Vous êtes sur la page 1sur 14

Au jardin des raisons adverses – de 

l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

mardi
09.06.20
Opinion

Au jardin des raisons adverses


– de l’attention retrouvée au
détail des choses
Par Romain Bertrand

Durant ces deux mois où nous avons vécu repliés sur d’infimes
territoires, nous nous sommes faits ornithologues à la petite semaine
et botanistes du dimanche – et qu’importe, puisqu’il n’y avait plus
de lundis ? Nous avons senti ce désir incandescent de donner de la
nature une description exhaustive, de tenir un minutier de la réalité
où tout se trouve dit sitôt que vu, consigné sitôt que contemplé.
Alors, nous avons constaté ce point limite où les mots font tout
bonnement défaut pour dire les êtres naturels. La Nature est, dans les
termes de Francis Ponge, le « Jardin des raisons adverses » : le
langage ne peut que plier devant ses élans.

Durant des semaines, nous avons été confinés : assignés à des confins.
Sommés d’habiter un territoire-limite, astreints à faire de nos paliers des
zones frontalières et de nos balcons des avant-postes. Rendus par la force
des choses au détail de ces dernières, nous avons réappris à les observer au
fil du cycle de leurs apparitions. Une jardinière, un pot de fleurs, la trouée
arborée entre deux immeubles se sont transformés, jour après jour, en
petits théâtres du monde. La ramille du peuplier de la cour, le cotylédon
d’une courge plantée dans une boîte en fer pour l’ébahissement et
l’instruction des tout-petits, le vol d’un verdier, le bourgeon charnu d’une
glycine : tout est devenu objet de notre attention – et de nos attentions.

Nous avons scruté – consigné parfois – le déploiement des tiges, le


mûrissement des baies, l’éclosion des petits êtres de sève. Nous nous
sommes essayé, ne serait-ce que mentalement, à décrire ce qui germait et
croissait devant nous – et nous avons peiné à trouver nos mots pour dire le
tumulte des feuillaisons.

Cet art de l’observation du monde en ses surgissements, de l’inventaire


chose par chose du réel, avait autrefois – il y a longtemps, mais pas si
longtemps – rang de savoir. Les plus grands esprits s’abîmaient dans la
contemplation du minuscule : l’élytre du scarabée, un éclat de quartz,
l’épillet d’une graminée décidaient de vocations savantes et présidaient à
de hautes carrières académiques. Voyez Darwin qui, sitôt installé dans ses
douillets appartements de Christ’s College, à Cambridge, s’en va courir les
bois en quête de panagées et de cicindèles   – et qui écrit dans son
autobiographie, un demi-siècle plus tard : « Chaque fois que j’entends
parler de la capture d’espèces rares de scarabées, je me sens comme un
vieux cheval de guerre au son du clairon ». Et voyez celui qui est alors son
héros : Alexandre de Humboldt, dont les voyages en Amérique du Sud et
au Mexique, de 1799 à 1804, eurent des décennies durant, pour tout jeune
naturaliste, valeur d’épopée. Humboldt qui avait gagné, enfant, le surnom
de « petit apothicaire » tant il excellait à rassembler en de surprenantes
compositions les insectes, les pierres et les lichens glanés dans le parc du
château familial de Tegel, aux portes de Berlin.

1 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

Humboldt est l’incarnation par excellence de la passion de la mesure du


monde, qui puise aux sources du projet encyclopédiste des Lumières. Le
canon de ce projet est aussi simple dans ses attendus que compliqué pour
ce qui est de sa mise en œuvre : chaque chose doit être arrimée à ses
propriétés, c’est-à-dire lestée de ses coordonnées   – altitude, longitude,
latitude, masse, densité, superficie, température, etc. Humboldt ne se
déplace jamais sans ses carnets, ni sans ses nombreux instruments de
mesure. Boussoles de déclinaison et d’inclinaison de Le Noir, montre à
longitude de Berthoud, sextant de Ramsden, quart de cercle de Bird (pour
les mesures angulaires), pendule et chronomètre de Seyffert, microscope
de Hoffman, télescope de Caroché, aréomètre de Nicholson, thermomètre
de Fortin, hygromètres de Saussure, théodolite de Hurter (pluviomètre),
eudiomètre à phosphore (pour mesurer les variations de volume des
mélanges gazeux), «   bouteilles de Leyde   » (agissant comme
condensateur) : c’est toute la boutique de l’ancien régime des savoirs qui
trouve place dans les bagages de Humboldt. Il n’est pas jusqu’au bleu du
ciel dont la teinte ne se puisse mesurer, et ce grâce au nuancier à seize tons
du cyanomètre construit à Genève par M. Paul – l’horloger attitré des
naturalistes.

À l’instar de tant de grands noms de l’Académie qui font leurs armes dans
les dernières décennies du XVIIIe siècle, et qu’habite encore et toujours le
rêve d’une science soustraite aux tyrannies du pouvoir et de l’opinion,
Humboldt ne jure que par l’intelligence géométrique du monde – un
monde réduit aux clefs mathématiques de ses proportions, ramené au juste
et intangible rapport de ses volumes et de ses surfaces, à la vérité
adamantine de ses angles. Si d’aucuns ont pu voir en Humboldt le «
dernier savant universel », c’est qu’à travers lui se réitère un très ancien
défi : celui d’une « histoire naturelle » de plain-pied avec le monde,
capable de prendre dans les rets de son récit la totalité des êtres et des
faits, quelle que soit la taille de leurs causes ou l’envergure de leurs
conséquences. Ainsi écrit-il en 1834 à propos de son Cosmos, qu’il
considère à juste titre « l’œuvre de sa vie » puisqu’il ne l’achève qu’en
1865, un an avant sa mort : « J’ai la folle idée de décrire, dans un seul et
même ouvrage d’un style vif et d’une forme attrayante, tout le monde
physique, tout ce que nous savons, depuis les nébuleuses jusqu’à la
géographie des mousses sur les rochers granitiques. »

L’inventaire des phénomènes n’est cependant que le prélude à la mise en


exergue des rapports qui les gouvernent : ce dont il est question, c’est de
«   saisir le monde des formes physiques dans leur connexité et leur
influence mutuelles ». Les « lois de la nature » sont des liaisons, ou plus
exactement des règles – mathématiques en leur principe – de co-variation
des phénomènes : augmentez d’un degré la température, réduisez de deux
centilitres l’hygrométrie, et la donne d’une flore et d’une faune change du
tout au tout. Pour expliquer « la nature en grand », il faut donc s’armer
d’une myriade de « connaissances spéciales », autrement dit de savoirs
techniques particuliers. Le bon naturaliste se doit d’être tout à la fois
géologue, chimiste, historien, botaniste, physicien, zoologue,
paléontologue, météorologue, astronome, etc.

