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mardi
09.06.20
Opinion
Durant ces deux mois où nous avons vécu repliés sur d’infimes
territoires, nous nous sommes faits ornithologues à la petite semaine
et botanistes du dimanche – et qu’importe, puisqu’il n’y avait plus
de lundis ? Nous avons senti ce désir incandescent de donner de la
nature une description exhaustive, de tenir un minutier de la réalité
où tout se trouve dit sitôt que vu, consigné sitôt que contemplé.
Alors, nous avons constaté ce point limite où les mots font tout
bonnement défaut pour dire les êtres naturels. La Nature est, dans les
termes de Francis Ponge, le « Jardin des raisons adverses » : le
langage ne peut que plier devant ses élans.
Durant des semaines, nous avons été confinés : assignés à des confins.
Sommés d’habiter un territoire-limite, astreints à faire de nos paliers des
zones frontalières et de nos balcons des avant-postes. Rendus par la force
des choses au détail de ces dernières, nous avons réappris à les observer au
fil du cycle de leurs apparitions. Une jardinière, un pot de fleurs, la trouée
arborée entre deux immeubles se sont transformés, jour après jour, en
petits théâtres du monde. La ramille du peuplier de la cour, le cotylédon
d’une courge plantée dans une boîte en fer pour l’ébahissement et
l’instruction des tout-petits, le vol d’un verdier, le bourgeon charnu d’une
glycine : tout est devenu objet de notre attention – et de nos attentions.
À l’instar de tant de grands noms de l’Académie qui font leurs armes dans
les dernières décennies du XVIIIe siècle, et qu’habite encore et toujours le
rêve d’une science soustraite aux tyrannies du pouvoir et de l’opinion,
Humboldt ne jure que par l’intelligence géométrique du monde – un
monde réduit aux clefs mathématiques de ses proportions, ramené au juste
et intangible rapport de ses volumes et de ses surfaces, à la vérité
adamantine de ses angles. Si d’aucuns ont pu voir en Humboldt le «
dernier savant universel », c’est qu’à travers lui se réitère un très ancien
défi : celui d’une « histoire naturelle » de plain-pied avec le monde,
capable de prendre dans les rets de son récit la totalité des êtres et des
faits, quelle que soit la taille de leurs causes ou l’envergure de leurs
conséquences. Ainsi écrit-il en 1834 à propos de son Cosmos, qu’il
considère à juste titre « l’œuvre de sa vie » puisqu’il ne l’achève qu’en
1865, un an avant sa mort : « J’ai la folle idée de décrire, dans un seul et
même ouvrage d’un style vif et d’une forme attrayante, tout le monde
physique, tout ce que nous savons, depuis les nébuleuses jusqu’à la
géographie des mousses sur les rochers granitiques. »
Les apparences ne sont pas trompeuses : elles sont tout ce que le monde
nous concède pour le décrire.
« Faire un livre sur chaque mousse des bois », doubler tout phénomène de
sa description, indexer la moindre corolle, la plus petite ramille, et pour
être certain de n’omettre aucun bourgeon, recommencer à chaque lunaison
: quoi de plus insensé ? D’autant que le lac et les cieux cessent bien vite
d’être, pour ce promeneur si obstinément occupé de sa solitude, des
nappes de reflets offrant accès au tressautement du vivant. De surfaces
chatoyantes ouvrant sur le mystère du « système des êtres », les voici
devenues de simples miroirs, de ternes étendues où plus rien ne se lit que
le sentiment de celui qui s’y mire : « De quoi jouit-on dans une pareille
situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même ». La
chevauchée savante a tourné court, qui se promettait le bout du monde et
s’achève au coin de l’âme.
Les apparences ne sont pas trompeuses : elles sont tout ce que le monde
nous concède pour le décrire. Les choses ne sont donc pas, comme le
voulait Jean Moréas dans son manifeste symboliste (1886), de
« somptueuses simarres », la garde-robe des « Idées primordiales » : elles
sont le réel à la manœuvre, la nature en bleu de travail. Et Caeiro-Pessoa,
le vieux professeur de nominalisme, de conclure : « Mieux vaut voir
toujours une chose pour la première fois que la connaître ». De Rousseau à
Pessoa en passant par Humboldt : l’itinéraire peut surprendre. Mais les
idées taillent toujours plus grand que ceux qui les ont – c’est ce qui fait
Ce qui nous manque, pour dire un paysage, ce n’est pas la litanie des
latinismes, mais des dictionnaires entiers de formes, de couleurs et de
textures.
L’art de rendre la nature est si nouveau que les termes mêmes n’en sont
pas inventés. Essayez de faire la description d’une montagne de manière à
la faire reconnaître : quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du
sommet, vous aurez tout dit. Mais que de variété dans ces formes
bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées etc. ! Vous ne trouvez que
des périphrases. C’est la même difficulté pour les plaines et les vallons.
Qu’on ait à décrire un palais, ce n’est plus le même embarras : […] du
socle à la corniche, il n’y a pas une moulure qui n’ait son nom.
