire de épuisé le long chemin de passer par la Cour de serve d’une erreur invincible ou d’une autre
telle sorte que les tribunaux puissent remplir Strasbourg et y ont obtenu gain de cause, à sa- cause de justification, la violation de ce prin-
chacune de ses exigences, notamment celle du voir une condamnation de l’Etat belge, ne doi- cipe constitue une faute pouvant engager la
délai raisonnable (arrêt Portington c. Grèce du vent — pour obtenir une condamnation à des responsabilité de l’Etat.
23 septembre 1998, Recueil, 1998-VI, p. 2633, dommages-intérêts — plus prouver la faute de » Le gouvernement cite, par ailleurs, plu-
§ 33; Vocaturo c. Italie, arrêt du 24 mai 1991, l’Etat belge. Cette faute est prouvée par sieurs décisions de juridictions de fond ayant
série A no 206-C, p. 32, § 17). l’autorité de la chose jugée rattachée à l’arrêt. condamné l’Etat à payer une indemnisation
» 8. — Ces éléments suffisent à la Cour pour Seuls le dommage et son lien causal avec le dans le cas de violations du droit à faire enten-
conclure que la cause du requérant n’a pas été délai déraisonnable doivent encore être prou- dre sa cause dans un délai raisonnable, en par-
entendue dans un délai raisonnable. Partant, il vés. ticulier :
y a eu violation de l’article 6, § 1 er , de la Mais est-il requis de passer par la Cour euro- » — un jugement du tribunal de première ins-
Convention ». péenne des droits de l’homme avant de pou- tance de Bruxelles du 21 mars 1980 ayant
Il résulte de l’ensemble des décisions de la voir obtenir un dédommagement devant les condamné l’Etat belge à payer des dommages
Cour européenne des droits de l’homme en la cours et tribunaux belges? et intérêts dans une affaire où le directeur des
matière et ayant trait à la situation belge, à sa- En vertu de l’article 35 de la Convention euro- contributions, organe de l’Etat n’appartenant
voir l’arriéré judiciaire dans les cours et tribu- péenne des droits de l’homme, la Cour ne peut pas à la magistrature mais exerçant quand
naux du ressort de la cour d’appel de Bruxel- être saisie qu’après l’épuisement des voies de même une fonction juridictionnelle, n’avait
les, que l’Etat belge a été condamné à de recours internes, tel qu’il est entendu selon les toujours pas pris de décision quant à la récla-
maintes reprises. principes de droit international généralement mation du demandeur introduite plus de qua-
La Cour européenne des droits de l’homme a reconnus, et dans un délai de six mois à partir tre ans auparavant (J.D.F., 1980, 289);
souligné (37) : de la date de la décision interne définitive. Le » — un arrêt de la cour d’appel de Bruxelles
« que l’Etat défendeur, reconnu responsable chemin risque d’être particulièrement long du 16 décembre 1999, condamnant l’Etat bel-
d’une violation de la Convention, est appelé lorsque la victime devra d’abord épuiser le re- ge à réparer le préjudice subi par une partie ci-
non seulement à verser aux intéressés les som- cours national, puis épuiser le recours devant vile du fait de la lenteur d’une instruction
mes allouées à titre de satisfaction équitable, la Cour européenne des droits de l’homme ayant conduit, lors du règlement de la procé-
mais aussi à choisir, sous le contrôle du comi- avant de retourner devant la juridiction du dure, au constat de la prescription de l’action
té des ministres, les mesures à adopter dans fond pour y obtenir une condamnation au publique (J.L.M.B., 2000, 578);
son ordre juridique interne afin de mettre un paiement de dommages-intérêts. » — un jugement du tribunal de première ins-
terme à la violation constatée par la Cour et Dans une décision (40) se prononçant sur la tance de Bruxelles du 27 octobre 2000 ayant
d’en effacer autant que possible les consé- recevabilité d’un recours exercé par un justi- retenu la faute de l’Etat belge dans une affaire
quences. Il est entendu en outre que l’Etat dé- ciable contre l’Etat belge pour cause de la lon- où le Conseil d’Etat avait mis dix ans à rendre
fendeur reste libre, sous le contrôle du comité gue durée d’une procédure devant le Conseil un arrêt de 6 pages (T.M.R., 2000, 273); 2006
des ministres, de choisir les moyens de s’ac- d’Etat, l’Etat belge avait invoqué l’irrecevabi- » — un jugement du tribunal de première ins-
quitter de son obligation juridique au regard lité du recours au motif du non-épuisement tance de Bruxelles du 6 novembre 2001 (41)
de l’article 46 de la Convention.
» Dès lors, en vertu de l’article 41 de la Con-
vention, le but des sommes allouées à titre de
satisfaction équitable est uniquement d’accor-
der une réparation pour les dommages subis
des recours devant les juridictions nationales.
La Cour européenne des droits de l’homme
considère que :
« 1. — Le requérant se plaint de la durée de la
procédure devant le Conseil d’Etat. Il invoque
ayant condamné l’Etat belge au paiement d’un
franc provisionnel du chef de carence fautive
à prendre les dispositions législatives et régle-
mentaires nécessaires au bon fonctionnement
de ses juridictions (J.T., 2001, p. 865).
601
par les intéressés dans la mesure où ceux-ci l’article 6, § 1er, de la Convention, (...) » A l’estime du gouvernement, le requérant
constituent une conséquence de la violation » a ) L e g o u ve r n e m e n t , q u i a d m e t q u e aurait dès lors dû assigner l’Etat belge devant
ne pouvant en tout cas pas être effacée » (38). l’article 6 est applicable en l’espèce, invoque les juridictions civiles internes pour l’enten-
L’article 13 de la Convention européenne des à cet égard une exception d’irrecevabilité tirée dre condamner, sur la base de l’article 1382
droits de l’homme précise que toute personne du non-épuisement des voies de recours inter- du Code civil, à indemniser le préjudice éven-
dont les droits et libertés reconnus dans la nes. Il fait valoir que, depuis un arrêt du tuel subi. Faute de l’avoir fait, il n’a pas épui-
Convention ont été violés, a droit à l’octroi 19 décembre 1991, la Cour de cassation belge sé les voies de recours internes au sens de
d’un recours effectif devant une instance na- accepte le principe selon lequel la responsabi- l’article 35 de la Convention.
tionale, alors même que la violation aurait été lité civile de l’Etat peut être engagée pour le » Dans son mémoire en réponse, le requérant
commise par des personnes agissant dans dommage causé par des fautes commises par fait valoir que l’Etat belge reste en défaut de
l’exercice de leurs fonctions officielles. des magistrats dans l’exercice de leurs fonc- démontrer qu’une action introduite sur la base
tions. Dans un arrêt du 8 décembre 1994, la de l’article 1382 du Code civil aurait, dans les
Dans l’arrêt Kudla c. Pologne (39) la Cour même Cour de cassation a précisé, par circonstances de l’espèce, constitué un re-
européenne des droits de l’homme pose com- ailleurs, que “ la faute du magistrat pouvant, cours effectif.
