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Dialogues d'histoire ancienne

Brigandage et piraterie : représentations idéologiques et pratiques


impérialistes au dernier siècle de la République
Monique Clavel-Lévêque

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Clavel-Lévêque Monique. Brigandage et piraterie : représentations idéologiques et pratiques impérialistes au dernier siècle de
la République. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 4, 1978. pp. 17-31;

doi : https://doi.org/10.3406/dha.1978.2938

https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1978_num_4_1_2938

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BRIGANDAGE ET PIRATERIE : REPRESENTATIONS IDÉOLOGIQUES
ET PRATIQUES IMPÉRIALISTES AU DERNIER SIÈCLE
DE LA RÉPUBLIQUE

Le problème de la signification historique de la piraterie — qu'elle soit


grecque ou plus largement antique - s'inscrit dans la prolongation d'une
discussion entamée dans les DHA 2 avec P. Briant et J.-P. Digard sur le
«brigandage» (1)* dans ses représentations, ses formes et leurs variations. De fait les
positions de J.-P. Sestier et de H.-A. Ormerod (2) rendent compte d'une
problématique qui reproduit la vision dominante, issue des auteurs anciens, et se
situe dans une logique fort éloignée des politiques de développement des
populations nomades qu'évoque J.-P. Digard (3) avec leurs effets de
«marginalisation idéologique» qui sont partie de la reproduction du mode de
production dominant.
Le débat ici devait donc être posé à deux niveaux, méthodologique et
théorique, pour essayer de cerner la catégorie de piraterie et de proposer une
approche de ses niveaux de fonctionnement, de ses formes de représentation
qui doivent permettre de s'interroger sur les réalités multiples auxquelles
renvoie une terminologie finalement assez peu différenciée, en grec comme en
latin, mais qui pose de délicats problèmes de lecture et de décryptage. De ce
point de vue, il semble aujourd'hui difficile dans l'analyse textuelle de
négliger les méthodes lexicologiques et les problèmes complexes posés par
l'analyse du discours, pour partir d'un simple relevé de termes, isolés de leur
contexte, de l'ensemble des réseaux dans lesquels ils se trouvent impliqués
et dont la prise en compte permettrait, en démasquant la transparence du
texte, de lire à un autre niveau (4), au sein même d'un discours général sur la
piraterie ou le brigandage, la multivocité de ces termes — lestai et peiratai,
latrones, praedones et piratae.
Dans le cadre même de la fonction idéologique objectivement assumée
par un tel discours, dans ses diverses articulations et variances, en fonction des
rapports spécifiques à chaque texte entre le moment historique considéré, les
sociétés et peuples concernés et les positions propres de chaque auteur, les
analyses en cours de cette terminologie impliquent un travail considérable sur
les textes dans leurs rapports avec l'ensemble des données extra-textuelles. Et
il s'agit là de fait d'une étape décisive — dans laquelle s'inscrivent les présentes
remarques — d'une enquête plus globale sur les formes de barbarie, leurs
significations et leur fonctionnement.
Les résultats déjà acquis et les travaux en cours en ce domaine pour
l'Orient ancien et hellénistique comme pour l'Occident préromain ou romain
rendent, à mon sens, nécessaire de poursuivre un large débat en discutant la
typologie proposée par Y. Garlan pour la piraterie grecque, mais qui dépasse
en fait ce cadre. Elle aborde objectivement la piraterie comme un objet en soi
dans laquelle on pourrait distinguer des stades avec une forme simple et
* Voir notes p. 28.
18 M.CLAVEL-LÉVÊQUE

«vitale», une forme «supérieure» et mercantile, une piraterie «étatique» -


dont le type lié au pirate-mercenaire me paraît peu distinct —, enfin une
piraterie «sociale» où l'engagement individuel dominerait par opposition
aux formes précédentes qui sont pratiques «communautaires».
Or, on peut se demander si cette typologie ne repose pas sur une
ambiguïté dans la mesure où, si elle se dégage bien comme telle, c'est au
niveau des représentations. La question se posant alors immédiatement de
savoir d'une part dans quelles conditions elles se sont élaborées, comment
et pourquoi elles sont avancées et/ou sollicitées ; d'autre part quelles réalités
lit et interprète chacun des types repérés et définis. Dès lors, la perspective
classico-centriste traditionnelle risque de brouiller doublement les
perspectives. D'abord en négligeant le temps historique qui amène à privilégier - à
partir de stéréotypes dont il faudrait étudier les conditions d'héritage, de
bricolage et de transmission — une structure, une forme sur le niveau ou le
mode spécifique de développement dont elle est un signe. A partir de là, et
logiquement, en conduisant à gommer les voies originales de développement
qui ont marqué l'histoire des formations sociales en Méditerranée antique,
jusque dans les rapports dialectiques complexes entre le mode de production
«asiatique» et le mode de production esclavagiste dans les zones de la
Méditerranée orientale aux époques hellénistique et romaine. Et c'est dans cette
problématique qu'il faut replacer les modalités d'implantation et de diffusion
de l'impérialisme romain aux IIe et Ier siècles, avec toutes les questions
touchant à la diversité des formes d'organisation sociale, de niveau des forces
productives, des rapports sociaux de production, à la difficulté du contrôle
des diverses conditions de reproduction des rapports sociaux existants, qui
sont «autres» par rapport aux normes dominantes et qui sont lus, en tant que
tels, comme le fait de «brigands», de «pirates», de «barbares» dont il faut se
demander fondamentalement non seulement à quelles voies spécifiques de
développement ces catégories renvoient, mais quelle forme et quel degré
d'hostilité — réglementée ou non (5) — elles révèlent et expriment. Il semble
donc que seules des études ethno -historiques sont à même d'apporter des
éléments de réponse convenables aux questions posées par les textes, c'est-à-
dire par un certain type de pratique de la langue, compte tenu des positions
propres des auteurs. C'est ce qu'a montré pour l'Occident l'étude déjà
ancienne de E. Sereni sur les populations ligures (6), dites «pillardes» par
nature et partant inassimilables, quand la cité est constituée comme référence
à laquelle se mesure l'appartenance à la civilisation, modèle obligé dont
l'absence sécrète, comme naturellement, le brigand et le pirate (7).
Le problème est toutefois plus complexe pour les Lusitaniens, traversés
de différenciations et crédités de «cités» par Strabon (III, 3, 5) pour qui «la
majorité de ces peuples délaissaient les moyens d'existence qu'il faut tirer du
sol pour se consacrer entièrement au brigandage et à des guerres
ininterrompues entre eux ou, en traversant le Tage, contre leurs voisins». Et le
couple brigandage/guerre, dont l'importance est justement soulignée par Y.
Garlan (8), fonctionne ici comme un code constitutif des poncifs les plus
éculés qui justifient, avec la conquête de Rome, l'avènement du travail et de
la prospérité des champs dans la paix, l'ordre et le respect des biens de chacun.
Par là-même il renvoie à des formes spécifiques de rapports sociaux dans les
sociétés indigènes, aux conditions globales de leur reproduction et aux
processus contradictoires de dissolution/ reproduction/ transformation engagés
dans les sociétés indigènes où existent déjà des poleis qui suscitent des
convoitises. Dès lors ici aussi — comme pour les Ouxiens de la plaine et de
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 19