Cette « folle idée » d’une description qui ne retranche rien de ce qu’elle


décrit, qui fait la part égale au gigantesque et à l’infinitésimal, à la galaxie
et au lichen, on la trouve formulée depuis des siècles chez tous ceux –
alchimistes, scoliastes et philosophes – qui rêvent d’une carte générale de
la Création. Pour être folles, les idées n’en ont pas moins la vie dure, et un
carnet de bal bien rempli. Qu’est-ce par exemple que la rêverie de
Rousseau, sinon l’expression de ce même désir incandescent de donner de
la nature une description exhaustive, de tenir un minutier de la réalité où
tout se trouve dit sitôt que vu, consigné sitôt que contemplé ?

Les apparences ne sont pas trompeuses : elles sont tout ce que le monde
nous concède pour le décrire.

À   l’automne 1765, persuadé d’être la cible de toutes les perfidies,

2 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

Rousseau cherche asile sur l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne,


près de Berne. Délaissant sa correspondance, se refusant même à ouvrir
les malles qui lui tiennent lieu de bibliothèque, il arpente chaque jour de
long en large les bois, les prairies et les vergers de son refuge. Fasciné par
la flore locale, il se met en devoir de l’inventorier, non pas en termes
génériques, mais brin par brin. S’armant de la classification de Linné
comme un sourcier d’une baguette de coudrier, il s’essaie, le nez dans les
ronces, à épuiser les fleurs par les phrases :

«   J’entrepris de décrire toutes les plantes de l’île sans en omettre une


seule, avec un détail suffisant pour m’occuper le reste de mes jours. On dit
qu’un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron, j’en aurais fait un sur
chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen
qui tapisse les rochers ; enfin je ne voulais pas laisser un poil d’herbe, pas
un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau
projet, tous les matins après le déjeuner, j’allais une loupe à la main et
mon Systema naturae sous le bras, visiter un canton de l’île que j’avais
pour cet effet divisée en petits carrés dans l’intention de les parcourir l’un
après l’autre en chaque saison. […] La fourchure des deux longues
étamines de la brunelle, le ressort de celles de l’ortie et de la pariétaire,
l’explosion du fruit de la balsamine et de la capsule du buis, mille petits
jeux de la fructification, que j’observais pour la première fois, me
comblaient de joie, et j’allais demandant si l’on avait vu les cornes de la
brunelle comme La Fontaine demandait si l’on avait lu Habacuc[1]. […]
Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi
dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. »

« Faire un livre sur chaque mousse des bois », doubler tout phénomène de
sa description, indexer la moindre corolle, la plus petite ramille, et pour
être certain de n’omettre aucun bourgeon, recommencer à chaque lunaison
: quoi de plus insensé ? D’autant que le lac et les cieux cessent bien vite
d’être, pour ce promeneur si obstinément occupé de sa solitude, des
nappes de reflets offrant accès au tressautement du vivant. De surfaces
chatoyantes ouvrant sur le mystère du « système des êtres », les voici
devenues de simples miroirs, de ternes étendues où plus rien ne se lit que
le sentiment de celui qui s’y mire : « De quoi jouit-on dans une pareille
situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même ». La
chevauchée savante a tourné court, qui se promettait le bout du monde et
s’achève au coin de l’âme.

D’où la première leçon de nos balcons : on peut regarder longtemps une


fleur sans la voir. C’est ce qu’énonce, sentencieux, Antonio Caeiro – l’un
des nombreux hétéronymes de Fernando Pessoa – dans Le Gardeur de
troupeaux (1925) :
« Ce que nous voyons des choses, ce sont les choses.
Pourquoi verrions-nous une chose s’il y en avait une autre ?
L’essentiel, c’est qu’on sache voir,
Qu’on sache voir sans se mettre à penser […].
Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
Pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
Pour voir les arbres et les fleurs.
Il ne faut avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, pareil à une cave[2]. »

Les apparences ne sont pas trompeuses : elles sont tout ce que le monde
nous concède pour le décrire. Les choses ne sont donc pas, comme le
voulait Jean Moréas dans son manifeste symboliste (1886), de
« somptueuses simarres », la garde-robe des « Idées primordiales » : elles
sont le réel à la manœuvre, la nature en bleu de travail. Et Caeiro-Pessoa,
le vieux professeur de nominalisme, de conclure : « Mieux vaut voir
toujours une chose pour la première fois que la connaître ». De Rousseau à
Pessoa en passant par Humboldt : l’itinéraire peut surprendre. Mais les
idées taillent toujours plus grand que ceux qui les ont – c’est ce qui fait

3 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

que beaucoup les portent. La rêverie de Jean-Jacques est tout sauf


solitaire.

En ouverture de ses Epoques de la nature (1780), Buffon, le grand


ordonnateur du vivant, juge lui aussi sans limites le territoire de l’«
histoire naturelle » : « L’Histoire naturelle embrasse également tous les
espaces, tous les temps, et n’a d’autre limites que celles de l’Univers. La
nature étant contemporaine de la matière, de l’espace et du temps, son
histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les
âges. » La toile n’aura donc pas de bords : reste le problème du chevalet.
L’insistance de Humboldt sur la nécessité de rendre compte d’un même
mouvement, et d’un même style, non seulement des différentes
composantes d’un paysage, mais aussi des relations d’interdépendance qui
les unissent, l’amène à porter une attention particulière aux outils de la
description.

Lors de son voyage aux Amériques, il emporte un exemplaire du Paul et


Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1788). Or, s’il en critique les
imprécisions scientifiques – l’ouvrage est, hélas, « déparé par de graves
erreurs de physique » –, il en loue sans réserve le réalisme : « L’aspect de
la mer, les nuages qui s’amoncellent, le vent qui murmure à travers les
buissons de bambous, les hauts palmiers qui courbent leur tête, sont
décrits avec une vérité inimitable ». Faute d’une syntaxe aussi fluide que
la brise, il est toutefois extrêmement difficile de rendre, au moyen des
mots et des mots seulement, une scène naturelle. Bernardin de Saint-Pierre
s’en désolait déjà dans son Voyage à l’Île de France (1773) : « À force de
nous naturaliser avec les arts, la nature nous devient étrangère ; nous
sommes même si artificiels, que nous appelons les objets naturels des
curiosités […].

Ce qui nous manque, pour dire un paysage, ce n’est pas la litanie des
latinismes, mais des dictionnaires entiers de formes, de couleurs et de
textures.

L’art de rendre la nature est si nouveau que les termes mêmes n’en sont
pas inventés. Essayez de faire la description d’une montagne de manière à
la faire reconnaître : quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du
sommet, vous aurez tout dit. Mais que de variété dans ces formes
bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées etc. ! Vous ne trouvez que
des périphrases. C’est la même difficulté pour les plaines et les vallons.
Qu’on ait à décrire un palais, ce n’est plus le même embarras : […] du
socle à la corniche, il n’y a pas une moulure qui n’ait son nom.