me principe que le recours exigé doit être ef- sur la base des articles 1382 et 1383 du Code
fectif en droit comme en pratique. » La Cour rappelle que la règle de l’épuise-
civil, entraîner la responsabilité de l’Etat con- ment des voies de recours internes vise à mé-
En vertu même de ce principe, l’Etat belge siste, en règle, en un comportement qui, ou nager aux Etats contractants l’occasion de
doit veiller à ce que les victimes disposent bien s’analyse en une erreur de conduite de- prévenir ou de redresser les violations allé-
d’un recours devant le juge national pour y vant être appréciée suivant le critère du magis- guées contre eux avant que ces allégations ne
obtenir la réparation du dommage subi. Bien trat normalement soigneux et prudent, placé lui soient soumises (voy., parmi beaucoup
que ce recours ne soit pas instauré de façon dans les mêmes conditions, ou bien, sous ré- d’au tre s, Selm ouni c. Fran ce, gde ch.,
formelle et spéciale, je suis d’avis qu’on peut serve d’une erreur invincible ou d’une autre n o 25803/94, § 74, Cour européenne des
considérer que le recours indemnitaire tel que cause de justification, viole une norme du droits de l’homme 1999-V). Les dispositions
prévu en termes généraux par les articles 1382 droit national ou d’un traité international de l’article 35, § 1 er , de la Convention ne
et 1383 du Code civil satisfait à cette exigence ayant des effets directs dans l’ordre juridique prescrivent cependant que l’épuisement des
du droit international. interne, imposant au magistrat de s’abstenir recours à la fois relatifs aux violations incri-
ou d’agir de manière déterminée ”. Or, le prin- minées, disponibles et adéquats. Ils doivent
cipe d’une justice appropriée dans un délai
(37) C.E.D.H., arrêt du 15 juillet 2002 en l’affaire raisonnable, consacré à l’article 6 de la Con-
Stratégies et Communications et Dumoulin c. Belgi- vention, impose aux magistrats d’agir de ma- (41) Le jugement du 6 novembre 2001 est la déci-
que. sion rendue en première instance dans la présente
(38) Voy. Scozzari et Giunta c. Italie, gde ch., cause. L’arrêt attaqué du 4 juillet 2002 confirme
nos 39221/98 et 41963/98, § 249, C.E.D.H., 2000- (40) C.E.D.H., décision du 28 octobre 2004 sur la cette décision dans son principe. L’Etat belge cite
VIII. recevabilité de la requête no 47153/99 présentée par donc — à sa décharge — le jugement entrepris en
(39) C.E.D.H., 26 octobre 2000, Recueil/Reports, G. Vanpraet contre la Belgique (cause terminée par vertu duquel l’Etat a été déclaré responsable pour la
2000, § 149. une transaction : voy. arrêt du 21 avril 2005). négligence du législateur.
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exister à un degré suffisant de certitude non mettre les contestations qui ont pour objet des le d’une jurisprudence bien établie de la Cour
seulement en théorie mais aussi en pratique, droits civils aux cours et tribunaux. La respon- de cassation que la faute commise par l’État
sans quoi leur manquent l’effectivité et l’ac- sabilité du législateur trouve son fondement doit, en vertu de principes régissant la répara-
cessibilité voulues; il incombe à l’Etat défen- dans les articles 1382 et 1383 du Code civil. tion du dommage découlant d’une faute extra-
deur de démontrer que ces exigences se trou- Il s’agit donc sans aucun doute d’une deman- contractuelle, conduire à une réparation.
vent réunies (voy., parmi beaucoup d’autres, de civile tombant sous les règles de la procé- L’Etat belge présenta cette défense afin de
Vernillo c. France, arrêt du 20 février 1991, dure de droit commun. Il n’est pas besoin de voir débouter le requérant de sa demande.
série A, no 198, § 27, et Dalia c. France, arrêt créer une juridiction nouvelle ou d’en dési- La Cour européenne des droits de l’homme a
du 19 février 1998, Recueil des arrêts et déci- gner une; le droit commun de la procédure ci- déjà estimé que si la victime devait épuiser
sions, 1998-I, § 38). A cela, il faut ajouter que vile gouverne la matière. une seconde fois les voies de recours internes
l’épuisement des voies de recours internes pour pouvoir obtenir de la Cour européenne
s’apprécie en principe à la date d’introduction Pour ces mêmes raisons, il n’est pas nécessai-
re d’organiser un recours séparé et nouveau des droits de l’homme une satisfaction équita-
de la requête devant la Cour (voy., par exem- ble, la longueur totale de la procédure insti-
ple, Zutter c. France, no 30197/96, décision pour sanctionner des fautes ayant engendré un
tuée par la Convention se révélerait peu com-
du 27 juin 2000, Van der Kar et Lissaur van dommage; le droit commun organise ce re-
patible avec l’idée d’une protection efficace
West c. France, nos 44952/98 et 44953/98, dé- cours.
des droits de l’homme. Pareille situation con-
cision du 7 novembre 2000, et Malve c. Fran- Cette thèse me paraît parfaitement conforme à duirait à une situation inconciliable avec le
ce, no 46051/99, décision du 20 janvier 2001) la jurisprudence de la Cour européenne des but et l’objet de la Convention (48).
soit, en l’espèce, le 18 août 1998. droits de l’homme qui décide dans un arrêt ré-
» A cette date, la Cour de cassation belge avait cent (43) que « l’article 13 ne va pas jusqu’à La Cour européenne des droits de l’homme
certes déjà admis le principe selon lequel la res- exiger un recours par lequel on puisse dénon- observe cependant, en outre, qu’il n’a pas été
ponsabilité de l’Etat peut être engagée du fait de cer, devant une autorité nationale, les lois d’un établi par l’Etat belge qu’une telle procédure
fautes commises par des magistrats dans l’exer- Etat contractant comme contraires en tant que interne aurait été en l’espèce forcément cou-
cice de leurs fonctions, mais les diverses déci- telles à la Convention ». ronnée de succès.
sions de juridictions de fond que le gouverne- S’il est exact que l’autorité de la chose jugée (49)
Afin d’entendre rejeter la demande en domma- des arrêts de la Cour européenne des droits de
ment invoque et qui auraient fait application de ges-intérêts en vertu de l’article 41 de la Con-
ce principe en matière de dépassement du délai l’homme n’est en principe que relative, l’inter-
vention, l’Etat belge avait — dans la cause prétation de la Convention européenne des droits
raisonnable sont toutes postérieures au mois Marien c. Belgique (44) — fait valoir que « les
d’août 1998, à l’exception du jugement du tri- de l’homme que donne la Cour européenne des
requérants auront la possibilité de demander droits de l’homme, doit être reconnue par nos
bunal de première instance de Bruxelles du une réparation devant le juge interne ». L’Etat
21 mars 1980, qui portait, toutefois, sur la durée cours et tribunaux (50).