la montagne (9) -, après avoir fait la part du stéréotype, il faut se demander


comment la «reproduction de cette différence» (10) peut s'articuler, sous le
contrôle du pouvoir romain, et constituer dans ses contradictions mêmes une
base pour le développement impérialiste. C'est bien le sens de la suite du
texte de Strabon : «Cet état de chose dura jusqu'à ce que les Romains y
mirent fin par les humiliations qu'ils leur firent subir et par la réduction de
la plupart de leurs villes (poleis) à l'état de simples bourgades (komai) ou
encore par l'adjonction de quelques colonies destinées à les redresser» . Et le
jeu des écarts de développement — qui joue à deux niveaux, Rome/cités
indigènes et cités indigènes/montagnards — intervient explicitement comme
moteur des antagonismes posés par la convoitise dans l'ordre de la morale,
comme frein au développement global (11). Dès lors l'ordre de la nature,
celui de la lutte et du brigandage, doit reculer devant l'ordre de la loi, celui
du consensus social dans la paix et le respect de la propriété. Strabon poursuit
en effet : «Comme il est naturel, les populations montagnardes avaient les
premières donné l'exemple de ce mode d'existence étranger à toute légalité,
car, à force de vivre sur un sol misérable et de maigre rapport, elles en étaient
venues à convoiter les biens des autres peuples» . En les repoussant, ceux-ci
devaient fatalement perdre bientôt le contrôle de leurs propres affaires, si
bien que chez eux aussi la guerre remplaçait l'agriculture et que, par voie de
conséquence, le pays privé de soins cessait de produire ses richesses naturelles
et se peuplait, en revanche, de «brigands» en une inversion de situation qui
se donne à lire comme catastrophique dans l'opposition richesses/brigands
qui montre la nécessité historique de lutter contre les brigands, pirates et
bandits de tous bords, contempteurs de l'ordre politique, économique et
social des nantis.

Quant aux populations des Alpes, pillardes aussi par définition —


Strabon emploie toujours lestai ou un de ses dérivés —, elles permettent
d'opérer un relevé systématique des 7 occurrences qui les concernent au livre
IV de la Géographie. Elles mettent en évidence, avec la polysémie du terme,
les contradictions d'une telle catégorie et les gommages que cette
terminologie a de fait opérés. Les caractéristiques comme les réseaux
d'association, d'opposition et d'action sont très nets : il y a 3 catégories de peuples qui
sont dits brigands :
+ des peuples puissants qui ne sont rien moins que les Salyens, les
Ligures et les Salasses ;
+ de petits peuples pauvres : les Lepontini, Tridentini, Stoni et ceux
qui sont installés tout le long des Alpes ;
+ enfin des peuples comme les Rheti, les Vindolici et les Iapodes qui
ont en commun leur parenté avec les Illyriens et la possession de villes (poleis).
Or, le premier groupe est défini par la puissance et les rapports à la
guerre de ces peuples — mentions faites pour eux seuls ici — et par leur
maîtrises des voies de passage, la voie littorale, le débouché de la voie
rhodanienne et les grandes voies des cols alpestres. Cet ensemble de richesses
acquises, de potentialités de développement et de capacités de résistance
est bien donné comme les ayant condamnés à la soumission et à
l'anéantissement par les Romains, matérialisés - et la mention ici aussi n'existe que
pour eux — par l'appropriation de leur territoire et de leurs biens, mines et
ateliers pour les Salasses, qui ont été vendus à l'encan.
Le second groupe, posé par sa pauvreté comme antithétique du
précédent, concerne des peuples plus étroits dont les formes et le niveau de
20 M.CLAVEL-LÊVÊQUE

