Vous êtes sur la page 1sur 10

Mètis.

Anthropologie des mondes


grecs anciens

La nourriture des dieux et le parfum des déesses [A propos d'Iliade,


XIV, 170-172]
A propos d'Iliade, XIV, 170-172
Alain Ballabriga

Résumé
La nourriture des dieux et le parfum des déesses (pp. 1 19-127)
En Iliade, XIV, 172 (= Hymne à Aphrodite, 63) on propose de lire άμβροσίφ έδανφ «immortelle nourriture». L'ambroisie, eau
primordiale huileuse, sert chez les dieux de boisson, de nourriture et d'onguent. Ce mélange des catégories qui chez les
hommes séparent la nourriture de la boisson et la boisson des onguents est une façon de faire signe vers l'altérité du divin
autant que le permet l'anthropomorphisme.

Citer ce document / Cite this document :

Ballabriga Alain. La nourriture des dieux et le parfum des déesses [A propos d'Iliade, XIV, 170-172]. In: Mètis. Anthropologie
des mondes grecs anciens, vol. 12, 1997. pp. 119-127;

doi : https://doi.org/10.3406/metis.1997.1064

https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1997_num_12_1_1064

Fichier pdf généré le 26/04/2018


La nourriture des Dieux et le Parfum des déesses
a Propos d'Iliade, xiv, no-m1

Vers la fin du Vie siècle le poète-philosophe Xénophane de Colophon


inaugura la critique philosophique de l'anthropomorphisme caractéristique
de la religion traditionnelle et poétique. Cette opposition entre le discours
philosophique et le discours poético-mythique est essentielle et largement
fondée. Néanmoins une lecture attentive de l'épopée suggère que déjà les
aèdes ou rhapsodes avaient pour ainsi dire fait un pas dans la direction de la
critique du mythe en atténuant certains traits de l'anthropomorphisme. Par
exemple les références à l'ambroisie et au nectar sont beaucoup plus rares
qu'on aurait pu le penser et ces mystérieuses substances ne sont pas
régulièrement consommées sur l'Olympe. Parallèlement l'idée traditionnelle
du fumet des viandes sacrificielles montant vers le ciel et les narines divines
apparaît comme relativement discrète2.
Ces scrupules de la théologie épique se manifestent à l'occasion de façon
paradoxale dans des passages franchement anthropomorphiques. Ainsi au
chant V de Γ Iliade le héros Diomède blesse de sa javeline la déesse
Aphrodite qui porte secours à son fils Énée:
«Alors coula le sang immortel (άμβροτον αίμα) de la déesse, l'ichor
(ίχώρ), tel qu'il coule du corps des dieux bienheureux; car ils ne mangent pas
de pain, ne boivent pas de vin flamboyant: c'est pourquoi ils n'ont pas de
sang (άναίμονές είσι) et sont appelés immortels (αθάνατοι).» (V, 339-342)
G. S. Kirk voit à juste titre dans ces vers une innovation théologique
consistant à désigner le sang des dieux par un terme, ikhôr, qui signifie

1. Ce texte a fait l'objet d'une communication à l'Association des Études Grecques le 3


février 1997. Je l'ai un peu retouché pour tenir compte des remarques de Charles de
Lamberterie et de Paul Demont qui m'ont permis de préciser certains points et que je
remercie pour cela.
2. Voir à ce sujet G. S. Kirk, The Iliad: a commentary. Vol. 2, Books 5-8 , Cambridge
University Press, 1990, pp. 1-14(11-12).
120 ALAIN BALLABRIGA