admet donc, dans ces causes (45), que nos
anormale d’une procédure non judiciaire. cours et tribunaux sont bien compétents pour J’estime donc pouvoir répondre par l’affirma-
» La Cour estime dès lors que, à la date d’in- condamner l’Etat belge du chef des fautes et tive à la question posée; le manquement de
2 0 0 6 troduction de la requête, la possibilité de met- l’Etat d’organiser le système judiciaire de
m a n q u e m e n t s d u l é g i s l a t e u r. B i e n q u e
tre en cause la responsabilité de l’Etat pour le l’article 41 de la Convention ne s’applique en telle sorte que les juridictions puissent garan-

602
dommage causé par la faute de magistrats qui principe que si le droit interne ne permet tir à chacun le droit d’obtenir une décision dé-
auraient méconnu les exigences du délai rai- d’effacer qu’imparfaitement les conséquences finitive sur les contestations relatives à ses
sonnable au sens de l’article 6 de la Conven- de cette violation, il est à noter que, dans les droits et obligations de caractère civil, dans un
tion n’avait pas encore acquis un degré de cer- causes citées, la Cour européenne des droits de délai raisonnable, constitue une faute au sens
titude juridique suffisant pour pouvoir et de- l’homme ne donne aucun motif justifiant sa des articles 1382 et 1383 du Code civil.
voir être utilisé aux fins de l’article 35, § 1er, décision d’accorder un dédommagement au re-
de la Convention (voy., mutatis mutandis, par- J’ajoute encore que par une loi du 16 juillet
quérant. 2002 le gouvernement a pris des mesures afin
mi beaucoup d’autres, Stoeterij Zangersheide
n.v. et autres c. Belgique, no 47295/99, déci- Dans certains cas, l’Etat belge a d’ailleurs de résorber l’arriéré judiciaire dans les tribu-
sion du 27 mai 2004; Debbasch c. France, proposé à titre de conciliation devant la Cour naux siégeant en première instance dans le
no 49392/99, décision du 18 septembre 2001 européenne des droits de l’homme le paie- ressort de l’arrondissement de Bruxelles (mo-
et Dumas c. France, no 53425/99, décision du ment d’une indemnité forfaitaire en vue de dification de l’article 86bis du Code judiciai-
30 avril 2002). Partant, l’exception de non- désintéresser la victime du dépassement du re). Statuant sur un recours en annulation de
épuisement soulevée par le gouvernement ne délai raisonnable (46). cette loi, la Cour d’arbitrage a rejeté le recours
saurait être retenue ». par arrêt du 24 mars 2004 (51) en considérant
Dans la cause de Landsheer c. Belgique (47), notamment qu’il ne saurait être reproché aux
Je suis d’avis que nos cours et tribunaux peu- l’Etat belge a fait valoir que la Cour européen-
vent (sans qu’il soit nécessaire d’épuiser tous ne des droits de l’homme ne peut, le cas
les recours et de se pourvoir devant la Cour échéant, que constater une violation de la
européenne des droits de l’homme), sur la Convention mais qu’une indemnisation du re- (48) La C.E.D.H. renvoie à la cause Ogur c. Turquie,
quérant doit être prononcée par le juge natio- gde ch., no 21594/93, § 98, C.E.D.H. 1999-III.
base des éléments de fait de la cause, décider
que le délai raisonnable a été dépassé, tout nal. L’Etat belge en déduisait que si la Cour (49) Voy. l’article 46 de la Convention stipulé com-
comme nos cours et tribunaux peuvent con- devait conclure à la violation de l’article 6, il me suit : « Article 46. — Force obligatoire et exécu-
damner l’Etat ou l’autorité qui a commis la incomberait au requérant d’établir son dom- tion des arrêts. 1) Les hautes parties contractantes
mage devant le juge national puisqu’il décou- s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la
faute dans l’exécution de sa fonction législati- Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
ve, dans tous les autres cas où il est question 2) L’arrêt définitif de la Cour est transmis au comité
d’une abstention fautive de légiférer ou d’une des ministres qui en surveille l’exécution ». J. Vande
faute commise lors de l’élaboration d’une loi, (43) C.E.D.H., arrêt 19 octobre 2005, Roche c. Lanotte et Y. Haeck, Handboek EVRM, deel 1,
qui violent les dispositions de droit constitu- Royaume-Uni (gde ch.). « Algemene beginselen », Intersentia, Antwerpen,
tionnel ou de droit international. (44) C.E.D.H., 3 novembre 2005, Marien c. Belgi- 2005, 718, nos 19 et s.
Certains auteurs hésitent et sont d’avis qu’il que. (50) Cass., 7 avril 1995, R.G., n o C.93.0200.N,
faut au moins une décision de principe de (45) C.E.D.H., 21 avril 2005, Vanpraet c. Belgique no 190; voy. Cass., 14 avril 1983, audience plénière,
votre Cour à supposer que l’évolution préto- et C.E.D.H., 3 novembre 2005, Marien c. Belgique. R.G., no 6789, no 441, avec concl. de M. Velu, avo-
rienne ne nécessite plus d’intervention légis- (46) Dans la cause Vanpraet (arrêt de la C.E.D.H. du cat général, spécialement p. 893, nos 24 à 26; Cass.,
lative spécifique (42). 21 avril 2005) la Cour « prend acte du règlement 10 mai 1989, R.G., no 7423, no 514, avec concl. de
amiable auquel sont parvenues les parties (article 39 M. Piret, avocat général (spécialement p. 951);
Je serai plus affirmatif : l’article 144 de la de la Convention). Elle est assurée que ce règlement Cass., 15 mai 1992, R.G., n o 6583, n o 484, avec
Constitution permet à tout justiciable de sou- s’inspire du respect des droits de l’homme tels que concl. de M. D’Hoore, avocat général, publiées dans
les reconnaissent la Convention ou ses protocoles A.C.; J. Vande Lanotte et Y. Haeck, Handboek
(articles 37, § 1er, in fine, de la Convention et 62, § 3, EVRM, deel 1, « Algemene beginselen », Intersen-
(42) S. van Drooghenbroeck, « Délai raisonnable, du règlement) ». tia, Antwerpen, 2005, 729, no 31.
recours effectif - En attendant la Cour de cassation », (47) C.E.D.H., arrêt du 15 juillet 2005 en cause de (51) C.A., 24 mars 2004, arrêt 47/2004, R.D.J.P.,
J.T., 2005, 484. Landsheer c. Belgique (à l’unanimité). 2005, 25.
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autorités de lutter contre l’arriéré judiciaire là sa première branche, le second moyen man-

A
où cet arriéré est le plus important et où son que en droit.
élimination semble la plus urgente. Il en est En soutenant, en sa deuxième branche, que ARRÊT
ainsi d’autant plus que la désignation de juges l’omission ou l’abstention du législateur ne
de complément n’a qu’un caractère temporai- peut donner lieu qu’à la responsabilité politi-
re et qu’elle vise à faire face, selon les néces- que du législateur devant la nation mais qu’à
sités du service, à des circonstances excep- défaut de violation des règles de droit qui I. — La procédure devant la Cour.
tionnelles, dans l’attente d’une intervention s’imposent au législateur, tels la Constitution,
législative plus globale. les traités internationaux et le droit commu- Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt
Je me résume : le manquement de l’Etat d’or- nautaire, il ne peut y avoir faute du législateur, rendu le 4 juillet 2002 par la cour d’appel de
ganiser le système judiciaire de telle sorte que le moyen manque également en droit. Bruxelles.
les juridictions puissent garantir à chacun le En effet, la Constitution a mis sous la protec- Le conseiller Albert Fettweis a fait rapport.
droit d’obtenir une décision définitive sur les tion du pouvoir judiciaire tous les droits civils,
contestations relatives à ses droits et obliga- c’est-à-dire tous les droits privés consacrés ou Le premier avocat général Jean-François
tions de caractère civil dans un délai raisonna- organisés par le Code civil et les lois qui le Leclercq a conclu.
ble, constitue une faute au sens des articles complètent (53) et pas seulement la vérifica-
1382 et 1383 du Code civil. tion du respect d’une hiérarchie de normes. II. — Les moyens de cassation.