développement semblent assez élémentaires, mais qui représentent néanmoins


un danger pour les habitants des plaines en une opposition peuples des
montagnes/peuples des plaines qui prend aussi valeur de signe (12) dans ses
articulations avec l'impérialisme de Rome, pour qui le danger suprême des
peuf 'es des «crêtes» est symbolisé ici dans la multiplication des cols, devenus
plus aisés à franchir avec la «parfaite sécurité» que créent l'extermination et
l'anéantissement total des indigènes.
Quant au troisième groupe, manifestement présenté et vécu comme
intermédiaire, c'est bien l'existence des villes — curieusement absentes chez
les Salyens (13), Ligures et Salasses — qui le caractérise.
Il paraît clair en tout cas que la lecture en termes de brigandage touche
des peuples de développement et de force très différents, mais qui ont en
commun le contrôle de voies de circulation et constituent en cela autant
d'obstacles à la croissance et à la puissance impérialistes de Rome (14). Mais
même les plus pauvres d'entre eux ne peuvent être alors classés dans cette
forme de «piraterie vitale», dans la mesure même où leurs territoires sont
traversés par de grands axes d'échange et où l'unique mention explicite
d'échange concerne précisément ceux d'entre eux dont le nom n'est même
pas cité. Dans la mesure surtout où le champ lexico-sémantique, en fonction
même des présupposés qui l'organisent et qui gouvernent la description,
montre comment Strabon a été conduit à prendre en compte le
fonctionnement spécifique de ces sociétés, qui certes apparaissent selon les critères
dominants comme des «sociétés de pénurie», mais qui sont de fait - selon les
critères d'équilibre et d'organisation interne reconnus par ailleurs par les
ethnologues (15) — des «sociétés d'abondance». Et il est particulièrement
remarquable que le syntagme ici soit présent pour qualifier des productions
susceptibles d'assurer — à un niveau et dans des formes donnés — les
conditions de la reproduction de ces communautés.
D paraît donc bien, sur ce cas, absolument nécessaire de distinguer le
fonctionnement du stéréotype - qui correspond à des impératifs historiques
précis — des réalités concrètes que le texte lui-même, dans ses contradictions,
nous dit autres et que les données archéologiques nous montrent
singulièrement plus complexes (16), à la Tène II notamment avec l'importance des
mises en culture, de l'élevage, parallèlement à la persistance de pratiques plus
élémentaires et avec la place prise par la circulation (17) dans laquelle
entrent — nous dit Strabon lui-même — les produits vivriers de cueillette et
les fruits d'une production rurale déjà assez différenciée, avec fabrication
de résine et de poix, alors indispensables dans des secteurs importants de
l'économie. Un tel équilibre — pour si précaire qu'il puisse être - ne semble
pas rendre compte de pratiques de «rapine collective» comme mode
fondamental de subsistance, sans en exclure bien sûr l'existence comme appoint.
Les contradictions internes du témoignage de Strabon sont donc en
cela signifiantes de la complexité du mode de fonctionnement d'un tel
«brigandage». Il paraît clair qu'il renvoie à des ruptures dans l'équilibre
traditionnel des communautés. Ruptures qui sont liées à la fois à des
processus internes d'évolution, avec toutes les difficultés dues à une réelle
précarité des conditions de production et de vie sociale, et à des facteurs
externes par les contacts avec des formations sociales plus développées —
voisines ou étrangères — et dont les imbrications rendent compte des
mutations qui affectent diversement ces communautés. Alors, dans ces
transformations peuvent se développer des formes accentuées de violence (18),
susceptibles de renvoyer à la fois à l'accroissement des tensions internes,
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 21

à la nécessité pour les bloquer et mieux les combattre de récupérer cette


violence au bénéfice de ceux qui contrôlent la communauté en la détournant
sur d'autres groupes. L'expression collective de cette violence, explicitement
rapportée au cadre du «peuple», rend bien compte de cette nécessité vécue et
confusément sentie par les communautés indigènes d'organiser leur défense
face aux menaces de plus en plus graves contre le mode de vie traditionnel
(19). Et ici jouent les écarts de développement qui font que des peuples
voisins peuvent apparaître comme le symbole et la matérialité de ces menaces,
mais qui constituent fondamentalement Rome — dans les données textuelles
et dans le devenir historique — comme le danger suprême. Dès lors, le discours
dominant sur le brigandage devait trouver son efficace en accomplissant
l'inversion qui institue ces peuples «brigands» en fauteurs de troubles,
dangereux pour tous.
Le passage circonstancié sur les Salasses en apporte une preuve
éclatante. Le réseau des associations est clair : routes et passages, mines d'or et
ateliers, canaux et eaux de la Doire, bois, guerre. Le réseau des oppositions
précise la portée globale de l'intérêt de Rome : agriculteurs de la plaine,
voyageurs, publicains, généraux et soldats romains, la colonie d'Eporedia et
Auguste, c'est-à-dire l'ensemble de la puissance de Rome qui se trouve par
eux défiée. Le réseau actionnel révèle le caractère fondamental de
l'affrontement avec Rome de ce peuple choyé par la nature, qui tenait tête aux
généraux auxquels il faisait payer fournitures et droit de passage, qui excitait
la convoitise des publicains et, faisant des profits considérables, défendait
farouchement son indépendance. Et ici se lit précisément la logique de la
lecture en termes de brigandage qui est bien la logique de la formation sociale
impérialo-esclavagiste de Rome : «Jusqu'à des temps encore récents ... les
Salasses ... réussissaient malgré tout à garder leur puissance et à causer de
grands dommages par leurs brigandages aux voyageurs traversant leurs
territoires pour franchir les montagnes. A insi quand Decimus Brutus s'enfuit de
Modène, ils lui firent payer, pour lui et ses hommes, une drachme par tête
et, quand Messala avait ses quartiers d'hiver près de chez eux, il devait payer
comptant le bois de feu et le bois d'ormeau nécessaire à la confection des
javelots et des armes d'exercice. Ces hommes allèrent même un jour
jusqu'à voler l'argent de César et à faire rouler des rochers sur des colonnes de
soldats, en prétextant qu'ils contruisaient une route ou jetaient des ponts sur
les torrents. Cependant, pour finir, Auguste les soumit complètement et les
fit tous vendre comme butin de guerre ...» L'inversion est donc totale, qui
fait un peuple de brigands de celui qui, ne se laissant pas piller, limite les
profits de l'exploitation impérialiste. Dès lors, si l'on peut s'interroger sur
la possibilité de fonder une typologie du brigandage sur des représentations
idéologiques aussi complexes et contradictoires, il devient en revanche très
clair que leur fonctionnement pratique et leur efficace historique renvoient
aux conditions de développement et de reproduction des rapports sociaux —
et notamment des rapports esclavagistes — dans le cadre du développement
du système impérialo-esclavagiste.
Ainsi, par-delà le procédé strabonien qui consiste à toujours considérer
le «peuple» en soi, comme une entité homogène naturellement opposée au
«peuple» voisin, à la fois lecture de la réalité et pratique d'amalgame, le
rapport de la piraterie/brigandage aux formes de luttes de classe et aux modes
d'exploitation dans la formation impérialo-esclavagiste romaine, à des
moments précis de son histoire (fin IIe et surtout Ier siècle avant notre ère),
fait surgir une série d'interrogations complexes.
22 M.CLAVEL-LÊVÊQUE