Il n’est donc pas étonnant que les voyageurs rendent si mal les objets
naturels. S’ils vous dépeignent un pays, vous y voyez des villes, des
fleuves et des montagnes, mais leurs descriptions sont arides comme des
cartes de géographie : l’Hindoustan ressemble à l’Europe. La physionomie
n’y est pas. Parlent-ils d’une plante ? Ils en détaillent bien les fleurs, les
feuilles, l’écorce, les racines ; mais son port, son ensemble, son élégance,
sa rudesse ou sa grâce, c’est ce qu’aucun ne rend. »

Citadins retranchés dans nos terriers de béton, nous en sommes toujours là


: les atlantes et les cariatides qui soutiennent nos balcons nous sont plus
familiers que les lépismes et les tégénaires qui fréquentent nuitamment nos
appartements. Décrire une façade, ses linteaux et ses cimaises, nous est
plus facile que de croquer une prairie grêlée de cirses et d’achillées.
Tégénaires et achillées   : le problème n’est en vérité pas celui de la
méconnaissance des noms propres, même si nommer les êtres est une
première marque de considération à leur endroit – la moindre des
politesses, pour être exact. Les tégénaires sont de grosses araignées noires
à longues pattes, les achillées des plantes auréolées de fleurs blanches ou
mauves : quand on a dit cela, on n’a rien dit encore du cliquetis d’ocres de
l’une, non plus que des plates-formes précautionneusement étagées de
l’autre. Les taxons sont les cache-misères de la description. Bernardin de
Saint-Pierre ne s’y trompe pas : ce qui nous manque, pour dire un paysage,

4 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

ce n’est pas la litanie des latinismes dont ces messieurs du Muséum


affublent les plantes et les formations rocheuses, mais des dictionnaires
entiers de formes, de couleurs et de textures.

Lors de son premier voyage en Suisse, en 1775, Goethe se trouve lui aussi
rendu à ce point-limite où les mots font tout bonnement défaut pour dire
les êtres naturels – et surtout les tableaux éphémères qu’accolés ils
composent. Au beau milieu de l’ascension du défilé de la Reuss, dans le
massif du Saint-Gothard, son compagnon de voyage le presse de croquer
les cascatelles et les éperons embrumés. Las, la tentative se solde par une
débâcle : « Je réussis à tracer les contours, mais rien ne ressortait. Je
n’avais point de langage pour de pareils objets. » Pour peu que les choses
haussent le ton, le poète courbe l’échine. Un violent orage surprend les
randonneurs. Bravache, Goethe veut dompter les éléments par les mots,
rendre chaque nuance, chaque note du ciel enténébré. Incapable cependant
de ponctuer la bourrasque, le voilà qui abdique toute syntaxe : « Neige
rocher nu et mousse et vent de tempête et nuages le bruit de la chute d’eau
le tintement du mulet. »

Tout n’est pas qu’affaire de lexique, mais aussi – et surtout – de phrasé : il


n’y a pas de mais entre le vent et la feuille, pas de si entre l’herbe et la
pluie. Par effet de grammaire, la hiérarchie des causes et des conséquences
rompt le cours des choses. Elle y dépose une nécessité qui leur est
étrangère, les soumet à une mesure dont leur exubérance n’a que faire. Et
cela, en pure perte : on ne passe pas le licol à un nuage, non plus que les
fers à une forêt. Sauf à lui faire injure, le mouvement des fleuves et des
ramées ne s’énonce pas dans les catégories de l’action humaine.

C’est ce qu’affirme Hölderlin, lui aussi grand praticien, dans ses derniers
poèmes, de la parataxe – la suppression des mots de liaison entre les
segments de phrase :
« La roche appelle l’entame,
Et la terre le sillon ;
Tout serait impraticable, sans nul répit ;
Mais ce qu’il fait, lui, le fleuve,
On ne sait. » (« L’Ister », 1843)

La Nature est, dans les termes de Francis Ponge, le « Jardin des raisons
adverses » : le langage ne peut que plier devant ses élans. Même dans la
plus modeste des jardinières gîtent des êtres – plantes, insectes,
animalcules, bacilles – dont les lois de conservation et d’expansion défient
notre rapport au temps et à l’espace : autant de petites ontologies bardées
d’ocelles et de mandibules. Il faudrait, pour les décrire dans le respect de
la distance qui nous sépare de leur façon d’exister, mille vocables
nouveaux. Michelet, qui croyait avoir compris les oiseaux, s’avouait ainsi
démuni face aux insectes : «   Trouvé, pris, ouvert, disséqué, vu au
microscope et de part en part, l’insecte nous reste encore une énigme. Une
énigme peu rassurante, dont l’étrangeté est près de nous scandaliser, tant
elle confond nos idées. Que dire d’un être qui respire de côté et par les
flancs ? […] Quel langage vais-je inventer, quels signes d’intelligence, et
comment m’ingénier pour trouver moyen d’arriver à lui ? » (L’Insecte,
1867)

La reddition, cependant, ne vaut pas renoncement. Si c’est d’abandon dont


il s’agit, c’est au sens amoureux du terme, à la façon d’un lâcher prise
consenti, d’un laisser-aller vers le mystère de l’autre, et donc de la
capacité retrouvée du récit à accueillir la rime du réel, à s’accorder au
tempo allegro de la nature – ce que Goethe nomme, dans sa Théorie des
couleurs (1810), « l’aspir et le respir du monde ». Nulle obligation, ici,
pour citer le commandement de Wittgenstein, de « taire ce dont on ne peut
parler ». Plutôt l’envie d’entendre ce qui déjà converse, de noter tel quel le
dit des choses : de n’être plus, faute d’avoir son talent, que le scribe de la
nature. Car s’il est si difficile de mettre des mots sur les choses, c’est que
celles-ci possèdent leur propre langage – un sabir d’échos et de
concordances.

5 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

Le malheur du naturaliste, sa tristesse aussi, est par conséquent de


manquer de mots pour dire les choses.

Dans Les disciples à Saïs (1798), Novalis – qui est tout à la fois
l’admirateur et l’adversaire littéraire de Goethe – écrit : « Les hommes
vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra
naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée
qu’on entrevoit partout   : sur les ailes, la coquille des œufs, dans les
nuages, dans la neige, dans les cristaux et la conformation des roches, sur
les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes,
des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les
disques de verre et les gâteaux de résine qu’on a touchés et frottés, dans
les limailles autour de l’aimant et dans les conjonctures singulières du
hasard.