Lorsque la Cour européenne des droits de En sa troisième branche enfin, le moyen con-
l’homme a condamné l’Etat belge pour ces teste que les trois conditions d’application des . . . . . . . . . . . .
motifs, la condamnation fait preuve de cette articles 1382 et 1383 du Code civil soient ré-
faute. unies en l’espèce. Second moyen.
Lorsque le justiciable ne s’est pas pourvu de- S’il est exact que l’existence du dommage ne Dispositions légales violées :
vant la Cour européenne des droits de l’hom- suffit pas, il ressort de la lecture de l’arrêt atta-
me, il appartient aux cours et tribunaux d’exa- — articles 33, 36 et 42 de la Constitution;
qué (p. 14, point 4.4.5) que celui-ci considère
miner si la carence de l’Etat est fautive dans le comme faute « d’avoir omis de légiférer afin de — article 6.1 de la Convention de sauvegarde
cas d’espèce soumis à leur juridiction. donner au pouvoir judiciaire les moyens néces- des droits de l’homme et des libertés fonda-
saires pour lui permettre d’assurer efficace- mentales, signée à Rome le 4 novembre 1950,
* * * ment le service public de la justice, dans le res- approuvée par la loi du 13 mai 1955;
pect notamment de l’article 6.1 de la Conven- — principe général du droit de la séparation
Je passe maintenant à l’examen du fondement tion européenne de sauvegarde des droits de des pouvoirs;
du second moyen. l’homme et des libertés fondamentales ». — articles 1382 et 1383 du Code civil.
Je suis d’avis que le second moyen manque en Le juge du fond apprécie souverainement la 2006
droit, en ses deux premières branches tandis faute et détermine sur cette base la responsa- Décisions et motifs critiqués.
qu’en sa troisième branche, il ne peut être ac- bilité; votre Cour vérifie si les faits souverai- L’arrêt, pour déclarer l’appel du demandeur non
cueilli.
En effet, contrairement à ce qui est soutenu en
la première branche du second moyen, lorsque
le pouvoir judiciaire examine la responsabilité
du pouvoir législatif en retenant la responsa-
nement constatés par le juge justifient les con-
séquences qu’il en déduit en droit, notamment
si ces déductions ne violent ni la notion légale
de faute ni celle de lien de causalité (54).
L’omission critiquée est suffisamment déter-
fondé et l’en débouter, dire la demande nouvel-
le de la défenderesse fondée et, en conséquence,
condamner le demandeur à payer la somme
d’un euro à titre provisionnel, décide que le re-
tard de fixation devant le tribunal de première
603
bilité de l’Etat belge pour son abstention de minée et le moyen n’explicite pas dans quelle instance de Bruxelles procède de l’insuffisance
mettre en œuvre les moyens jugés nécessaires mesure les notions légales de la faute ou du du nombre de magistrats francophones du siège
aux juridictions bruxelloises pour permettre lien de causalité seraient violées. En cette au tribunal et que la situation procédurale anor-
aux justiciables de bénéficier d’un procès branche, le moyen ne peut être accueilli. male que connaît la cause de la défenderesse de-
dans un délai raisonnable tel que prescrit par vant la cour d’appel de Bruxelles procède d’une
Je me résume sur l’ensemble : aucune dispo- insuffisance criante, et non contestée, d’effec-
l’article 6-1 de la Convention européenne des sition constitutionnelle ou légale ni aucun
droits de l’homme (abstention qualifiée de tifs au sein de cette juridiction.
principe général du droit n’interdit à un tribu-
fautive au sens des articles 1382 et 1383 du nal appartenant au pouvoir judiciaire de dé- Selon l’arrêt,
Code civil), il ne s’immisce pas dans le pro- clarer l’Etat responsable d’une faute domma-
cessus politique de l’élaboration des lois. « C’est à bon droit que (la défenderesse) met en
geable commise par le pouvoir législatif en cause la responsabilité du législateur belge en
Lorsque l’Etat belge agit en tant que tel ou par adoptant une loi manifestement contraire à raison du retard anormal considérable qu’a pris
l’intermédiaire de ses organes, il est responsa- une norme de droit international ou commu- le traitement de son affaire par les juridictions
ble comme toute autre personne physique ou nautaire ou en négligeant d’adopter une légis- bruxelloises, lui reprochant de ne pas avoir pris
morale des fautes commises par lui-même ou lation précise qu’une disposition de droit in- les mesures adéquates (augmentation des ca-
par ses organes dans l’exercice des fonctions ternational ou communautaire lui impose de dres et des budgets, modification éventuelle de
auxquelles ces organes sont appelés. transposer en droit interne dans un délai déter- la loi du 15 juin 1935) qui eussent permis au
miné; le principe général du droit de la sépa- tribunal de première instance et à la cour d’ap-
Le pouvoir judiciaire qui se prononce sur pa- ration des pouvoirs ne s’oppose pas à ce qu’un
reille responsabilité ne prend aucune décision pel de Bruxelles, d’une manière générale, de
tribunal de l’ordre judiciaire puisse contrôler remplir adéquatement leur mission de service
qui touche à l’opportunité de prendre ou de ne si le pouvoir législatif a légiféré de manière
pas prendre une décision politique dans une public et, en particulier, de pouvoir traiter la
adéquate ou suffisante pour permettre à l’Etat cause de (la défenderesse) de manière efficace
forme bien déterminée; le pouvoir judiciaire de respecter une obligation prescrite à sa char-
se limite à décider que dans les circonstances et dans le délai normal prescrit par l’article 6.1
ge par une norme supérieure tout en laissant de la Convention de sauvegarde des droits de
concrètes de la cause examinée, la façon de lé- au législateur un pouvoir d’appréciation quant
giférer n’est pas celle que l’on peut attendre l’homme et des libertés fondamentales;
aux moyens à mettre en œuvre pour assurer le
d’un législateur normal, diligent et prudent. respect de cette obligation (principe général » Les objections formulées à cet égard par (le
En vertu de l’article 144 de la Constitution, le du droit de la séparation des pouvoirs; C. civ., demandeur) ne sont pas pertinentes; (...) elles
pouvoir judiciaire a comme mission de répa- articles 1382 et 1383). sont rencontrées dans l’ordre de leur présenta-