Elles touchent au statut idéologique de la catégorie de brigandage/


piraterie, à son statut historique global dans ses formes, dans ses effets, dans
ses implications et ses variations diverses au sein de sociétés concrètes.
C'est dans cette perspective qu'il faudrait aussi replacer les
interrogations sur le problème de ce qu'on a pu appeler Г «internationale pirate» des
années 70 (20). La question étant d'abord de savoir dans quelle mesure une
telle présentation des structures et des faits concernés renvoie à une réalité
historique et dans quelle mesure cette réalité relève des représentations
collectives. Cette époque correspond assurément à des transformations importantes
dans l'outillage mental des Romains, à des mutations, réparables au niveau de
la langue et dans l'univers symbolique, à cette étape essentielle de la
croissance de la formation sociale impérialo -esclavagiste.
Il est donc effectivement capital de s'interroger sur la place et le
fonctionnement de ces «pirates» et de prendre en compte les liens - fussent-ils
ténus, temporaires, voire contradictoires — qu'ils entretiennent avec le monde
servile pour tenter de voir comment ils peuvent constituer un système de
contre-valeurs, quelle peut en être la cohérence et comment cela peut
renvoyer, dans la continuité et la spécificité des expériences historiques, à des
formes de résistance au renforcement de la domination de Rome et de
l'exploitation impérialiste.
Il est indispensable de ce point de vue de constater que le terme pirata,
qui est un emprunt du latin au grec, n'est pas attesté dans les textes avant
Cicéron (21) et que la terminologie latine du brigandage s'organise autour de
deux mots-pivots : praedo et latro.
Or, pour ce qui est de praedo, il est essentiel de noter que le terme
praeda dont il dérive signifie d'abord «ensemble de choses prises à l'ennemi,
butin», puis «proie, gain, profit» et qu'à l'origine praeda «n'est qu'un
synonyme de praemium)) (22). Et, si ce couple-doublet originel éclate en une
opposition caractérisée par la légitimité ou non de la prise, il n'est pas
indifférent de noter qu'un tel usage est notamment consacré par une citation
d'Ennius dans Cicéron, De Oratoře, III, 36, 32. L'évolution de la langue sur ce
point précis ne semble pas pouvoir être séparée du contexte global au sein
duquel elle se reproduit/transforme et qui est fondamentalement un contexte
impérialiste qui exige pour Rome la légitimation de ses propres prises et la
condamnation de celles des autres. Quant à latro, le sens original, celui de
«soldat mercenaire grec», s'efface devant celui de «brigand, voleur de grand
chemin ...», et cela à «l'époque classique», c'est-à-dire aux He-Ier siècles,
quant la conquête ici encore oriente les processus complexes d'évolution et
de pratique de la langue auxquels renvoie assurément l'étymologie populaire
rapportée par Varron, De la langue latine, VII, 72 et où le rapprochement
avec latùs et lateô précise le sens des représentations mentales qui font alors
du latro quelqu'un qui est «à côté», «caché» (23), c'est-à-dire un marginal
par rapport à l'ordre établi, dont le fait qu'il reste «dans les ténèbres», dans
l'inorganisé, voire l'inorganique, constitue un danger majeur (24).
L'analyse du discours de Cicéron Sur les pouvoirs de Pompée en ce qui
touche à la lutte contre les pirates de Cilicie doit permettre d'apporter un
certain nombre de réponses précises. Ce qui est en cause ici pour Cicéron,
avec le salut de l'État que seul Pompée serait à même d'assurer, ce sont les
bases de classe de cet État et de l'Empire dans la liaison affirmée ici d'emblée
(De imp., II, 4) entre les «intérêts publics» et «les fortunes en péril des
chevaliers», quand la guerre de Mithridate menace la gloire du peuple romain, le
salut des «alliés et amis», les revenus du peuple «les plus sûrs et les plus
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 23

considérables», «les biens d'un grand nombre de citoyens» (De imp., II, 5-6)
et que le grand exemple des ancêtres est invoqué : eux qui «ont souvent fait
la guerre pour des insultes infligées à nos marchands et à nos armateurs»
(V, 1 1). Et il est bien établi que la défense des revenus des grands sociétés et
de la navigation commerciale (25), fondements de la dignité de l'Empire, est
ici déterminante pour organiser l'argumentation cicéronienne. C'est dans une
telle conjoncture que, parmi les capacités militaires de Pompée — attestées par
ses exploits passés posés dans leur dimension cosmique (26) —, la victoire sur
les pirates est prise comme signe majeur, avec valeur de présage favorable. Le
développement sur la guerre des pirates occupe en effet dans la structure
rhétorique du texte une place qui en fait la pièce maîtresse d'une
démonstration élaborée avec un soin tout particulier, comme le montrent aussi bien
le jeu des thèmes que celui des structures et des unités de langue. Tout le
passage est construit sur le réseau des oppositions et joue sur la répétition
obsessionnelle de praedo face à l'extraordinaire diversité des réalités et
valeurs menacées, dites dans leur matérialité précise et concrète comme dans
leurs représentations symboliques.
Le relevé précis des connotations est indispensable pour étayer une
problématique fondée sur le système des représentations idéologiques.

praedonum une seule année/tous nos généraux XI, 31


toute sa vie/un seul général
a praedonibus province libre XI, 32
vos revenus (vectigal)
vos alliés
vos flottes
îles désertées
a praedonibus villes alliées
peuple romain XII,32
vos alliés
votre armée
légats des nations étrangères
légats du peuple romain (redempti)
marchands
mer sûre
in praedonum potestas 12 faisceaux
Cnide, Colophon, Samos XII, 33
villes illustres et innombrables
in praedonum potestas vos ports
(votre) vie
(votre) substance
a praedonibus port de Gaète
préteur
Misène
cum praedonibus enfants
a praedonibus Ostie
République
a praedonibus (votre) flotte
consul du peuple romain
virtus incroyable et divine d'un seul homme
lumière
République
24 M.CLAVEL-LÉVÊQUE

bouches du Tibre
praedonumnavem bouches de l'Océan
Pompée XII, 34
appareil de guerre
Sicile, Afrique, Sardaigne ... greniers de l'État
flotte
garnisons et flottes
Italie XII, 35
les deux Espagnes
Gaule Transalpine : garnisons et vaisseaux
côtes de la mer Illyrienne : navires
Achaïe et toute la Grèce
les deux mers de l'Italie : flottes et garnisons
autorité du peuple romain (impérium)
Pompée
tous les peuples
toutes les nations