Il n’est donc pas étonnant que les voyageurs rendent si mal les objets
naturels. S’ils vous dépeignent un pays, vous y voyez des villes, des
fleuves et des montagnes, mais leurs descriptions sont arides comme des
cartes de géographie : l’Hindoustan ressemble à l’Europe. La physionomie
n’y est pas. Parlent-ils d’une plante ? Ils en détaillent bien les fleurs, les
feuilles, l’écorce, les racines ; mais son port, son ensemble, son élégance,
sa rudesse ou sa grâce, c’est ce qu’aucun ne rend. »
Lors de son premier voyage en Suisse, en 1775, Goethe se trouve lui aussi
rendu à ce point-limite où les mots font tout bonnement défaut pour dire
les êtres naturels – et surtout les tableaux éphémères qu’accolés ils
composent. Au beau milieu de l’ascension du défilé de la Reuss, dans le
massif du Saint-Gothard, son compagnon de voyage le presse de croquer
les cascatelles et les éperons embrumés. Las, la tentative se solde par une
débâcle : « Je réussis à tracer les contours, mais rien ne ressortait. Je
n’avais point de langage pour de pareils objets. » Pour peu que les choses
haussent le ton, le poète courbe l’échine. Un violent orage surprend les
randonneurs. Bravache, Goethe veut dompter les éléments par les mots,
rendre chaque nuance, chaque note du ciel enténébré. Incapable cependant
de ponctuer la bourrasque, le voilà qui abdique toute syntaxe : « Neige
rocher nu et mousse et vent de tempête et nuages le bruit de la chute d’eau
le tintement du mulet. »
C’est ce qu’affirme Hölderlin, lui aussi grand praticien, dans ses derniers
poèmes, de la parataxe – la suppression des mots de liaison entre les
segments de phrase :
« La roche appelle l’entame,
Et la terre le sillon ;
Tout serait impraticable, sans nul répit ;
Mais ce qu’il fait, lui, le fleuve,
On ne sait. » (« L’Ister », 1843)
La Nature est, dans les termes de Francis Ponge, le « Jardin des raisons
adverses » : le langage ne peut que plier devant ses élans. Même dans la
plus modeste des jardinières gîtent des êtres – plantes, insectes,
animalcules, bacilles – dont les lois de conservation et d’expansion défient
notre rapport au temps et à l’espace : autant de petites ontologies bardées
d’ocelles et de mandibules. Il faudrait, pour les décrire dans le respect de
la distance qui nous sépare de leur façon d’exister, mille vocables
nouveaux. Michelet, qui croyait avoir compris les oiseaux, s’avouait ainsi
démuni face aux insectes : « Trouvé, pris, ouvert, disséqué, vu au
microscope et de part en part, l’insecte nous reste encore une énigme. Une
énigme peu rassurante, dont l’étrangeté est près de nous scandaliser, tant
elle confond nos idées. Que dire d’un être qui respire de côté et par les
flancs ? […] Quel langage vais-je inventer, quels signes d’intelligence, et
comment m’ingénier pour trouver moyen d’arriver à lui ? » (L’Insecte,
1867)
Dans Les disciples à Saïs (1798), Novalis – qui est tout à la fois
l’admirateur et l’adversaire littéraire de Goethe – écrit : « Les hommes
vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra
naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée
qu’on entrevoit partout : sur les ailes, la coquille des œufs, dans les
nuages, dans la neige, dans les cristaux et la conformation des roches, sur
les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes,
des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les
disques de verre et les gâteaux de résine qu’on a touchés et frottés, dans
les limailles autour de l’aimant et dans les conjonctures singulières du
hasard.
« Celui qui, mu par un instinct puissant, veut connaître les objets en eux-
« Le simple aspect de la nature, la vue des champs et des bois, causent une
jouissance qui diffère essentiellement de l’impression que fait l’étude
particulière de la structure d’un être organisé. Ici, c’est le détail qui nous
intéresse ; là, c’est l’ensemble, ce sont des masses, qui agitent notre
imagination. Quelle impression différente cause l’aspect d’une vaste
prairie bordée de quelques groupes d’arbres, et l’aspect d’un bois touffu et
sombre mêlé de chênes et de sapins ? Quel contraste frappant entre les
forêts des zones tempérées et celles des zones de l’équateur, où les troncs
nus et élancés des palmiers s’élèvent au-dessus des acajous fleuris, et
présentent dans l’air de majestueux portiques ? Quelle est la cause morale
La nature n’a pas besoin qu’on s’épanche sur son épaule, ni qu’on lui
adresse des billets doux, mais simplement qu’on lui prête l’oreille.
Une fois encore, le problème vient des mots – non plus de leur défaut,
mais de leur débord. Croyant s’abandonner au monde quand ils ne font
que se retrancher en eux, les poètes en font souvent trop lorsqu’ils parlent
de la nature. Or celle-ci n’a pas besoin qu’on s’épanche sur son épaule, ni
qu’on lui adresse des billets doux, mais simplement qu’on lui prête
l’oreille. Il faut, en conclut Humboldt, savoir tenir sa langue :
« Tous les détails n’étant pas susceptibles d’être présentés sous une forme
littéraire, comme les combinaisons générales de la science naturelle, il n’y
a que des faits coordonnés en peu de mots – presqu’à la manière d’une
table […]. Les défauts principaux de mon style sont une malheureuse
tendance à employer des formes trop poétiques, une construction vague,
embarrassées de participes, trop d’idées et de sentiments concentrés dans
une seule période. Je crois que ce défaut radical inhérent à mon
individualité pourrait être un peu racheté par une simplicité sévère […].
