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Ambrosia Iliada Illiad Perfum
Ambrosia Iliada Illiad Perfum
Résumé
La nourriture des dieux et le parfum des déesses (pp. 1 19-127)
En Iliade, XIV, 172 (= Hymne à Aphrodite, 63) on propose de lire άμβροσίφ έδανφ «immortelle nourriture». L'ambroisie, eau
primordiale huileuse, sert chez les dieux de boisson, de nourriture et d'onguent. Ce mélange des catégories qui chez les
hommes séparent la nourriture de la boisson et la boisson des onguents est une façon de faire signe vers l'altérité du divin
autant que le permet l'anthropomorphisme.
Ballabriga Alain. La nourriture des dieux et le parfum des déesses [A propos d'Iliade, XIV, 170-172]. In: Mètis. Anthropologie
des mondes grecs anciens, vol. 12, 1997. pp. 119-127;
doi : https://doi.org/10.3406/metis.1997.1064
https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1997_num_12_1_1064
13. Voir P. Chantraine, La formation des noms en grec ancien, Paris, 1933, pp. 196-197.
14. Scholia Graeca in Homeri Iliadem, rec. H. Erbse, Berlin, 1974, vol. III, p. 597.
15. Comme me le suggère Paul Demont, il est probable que dans Hésychius la proximité
de έδανοίς et de εδαρ ait entraîné έδανόν qui doit en fait renvoyer à 1 'έδανόν de la
tradition manuscrite de VIHade. Néanmoins la forme έδανοίς et un passage d'Eschyle sur
lequel nous allons revenir attestent l'existence de έδανός «comestible» en grec ancien.
16. R.B. Onians, The Origins ofEuropean Thought, Cambridge, 1951, pp. 292-299.
17. Eschyle, Agamemnon, 1407.
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18. Ce dernier groupe se lit quatre fois dans l'épopée: //., V, 369; XIII, 35; H. Αρ., 127;
H. Aphr. 260.
19. Alors que le commentaire de Leaf, à l'orée du XXe siècle, signalait le problème, les
auteurs récents, comme on l'a vu, l'ignorent complètement. On peut leur ajouter le
Lexicon des fruhgriechischen Epos, Band 2, Gottingen, 1991, sub verbo έδανός.
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Patrocle instilla (στάξε) au fond des narines ambroisie et rouge nectar afin
que sa chair reste inaltérée.» (//., XIX, 38-39), tandis que de son côté Athéna
instille ambroisie et nectar dans la poitrine d'Achille «pour que la faim
cruelle n'ait pas prise sur ses genoux» (XIX, 353-354).
On voit par ces passages que l'ambroisie aussi bien que le nectar sont des
liquides, l'ambroisie étant la contrepartie divine de l'huile et le nectar celle
du vin. Ces deux liquides divins permettent de se passer d'aliments humains
et assurent au corps des dieux une splendeur inaltérable. En conséquence,
chez les dieux, il n'y a pas, comme chez les hommes, une différence tranchée
entre la nourriture et la boisson, entre le solide et le liquide, voire entre le
vin et l'huile. Dans un fragment de Sappho cité par Athénée, l'ambroisie est
mélangée dans un cratère et Hermès verse à boire (έοινοχόησε) aux dieux
avec une δλπις20. Comme le fait observer Onians, en principe une olpis est
un vase à huile plutôt qu'un instrument à verser le vin comme le κύαθος21.
Ce fragment de Sappho, comme notre passage de Γ Iliade, fait ainsi
discrètement signe vers l'altérité divine au moment même où l'action des
dieux au banquet paraît le plus ressembler à celle des hommes. Le même
passage des Deipnosophistes du précieux Athénée cite une expression
«manger le nectar» (τό νέκταρ εδμεναι) tirée d'Alcman. Cette expression
forme comme la réciproque du fragment de Sappho : l'ambroisie comme le
nectar peuvent aussi bien se boire que se manger. C'est encore le cas dans les
allusions à l'ambroisie que l'on trouve dans les comédies d'Aristophane : on
peut verser l'ambroisie avec un aryballe et on peut aussi la manger et la
lécher22.
L'admirable chapitre d'Onians sur le nectar et l'ambroisie non seulement
établit la nature liquide et huileuse de l'ambroisie mais donne aussi des
éléments de réponse à la question de son origine, qui peut expliquer sa
nature, en rapprochant trois textes fondamentaux. Dans Γ Odyssée,
l'ambroisie est apportée à Zeus par des colombes qui doivent franchir les
terribles Planctes ou Roches Errantes (XII, 62). L'humeur ambroisienne doit
donc couler aux confins de l'univers. Cette géographie mythique est
confirmée par VHippolyte d'Euripide (742-751) qui situe les «sources
d'ambroisie» (κρήναι αμβρόσιαι)23 dans le jardin des Hespérides à l'Extrême
- Occident du monde. De son côté Hérodote (III, 23) rapporte des traditions
relatives à une merveilleuse fontaine (κρήνη) des Éthiopiens Makrobioi
(Longue-Vie) aux confins austraux du monde connu : quand on se baigne
dans cette fontaine, on en ressort plus brillant «comme si c'était une
fontaine d'huile» (κατά περ ει ελαίου εΐη). L'eau de cette fontaine, ajoute
Hérodote, est si légère que rien n'y peut surnager ni bois ni rien qui soit plus
léger que le bois, mais que tout cela coule à fond. Et le Père de l'Histoire de
conclure que si cette fontaine est bien telle qu'on le dit, les Éthiopiens
pourraient bien lui devoir leur longévité.
