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Prologue

18 juin 1940:

"Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées
françaises, ont formé un gouvernement.

Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s'est mis en rapport


avec l'ennemi pour cesser le combat.

Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique,
terrestre et aérienne, de l'ennemi.

Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des
Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des
Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont
aujourd'hui.

Mais le dernier mot est-il dit ? L'espérance doit-elle disparaître ? La défaite


est-elle définitive ? Non !

Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien
n'est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent
faire venir un jour la victoire.

Car la France n'est pas seule ! Elle n'est pas seule ! Elle n'est pas seule ! Elle
a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l'Empire britannique

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qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l'Angleterre, utiliser
sans limites l'immense industrie des Etats-Unis.

Cette guerre n'est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette
guerre n'est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre
mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances,
n'empêchent pas qu'il y a, dans l'univers, tous les moyens nécessaires pour
écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique,
nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure. Le
destin du monde est là.

Moi, Général de Gaulle, actuellement à Londres, j'invite les officiers et les


soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à
s'y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j'invite les ingénieurs et les
ouvriers spécialistes des industries d'armement qui se trouvent en territoire
britannique ou qui viendraient à s'y trouver, à se mettre en rapport avec moi.

Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et


ne s'éteindra pas.

Demain, comme aujourd'hui, je parlerai à la Radio de Londres."

La voix s'échappant du vieux poste de radio en bois s'éteint. Ses ultimes


échos résonnent encore dans la petite cuisine. Une femme, l'oreille encore
collée à l'appareil, a du mal à croire ce qu'elle vient d'entendre. Alors tout
n'est pas perdu ! Il y a encore un espoir ! Il y a la Résistance !

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Elle se redresse, et le bas de sa robe de chambre frotte le sol. À 22 heures,
habituellement, elle est couchée. Mais depuis un peu plus d'un mois, le 10
mai, en fait, elle a du mal à dormir. Alors, elle reste là, sur sa chaise, avec le
lourd engin posé sur la table, et elle écoute les nouvelles, à toute heure. Voir
si les Allemands ont encore arraché un bout de France aux Français...

Ça l'empêche de dormir. Et elle s'inquiète. Son frère...

Elle l'a perdu de vue. Il doit encore être dans les environs de Lyon, en zone
libre... enfin du moins pour l'instant.

Leur père est décédé à Bourg, en décembre, et deux mois après son
enterrement, le notaire a appelé pour que sa famille puisse venir récupérer
son testament. Sa famille s'était résumée à elle et son frère, leur mère étant
morte sous les derniers assauts de la grippe espagnole, il y a une vingtaine
d'années, alors qu'ils étaient encore petits.

Mais le notaire se trouvait à Dunkerque, et c'était un sacré voyage, d'autant


que Henri ne pouvait quitter son poste d’enseignant, le BAC approchant. Le
choix s'était donc porté sur Catherine, qui avait fait le chemin jusqu'ici avec
seulement sa valise et ses papiers, et qui était pour l'instant logée dans un
petit appartement jouxtant la maison du notaire, que celui-ci lui avait
aimablement prêté.

En effet, avec l'offensive allemande et les millions de réfugiés sur les routes,
elle avait dû, contrainte et forcée, rester là pour un temps. De plus, elle avait
assez peu de nouvelles de son frère, le courrier circulant très mal.

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Elle avait appris il y a peu que le maréchal Pétain était en train de négocier un
armistice avec les Allemands. Mais elle ne voulait pas que la France se laisse
faire ! Elle se doit de défendre ses valeurs, la République, la liberté !
Catherine en avait assez de tous ces gens qui en avaient assez, tous ces lâches
qui abandonnaient leur pays !

Elle avait d'ailleurs très clairement dit ce qu'elle en pensait à son frère ; mais
lui était plutôt pétainiste, et comprenait la lassitude des civils vis à vis de la
guerre, et d'ailleurs la partageait plus ou moins. Contrairement à Catherine
qui elle, sentait son sang bouillir dès qu'on prononçait les mots "reddition" ou
"armistice".

Et c'est pour ça que Catherine accueillait avec soulagement l'annonce du


général De Gaulle et cherchait déjà un moyen de l'aider, à sa mesure.

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Chapitre 1 : Henri, 1940

18 juin, lycée Lalande, Bourg

Drrrring !

- Good bye ! Et n'oubliez pas d'apprendre votre texte pour demain !

- Good bye, Sir ! 

Une fois tous les élèves partis, Henri sortit à son tour de la classe. C'était sa
dernière heure de cours de la journée mais les conseils de classe
approchaient, et le directeur avait eu la bonne idée de faire une réunion
préparatoire.

Mais Henri devait avouer que rester au lycée, avec ce beau temps de juin,
plutôt que de flâner dans les rues ensoleillées de Bourg ne l'enchantait pas.

Malgré l'évidente tension qui y régnait, le Bourg restait agréable et les


dernières nouvelles de la guerre, que la France était en train de perdre, ne
suffisait pas à troubler l'apparence calme de la petite ville.

La veille, le maréchal Pétain avait parlé à la radio, et son discours pacifique


avait plu à Henri. Mais il n'avait pas pu voir sa sœur depuis des semaines à
cause des conflits au Nord, et entendre chaque jour le nombre de morts lui
donnait mal au cœur.

Si certains évoquaient l'honneur et le patriotisme pour continuer la lutte, lui


parlait de raison et de repos. Son pays n'était pas fait pour se battre
éternellement, n'en déplaise à sa sœur, vengeresse dans l'âme.
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Henri arriva devant la porte verte de la salle des professeurs du lycée et entra
dans la pièce envahie par l'odeur du café noir de ses collègues.

Henri et la jeune professeure de musique, Anne Berthet, étaient les seuls à ne


boire que du thé, habitude que Henri avait prise durant ses études en
Angleterre.

Henri s'en prépara une tasse et s'installa à la table de la salle des profs pour
corriger des interrogations sur les verbes irréguliers.

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Une heure plus tard, le professeur d'éducation sportive entra à son tour.

- Bonjour Henri, je viens de croiser Jean, la réunion commence dans 15


minutes, en salle de lettres.

- Parfait, je viens de finir, dit Henri en rangeant le paquet de copies dans sa


sacoche.

- Vous avez entendu le discours du Maréchal ?

- Oui, qu'en avez-vous pensé ? l'interrogea Henri en mettant à nouveau


chauffer de l'eau dans la vieille bouilloire.

- Je suis déçu que le gouvernement veuille abandonner la lutte, mais je ne


pense pas qu'ils signeront l'armistice. Ce serait une honte pour la France, fit le

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professeur de sport, en essayant de couvrir le son de la bouilloire. Dieu, cette
bouilloire fait un boucan de tous les diables. 

19 juin

- To be or–

- Oh non, ça suffit ! fit Henri, coupant l'élève en train de réciter. Les deux du
fond, vous viendrez me voir à la fin du cours, je ne tolère pas que l'on ne
respecte pas le travail des autres. Et ne recommencez pas ou vous aurez des
heures de permanences. Start again, Mister Gabin.

- To be or not to be, that's the question... 

-----------------

-  Alors messieurs, pouvez-vous me dire ce qui justifiait d'interrompre votre


camarade ?

 Henri regardait sévèrement les deux garçons debout devant son bureau.

- Eh bien, commença le plus grand, nous parlions du message du Général De


Gaulle.

- C'est passé hier sur la BBC, fit l'autre d'un air gêné.

- Pardon, un général français sur la BBC ?

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- Oui, il s'est enfuit à Londres avec d'autres officiers français.

- Il a déserté ? Enfin, pourquoi aurait-il fait cela, alors que l'armistice est
bientôt signé ?

- Mais il n'a pas déserté ! Il va sauver la France de l'invasion des Boches !


s'écria l'élève.

- Je vous prierai de surveiller votre langage, jeune homme, et de calmer vos


ardeurs. Rien n'est fait et vos opinions politiques ne sont pas un sujet étudié
en cours. D'ailleurs, vous me donnerez vos carnets.

- Oui monsieur.

- Et vous irez vous excuser auprès de votre camarade, Monsieur Gabin.

- Bien monsieur.

Les deux garçons donnèrent leur carnet et sortirent la tête basse.

Personne n'aimait se faire punir par son professeur préféré.

Et quant au professeur en question, il restait perplexe.

Comment un général qui a connu la guerre peut vouloir la continuer ? Les


Allemands étaient aux portes de Lyon, suivis de près par des colonnes de
réfugiés du nord de la France. C'était un spectacle récurrent, depuis la guerre
d'Espagne.

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Et les réfugiés passaient, s'arrêtaient parfois pour mendier et s'installer pour
la nuit.

La France n'en pouvait plus de ce spectacle, et l'arrêt des combats apporterait


au moins une stabilité et une sécurité, au moins pour les habitants des villes,
victimes des bombardements.

----------------

- Henri !

- Oui, monsieur le proviseur ?

- Vous restez manger ? Venez plutôt avec moi en ville, je vous emmène au
Français !

- Et bien merci, monsieur le proviseur ! 

Le professeur et le proviseur remontèrent jusqu'à l'avenue Alsace-Lorraine,


appréciant l'architecture des bâtiments. Ils passèrent devant « les dames de
France ». Henri en profit pour admirer les vitrines et l'échoppe de magasin.

Il se rappelait que, petit, il adorait y venir avec sa mère et sa sœur.

Ils entrèrent dans la brasserie, Henri n'était venu que quelques fois et les
plafonds peints le charmaient toujours autant.

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Ils s'installèrent à une table isolée. La conversation allait bon train depuis
l'entrée.

Au dessert, Henri commanda une tarte tatin. Malgré le rationnement, les


restaurants de provinces restaient bien approvisionnés.

- Vous avez entendu parler de l'appel du Général De Gaulle ? demanda Henri.

- Le déserteur ? Oui, Pétain vient de le condamner à mort, il l'a bien cherché


si vous voulez mon avis.

- À mort ? Je ne pense pas qu'un discours à la radio nécessite une telle


sentence, à la limite le démettre de ses fonctions...

- Mais ce type est un lâche à la solde des anglais ! Il quitte l'armée française
pour ensuite se retourner contre nous, je n'aime pas cet homme. Pétain vaut
mieux.

- Sans doute, mais j'ai bien peur qu'il ne négocie pas un bon armistice. Vu la
situation ce ne sera pas très avantageux pour la France.

- Peut-être, mais je lui fais confiance, assura le proviseur, il saura guider la


France.

Henri hausse les épaules, la situation était au-dessus de son niveau de


pronostique, il n'avait jamais été très fort pour ça.

22 juin

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Dans son appartement de la rue Charles–Robin, Henri était sidéré. Le
maréchal Pétain venait de finir son annonce de l'armistice avec l'Allemagne.
Le bilan était décevant: une moitié de la France occupée, tous les prisonniers
restaient en captivité et la France devait verser 400 millions de francs par
jour. Certes, la paix n’a pas de prix, mais tant de pénalités...

Il se demande quand il reverra sa sœur, ils seront maintenant séparés par une
frontière, en plus de la distance...

1er juillet

Deuxième heure de cours du matin, Henri rentre dans une classe surexcitée.

- Hello, gentlemen. Pourquoi toute cette agitation ? Oui, Monsieur Gabin ?

- Eh bien, dit-il en se levant, le professeur d'histoire géographie nous a


informé que le gouvernement français s'était déplacé à Vichy.

- Je vois, mais je vous prierai de garder vos réflexions pour la récréation.

Henri fit cours comme à l'accoutumée mais derrière le crissement de la craie,


il réfléchissait. Pourquoi est-ce que le gouvernement déménageait si
brusquement ? Henri ne savait pas ce qui justifiait au gouvernement français
de fuir, fuir comme le général De Gaulle... Que se passe-t-il de si terrible au
Nord pour que tout le monde fuit? Henri eut une énième pensée inquiète pour
Catherine, sa sœur.

3 juillet

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- Bonjour, Monsieur Berthaud, le salua le buraliste.

- Bonjour Monsieur Perrin ! Les nouvelles sont bonnes ?

- Pas vraiment... Je vous laisse voir. 

Le buraliste lui tendit un quotidien. Il titrait : « Trahison ! Les anciens alliés


reviennent aux sources. Ils avaient brûlé Jeanne d'Arc, ils ont brûlé notre
flotte ! »

L'article continuait ainsi : « Une tempête de feu anglais s'est abattue sur les
navires français. 1297 marins morts ! »

Henri était abasourdi. Comment les militaires pouvaient-ils dormir après


cela ? Comment pouvaient-ils seulement penser qu'une cause pouvait justifier
de sacrifier autant de vies humaines ?

Quelle honte ! Et ce général, ce De Gaulle, prétendait lutter pour la France ?


Alors qu'il s'est allié avec ces barbares sans âme ? Certes les informations
actuelles étaient filtrées par Vichy, mais on ne mentait pas sur des vies
perdues.

Henri pensa aux familles, aux compagnes, aux frères et sœurs des morts. Que
ressentaient-ils ? Comment se sentirait-t-il, lui, si Catherine était tuée ? Il
espérait qu'elle était en sécurité, au nord. Que les Allemands ne brutalisaient
pas la population.

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Henri se demandait pourquoi cet armistice ne pouvait pas être général. «
Armistice entre la France et le reste du monde », voilà l'idéal.

10 juillet

« ... L'assemblée a déclaré les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Les rares
opposants dénoncent le totalitarisme qui risque de s'en suivre ... grésilla la
radio. »

Henri se leva pour mettre sa tasse dans l'évier. Tout cela allait mal se
terminer. Il n'était pas professeur d'histoire, mais donner les pleins pouvoirs à
un seul homme n'a jamais été une bonne idée.

Est-ce que cela va durer ? Ces changements, incessants. Où est-ce que ça va


s'arrêter ? La guerre ? Les morts ? Henri n'en savait rien.

11 juillet

Ça y est, la république était devenue « Etat » et les réformes s'enchaînaient.


Henri ne voulait pas d'un dictateur. Mais le futur ne semblait pas
s'embarrasser de son avis.

7 août

- Ah ça, non ! 

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Henri entra dans le café où retentissaient des exclamations. La situation avait
évolué, mais les vacances étaient arrivées et les gens ne pensaient plus à
compatir ou à s'énerver des récents événements. Henri était resté à Bourg,
travaillant sur la traduction d'un roman policier anglais, une affaire de
meurtre pendant une croisière sur le Nil.

Dans le bar quelque peu vide, il y avait tout de même une table remplie et
agitée. Henri y reconnut son voisin de palier, un ancien combattant de la
guerre 14-18, revenu indemne mais avec une légère tendance à s'emporter
quand on abordait le sujet militaire. Les dernières nouvelles ne lui plaisaient
pas, visiblement.

- Oh, mais c'est Henri, le petit prof d'anglais, s'exclama-t-il.

- Bonjour Monsieur Bozonnot ! Vous n'êtes pas satisfait des nouvelles ?


Bonjour Messieurs, dit-il à l'intention des autres personnes attablées.

- On ne peut pas dire, mon p'tit, les Boches ont récupéré l'Alsace et la
Lorraine !

- Pardon ?

- Elles ont été rattachées au Reich ! Chiens d'allemands ! Chien de


gouvernement ! Ils n'ont rien fait pour l'empêcher !

- Face à l'Allemagne, je ne pense pas...

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- Après tout ce qu'on a fait pour les récupérer ! On est allé les leur arracher et
ils nous les reprennent ! Oh, c'est la fin ! La France est morte mon petit ! Elle
est morte !

8 août

« Dong, dong, dong, ... »

Henri sortit de l'église tranquillement. Il avait promis au père Michel de


l'aider pour la distribution de nourriture. Avec la guerre, certaines familles
avaient du mal à nourrir correctement chacun des enfants et l'église
distribuait de la nourriture provenant des dons. Malgré les réformes, les villes
restaient mal approvisionnées.

- Oh, merci Henri, de l'aide est bienvenue, dit le père Michel en arrivant.

- C'est normal, de nos jours, on doit s'entraider, répondit Henri, Vous avez
vu ? Léon Blum et d'autres politiques ont été arrêtés.

- Oui, j'avoue que je regrette ce Blum, il avait fait des choses plutôt bien.

- Oui, je trouve que les 40 heures étaient une bonne idée, mais je n'ai pas su
pourquoi il était arrêté.

- J'ai bien l'impression que notre gouvernement ne fait pas beaucoup attention
aux raisons, on verra ce qu'il adviendra.

- Vous avez bien raison.

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13 août

Depuis ce matin, Henri voyait des affiches bleues blanches et rouges. Il s'était
approché de l'une d'elles et avait lu les slogans.

Cette « Révolution Nationale » ne l'attirait pas plus que ça et franchement, il


était fatigué de devoir appliquer ces réformes.

Et ces derniers temps, la manie du gouvernement à copier la politique


allemande lui tapait sur les nerfs. Ils étaient la France, que diable ! Le pays
des Droits de l'Homme ! Pas encore totalement une annexe allemande, le
gouvernement est à Vichy et le peuple, libre d'esprit, pas encore endormi
comme les allemands.

Cet antisémitisme affiché ne lui plaisait pas non plus, la République était
laïque mais cet « Etat » ne semblait pas apprécier les religions.

La rentrée approchait et Henri espérait que tout se passerait bien pour lui et
ses élèves.

26 août

Berlin avait été bombardée par les Anglais, en réponse aux bombardements
de Londres, deux jours plus tôt.

Ceux de Londres l'avait inquiété, autant pour sa sœur, à Dunkerque, que pour
ses amis de Londres, anciens camarades d'université. Mais Berlin ne l'avait
quasiment pas choqué.

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Jusqu'où irait cette banalisation de la violence et de la mort ? Henri ne savait
pas...

12 septembre

Qu'il était bon de retrouver sa classe, ses élèves et ses collègues ! Des élèves
étaient partis, d'autres arrivaient juste.

Les conditions étaient légèrement différentes, certes, et Henri s'interrogeait


sur la santé mentale du Maréchal.

N'était-il pas un peu narcissique d'avoir fait mettre son propre portrait dans
toutes les classes ?

Et chaque jour le lever du drapeau accompagné de « Maréchal nous voilà »


puis du « couplet du Maréchal » de la Marseillaise commençait à fatiguer
tout le monde, professeurs comme élèves.

Tout le monde avait remarqué que certains, voix indécelables dans la foule,
remplaçaient « Maréchal nous voilà » par « Général nous voilà » et que «
Liberté, Liberté chérie » avait été remplacé par « miss Berthet, miss Berthet
chérie ».

C'était devenu un sujet de taquinerie entre Henri et Anne Berthet. Leur


solidarité face aux buveurs de café les rapprochait.

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Mais cela n'était pas grand-chose face aux graffitis qui commençaient à
fleurir dans le lycée. Ce n'était pas une nouveauté, mais la nature politique de
ces graffitis rendait la chose plus gênante, au grand déplaisir du proviseur.

Celui-ci s'était illustré par son zèle à l'égard de Pétain, ainsi que celui du
professeur de mathématiques.