rer toutes atteintes portées aux droits civils tion énumérée ci-avant dans la mesure où elles
sensu lato et ce sans égard ni à la qualité des Conclusion : rejet. ne l’ont pas déjà été;
parties ni à la nature des actes qui auraient » Il convient préalablement d’écarter le
causé une lésion du droit, mais uniquement à moyen fondé sur le principe de la séparation
la nature du droit lésé (52). C’est pourquoi, en (53) Cass., 5 novembre 1920, Pas., 1920, I, 239. des pouvoirs qui s’opposerait à ce que l’exé-
(54) Concl. de M. l’avocat général Piret avant Cass., cutif — seule partie à la cause selon (le de-
8 octobre 1992, R.G., no 9367, no 655; note, R.W., mandeur) — ait à répondre des fautes du lé-
(52) Cass., 5 novembre 1920, Pas., 1920, I, 239. 1994-95, 1414. gislatif;
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» Ce n’est pas le ministre de la Justice qui est gislateur (qui, il est vrai, n’a pas encore été con- réglementer ”, note sous Cass., 23 avril 1971,
à la cause, ni le seul pouvoir exécutif, comme sacrée par la Cour de cassation bien que déjà ad- R.C.J.B., 1975, pp. 9 et s., en particulier p. 20
le soutient (le demandeur), mais l’Etat belge mise par plusieurs juridictions, soit par ordre et références citées en note 38);
dans sa globalité, personne morale unique, qui chronologique : Civ. Bruxelles, 15 janvier 1976, » La cour [d’appel] n’aperçoit pas pour quels
est appelé à répondre des fautes qu’auraient inédit, cité par M. Leroy dans “ La responsabili- motifs logiques ou légaux cette activité de type
pu commettre ses organes, qu’ils appartien- té de l’Etat législateur ”, J.T., 1978, p. 328; Civ. législatif pourrait être soumise au contrôle des
nent à la sphère exécutive, législative ou judi- Bruxelles, 17 septembre 1982, Entr. et dr., 1987, juridictions de l’ordre judiciaire lorsqu’elle est
ciaire; (...) ces différents pouvoirs, bien que 128; Liège, 9 février 1984, J.T., 1985, p. 320 et exercée par l’administration mais y échappe-
distincts, n’ont pas, comme tels, la personna- obs. Jadot; Civ. Bruxelles, 9 février 1990, préci- rait quand elle est le fait de l’Etat législateur;
lité juridique et ne peuvent donc être attraits té; Liège, 25 janvier 1994, Pas., 1993, II, 50;
en tant que tels devant une juridiction; Bruxelles, 24 avril 1994, inédit, R.G., nos 73/90 » Il ne s’agit nullement en la cause d’exercer
et 155/90; C.T. Liège, 6 avril 1995, Chr. D.S., un contrôle de conformité d’une loi à la Cons-
» C’est donc à juste titre que (la défenderesse) titution, contrôle qui, comme le rappelle à jus-
a cité (le demandeur) en raison des fautes 1995, p. 337; Civ. Bruxelles, 17 mars 1997,
R.W., 1997, p. 257; Liège, 12 février 1998, te titre (le demandeur), échappe au pouvoir ju-
qu’elle reproche tant au pouvoir exécutif qu’au diciaire, étant attribué à la Cour d’arbitrage
législateur; (...) son action est dirigée contre la J.L.M.B., 1998, p. 502 et Bruxelles, 7 décembre
2000, J.T., 2001, p. 385); par l’article 142 de la Constitution;
collectivité publique dont émane l’acte (ou
l’abstention) litigieux(se) (M. Mahieu et S. van » La cour [d’appel] ne partage pas la thèse (du » La faute reprochée au législateur en l’espèce
Drooghenbroeck, “ Responsabilité de l’Etat demandeur) pour les motifs suivants : n’est pas d’avoir élaboré des textes légaux qui
législateur ”, J.T., 1998, pp. 820 et s., en parti- seraient contraires à des dispositions constitu-
» Aucune raison logique ne peut justifier l’im- tionnelles, mais d’avoir omis de légiférer afin
culier no 189, p. 834); (...) l’Etat belge est vala- munité de principe dont bénéficierait l’Etat lé-
blement représenté par le ministre qui a la ma- de donner au pouvoir judiciaire les moyens
gislateur; (...) comme l’écrivent les auteurs nécessaires pour lui permettre d’assurer effi-
tière concernée par le procès dans ses compé- déjà cités : “ (...) ce mouvement (de mise en
tences (Bruxelles, 7 décembre 2000, J.T., 2001, cacement le service public de la justice, dans
cause de la responsabilité de l’Etat) a dès à le respect notamment de l’article 6.1 de la
p. 385; Bruxelles, 5 janvier 2000, R.W., 2001- présent abouti à admettre la responsabilité de
2002, p. 1003; Civ. Bruxelles, 9 février 1990, Convention de sauvegarde des droits de
la puissance publique du fait de deux de ses l’homme et des libertés fondamentales; (...)
inédit, cité par M. Dony, Le droit belge, p. 172; fonctions : administrer ou réglementer et ju-
cfr également les conclusions du procureur gé- cette disposition impose notamment aux Etats
ger. S’expliquerait-on que la troisième fonc- signataires l’obligation d’organiser les cours
néral J. Velu sous Cass., 19 décembre 1991, tion — légiférer — demeure un bastion d’im-
J.T., 1992, pp. 142 et s., en particulier no 44 et et tribunaux de leur ordre judiciaire de façon à
munité, sans pour autant heurter, outre une lo- ce que les causes qui leur sont soumises soient
les références citées); gique de cohérence, une certaine idée entendues dans des délais raisonnables;
» Par ailleurs, (...) la distinction opérée entre, d’égalité entre les victimes de l’activité de la
d’une part, l’Etat (exécutif et judiciaire), sus- puissance publique? ” (M. Mahieu et S. van » La Cour de justice des Communautés euro-
ceptible de voir sa responsabilité engagée à Drooghenbroeck, op. cit., no 86); péennes a, à de multiples reprises, admis la
2 0 0 6 l’égard des citoyens et ses fautes sanctionnées responsabilité d’un Etat membre qui, négli-
» Comme il fut déjà dit ci-dessus, aucun texte geant de prendre les mesures nécessaires pour
par les cours et tribunaux de l’ordre judiciaire, constitutionnel ni légal ne soustrait l’Etat lé-

604 et, d’autre part, la nation (le législatif) qui joui- atteindre le résultat prescrit par une norme
gislateur au contrôle des cours et tribunaux communautaire ayant un effet direct dans son
rait d’une immunité de principe en tant que dé- dès lors qu’une faute portant atteinte à des
tentrice de la souveraineté et émanation du ordre interne, portait atteinte aux droits des
droits subjectifs légalement protégés a été particuliers dans la mesure où ces droits
peuple, est étonnante et sans fondement consti- commise dans l’exercice de cette activité (Civ.