«lymphe ou sérum» et dans lequel notre poète aurait vu «un terme


pseudotechnique approprié» (a suitable pseudo-technical terni)3. Ce faisant Kirk
entérine à sa façon des progrès récents dans la compréhension de ce passage.
En effet c'est seulement depuis une quinzaine d'années que l'on s'est avisé
de voir dans ikhôr non plus une mystérieuse désignation du sang des dieux
mais le terme même qui désigne une «sérosité». Pour citer l'article
fondamental de Jacques Jouanna et Paul Demont: «Le «sang immortel» est
une sérosité différente à la fois du «sang» des humains, mais aussi de la
«sérosité» qui s'écoule après le sang des blessures humaines.»4
Autrement dit, dans le moment même où nos poètes épiques représentent
un corps divin blessé, ils trouvent le moyen de corriger
l'anthropomorphisme en raffinant sur la notion de sang immortel de façon à accroître
paradoxalement l'altérité du divin. Or on peut trouver, dans Γ Iliade encore,
un usage de l'ambroisie, nourriture expliquant en fait la présence de Y ikhôr
dans les veines des dieux, qui pose des problèmes comparables. Mais ce
passage offre des difficultés spéciales du fait que l'analyse lexicale s'y trouve
confrontée à un problème d'établissement du texte.
Dans l'épisode dit «Zeus trompé» (Διός απάτη), qui donne son titre au
chant XIV de Y Iliade, Héra utilise toutes les séductions du monde
aphrodisiaque pour emplir Zeus de désir amoureux à son égard, détourner ainsi son
attention du chant de bataille et permettre à Poséidon de seconder les
Achéens. Les préparatifs d'Héra commencent par une toilette divine (vers
170-172):

Άμβροσίη μεν πρώτον από χροός ιμερόεντος


λύματα πάντα κάθηρεν, αλείψατο δε λίπ' έλαίψ
αμβροσία) εδανω, το ρα οι τεθυωμένον ηεν.

«Avec de l'ambroisie d'abord elle nettoya son corps désirable de


toute souillure; elle s'oignit d'une huile grasse, suave, qui avait
été parfumée pour elle.»

3. G. S. Kirk, op. cit., pp. 96-97 et 104.


4. J. Jouanna et P. Demont, «Le sens d' ίχώρ chez Homère {Iliade, V, v. 340 et 416) et
Eschyle (Agamemnon, v. 1480) en relation avec les emplois du mot dans la Collection
Hippocratique», Revue des Études Anciennes, 83, 1981, pp. 197-209 (203 pour la
citation). Par une coïncidence remarquable, la même année, des résultats analogues furent
publiés par Alexander Kleinlogel, «Gôtterblut und Unsterblichkeit. Homerische Sprach-
reflexion und die Problème epischer Forschungsparadigmata», Poetica, XIII, fasc. 3-
4,1981, pp. 252-279 (266-269). De son côté Nicole Loraux sut profiter de ces travaux dans
son étude «Le corps vulnérable d'Ares», dans Corps des dieux, sous la direction de
Charles Malamoud et de Jean-Pierre Vernant, Le temps de la réflexion, VII, 1986, pp.
335-354 (350-354).
LA NOURRITURE DES DIEUX ET LE PARFUM DES DÉESSES 12 1

Au vers 172 on traduit généralement par «suave» ou «doux», l'hapax


έδανω de sens et d'étymologie inconnus mais que les anciens glosaient le
plus souvent par ήδεϊ et parfois par εύώδει «odoriférant». Par ailleurs
l'Hymne à Aphrodite offre un vers parallèle mais avec une leçon différente.
Dans l'hymne, la déesse, éprise du beau prince troyen Anchise, fait aussi une
toilette préludant à une rencontre amoureuse, après s'être retirée dans son
temple de Paphos à Chypre:

ένθα δέ μιν Χάριτες λοϋσαν και χρισαν έλαίω


άμβρότψ, οία θεούς έπενήνοθεν αίέν έόντας,
αμβροσίω έανω, το ρα οι τεθυωμένον ήεν.5