II est donc évident que les pirates mettent en cause le fonctionnement


de l'État, le développement de l'Empire, la reproduction économique, sociale,
voire biologique, qu'ils menacent, avec la sécurité de tous les peuples et de
toutes les nations, la lumière même du monde. Ce que confirme le réseau,
beaucoup plus limité, des associations, essentiellement constitué par la crainte
(metus, XI, 32) qu'inspire une mer fermée, par les ennemis (hostes, XII, 33) :
toutes dimensions qui fondent cette potestas des pirates qui bafoue Yimpe-
rium du peuple romain. La présence dans ce réseau de «localisations» —
Cilicie et Crète — précise bien l'origine du danger dont Cicéron nous dit qu'il
est partout (ubique praedones, XII, 35) et que partout des pirates ont pu être
pris, tués ou remis au pouvoir du peuple romain — dans la réconciliation
symbolique de la potestas et de Yimperium : se imperio ac potestati dediverunt,
accomplie par la deditio.
Ce qui est donc en cause ici, ce sont les conditions de développement de
la puissance impérialiste de Rome et il faut nous interroger sur le maniement
du thème de la piraterie, dans des conditions structurelles et conjoncturelles
données. Praedo qui rythme, dans ses variantes et formes, le discours
politique de Cicéron met en évidence les mécanismes d'une démarche qui est de
nature polémique et se réalise ici dans la sublimation du rôle des pirates qui
organise — dans ce passage — la construction idéologique destinée à frapper le
peuple et à emporter, devant l'ampleur de ce danger exceptionnel qui fonde
la «divine et incroyable virtus du général - la formulation revient deux fois —,
un vote favorable au pouvoir exceptionnel de Pompée.
Et ici le champ sémio-lexical de la piraterie s'inscrit dans l'ensemble de
l'outillage polémique du Ier siècle. Il met en évidence le rôle de ses variances
conjoncturelles au sein d'une structure globalement efficace organisée autour
des différents types de dangers — qui émergent ici dans les différents types de
guerre énumérés par Cicéron — susceptibles de provoquer un renversement
du monde. Les divers types d'actions menées par les pirates contre l'État
romain et ses représentants, contre l'Italie, les provinces, les alliés, les ports,
contre les navires des marchands s'en prennent en fait aux bases mêmes de la
puissance et de la prospérité de l'Empire et menacent, avec la domination
globale de Rome, l'ordre difficilement établi — non sans contestation
durable — en Méditerranée. La liberté de circulation et d'action des pirates
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 25

représente donc, bien au-delà d'eux-mêmes, au plus haut niveau symbolique,


et jusque dans les silences du discours, toutes les forces de résistance qui
demeurent, organisée ou non, en Méditerranée orientale et qui mettent en
cause la prospérité de Rome.
L'approche des énoncés exige donc de dépasser la simple dénotation
explicite - prise au premier niveau comme description des faits réels - pour
poser le problème du fonctionnement du discours comme stratégie
idéologique. Et il n'est pas étonnant de voir Cicéron utiliser, dans la subtilité de
l'argumentation, les procédés habituels de l'inversion qui fonctionne ici à un
double niveau. L'action des pirates contre l'impérialisme romain est lue — et
se donne à lire - comme une agression contre le pouvoir et l'autorité
légitimes de Rome en Méditerranée. Leur anéantissement apparaissant alors
comme nécessaire pour l'établissement définitif et véritable de la liberté sur
les mers. Liberté qui est posée comme l'accomplissement même de la liberté,
dans la condamnation portée contre cette forme de violence dont le danger
vital se mesure dans la nature des lieux où elle se déploie et dans les types
d'intervention qu'elle secrète et qui ne respectent rien, pas plus les enfants
des magistrats romains que les alliés, ou les ambassadeurs des nations
étrangères.
Ce qui se trouve, en dernière instance, mis en question ici, ce sont les
limites des capacités d'intégration à la formation sociale impérialo-esclavagiste
de Rome. Limites qui peuvent se lire aussi ailleurs, dans les représentations
de la Cilicie et du Cilicien pris précisément comme type péjorant et dans leur
utilisation au sein d'un code de valeurs.
Cela revient donc à poser le problème majeur de l'utilisation de la
terminologie du brigand/pirate comme mode de connotation et comme code
de valeurs dans un système global de lecture et d'interprétation. Par-delà la
réalité des différences historiques auxquelles cette terminologie renvoie, la
question fondamentale qui se trouve d'abord posée est double, d'ordre
théorique et pratique. C'est celle du fonctionnement de la catégorie de brigand/
pirate, clairement constituée dans les textes en système de références, et donc
des modes d'approche, de lecture et d'interprétation des divers types de
discours sur le brigandage/piraterie, compte tenu des conditions historiques
concrètes de leur production.
De fait le concept de brigand se définit toujours et par son opposition
à tout ce qui représente les valeurs positives de Rome et, dès lors, on peut se
demander si — pour la période romaine en tout cas — les deux critères retenus
par Y. Garlan dans son article, «les deux paramètres du développement de la
piraterie dans l'Antiquité» peuvent bien être ses rapports avec «le commerce»
et avec le «pouvoir étatique» (27).
Sur les exemples que j'ai analysés il est clair que le double modèle
sémantique du brigandage/piraterie est lié à la violence qui serait exercée
contre des peuples voisins ou contre Rome et cela dans un contexte qui est
toujours celui de l'extension de la puissance romaine, où Rome est toujours
donnée comme garante de l'ordre universel dans le respect des droits et de la
liberté des agressés.
Ainsi se constitue un modèle de relations complexes au sein d'un
rapport de forces à trois dimensions où le rôle de Rome comme défenseur
des plus faibles construit, sur l'affirmation de sa vocation généreuse,
pacificatrice et civilisatrice, le discours justificatif d'une domination impérialiste
qui peut se déployer dans l'universalité du cosmos. Tel est bien concrètement
le contexte de l'intervention en Gaule méridionale pour «sauver» Marseille et,
26 M.CLAVEL-LÊVÊQUE