tutionnel, légal, jurisprudentiel ou doctrinal; étaient identifiables et que soit établi le lien de
Bruxelles, 17 mars 1997 et obs.; Bruxelles, causalité entre la violation de l’obligation et le
» L’Etat belge, seul titulaire de la personnalité 7 décembre 2000, précités et L. Cornélis, dommage subi par les personnes lésées (cfr
juridique, comprend trois pouvoirs qui, dans Principes du droit belge de la responsabilité notamment l’arrêt Francovitch du 19 novem-
l’exercice de leurs compétences respectives, extracontractuelle, no 124); bre 1991, Rec., I, 5357); (...) les Etats mem-
peuvent commettre des fautes lésant des droits » A ces motifs basés sur un raisonnement a bres de la Communauté européenne ont, en
individuels, commissions et omissions dont contrario, peut en être ajouté un autre, fondé effet, l’obligation de prendre toutes les mesu-
l’Etat en tant que tel doit répondre devant les sur un argument d’analogie; res générales et particulières propres à assurer
tribunaux de l’ordre judiciaire par application le respect des obligations découlant du Traité
de l’article 92 [lire : 144] de la Constitution; » Il n’est actuellement plus contesté que l’ad-
ministration est responsable des fautes qu’elle de Rome ou des directives prises en applica-
» Le pouvoir législatif ne jouit d’aucune im-
commet dans l’exercice de son activité régle- tion de celui-ci (article 5, alinéa 1er , et 189,
munité de principe qu’aucun texte n’autorise; alinéa 3, de ce Traité); (...) il en va de même
mentaire; or, qu’est-ce que réglementer, sinon
» La responsabilité de l’Etat et son obligation exercer un pouvoir décisionnel en édictant des pour les conventions internationales, telle la
de répondre vis-à-vis des particuliers, devant textes de portée générale destinés à s’appli- Convention de sauvegarde des droits de
les cours et tribunaux, des fautes commises quer à toutes les situations répondant à cer- l’homme et des libertés fondamentales, qui
par ses organes furent progressivement recon- tains critères définis? (...) cette activité est ont été ratifiées par la Belgique et ont ainsi
nues par la jurisprudence depuis l’arrêt Flan- semblable à celle du législateur qui vise à ré- acquis force de loi dans l’ordre interne;
dria de la Cour de cassation du 5 novembre gir, par l’adoption de textes à portée générale, » La Cour de justice des Communautés euro-
1920 (Pas., 1920, I, 193, avec les conclusions des situations individuelles; (...) cette analo- péennes a clairement affirmé que l’Etat mem-
du procureur général P. Leclercq); (...) cette gie est notamment mise en évidence par le bre était responsable de toute violation,
évolution remarquable, fruit de la jurispru- professeur Delperée en ces termes : “ la fonc- qu’elle émane de ses organes exécutif, légis-
dence de la Cour de cassation, a été suivie — tion de réglementer s’apparente ainsi à la latif ou judiciaire (arrêt Factortame et Brasse-
et parfois précédée — par celle des juges du fonction de légiférer; elle se différencie, par rie du Pêcheur du 5 mars 1996, J.L.M.B.,
fond qui admit la mise en cause de la respon- contre, de la fonction d’administrer. Régle- 1996, p. 696); (...) la Cour s’y exprime notam-
sabilité de la puissance publique — limitée au menter et légiférer vont de pair. Pour celui qui ment comme suit : “ l’Etat dont la responsabi-
départ aux actes de l’exécutif dans sa fonction entend faire abstraction un instant du cadre lité serait engagée du fait de la violation d’un
d’administrer et de réglementer (arrêts de la constitutionnel dans lequel le problème se po- engagement international est considéré dans
Cour de cassation du 7 mars 1963, Pas., I, se, le règlement passe, en effet, pour être une son unité, que la violation à l’origine du pré-
744; du 26 avril 1963, Pas., I, 905 et du loi matérielle ou secondaire qui n’a peut-être judice soit imputable au pouvoir législatif,
23 avril 1971, J.T., 1971, p. 689) — puis ulté- pas le même degré d’efficacité que la loi mais judiciaire ou exécutif... Toutes les instances
rieurement étendue aux actes accomplis dans qui est de la même nature qu’elle. L’objectif de l’Etat, y compris le pouvoir législatif, sont
la fonction de juger (arrêt du 19 décembre assigné à ces deux règles juridiques est iden- tenues, dans l’accomplissement de leurs tâ-
1991 précité) (pour une description plus dé- tique; leurs caractéristiques sont semblables ches, au respect des normes imposées par le
taillée de cette évolution, cfr article précité de (...) Ce qui permet à M. Masquelin d’écrire droit communautaire et susceptibles de régir
M. Mahieu et S. van Drooghenbroeck); que ‘la fonction réglementaire tend au même directement la situation des particuliers ” (...)
» (Le demandeur) soutient à tort que l’évolution but que la fonction législative dont elle n’est “ Le principe suivant lequel les Etats membres
doit s’arrêter là et qu’il ne saurait être question qu’un démembrement et emploie les mêmes sont obligés de réparer les dommages causés
de mettre en cause la responsabilité de l’Etat lé- méthodes’ ” (Fr. Delperée, “ L’obligation de aux particuliers par les violations du droit
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communautaire qui leur sont imputables est exercés de la manière établie par la Constitu- ter un jugement d’opportunité sur le travail de
applicable lorsque le manquement reproché tion. Le pouvoir législatif fédéral s’exerce celui-ci.
est attribué au législateur national ”; collectivement par le Roi, la chambre des re-
présentants et le Sénat (article 36 de la Cons- En l’espèce, la faute reprochée au législateur
» Les seules conditions nécessaires à la mise en n’est pas, aux termes mêmes de l’arrêt,
cause de la responsabilité de l’Etat à l’égard de titution), les membres des deux chambres re-
présentant la nation, et non uniquement ceux « d’avoir élaboré des textes légaux qui se-
ses nationaux dans pareille hypothèse sont que raient contraires à des dispositions constitu-
la norme méconnue ait pour objet de conférer qui les ont élus (article 42 de la Constitution).
tionnelles », ce qui signifie que l’arrêt ne fait
des droits aux particuliers, que la violation soit Il n’appartient pas au juge judiciaire de con- grief, en aucune manière, au législateur
suffisamment caractérisée et qu’un lien causal trôler le pouvoir législatif et de se prononcer d’avoir pris ou maintenu des dispositions lé-
soit reconnu entre la violation de la norme et le sur la conduite du législateur qui aurait été gales contraires à des normes de droit supé-
dommage subi par la victime (C.J.C.E., arrêt prudent ou imprudent, négligent ou attentif, le rieur.
Francovich précité, §§ 39 à 41); Parlement ne devant répondre de son travail
» Statuant dans une cause opposant l’Etat por- Au contraire, l’arrêt reproche au législateur
législatif que devant le corps électoral. d’avoir omis de légiférer et, partant, de « ne
tugais à un de ses ressortissants en raison de la
durée excessive d’une procédure judiciaire et, En décider autrement serait contraire au prin- pas avoir pris les mesures adéquates (augmen-
dès lors, appelée à se prononcer sur la viola- cipe de la séparation des pouvoirs et revien- tation des cadres et des budgets, modification
tion par cet Etat membre de l’article 6.1 de la drait, en définitive, à permettre au pouvoir ju- éventuelle de la loi du 15 juin 1935) » afin de
Convention de sauvegarde des droits de diciaire de s’immiscer dans le processus poli- donner au pouvoir judiciaire les moyens né-
l’homme et des libertés fondamentales, la tique d’élaboration des lois. cessaires pour lui permettre d’assurer effica-
Cour européenne des droits de l’homme a re- cement le service public de la justice, dans le
Il s’ensuit que l’arrêt, en décidant que l’Etat respect notamment de l’article 6.1 de la Con-
connu la responsabilité de l’Etat portugais qui belge, en la personne du législateur, a commis
soutenait pourtant que sa responsabilité en vention de sauvegarde des droits de l’homme
une faute quasi délictuelle dont il doit répara- et des libertés fondamentales, la cause de la
tant que pouvoir législatif ne pouvait être re- tion à la défenderesse sur la base des
cherchée; (...) après avoir constaté le retard défenderesse n’ayant pu précisément, pour
articles 1382 et 1383 du Code civil en s’étant ces motifs, être jugée dans le délai raisonnable
anormal de la procédure (et donc la contrarié- abstenu de mettre en œuvre les moyens jugés
té à l’article 6.1 de la Convention) et estimé prescrit par cette disposition.