«C'est là que les Charités la baignèrent et l'enduisirent d'une


huile immortelle, qui couvre les dieux toujours vivants,
immortelle, brillante (?), qui avait été parfumée pour elle.»
Une partie de la tradition manuscrite6 donne une leçon έανω qui ne
correspond à rien de connu. On connaît par contre un adjectif έανός,
épithète de vêtements et de l'étain et de sens incertain «fin, brillant ?» mais
il a toujours Γα long, ce qui ne convient pas à la métrique de notre passage.
On connaît encore un sustantif έανός (< *Ρεσανος) «vêtement», avec α
bref, qui ne paraît pas convenir pour le sens. Aussi corrige-t-on
généralement le texte de l'hymne grâce à celui de Γ Iliade.
A l'inverse, dans le récent «Commentaire de Cambridge», Richard Janko
propose de rétablir dans Γ Iliade έανω au sens de «vêtement, voile féminin»,
à la suite d'André Hurst qui pense pouvoir s'appuyer sur la mention dans les
tablettes de Pylos d'une huile servant d'onguent pour les vêtements (we-a2-
no-i a-ro-pa = Fe(a)avoi(o)i αλοιφα7. Il est certes intéressant de savoir que
dans la Grèce mycénienne, comme vraisemblablement dans l'Antiquité en
général, on répandait les parfums, c'est-à-dire les huiles parfumées, aussi
bien sur la peau que sur les vêtements8. Mais cette donnée historique est-elle
dans notre cas réellement éclairante? A. Hurst traduit //., XIV, 172 =
H. Aphrod., 63 par: «c'est pour son voile divin que cette huile était

5. Hymne à Aphrodite, 61-63. Pour la forme verbale έπενήνοθεν au vers 62 voir P.


Chantraine, Grammaire homérique, I, p. 423 § 201 et Dictionnaire étymologique, s.v.
άνήνοθε.
6. Voir l'apparat critique de l'édition de Filippo Cassola, Inni omerici, Fondazione
Lorenzo Valla, 1975.
7. R. Janko, The Iliad : A Commentary, Vol. IV : Books 13-16 , Cambridge University
Press, 1992, pp. 174-175 ; A. Hurst, «L'huile d'Aphrodite», Ziva Antika, 26, 1976, pp. 23-25.
8. Pour l'ensemble de ces réalités voir Paul Faure, Parfums et aromates de l'Antiquité,
Paris, 1987.
122 ALAIN BALLABRIGA

parfumée», ce qui paraît syntaxiquernent moins satisfaisant que


l'interprétation traditionnelle. Aussi R.Janko propose-t-il d'améliorer l'hypothèse de
Hurst en faisant d'âavô) le datif d'un substantif neutre έανόν, correspondant
exact du sanscrit vàsanam (<*wesanom). Le procédé paraît quelque peu
arbitraire puique seul έανός est attesté en grec et que le vers ainsi compris
reste bizarre dans son contexte. Ce n'est en effet que quelques vers plus loin
que Héra, après s'être parfumée et peignée, «mit une robe immortelle»
(άμβρόσιον έανόν εσαθ' ν. 178). Sur ce point donc le commentaire de
Janko, par ailleurs remarquable, ne saurait nous dissuader de trouver mieux,
si c'est possible.
L'article έδανός du Dictionnaire étymologique de Chantraine signale une
hypothèse toute différente de Michel Lejeune9. Après avoir observé que le
rapprochement fait par les anciens de έδανός avec la famille de ηδύς est sans
valeur puisque ήδ- <*swàd-, Lejeune propose de voir dans έδανός un adjectif
signifiant «propre, particulier», où έδ- reposerait sur *Fhe-ô- c'est-à-dire le
thème du réfléchi *Fhe < *swe- élargi en -δ- . La pierre angulaire de ce
raisonnement linguistique est fournie par une inscription argienne du Vie s.
av. dans laquelle un terme Πιεδιεστάς «simple particulier» (ιδιώτης)
s'oppose à δαμόσιον «la chose publique, l'état»10. Cette précieuse
inscription permet d'interpréter le terme fondamental ίδιος «privé, propre à
quelqu'un» comme reposant très vraisemblablement sur *Ρ1ιεδιος. Le
«propre», c'est le «sien», ce qui a rapport à «soi». Comme l'a montré Emile
Benveniste, il y a là matière à de riches analyses linguistiques et
philosophiques". Mais tout le problème est de savoir si έδανός est réellement un
doublet de ίδιος.
On peut faire trois objections à cette hypothèse. D'abord un έδανός
signifiant ϊδιος paraît peu satisfaisant pour H.Aphrod. 63 puisque le vers
précédent implique que cette huile est généralement répandue sur le corps
des immortels. Certes M. Lejeune voyait dans le passage plus haut cité de
l'hymne un centon maladroit de vers homériques (Aphr. 61-62 = Od. VIII,
365-366; Aphr. 63 = //. XIV, 172). Mais cette analyse ne présente aucun
caractère de nécessité. En s 'inspirant de la position plus nuancée de Filippo
Cassola, on pourrait penser qu' Aphr. 63, tout en étant probablement une
variante rhapsodique imitée de Γ Iliade, a été amalgamée à notre texte dans
un souci de répétition-variation12. En tout état de cause les rhapsodes, que