À présent, le Maître retrouvait partout des choses connues – mêlées


seulement et appariées étrangement – et ainsi, souvent, des choses
s’ordonnaient d’elles-mêmes en lui, extraordinaires et rares. De bonne
heure en tout il remarquait les combinaisons, les rencontres, les
coïncidences. Il finit par ne voir plus rien isolément. Les perceptions de
ses sens se pressaient en grandes images colorées et diverses : il entendait,
voyait, touchait et pensait en même temps. Il se réjouissait à assembler les
choses étrangères. Tantôt les étoiles étaient des hommes, tantôt les
hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes. Il
jouait avec les forces et les phénomènes. Il savait où et comment trouver
ceci et cela, et il pouvait le laisser apparaître. Et c’est ainsi qu’il touchait
lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s’approchant des
sons purs et des rythmes. »

Héritier du mysticisme ésotérique de Jakob Böhme, et par son entremise


de la connaissance par assonances de la Renaissance, laquelle, voletant
d’éclat en éclat, trace à la surface des choses de sinueux chemins de
significations, Novalis fait du poète l’équivalent prophétique du « savant
universel » : un Maître de haute magie, capable d’entendre et de transcrire
le chant du monde. Il ne s’agit pas de traduire les « sons purs » de la
Nature, moins encore de les gloser – tout juste de les recueillir.

Le malheur du naturaliste, sa tristesse aussi, est par conséquent de


manquer de mots pour dire les choses – de mots justes, qui ne ternissent ni
n’embellissent à outrance les réalités naturelles, de mots qui, au sens
propre, ne dénaturent pas une montagne en faisant de ses pics des beffrois.
Mine de rien, c’est toute la vision romantique de la nature qui se trouve
révoquée  par cette exigence d’une langue qui ne soit plus ajustée à la
vérité intérieure de celui qui observe, mais à celle, extérieure, de cela
même qui se trouve observé : les romantiques fardent chaque paysage de
sentiments criards quand il faudrait, au contraire, peindre le monde au saut
du lit. Chez Klinger, chez Coleridge, et pire encore chez Wordsworth et
Shelley, on aurait bien du mal à trouver un « objet naturel » qui ne soit
d’emblée grimé en rêverie ou travesti en émoi. Que voit Shelley lorsqu’il
contemple le Mont-Blanc un radieux matin de l’été 1816 ? « Sa propre
imagination, séparée de lui-même ». Et qu’entend Chateaubriand quand il
écoute le chant de la grive   musicienne ? Un «   son magique   » qui le
« transporte subitement dans le passé », c’est-à-dire à Combourg, là où la
joie de son enfance s’est figée.

Ce dont, par contraste, se languit Bernardin de Saint-Pierre, c’est d’un


verbe limpide, d’un parler épuré de tout affect – autrement dit, d’une
écriture en forme d’écrin, susceptible d’accueillir les êtres et les choses
sans empiéter sur leurs formes propres, ni mêler sa substance à la leur. De
cet audacieux projet Goethe détaille, en 1793, non seulement la possibilité,
mais aussi le péril – car il faudrait être le soleil pour ne plus voir le monde
à l’aune de l’homme et prendre enfin place, en paix, dans le « cercle des
choses » :

« Celui qui, mu par un instinct puissant, veut connaître les objets en eux-

6 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

mêmes et dans leurs rapports réciproques, entreprend une tâche difficile ;


car le terme de comparaison qu’il avait en considérant les objets par
rapport à lui-même, lui manquera bientôt. Il n’a plus la pierre de touche du
plaisir ou du déplaisir, de l’attraction ou de la répulsion, de l’utilité ou de
l’inconvénient, ce sont des critères qui lui manquent désormais
complètement. Impassible, élevé pour ainsi dire au-dessus de l’humanité,
il doit s’efforcer de connaître ce qui est, et non ce qui lui convient. Le
véritable botaniste ne sera touché ni de la beauté ni de l’utilité des plantes,
il examinera leur structure et leurs rapports avec le reste du règne végétal.
Semblable au soleil qui les éclaire et les fait germer, il doit les contempler
toutes, d’un œil impartial, les embrasser dans leur ensemble, et prendre ses
termes de comparaison, les données de son jugement, non pas en lui-
même, mais dans le cercle des choses qu’il observe. »

Comprendre les choses, c’est prendre souci d’elles.

En Goethe le poète et le savant incessamment conversent, qui tous deux


mettent en garde contre l’idée qu’il puisse exister un au-delà des
apparences, et que le monde ne soit pas à lui-même sa seule vérité : « Les
théories marquent d’habitude la précipitation d’un entendement impatient,
qui voudrait être libéré des phénomènes, et qui, pour cela, met à leur place
des images, des concepts, et même, souvent, rien d’autre que des mots.
[…] La plus élevée des choses que nous puissions comprendre, c’est que
tout ce qui est de l’ordre des faits est déjà théorie. La couleur bleue du ciel
nous révèle la loi fondamentale du chromatisme. Ne cherchons rien
derrière les phénomènes, ils sont la théorie elle-même. »

D’où ce plaidoyer – assurément sans rival dans l’histoire moderne des


sciences – pour une connaissance sensible, un savoir énamouré du monde,
« un empirisme tendre, qui s’identifie profondément avec l’objet, et, par-
là, devient une véritable théorie ». Comprendre les choses, c’est prendre
souci d’elles. Ayant appris au fil des jours ce qu’il faut d’eau et de soleil
au plant qu’il couronne, voyez combien soudain vous importe le devenir
de ce bouton de géranium : sa loi vous est donnée par le soin que vous en
avez.

On pourra objecter qu’il est impossible d’atteindre à la vérité de la chose


même, que toujours subsiste dans les êtres quelque chose du regard porté
sur eux. Mais c’est justement pour cela que chez Humboldt, la mesure du
monde importe tant. Deux savants peuvent bien avoir du Mont-Blanc des
perceptions distinctes, infléchies par leurs états émotionnels respectifs :
pourvu qu’ils usent de la même manière du même instrument, l’altitude de
l’Aiguille du Midi ne variera pas d’un iota. Le réel, c’est ce qui reste après
deux regards.

Le problème du rendu réaliste des « scènes naturelles » ne s’en trouve pas


résolu pour autant. L’« élégance » du palmier – son quant-à-soi pour ainsi
dire – ne se déduit pas de ses mensurations. Une fois établis les attributs
spécifiques d’une plante, une fois élucidés les principes de sa croissance et
de sa fertilité, une fois posée l’équation climatique et altitudinale de sa
distribution géographique, une fois inventoriés ses emplois, demeure le
mystère de sa présence. Pour Humboldt, l’énigme du « port » du palmier
est donc celle, qui surgit très exactement à mi-chemin de l’œil et du
monde, de sa saillance :

« Le simple aspect de la nature, la vue des champs et des bois, causent une
jouissance qui diffère essentiellement de l’impression que fait l’étude
particulière de la structure d’un être organisé. Ici, c’est le détail qui nous
intéresse   ; là, c’est l’ensemble, ce sont des masses, qui agitent notre
imagination. Quelle impression différente cause l’aspect d’une vaste
prairie bordée de quelques groupes d’arbres, et l’aspect d’un bois touffu et
sombre mêlé de chênes et de sapins ? Quel contraste frappant entre les
forêts des zones tempérées et celles des zones de l’équateur, où les troncs
nus et élancés des palmiers s’élèvent au-dessus des acajous fleuris, et
présentent dans l’air de majestueux portiques ? Quelle est la cause morale

7 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

de ces sensations ? Sont-elles produites par la nature, par la grandeur des


masses, le contour des formes, ou le port des végétaux ? »

Pourquoi le regard du naturaliste – celui de Bernardin de Saint-Pierre à


l’Île-de-France, celui de Humboldt en Amazonie – butte-t-il
inéluctablement sur la silhouette du palmier, et non sur celle d’autres
végétaux aux formes ou aux dimensions tout aussi inhabituelles pour le
voyageur venu d’Europe ? Très probablement car cette silhouette, qui jure
par sa verticalité avec le moutonnement des champs et de la canopée,
déjointe les plans perspectifs, donc disloque le paysage. L’élancement
esseulé du palmier induit une rupture d’horizon. Le regard doit choisir, qui
ne peut embrasser en même temps la plante et le panorama.