Henri de son côté, ne savait pas quoi penser. Il s'était mis à écouter la BBC et
avait dû se rendre à l'évidence que cet armistice le protégeait mais que
beaucoup d'autres en souffraient.

Il se murmurait dans les couloirs qu'en plus de l'armée de De Gaulle, des


personnes en France, résistaient et nuisaient aux Allemands.

Encore une fois, il ne savait pas s'il voudrait se battre comme d'autres le
faisait. Se battre pour un idéal ou la liberté n'est pas pour lui mais la paix
pour tous est une chose à laquelle Henri tenait.

15 octobre

Où va la république ? A-t-elle totalement disparu derrière l'État Français ?

Henri commence à le croire.

D'infâmes lois contraires à l'égalité suprême entre les citoyens, il y a quelques


mois, et maintenant le pouvoir accordé aux autres citoyens retirés ?

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Des lois antisémites, puis l'interdiction des syndicats. Oh, cela avait plu aux
vichystes comme le professeur de mathématiques de Lalande, qui n'avait pas
manqué de clamer haut et fort que le nouveau traitement accordé aux juifs lui
paraissait juste et que les "vrais français" devraient s'en réjouir. Le proviseur
s'était tu cette fois ci, mais personne n'avait manqué le sourire quasiment
vainqueur qu'il arborait.

21 octobre

La violence avait dépassé les paroles. Hier, un élève juif s'était fait agresser.

3 élèves l'avait attendu à la fin des cours et l'ont roué de coups.

Thomas était allé le voir, au matin. L'élève n'avait aucune marque sur la tête,
mais on lisait la douleur de ses muscles sur son visage à chaque mouvement.

Thomas ne voulait plus de cette guerre, ne voulait plus de cette haine, nourrie
par un Etat irresponsable, à la botte d'un empire de terreur.

30 octobre

- « ...J'entre dans la voix de la collaboration », lu à haute voix Anne Berthet.


Je n'ai pas l'impression que cela puisse provoquer de gros changements, face
aux actions depuis l'armistice. Qu'en penses-tu, Henri?

- La rencontre Hitler-Pétain de la semaine dernière à Montoire n'a rien donné,


mais j'ai peur que par la suite, les gens en zone libre en pâtissent. On
échappait à pas mal de choses avec Vichy, mais là, c'est un accord officiel.

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- Oui, on verra ce qu'il en adviendra...

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Chapitre 2 : Catherine, 1940

Catherine souleva le rideau. Encore des soldats qui passaient. Des Allemands,
qui surveillaient.

Elle soupira. Elle avait une formation d'infirmière, elle pourrait aider De
Gaulle ! Mais elle se voyait mal se présenter à l'armée et demander cela...
D'autant plus qu'il faudrait voyager jusqu'à Londres, ce qui était quasiment
impossible par les temps qui courent...

Tant pis, elle allait essayer. Elle attrapa son manteau, sur un coup de tête, et
sortit dans la rue. Les pavés étaient déchaussés par les chars, et elle manqua
de tomber plusieurs fois. Elle ne savait pas vraiment où elle allait et le coup
de sang qui l'avait poussée dehors commençait à s'estomper. Peu à peu elle
ralentit, et s'arrêta. Toute la ville était grise et humide. L'allée ou elle se
trouvait était vide et silencieuse. D'un coup, elle se sentait terriblement seule,
loin de sa famille, de ses amis. Immobilisée à Dunkerque pour une histoire de
testament.

Catherine se laissa tomber sous le porche d'une vieille maison, voûtée sous le
poids de ses propres pierres. Un rat traversa la ruelle en couinant et se faufila
dans les égouts. Le soir tombait, à présent, et la ville devenait vraiment
lugubre. Elle savait qu'elle aurait dû se lever, et rentrer chez elle, tant qu'il y
avait suffisamment de lumière pour qu'elle puisse se diriger. Mais elle n'en
avait pas le courage.

Soudain, une des fenêtres encrassées de la maison sur laquelle elle était
appuyée s'éclaira d'une lueur vacillante, et des voix lui parvinrent, étouffées.
Elle se redressa, et secoua légèrement son manteau alourdit d'humidité.
Catherine colla l'oreille contre le battant suintant.
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-...plus de place sur le sous-marin de demain.

Une autre voix intervint:

- Robert, on n'a pas le choix... A moins qu'un bateau anglais ne passe ?

- Il me semble que oui. J'ai entendu des gens en parler à la brasserie, ce midi.
Demain, à 11 heures du soir.

Catherine sursauta. C'était une femme qui venait de parler ! Elle se pressa de
plus belle contre la porte. La voix de Robert reprit:

- Très bien. On ira voir. Mais il faudra se méfier, c'est peut-être un piège...

Elle entendit des pas se diriger vers la porte. Elle recula précipitamment, mais
ses chaussures aux semelles lisses glissèrent et elle tomba violemment sur les
pavés pointus. Un cri de douleur lui échappa.

- Qui va là ?! s'exclama une voix grave et profonde.

La porte s'ouvrit en grand, laissant paraître à contre-jour une grande


silhouette, comme en ombre chinoise.

- Alors, qui est-ce ? demanda la femme.

La silhouette s'approcha et la saisit par le bras. Même de près, l'homme était


toujours noir. Des yeux sombres la fixèrent quelques instants. Puis la voix de
basse fit vibrer le torse de l'homme lorsqu'il parla:

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- C'est bon. C'est juste une jeune femme perdue...

- Jeune femme perdue, mouais... Fais-la entrer, qu'on sache ce qu'elle a


entendu.

L'homme l'aida à se relever et la tira doucement jusqu'à la maison. Catherine


devait résister à la tentation de se frotter les yeux. Cet homme était bel et bien
un Noir ! Elle n'en avait encore jamais rencontré.

- Tu n'as jamais encore vu de Noirs, n'est-ce-pas ? demanda-t-il, sans


animosité.

Elle hocha la tête en signe de dénégation. Ils étaient arrivés dans la pièce
éclairée par quelques bougies. On la fit s'asseoir face à leur groupe. La scène
prenait des airs d'interrogatoires policiers.

Le dénommé Robert prit la parole:

- Alors dis moi, qu'as-tu entendu exactement ?

Catherine déglutit, puis décida que la vérité serait sa meilleure alliée.

- Je vous ai entendu parler d'un bateau pour Londres, souffla-t-elle. Et


j'aimerais vous accompagner.

- Mais vous êtes folle ! s'exclama la femme. On ne vous connaît pas, vous
nous avez espionnés et on devrait vous faire confiance ?!

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- J'ai une formation d'infirmière et un vif désir de participer à la reconquête
de la France ! lança Catherine avec ferveur.

Le Noir l'interrogea de nouveau:

- Tu n'es pas originaire de la région, sinon tu aurais pris un bateau pour


l'Angleterre il y a bien longtemps... Alors que viens-tu faire à Dunkerque ?

- Le notaire qui s'occupe du testament de mon père se trouve ici, mais je suis
arrivée dans cette ville il y a environ trois semaines. Depuis je loge chez mon
notaire qui me prête un petit appartement jouxtant sa maison; mon père a en
effet demandé que son testament ne soit pas ouvert avant le 25 juin. Je suis
venue plus tôt car je pensais pouvoir revoir quelques amis de famille pendant
mon séjour, mais ils ne sont plus ici...

Elle poussa un soupir et se frotta les yeux.

- Et cette invasion allemande... Je suis si proche de l'Angleterre et du général


De Gaulle ! Je ne peux pas abandonner maintenant !

Les quatre personnes en face d'elle se jetèrent des regards entendus.


Soudainement, le Noir lui tendit la main et dit:

- Je m'appelle Moïse. Enchanté.

Surprise, Catherine lui serra néanmoins la main avec chaleur. La tension qui
régnait auparavant dans la pièce s'était dissipée.

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- Robert, déclara le grand blond aux yeux bleus qui avait parlé un peu plus
tôt.

- Thomas, se présenta le dernier homme de la pièce.

Ce dernier avait des yeux marrons au regard captivant, et des mèches brunes
qui partaient en tous sens. Il devait être à peine en-dessous du mètre quatre-
vingts, et il était joliment musclé. Tous avait une vingtaine d'années, comme
elle.

Et pour finir, la femme à l'air énergique s'avança, et en plantant son regard


dans le sien lui dit:

- Je m'appelle Jeanne. Prête à prendre un bateau pour l'Angleterre ?

------------------

Les vagues crénelées d'argent se brisaient sur la coque du navire dans un bruit
léger et régulier qui la détendait. Les derniers nuages s'étaient dissipés dans la
matinée, et on pouvait observer les astres qui luisaient doucement. Des
embruns lui fouettèrent le visage.

C'était la première fois que la jeune femme prenait le bateau, et elle adorait
ça.

La veille, après que les quatre gaullistes se furent présentés, elle fut intégrée à
une vitesse stupéfiante. On lui donna tous les renseignements nécessaires, en
lui intimant de prendre une valise.

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Catherine avait donc remercié le notaire pour son hospitalité, avait remballé
ses affaires et s'était rendue sur le quai à l'heure dite.

Ses nouveaux compagnons étaient déjà là, et ils embarquèrent dix minutes
plus tard. Le capitaine leur avait dit que la traversée durerait un peu plus
d'une heure.

Plongée dans ses pensées, Catherine ne fit pas attention au vent qui avait
forci, et son chapeau s'envola dans une rafale.

- Oh, bon sang ! jura-t-elle.

Elle se précipita à la suite de son couvre-chef, mais ce fut finalement Thomas


qui l'attrapa au vol, juste avant qu'il ne passe par-dessus bord.

- Merci, souffla la jeune femme.

Il lui tendit son chapeau, qu'elle garda en main. Puis elle retourna s'accouder
au bastingage. Thomas la suivit.

- Pourquoi est-ce que vous me faites confiance si facilement ? demanda-t-


elle.

- Les yeux ne mentent jamais. Tu croyais en ce que tu disais.

Il y eut un silence. Elle lui jeta un coup d'œil. Son visage était creusé par les
ombres nocturnes.

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- Qu'est-ce qui t'as décidé à rejoindre l'Angleterre ?

Elle se sentait à l'aise avec lui; elle le tutoyait naturellement. Il lui rappelait
un peu son frère...

- J'étais en service militaire dans les colonies. Moïse était un aide de camp,
embauché pour sa bonne connaissance de la région. On s'entendait bien. Tous
les soirs, on écoutait la radio. Les nouvelles de la France, qui se faisait
envahir à une vitesse fulgurante...

Il passa la main dans ses cheveux sombres.

- Un jour, Moïse est venu en me disant qu'il serait prêt à embarquer pour
l'Angleterre, pour aider le général De Gaulle. J'étais tout à fait d'accord, et
nous avons pris un bateau, qui devait nous emmener jusqu'à Londres, mais
lors de son escale à Dunkerque, on ne le laissa pas repartir car il avait des
produits illégaux dans ses cales. Nous errions, désemparés, dans la ville
lorsque nous rencontrâmes Jeanne et Robert. Ils venaient juste de se marier,
et eux aussi cherchait à joindre l'Angleterre. Nous étions en train de chercher
un moyen de transport lorsque tu es arrivée...

Il lui décocha un sourire en coin.

- Tu est moins froussarde que d'autres. Tu n'as même pas frémi en voyant
Moïse, et pourtant Dieu sait qu'il est impressionnant !

Catherine se tourna vers lui et lui sourit:

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- J'admets que j'étais impressionnée. Mais je ne sais pas pourquoi, j'avais
l'intuition qu'il ne me ferait pas le moindre mal...

Thomas secoua la tête, amusé.

- Tu ne serais pas un peu téméraire, des fois ? Enfin... Tu sais tout ce qu'il y a
à savoir sur moi, maintenant.

- Pas tout à fait, releva la jeune femme. As-tu de la famille ?

Le visage de son interlocuteur s'assombrit.

- Mes parents sont morts il y a deux ans. La tuberculose... Mais... J'ai un


frère.

Il cracha presque le mot, comme s'il lui faisait mal de le prononcer.

- C'est... il est mon cadet de trois ans. Et il est fou d'Hitler. Il était ravi quand
l'armée allemande a débarqué... C'est ce que disait sa dernière lettre. Si tu
l'avais lue... Je lui ai répondu aussitôt, un billet rageur disant que je ne voulais
plus lui parler jusqu'à ce qu'il change d'avis. Il ne m'a pas répondu. Je n'ai
plus de nouvelles depuis plusieurs mois.

Il semblait souffrir de cette séparation, malgré tout ce qu'il disait. Catherine


était bien contente d'avoir de bonne relations avec son frère, même si lui était
plutôt pétainiste.

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Peu après leur conversation, le froid se fit plus intense, et ils réintégrèrent
leurs cabines.

-------------------

Comme souvent au-dessus de Londres, le ciel était chargé de nuages. Aussi le


petit groupe ne s'attarda pas dans les rues. Robert et Jeanne se tenaient la
main, et pinçaient les lèvres. Les autres affichaient une figure maussade.

L'armistice avec les Allemands avait été signé. Cela faisait d'ailleurs la une
des journaux londoniens...

À dire vrai, on ne pouvait pas dire que ce fût un événement inattendu: tout le
monde se doutait que la France allait capituler... Mais Adolf Hitler avait pris
un malin plaisir à reconstituer la scène de l'armistice de 1918: à Montoire,
dans le même wagon, sauf que les Allemands cette fois se trouvaient à la
table des vainqueurs...

Le poing de Catherine se crispa. Ces nazis...!

Cependant, elle se secoua mentalement lorsqu'ils arrivèrent devant la maison


où l'on pouvait joindre l'armée de De Gaulle.

- Numéro 4, Carlton Gardens. C'est bien là ! dit Thomas.

Ils entrèrent. Une secrétaire les accueilli d'un sourire.

- Bonjour, vous êtes là pour intégrer l'armée, messieurs ?

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- Oui, c'est cela, répondit Robert. Mais ma femme et mademoiselle Berthaud
aimeraient rejoindre vos rangs en tant qu'infirmière.

- Oui, ça nous serait très utile... Nous en manquons cruellement. Nous avons
déjà tant de blessés...

Elle eut une expression mélancolique durant un instant, mais se reprit très
vite.

- Vos noms et votre profession, je vous prie ? J'aurais également besoin que
vous me montriez votre pièce d'identité.

Ils sortirent leurs papiers. Puis Thomas s'approcha.

- Thomas Dashner. Je faisais des études pour devenir soldat-aviateur lorsque


j'ai été appelé pour mon service militaire. Il s'est terminé il y a un mois. J'ai
interrompu mes études pour venir ici.

La secrétaire haussa les sourcils devant son nom de famille.

- Mon père était américain, explicita Thomas, avant de céder la place à


Moïse.

Le Noir croisa ses bras musclés et dit de sa voix grave:

- Moïse Mbengue. Soldat d'infanterie de seconde classe. J'étais guide au


service de l'armée en Afrique, mais ici ça n'a guère d'importance.

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D'un professionnalisme à toute épreuve, la secrétaire lui jeta à peine un coup
d'œil surpris, avant de taper ce qu'il venait de lui dire. Jeanne s'approcha à
son tour, et dit:

- Jeanne Lechevallier, avec deux L. Infirmière. J'ai quitté mon travail pour
soutenir le général De Gaulle.

La secrétaire jeta un coup d'œil à ses papiers, puis se tourna vers Catherine:

- Et vous, mademoiselle?

- Je suis Catherine Berthaud. J'ai fait une formation d'infirmière, et j’ai déjà
exercé.

La secrétaire hocha rapidement la tête puis jeta un coup d'œil interrogateur à


Robert.

- Robert Lechevallier, médecin. Je viens juste d'être diplômé, ajouta-t-il


devant l'air assez surpris de la femme. Je fais plus jeune que mon âge...

- Effectivement, acquiesça-t-elle, après avoir jeté un coup d'oeil sur son année
de naissance.

Puis elle finit de taper ses documents et dit:

- Très bien. Je vous remercie.

Il y eut un silence.

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- Et, euh... Que fait-on maintenant ? demanda Robert.

- Eh bien, il faut vous rendre à la maison qu'on nous a prêtée à Mayfair !


C'est là que tous nos volontaires sont. Et il y a un hôpital juste à côté, vous
pourrez commencer à exercer tout de suite!

Elle leur tendit un papier à chacun, en leur disant de le remettre à l'officier


qui dirigeait normalement les opérations là-bas, car il aimait rencontrer les
nouvelles recrues.

Le groupe remercia chaleureusement, puis sortit à nouveau sur l'asphalte, un


peu revigorés par l'espoir de servir à quelque chose. Ils prirent le chemin que
la secrétaire leur avait indiqué, et se trouvèrent bientôt devant le bâtiment en
question.

- C'est ici, fit Thomas, en vérifiant le numéro.

- Il y a bien un hôpital au coin de la rue, releva Jeanne.

- On toque et on entre, lâcha Moïse.

Aussitôt dit, aussitôt fait, il abattit le poing sur la porte, puis l'ouvrit.

Un brouhaha régnait en maître à l'intérieur, semblable au bourdonnement


d'une ruche en pleine activité. Catherine était impressionnée par le monde qui
se trouvait ici, marchant rapidement les bras chargés de documents, entrant et
sortant sans cesse de ce qui devait être des bureaux.

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- Excusez-nous, dit Robert en attrapant le bras d'un petit homme barbu. Nous
cherchons l'officier qui dirige cet endroit.

- Deuxième étage, la porte au fond du couloir, répondit l'autre avec un fort


accent british.

Les cinq amis se frayèrent donc un chemin dans les escaliers encombrés
jusqu'au lieu indiqué. Jeanne toqua poliment sur le battant de chêne et tourna
le bouton en laiton quand lui parvint un "Entrez!" énergique.

Le bureau était un havre de calme et d'ordre, comparé au reste de l'immense


maison. Une fenêtre à guillotines ouvrait sur un petit square, que scrutait un
soldat en uniforme, au repos.

Il se retourna et leur fit face. Il ne devait pas avoir beaucoup plus de trente-
cinq ans, mais avec ses sourcils froncés et le pli soucieux de sa bouche, il en
paraissait plus.

- Bonjour, fit l'homme. Je m'appelle Jacques Martin, caporal. Le général De


Gaulle m'a chargé de la gestion des troupes qui arrivent régulièrement à
Londres. Je suppose que vous en faites partie ?

- Oui, répondirent-ils à l'unisson.

- Vous avez les papiers ?

Ils répondirent par l'affirmative de nouveau. Le caporal y jeta un oeil. 

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- Le médecin et les infirmières, à l'hôpital au coin de la rue, je vous prie.
Soldats Dashner et Mbengue, vous irez à la surveillance de l'hôpital, il nous
manque des hommes.

A la fin de sa liste d'ordres, et pour la première fois, il sourit, un sourire franc


et lumineux qui le rajeunissait de dix ans.

- Merci. Nous avons grand besoin de volontaires compétents comme vous.