9. M. Lejeune, «HOM. έδανός», Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 58,


1963, pp. 81-84.
10. On peut lire cette inscription dans CD. Buck, The Greek Dialects, Chicago, 1955, p.
283.
1 1. E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol.I, Paris, 1969,
pp. 328-333.
12. F. Cassola (éd.), op. cit., pp. 546-547.
La Nourriture des Dieux et le Parfum des déesses 123

rien ne nous autorise à considérer comme des aèdes décadents, ne semblent


pas avoir considéré les deux vers comme contraires et exclusifs l'un de
l'autre.
Ensuite on peut faire observer que les adjectifs en -ανός sont surtout tirés
de racines verbales13. Enfin que penser de la graphie έδανός que l'on trouve
dans certaines sources anciennes ? Ces deux objections sont liées entre elles
et peuvent se tirer de la lecture des scholies du Venetus A, ce qui est une
façon de donner en passant un coup de chapeau toujours bienvenu au travail
de nos lointains collègues de l'Antiquité et du Moyen Âge. Ces scholies'4, qui
reflètent ici l'enseignement du grammairien Hérodien, contemporain de
Marc Aurèle, ont certes tort de songer que la racine du verbe ηδω se
retrouve abrégée dans έδανός mais elles témoignent du moins que les
anciens grammairiens avaient conscience que le phénomène à expliquer
s'insérait dans une série où figuraient par exemple ικανός et πιθανός en
face respectivement de ΐκω et πείθω. D'autre part en insistant sur le fait
qu'il faut mettre un esprit rude à έδανός (δασυντέον το έδανώ) elles nous
font soupçonner que cette option n'était pas évidente pour tout le monde.
Effectivement le Lexique homérique d'Apollonios le Sophiste,
grammairien du 1er s. ap., tout en glosant par ήδεί, offre la graphie έδανφ. Mais c'est
surtout le lexique d'Hésychius (Ve-VIe s. ap.) qui nous met la puce à
l'oreille. Dans Hésychius en effet on trouve un έδανόν, glosé par ευώδες ou
ηδύ, inséré entre έδανοίς- βρωσίμοις «mangeable, comestible» et εδαρ·
βρώμα «nourriture». On est alors conduit à se demander s'il ne faudrait pas
lire έδανώ dans Γ Iliade et Y Hymne à Aphrodite et voir dans ce terme un
dérivé en -ανός sur la racine verbale *ed- «manger»15.
C'est ce qu'avait bien vu R.B.Onians dans le chapitre bref mais dense et
capital qu'il consacre au nectar et à l'ambroisie16. Mais il interprète l'adjectif
comme une épithète «fit to eat, edible» signifiant en fait «of the best
quality». Je crois que l'emploi eschyléen de ce même terme peut conduire à
une analyse légèrement différente. Dans V Agamemnon, Clytemnestre se
vante devant le Chœur de s'être enfin vengée en tuant son époux. Horrifié,
le Chœur lui demande alors quelle «mauvaise herbe du sol» (κακόν χθονο-
τρεφές έδανόν) elle a mangée pour perpétrer un tel forfait17. Dans ce

13. Voir P. Chantraine, La formation des noms en grec ancien, Paris, 1933, pp. 196-197.
14. Scholia Graeca in Homeri Iliadem, rec. H. Erbse, Berlin, 1974, vol. III, p. 597.
15. Comme me le suggère Paul Demont, il est probable que dans Hésychius la proximité
de έδανοίς et de εδαρ ait entraîné έδανόν qui doit en fait renvoyer à 1 'έδανόν de la
tradition manuscrite de VIHade. Néanmoins la forme έδανοίς et un passage d'Eschyle sur
lequel nous allons revenir attestent l'existence de έδανός «comestible» en grec ancien.
16. R.B. Onians, The Origins ofEuropean Thought, Cambridge, 1951, pp. 292-299.
17. Eschyle, Agamemnon, 1407.
124 ALAIN BALLABRIGA

passage l'adjectif au neutre est substantivé au sens de «aliment, nourriture».