Un livre de la nature doit produire la même impression que la nature elle-
même. Mais ce à quoi j’ai donné une attention toute particulière dans mes
vues de la nature, et par où ma manière diffère essentiellement de celle
[de] Chateaubriand, c’est que j’ai constamment cherché en décrivant, en
peignant, à être toujours vrai, même scientifiquement, sans tomber dans la
sécheresse de la science pure. »
Puisque Dieu est dans les détails, ce sont ces derniers que l’artiste se doit
de rendre, non afin de magnifier leur fugacité, mais au contraire de
rappeler que l’éclat de leur présence n’est qu’un entracte dans le cours
de leurs métamorphoses.
Puis, l’arasement narratif entre les règnes signe moins l’acte de décès de
l’humanisme que celui de l’anthropocentrisme. Ce n’est pas que la
compassion s’absente du récit, mais plutôt qu’elle se distribue désormais
entre l’ensemble des êtres qui le peuplent. Ainsi le naturaliste s’émeut-il
non seulement du malheur de l’enfant, mais aussi de la beauté des
graminées – non par défaut ou restriction de charité, mais par surcroît
d’attendrissement.
Qu’il n’y ait pas de malentendu : Humboldt ne parle pas des hommes, des
minéraux, des animaux et des végétaux dans les mêmes termes, mais sur le
même ton – à même hauteur de casse. Chez lui, la taille de la police (des
mots) n’est pas une police de la taille (des choses) : tout est majuscule, qui
requiert admiration et mérite description. L’importance des êtres n’est
donc pas – surtout pas – celle qu’aveuglément ils se donnent. Rendre
justice à toutes les créatures, c’est ne pas se soucier de leur taille, puisque
la cruauté dont l’homme accable certaines d’entre elles se justifie trop
souvent du préjugé qu’il attache à leurs dimensions. Michelet note à ce
sujet que si l’on tue l’insecte avec désinvolture, « c’est qu’il est si petit
qu’avec lui on n’est pas tenu d’être juste ».
aux deux tiers celle de son agonie. En 1869 encore, le géographe Elisée
Reclus ouvre son Histoire d’un ruisseau par ces lignes : « L’histoire d’un
ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de
l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et
l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de vapeur
dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots. […] Tous les agents de
l’atmosphère et de l’espace, toutes les forces cosmiques ont travaillé de
concert à modifier incessamment l’aspect et la position de la gouttelette
imperceptible, elle aussi est un monde comme les astres énormes qui
roulent dans les cieux, et son orbite se développe de cycle en cycle par un
mouvement sans repos. »
L’époque que nous vivons est tissée d’une semblable tension entre l’amour
retrouvé du détail des choses et leur dilution dans de vastes entités
statistiques. L’homme lui-même n’est plus que chiffres : 350 000 morts,
5 400 000 « contaminés », et rarement un visage. C’est le retournement
triste de la « folle idée » de Humboldt. Car sitôt qu’il cède à la passion
morbide des « types » et autres « formes originaires », dès lors qu’il ne
discerne plus dans les silhouettes que des séries, le rêve moniste de
l’inventaire du monde se mue en une apologie de l’uniformité. Alors vient
le temps du gouvernement par les grands nombres : « cohortes » de
cobayes réduits à ce qui fait leur ressemblance, « échantillons » de votants
anonymes – « populations » et cheptels.
À la suite de ceux qui ne voulaient plus voir dans la nature qu’un lacis de
catégories, nous nous sommes fait une idée de la théorie qui n’est jamais
que la vieille théorie de l’Idée : peu ou prou celle de Platon, pour qui les
choses ne méritent pas nos regards, puisqu’elles ne sont que les ombres de
splendeurs lointaines, des ersatz de vérité. La théorie, pour nombre d’entre
nous, n’est jamais que l’Idée au singulier : une loi qui, procédant par
abrasement des discordances, équarrissant le réel, résume à grands traits
une myriade de phénomènes. Or, c’est méconnaître qu’en grec ancien, une
théorie désigne aussi un cortège, une procession, un défilé sacré. Et par
extension : une légion, un bataillon – l’armée des choses. Avec Bernardin
de Saint-Pierre, avec Goethe, avec Humboldt, avec Francis Ponge encore,
le pluriel du monde est de retour : l’infinie variété des êtres vivants à
nouveau se donne à voir. L’arbre compte plus que la forêt, l’oiseau plus
que la nuée.
Durant ces deux mois où nous avons vécus repliés sur d’infimes territoires,
Puis nous avons coupé les fleurs pour faire des bouquets.
Qui a fait le
NDLR : en mars 2020, Romain Bertrand a fait paraître
tour de quoi ? L’affaire Magellan aux éditions Verdier.
Romain Bertrand
Historien, Directeur de recherche au CERI