Vous irez à la porte d'à côté vous saisir de vos uniformes. 

Il tamponna vivement leurs papiers, en leur disant de les présenter à la


secrétaire qui devait se trouver dans le hall du centre de soins.

Après avoir enfilé leur uniforme, les jeunes gens échangèrent un sourire ravi.

- Habillée comme ça, j'ai vraiment l'impression de pouvoir aider ! s'exclama


Catherine.

- L'uniforme te va plutôt bien, fit remarquer Thomas, taquin.

- Ha ! On ne peut pas en dire autant pour toi ! rétorqua-t-elle, en désignant sa


veste, un peu courte.

Il fit la moue, puis se tourna vers Jeanne et Robert qui échangeaient des
regards tendres qui se passaient de mots dans un coin de la salle.

- Hum-hum ! Je ne voudrais pas interrompre vos instants en amoureux, mais


on va finir par être en retard !

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Ils sursautèrent et leur joues se colorèrent comme des amants pris en faute.
Voir la Jeanne si cynique rougir comme une collégienne attendrit beaucoup
Catherine. Mais elle ne s'attarda pas et emboîta le pas à Thomas qui
dégringolait déjà les escaliers.

---------------------------

Les unes se succèdent, dans les bureaux de presse de Londres. La BBC lance
des nouvelles toujours plus tristes pour les français exilés en Angleterre:
l'interruption des relations diplomatiques entre les deux pays, la destruction
de la flotte française par la Royal Navy le 3 juillet...

Depuis que De Gaulle avait été nommé chef des Français libres et qu'il avait
établi son QG au 4, Carlton Gardens, peu de raisons de se réjouir avait éclairé
le coeur de Catherine. Cela faisait plus d'un mois qu'elle n'avait pas de
nouvelles de son frère, et en plus, maintenant, le maréchal Pétain avait les
pleins pouvoirs !

Elle abattit rageusement son poing sur la première page du journal, qui titrait
cela. Ce corrompu, ce soumis aux Boches, chef de la France! Elle avait du
mal à l'admettre. Comment ce héros de la première guerre avait pu tomber si
bas? Elle se laissa choir sur son lit et fixa le plafond de la petite chambre
qu'elle avait la chance d'habiter seule. Elle en avait assez. Elle devait
s'occuper. Catherine remit sa coiffe, et descendit au deuxième étage, où elle
prenait soin des blessés graves. On avait toujours besoin d'un coup de main,
de toute façon.

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Après avoir changé les pansements de plusieurs soldats français qui avait été
blessés lors de l'évacuation de Dunkerque, elle décida de se prendre une
pause, et après avoir prévenu sa collègue, elle sortit boire un café dans le bar
d'en face. Depuis le temps, le patron s'était habitué à voir des infirmières et
des soldats en uniforme à l'air épuisé vaquer dans son établissement. Le
nombre de commandes de cafés avait doublé, depuis un mois... Du moins,
c'est ce qu'il avait confié à Catherine.

Elle eut la joie de tomber sur Thomas, les yeux rougis de fatigue, qui faisait
tourner un verre de gin entre ses mains. Même s'ils ne se voyaient pas très
souvent du fait de la différence dans leurs horaires de travail, ils arrivaient
toujours à se dégoter une heure à passer ensemble. Leur amitié s'était
confirmée au cours des dernières semaines.

Elle se laissa tomber sur un tabouret à côté de lui. Il lui adressa un pauvre
sourire. 

-Triste nouvelle, hein ?

Elle hocha la tête et se commanda son café.

- Il y a de plus en plus de soldats blessés qui affluent, surtout des Anglais...


Au départ, ils n'étaient même pas sensés occuper notre hôpital, mais les
autres en ville son plein comme des oeufs, et le nôtre commence à atteindre
sa capacité maximum...

- Et toujours moins de personnel... soupira Thomas.

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Il jeta un coup d'oeil à sa montre et sursauta.

- Déjà ! Désolé, je vais devoir y aller...

- Ne t'inquiète pas, je comprends, fit Catherine.

Il finit son verre cul sec, et sortit d'un pas vif de l'établissement.

Quelques minutes plus tard, Catherine sortit à son tour du petit café, et reprit
son service.

Le lendemain, une mauvaise nouvelle encore plus importante l'attendait sur


son paillasson, en petites lettres noires.

Fin de la troisième république. Régime de Vichy en place. Pétain règne sur la


zone libre. On est le 11 juillet 1940, et c'est la fin de la France pour
Catherine.

Les jours se succédaient, semblable à celui-ci, des temps de pause où parfois


toute la bande réussissait à se retrouver, et à sourire un peu au milieu de toute
la fatigue, et puis le retour dans les veilles pour les soldats, et les rondes des
infirmières... Mais malgré la désillusion qu'ils avaient subie devant l'ampleur
du travail, leur espoir ne les avait pas quittés, et ils savaient la chance qu'ils
avaient de tous travailler ensemble.

Mais un jour, - le 1er août - alors que Thomas aidait à la rééducation d'un
patient avec Catherine, Robert arriva, sa blouse blanche tachée de sang. Il
demanda à ce qu'on fasse asseoir l'homme duquel ils s'occupaient. Catherine

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commençait à connaître ce pli entre les sourcils du médecin: un malade ou un
blessé était sans doute mort.

Thomas et elle aidèrent donc l'homme - qui venait tout juste de retrouver
l'usage de ses jambes après un gros choc sur la colonne vertébrale - à prendre
place dans un fauteuil et s'écartèrent un peu.

- Vous êtes bien M. Dorin ?

L'homme acquiesça de la tête.

- Vous avez bien une fille qui s'appelle Anne et qui était hospitalisée ici ?

Cette fois, le patient blêmit.

- Oui... souffla-t-il.

Lui comme les deux autres avaient noté l'emploi du passé. Catherine pinça
les lèvres. Voilà que la guerre frappait encore...

- Votre fille est morte des suites d'une hémorragie interne généralisée... 

Robert se cacha le visage un instant de ses mains. Catherine vit sa pomme


d'Adam remonter puis descendre alors qu'il déglutissait. Il ôta ses mains. Oh
mon Dieu, pensa Catherine, une enfant!

M. Dorin avait encore pâli et il avait le regard dans le vague. 

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- Ma petite fille... Je...

- Et elle est morte, reprit le docteur, en disant de ne pas vous inquiéter pour
elle, qu'elle allait retrouver sa mamie au paradis!

Robert semblait aussi profondément choqué que le père. C'était une des
premières enfants qui se retrouvait ici, et c'était aussi la première qui mourait
là. On sentait que les paroles de la fillette allait le hanter toute sa vie.

M. Dorin crispa les poings sur les accoudoirs du fauteuil, si fort que ses
jointures blanchirent. Il semblait faire un énorme effort sur lui-même pour se
contrôler. Et d'un coup, il se plia en deux comme si on l'avait frappé, la
bouche grande ouverte et les yeux écarquillés.

- Ma petite fille. Ma petite fille, ma petite fille, ma petite fille.  6 ans...

Il était en état de choc. Catherine recula d'un pas, horrifiée, et buta sur le pied
de Thomas. Il lui attrapa les poignets et les serra dans ses mains. Elle leva la
tête vers lui.  Il regardait droit devant lui, la mâchoire, tout le corps crispé par
une fureur immense.

- Elle s'appelait Anne, elle avait 6 ans, et Hitler l'a tuée. Hitler l'a tuée !

Il serra ses doigts à lui en faire des bleus. Puis d'un coup, il la lâcha et s'en fut
comme une furie hors de la salle. Catherine avait les oreilles qui sifflaient.
Elle entendait M. Dorin qui s'était finalement mis à pleurer dans son fauteuil,
elle voyait Robert qui tentait de le réconforter et finalement Jeanne qui

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arrivait pour le prendre en charge et qui l'emmenait dans une salle au calme,
mais tout lui passait au-dessus.

Une main chaude se posa sur son épaule.

- Catherine, tu vas bien ? Ne me lâche pas maintenant, je t'en prie, on a trop


besoin de toi... lui dit Robert.

Les sens de Catherine reprirent d'un coup leur netteté, et elle se redressa, le
regard dur. Elle ne se battait plus seulement pour la France. Elle se battait
aussi pour les Français. Pour tous ceux qui souffraient de la guerre. Elle se
battait pour l'ultime remède à tout cela: la paix. Et la paix passait par la
destruction de l'idéologie nazie.

La fleur de son fusil était tombée, et elle regardait la guerre dans les yeux.

Le lendemain, vers midi, ils se réunirent tous dans la petite chambre de


Catherine. Elle leur parla de ce qu'elle avait vécu la veille, de ce qu'elle avait
ressenti et qui était si fort.

Il la regardèrent avec un drôle d'air, comme on regarderait un enfant qui


prenait subitement conscience d'une chose terrible.

Ce fut Moïse qui parla le premier, avec sa voix de basse, profonde.

- Nous savions que ça arriverait tôt ou tard... Que tu finirais par prendre
conscience de ce qu'était réellement la guerre... La guerre ne devrait exister
que pour ramener la paix. Tu t'en es rendue compte à présent.

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Catherine réfléchit un instant à ces paroles. 

- C'est cela... La guerre pour la paix.

Elle sentit une détermination bien plus solide se couler dans ses veines, et elle
reconnut soudain le regard de ses amis, c'était le même que celui qu'elle avait
vu dans son miroir ce matin-là. Le sien.

Le même jour, en France, le maréchal Pétain condamnait le général De


Gaulle à mort pour haute trahison. Cet homme aussi faisait des sacrifices
pour ce qu'il croyait être la paix...

Un mois plus tard, l'horreur s'abattit sur Londres sous forme de bombes
allemandes. C'était le début du Blitz. Le début des sirènes et des alertes, de la
peur permanente et des nuits éclairées de rouge, des hôpitaux qui ne
désemplissaient pas, le début de l'épouvante et de la mort qui tombait du ciel.

Un matin particulièrement terrible, où les blessés semblaient surgir de toutes


parts, tous dans des états plus lamentables les uns que les autres, le caporal
qui avait accueilli Catherine et les autres se présenta et les fit demander.
Catherine n'en crut pas ses oreilles. Avec tout ce travail, il faudrait en plus
qu'elle quitte son poste ? Elle renvoya le petit messager en lui faisant dire
qu'elle essayerait de trouver un autre moment plus tard dans la journée, quand
le flux de patients se sera stabilisé. Et elle s'occupa à nouveau du petit garçon
qui avait une grosse entaille sur la cuisse.

Aussi, quelle ne fut pas sa surprise lorsque le caporal surgit dans la pièce, et
lui dit sur un ton calme au milieu du brouhaha et des pleurs:

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- Poursuivez votre travail, mademoiselle Berthaud. Je vais vous expliquer
votre nouvelle mission pendant que vous vous occupez de ce jeune homme.

Catherine déglutit.

- Euh, oui, très bien, mon caporal !

- Vous allez repartir en France en tant qu'infirmière de la Croix Rouge avec


des blessés qu'on rapatrie en France, à savoir Mbengue et Dashner.

- Quoi ?! Ils sont blessés ?!

- Non, bien sûr que non! Ce sera notre passeport pour nous infiltrer en
France! Nous dirons qu'ils sont atteints d'une maladie contagieuse, comme la
tuberculose, afin que les Allemands n'y regardent pas de trop près, puis vous
serez envoyés à Paris dans votre famille, qui est constituée de deux
sympathisants à la retraite. Nous vous ferons des faux papiers en béton,
évidemment.

- A Paris?

Dire que Catherine fut surprise était un euphémisme. Pourquoi l'envoyait-on,


elle, en mission en France? Pressentant sa prochaine question, le caporal
repris la parole.

- Vous, le soldat Dashner et le soldat Mbengue formez une équipe qui se


connaît bien, ce qui est primordial pour une mission d'infiltration. Vous
intégrerez un petit groupe de civils qui sont contre l'oppression, et sont prêts à

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nous fournir des informations, par radio. Mbengue sera votre relayeur.
Mais…

Pour la première fois, le caporal Martin semblait gêné.

- Qu’y a-t-il ?

- Vous devrez vous faire passer pour la femme de Dashner. Question de


crédibilité...

Catherine rougit, mais parvint à bégayer :

- T-Très bien. Vous en avez déjà informé Thomas ?

Il acquiesça.

- Vous partez dans quelques jours.

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Chapitre 3 : Henri, 1941

L'hiver est dur, il fait terriblement froid et le rationnement paraît de plus en


plus dur à supporter. Certaines communes ont débloqué les stocks de charbon
de sécurité, Péronnas par exemple.

Dans son petit appartement, Henri avait froid et son moral était au plus bas. Il
avait passé Noël sans sa sœur, mais chez une voisine dont le seul fils est
prisonnier en Allemagne. Ils ont partagé un repas, et des souvenirs.

Des inquiétudes également. Les restrictions des libertés se font de plus en


plus dures. Mais il y a plus de rébellions, comme l'a fait remarquer la voisine.

Les avancées militaires de cette guerre mondiale sont retransmises dans les
communiqués nationaux et sur la BBC.

La BBC est désormais la radio quotidienne de Henri. De beaucoup d'élèves


également si on en croit les graffitis. « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment,
Radio-Paris est Allemand ».

Ce n'est pas faux. Et des croix de Lorraine un peu partout. Henri se demande
si ce Général de Gaulle n'est pas le futur de la France, lui aussi. Rien que d'y
croire est déjà rassurant.

Le pouvoir de l'espoir. Cet espoir qui pousse ses élèves à se révolter. Henri a
bien vu que la plupart d'entre eux n'aimaient pas cette nouvelle vie. La fougue
de la jeunesse peut-être.

Mais c'est fort comme sentiment, c'est beau. Ça fait prendre des risques.
Risquer de se faire prendre quand on distribue des tracts. Henri en a vu un,

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dans une corbeille, il l'a caché, pour ne pas que le Proviseur, Le Pingouin
comme l'appelle les élèves, le voit. Il ne sait pas pourquoi il a fait ça. Pour ses
élèves ? Pour l'espoir ? Peu importe.

Quelque part, ça le satisfait d'aider ses élèves dans leur lutte, qui n'est pas
celle de Henri.

Mais la guerre continue tout de même, ce n'est rien.

15 juin

Les nouvelles sont agitées, les forces de De Gaulle, les FFL, se battent aux
côtés des Britanniques contre le régime de Vichy. Ils sont entrés en Syrie il y
a quelques semaines et les combats continuent de faire rage.

De Gaulle recrute dans les colonies depuis qu'il est parti à Londres. Allié aux
Anglais, il est extrêmement craint par Vichy, mais le pire pour eux, ce sont
les rébellions.

Les gens en ont assez de Pétain. Le rationnement s'est durci. Dans le Nord,
les mineurs ont fait la grève. Entre le froid, la faim et l'oppression des
Allemands, ils avaient de bonnes raisons, se dit Henri.

Cette grève s'était rapidement politisée et plus de 200 grévistes étaient partis
on ne sait où.

Mais la plupart des gens s'indignaient, contre le traitement des Juifs, des
étrangers.

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Henri ne comptait plus les fois où il avait entendu quelqu'un à l'épicerie les
plaindre. Il était bien d'accord. En mars, Vichy avait créé le Commissariat
Général aux questions juives. Puis, un mois plus tard, le port de l'étoile jaune
avait été imposé aux juifs de la zone occupée et leur accès à différents
métiers avait été interdit.

Cela avait provoqué une vague de départ vers la zone libre. Les gens
hésitaient à aider les Juifs, ils avaient peur car la Préfecture et la police avait
déjà sanctionné des actes anti pétainistes, alors aider un Juif devait être
encore plus dangereux. Néanmoins, Henri voyait des actes gaullistes un peu
partout ; mais la prudence restait de mise.

Au lycée, les professeurs comme les élèves prônaient la méfiance et la


prudence.

Le professeur de mathématiques était cruel envers les élèves qui avaient le


malheur d'être gaullistes. Son fils lui rapportait les opinions de ses camarades
et le père ne se privait pas pour railler les élèves dont les opinions
divergeaient des siennes.

31 août

Les deux mois de vacances avaient été agités ! Henri avait d'abord reçu une
lettre de sa sœur. Il n'y croyait plus. Il savait que sa sœur était intelligente et
débrouillarde mais qu'aurait-elle pu faire contre des bombardements ?

Il s'était forcé à ne pas y penser et n'avait envoyé qu'une lettre à l'adresse du


notaire où elle était sensée loger.

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Il savait bien que le système postal devait être chamboulé. Mais tout de
même, presque un an sans nouvelles. Un frère ne peut le supporter. Elle
devait avoir mûri, peut-être était-elle plus réfléchie maintenant...

Sa sœur était une vraie tête brûlée, prête à prendre des risques insensés pour
tout, mais elle s'en sortait toujours. Pas comme lui, l'enfant sage qui lisait
dans son coin. Enfin, si quelque chose lui déplaisait, il n'hésitait pas à se lever
pour faire changer la situation.

Henri ouvrit l'enveloppe, les mains tremblantes. Elle portait le tampon de


vérification de la frontière ? Tout ce qui passait était soigneusement contrôlé.

Il la lut pour lui :

Cher Henri,

Cela fait longtemps que tu n'as pas eu des mes nouvelles et je me doute que
tu t'es fait un sang d'encre. Si tu m'as précédemment envoyé des lettres, je ne
les ai pas reçues. Je suis partie précipitamment de Dunkerque pour rejoindre
Paris, afin de soigner mon amie parisienne, Madeleine qui a attrapé le
cancer.

Quelle amie ? Il y avait quelque chose de pas net, mais Henri ne s'en
formalisa pas. Elle n'avait sans doute pas pu mettre des informations
détaillées dans sa lettre et il le comprenait.

Tu sais, c'est une vielle amie de la famille. Je devrais y rester encore


longtemps. Ne t'inquiète pas pour Thomas, il va mieux.

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Qui était ce Thomas ? Il n'en savait rien non plus...

Nous sommes tous les deux logés chez Madeleine. D'ailleurs Édouard – tu
sais, son mari – est en pleine forme. J'espère que mon Tommy et moi
pourront venir te voir – mais nous n'y croyons pas trop, le voyage coûte cher,
et nous n'avons pas les moyens.

Tommy ? Mais que se passait-il ? Sa sœur allait bien, c'était l'essentiel, et elle
avait probablement dû glisser des informations fausses dans sa lettre... Il ne
devrait pas trop s'en inquiéter. Mais tout de même... Ce Tommy... Qui
pouvait-il bien être ?

J'espère tout de même te voir bientôt,

Bien à toi,

Catherine

Mon dieu, cela faisait tellement de bien de savoir ce que faisait sa sœur,
malgré tout, elle était en sécurité.

Mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Les combats sont partout. A
l'étranger, en zone occupée, dans le rues de Bourg.

Il y a quelques jours, à Paris, quelqu'un a essayé d'assassiner Laval, un


homme politique collaborationniste jusqu'au bout des ongles.