Je pense que c'est aussi le cas dans notre vers épique et je proposerais de
traduire le passage de la façon suivante: «Avec de l'ambroisie d'abord elle
nettoya son corps désirable de toute souillure; elle s'oignit d'une huile
grasse, immortelle (ou ambroisienne) nourriture qui avait été parfumée pour
elle.» Je considère donc άμβροσίφ έδανω comme un groupe nominal
parallèle à αμβρόσιον είδαρ18.
Le lexique d'Hésychius avait déjà conduit William Trollope, dans son
édition de l'Iliade (vol. II, Londres, 1827) à imprimer έδανω. Cette
singularité fut critiquée par F.A.Paley (Londres, 1871): «Mr Trollope,
supposing from Hesychius that the word meant 'eatable', reads έδανω. But
fragrant oils or unguents are not βρώσιμα, though φάρμακα may be.»
Faisant sans doute écho à ce débat, Walter Leaf (Londres, 1900) écrivait en
note à notre passage : «Others would write έδανφ and refer it to root έδ (see
Aisch. Ag. 1407). Those who are prepared to hear that Hera used edible
ointment may accept this etymology.» Ce sondage dans les éditions du
XIXe s. permet de comprendre à la fois le sentiment qui poussa les Anciens
à corriger le texte de Γ Iliade, en inventant par le simple ajout d'une
aspiration initiale la vox nihili έδανόν, et le peu de succès, depuis les années
50, des propositions de Onians19. Je crois pourtant que l'interprétation que
j'adopte à mon tour, linguistiquement préférable aux autres hypothèses
avancées, est confirmée par une série de passages épiques qui font de
l'ambroisie une sorte de liquide huileux.
Dans Y Hymne à Déméter, la déesse, pour faire un immortel du fils de
Celée, roi d'Eleusis, ne lui donnait pas de nourriture (σίτον) ni ne l'allaitait
mais «l'enduisait d'ambroisie comme s'il fût né d'un dieu» (χρίεσκ' αμβρο-
σίΐΊ ώς ει θεοΰ έκγεγαώτα ν. 237). Dans Y Iliade, Apollon enduit d'ambroisie
(χρίσέν τ' άμβροσιη: XVI, 680) le cadavre du héros Sarpédon, sans doute
pour le restaurer dans toute sa splendeur et le protéger de la corruption
jusqu'aux funérailles. De même Aphrodite, pour protéger le cadavre
d'Hector «l'enduisit d'une huile divine, fleurant la rosé, de peur qu'Achille
lui arrache toute la peau en le traînant» (XXIII, 186-187). Cette huile
d'Aphrodite n'est pas explicitement assimilée à l'ambroisie mais elle en a
manifestement la nature et la fonction. A l'onction d'huile divine peut se
substituer avec des effets comparables une instillation. Ainsi Thétis «à

18. Ce dernier groupe se lit quatre fois dans l'épopée: //., V, 369; XIII, 35; H. Αρ., 127;
H. Aphr. 260.
19. Alors que le commentaire de Leaf, à l'orée du XXe siècle, signalait le problème, les
auteurs récents, comme on l'a vu, l'ignorent complètement. On peut leur ajouter le
Lexicon des fruhgriechischen Epos, Band 2, Gottingen, 1991, sub verbo έδανός.
La Nourriture des dieux et le parfum des déesses 125