Hanté par l’idée de la description juste des choses, Humboldt se prend un


temps à croire qu’il est possible de réduire un paysage à une combinaison
de seize « formes principales de végétation » – pins, fougères, bruyères,
cactus, liliacées, etc. À l’instar des couleurs primaires, des figures
géométriques ou des runes de l’ancienne Germanie, ces formes végétales,
bien qu’en nombre limité, permettent de tout dire d’un lieu naturel : «
Sous la main de l’artiste, le grand tableau de la Nature se décomposera en
quelques grands traits simples ; comme dans tous les écrits des hommes,
tous les mots se résolvent en quelques caractères primitifs ». Or, la
première de ces formes, « la plus élevée et la plus noble, celle à laquelle
les peuples ont adjugé le prix de la beauté », c’est celle du palmier. Fût
parfait que couronne une gerbe d’arches, le palmier se prête
particulièrement bien à ce jeu de glyphes, puisque sa silhouette se résume
au syntagme « ligne + demi-sphère ». Mais que l’ondée et la brise s’en
mêlent, que les palmes ondulent ou frémissent, et il faut reprendre
l’esquisse. Le jeu du vent ne fait jamais celui du peintre : il suffit que les
feuillages faseyent pour que le paysage mette à la voile.

La nature n’a pas besoin qu’on s’épanche sur son épaule, ni qu’on lui
adresse des billets doux, mais simplement qu’on lui prête l’oreille.

Si encore il ne s’agissait que du portrait d’un arbre ! Mais par où


commencer si tout est dans tout, si les faits sont reliés par d’innombrables
réseaux d’influence ? Où enter une périphrase, où la clore, si la
circonférence du réel est infinie et que c’est de cette infinité même dont il
faut faire récit ? Dans le tome premier de ses Etudes de la nature (1784),
Bernardin de Saint-Pierre s’essaie à faire l’histoire du fraisier qui pousse
sur le balcon de son appartement parisien. Dépité, il y renonce au bout de
quelques pages. Car pour décrire avec une égale précision tout ce qui
influe sur la croissance de la plante, de la larve de charançon qui grignote
ses radicelles jusqu’au soleil qui fortifie ses bourgeons, c’est de l’univers
entier dont il faudrait traiter : « L’histoire complète du fraisier suffirait
pour occuper tous les naturalistes du monde ».

Dans son Voyage à l’Île de France (1773), il   interrompait déjà ses


considérations sur l’homologie de forme entre les nautiles et les anatifes –
de petits crustacés qui se fixent sur la coque des navires – par cet
aphorisme aux relents de défaite : «   La nature a fait tout ce qui était
possible, non seulement les chaînes d’êtres entrevues par les naturalistes,
mais une infinité d’autres qui se croisent, en sorte que tout est lié dans tous
les sens ». Bernardin de Saint-Pierre est intraitable sur ce point de
l’exhaustivité de la description. Ainsi affirme-t-il que dans un récit de
voyage, pour ne pas plus lasser l’intérêt du lecteur que son intelligence,
« il faut parler de tout ». Peuples, ruines, villes, climat, plantes, paysages,
animaux, insectes doivent paraître sur la scène.

Comment ils se donneront la réplique, là réside le problème. Humboldt en


convient, qui a longuement fréquenté Goethe et Schiller à Iéna, en
1795-1797, et porte lui aussi une attention inquiète à ces questions
d’écriture. Il concède à la poésie un pouvoir d’évocation, mais prend garde
de lui assigner des limites. S’il flanque les mots de chiffres et de dessins
comme d’autant de chaperons, c’est précisément qu’il sait les phrases

8 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

volages. Un document entre tous illustre cette tension périlleuse entre le


rendu poétique d’un paysage et le commentaire savant de ses
particularités   : une gravure du volcan Chimborazo, situé au centre de
l’Equateur et considéré au XIXe siècle, avec ses 6 200 mètres, comme le
plus haut sommet du monde.

Humboldt et Aimé Bonpland – son indéfectible compagnon de voyage –


en réalisent l’ascension le 23 juin 1802. Bien qu’ils ne parviennent pas à
gravir son pic culminant, faute d’un équipement approprié pour franchir
les cascades de glace qui le ceignent, l’exploit leur vaut le titre
d’« hommes les plus hauts du monde ». N’imaginons pas, cependant, une
cordée héroïque animée de l’esprit de record : Humboldt s’intéresse moins
aux sommets qu’aux pentes de la montagne. Il s’arrête sans cesse pour
tout mesurer – pression de l’air, altitude, tons du ciel –, ainsi que pour
inventorier la flore. Le résultat en est un dessin bifide du volcan, un
croquis à la pointe sèche scindé de bas en haut par une ligne incurvée. La
moitié gauche présente une vue perspective où s’étagent, sur les flancs
bombés de la montagne, les halliers, la canopée, la roche dénudée et les
sommets enneigés. La moitié droite est un lacis de mots sur fond jaune
coquille d’œuf : il s’agit des noms savants, disposés en quinconce, des
plantes et des mousses identifiées au fil de l’ascension – lichens, rubiacées,
scitaminées, graminées, umbilicariacées, etc.

Singulier tableau du monde en deux volets, qui tente de parquer l’œil et


l’esprit dans des enclos mitoyens, le regard à gauche, la pensée à droite.
Les deux moitiés de l’esquisse ne forment pas les deux segments d’une
même phrase : elles tiennent sur le volcan des discours distincts. On ne
peut pas plus coudre bord à bord le palmier et son nom que le lin et la
pierre. Loin de combler le fossé entre les mots et les choses, la gravure le
rend donc plus visible, plus sensible que jamais. Mais comme dans l’art
japonais du kintsugi, qui use de pâte d’or pour restaurer les porcelaines
cassées, il s’agit moins d’abolir la brisure que de la conjurer, de déjouer
son péril en l’exposant. Le portrait du Chimborazo d’Alexandre de
Humboldt est donc un échec glorieusement exhibé : non la preuve d’une
victoire, mais le vestige d’une audace.