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Si Henri ne nourrit pas une haine féroce, comme d'autres, à l'égard de Pétain,
il ne peut pas supporter Laval. De plus en plus, Henri n'arrive plus à
cautionner les actes de Vichy. Partout, on parle de rafles et Henri aimerait
fermer les yeux, et dormir tranquille, mais ce n'est pas possible. Que faire ?

C'est bientôt la rentrée. Il va devoir retrouver ses collègues. Pour la plupart,


ça ne le dérange pas, il a même hâte de revoir Anne avec qui il s'entend très
bien, mais pour d'autres, il sait que leurs opinions ne sont pas les siennes et
que le lycée est une institution d'Etat, qui doit suivre les directives du
gouvernement. Mais pour l'heure, Henri devait aller chez Pioda, un
commerçant, rue du Gouvernement, qui vivait avec sa sœur, qu'il appréciait
pour sa gentillesse. Ils s'occupaient, entre autres, de remplacer des miroirs.
C'était parfait pour Henri qui venait de casser celui de sa salle de bain. Quel
imbécile il faisait, vraiment, il devrait faire plus attention à ses affaires!
Catherine serait là, elle lui aurait servi un sermon...

22 septembre

Henri est revenu chez Pioda pour récupérer son miroir. Sa première
conversation avec lui avait été agréable. Paul Pioda était un gaulliste
convaincu et Henri était content de trouver quelqu'un pensant comme lui. Les
derniers événements avaient convaincu Henri de se détourner totalement de
Pétain pour De Gaulle. Pioda paraissait vraiment engagé derrière le Général.
A l'abri des regards indiscrets, ils avaient échangé réellement leurs opinions,
sans la méfiance habituelle. Henri avait par ailleurs croisé un élève, chargé de
sacs.

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Pioda vendait également des livres scolaires d'occasions, bienvenus dans ces
temps difficiles.

Henri avait laissé le cadre de son ancien miroir chez Pioda. Il tenait à y
remettre un miroir intact, l'objet étant un souvenir de sa grand-mère.

Quand il était revenu chez Pioda, après la rentrée, il était tombé sur le même
élève, aujourd'hui accompagné d'un camarade plus âgé. Henri passait de plus
en plus de temps à discuter avec le vendeur gaulliste. Il repartit près d'une
heure plus tard, avec la promesse de revenir boire un café dans le mois.

25 octobre

Henri était retourné chez le marchand de miroirs le 4 octobre, puis le 17. A


chaque fois, ils avaient discuté de la guerre, des Alliés et de l'avenir.

Le 17, Pioda lui parla de cette Résistance qui s'organisait, de ses journaux, de
ses fidèles. Mais surtout, il lui avait demandé de l'intégrer, cette Résistance,
d'intégrer une sizaine.

C'était un groupe de personnes, de résistants, dirigé par une personne qui en


avait 5 sous ses ordres. Les cinq ne se connaissaient pas entre eux. Pioda lui a
raconté la structure, les actes, et lui avait donné un exemplaire de Libération,
un journal clandestin résistant. Henri, rentré chez lui, était hébété par ces
révélations. Quelque chose se tramait, dans l'ombre, mais tant ! Tant de gens !
A Bourg ! Tout ce monde faisait de la résistance ! Il avait du mal à y croire.

50
Henri lut le Libération et réfléchit. Fallait-il qu'il entre dans la résistance ? Et
il y avait eu l'assassinat d'un soldat allemand, dans une ville occupée. 48
otages furent tués en représailles. S'il entrait dans une sizaine, quelles seraient
ses actions, et surtout, leurs conséquences sur la population?

Mais pour sa sœur, ses parents, la France, et les hommes morts pour elle, il
allait le faire.

8 décembre

Henri s'était rendu chez Pioda pour confirmer son engagement. Pioda lui
avait donné le contact d'un chef de sizaine, Zip. Il fallait utiliser des
pseudonymes ; Henri choisi Poirot, comme le célèbre détective à moustaches
d'Agatha Christie.

Au rendez-vous, Henri s'est rendu compte que Zip était un élève du lycée,
qu'il n'avait pas en cours.

Les premières actions de Henri furent de faire des tracts pour que le reste de
la sizaine les distribue ensuite.

Ce n'était pas grand-chose pour Henri mais il se rendit compte que du papier
pouvait avoir une importance énorme.

Au lycée, l'ambiance était plus empoisonnée que jamais et le Maréchal


encore plus présent, surtout dans les discours du proviseur.

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Au retour des vacances, un élève, Paul Millet, était revenu avec une demi-
douzaine de feuilles de texte. C'était un extrait des mémoires du Maréchal
Foch. L'extrait traitait de Pétain, et de la lâcheté dont il avait fait preuve en
14-18.

Un professeur l'avait vu pendant un cours et l'avait confisqué, puis le donna


au proviseur.

L'affaire parvint aux oreilles du Préfet. C'est ainsi qu'un soir, vers 17h30, Paul
Millet fut arrêté à la sortie du lycée. Henri apprit par la suite que des
inspecteurs l'avaient interrogé et lui avait mis une « rouste ». C'était
seulement un élève de seconde dont le seul crime était d'avoir en sa
possession des extraits d'un livre disponible dans toutes les bibliothèques
municipales. L'hypocrisie de cette arrestation révulsait Henri...

52
Chapitre 4 : Catherine, 1941

Les bombes tombaient sans arrêt à l'autre bout de Londres. Elle les entendait.
Elle sentait le sol vibrer sous ses semelles. Et elle voyait la nuit illuminée de
rouge. Catherine ferma les yeux un instant. Toutes ses horreurs...

Elle se reprit et poussa à nouveau la civière sur laquelle était allongé son
"mari". Je m'appelle Catherine Dashner, je me suis mariée il y a trois ans, ju
ste après ma majorité avec cet aspirant sous-lieutenant. Je retourne auprès 
de ma belle-famille, car il a attrapé la tuberculose. J'ai eu l'autorisation de 
la Croix-Rouge... Sous réserve de m'occuper de ce second tuberculeux 
africain.

La civière tressauta sur un pavé déchaussé. Un sifflement lui parvint de sous


la couverture.

- Tu pourrais faire attention!

- Pardon! On n'y voit rien, je te signale. Et puis tu es sensé être un chanceux


qui peut retourner auprès de sa famille, alors...

- Ça va, j'ai compris.

Catherine entendit la seconde civière, celle occupée par Moïse, tressauter à


son tour, et Jeanne pousser un juron.

Au fur et à mesure du chemin, l'odeur de poisson augmenta, jusqu'à devenir


étouffante. Ils étaient arrivés au port. Elle aperçut le bateau de la Croix-
Rouge qu'ils étaient sensés prendre jusqu'à la France, chargés de

53
médicaments et de matériel pour les hôpitaux. Une passerelle avait été
déployée, sûrement pour eux. Une unique ampoule éclairait leur chemin.

- Attention, ça va secouer, prévint-elle. Accroche-toi !

Lorsqu'un grognement d'assentiment lui parvint, elle s'engagea sur les


traversins. Une fois sur le pont, elle se retourna pour aider Jeanne, qui jurait
comme un charretier en poussant la civière, difficilement.

- Quel langage fleuri ! fit une voix sarcastique provenant de sous le drap.

- Toi, je te jures que...

Mais avant qu'elle n'ait pu poursuivre ses imprécations, Catherine se saisit de


l'autre côté de la civière et l'aida à monter.

Lorsqu'elle posa ses semelles sur le pont pour la seconde fois, un homme les
attendait, le visage masqué par les ombres.

- Bienvenue sur le bateau. Je suis le capitaine Hugon. Comptez sur moi pour
vous amener à bon port. Je ne suis pas militaire, mais quand même compétent
! Tenez, voilà vos papiers.

Il les lança, et Jeanne les réceptionna adroitement.

- On part dans dix minutes, le temps de faire chauffer les moteurs.

54
Il fit volte-face, et son visage fut brièvement éclairé par l'ampoule. Une
moitié de son visage avait été emporté par des éclats d'obus, sûrement de la
guerre de 14.

Catherine poussa un soupir. Encore un homme abîmé par la guerre...

Soudain, elle entendit un reniflement derrière elle. Jeanne...

- Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer, murmura Catherine.

- Tant que je ne te verrai pas devant moi, je ne croirai rien.

- Nous t'écrirons, ne t'en fait p...

- NON ! cria-t-elle. Non, surtout pas ! Si on intercepte le courrier... J'essaierai


simplement de faire passer des nouvelles par la radio... On fera comme ça,
d'accord ?

- Entendu, fit Catherine.

Et, d'un coup, Jeanne l'inébranlable, la cynique, la saisit dans ses bras.

- C'est idiot comme je me suis attachée à toi, Berthaud. Reviens-nous entière,


et protège ces deux têtes brûlées, ajouta-t-elle, avec un petit coup de menton
en direction des civières.

- Et toi, prends soin de Robert, et faites attention aux bombes !

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- Compte sur moi, répondit-elle.

Elle lui fit un sourire mouillé de larmes, et se détourna avant de dégringoler


la passerelle.

- On largue les amarres ! lança la voix du capitaine.

Et le bateau s'ébranla dans un grondement de moteur.

-----------------

- Terre en vue !

Catherine se réveilla en sursaut, et manqua de tomber de sa couchette. Dû à


leur tout nouveau statut de "mariés", Thomas se trouvait dans la même cabine
qu'elle. Elle l'entendait ronfler doucement. Ils arrivaient en France, il fallait
les préparer pour l'inspection allemande !

Elle se redressa, et secoua Thomas, qui avait dormi sur la civière. Il se


souleva sur un coude, un magnifique épi à l'arrière de la tête. Catherine
contint un sourire.

- Désolée de te réveiller, mais on arrive sur les côtes françaises...

Elle lui tendit une petite bille en plastique, qui contenait un liquide rouge.

- Mets ça dans ta bouche. Faux sang. Tu éclates la bille en toussant.

56
Puis elle indiqua la table de toilette.

- Tu as là de quoi te donner l'air d'un mort vivant. Je vais voir Moïse, je


reviens.

Elle sortit donner les mêmes billes à Moïse, qui était dans la cabine d'à-côté.

Quant elle revint, Thomas étalait avec application du fond de teint blanc sur
son visage. Il s'était déjà dessiné des cernes très convaincants.

- Parfait. Sur la couchette, maintenant, mon... Chéri.

Elle buta sur le dernier mot. Elle avait déjà été meilleure actrice que ça...

Mais plus le temps de tergiverser. Elle venait d'entendre le bateau de contrôle


heurter la coque du leur.

Peu de temps après, elle entendit des bottes claquer sur les marches qui
menaient à leur niveau, puis la porte de la cabine s'ouvrir.

Un Allemand sanglé dans son uniforme et se tenant bien droit fit son entrée et
lui jeta un regard dur.

- Papiers ! exigea-t-il avec un fort accent.

Elle sortit les siens de sa poche et les lui tendit. Il s'en saisit, y jeta un œil puis
lui lança un regard soupçonneux. Mais il pinça les lèvres. Tout était en règle.
Bien malgré elle, Catherine sentit son cœur battre contre ses côtes.

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Juste à ce moment, Thomas toussa, d'une horrible toux grasse très
convaincante.

- Qui est-ce ?

- Mon mari ! s'exclama-t-elle.

Elle avait été trop empressée. Elle se gifla intérieurement.

- Oui, mon mari, Thomas Dashner. Il a attrapé la tuberculose, et on le rapatrie


chez ma belle-famille. Mais comme j'ai dû pour cela quitter mon poste, ils
m'ont ordonné de m'occuper d'un autre malade, Moïse Mbengue, dans la
cabine d'à côté. Voici leurs papiers.

Ça y était, le moment critique. La sueur coulait le long de sa colonne


vertébrale, mais elle parvenait à garder un souffle régulier. Au moment où
l'Allemand se pencha sur la couchette, Thomas fit éclater la bille entre ses
dents et toussa un grand coup, manquant d'asperger les vêtements de
l'homme. Celui-ci eut la réaction escomptée : il s'éloigna avec dégoût.

Soudain, de grosses quintes de toux leur parvint de la cabine d'à côté.

- Oh ! Moïse a dû se réveiller ! s'exclama Catherine.

L'Allemand ressortit dans la coursive puis entrebâilla la porte. Il jeta à peine


un coup d'œil, le temps de voir le Noir cracher ses poumons sur les draps.

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Catherine avait conscience que leur histoire était bancale, qu'il avait un
million de raisons de les interroger plus avant... Ses nerfs étaient au bord du
point de rupture.

Mais le soldat dit:

- Ça va ! Vous pouvez passer.

Il tamponna vivement leurs papiers, puis se sauva à l'air libre.

Catherine réintégra sa cabine, les mains tremblantes. À la question muette de


Thomas, elle répondit en brandissant les papiers avec l'encre fraîche sur le
dessus. Ils eurent tout deux un grand sourire, puis elle tapa trois coups sur la
cloison qui les séparait de Moïse. Ça signifiait: c'est bon, on est passés.

----------------------------

L'arrivée à Paris se fit sans problèmes. Plus de contrôles allemands, et les


curieux s'éloignaient dès qu'ils entendaient que les deux hommes avaient la
tuberculose. Ils se rendirent à l'adresse que leur avait donné le caporal. Ce fut
un adorable couple de personne âgées qui leur ouvrit.

- Bonjour, Catherine ! Mon fils va bien ? fit la vieille dame avec un naturel
qui la surprit.

- Oui, il se porte mieux, le voyage s'est bien passé.

- Entrez, entrez ! dit chaleureusement l'homme.

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Une fois la porte refermée, ils se présentèrent.

- Je m'appelle Madeleine, et mon mari, Édouard.

Ils hochèrent la tête, et se présentèrent à leur tour, même s'ils avaient l'air de
déjà les connaître. Madeleine leur montra leur chambre, en disant qu'elle était
désolée, mais qu'elle et Thomas devraient encore dormir dans le même lit, au
cas où les Allemands fouilleraient.

Mais Catherine ne se plaint pas: Moïse était encore plus mal logé, dans un
cagibi caché dans le grenier. Le caporal leur avait dit qu'il était sensé se faire
passer pour mort une fois arrivé à Paris. Sa couleur de peau était bien trop
repérable… Enfin, les autorités devaient rester dans le flou, au cas où on lui
demanderait ses papiers.

La vie dans sa fausse belle-famille se révéla étonnamment agréable, malgré la


pression que représentait son travail d'espionne. Elle et Thomas formaient
effectivement un duo de choc, même si durant tout l'hiver et le printemps, il
n'y eut aucune information réellement primordiale à communiquer. Elle
profita de ce temps de latence pour écrire à son frère. Elle savait qu'elle
devrait dissimuler la vérité sur ses véritables activités à Henri, mais il saurait
au moins qu'elle allait bien et était en sécurité, du moins pour l'instant. Un
beau matin de mars, elle se saisit donc d'une feuille de papier et d'un crayon,
et commença à écrire.

Cher Henri,

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Cela fait longtemps que tu n'as pas eu de mes nouvelles, et je me doute que tu
t'es fait un sang d'encre. Je m'en excuse. Si tu m'as précédemment envoyé des
lettres, je ne les ai pas reçues. Je suis partie précipitamment de Dunkerque
pour rejoindre Paris, afin de soigner mon amie parisienne, Madeleine, qui a
attrapé le cancer. Tu sais, une vieille amie de la famille. Je devrais y rester
encore longtemps. Ne t'inquiète pas pour Thomas, il va mieux. Nous sommes
logés tous les deux chez Madeleine. D'ailleurs Édouard - tu sais son mari -
est en pleine forme. J'espère que mon Tommy et moi pourront bientôt venir te
voir - mais nous n'y croyons pas trop. Le voyage coûte cher, et nous n'avons
pas les moyens. J'espère tout de même te voir bientôt,

Bien à toi,

Catherine.

Elle glissa le feuillet dans l'enveloppe et y apposa un timbre. Elle espérait que
son frère saisirait toutes les allusions et qu'il comprendrait qu'elle n'était pas
vraiment mariée... Mais elle ne pouvait pas faire autrement. Si son courrier
était ouvert et qu'elle y avait noté des informations vitales, elle préférait ne
pas imaginer le résultat... Elle savait qu'elle avait pris un gros risque en
révélant son adresse, mais elle voulait pouvoir communiquer avec son frère,
coûte que coûte. Sa décision était prise.

Catherine sortit hors de l'immeuble, et posta sa lettre.

-----------------

61
Au cours des mois qui suivirent, les lois contre les Juifs se durcirent encore
plus. Le 29 mars, le Commissariat général aux questions juives, qui servait à
appliquer la politique discriminatoire du régime de Vichy fut créé. Jusqu'à ce
jour de 14 mai. La police effectua la première rafle de Juifs, des Juifs
étrangers, principalement des Polonais, qui pour beaucoup avaient cherché à
fuir l'Allemagne en trouvant refuge en France... Mais l'antisémitisme les avait
rattrapé, et à présent on les parquait dans des ghettos. A Pithiviers, ou à
Beaune-la-Rolande, quelle était la différence ? Le génocide avait commencé
en France...

Catherine les vit, tous ces Parisiens, avec leur billet de convocation vert à la
main, se rendre aux autorités. La plupart pensaient que ce n'était qu'une
simple formalité... Et puis on demandait à celui qui les accompagnait d'aller
chercher un sac de vivres et de vêtements, et les sourcils commençaient à se
froncer, mais il était trop tard, le piège s'était déjà refermé...

Les conditions des Juifs se dégradaient, sous le regard indifférent des


Parisiens. Les gens fermaient les yeux, détournaient la tête de l'horreur qui se
jouait sous leurs yeux. Tant que ça ne touche pas ma famille... Sur ce point,
le maréchal Pétain avait réussi: la famille avant tout, ce qui voulait aussi dire
"chacun pour soi".

Mais malgré tout, des Français se dressait contre l'oppression, rejoignaient


des poches de résistants, ou faisaient tout simplement partie de l'armée de De
Gaulle... Catherine et ses amis en faisaient partie, et s'en montraient fiers. Ça
les aidait à tenir, cette idée de se battre pour ce qui était juste, pour les valeurs
de la République... Pour la liberté.

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De plus, elle avait entendu dire que le parti communiste français se rangeait
du côté des résistants. C'est ce qu'avait rapporté Thomas de son expédition au
café du bas de la rue, et c'est ce qu'elle avait confirmé avec ses propres
informateurs, ailleurs dans la ville. Ils feraient passer l'information à Londres
ce soir.

La journée s'écoula, tranquille, avec quelques parties de cartes. Moïse passa


son après-midi au soleil sur le toit de l'immeuble, qui comportait une terrasse
appartenant à Édouard et Madeleine.

Alors que Thomas et Catherine disputaient avec férocité une partie d'échec -
que malgré tous ses efforts, Thomas était en train de gagner - la radio du
grenier se mit à grésiller. Ils se dressèrent aussitôt sur leurs pieds, et
appelèrent Moïse qui descendit en quatrième vitesse pour régler l'appareil.