plus tard, dans les Trois Gaules. Mais cela passe nécessairement par la
dévalorisation des peuples — ou des groupes — porteurs de violences et de
troubles : ainsi pour les Helvètes dans César, BG, I, 1 1 . Telle est bien aussi
l'attitude de Rome au Maghreb lors des réactions impériales face au
mouvement de Tacfarinas — desertor..., praedo..., latro selon Tacite {Annales III,
73) — et à ses revendications sur les terres analysées par A. Deman (28).
En cela on retrouve tout le problème des rapports entre piraterie/
bridandage/ dissidence et luttes de classes. Assurément on ne peut lire la
piraterie comme une lutte de classes, dans la mesure où elle est effectivement
autre chose que ses rapports avec les États les plus développés du monde
méditerranéen (29). Mais il est alors indispensable, pour clarifier le débat, de
distinguer — par-delà la lettre et l'idéologie des textes — entre brigandage et
piraterie, surtout dans la mesure où la problématique d'un tel sujet conduit à
aborder la question si importante que pose l'article de Y. Garlan du
fonctionnement du brigandage/piraterie comme formes de contrainte
extraéconomique (30). Ce qui les constitue bien alors, dans certains cas précis,
comme des lieux où peuvent se repérer les types d'antagonismes et
d'affrontements qu'ils expriment, au moins dans le cadre du monde romain (31).
Dans quelle mesure par exemple le «brigandage» chez les populations
lusitaniennes ou dans les régions des Alpes ne doit -il pas être rapporté aux
formes spécifiques de relations entre les peuples, à la structure et au
fonctionnement des rapports de force dont on a de sérieuses raisons de penser qu'ils
sont des rapports de dépendance tributaire, sans doute à des niveaux
différents d'organisation et de réglementation ? Les analyses de A. Khazanov
sur les Scythes (32) sont de ce point de vue éclairantes avec le texte de Stra-
bon (VII, 4,6) sur les Scythes de Crimée : «Les nomades s'occupent davantage
de guerre que de brigandage et font la guerre pour les tributs» . Que Strabon
pose ici la question en termes d'opposition guerre/brigandage ne contredit pas
le fonctionnement historique de ce couple sémantique qui renvoie bien, dans
les différences/oppositions qu'il note et interprète, à des formes spécifiques
de prélèvement sur des communautés et groupes voisins, dans des conditions
et des voies originales de développement. C'est particulièrement évident dans
le cas des populations des Alpes où l'héritage de Polybe a singulièrement
orienté les représentations de Tite-Live (21,32 s<7.),qui lit lui aussi en termes
de brigandage (33), comme celles de Strabon.
Il devient alors déterminant de constater que les activités de brigandage,
si elles s'exercent largement aux dépens des voisins, peuvent aussi se déployer
sur le territoire même de certains peuples. Ainsi pour les Salasses, on l'a vu,
mais il s'agit alors d'actions contre Rome, et pour les Iapodes, dont Strabon
précise qu'«ils imposaient leur domination par le brigandage». Dès lors,
comment lire et définir ici, en fonction du caractère et du niveau des forces
productives au sein de chaque communauté, les relations qui existent entre la
communauté, les individus et les groupes, les types de contacts entre les
groupes, dont ceux qui lient populations des montagnes et agriculteurs des
plaines sont exemplaires ? Quels liens cette opposition entretient -elle avec la
nature des différenciations sociales et avec l'importance, dans la multiplicité
de leurs formes et de leurs rythmes, des processus de transformation entamés
(34) ? Il s'agit bien de fait, dans cette diversité d'articulations avec des modes
spécifiques de manifestation et d'expression d'antagonismes, de pratiques de
domination et de prélèvement (35) que nous signale la lecture réductrice et
monosémique en termes de brigandage. Ainsi, dans la grande période
d'expansion impérialiste, notamment, cette catégorie de brigand/ pirate, dont il faut
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 27

noter qu'elle apparaît aussi très souvent dans un système énumératif de


connotations signifiantes — avec les bandits, les hommes perdus, les gens sans
aveu (36) —, semble bien avoir fonctionné en articulation avec les luttes de
classes, et cela à deux niveaux. D'une part elle a constitué une trame de
lecture simple, une grille qui a joué comme masque efficace de la réalité
complexe des modes de différenciation sociale et des antagonismes qui se
développent dans les sociétés en mutation auxquelles Rome se trouve
confrontée et affrontée, antagonismes qu'accentuent de fait tous les processus de
pénétration impérialiste et de conquête (37). Et c'est dans le même sens que
vont les analyses de P. Brûlé sur les bases économique et sociale de la piraterie
Cretoise avec la place qui y revient aux aristoi et aux apétairoi «mis en
chômage technique» par l'accroissement de la force de travail servile (38).
D'autre part, au sein même de la communauté romaine en pleine
transformation, avec la montée des contradictions et des luttes de classes (39), il
paraît bien clair que cette catégorie de voleur/ pillard/brigand/ pirate,
désignant ou connotant à la fois des groupes ou des individus dangereux, occupe
une place primordiale (40). Les associations des esclaves avec les voleurs
(latrones, fures) et les brigands (praedones) (41), la contamination de Clodius
(operae, latrocinium Clodianum en Att., IV, 33) et les termes de violence, de
crime et de destruction qui caractérisent le réseau actanciel du mauvais
peuple : la violence (vis), les brigandages (latrocinia), les pillages (rapinae) et
le meurtre (caedes) (42), dans l'opposition aux boni, à leurs biens et à toutes
les valeurs positives du «bon peuple» de Rome, ne peuvent laisser aucun
doute sur leur nature et leur fonctionnement de classe. Et le témoignage, à ce
plan des luttes de classe, du brigandage/ piraterie prend toute sa dimension
aux niveaux pratique et symbolique à la fois, dans les liens entre les fuites
d'esclaves, de niveau culturel élevé notamment, et les zones de «piraterie»,
zones marginales de fait — Cilicie, Illyrie, Dalmatie — où ce qui se manifeste
avec «le refus de la servitude», c'est «une opposition active à ce qui peut
apparaître comme sa cause : l'impérialisme romain, à un moment où la crise
de l'État semble l'affaiblir» (43) .
Dans la constitution de la polémique antipopulaire, dans l'élaboration
de l'imagerie sociale et impériale comme fondements du nouvel ordre romain,
dans la mise en place de l'arsenal rhétorique indispensable au fonctionnement
global de l'idéologie impérialo-esclavagiste, la catégorie de brigand/pirate
constitue un des opérateurs qui supporte, produit et justifie un ensemble de
pratiques politiques de domination/coercition (44). En tant que telle, l'image
du brigand — et de son double circonstanciel le pirate — joue pour rassembler
les nantis et les bons dans la crainte d'un bouleversement de l'ordre que les
réseaux lexicaux définissent d'abord comme économique, mais qui est posé
aussi dans ses dimensions sociale et politique, fondamentales au niveau du
vécu (45). L'omniprésence du danger que stigmatise le texte cicéronien sur
les pirates, comme le danger permanent que révèlent les divers discours sur
les peuples brigands, excluent d'emblée toute division du corps social et
contribuent, à leur niveau, à assurer efficacement les bases du consentement
et à élargir au maximum les lieux où doit s'exercer hégémonie de Rome. Tel
est bien ce qui se passe pour la Crète, comme le montre P. Brûlé qui écrit :
«Quand on entend parler de bateaux pirates dans la guerre contre l'invasion
romaine en 69, nous savons aussi que ce n'est pas de piraterie qu'il s'agit,
mais d'une guerre» (46). En cela donc la catégorie de pirate/brigand — même
si le problème du latro est singulièrement plus complexe —, en fonction même
des réalités historiques qu'elle lit et travestit, relève fondamentalement de
28 M.CLAVEL-LÉVÈQUE