Une fois encore, le problème vient des mots – non plus de leur défaut,
mais de leur débord. Croyant s’abandonner au monde quand ils ne font
que se retrancher en eux, les poètes en font souvent trop lorsqu’ils parlent
de la nature. Or celle-ci n’a pas besoin qu’on s’épanche sur son épaule, ni
qu’on lui adresse des billets doux, mais simplement qu’on lui prête
l’oreille. Il faut, en conclut Humboldt, savoir tenir sa langue :

« Tous les détails n’étant pas susceptibles d’être présentés sous une forme
littéraire, comme les combinaisons générales de la science naturelle, il n’y
a que des faits coordonnés en peu de mots – presqu’à la manière d’une
table […]. Les défauts principaux de mon style sont une malheureuse
tendance à employer des formes trop poétiques, une construction vague,
embarrassées de participes, trop d’idées et de sentiments concentrés dans
une seule période. Je crois que ce défaut radical inhérent à mon
individualité pourrait être un peu racheté par une simplicité sévère […].
Un livre de la nature doit produire la même impression que la nature elle-
même. Mais ce à quoi j’ai donné une attention toute particulière dans mes
vues de la nature, et par où ma manière diffère essentiellement de celle
[de] Chateaubriand, c’est que j’ai constamment cherché en décrivant, en
peignant, à être toujours vrai, même scientifiquement, sans tomber dans la
sécheresse de la science pure. »

«   En peignant   »   : cette formule échappée à Humboldt fait peut-être


allusion au dialogue qu’il noua, à partir de 1835, avec Carl Gustav Carus –
à qui il rendit visite à Dresde, puis qu’il revit à Paris. Passionné de
géologie et diplômé d’obstétrique, Carus mène une double vie : médecin
attitré du roi de Saxe la semaine, il devient peintre le week-end. Passé sa
rencontre avec Caspar David Friedrich, qui l’initie d’un même mouvement
au dessin des scènes naturelles et à un mysticisme exalté, Carus se fait non

9 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

seulement praticien, mais aussi théoricien de la « peinture de paysage ». Il


lui consacre en 1835 un traité où il affirme, à l’unisson des romantiques,
que « les mouvements du cœur et les états de la nature se correspondent »,
et que « le beau est le triple accord de Dieu, de la nature et de l’homme ».

Puisque Dieu est dans les détails, ce sont ces derniers que l’artiste se doit
de rendre, non afin de magnifier leur fugacité, mais au contraire de
rappeler que l’éclat de leur présence n’est qu’un entracte dans le cours
de leurs métamorphoses.

Mais à l’exemple de Goethe, à qui il voue un véritable culte, Carus ne s’en


tient pas à cette prime équation. Ce à quoi il souhaite parvenir en
conjuguant art et science, c’est à une «   image de la vie de la Terre
(Erdlebenbild) » dans laquelle les êtres et les choses ne se réduisent pas à
ce que l’homme en pense, mais restent animés de leur mouvement propre.
Il faut, dit-il, «   être capable de ressentir selon le sens de la nature   »,
« vivre avec l’intuition profonde des puissants mouvements vitaux de la
terre, qui s’entrecroisent indéfiniment ». Tout comme Goethe puise le nom
savant des nuages dans un essai du météorologue Luke Howard (On the
modification of clouds, 1803), Carus cherche les lois du teint des lichens et
des clavaires dans Le Système des champignons du mycologue Nees von
Esenbeck (1817). Sa faculté d’observation du monde naturel est telle qu’il
est le premier, dans un court traité publié en 1827, à détailler le système
vasculaire des insectes à partir de l’étude des membranes de l’aile d’un
éphémère, autrement dit à déduire le mouvement profond de la vie des
êtres des seuls plis de leur surface.

À l’instar de toute une génération d’hommes de lettres, Carus vit sous


l’empire de la « philosophie de la nature (Naturphilosophie) ». Celle-ci se
trouve esquissée dès 1797 par Schelling, selon qui la conscience
individuelle et l’« âme du monde » ne font qu’un, étant entendu que « le
système de la nature est simultanément le système de l’esprit ». Goethe s’y
abreuve, pour qui la nature est cette « chose totale, unique et éternelle,
toujours changeante, toujours constante », et que tarabuste, à compter de
son voyage en Italie, en 1787, l’idée ténébreuse d’un «   phénomène
originaire (Urphanömen) », d’un « modèle primitif, identique à tous les
cas », auquel il serait possible, par équarrissements successifs, de réduire
le pullulement des existences. Goethe qui, déambulant dans les allées du
Jardin public de Palerme, se prend à rêver d’une rose qui soit toutes les
roses :

« Les nombreuses plantes que d’habitude je ne vois qu’en caisses et en


pots, et même la plus grande partie de l’année en serre, poussent ici en
plein air, joyeuses et vivaces, et parce qu’elles remplissent parfaitement
leur destination, nous les déchiffrons plus facilement. À la vue de tant de
créatures neuves et renouvelées, mon ancienne lubie me revint à l’esprit.
Ne pourrais-je pas découvrir parmi cette troupe la plante primitive ? Une
pareille plante doit bien exister ! À quoi sans cela reconnaîtrais-je que telle
ou telle forme est une plante, si elles n’étaient pas toutes faites d’après un
modèle ? »

Quoique dotée d’un impressionnant pédigrée littéraire, la « philosophie de


la nature » n’acquiert ses lettres de noblesse scientifique qu’au tournant
des années 1810, par le moyen des travaux de Lorenz Oken. Anatomiste
de renom pour qui l’homologie de forme entre les vertèbres et les os
crâniens valide l’antique théorème mystique du « résumé du macrocosme
dans le microcosme   », Oken   lègue à Carus et à Humboldt une vision
immanentiste de la Création, l’image d’un univers où la divinité ne prend
jamais de repos : « La philosophie de la nature est la science de l’éternelle
transformation de Dieu au sein du monde ». Oken est en sus un formidable
portraitiste des surfaces de la nature. De plumes en cristaux, de pelages en
écailles, il traque les « formes primordiales (Urformen) » du vivant, celles
dont les déclinaisons et les enchevêtrements épellent les contours les plus
intimes des êtres.

10 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

Portant lui aussi à son point d’incandescence l’intuition de la sacralité du


monde, le maître de dessin de Carus, Caspar Friedrich, s’écrie : « J’ai
souvent vu Dieu ; je l’ai rencontré un jour au milieu des roseaux ». Carus
lui emboîte le pas : puisque Dieu est dans les détails, ce sont ces derniers
que l’artiste se doit de rendre – et ce non afin de magnifier leur fugacité,
mais au contraire de rappeler que l’éclat de leur présence n’est qu’un
entracte dans le cours de leurs métamorphoses.