nécessaires aux juridictions bruxelloises pour
que celui-ci procédait d’une situation structu- permettre aux justiciables de bénéficier d’un Il s’ensuit dès lors que l’arrêt qui, sur la base
relle de l’appareil judiciaire, situation à la- procès dans le délai raisonnable prescrit par de la seule constatation que l’Etat belge aurait
quelle l’Etat n’avait pas efficacement porté re- l’article 6.1 de la Convention de sauvegarde omis de prendre les mesures législatives sus-
mède, (...) la Cour énonce que la thèse de des droits de l’homme et des libertés fonda- ceptibles d’assurer le respect des prescrip-
l’Etat “ se heurte à la jurisprudence constante mentales, a violé les articles 33, 36 et 42 de la tions de l’article 6.1 de la Convention de sau-
de la Cour. En ratifiant la Convention, l’Etat Constitution ainsi que le principe de la sépa- vegarde des droits de l’homme et des libertés
portugais a contracté l’obligation de l’obser- ration des pouvoirs, dispositions et principe fondamentales dans la cause de la défenderes-
ver et il doit, en particulier, en assurer le res- qui font interdiction au juge judiciaire de se se, décide que le législateur a commis une fau- 2 0 0 6
pect par ses différentes autorités... ”; (...) prononcer sur la conduite du législateur et, par te quasi délictuelle à l’origine du dommage

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constatant que ce n’était pas le cas notamment voie de conséquence, les articles 1382 et 1383 subi par la défenderesse, viole les articles 33,
pour l’Institut de médecine légale de Lisbon- du Code civil en retenant la responsabilité du 36 et 42 de la Constitution, le principe général
ne dont le manque de moyens est à la source législateur sur la base de ces deux disposi- de la séparation des pouvoirs ainsi que, par
des retards dommageables rencontrés, la Cour tions. voie de conséquence, les articles 1382 et 1383
poursuit : “ Dès lors, il incombe à l’Etat por- du Code civil, le comportement fautif, au sens
tugais de les doter (les instituts) de moyens Deuxième branche. de ces deux dernières dispositions, suscepti-
appropriés adaptés aux objectifs recherchés, ble d’être retenu à charge du législateur com-
de manière à leur permettre de remplir les exi- A supposer même que le législateur soit sou- me fondement d’une responsabilité quasi
gences de l’article 6.1 ” (arrêt Martins Mor- mis aux règles qui régissent la réparation des délictuelle ne pouvant pas consister dans le
reira du 26 octobre 1988, série A, no 143); dommages découlant des atteintes portées par fait de s’être abstenu de prendre des normes
» Il résulte de ces motifs que l’Etat belge com- des fautes aux droits subjectifs et aux intérêts ou mesures jugées adéquates par le juge judi-
met une faute qui engage sa responsabilité à légitimes des personnes, encore la mise en ciaire pour remédier à une situation donnée,
l’égard de ses nationaux lorsqu’il omet de œuvre de cette responsabilité, sur la base des pareille omission ou abstention ne pouvant
prendre les mesures législatives susceptibles articles 1382 et 1383 du Code civil, suppose- donner lieu, le cas échéant, qu’à une respon-
d’assurer le respect des prescriptions de t-elle avérée l’existence d’une faute, d’un sabilité politique du législateur devant la na-
l’article 6.1 de la Convention de sauvegarde dommage et d’un lien de causalité entre la tion.
des droits de l’homme et des libertés fonda- faute et le dommage.
mentales et, en particulier, lorsque cette ca- La faute éventuelle du législateur, dont la ré- Troisième branche.
rence a pour effet de priver le pouvoir judi- paration est susceptible d’être postulée devant A supposer même qu’il faille faire abstraction
ciaire — et en l’espèce les juridictions bruxel- les tribunaux, ne peut toutefois consister que de la spécificité de la fonction du législateur et
loises — des moyens suffisants pour lui (leur) dans la violation des règles de droit qui s’im- du Parlement, dont les membres sont respon-
permettre de traiter les causes qui lui (leur) posent au législateur, tels la Constitution, les sables politiquement devant la nation, pour
sont soumises dans le délai raisonnable (de six traités internationaux et le droit communau- apprécier les conditions auxquelles la respon-
à huit mois) qui a été défini ci-avant; taire, c’est-à-dire dans l’adoption ou le main- sabilité quasi délictuelle du législateur peut
» Cette carence de l’Etat constitue une viola- tien de lois, voire d’un vide juridique, contrai- être mise en cause devant les cours et tribu-
tion grave et caractérisée de l’article 6.1 de la res aux normes supérieures qui s’imposent au naux, encore cette responsabilité doit-elle,
Convention qui confère aux particuliers un législateur. alors, répondre aux conditions des articles
droit subjectif à ce que leur cause soit enten- 1382 et 1383 du Code civil.
due dans les conditions qu’elle énonce; (...) sa Sauf pour le juge judiciaire à s’immiscer dans
méconnaissance peut être sanctionnée devant l’exercice de la fonction législative et dans le Elle suppose donc l’existence d’une faute avé-
les juridictions de l’ordre judiciaire sur la base processus politique d’élaboration des lois, en rée, d’un dommage et d’un lien de causalité
des articles 1382 et 1383 du Code civil; violation du principe général du droit déduit entre la faute et le dommage.
de la séparation des pouvoirs et des L’existence d’un dommage dans le chef de la
» Telle est bien la situation subie par (la dé- articles 33, 36 et 42 de la Constitution, il ne
fenderesse) ainsi qu’il résulte de l’analyse et défenderesse ne suffit pas, comme telle, pour
peut cependant, dans son examen de la faute, mettre en œuvre les mécanismes de la respon-
des motifs qui précèdent ». ni porter de jugement sur l’efficacité des nor- sabilité civile et l’application des articles
mes prises par le législateur, ni décréter les 1382 et 1383 du Code civil, le dommage dont
Griefs. mesures qu’il aurait dû prendre, à son estime, question devant encore trouver son origine
pour remédier à une situation donnée. En dans une faute avérée du législateur.
Première branche. d’autres termes, il n’appartient pas au juge ju-
Aux termes de l’article 33 de la Constitution, diciaire, dans son examen de la faute éven- En l’espèce, l’arrêt fait application des
tous les pouvoirs émanent de la nation et sont tuellement commise par le législateur, de por- articles 1382 et 1383 du Code civil et estime
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que l’Etat belge en la personne du législateur ci serait, de manière générale, soustrait à


est responsable pour n’avoir pas pris les mesu- l’obligation de réparer le dommage causé à I. FAILLITES. — Loi sur les faillites
res jugées adéquates en vue d’organiser de ma- autrui par sa faute ou celle de ses organes dans (article 31). — Curateur. —
nière efficace le service de la justice à Bruxel- l’exercice de la fonction législative. Remplacement. — Portée. — Acte
les. Ni ce principe, ni les articles 33, 36 et 42 de la juridictionnel. — Conséquences. —
L’arrêt n’identifie cependant aucune faute ou Constitution ne s’opposent à ce qu’un tribunal Respect des droits de la défense. —
manquement précis dans le chef du pouvoir de l’ordre judiciaire constate pareille faute II. PROCÈS ÉQUITABLE. —
législatif, se bornant à faire référence à une pour condamner l’Etat à réparer les consé- Droits de la défense. — Portée. —
« augmentation des cadres et des budgets », quences dommageables qui en sont résultées.
ainsi qu’à une « modification éventuelle de la Remplacement du curateur de faillite.