De son côté Jean Rudhardt a fait valoir avec de bons arguments que le Styx
et l'ambroisie étaient des liqueurs issues de l'eau primordiale d'Océan24. Cela
permet de comprendre pourquoi une eau issue du Styx, comme celle du
Titarésios, affluent du Pénée, ne mélange pas ses eaux à celles du Pénée mais
coule à sa surface «comme de l'huile» (ήύτ' ελαιον)25. L'eau primordiale est
plus divine et plus légère que l'eau ordinaire et terrestre. On retrouve cette
légèreté huileuse dans l'ambroisie, l'eau de Styx et la fontaine des Éthiopiens.
En reprenant récemment l'ensemble de ce dossier de façon pratiquement
exhaustive, Pierre Ellinger a pu préciser le parallélisme entre la toilette d'Héra
dans VIliade et les vertus de la merveilleuse fontaine d'Ethiopie: alors que
l'ambroisie peut jouer pour les dieux le double rôle d'eau de toilette et d'huile
après le bain, la fontaine des Éthiopiens Longue- Vie condense en une seule les
deux actions complémentaires de l'eau du bain et de l'huile après le bain26.
Mais nous voyons aussi que cette humeur divine peut faire office de
boisson et d'aliment. Ce mélange des catégories qui chez les hommes
séparent la nourriture solide de la boisson et la boisson des onguents est sans
doute une façon de faire signe vers l'altérité du divin autant que le permet
l'anthropomorphisme. Certes les dieux ont un corps à la ressemblance des
mortels, pourtant leur sang n'est pas un sang mais de Vikhôr, une sérosité.
Et s'il en est ainsi c'est qu'ils ne mangent pas de pain, ne boivent pas de vin
mais font usage d'une mystérieuse humeur, huileuse - parce que l'huile est
plus légère et plus aérienne que l'eau27 - et issue des confins de l'univers et
24. J. Rudhardt, Le thème de l'eau primordiale dans la mythologie grecque, Berne, 1971,
pp. 93-97.
25. //. II, 75 1-755. Voir à ce propos A. Ballabriga, Le Soleil et le Tartare, Paris, 1986, pp.
57-58.
26. P. Ellinger, La légende nationale phocidienne, Athènes-Paris, 1993, pp. 112-128
(115-116).
27. Cette intuition primitive est théorisée par Aristote, De la génération des animaux, II,
2, 735 b 23-26 : «L'huile contient beaucoup d'air (πνεύμα). En effet son aspect luisant
vient non de la terre et de l'eau mais de l'air (πνεύματος). Voilà aussi pourquoi elle surnage
à la surface de l'eau : car l'air (άήρ) qui est en elle comme dans un récipient la porte vers le
haut, la fait surnager et lui donne sa légèreté.»
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des flots d'Océan, de cette eau primordiale qui permet par ses vertus géné-
siques de restaurer sans cesse la subtile corporéité du divin.
Ces spéculations théologico-poétiques, si discrètes dans l'épopée,
trouveront leur achèvement bien après l'époque archaïque, dans la théologie
épicurienne, qui tenta de justifier l'anthropomorphisme traditionnel contre
l'opinion de la plupart des philosophes28. La forme humaine, étant la plus belle de
toutes, doit être attribuée aux dieux. «Toutefois, pour conclure par une
citation de Cicéron, cette forme n'est pas un corps mais un quasi-corps et
elle n'a pas de sang mais du quasi-sang.» (Nec tamen ea species corpus est
sed quasi corpus nec habet sanguinem sed quasi sanguinem)29.
28. Voir à ce sujet l'excellent livre de Daniel Babut, La religion des philosophes grecs,
Paris, 1974, pp. 158-159.
29. Cicéron, De la nature des dieux, I, 18. Cet aspect de la théologie épicurienne est à
rapprocher des analyses de J.-P. Vernant (L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et
l'autre en Grèce ancienne, Paris, 1989, pp. 7-39) sur la notion de corps divin comme un
«sur-corps» opposé au «sous-corps» humain. Mais alors que Vernant restreint ce jeu de
catégories au «corps présocratique», la théologie épicurienne montre à quel point il fut
difficile aux Anciens, même bien après l'âge présocratique, d'accepter le dualisme
platonicien qui oppose le corps à l'âme. Plus généralement d'ailleurs on peut légitimement
se demander si la théorie épicurienne n'est pas d'une certaine façon plus proche du
sentiment de Yhomo religiosus que le dualisme philosophique.