« Tout aspect de la vie de la Terre, même le plus paisible et le plus simple,


est un digne et bel objet de l’art, à condition que l’on saisisse exactement
son sens propre et l’idée divine qu’il cache en lui-même. […] Le coin de
forêt le plus tranquille, avec toute la diversité de sa végétation, le tertre
vert le plus simple, avec ses plantes gracieuses, vu dans le bleu de
l’horizon et sous l’azur du ciel, fourniront l’image la plus belle de la vie de
la Terre. »

Et de fait, les plus saisissants tableaux de Carus ne sont pas ceux où il


peuple de ruines et de pèlerins de vastes panoramas montagnards, mais
ceux où il met tout son art à croquer, comme un personnage à part entière,
un orme dépenaillé, une souche moussue ou un jeune hêtre assailli par la
vigne vierge. L’idée d’une « haute et authentique vérité de la nature »,
irréductible et indifférente à ce qu’elle fait naître chez qui la contemple, le
conduit, et dans son sillage Humboldt, à ne plus faire du sentiment humain
l’étalon de la majesté des choses. Rejetant comme une supercherie la
« peinture de perspectives », qui grandit à outrance l’homme et rapetisse à
l’excès les forêts, Carus finit par peindre le monde à taille réelle, sans plus
fausser l’échelle de la vie.

Rendre justice à toutes les créatures, c’est ne pas se soucier de leur


taille, puisque la cruauté dont l’homme accable certaines d’entre elles se
justifie trop souvent du préjugé qu’il attache à leurs dimensions.

C’est un épisode narré par Humboldt – sa remontée du cours supérieur de


l’Orénoque, en Amazonie – qui donne le mieux la démesure de ce projet.
Par l’usage d’un « style vif », Humboldt réussit ce prodige de transformer
un cheminement laborieux le long des sentiers battus de la Mission en une
avancée martiale, ponctuée de hauts-faits de collecte. Surtout, il tient son
pari d’une description uni-modale des différents règnes, puisqu’il s’attarde
aussi longuement, et avec un égal souci de précision, sur la constitution et
les mœurs des indiens Caribe que sur la physionomie des palmiers ou la
morphologie des sols :

« Nous arrivâmes le troisième jour aux missions caribes du Cari. Nous


vîmes dans ces contrées le sol moins crevassé par la sécheresse que dans
les Llanos de Calabazo. Quelques ondées avaient ranimé la végétation. De
petites graminées, et surtout ces Sensitives herbacées, si utiles pour
engraisser le bétail à demi-sauvage, formaient un gazon serré. À de
grandes distances les uns des autres s’élevaient quelques troncs de
palmiers à éventail (Corypha tectorum), de Rhopala (Chaparro) et de
Malpighia à feuilles coriaces et lustrées. Les endroits humides se
reconnaissent de loin par des groupes de Mauritia, qui sont les Sagoutiers
de ces contrées. […] Des insectes et des vers, partout ailleurs si rares dans
les Llanos, s’y rassemblent et s’y multiplient […].

Nous arrivâmes le 13 juillet au village du Cari, la première des missions


caribes qui dépendent des moines de l’Observance du Collège de Piritu.
Nous logeâmes comme de coutume au couvent, c’est-à-dire chez le curé.
[…] Nous trouvâmes plus de 500 Caribes dans le village de Cari. Je n’ai
vu nulle part une race d’hommes plus élancés (de 5 pieds 6 pouces à 5
pieds 10 pouces) et de stature plus colossale. Les hommes, et cela est
assez commun en Amérique, sont plus couverts que les femmes. Celles-ci
ne portent que le guajuco ou perizoma, en forme de bandelettes   ; les
hommes ont tous le bas du corps jusqu’aux hanches enveloppé d’un
morceau de toile bleu foncé, presque noir. […].

11 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

Le grès rouge, renfermant quelques débris de bois fossile (de la famille


des Monocotylédonées), se découvre partout dans les steppes de
Calabazo   ; plus à l’est, des roches calcaires et gypseuses lui sont
superposées et le dérobent à la recherche du géologue. Le gypse marneux,
dont nous avons ramassé des échantillons près de la mission caribe de
Cachipo, m’a paru appartenir à la même formation que le gypse d’Ortiz.
Pour le classer selon le type des formations européennes, je le rangerais
parmi les gypses souvent muriatifères qui recouvrent la pierre calcaire
alpine. »

La symétrie des attentions trouve ses limites, puisqu’Humboldt manifeste


plus de respect pour le génie des épiphytes que pour celui des indigènes –
lesquels, brisés par la Conquête, ne sont plus qu’une « race dégradée », les
« débris d’un vaste naufrage ». Le simple fait qu’Humboldt accorde une
égale considération au gypse marneux et à l’indien Caribe, autrement dit
qu’il en traite tour à tour sans rupture de style, pourrait laisser penser qu’il
participe pleinement des préjugés racistes de son temps. Les choses sont
en réalité plus compliquées que cela. Humboldt ne critique pas une
déficience congénitale des Indiens mais leur déchéance, laquelle n’est
jamais qu’une circonstance – le fruit d’une dévastation dont l’Europe doit
seule endosser la responsabilité. Partisan résolu de l’unité de l’espèce
humaine, Humboldt rejette « la distinction désolante de races supérieures
et de races inférieures ».

Puis, l’arasement narratif entre les règnes signe moins l’acte de décès de
l’humanisme que celui de l’anthropocentrisme. Ce n’est pas que la
compassion s’absente du récit, mais plutôt qu’elle se distribue désormais
entre l’ensemble des êtres qui le peuplent. Ainsi le naturaliste s’émeut-il
non seulement du malheur de l’enfant, mais aussi de la beauté des
graminées – non par défaut ou restriction de charité, mais par surcroît
d’attendrissement.

Qu’il n’y ait pas de malentendu : Humboldt ne parle pas des hommes, des
minéraux, des animaux et des végétaux dans les mêmes termes, mais sur le
même ton – à même hauteur de casse. Chez lui, la taille de la police (des
mots) n’est pas une police de la taille (des choses) : tout est majuscule, qui
requiert admiration et mérite description. L’importance des êtres n’est
donc pas – surtout pas – celle qu’aveuglément ils se donnent. Rendre
justice à toutes les créatures, c’est ne pas se soucier de leur taille, puisque
la cruauté dont l’homme accable certaines d’entre elles se justifie trop
souvent du préjugé qu’il attache à leurs dimensions. Michelet note à ce
sujet que si l’on tue l’insecte avec désinvolture, « c’est qu’il est si petit
qu’avec lui on n’est pas tenu d’être juste ».

L’attention aux êtres en leur singularité, en leur particularité la plus


ténue, détourne d’un autre entendement du monde, à savoir la pensée
par séries, qui abstrait et agrège en catégories.

On se souvient de la thèse avancée par Michel Foucault dans Les Mots et


les choses (1966), à savoir que se dessine au sortir du XVIIIe siècle, à
partir d’un bric-à-brac de savoirs qui ne voient dans les individus et les
populations que des sommes d’utilités, une figure de l’homme qui se veut
universelle mais n’est, tout bien considéré, que provisoire : « L’homme est
une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date
récente. Et peut-être la fin prochaine ». Or ce que révèle la prose niveleuse
de Humboldt, dans laquelle l’« histoire naturelle » jette au même instant
son plus bel éclat et ses derniers feux, c’est que cet anthropocentrisme
radical n’emporta pas si facilement la partie. Liguées en une ultime
conjuration, de très anciennes lignées de savoir, qui réunissaient humains
et non-humains dans un même amour algébrique du monde, lui opposèrent
une brève mais féroce résistance.