- Allô ? fit une voix dans le casque du Noir.

Le visage de celui-ci se fendit d'un large sourire lorsqu'il reconnut le timbre.

- C'est Jeanne ! souffla-t-il.

- Quoi ?! Vraiment ?! s'exclamèrent Catherine et Thomas en chœur.

Ils collèrent chacun une oreille sur un écouteur du casque de Moïse et


tendirent l’oreille.

- Bonjour à tout le monde ! J'ai réussi à convaincre le caporal de me laisser


vous parler ! Robert et moi, on va bien. Les bombardements s'espacent enfin

63
à Londres, et le nombre de blessés diminue. On a connu des jours difficiles,
et j'espère qu'ils sont derrière nous... En tout cas, il paraît que vous avez
réussi à construire un véritable réseau d'informations?! C'est vous qui êtes les
plus efficaces ! Et dit moi, Moïse, ils en sont où, nos deux tourtereaux ?

Thomas se racla bruyamment la gorge, suffisamment près du micro pour que


Jeanne l'entende.

- D'après ce que je viens de voir, c'est au point mort, nota-t-elle.

- Nous aussi, Jeanne, on est heureux d'avoir de tes nouvelles ! fit Catherine,
légèrement ironique. Et puis, quant au réseau d'informations, c'est un peu
exagéré: on n'a fait que s'intégrer aux structures déjà existantes... C'était assez
dur d'y entrer, c'est vrai. Mais maintenant, on a chacun un nom de code
fabuleux!

- Tu ne perds toujours pas ton côté enfantin, dit Jeanne. Mais c'est aussi pour
ta fraîcheur qu'on t'aime !

- On en parle, de ta puérilité ? rétorqua Catherine.

- Ça y est, vous avez fini ? fit Thomas dans un soupir. Jeanne, je suis désolé
de crever ce nuage de bonheur, mais nous devons faire notre rapport.

- Oui, bien sûr, je comprends, souffla la jeune femme, de l'autre côté de la


Manche. Au-revoir, à bientôt, j'espère !

Quelques instants plus tard, une voix masculine retentit dans les écouteurs.

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- Allô, ici le caporal Martin. J'attends votre rapport.

- Tout de suite ! fit Moïse.

Puis il se saisit de la feuille de compte rendu de ce qu'ils avaient appris ce


jour-là.

- Le parti communiste français s'engage du côté de la Résistance, mon


caporal. Ça va faire un paquet de gens. Et on pourra augmenter encore la
contre-propagande et les sabotages, s'ils sont vraiment motivés. Ils sont en
train de créer une organisation qu'ils appellent le Front National.

Après un grésillement, la voix du caporal leur parvint de nouveau.

- Oui, il y a effectivement quelque chose à exploiter par-là...

Il était songeur.

- En tout cas, merci pour ces informations. Avez-vous un moyen de les


contacter ? Vous pouvez leur transmettre un message ?

- Oui, sans problème, répondit Moïse, en voyant le hochement de tête de


Thomas.

- Parfait. Ne perdez pas ce moyen de communication, surtout. Pour l'instant,


je n'ai rien à leur dire, mais par la suite... Enfin. Prochain rapport, demain à
22 heures.

65
La radio s'éteignit dans un ultime grésillement.

- Oh, je suis si heureuse d'avoir pu avoir de leurs nouvelles ! s'exclama


Catherine.

Sa joie était partagée: Thomas affichait un petit sourire en coin, et Moïse un


immense sourire qui éclairait son visage.

Ils discutèrent encore un moment, puis regagnèrent leurs lits.

Quand Thomas et elle furent plongés dans le noir, Catherine murmura :

- Je suis juste... Heureuse de vivre... Mais je ne sais pas si j'en ai le droit avec
tout ces gens qui souffrent là-dehors: si je suis heureuse, c'est parce que je
prends le temps de boire un café le matin, de savourer le soleil sur ma peau...
Tout ce temps où je ne fais rien pour eux.

- Tu n'as pas à te sentir coupable. Tu rends un immense service à ces gens...


Et être heureuse est sans doute la meilleure façon que tu as de défier le
régime, crois-moi. Si nous courbons la tête, l'envahisseur aura gagné.

Le silence retomba sur la chambre, et fut bientôt rompu par les légers
ronflements de Thomas, qui s'était endormi. Sa présence, sa façon de lui
remonter le moral... Il lui faisait souvent penser à son frère, à Bourg. Dieu
seul savait ce qu'il faisait en ce moment...

Elle ferma les paupières, et se laissa emporter par le sommeil.

66
-------------------

Quinze jours plus tard, le 2 juin, Catherine et Thomas furent témoins d'une
scène terrible. Ce jour-là entrait en vigueur une nouvelle loi sur le statut juif,
et les autorités redoublaient de vigueur pour arrêter les Juifs. Ils passaient les
menottes à celui qui avait le malheur de porter un nom de famille à
consonance juive, sans plus de vérifications.

Alors que Catherine et Thomas se rendaient à leur café favori pour leur pêche
aux informations matinale, ils virent un groupe de badauds rassemblé devant
les grilles d'une école primaire.

Intrigués, ils s'approchèrent, et Catherine put contempler à loisir une nouvelle


injustice.

Un homme d’âge mur était traîné par sa veste par deux hommes. L'un était un
soldat allemand, et l'autre un policier français.

Il n'y avait aucun doute à avoir, l'homme traîné dans la cour était un
professeur. On voyait de petits visages surpris se presser aux carreaux pour
voir ce qu'il se passait, des élèves devant lesquels on humiliait leur maître.

Le professeur protestait à vive voix:

- Je ne suis pas juif ! Vous n'avez qu'à regarder mes papiers, ma mère et mon
père sont chrétiens comme je le suis ! Ma femme et mes enfants le sont !

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- C'est cela, bien sûr... Tu ne sais pas le nombre de fois que j'ai entendu ce
discours...

Le professeur sursauta sous l'effet d'un tutoiement si agressif. L'homme qui


avait parlé venait de sortir du bâtiment.

À côté d'elle, Thomas hoqueta.

- Impossible...

Il resta figé quelques instants, fixant l'homme qui venait d'apparaître devant
eux.

- On s'en va. Tout de suite.

Il attrapa le poignet de Catherine et la tira à travers la foule. Elle eut juste le


temps de voir le professeur que l'on faisait entrer de force dans une
camionnette avant qu'ils ne bifurquent dans une ruelle.

- Mais qu'est-ce qu'il y a, à la fin ! cria presque la jeune femme, agacée.

- C'était mon frère, dit Thomas, la voix tremblante. Le soldat de la LVF


(Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme) qui sortait de l'école,
c'était mon frère ! Comment peut-il... Je savais qu'il était en faveur des nazis,
mais à ce point!...

Il bouillait de fureur. C'en était inquiétant. Catherine comprenait sa douleur,


mais elle devait le calmer.

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- Thomas. Qui est ton frère ?

- Il s'appelle Harry Dashner. C'est le SS idéal… Même si cela doit


probablement l’énerver de ne pas pouvoir y entrer de part sa nationalité…

- Y a-t-il un espoir qu'il se remette sur la bonne voie ?

La réponse fut catégorique :

- Non.

- Tu ne peux pas l'attaquer en pleine rue, ce serait aller en prison pour rien.
Par contre, tu peux te battre pour que ce soit ton idéologie de liberté qui
triomphe de la sienne, et ce serait la plus belle leçon que tu puisses lui donner
! Tu peux faire en sorte que ce frère qui te pèse devienne une motivation de
plus pour avancer !

Le jeune homme planta son regard sombre dans le sien. La rage s'était calmée
au fond de ses prunelles.

- Merci. D'être là. Et de m'empêcher de faire des bêtises par des tas
d'arguments sensés...

Elle lui balança un petit coup dans le bras pour sa dernière phrase. Il afficha
son sourire en coin.

Puis le jeune homme se tourna vers Catherine et la serra dans ses bras, dans
une étreinte étouffante.

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- Vraiment, merci... murmura-t-il à son oreille.

Puis il s'écarta d'elle et sortit de la ruelle sans une parole de plus.

C'est vraiment un grand timide, songea la jeune femme.

Et elle lui emboîta le pas, la tête pleine malgré tout du visage cruel de Harry
Dashner.

La cruauté des nazis envers les Juifs ne s'arrêta pas là: le 21, 22 et 23 août
eurent lieu de nouvelles rafles. Dans le 11ème arrondissement tout d'abord,
puis dans le 20ème. Tous les jours, cela se déroula de la même façon : la
police française et les soldats allemands bouclaient les arrondissements, les
stations de métro, puis fouillaient tout le monde. Tous ceux qui étaient allés
se déclarer comme juifs furent arrêtés. Il y eut également des descentes dans
des immeubles où des Juifs déclarés résidaient.

En trois jours, plus de quatre mille Juifs furent arrêtés, dont mille cinq cents
Français.

Et ils furent tous déportés à Drancy, camp créé pour l'occasion.

Catherine, comme pour la rafle des billets verts, vit tout : Thomas lui-même
se fit contrôler au sortir d'une brasserie. Des autobus passaient, chargés de
personnes, pleins à craquer de prisonniers...

Beaucoup d'entre eux ne reverraient jamais Paris.

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-----------------

Le 24 septembre, enfin, ils reçurent une bonne nouvelle. Ils apprirent par la
radio qu'on avait créé à Londres le Comité National Français, qui, pour la
France Libre, tenait lieu de gouvernement en exil.

Ce fut pour eux l'occasion de fêter quelque chose, car l'été avait été bien
sombre...

Au cours du mois écoulé, Moïse avait eu par sa radio des nouvelles de


Robert: c'était lui cette fois qui était venu leur parler. Le médecin leur
transmit d'ailleurs le bonjour de sa femme. Tout deux allaient bien, et étaient
ravis de savoir qu'il en était de même pour eux.

On leur révéla même qu'un projet d'unification de la Résistance en France


sous un même drapeau était prévu. On enverrait pour cela un certain Jean
Moulin, chargé de créer un très grand réseau parfaitement organisé.

Et, deux mois plus tard, ils apprirent qu’après le bombardement de la base
américaine Pearl Harbor par les Japonais, le 7 décembre, les États-Unis
entraient en guerre contre l'Allemagne.

-------------------

À l'aube d'une nouvelle année, dans la nuit du 31 décembre 1941, un avion


fendit le ciel nocturne. À son bord, Jean Moulin, et son parachute fermement
arrimé dans son dos.

71
Le pilote lui indiqua soudain qu'ils étaient au-dessus du lieu d'atterrissage
prévu, et qu'il fallait sauter.

Sans frémir, Jean Moulin se jeta hors de l'appareil. Les ennemis de la France
Libre n'avaient qu'à bien se tenir !

72
Chapitre 5 : Henri, 1942

13 juin  

Tant des choses se sont passées ces derniers mois !

Les actions des sizaines de Bourg portent leurs fruits, car de plus en plus de
gens rejoignent des mouvements de résistances.

En mai, le port de l’étoile jaune fut rendu obligatoire pour les Juifs.

Les communistes se sont rangés du côté des résistants. La bataille de Bir-


Hakeim en Lybie a été suivie par les Français et Londres parle des groupes de
résistants du Sud. Selon certaines informations, Londres aurait envoyé un
agent pour voir où en est la situation.

Du côté de Henri, ils continuent d'informer les Burgiens.

Au lycée, pas grand-chose ne change si ce n'est qu'un film de propagande fut


diffusé au cinéma Carillon. Le film, « Français, vous avez la mémoire
courte » est introduit par un sermon antisémite et vichyste.

Mais les élèves ne sont pas dupes, fous rires et regards ironiques de leur part.
La propagande ne les atteint pas ! Henri qui assistait à la séance peinait à
reprendre ses élèves, comme il aurait dû le faire, car voir que la jeunesse se
rebellait contre le système imposé le mettait en joie. Il eut même du mal à se
retenir de siffler avec les élèves quand le visage du « bien-aimé Führer »
apparut à l'écran.

73
15 novembre

A la rentrée Henri revint au lycée, mais désormais, il se consacre


principalement aux actions avec les Forces Unies de la Jeunesse, que forment
maintenant les différents groupes des lycées.

Les filles du lycée Carriat ont rejoint les Forces Unies de la Jeunesse (FUJ) et
il y a à présent 2 trentaines de FUJ qui agissent dans Bourg.

Ailleurs, d'autres groupes s'unifient. Et généralement, les langues se délient,


dans les fermes, les ateliers, sur le marché...

En août, on avait vu l'arrestation de 23 personnes dans Bourg, la première


rafle de la région ...

En septembre, le maréchal Pétain avait rendu visite au Préfet de Bourg. Les


FUJ étaient en ébullition. Pour finir, seuls quelques-uns crièrent « Vive De
Gaulle ».

En novembre, l'Ain n'était plus libre, les Allemands étaient là et rendaient


plus réelle que jamais la guerre. Mais l'évènement le plus important des
derniers mois est le premier parachutage, envoyé par les FFL. Henri fut un
peu déçu par le contenu, seulement du matériel de propagande, mais c'était le
soutien, à présent symbolisé qui comptait. D'autres parachutages devaient
suivre et Henri avait hâte de les réceptionner. Les grandes plaines de la région
étaient un terrain parfait pour cela. L'espoir était plus fort que jamais pour
Henri et les FUJ.

74
Au lycée, le professeur de sport, que Henri a découvert résistant, est allé au
stade Verchère avec ses élèves, pour un cours de sport.

Ils marchaient 4 par 4 en chantant, comme en temps des scouts quand, au


retour, spontanément, ils se mirent à chanter « Vous n'aurez pas l'Alsace et la
Lorraine ».

Imprudence de taille, inconscience peut-être, surtout en pleine occupation.

Mais heureusement, au grand plaisir des FUJ et de Henri, inquiet pour ses
élèves, il n'y eut pas de répercussions fâcheuses, si ce n'est que
l'administration du lycée et la préfecture étaient hors d'elles.

Mais raviver l'espoir des habitants et de ces jeunes était sans prix.

75
Chapitre 6 : Catherine, 1942

Un nouvel hiver se passa, sans évènements importants, sinon qu'on les avait
informé que Jean Moulin avait bien atterri, et que la tentative de réunification
des maquisards avait commencé.

Cependant elle reçut une lettre de son frère lui annonçant qu'il allait bien.
Même s'il était visiblement secoué par la nouvelle de son vrai-faux mariage
(ça se voyait dans son style d'écriture, il se perdait dans des phrases sans
queue ni tête, lui qui était plutôt concis habituellement), il avait lui aussi fait
attention à ne pas divulguer d'informations. Il ne posait pas de questions
étranges, ni rien qui puisse les compromettre.

Catherine était plus soulagée qu'elle ne voulait l'admettre d'avoir eu des


nouvelles de son frère. Il représentait à présent sa seule famille...

Quant à la petite équipe du numéro 4, rue Bouloi, premier arrondissement,


Paris, ils s'ennuyaient ferme. Surtout Moïse qui supportait de moins en moins
bien son enfermement quasi constant. Il s'occupait en rajoutant des détails au
journal de bord qu'il tenait, mais il était moins souriant qu'habituellement.

Thomas, lui, s'était un peu plus ouvert à Catherine après l'altercation avec son
frère. Ils étaient devenus vraiment proches, et cette proximité avait également
permis à la jeune femme d'en apprendre plus et de resserrer ses liens avec
l'Africain.

Quant à Madeleine et Édouard, ils restaient égaux à eux-mêmes, malgré les


rationnements toujours plus bas et la faim.

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Ils recevaient une fois par semaine environ l'appel par radio de Jeanne et
Robert, toujours à Londres.

Les Parisiens faisaient de leur mieux pour garder la tête haute, mais l'hiver fut
difficile et réveilla des tensions qui couvaient envers les Allemands.

Résultat de ces hostilités, en plus de l'attaque d'Hitler sur l'URSS le 22 juin


dernier, tous les communistes furent appelés par Staline à résister à Hitler.

En mars, les FTP, Francs-Tireurs et Partisans français furent créés.

Un mois plus tard, le 18 avril, Laval fut imposé à la tête du gouvernement par
les Allemands, remplaçant Darlan.

Puis, le 29 mai, le port de l'étoile jaune fut rendu obligatoire pour les Juifs de
plus de six ans.

Catherine vit, au fur et à mesure des jours, les étoiles fleurirent sur les
vêtements, sur le cœur de tous ces gens, telle une cible. Il suffisait de porter
ce bout de tissu jaune pour devenir l'homme à abattre. Des descentes
régulières se faisaient dans les immeubles, arrêtant des Juifs pour des motifs
aberrants et bien souvent complètement inventés...

Catherine savait qu'elle ne pouvait pas accueillir de Juifs chez eux, ce serait
condamner encore plus gravement leurs hôtes s'ils étaient pris, et ils ne
pourraient plus transmettre leurs rapports sur la situation dans Paris...

77
Mais cela l'éprouvait tous les jours de voir ces hommes et ces femmes
fatigués, humiliés, qui se traînaient comme des ombres dans la rue, en rasant
les murs, de voir ces enfants rejetés par leurs camarades de jeux pour une
tache jaune sur leur poitrine...

S'il est vrai que certains Juifs se comportaient presque comme s'ils faisaient
partie d'une secte, repoussant tout étranger loin de leur cercle, ils n'étaient pas
tous comme cela ! Au nom de l'amertume d'un seul homme, qui a fait les
mauvaises rencontres, et qui a fait d'une minorité une généralité, des milliers
- des millions ! - de vies partaient en cendres ! Hitler, bourreau aveugle à
l'esprit fermé !

Catherine avait l'impression parfois que son cœur allait éclater, mais il fallait
se retenir, contenir ses pulsions meurtrières envers ces nazis cruels...

Autant qu'elle pouvait, elle essayait de leur prodiguer du réconfort, un


sourire, un morceau de pain, de la politesse...

Et pourtant, si certains la remerciaient d'un large sourire, la plupart lui


jetaient un regard méfiant, et s'éloignaient d'elle rapidement. Que faisait-on à
ce peuple ?...

Ils en discutaient souvent dans le petit appartement rue Bouloi, dans des
discours enflammés contre les nazis.

Mais comme il y a plus de cent cinquante ans maintenant, lors de la


Révolution Française, la faim grondait dans Paris. Les gens n'avaient plus

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leur pain quotidien, et les queues s'allongeaient devant les épiceries et
boulangeries.

Des rumeurs courent dans les cafés: une grande manifestation aura lieu le 31
mai dans la rue de Buci, contre le rationnement. Le but était de piller les
épiceries et de distribuer de la nourriture à tout le monde.

Quand elle apprit cela, Catherine sut ce qu'elle allait faire. Que ses amis le
veuille ou non, elle avait besoin de s'exprimer autrement qu'en missions
furtives. Tant pis si cela allait à l'encontre de la prudence ! Elle irait.