l'idéologique et c'est à ce niveau qu'elle est partie intégrante des luttes qui se
développent — et qui sont, dans le cadre de l'Empire, luttes de classes. En cela
la marginalité — indiscutable —, même si elle joue à des niveaux divers par
rapport à l'ordre social et politique établi, ne peut être invoquée contradictoi-
rement au fonctionnement du brigandage au sein des luttes de classes, dans
des formes spécifiques aux sociétés de l'Antiquité, et dont la réalité ne saurait
être liée ni confondue avec l'émergence d'une conscience de classe (47). C'est
donc comme partie constitutive de la formation idéologique impérialo-
esclavagiste (48), largement organisée par la supériorité ethnique naturelle
de Rome sur les autres peuples (49), que se situent, par-delà la pluralité des
syntagmes et des types, l'univocité du système idéologique du scheme, son
efficace et sa signification historiques.

Monique CLAVEL-LÉVÊQUE

NOTES

(1) P. BRIANT, «Brigandage», dissidence et conquête en Asie achéménide et


hellénistique, p. 163-258 et p. 273-279 ; M. CLAVEL-LÊVÊQUE, A propos des
brigands : discours, conduites et pratiques impérialistes, p. 259-262. J.-P. DI-
GARD, Montagnards et nomades d'Iran : des «brigands» des Grecs aux «sauvages»
d'aujourd'hui, p. 263-273.
(2) Cf. les points de départ de Y. GARLAN, La signification historique de la piraterie
grecque, supra p. 1-16.
(3) Loc. cit.
(4) Sur ces problèmes fondamentaux de méthode et la nécessité de dépasser les
pseudo-évidences des données, voir la présentation d'ensemble des perspectives
ouvertes aujourd'hui par les analyses lexicologiques dans le cadre d'une socio-
linguistique ancrée dans l'histoire concrète des formations sociales dans R. ROBIN,
Histoire et linguistique, Paris 1973 ; J.-B. MARCELLESI et B. GARDIN,
introduction à la socio-linguistique. La linguistique sociale, Paris 1974 où le
fonctionnement de la langue est posé comme phénomène de classe. Dans la spécificité des
textes produits par l'Antiquité et de leur approche, cf. les propositions avancées
dans l'introduction de Texte, politique, idéologie : Cicéron, Paris 1976, p. 1-11 et
en dernier lieu M. CLAVEL-LÉVÊQUE et F. FA VOR Y, Pratique scientifique et
théorie des sociétés de l'Antiquité, La Pensée, 192, avril 1977, p. 105 sq.
(5) J.-P. DIGARD, loc. cit., p. 270.
(6) E. SERENI, Différenciation et évolution vers l'État des communautés ligures, dans
État et classes dans l'Antiquité esclavagiste, Recherches internationales, 2, 1957,
p. 53-100.
(7) M. CLAVEL-LÉVÊQUE, Structures urbaines et groupes hétérogènes, Atti CeSDIR
1973-1974, p. 7-39 et notamment p. 9-11 où le problème du rapport à la ville est
posé, avec celui de la genèse des formes politiques. - Pour la péninsule ibérique,
cf. notamment les travaux de G. FABRE, Le tissu urbain dans le Nord-Ouest de
la péninsule ibérique, Latomus, 1970, p. 313-339 et P. LEROUX et A. TRANOY,
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 29

Rome et les indigènes dans le Nord-Ouest de la péninsule ibérique, Mélanges de la


Casade Velazquez, 1973, p. 177-231.
(8) Loc. cit., supra p. 1-16.
(9) P. BRIANT, loc. cit., p. 180-181.
(10) J.-P. DIGARD, loc. cit., p. 269.
(11) Sur la genèse des cités dans l'Occident préromain et leur place dans les processus
de différenciation au sein des sociétés indigènes, cf. M. CLAVEL-LÊVÈQUE,
Urbanisation et cités dans l'Occident antique : voie privilégiée, impérialisme et
transitions, Cahiers d'histoire, 19, janvier 1977, p. 239-246.
(12) Cf., à titre de comparaison, Ph. LEVEAU, L'opposition de la montagne et de la
plaine dans l'historiographie de l'Afrique du Nord antique, Annales de Géographie,
484, mars-avril 1977, p. 201-205 qui conclut : «Le thème oppositionnel plaine-
montagne doit donc être banni de l'étude géographique de la romanité en Afrique
du Nord. L'impérialisme romain s'est intéressé aux régions les plus riches qui
n'étaient pas toujours les plaines. Par contre ce thème pourrait exprimer par un
transfert idéologique l'inquiétude de la communauté française d'Algérie devant la
pression de la société indigène dont les centres paraissent justement correspondre
aux zones montagneuses, peu ou mal pénétrées par la colonisation française. Ce
transfert n'est pas imputable aux seuls historiens de l'Antiquité ...».
(13) M. CLAVEL-LÊVÊQUE, Pour une problématique des conditions économiques de
l'implantation romaine dans le Midi Gaulois, Cahiers ligures de préhistoire et
d'archéologie, 24 (1975), p. 58-75 notamment, et particulièrement p. 65-66 pour
le problème des écarts de développement au sein des Salyens.
(14) Cf. le témoignage de l'inscription de Nyons, que L. FLAM-ZUCKERMANN,
A propos d'une inscription de Suisse {CIL, XIII, 5010). Étude du phénomène du
brigandage dans l'Empire romain, Latomus, XXIV, 1970, p. 454 date du IIe/IIIe
siècle. On y trouve mention d'un С Lucconius Tetricus praefectus arcendis latro-
ciniis, ce qui a été interprété parfois comme un témoignage des problèmes
(résistance, circulation) posés par les populations du Jura et du plateau suisse.
(15) Cf. les perspectives ouvertes récemment par M. SAHLINS, Age de pierre, âge
d 'abondance. L 'économie des sociétés primitives, Paris 1 976.
(16) Cf. J.-Cl. COURTOIS, Découvertes archéologiques de l'âge du Bronze et du Fer
dans les Hautes-Alpes, Gap 1968, p. 23 et 93 notamment.
(17) M. CLAVEL-LÉVÊQUE, Pour une problématique ..., toc. cit., p. 58-64.
(18) Cf. E.-J. HOBSBAWM, Les primitifs de la révolte dans l'Europe moderne, trad,
française, Paris 1963, p. 36-38.
(19) Ibid., p. 45.
(20) Cf. les interrogations posées tout récemment en des termes proches pour la
piraterie crétoise par P. BRULE, La piraterie Cretoise hellénistique, thèse de 3e cycle,
Toulouse 1977 (inédite) où il repousse la notion d'un «banditisme international»
(p. 349).
(21) Cf. A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine,
4e éd., 1 967 , p. 509 s. v. pirata.
(22) Ibid., p. 530-531, s.v. praeda et praemium.
(23) Sur tout ceci A. ERNOUT et A. MEILLET, op. cit., p. 343-346 s.v. lateô, latrô,
latus. - Cf. également les données rassemblées par L. FLAM-ZUCKERMANN,
toc. cit., p. 456 qui suit notamment G. STEINMAYR, Sviluppi sémantici délia
base latro in Grecia e in Róma, Attie memorie délia Accademia di Verona, 1955-
1956, p. 151-163.
(24) Cf. sur ce point L. FLAM-ZUCKERMANN, toc. cit., p. 451-473, où il est clair
que le latro est à la fois le brigand, le pirate, l'opposant politique, le résistant,
le Barbare.
30 M. CLAVEL-LÉVÊQUE