Patrocle instilla (στάξε) au fond des narines ambroisie et rouge nectar afin
que sa chair reste inaltérée.» (//., XIX, 38-39), tandis que de son côté Athéna
instille ambroisie et nectar dans la poitrine d'Achille «pour que la faim
cruelle n'ait pas prise sur ses genoux» (XIX, 353-354).
On voit par ces passages que l'ambroisie aussi bien que le nectar sont des
liquides, l'ambroisie étant la contrepartie divine de l'huile et le nectar celle
du vin. Ces deux liquides divins permettent de se passer d'aliments humains
et assurent au corps des dieux une splendeur inaltérable. En conséquence,
chez les dieux, il n'y a pas, comme chez les hommes, une différence tranchée
entre la nourriture et la boisson, entre le solide et le liquide, voire entre le
vin et l'huile. Dans un fragment de Sappho cité par Athénée, l'ambroisie est
mélangée dans un cratère et Hermès verse à boire (έοινοχόησε) aux dieux
avec une δλπις20. Comme le fait observer Onians, en principe une olpis est
un vase à huile plutôt qu'un instrument à verser le vin comme le κύαθος21.
Ce fragment de Sappho, comme notre passage de Γ Iliade, fait ainsi
discrètement signe vers l'altérité divine au moment même où l'action des
dieux au banquet paraît le plus ressembler à celle des hommes. Le même
passage des Deipnosophistes du précieux Athénée cite une expression
«manger le nectar» (τό νέκταρ εδμεναι) tirée d'Alcman. Cette expression
forme comme la réciproque du fragment de Sappho : l'ambroisie comme le
nectar peuvent aussi bien se boire que se manger. C'est encore le cas dans les
allusions à l'ambroisie que l'on trouve dans les comédies d'Aristophane : on
peut verser l'ambroisie avec un aryballe et on peut aussi la manger et la
lécher22.
L'admirable chapitre d'Onians sur le nectar et l'ambroisie non seulement
établit la nature liquide et huileuse de l'ambroisie mais donne aussi des
éléments de réponse à la question de son origine, qui peut expliquer sa
nature, en rapprochant trois textes fondamentaux. Dans Γ Odyssée,
l'ambroisie est apportée à Zeus par des colombes qui doivent franchir les
terribles Planctes ou Roches Errantes (XII, 62). L'humeur ambroisienne doit
donc couler aux confins de l'univers. Cette géographie mythique est
confirmée par VHippolyte d'Euripide (742-751) qui situe les «sources
d'ambroisie» (κρήναι αμβρόσιαι)23 dans le jardin des Hespérides à l'Extrême

20. Sappho, fr. 141 Lobel-Page (= Athénée, Π, 39Α).


21. Onians, op. cit., p. 297.
22. Aristophane, Cavaliers, 1094; Paix, 724, 852, 854.
23. Dans son édition de VHippolyte, Barrett (Oxford, 1964, p. 305) conteste cette
interprétation et voit dans αμβρόσιαι une épithète signifiant simplement «divines». Je
crois pourtant que le dossier rassemblé par Onians et toutes les études faites depuis sur ce
thème (voir en particulier la thèse d'EUinger citée ci-après) invitent bien à voir dans ces
sources une eau «ambroisienne».
126 ALAIN BALLABRIGA