La « folle idée » de Humboldt d’un portrait du monde en ses moindres


détails ne disparut d’ailleurs pas du jour au lendemain : elle mit du temps à
mourir, en sorte que son histoire, s’il fallait la conter toute entière, serait

12 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

aux deux tiers celle de son agonie. En 1869 encore, le géographe Elisée
Reclus ouvre son Histoire d’un ruisseau par ces lignes : « L’histoire d’un
ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de
l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et
l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de vapeur
dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots. […] Tous les agents de
l’atmosphère et de l’espace, toutes les forces cosmiques ont travaillé de
concert à modifier incessamment l’aspect et la position de la gouttelette
imperceptible, elle aussi est un monde comme les astres énormes qui
roulent dans les cieux, et son orbite se développe de cycle en cycle par un
mouvement sans repos. »

À   l’égal de Bernardin de Saint-Pierre qui voyait l’univers dans son


fraisier, Reclus contemple l’infini dans un ruisselet. Traiter du globe et de
la gouttelette à même hauteur de ton : il y a du Humboldt dans cette
prétention. Reclus vient d’ailleurs de s’essayer à une volumineuse
Description des phénomènes de la vie du globe (1867-1868) qui rappelle
immanquablement, dans son ordonnancement même, le Cosmos de
l’érudit prussien. Mais le compte n’y est pas. Alors qu’avec Humboldt, on
est toujours là et pas ailleurs – puisque les choses et les êtres, lestés de
leurs coordonnées, sont saisis dans la singularité de leur surgissement –,
l’Histoire d’un ruisseau n’est l’histoire d’aucun ruisseau en particulier.
Plutôt une série de digressions sur l’imaginaire de la source et du méandre,
entrelardées de réminiscences sentimentales qui dégouttent sur les
horizons comme une gouache sur un pastel. Encombrée d’elle-même,
l’idée bave sur le phénomène jusqu’à émousser sa silhouette, pèse sur ses
contours jusqu’à les ébrécher. C’est la nature, oui, mais en pointillé.

La passion du détail de Bernardin de Saint-Pierre, de Rousseau, de Goethe


et de Humboldt ne tient pas d’une lubie d’esthètes frivoles : elle s’enracine
dans de puissantes philosophies de la singularité, qui affirment la primauté
de l’individu sur l’espèce, du phénomène sur l’archétype, de la
contingence sur l’essence. C’est cela, leur plus formidable leçon   :
l’attention aux êtres en leur singularité, en leur particularité la plus ténue,
détourne d’un autre entendement du monde, à savoir la pensée par séries,
qui abstrait et agrège en catégories.

L’époque que nous vivons est tissée d’une semblable tension entre l’amour
retrouvé du détail des choses et leur dilution dans de vastes entités
statistiques. L’homme lui-même n’est plus que chiffres : 350 000 morts,
5 400 000 « contaminés », et rarement un visage. C’est le retournement
triste de la « folle idée » de Humboldt. Car sitôt qu’il cède à la passion
morbide des « types » et autres « formes originaires », dès lors qu’il ne
discerne plus dans les silhouettes que des séries, le rêve moniste de
l’inventaire du monde se mue en une apologie de l’uniformité. Alors vient
le temps du gouvernement par les grands nombres   : «   cohortes   » de
cobayes réduits à ce qui fait leur ressemblance, « échantillons » de votants
anonymes – « populations » et cheptels.

À la suite de ceux qui ne voulaient plus voir dans la nature qu’un lacis de
catégories, nous nous sommes fait une idée de la théorie qui n’est jamais
que la vieille théorie de l’Idée : peu ou prou celle de Platon, pour qui les
choses ne méritent pas nos regards, puisqu’elles ne sont que les ombres de
splendeurs lointaines, des ersatz de vérité. La théorie, pour nombre d’entre
nous, n’est jamais que l’Idée au singulier : une loi qui, procédant par
abrasement des discordances, équarrissant le réel, résume à grands traits
une myriade de phénomènes. Or, c’est méconnaître qu’en grec ancien, une
théorie désigne aussi un cortège, une procession, un défilé sacré. Et par
extension : une légion, un bataillon – l’armée des choses. Avec Bernardin
de Saint-Pierre, avec Goethe, avec Humboldt, avec Francis Ponge encore,
le pluriel du monde est de retour : l’infinie variété des êtres vivants à
nouveau se donne à voir. L’arbre compte plus que la forêt, l’oiseau plus
que la nuée.

Durant ces deux mois où nous avons vécus repliés sur d’infimes territoires,

13 de 14 09/06/20 6:15 p. m.


Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail de... https://aoc.media/opinion/2020/06/09/au-jardin-des-raisons-adverses...

nous nous sommes faits ornithologues à la petite semaine et botanistes du


dimanche – et qu’importe, puisqu’il n’y avait plus de lundis ? Nous avons
ainsi retrouvé – par bribes, par à-coups – ce goût du détail des choses qui
était autrefois l’étai d’un puissant savoir, et le lieu même où conversaient
les arts et les sciences. Par une étrange réminiscence, nous avons goûté à
un passé dont nous avons tout oublié : un temps révolu où quelques-uns
des plus grands noms de l’Europe savante poursuivaient la « folle idée »
de décrire le monde d’un seul tenant aussi bien qu’en chacune de ses
aspérités, sans omettre aucune des existences qui le trament. Si nous
n’avons pas tous vu – comme Bernardin de Saint-Pierre – l’univers dans
nos jardinières, nous avons du moins pris souci et soin de quelques
présences dont nous n’avions plus même conscience.

Puis nous avons coupé les fleurs pour faire des bouquets.

NDA. — Ce texte reprend – et souvent développe et complète – quelques-


unes des réflexions présentées dans Le Détail du monde. L’art perdu de la
description de la nature (Seuil, 2019). Les références exactes des citations
de Bernardin de Saint-Pierre, Rousseau, Goethe, Humboldt, etc., se
trouvent dans l’appareil de notes de cet ouvrage.

Qui a fait le
NDLR : en mars 2020, Romain Bertrand a fait paraître
tour de quoi ? L’affaire Magellan aux éditions Verdier.

[1] Rousseau confond ici deux textes prophétiques vétérotestamentaires :


le Livre d’Habacuc et le Livre de Baruch. C’est en vérité pour le second
que La Fontaine s’enthousiasmait.

[2] Fernando Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos avec le Gardeur de


troupeau et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, NRF Gallimard, trad. A.
Guibert, 1987

Romain Bertrand
Historien, Directeur de recherche au CERI

14 de 14 09/06/20 6:15 p. m.

Vous aimerez peut-être aussi