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Clavel-Lévêque Monique. Brigandage et piraterie : représentations idéologiques et pratiques impérialistes au dernier siècle de
la République. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 4, 1978. pp. 17-31;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.1978.2938
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1978_num_4_1_2938
considérables», «les biens d'un grand nombre de citoyens» (De imp., II, 5-6)
et que le grand exemple des ancêtres est invoqué : eux qui «ont souvent fait
la guerre pour des insultes infligées à nos marchands et à nos armateurs»
(V, 1 1). Et il est bien établi que la défense des revenus des grands sociétés et
de la navigation commerciale (25), fondements de la dignité de l'Empire, est
ici déterminante pour organiser l'argumentation cicéronienne. C'est dans une
telle conjoncture que, parmi les capacités militaires de Pompée — attestées par
ses exploits passés posés dans leur dimension cosmique (26) —, la victoire sur
les pirates est prise comme signe majeur, avec valeur de présage favorable. Le
développement sur la guerre des pirates occupe en effet dans la structure
rhétorique du texte une place qui en fait la pièce maîtresse d'une
démonstration élaborée avec un soin tout particulier, comme le montrent aussi bien
le jeu des thèmes que celui des structures et des unités de langue. Tout le
passage est construit sur le réseau des oppositions et joue sur la répétition
obsessionnelle de praedo face à l'extraordinaire diversité des réalités et
valeurs menacées, dites dans leur matérialité précise et concrète comme dans
leurs représentations symboliques.
Le relevé précis des connotations est indispensable pour étayer une
problématique fondée sur le système des représentations idéologiques.
bouches du Tibre
praedonumnavem bouches de l'Océan
Pompée XII, 34
appareil de guerre
Sicile, Afrique, Sardaigne ... greniers de l'État
flotte
garnisons et flottes
Italie XII, 35
les deux Espagnes
Gaule Transalpine : garnisons et vaisseaux
côtes de la mer Illyrienne : navires
Achaïe et toute la Grèce
les deux mers de l'Italie : flottes et garnisons
autorité du peuple romain (impérium)
Pompée
tous les peuples
toutes les nations
plus tard, dans les Trois Gaules. Mais cela passe nécessairement par la
dévalorisation des peuples — ou des groupes — porteurs de violences et de
troubles : ainsi pour les Helvètes dans César, BG, I, 1 1 . Telle est bien aussi
l'attitude de Rome au Maghreb lors des réactions impériales face au
mouvement de Tacfarinas — desertor..., praedo..., latro selon Tacite {Annales III,
73) — et à ses revendications sur les terres analysées par A. Deman (28).
En cela on retrouve tout le problème des rapports entre piraterie/
bridandage/ dissidence et luttes de classes. Assurément on ne peut lire la
piraterie comme une lutte de classes, dans la mesure où elle est effectivement
autre chose que ses rapports avec les États les plus développés du monde
méditerranéen (29). Mais il est alors indispensable, pour clarifier le débat, de
distinguer — par-delà la lettre et l'idéologie des textes — entre brigandage et
piraterie, surtout dans la mesure où la problématique d'un tel sujet conduit à
aborder la question si importante que pose l'article de Y. Garlan du
fonctionnement du brigandage/piraterie comme formes de contrainte
extraéconomique (30). Ce qui les constitue bien alors, dans certains cas précis,
comme des lieux où peuvent se repérer les types d'antagonismes et
d'affrontements qu'ils expriment, au moins dans le cadre du monde romain (31).
Dans quelle mesure par exemple le «brigandage» chez les populations
lusitaniennes ou dans les régions des Alpes ne doit -il pas être rapporté aux
formes spécifiques de relations entre les peuples, à la structure et au
fonctionnement des rapports de force dont on a de sérieuses raisons de penser qu'ils
sont des rapports de dépendance tributaire, sans doute à des niveaux
différents d'organisation et de réglementation ? Les analyses de A. Khazanov
sur les Scythes (32) sont de ce point de vue éclairantes avec le texte de Stra-
bon (VII, 4,6) sur les Scythes de Crimée : «Les nomades s'occupent davantage
de guerre que de brigandage et font la guerre pour les tributs» . Que Strabon
pose ici la question en termes d'opposition guerre/brigandage ne contredit pas
le fonctionnement historique de ce couple sémantique qui renvoie bien, dans
les différences/oppositions qu'il note et interprète, à des formes spécifiques
de prélèvement sur des communautés et groupes voisins, dans des conditions
et des voies originales de développement. C'est particulièrement évident dans
le cas des populations des Alpes où l'héritage de Polybe a singulièrement
orienté les représentations de Tite-Live (21,32 s<7.),qui lit lui aussi en termes
de brigandage (33), comme celles de Strabon.
Il devient alors déterminant de constater que les activités de brigandage,
si elles s'exercent largement aux dépens des voisins, peuvent aussi se déployer
sur le territoire même de certains peuples. Ainsi pour les Salasses, on l'a vu,
mais il s'agit alors d'actions contre Rome, et pour les Iapodes, dont Strabon
précise qu'«ils imposaient leur domination par le brigandage». Dès lors,
comment lire et définir ici, en fonction du caractère et du niveau des forces
productives au sein de chaque communauté, les relations qui existent entre la
communauté, les individus et les groupes, les types de contacts entre les
groupes, dont ceux qui lient populations des montagnes et agriculteurs des
plaines sont exemplaires ? Quels liens cette opposition entretient -elle avec la
nature des différenciations sociales et avec l'importance, dans la multiplicité
de leurs formes et de leurs rythmes, des processus de transformation entamés
(34) ? Il s'agit bien de fait, dans cette diversité d'articulations avec des modes
spécifiques de manifestation et d'expression d'antagonismes, de pratiques de
domination et de prélèvement (35) que nous signale la lecture réductrice et
monosémique en termes de brigandage. Ainsi, dans la grande période
d'expansion impérialiste, notamment, cette catégorie de brigand/ pirate, dont il faut
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l'idéologique et c'est à ce niveau qu'elle est partie intégrante des luttes qui se
développent — et qui sont, dans le cadre de l'Empire, luttes de classes. En cela
la marginalité — indiscutable —, même si elle joue à des niveaux divers par
rapport à l'ordre social et politique établi, ne peut être invoquée contradictoi-
rement au fonctionnement du brigandage au sein des luttes de classes, dans
des formes spécifiques aux sociétés de l'Antiquité, et dont la réalité ne saurait
être liée ni confondue avec l'émergence d'une conscience de classe (47). C'est
donc comme partie constitutive de la formation idéologique impérialo-
esclavagiste (48), largement organisée par la supériorité ethnique naturelle
de Rome sur les autres peuples (49), que se situent, par-delà la pluralité des
syntagmes et des types, l'univocité du système idéologique du scheme, son
efficace et sa signification historiques.
Monique CLAVEL-LÉVÊQUE
NOTES
(47) Cf. les positions développées sur ce point par L. FLAM-ZUCKERMANN, loc. cit.,
p. 469 sq. qui donne pourtant des éléments et des rapprochements lexicaux qui
témoignent contre la thèse développée, à l'appui de laquelle il reste difficile
d'invoquer la difficulté qu'il y aurait - selon G.-Ch. PICARD - à «établir une
coupure entre les privilégiés et le prolétariat rural ou urbain» (p. 471 et n. 4).
(48) Sur la place des esclaves dans la structuration de l'outillage mental et idéologique
des Romains : cf. F. FA VOR Y, loc. cit.
(49) Cf. notamment L. FLAM-ZUCKERMANN, loc. cit., p. 459.