- Occident du monde. De son côté Hérodote (III, 23) rapporte des traditions
relatives à une merveilleuse fontaine (κρήνη) des Éthiopiens Makrobioi
(Longue-Vie) aux confins austraux du monde connu : quand on se baigne
dans cette fontaine, on en ressort plus brillant «comme si c'était une
fontaine d'huile» (κατά περ ει ελαίου εΐη). L'eau de cette fontaine, ajoute
Hérodote, est si légère que rien n'y peut surnager ni bois ni rien qui soit plus
léger que le bois, mais que tout cela coule à fond. Et le Père de l'Histoire de
conclure que si cette fontaine est bien telle qu'on le dit, les Éthiopiens
pourraient bien lui devoir leur longévité.
De son côté Jean Rudhardt a fait valoir avec de bons arguments que le Styx
et l'ambroisie étaient des liqueurs issues de l'eau primordiale d'Océan24. Cela
permet de comprendre pourquoi une eau issue du Styx, comme celle du
Titarésios, affluent du Pénée, ne mélange pas ses eaux à celles du Pénée mais
coule à sa surface «comme de l'huile» (ήύτ' ελαιον)25. L'eau primordiale est
plus divine et plus légère que l'eau ordinaire et terrestre. On retrouve cette
légèreté huileuse dans l'ambroisie, l'eau de Styx et la fontaine des Éthiopiens.
En reprenant récemment l'ensemble de ce dossier de façon pratiquement
exhaustive, Pierre Ellinger a pu préciser le parallélisme entre la toilette d'Héra
dans VIliade et les vertus de la merveilleuse fontaine d'Ethiopie: alors que
l'ambroisie peut jouer pour les dieux le double rôle d'eau de toilette et d'huile
après le bain, la fontaine des Éthiopiens Longue- Vie condense en une seule les
deux actions complémentaires de l'eau du bain et de l'huile après le bain26.
Mais nous voyons aussi que cette humeur divine peut faire office de
boisson et d'aliment. Ce mélange des catégories qui chez les hommes
séparent la nourriture solide de la boisson et la boisson des onguents est sans
doute une façon de faire signe vers l'altérité du divin autant que le permet
l'anthropomorphisme. Certes les dieux ont un corps à la ressemblance des
mortels, pourtant leur sang n'est pas un sang mais de Vikhôr, une sérosité.
Et s'il en est ainsi c'est qu'ils ne mangent pas de pain, ne boivent pas de vin
mais font usage d'une mystérieuse humeur, huileuse - parce que l'huile est
plus légère et plus aérienne que l'eau27 - et issue des confins de l'univers et

24. J. Rudhardt, Le thème de l'eau primordiale dans la mythologie grecque, Berne, 1971,
pp. 93-97.
25. //. II, 75 1-755. Voir à ce propos A. Ballabriga, Le Soleil et le Tartare, Paris, 1986, pp.
57-58.
26. P. Ellinger, La légende nationale phocidienne, Athènes-Paris, 1993, pp. 112-128
(115-116).
27. Cette intuition primitive est théorisée par Aristote, De la génération des animaux, II,
2, 735 b 23-26 : «L'huile contient beaucoup d'air (πνεύμα). En effet son aspect luisant
vient non de la terre et de l'eau mais de l'air (πνεύματος). Voilà aussi pourquoi elle surnage
à la surface de l'eau : car l'air (άήρ) qui est en elle comme dans un récipient la porte vers le
haut, la fait surnager et lui donne sa légèreté.»
La Nourriture des Dieux et le Parfum des Déesses 127

des flots d'Océan, de cette eau primordiale qui permet par ses vertus géné-
siques de restaurer sans cesse la subtile corporéité du divin.
Ces spéculations théologico-poétiques, si discrètes dans l'épopée,
trouveront leur achèvement bien après l'époque archaïque, dans la théologie
épicurienne, qui tenta de justifier l'anthropomorphisme traditionnel contre
l'opinion de la plupart des philosophes28. La forme humaine, étant la plus belle de
toutes, doit être attribuée aux dieux. «Toutefois, pour conclure par une
citation de Cicéron, cette forme n'est pas un corps mais un quasi-corps et
elle n'a pas de sang mais du quasi-sang.» (Nec tamen ea species corpus est
sed quasi corpus nec habet sanguinem sed quasi sanguinem)29.

(CNRS, Centre d'Anthropologie, Toulouse) Alain BALLABRIGA

28. Voir à ce sujet l'excellent livre de Daniel Babut, La religion des philosophes grecs,
Paris, 1974, pp. 158-159.
29. Cicéron, De la nature des dieux, I, 18. Cet aspect de la théologie épicurienne est à
rapprocher des analyses de J.-P. Vernant (L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et
l'autre en Grèce ancienne, Paris, 1989, pp. 7-39) sur la notion de corps divin comme un
«sur-corps» opposé au «sous-corps» humain. Mais alors que Vernant restreint ce jeu de
catégories au «corps présocratique», la théologie épicurienne montre à quel point il fut
difficile aux Anciens, même bien après l'âge présocratique, d'accepter le dualisme
platonicien qui oppose le corps à l'âme. Plus généralement d'ailleurs on peut légitimement
se demander si la théorie épicurienne n'est pas d'une certaine façon plus proche du
sentiment de Yhomo religiosus que le dualisme philosophique.

Vous aimerez peut-être aussi