En appréciant le caractère fautif du comporte- — Griefs étrangers à ceux repris
loi du 15 juin 1935 », et conclut en définitive ment dommageable du pouvoir législatif, ce
à l’existence d’une faute quasi délictuelle dans la convocation du curateur. —
tribunal ne s’immisce pas dans la fonction lé-
dans le chef du demandeur [sur la base] de la gislative et dans le processus politique de Violation des droits de la défense.
seule constatation de l’existence d’un arriéré l’élaboration des lois mais se conforme à la
judiciaire et du retard anormal qu’a subi l’af- Cass. (1 re ch.), 30 juin 2006
mission du pouvoir judiciaire de protéger les
faire de la défenderesse, alors que le dépasse- droits civils.
ment du délai raisonnable dont question à
l’article 6.1 de la Convention de sauvegarde Le moyen, en cette branche, manque en droit. Siég. : Cl. Parmentier (prés. sect. et rapp.), Ph.
des droits de l’homme et des libertés fonda- Echement (prés. sect.), D. Batselé et A. Fett-
mentales n’implique cependant pas nécessai- Quant à la deuxième branche. weis et D. Plas.
rement, et par lui-même, l’existence d’une Saisi d’une demande tendant à la réparation Min. publ. : Ph. de Koster (av. gén. dél.).
faute, au sens des articles 1382 et 1383 du d’un dommage causé par une atteinte fautive
Code civil, dans le chef du législateur. à un droit consacré par une norme supérieure Plaid. : Me B. Maes.
Il s’ensuit que l’arrêt, qui n’identifie aucun imposant une obligation à l’Etat, un tribunal
de l’ordre judiciaire a le pouvoir de contrôler (Van Buggenhout, D’Ieteren, Van de Mierop et
manquement précis dans le chef du deman- Foque).
deur, ne justifie pas légalement sa décision de si le pouvoir législatif a légiféré de manière
retenir la responsabilité du pouvoir législatif adéquate ou suffisante pour permettre à l’Etat
sur la base des articles 1382 et 1383 du Code de respecter cette obligation, lors même que la
civil, le dépassement du délai raisonnable dont norme qui la prescrit laisse au législateur un
question à l’article 6.1 de la Convention de pouvoir d’appréciation quant aux moyens à I. — Le remplacement du curateur décidé par le
sauvegarde des droits de l’homme et des liber- mettre en œuvre pour en assurer le respect. tribunal de commerce sur la base de l’article 31
tés fondamentales ne permettant pas, à lui seul, En déclarant le demandeur responsable envers de la loi sur les faillites, constitue un acte juri-
2 0 0 6 de conclure que ledit dépassement et le dom- la défenderesse en raison de la faute consis- dictionnel soumis aux exigences des droits de la
mage qui en est résulté pour la défenderesse tant à avoir « omis de légiférer afin de donner défense.
trouvent leur cause dans une faute du deman- au pouvoir judiciaire les moyens nécessaires

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II. — Le remplacement du curateur fondé sur
deur (violation des articles 1382 et 1383 du pour lui permettre d’assurer efficacement le des griefs étrangers aux motifs repris dans
Code civil ainsi que, par voie de conséquence, service public de la justice, dans le respect no- l’acte de convocation adressé à l’intéressé, viole
de l’article 6.1 de la Convention de sauvegarde tamment de l’article 6.1 de la Convention [...] le principe général du droit relatif au respect des
des droits de l’homme et des libertés fonda- de sauvegarde des droits de l’homme et des li- droits de la défense.
mentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 bertés fondamentales », l’arrêt ne méconnaît
et approuvée par la loi du 13 mai 1955). pas le principe général du droit et ne viole Ce principe s’applique devant toutes les juridic-
aucune des dispositions que vise le moyen, en tions, même si le législateur n’en a pas réglé ou
cette branche. n’en a réglé que partiellement l’exercice. Il im-
III. — La décision de la Cour. plique que la partie ait la possibilité de contre-
Le moyen, en cette branche, ne peut être ac- dire tout fait ou toute pièce qui est de nature à
. . . . . . . . . . . . . cueilli. influencer la décision du juge.
Quant à la troisième branche.
Sur le second moyen.
Sur la base d’une appréciation qui gît en fait,
Quant à la première branche. l’arrêt considère que le demandeur a commis
En attribuant aux cours et tribunaux la con- une faute qu’il définit dans les termes repro-
naissance exclusive des contestations qui ont duits en réponse à la deuxième branche du I. — La procédure devant la Cour.
pour objet des droits civils, l’article 144 de la moyen.
Constitution met sous la protection du pouvoir Le pourvoi en cassation est dirigé contre les
L’arrêt justifie dès lors légalement sa décision jugements rendus le 15 mars 2004 et le 6 juin
judiciaire tous les droits civils. que la responsabilité du demandeur est enga- 2006 par le tribunal de commerce de Bruxel-
En vue de réaliser cette protection, la Constitu- gée envers la défenderesse. les, statuant en dernier ressort.
tion n’a égard ni à la qualité des parties conten- Le moyen, en cette branche, ne peut être ac-
dantes ni à la nature des actes qui auraient cau- Le président de section Claude Parmentier a
cueilli. fait rapport.
sé une lésion de droit, mais uniquement à la na-
ture du droit faisant l’objet de la contestation. L’avocat général délégué Philippe de Koster a
Par ces motifs : conclu.
L’Etat est, comme les gouvernés, soumis aux
règles de droit, et notamment à celles qui régis- La Cour,
sent la réparation des dommages découlant des II. — Le moyen de cassation.
atteintes portées par des fautes aux droits sub- Rejette le pourvoi.
jectifs et aux intérêts légitimes des personnes. . . . . . . . . . . . . Les demandeurs présentent un moyen libellé
En règle, la faute dommageable commise par dans les termes suivants :
l’un de ses organes engage la responsabilité di-
recte de l’Etat sur la base des articles 1382 et Dispositions légales violées.
1383 du Code civil lorsque l’organe a agi dans
les limites de ses attributions légales ou qu’il — article 149 de la Constitution;
doit être tenu comme ayant agi dans ces limites — article 31, alinéa 2, de la loi du 8 août
NOTE. — Il y eut Flandria (5 novembre 1997 sur les faillites (ci-après « L.F. »);
par tout homme raisonnable et prudent. 1920), puis Anca (19 décembre 1991). Il y a
Le principe de la séparation des pouvoirs, qui maintenant Ferrara : cet arrêt historique fera — article 19, alinéa 1er, du Code judiciaire;
tend à réaliser un équilibre entre les différents prochainement l’objet de commentaires dans — principe général du droit relatif au respect
pouvoirs de l’Etat, n’implique pas que celui- nos colonnes. des droits de la défense.

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