Sachant que Thomas, Moïse, Édouard et Madeleine désapprouveraient, au


soir du 30 mai, elle ne desserra pas les dents sur le sujet. Pourtant, à son
grand dam, il revenait souvent sur le tapis...

- Pensez-vous qu'il y aura un grand nombre de manifestants ? interrogea


Madeleine.

- Je n'en sais rien, répondit Thomas. J'espère simplement que les Allemands
ne vont pas faire trop de dégâts dans la foule...

- Oui, ce serait désastreux, tous ces pauvres gens... soupira Édouard. Malgré
tout, quel courage ils doivent avoir ! Parce qu'il en faut, des tripes pour oser
faire ça... Défier l'envahisseur...

- Mais c'est ce que vous faites déjà, fit Thomas. Nous accueillir chez vous,
c'est déjà un gros risque que vous prenez !

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- Pas tant que ça... Vous avez des faux papiers en béton, et on ne doit pas
vous cacher, si ce n'est vous, Moïse...

Le vieil homme inclina la tête vers le Noir.

- Et même vous, vous avez d'excellents faux papiers...

Tout le temps qu'avait duré la conversation, Catherine n'avait pas lâché un


mot, elle d'habitude si volubile. Elle rêvassait en fixant un coin du plafond.

Moïse, toujours aussi perspicace, sentait que la jeune femme mijotait quelque
chose. À un moment où la conversation retombait, il dit doucement :

- Catherine, qu'est-ce que tu as en tête ?

Elle sursauta :

- Rien de particulier !

Mais elle était trop sur la défensive. Elle était découverte.

Thomas plissa les yeux. Il réfléchissait. Puis son visage s'éclaira, et il


s'exclama:

- La manifestation! Tu ne vas pas y aller, quand même ?!

La jeune femme s'enferma dans un silence vaguement boudeur.

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- Ho ho! fit Édouard. Tu sais quoi, tu n'as qu'à y aller.

- Pardon ?! crièrent presque Moïse et Thomas.

- C'est sa vie ! Et si elle veut se mettre en danger, à ses risques et périls !

Ce fut au tour de Thomas de se renfrogner. Cependant, Catherine voyait qu'il


réfléchissait.

- Si ta décision est prise, et que tu as bien réfléchi aux conséquences, alors,


d'accord.

Ce "d'accord" agaça Catherine.

- Comme si j'avais besoin de ta permission !

Il vit rouge.

- On est un groupe, alors oui, il faut qu'on se mette d'accord ! On ne peut pas
perdre l'un des nôtres pour une chose aussi bête !

- On a tous besoin de liberté, on n'est pas obligés de se consulter sans arrêt !


Tu n'es pas forcé de nous materner sans cesse ! Je crois que je comprends
pourquoi ton frère s'est éloigné de toi, si tu cherchais à contrôler sa vie sans
cesse !

Le coup avait porté, et profond. Durant un instant, le visage de Thomas


afficha une douleur intense, avant de revêtir un masque de froideur effrayant.

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Le silence était retombé sur l'appartement, mais Catherine était toujours
furieuse. Après avoir fixé le jeune homme quelques secondes, elle sortit à
grand pas de la pièce, et on l'entendit enfiler son manteau. Une minute plus
tard, la porte d'entrée claqua.

Moïse se tourna lentement vers son ami. Il était toujours figé dans la même
position, son regard furieux braqué droit devant lui. Son poing se serrait
convulsivement sous la table.

- Elle ne pensait pas ce qu'elle a dit, déclara doucement le Noir.

- Oui, mais elle l'a dit. C'est qu'elle devait bien le penser, au moins un peu.

- Lorsque les gens sont en colère, ils choisissent la façon la plus dure de dire
les choses, souffla Madeleine.

Son mari hocha la tête et ajouta:

- Croyez moi, nous le savons d'expérience !

Il lança un regard tendre vers sa femme.

- Mais le tout, c'est de savoir se pardonner…

-------------------------

Le lendemain, Thomas était moins en colère, mais certainement pas prêt à


pardonner à Catherine. Ce qu'elle lui avait dit lui avait fait trop mal pour ça.

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Et, même s'il avait conscience que c'était idiot, il ne pouvait pas s'empêcher
de se dire que, peut-être, il y avait un fond de vérité dans ce qu'elle avait dit.
Que ce qui avait au départ éloigné son frère, c'est le fait qu'il l'étouffait.

Mais soudain, son pied buta dans la valise de la jeune femme, qui s'ouvrit
sous le choc. Au-dessus des vêtements, il y avait un petit cadre dans lequel se
trouvait une photo d'elle avec un jeune homme, qu'il reconnut comme étant
son frère. Ils s'entendaient bien, encore aujourd'hui, il le savait. Si sa sœur
devait mourir, ce jeune homme serait sans doute détruit...

Thomas poussa un soupir. Ça y était, sa colère était retombée comme un


soufflé. Il était incapable de rester longtemps énervé contre ceux qu'il aimait.
Encore moins quand les susnommés prenaient des risques… D’autant plus
qu’elle n’était pas rentrée de la nuit.

Comme il était encore tôt, il laissa un mot sur la table de la cuisine disant
qu'il était sorti chercher Catherine, puis il empoigna sa veste et ferma
discrètement la porte derrière lui.

---------------

La foule commençait à s'agiter. Catherine le sentait. Cela faisait plusieurs


heures qu'elle braillait des slogans avec un groupe de femmes. Des boîtes de
sardines débordaient de ses poches, et elle en distribuait autant qu'elle
pouvait, surtout aux Juifs. Elle avait enfin l'impression de se battre pour
quelque chose. De faire quelque chose. Elle avait eu raison de venir, même si
ça lui avait valu une dispute avec Thomas... La jeune femme devait bien

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s'avouer que sur ce coup-là, c'était elle qui avait tort. Elle était tout de suite
montée sur ses grands chevaux...

Le volume augmentait encore dans la foule qui occupait la rue De Buci.


Catherine entendit de nouvelles vitres qu'on brisait. Puis des cris de rages
retentirent, provenant de l'intérieur d'un magasin. La jeune femme commença
à s'inquiéter. On la pressait de toutes parts, et très vite, elle se trouva séparée
de son groupe. Tout devenait plus houleux, plus violent. Les gens
commençaient à s'asséner des coups de coudes les uns aux autres. Catherine
n'avait plus d'air. Elle paniquait. À ce moment-là, une personne dans la foule
hurla:

- La police !

Aussitôt, ce fut la débandade. Certains chargeaient les policiers pendant que


d'autres fuyaient à toutes jambes, le tout dans une cohue de fin du monde.
Catherine était perdue dans la masse, plus en état de faire le moindre
mouvement, ballottée de tous les côtés. Quand elle reçut un coup à l'arrière
de la tête, sa vision se troubla. Elle allait s'évanouir si elle ne sortait pas très
vite de là. Et si jamais la jeune femme perdait connaissance au milieu de la
foule, c'était la mort par piétinement...

Elle tituba en direction des immeubles qui bordaient la rue, tant bien que mal,
quand soudain, un homme à la veste noire lui saisit le bras. Catherine se
retourna affolée, et envoya son poing dans la mâchoire de son agresseur.
Celui-ci poussa un grognement et l'attira dans une rue transversale en lui
coinçant les bras dans le dos.

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- Catherine ! C'est moi ! Arrête de te débattre !

- T-Thomas?!

- Oui ! Allez viens, maintenant on s'en va.

- D'accord...

La jeune femme n'avait plus la force de résister. Elle se sentait redevenue


enfant, quand son père la prenait dans ses bras... Elle se sentait si en sécurité,
dans ces moments-là !

Thomas la traînait presque alors qu'ils s'éloignaient de la rue De Buci. Mais


au bout de la ruelle transversale qu'ils avaient empruntée... Un homme leur
coupait la route. Un homme à la silhouette terriblement familière...

- Encore toi... gronda Thomas.

- Encore ? Tu m'as donc déjà vu ? fit Harry Dashner, qui ne semblait pas le
moins du monde surpris de voir son frère devant lui.

- Te voir arrêter un pauvre homme innocent ?! Oui je t'ai vu faire !

- Oooooh, mais j'ai cassé l'image de ton petit frère idéal, ma parole !

- Cela faisait bien longtemps que j'avais perdu mes illusions à ton sujet,
rétorqua sourdement Thomas.

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- En attendant, j'en connais une paire qui va finir au poste pour avoir défié
l'autorité !

- Parodie de justice ! cracha l'aîné.

Ce fut ce moment que choisit Catherine pour tomber dans les pommes.
Thomas, inquiet, lui tâta le pouls. Quand il vit qu'elle n'était pas en danger, il
l'allongea sur le côté, puis fit de nouveau face à son frère, qui arborait une
moue méprisante.

- Tu pensais pouvoir m'échapper éternellement ? Tu croyais que votre petit


jeu d'espion allait m'échapper longtemps ?

- Si je suis espion depuis si longtemps, pourquoi ne pas m'avoir arrêté plus tôt
?

- Tu m'amusais, à te donner des airs importants...

- La vérité ! exigea Thomas.

Contre toute attente, son frère ne se braqua pas et répondit :

- Vous communiquiez forcément par radio, puisque votre courrier était fouillé
et qu'il n'y avait rien, en plus de vos lignes téléphoniques sur écoute qui n'ont
rien donné non plus... Mais nous ne captions aucune fréquence... Nous
cherchions à résoudre ce problème, mais puisque tu te présentes toi et ta
copine sur un plateau d'argent, je ne vais pas refuser un ou deux prisonniers !

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Thomas fit un pas vers Harry.

- Elle n'a rien fait ! J'ai simplement sorti cette jeune femme qui se sentait mal
hors de la foule !

- Rien qu'à ta façon de prononcer "cette jeune femme", je sais que tu la


connais... soupira le LVF. Sûrement celle qui se faisait passer pour ta
femme... Madame Dashner, et tout le toutim, pas vrai ?

Thomas eut un rictus terrifiant.

- Je vais te tuer !

Et il sauta sur son frère avant qu'il ait pu dégainer son arme, chevelure brune
contre chevelure blonde, yeux bruns contre yeux bleus, jour contre nuit.

Ils se rouaient mutuellement de coups de poing, sur toute la surface


disponible, avant de tomber à terre, sans cesser de se heurter. Jusqu'au
moment où Thomas esquiva un coup en décalant brusquement sa tête et que
le poing de Harry alla s'écraser contre l'asphalte dans un horrible craquement.
Il poussa un cri de douleur, et se figea un court instant, qui fut néanmoins
suffisant pour que l'aîné lui décoche un crochet du droit en pleine mâchoire,
ce qui assomma son adversaire instantanément.

Thomas se releva d'un bond en jetant un regard méfiant sur le corps inanimé
devant lui. Puis il retourna près de Catherine, et lui asséna une série de petites
tapes sur les joues qui servirent à la réveiller.

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- Catherine, vite, il faut filer d'ici !

- Ou-Oui... murmura-t-elle, désorientée.

Il lui attrapa la main et l'entraîna dans les rues de Paris en courant. Ils
arrivèrent devant l'immeuble où ils habitaient à bout de souffle.

- Il... faut... fuir ! Faire nos... valises et partir tout de suite !

Tandis qu'ils montaient les escaliers, il lui expliqua la situation, ses yeux
sombres pleins d'anxiété.

- La police sait depuis longtemps que nous sommes des espions, mais elle ne
nous a pas arrêté tout de suite car ils voulaient comprendre comment
fonctionnaient les fréquences de notre radio, car ils n'arrivent pas à les
détecter... Mais maintenant que je me suis battu contre mon frère, nous
pouvons être arrêtés d'une minute à l'autre, il n'aura aucun scrupule à donner
l'ordre. Nous devons fuir tout de suite !

Ils étaient arrivés devant la porte de l'appartement d'Édouard et Madeleine.


Le jeune homme tapa plusieurs grands coups sur le panneau de bois. Une
Madeleine aux sourcils froncés leur ouvrit:

- Que se passe-t-il ? On a cru que c'était la police qui cognait à la porte !

- C'est presque ça... commença Thomas.

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Catherine, elle, fila dans leur chambre, et commença à fourrer en catastrophe
leurs affaires dans les valises. Puis elle partit comme une flèche prévenir
Moïse qu'il devait faire ses bagages au plus vite.

À sa grande surprise, il désigna la radio et lui demanda de l'aider "à la


replier". Incrédule, elle souleva cependant le côté qu'il lui indiquait. En
quelques secondes, il plia le gros appareil en une valise à peine plus large que
celle de Catherine, revêtue de cuir. Incrédule, elle le regarda finaliser son
camouflage lorsqu'il glissa quelques vêtements à l'intérieur pour cacher les
multiples boutons de l'engin.

- Incroyable... souffla la jeune femme. C'est toi qui a fait ça ?

Moïse leva les yeux au ciel:

- Que pensiez-vous que je faisais de mon temps libre ?

Puis en poussant un soupir mi-amusé mi-excédé, il souleva le tout comme s'il


ne pesait rien et prit même sa vraie valise dans l'autre main.

Quand ils redescendirent dans la cuisine, Madeleine leur tendit un sac marin
remplit de vivres à chacun. Eux qui savaient la valeur de cette quantité de
nourriture étaient infiniment reconnaissants envers leur famille d'accueil.

- Madeleine, Édouard, merci pour tout, vous avez tant fait pour nous...

- Ce n'est rien, les enfants, vous nous remercierez après la fin de la guerre !
Maintenant, filez !

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- J'ai veillé à ce qu'il ne reste plus trace de notre passage, dit Thomas. On ne
pourra rien vous reprocher.

L'un comme l'autre savait que l'absence de preuves n'était pas ce qui allait
empêcher les Allemands de les arrêter si c'était ce qu'ils voulaient, mais ils
avaient besoin de se rassurer.

- Merci, mon cher Thomas, répondit Madeleine.

Et après de brefs adieux, l'énergique vieille dame les mit littéralement à la


porte.

Reprenant conscience du temps qui s'écoulait, le trio se hâta de rejoindre leur


Citroën et de démarrer.

Malgré la manifestation du jour, les contrôles à la sortie n'étaient pas


renforcés, et ils en furent quitte pour une fouille superficielle de leur voiture.

Une fois sortis de la Ville Lumière, tous poussèrent un soupir de


soulagement, et commencèrent à se détendre à mesure qu'ils s'éloignaient.

Puis le contrecoup de ce qu'ils avaient vécu les rattrapa, et ils se rangèrent sur
le bas-côté de la route pour se reposer.

Le lendemain, alors que le soleil levant faisait luire les gouttes de rosées sur
l'herbe, il repartirent.

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Au cours du trajet, ils discutèrent de ce qui s'était passé la veille, et Thomas
comme Catherine racontèrent leurs aventures mutuelles, puis la conversation
se rejoignit sur leur départ précipité de Paris.

- Qu'allons nous faire ? Il faut prévenir le caporal que nous avons dû fuir ! dit
Catherine.

- Non, il faut avant tout trouver un endroit où se loger, ne serait-ce que pour
pouvoir faire passer le message à Londres, rétorqua Moïse.

- Il a raison, dit Thomas.

- Mais OÙ ?! cria Catherine, sur le point de piquer une crise de nerfs.

- Un de mes contacts m'a parlé d'un village en zone libre... Il y a pas mal de
résistants, là-bas.

- Où est-ce? interrogea Moïse.

- Pas très loin de Lyon, répondit Thomas.

- Et comment fera-t-on pour passer la ligne de démarcation ? Nous n'avons


pas les papiers nécessaires !

Le jeune homme eut un sourire.

- Noooooon... souffla Catherine.

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- Eh si ! J'ai fait fabriquer des faux laissez-passer exprès au cas où on en
aurait besoin !

- Tu es fantastique ! s'exclama la jeune femme.

Quelques heures plus tard, ils atteignirent la frontière. Ils se présentèrent à un


point de contrôle.

Par chance, les Allemands qui se trouvaient là vérifièrent simplement leurs


papiers, et ne manifestèrent que de l'indifférence à l'égard de Moïse.

- La zone nono... fit Catherine, un vague sourire aux lèvres, en employant


l'appellation familière du territoire non-occupé.

Ils roulèrent encore un peu, puis s'arrêtèrent pour passer une nouvelle nuit
(inconfortable) dans la voiture. À eux trois, ils avaient mis un coup aux
provisions que leur avait donné Madeleine, il faudra qu'ils s'arrêtent bientôt
pour trouver à manger...

Le lendemain matin, ils firent une courte halte pour remplir leur réservoir,
puis repartirent. À midi, ils avaient atteint le village indiqué par Thomas.

Les habitants leur jetèrent des regards méfiants alors qu'ils cherchaient
l'auberge où était sensé se trouver l'ami du contact du jeune homme.

Ils finirent par s'arrêter devant l'Auberge du Cheval Blanc.

Thomas entra, s'approcha du comptoir, et demanda:

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- Un café latte, avec trois sucres, et n'oubliez pas le biscuit !

Moïse et Catherine, qui étaient entrés juste après lui, le regardèrent avec
stupéfaction.

Avec autant d'étonnement, le patron fixa cet homme aux cheveux bruns et
aux yeux sombres qu'il ne connaissait pas et qui savait le mot de passe. Il
bégaya cependant :

- T-Très bien, suivez-moi, je vous prie...

Thomas fit signe à ses deux amis de l'accompagner.

Ils entrèrent dans une petite pièce sombre. Le patron ferma la porte derrière
eux.

- Comment savez-vous ?...

- Un de vos amis à Paris m'a dit que si j'avais besoin d'aide dans les environs
de Lyon, c'est vous qu'il fallait aller voir. Il s'est trouvé que moi, ma femme et
mon ami avons justement besoin de cette aide. Si vous voulez tout savoir,
nous sommes des espions à la solde de De Gaulle. Nous avons du matériel
radio qu'il nous faut brancher pour faire notre rapport et recevoir nos
instructions. Auriez-vous une pièce discrète où on puisse installer ce poste ?

Un peu assommé, l'autre acquiesça, et les emmena dans une cave humide.
Une fois là, il tira sur une pierre bien précise dans le mur, qui se détacha,
révélant une poignée de porte. Il l'actionna, et une ouverture se fit.

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- Incroyable... souffla Moïse.

- Ce passage secret existe depuis longtemps, mais je l'ai fait réparer lorsque
les Allemands sont arrivés en France. Je peux vous dire qu'il nous sert bien, à
présent !

Ils s'engagèrent dans un couloir assez court, puis l'homme ouvrit une
nouvelle porte dérobée.

- Ici, vous serez en sécurité.

La pièce était pleine de matériel, d'armes et même de radios.

- Eh ben, siffla Thomas. Vous êtes sacrément bien équipés !

L'homme eut un sourire faussement modeste.

- Ce n'est rien, par rapport à d'autres !

- Merci de nous faire confiance, en tout cas, fit Moïse, doucement.

- C'est normal : si Adrien vous a donné le mot de passe, c'est qu'il vous fait
confiance, alors il en est de même pour moi.