(25) Cf. tout le passage VI, 14-16 à VII, 17-19.


(26) XI, 29-31 et XII, 35.
(27) Supra p. 1-16.
(28) Die Ausbeutung Nordafrikas durch Rom und ihre Folgen, JWG, 1968, p. 347-348.
(29) Y. GARLAN, supra p. 1-16.
(30) Id., p. 1-16.
(31) Cf. pour des éléments d'une problématique complexe, aujourd'hui au cœur de
larges discussions : A.D. DIMITRIEV, Le mouvement des latrones, une des formes
de la lutte des classes dans l'Empire romain, VDI, 1951, p. 61-72 (en russe) et R.
GUENTHER, Das Latrocinium aïs eine besondere Form Widertandes der Unter-
driicken Klassen und Barbaren im rômischen Sklavenhalterstaat wàhrend des
Prinzipats, Leipzig 1953.
(32) Caractère de l'esclavage chez les Scythes dans Formes d'exploitation du travail et
rapports sociaux dans l'Antiquité classique, Recherches internationales, 84, 1975,
p. 121-123.
(33) Sur ce problème cf. M. CLAVEL-LÊVÊQUE, Pour une problématique ..., Cahiers
ligures de préhistoire et d'archéologie, 24 (1975), p. 58-60 notamment et
Formations sociales, transitions et développement dans le Midi gaulois (h paraître).
(34) Cf. de ce point de vue les remarques encore essentielles de E. SERENI,
Différenciation et évolution vers l'État des communautés ligures dans État et classes dans
l'Antiquité classique esclavagiste, Recherches internationales, 1957, p. 53-100 sur
les écarts de développement sensibles notamment au niveau de l'émergence et de
la constitution des génies.
(35) Cf. sur la problématique d'ensemble des moyens extra-économiques l'introduction
de J. ANNEQUIN, M. CLAVEL-LÊVÊQUE et F. FA VORY aux Formes
d'exploitation du travail et rapports sociaux dans l'Antiquité classique. Recherches
internationales, 1975, p. 17-18.
(36) Cf. F. FAVORY, Classes dangereuses et crise de l'État dans le discours cicéronien
(d'après les écrits de Cicéron de 57 à 52), dans Texte, politique, idéologie : Cicé-
ron, p. 111-170.
(37) Sur les rapports «banditisme» et luttes de classe et sur les divers types de lecture
de cette forme de protestation populaire face à la noblesse et aux étrangers dans
l'Italie méridionale du XIXe siècle : cf. E.J. HOBSBAWM, op. cit., p. 34-35
notamment.
(38) Cf. P. BRULE, op. cit., p. 348-350.
(39) Cf. notamment E.-M. STAERMAN, Les esclaves et les affranchis dans les luttes
sociales à la fin de la République, VDI, 79, 1962, p. 24-45 (en russe).
(40) Cf. F. FAVORY, loc. cit., dans Texte, politique, idéologie : Cicéron, p. 111-184
notamment.
(41) Ibid., où les relevés des réseaux sont clairs pour les années 57-52, notamment en
Dom., 53 etSest., 2 et 76, p. 119, 121-122.
(42) Ibid., p. 170.
(43) E. SMADJA, Esclaves et affranchis dans la Correspondance de Cicéron : les
relations esclavagistes, dans Texte, politique, idéologie : Cicéron, p. 100.
(44) Cf. les perspectives théoriques développées sur ce point par Ch. HAROCHE, P.
HENRY et M. PECHEUX, La sémantique et la coupure saussurienne : langue,
langage, discours, Langages, 24, décembre 1971, p. 102.
(45) Cf. les résultats convergents de P. BRULE, op. cit., p. 348 : «L'entreprise des
lestai peut avoir ses racines aux trois niveaux des activités humaines :
l'économique (comme réaction à la paupérisation), le social (comme échappatoire aux
antagonismes de classes), le politique (comme résistance à la conquête)».
(46) Cf. P. BRULE, op. cit., p. 349.
DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 31

(47) Cf. les positions développées sur ce point par L. FLAM-ZUCKERMANN, loc. cit.,
p. 469 sq. qui donne pourtant des éléments et des rapprochements lexicaux qui
témoignent contre la thèse développée, à l'appui de laquelle il reste difficile
d'invoquer la difficulté qu'il y aurait - selon G.-Ch. PICARD - à «établir une
coupure entre les privilégiés et le prolétariat rural ou urbain» (p. 471 et n. 4).
(48) Sur la place des esclaves dans la structuration de l'outillage mental et idéologique
des Romains : cf. F. FA VOR Y, loc. cit.
(49) Cf. notamment L. FLAM-ZUCKERMANN, loc. cit., p. 459.

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