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À partir de ce moment, ils reprirent leurs anciennes activités, à cette
différence près qu'ils ne renseignaient plus la France Libre sur les
agissements de l’armée allemande, mais sur ceux de la Résistance.

Robert et Jeanne avait été immensément soulagés de savoir qu'ils allaient


bien, même s'ils avaient dû quitter Paris.

Les semaines passaient, et le trio s'intégra bien dans le bourg, solidaire avec
les maquis, même si Moïse, une nouvelle fois, dut rester caché la journée, de
part sa couleur de peau, assez peu discrète au milieu de tous ces Blancs.

Ils participèrent cependant tous ensemble à certaines opérations de nuit, où


on avait besoin de la force et du sens de la stratégie de Thomas, de l'habileté
en mécanique et gadgets de Moïse et la vivacité et le talent de persuasion de
Catherine.

Ils sabotèrent ainsi des voies ferrées, détournèrent des convois, récupérèrent
des armes... Le trio était à présent plus sous les ordres de Jean Moulin (qu'ils
avaient d'ailleurs rencontré une fois!) que du caporal Martin. Cette nouvelle
sorte de résistance leur plaisait beaucoup, leur donnait davantage l'impression
d'être actifs et de faire avancer les choses...

Mais dans la zone occupée se préparait la plus grosse rafle de Juifs de la


guerre en France. Le 16 et 17 juillet, plus de 13 000 personnes furent arrêtées
à Paris et en banlieue. Plus du tiers était constitué d'enfants, qui seront
déportés avec leur famille, suite à une mesure prise par Pierre Laval. Moins
d'une centaine reviendront. C'est la rafle du Vél' d'Hiv'.

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Le calvaire est loin d'être fini pour les Juifs, puisqu'en août, Catherine vit des
gens, des étrangers venus se réfugier dans la zone sud se faire arrêter avant
d'être remis aux mains mortelles des Allemands.

Après cet été meurtrier pour les Juifs et les étrangers, les choses se calmèrent
pour deux mois. À la radio, Catherine entendit parler d'une action menée par
les Alliés qui voulaient débarquer en Afrique du Nord.

"Opération Torch réussie !" s'exclama la radio le 8 novembre.

Un immense vent d'espoir courut sur les résistants. Peut-être que l'occupation
allait enfin se terminer !

Mais la riposte de l’armée allemande ne se fit pas attendre, et elle fut terrible.
Le 11 novembre, ils franchirent la ligne de démarcation et occupèrent la zone
libre, qui s’appelait maintenant « zone sud ». À présent, la totalité de la
France est envahie.

Le moral des Français en prit un coup. Le soir de l'attaque, et pour la


première fois depuis que Catherine le connaissait, Thomas baissa les bras. Il
sortit de la chambre qu'ils occupaient, et descendit au bar de l'auberge.

Catherine n'y fit pas attention, trop occupée à broyer du noir dans son coin,
en songeant à son frère. Elle regardait par la fenêtre les lumières s'allumer
progressivement dans la ville, comme les étoiles dans le ciel.

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Elle pensait à Henri, à l'absence de réponse à sa précédente lettre. Elle avait
peur pour lui, comme lui devait avoir peur pour elle... Son frère... Comme il
lui manquait…

Henri, pensa-t-elle, ne fais pas n'importe quoi, je ne peux pas te perdre, j'ai


trop besoin de toi... Henri...

Le ciel était complètement noir à présent, et elle était toute ankylosée. Alors
qu'elle commençait à s'étirer, Thomas ouvrit brusquement la porte. Il avait le
teint rouge, et le regard dans le vague. Il vacillait sur place. Quand il la vit un
sourire trop grand déchira son visage, et il dit, parlant fort :

- Ooooh, mais c'est m-ma f-femme, dites-moi ! Ah n-non, pardon, en fait, on


n'est pas mariés.

Il ricana. Catherine le regarda, la bouche pincée. Elle ne pensait pas qu'il était
descendu pour boire... Et visiblement, il y était allé un peu fort. Thomas
tituba jusqu'à elle, manqua de tomber, mais se rattrapa au dossier du fauteuil
sur lequel elle était assise. Il se pencha vers elle, son visage tout prêt du sien:

- Mais entre n-nous, je suis sûre qu'elle est déjà sous mon ch-charme !

Il fronça les sourcils, et redevint subitement sérieux.

- S'il n'y avait pas la guerre, je t'aurais demandée en mariage depuis


longtemps...

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Catherine rougit. Elle savait qu'il était soûl, mais il paraissait terriblement
sérieux en disant ça... Thomas la regardait sans vraiment la voir, puis lui
caressa doucement la joue de sa main. Une douce chaleur se répandit dans le
corps de Catherine, tout à fait indépendamment de sa volonté.

Et puis d'un coup, il la tira brusquement hors du fauteuil, la prit par la taille et
la serra contre lui, fort, trop fort.

- Mais qu'est-ce que tu...

Ne la laissant pas terminer, il l'embrassa sauvagement, son haleine alcoolisée


s'immisçant dans la bouche de la jeune femme. Elle était comme prise dans
un étau, choquée de ce qu'il s'était permis de faire.

Enfin, elle reprit suffisamment de contrôle sur elle-même pour lui donner un
violent coup de genou dans l'entre-jambe. Puis elle appela, la peur
l'envahissant après coup :

- Moïse ! Moïse !

Dix secondes plus tard, il déboula dans la chambre, et comprit


immédiatement ce qu'il s'était passé à la vue de Thomas recroquevillé sous
l'effet de la douleur et Catherine à l'autre bout de la pièce, tremblante. Il lui
conseilla d'une voix douce:

- Va prendre un petit remontant.

Elle acquiesça, toute frissonnante et descendit au bar.

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Moïse se tourna vers son ami.

- Thomas, qu'as-tu fait ?

- Elle était s-si belle dans s-son faut-teuil, avec les joues rouges... J-je ne sais
pas ce qu'il m'a p-pris... Je suis complètement perdu, Moïse. Je ne sais plus
quoi faire ! Avec cette sale guerre...

Et il éclata en sanglots.

Cette nuit-là, Catherine dormit dans la chambre de Moïse. Le lendemain, un


Thomas avec une solide gueule de bois vint s'excuser. Elle le considéra
froidement puis se détourna sans dire un mot. Il savait que la reconstruction
d'une bonne relation prendrait du temps… Et au fur et à mesure des jours, et
après de nombreuses discussions houleuses, c'est ce qui finit par se produire.
Catherine fit la part des choses, et réussit à trouver la force de lui pardonner,
quant à Thomas, il se montra plus serviable que jamais, et prit grand soin de
se tenir éloigné de tout verre d'alcool.

Jeanne, à qui Catherine avait demandé conseil sur cette affaire, lui avait dit
que si elle pensait que ce qu'avait fait Thomas pouvait être pardonné, elle
devait le faire.

Au début, leur nouvelle amitié toute rafistolée était très fragile, jusqu'au jour
où Catherine se rendit compte qu'il ne s'était pas transformé en monstre, qu'il
regrettait sincèrement son geste, et qu'au final, il était toujours égal à lui-
même. À partir de là, elle réussit de nouveau à lui faire confiance, et ils
retrouvèrent la chaleur de leur amitié.

99
Ce fut ainsi que se passa le mois de décembre 1942 pour le trio, les missions
données par le caporal Martin reconsolidant la bonne entente du groupe. Rien
de tel que les épreuves de la vie pour savoir à qui on peut réellement faire
confiance !

100
Chapitre 7 : Henri, 1943

13 mai

Depuis février, le programme de Relève avait été remplacé par un service de


travail obligatoire, STO.

Henri n'avait pas été appelé mais ses activités étaient quand même impactées
par ce changement. Car les hommes ne voulant pas partir étaient des hors-la-
loi que la résistance française se devait de protéger.

Et cela était d'autant plus difficile que les Allemands étaient présents. Ces
réfractaires au STO s'étaient réfugiés dans les fermes du Bugey favorables à
la Résistance. Plus le nombre d'hommes augmentait, plus le besoin d'une
organisation était pressant. Les maquis avaient finis par s'organiser, grâce à
Romans, maintenant chef des maquis du Bugey. En parallèle, les maquisards
s'entraînaient, participaient à des actions de résistance, où les FUJ les
aidaient, d'autant plus que de nombreux FUJ avaient dû prendre le maquis.

Henri s'occupait de transmettre les informations entre les différents groupes,


souvent avec celui de la ferme des Gorges. Il enfourchait régulièrement son
vélo, il n'avait pas fait autant de sport depuis l'université!

Une des premières actions du maquis fut la destruction des dossiers d'appel
du STO. Henri n'avait pas participé à ce sabotage mais l'avait suivi de près.
Pour cela, son rôle d'agent de liaison était très utile.

Cela s'était passé en février, les maquisards savaient que deux FUJ
travaillaient dans les bureaux où se trouvait ces dossiers et avaient mis en
place une action pour les récupérer.
101
L'opération fut reportée une première fois, la police avait été prévenue. La
seconde fois, ce fut réussi, et les fiches furent récupérées. Mais deux des
quatre FUJ ayant participé furent par la suite arrêtés. Le lendemain, les deux
autres qui avaient eu le temps de brûler les fiches furent également arrêtés.
Des pertes, mais du temps supplémentaire pour les jeunes de l'Ain et les
maquis, qui s'étaient concentrés dans le Bugey.

Ce fut également le temps des premiers parachutages. Pas d'armes, pas


encore, mais des vivres, le nombre d'hommes dans un maquis était limité à 60
mais dans ces conditions, la nourriture donnée par les paysans n'était pas
suffisante.

22 juin

Au lycée, le BAC avait eu lieu le 16 et le 17.

Résistants ou non, les élèves de terminale avaient fini avec joie leur année,
bien que certains aient sacrifié un peu de leur temps d'étude pour la
Résistance.

C'était le cas de Marcel Thenon. Il fut arrêté le lendemain des épreuves. Peu
après, Marcel Cochet, le prof de sport résistant, qui laissait ses élèves chanter
fut arrêté et à son tour, et interrogé. Henri était ennuyé, il venait de perdre un
bon élève, un collègue agréable et deux complices.

Il avait fait son choix, il rentrerait dans le maquis.

102
Les supérieurs des maquis le connaissaient par ses actions chez les FUJ, aussi
y entra-t-il facilement. Les autres devaient passer par « un camp de triage »
qui permettait d'identifier les Allemands infiltrés.

Vichy considérait les maquisards comme des terroristes, bien que les
gendarmes et policiers de la région en soient plutôt proches.

Henri avait longuement réfléchi mais il voulait agir plus directement. C'était
risqué et l'idée de peut-être devoir tuer le révulsait, mais cette guerre devait se
terminer et il y contribuerait, coûte que coûte.

Les premiers attentas sur des rails avaient commencés grâce à des explosifs
fournis par les FFL. Romans, le chef des maquis avait ouvert une école de
cadre du maquis, encadrée par des officiers gaullistes, et on avait proposé à
Henri de l'intégrer. Son zèle et sa maîtrise des travaux délicats l'avait
démarqué des autres maquisards.

29 septembre

Henri commença de « vraies » actions au sein du maquis après le mois de


formation obligatoire. C'était régulièrement de l'aide à la population, du
sabotage et la surveillance du camp et alentour.

Les emplois du temps des maquisards étaient chargés et la journée rythmée


par des exercices.

Henri s'est vite adapté. Il a fait l'école du maquis et s'occupe maintenant de la


formation des jeunes.

103
Pour un ex-professeur, c'est un poste de rêve. La routine confortable lui
manque un peu, mais il lutte pour ce en quoi il croit.

La première attaque des maquis fut la prise des Chantiers de la Jeunesse


d'Artemare.

Ce fut une minutieuse préparation à laquelle Henri a participé. En quelques


minutes, les maquisards sont entrés dans les locaux et ont pris des uniformes.
La deuxième fut encore plus importante, la prise de l'intendance de l'Armée à
Bourg. Un maquisard se fit enfermer à l'intérieur de l'intendance un soir, et le
lendemain, 10 tonnes de vivres sont embarquées dans des camions en moins
de 20 minutes.

Mais tout n'est pas rose, les réfractaires aux STO sont recherchés par les
forces françaises, guidées par les gendarmes. Ces derniers étant solidaires aux
maquis ne les aident pas beaucoup.

Il y a quand même quelques arrestations mais ce qui est le plus craint, c'est
les descentes allemandes, beaucoup plus efficaces que les françaises.

11 novembre

Il fallait se lever, il faisait jour.

Les maquis de l'Ain étaient toujours considérés comme terroristes par Vichy
et Londres .

104
La visite de plusieurs dignitaires gaullistes dans le maquis fut bénéfique. Ils
furent impressionné par la tenue exemplaire de leur camps.

Mais si les maquisards voulaient se détacher de leur image terroriste, ils se


doivent de se montrer.

C'était pourquoi les maquisards se préparaient aujourd'hui.

-------------------

Sur la place silencieuse d'Oyonnax, une femme et deux hommes avançaient.

L'assemblée en uniforme était silencieuse.

Henri un peu en arrière, dans les rangs avec les autres, lisait l' inscription sur
la gerbe de fleurs que les trois maquisards venait de poser au pied du
monument aux morts de la première guerre mondiale: « Les vainqueurs de
demain à ceux de 14-18 ».

Les gens sont aux fenêtres, dans la rue, silencieux comme eux, conscients de
la gravité du moment.

17 décembre

À la suite de l'opération du 11 novembre, les Allemands décidèrent de mener


des actions punitives pour contrer l'attachement des populations aux maquis.

105
Trois jours plus tôt une rafle a eu lieu à Nantua. 150 hommes ont été déportés
et le médecin, dénoncé comme le chef de la résistance, est exécuté. Les
soldats allemands de la rafle ont ensuite remonté la route de Moillat jusqu'à
Oyonnax et ont assassiné le maire et son adjoint.

Tout ça pour mater les habitants d'Oyonnax. Leur montrer qui contrôle la
situation. Ces méthodes horrifient Henri et le font se remettre en question sur
les siennes...

106
Chapitre 8 : Catherine, 1943

Le mois de janvier de cette nouvelle année marqua une grande victoire pour
Jean Moulin. Tous les principaux mouvements de résistance fusionnèrent
pour former le MUR (Mouvements Unis de Résistance), à la plus grande
satisfaction de De Gaulle. Ce fut d'ailleurs Moïse qui en fit l'annonce à
Londres le premier, via sa radio-valise. Cette victoire se traduisit chez les
résistants par une détermination encore plus forte à mettre des bâtons dans les
roues de l'envahisseur.

En février un événement beaucoup moins réjouissant survint. Les autorités,


pour endiguer ce flot de résistance, imposèrent aux hommes nés entre 1920 et
1922 un Service de Travail Obligatoire (STO). Ce service était présenté
comme un substitut du service militaire, et contribuait à l'effort de guerre
allemand. Tous ces jeunes français étaient donc envoyés sur le sol allemand
pour une durée d'un peu plus d'un an.

Cette décision prise par l'Allemagne se révéla être une bénédiction pour la
Résistance : énormément de jeunes rejoignaient leurs rangs pour échapper
aux STO.

Rien que dans la petite ville où ils étaient logés, Catherine vit de plus en plus
d'hommes se présenter à l'Auberge du Cheval Blanc, le mot de passe sur les
lèvres.

D'ailleurs, on avait ordonné à Thomas, Moïse et Catherine de former les


nouvelles recrues.

Thomas s'occupait de l'entraînement physique et du maniement des armes.

107
Moïse leur apprenait à utiliser une radio convenablement (et aussi à utiliser
certains de ses gadgets).

Quant à Catherine, elle les formait aux premiers secours. Elle était d'ailleurs
heureuse de voir que parmi toutes ses recrues figuraient quelques femmes.
Nombre d'entre elles transmettaient des messages aux autres sizaines de
résistants car elles étaient rarement fouillées.

Les hommes, eux, avaient un peu plus à craindre car les réfractaires au STO
étaient activement recherchés.

Le printemps passa, et avec lui son lot de sabotages, d'otages pris par les
Allemands en représailles, exécutés, et toujours plus de travailleurs envoyés
en Allemagne.

Le mois de mai arriva et apporta une excellente nouvelle. Jean Moulin avait
réussi à unifier les différents mouvements de Résistance entre eux pour de
bon, et avait créé le Conseil National de Résistance, qui n'était ni plus ni
moins que la tête pensante des résistants, celui qui envoyait des directives
pour des opérations stratégiques et qui commençait même à élaborer des lois
pour l'après-guerre.

Grâce au CNR, la Résistance gagna grandement en efficacité.

Les opérations du trio se faisaient plus précises et moins au hasard.


Cependant, ils ne perdaient pas leurs bonnes habitudes, et continuaient à
parler via la radio avec Robert et Jeanne environ une fois par semaine. Leur
fatigue était grande, et le travail abondant, mais ils se montraient confiants

108
quant à l'issue de la guerre. Déjà, disaient-ils, l'Allemagne montrait des
signes de faiblesse. Et Catherine notait avec espoir que c'était vrai.

Et son espoir fut renforcé lors de la création du CFLN (Comité Français de


Libération Nationale) à Alger, le 3 juin.

Quinze jours plus tard, Thomas et elle furent envoyés en mission à Lyon afin
d'y rencontrer Jean Moulin pour qu'il leur donne les directives à propos de la
réorganisation de l'Armée Secrète, dont leur groupe de résistance faisait
partie.

Ils arrivèrent à Lyon le 20 juin, un jour avant la réunion. Logés dans un petit
hôtel en centre-ville, ils n'étaient pas très loin du Rhône.

- Tu sais, Thomas... J'ai toujours rêvé de visiter Lyon.

Le jeune homme sourit devant la demande de promenade à peine déguisée.

- Eh bien alors, allons-y !

Le soleil brillait, et enflammait les tuiles rouges des toits lyonnais. Ils
marchaient dans les rues, faisaient des arrêts dans des parcs. Dans l'après-
midi, ils s'assirent à l'ombre d'un grand marronnier, sur un carré de pelouse.
Thomas était allongé dans l'herbe et elle était adossée contre le tronc.

- Tu sais... Après la guerre... Ce serait bien...

Il hésita un instant, puis ajouta:

109
- ...Si on pouvait garder contact.

- Bien sûr ! Après tout ce qu'on a vécu, il ne manquerait plus qu'on se perde
de vue !

Cependant, Catherine croyait deviner où il voulait en venir. Thomas se leva


d'un bond et reprit à toute vitesse :

- E-en fait ce n'est pas ça que je voulais dire. Ce que je voulais te demander,
c'est... Si après la guerre... Tu voudrais bien... M'épouser.

Voilà. Il l'avait dit. Maintenant, il était là, tout fébrile et rougissant devant
elle, toujours tranquillement adossée à son arbre, et qui souriait, les yeux mi-
clos.

- Je me demandais quand tu allais enfin te décider à me le demander...

Elle ouvrit grand les yeux et fixa son regard sur son visage. Et elle rougit à
son tour.

- C'est oui !

- Quoi ?! Vraiment ?!

Il tomba à genoux à ses côtés.

- Même après ce que je t'ai fait ?

110
- Tu me dois dix ans de vaisselle !

Il s'esclaffa, incrédule.

- Je te ferais toute la vaisselle que tu veux, mon amour.

Cette fois Catherine était rouge pivoine ; elle se sentait redevenir la jeune fille
fleur bleue qu'elle était autrefois.

- C'est beau à entendre... souffla-t-elle. Mon amour.

Elle se leva, et lui fit de même. Ils n'ajoutèrent rien, savourant simplement ce
moment merveilleux. Le soleil brillait, et enflammait les tuiles rouges des
toits lyonnais. Ils marchaient dans les rues, main dans la main.

Après le repas, où là encore ils ne s'étaient presque rien dit, se contentant de


se dévorer des yeux, ils montèrent dans leur chambre. Et là, Thomas l'enlaça,
tout doucement, ses mains plus légères que des papillons sur sa taille. Il
l'interrogeait du regard. Pouvait-il...? Catherine hocha la tête, ses yeux
plongés dans les siens. Il posa alors délicatement ses lèvres sur les siennes.

Ce fut comme si une bougie s'allumait dans le cœur de la jeune femme. Une
bougie, qui allumerait un brasier. Tout son corps vibrait, son ventre rempli de
chaleur, son bas-ventre si sensible qu'il en devenait presque douloureux, ses
doigts sur les épaules de Thomas, son odeur dans les narines, son souffle dans
sa bouche. Elle sentait son sang pulser dans les moindres recoins de son
corps, comme elle ne l'avait jamais senti. Tout cela était si nouveau, si fort, si
puissant... Et puis leur condition humaine les rattrapa, plus d'air, et ils durent

111
s'écarter l'un de l'autre. Ils se contemplèrent à nouveau, sans un mot. Leurs
sentiments passaient mieux par le silence...

Ils se couchèrent peu après et s'endormirent, blottis l'un contre l'autre. Leur
ultime journée à Lyon avant leur départ pour Caluire, ils la passèrent à peu
près comme la veille, à cette différence près que cette fois, ils ne cessaient de
parler et de rire. À midi, ils rentrèrent à l'hôtel récupérer leurs sacs, puis
partirent à pied en direction du lieu de rendez-vous.

Ils arrivèrent à l'heure, mais les autres personnes qui devaient assister à la
réunion n'étaient pas encore arrivées. Mais attendre ne les gênaient pas plus
que ça... Tant qu'ils étaient ensemble !

Enfin, une demi-heure après l'heure dite, tout le monde était enfin là, et ils
entrèrent dans la maison qui devait les abriter pendant quelques heures.

Mais les Allemands savaient où les trouver.

À peine quelques minutes après leur entrée, des fourgons surgirent de toutes
parts. Thomas, qui passait devant une fenêtre à ce moment-là vit des soldats
allemands se précipiter vers la maison. Aussitôt, il hurla :

- Les Allemands ! Sauvez-vous !

Ils se figèrent tous un instant puis se mirent à courir à la seconde où les


soldats commençaient à enfoncer la porte.

- Par derrière ! lança Jean Moulin.

112
Toute la troupe se précipita à sa suite. Mais la maison était encerclée, et des
hommes les attendaient à l'extérieur.

- Ils sont ici ! cria l'un d'eux.

Jean Moulin ne s'arrêta pas et percuta de plein fouet un soldat qu'il plaqua au
sol. Immédiatement les autres se mirent à tirer. C'était une confusion de feu et
de coups de poings. La seule chose tangible pour Catherine dans tout ce
chaos, c'était la main de Thomas, qui la tirait et l'exhortait à avancer.

Enfin, une rue dégagée s'offrit à eux. Thomas se mit à courir, en rasant le
mur.

- Thomas… Les autres ? ahana la jeune femme.

- On ne peut pas y retourner, ce serait du suicide !

Il tourna dans un dérapage contrôlé dans une rue adjacente... Où se trouvait


un soldat allemand, son arme pointée droit sur eux.

L'homme pressa la détente. La balle partit et effleura la tempe de Thomas.


Broyant presque la main de Catherine dans sa poigne, il courut droit en
direction du soldat. Celui-ci, surpris par la réaction de son adversaire, ne
réagit pas assez vite. Thomas eut le temps de le désarmer et de l'assommer.

Soudain, Catherine entendit des semelles claquer sur l'asphalte, droit dans
leur direction. Des renforts, attirés là par le coup de feu.

113
Le visage de Thomas se durcit.

- Encore d'autres...

Ils se remirent à courir. Ils arrivèrent au coin de la rue, Catherine en premier.


Un coup de feu claqua, aussitôt suivi par le hurlement de douleur de Thomas.
Les mains crispées autour de son ventre, il dit, sous le regard horrifié de
Catherine:

- Pars. PARS ! SAUVE-TOI ! ALLEZ, COURT COURT COURT !

Et, incongru dans un moment pareil, un sourire fleuri sur son visage.

- S'il te plaît... Va t'en.

C'est cette supplique murmurée qui fit réagir Catherine. Elle fit quelques pas
en arrière, en trébuchant. Ses oreilles sifflaient. Elle vit les lèvres de Thomas
former des mots, mais elle ne les entendit pas. Puis son corps se détendit d'un
coup et il s'effondra sur la chaussée, dans une mare de sang.

Catherine courut. Inspirer. Expirer. Plus vite ! Vite, vite, VITE !

Elle ne savait pas où elle allait, et s'en fichait. Elle courait. C'était ce que
Thomas lui avait demandé. Court court court court court court...

Inspirer. Expirer. Rentrer. Retourner à l'Auberge du Cheval Blanc.

114
Elle sortit de Caluire. Et marcha toute la nuit. Avant d'arriver. Et de
s'effondrer devant le comptoir.

Douleur. Ça ne pouvait pas être vrai. Ça faisait trop mal pour ça. Qu'est-ce
qui faisait trop mal ? Cette douleur, ou sa mort ? Ça vous déchiquette la
poitrine. Ça ne devrait pas exister. La guerre. Lui a. Arraché. Le cœur.

Noirceur. Ignorance bienfaisante. Réconfortante. Et d'un coup... Lumière.


Réalité. Souffrance. Se réveiller, se lever, raconter. Faire son devoir.
Continuer.

Moïse pleure. Elle ne l'a jamais vu pleurer… C'est étrange de voir ce roc,
d'habitude si calme, céder. Elle est détachée de tout. Là sans l'être. Du coton
dans les oreilles, du coton dans la tête, et du chagrin dans les veines. Plus rien
ne la fait réagir…

Souvenir... Ses lèvres, qu'elle a embrassé ce matin-là en se réveillant - elles


sont si douces ! - forment des mots. Il dit quelque chose, elle n'entend
rien. Concentre-toi... Tu as entendu.

Qu'a-t-il dit ? Elle est sûre que c'est important. Mais les jours passent, elle ne
voit pas ce que ça peut être. Et toujours sont corps et son esprit sont
déconnectés de la réalité, inertes…

On suppose que Jean Moulin est mort, ou encore en train d'être torturé. On
est en juillet. Elle s'en fiche. Seule chose importante: ce qu'il a dit et qu'elle
n'a pas entendu.

115
Catherine dort seule, maintenant. Elle est presque sûre d'avoir retrouvé son
odeur dans la taie d'oreiller. Elle tire le coussin à elle, et s'endort dessus. Elle
rêve.

Le coton s'est enlevé. Les sons lui reviennent, plus nets. Elle entend.

"J'ai besoin que tu vives ! Et sache que je t'aime, quoi que tu feras."

Mare de sang. Corps sans vie. Quelqu'un crie. Il n'y a plus de coton... Ça fait
mal. C'est elle qui crie...

Moïse est là.

- Chhhhht, c'est fini...

- Il veut que je vive…

Sa voix est toute enrouée, comme si cela faisait des semaines qu’elle n’avait
pas parlé. Elle se rendait compte seulement maintenant que c’était peut-être
le cas… Moïse lui répondit doucement :

- Bien sûr, pourquoi souhaiterait-il autre chose ?

- Merci d'être là, Moïse. J'ai moins mal quand tu es près de moi.

- Il en va de même pour moi.

- Il m'a demandée en mariage, tu sais. Quand on était tout les deux à Lyon.

116
Des larmes coulaient le long de ses joues. Elle les sentait.

- Je... Je me doutais qu'il allait le faire. Il m'en avait parlé avant de partir...

- J'ai dit oui, Moïse.

Sa voix s’étrangla. Il la serra dans ses bras.

- Essaie de dormir. Garde espoir. Le temps adoucit les blessures les plus
vives.

--------------------
Août. Septembre. Octobre...

Depuis que le coton s'en est allé, elle a beaucoup souffert. Chaque battement
de cœur faisait circuler du poison dans ses veines. Seul remède, comme l'a dit
Moïse : le temps. Et l'amitié, aussi, tous ces sentiments chauds qui lui
envoient un peu de bonheur dans le sang...

Jeanne a pleuré, quand elle a appris. Des pleurs quasi inaudibles, bien loin de
la tempête intérieure qui rugissait dans la tête et le cœur de Catherine. On
ressent tous le chagrin différemment. Robert, lui, s'est mis en colère...

La Corse a été libérée ! C'est ce que les journaux clandestins disent. Nous
allons bientôt être libérés ! C'est ce que les gens disent. L'espoir fait vivre,
Catherine le sait mieux que personne.

117
Maintenant, elle a peur pour toutes ses connaissances, et en premier lieu,
pour son frère. Cela fait plus de trois ans qu'elle ne l'a pas vu... Et elle n'a
reçu qu'une lettre de lui. Elle est à Lyon, vraiment pas loin de Bourg, elle
pourrait...

Mais non. On a besoin d'elle. On a besoin de l'infirmière...

Elle fait son deuil et se remet du traumatisme, très lentement. Elle avance sur
ce chemin pas à pas, avec Moïse. Il faut du temps...

Les Allemands sont en train de perdre. C'est clair et net. Mais ça ne lui
apporte pas un grand réconfort : ils ont réussi à lui retirer ce qu'elle avait de
plus cher.

Alors elle subit chaque seconde qui passe sans lui, et elle espère que la
seconde suivante sera meilleure que la précédente. On le lui dit, en tout cas...

118
Chapitre 9 : Henri, 1944

27 mars

Henri était penché sur une radio, avec trois autres hommes dont Romans,
chef des maquis de l'Ain.

Ils étaient en contact avec le monde.

Depuis la fin de l'opération caporal, Les maquis s'étaient affaiblis et la


population, victime des attaques de la Wehrmacht était plus réticente à aider
et à ravitailler les maquis.

Tout cela, les quatre hommes réunis le savait et l'avait transmis à l'état-major
britannique.

Depuis quelques semaines, l'état-major avait parachuté plus d'armes et


d'explosifs.

Il y a eu des pertes lors de l'opération caporal. Beaucoup de pertes. Le


printemps revient c'est l'un des hommes en ce redressant. Il avait raison, bien
sûr, et cela remonter le moral et motivait tout le monde.

8 mai

Les opérations de guérilla continuaient, il y a eu plusieurs attaques,


notamment pour faire croire à la Wehrmacht que les maquis sont repensais
sur toute l'Ain.

119
Et surtout, Henri et les autres officiers de maquis ont reçu ce message de
Londres : « réduire tous les aiguillages principaux, sinon enverrons avions
pour exécuter ce travail ».

C'est à propos de la gare de Bourg. Les maquisards s'en sont occupés.

Et ont ainsi pu éviter beaucoup de pertes humaines et matérielles.

Les sabotages de train sont les principales activités des maquisards. Et ils
sont passés maîtres dans cet art.

28 juin

Le 8 juin, le plan vert a été lancé, toutes les organisations de résistance


doivent neutraliser les axes de communication et de circulation.

Tout fut rapide et efficace, et en très peu de temps le Bugey fut libéré.

Les Allemands ont reculé et dans toute la France l'espoir renaît grâce au
Débarquement. Tout le monde prie pour la victoire de la France et Henri est
prêt à tout pour y parvenir.

4 septembre

Henri est devant la mairie de Bourg. Un drapeau a été dressé sur la façade.
Ces dernières semaines, tout est allé très vite.

Il y a eu le juillet rouge, comme l'appelle désormais les maquisards.

120
La Wehrmacht était revenue avec des renforts pour reprendre la région. Il y a
eu des morts. Beaucoup. Chaque action que les maquisards faisaient pour
libérer la région, était vengée par des exécutions de masse. Plus de 450
personnes, dont énormément de civils furent tués. Mais le 21 juillet, les
troupes allemandes finissent par se replier.

Dans la hiérarchie des maquis, beaucoup de choses bougent, Romans est sur
la sellette. La population ne leur fait plus confiance, depuis le juillet rouge.

Une partie du maquis s'était replié dans les montagnes, ce qui fut considéré
comme un abandon par la population.

Fin juillet, beaucoup d'entre eux se sont déplacés pour aller vers les francs-
tireurs et partisans.

Mais aujourd'hui, 4 septembre, les Américains sont là, Bourg est libérée.

Henri marchait dans la large rue, devant la mairie. Les gens couraient, mais
plus de peur, plus jamais. Henri aperçut dans un coin, des maquisards assis
avec des Américains. Et ici Anne Berthet qui enlace son fiancé résistant…
Elle a quitté le lycée pour la Résistance quelques mois après Henri.

Tout autour les gens sont heureux, libres, et Henri est fier d'avoir participé à
leur bonheur.Ce n'est pas fini, mais pour l'instant, l'heure est à la fête. Quand
soudain, il entendit:

- Henri ! HENRI ! 

121
Chapitre 10 : Catherine, 1944

Le mois de janvier 1944 fut gris et morne, et il ne se passa presque rien. La


tristesse de Catherine s'estompait lentement, et son travail l'y aidait beaucoup.
Depuis qu'elle avait vu Thomas mourir sous ses yeux, il lui apparaissait d'une
importance capitale d'enseigner les gestes de premiers secours aux résistants.
Savoir que ce qu'elle leur apprenait pouvait sauver des vies...

Elle demanda la permission de prendre un travail officiel pendant la journée


au caporal Martin, qui lui donna son autorisation. Cela lui permit d'obtenir un
poste d'infirmière dans l'hôpital du bourg. Là, elle était sûre de n'avoir que
rarement du temps libre, et surtout moins d'occasions de broyer du noir.
Certaines personnes, dans la résistance, lui reprochaient de soigner de
Allemands. Mais pour elle, ce n'était qu'un blessé, qu'un malade, qu'une vie
de plus qu'il s'agissait de sauver... D'autant plus qu'elle passait une bonne
partie de ses soirées et de ses nuits au service de l'Armée Secrète.

Moïse et elle passaient leurs rares temps libres ensemble. Ils se racontaient
leurs déboires journaliers pour ne pas à avoir à penser au passé. Et puis, au fil
des jours, les cauchemars de Catherine se firent moins fréquents, elle souriait
plus souvent, et comme son ami le lui avait dit, le temps continuait à faire son
oeuvre, à cicatriser les plaies à vif de son coeur.

La Résistance ne faisait que se renforcer de jour en jour. Le premier février,


on annonça la création des Forces Françaises de l'Intérieur. Ça y était pour de
bon, tous les mouvements de résistance était unifiés: l'AS, dont elle et Moïse
faisaient partie, les Francs-Tireurs et Partisans, et l'Organisation de

122
Résistance de l'Armée, plus d'autres groupes plus petits dont elle avait oublié
les noms.

Un mois et demi plus tard, le 15 mars, le caporal Martin leur annonça que le
CNR avait créé un petit programme comprenant ce qu'il y avait à faire
immédiatement en vue de la Libération, et aussi des mesures à plus long
terme, comme la création de la sécurité sociale et le rétablissement du
suffrage universel. Catherine arrondit des yeux grands comme des soucoupes
lorsqu'on lui dit que ce programme avait été adopté à l'unanimité. Cela faisait
une belle promesse pour l'après-guerre... Les partis différents étaient donc
bien capables de s'unir afin de se battre pour une cause...

De plus, l'Allemagne était en train de perdre du terrain face aux résistants.


Mais à la grande surprise et à l'horreur de tout le monde, la Milice rassembla
ses forces et  attaqua les positions résistantes dans le Vercors, du 23 au 25
avril. Des fermes furent pillées et incendiées, des habitants déportés, d'autres
fusillés.

Les Allemands connaissaient l'existence de l'opération Overlord, mais les


Alliés avaient conçu un plan visant à attaquer en plusieurs points différents
de la France pour détourner l'attention de l'Allemagne de la Normandie. Mais
le caporal Martin souhaitait qu'il y ait des infirmières en Normandie, dans les
villages alentour des plages où le débarquement se ferait. Catherine était
comme à son habitude assise à côté de Moïse lorsqu'il passa son appel à
Londres.

- Le caporal veut que nous remontions en Normandie, lui annonça le Noir.

123
Le coeur de la jeune femme se serra un peu: elle s'éloignait à nouveau de son
frère... Mais un ordre était un ordre, et il fallait obéir, comme aurait dit
Thomas. La douleur provoquée par se souvenir fut extrêmement violente, et
elle souffla un grand coup pour s'éclaircir les idées. Elle détestait quand ce
genre de réminiscences surgissaient à l'improviste...

Ils dirent au revoir à l'Auberge du Cheval Blanc et à toutes leurs


connaissances dans les environs, et reprirent le chemin de la zone nord avec
la même Citroën qui les avait amenés là.

Après plusieurs jours de route, ils atteignirent enfin les vertes plaines de
Normandie. Le caporal leur avait dit que, comme lorsqu'ils étaient Paris, une
personne avait accepté de les loger.

Le grand jour approchait, ils le sentait. Tous les soirs, Catherine, Moïse et la
jeune veuve de guerre qui les hébergeait collaient l'oreille au poste de radio
pour entendre la Radio Londres faire ses annonces. Et ce soir là, après
l'habituel "Les français parlent aux français" eut lieu le message tant attendu.

"Les sanglots longs des violons de l'automne, je répète, les sanglots longs des
violons de l'automne, blessent mon cœur d'une langueur monotone, je répète, 
blessent mon cœur d'une langueur monotone".

Un grand frisson les parcourut. L'opération Overlord sera lancée d'ici deux
jours environ. 48 heures avant la plus grande opération militaire jamais
organisée, et elle, Catherine, ainsi que Moïse, en faisaient partie. C'était
l'aboutissement de quelque chose, elle le sentait.

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Les deux journées passèrent avec une lenteur exaspérante, trop pleines
d'inactivités, alors que dans d'autres régions de l'Hexagone on multipliait les
sabotages pour attirer les troupes allemandes ailleurs. La radio, à l'intérieur
de la maison, était perpétuellement allumée sur les ondes de la BBC, au
mépris de la prudence. Claire, leur hôte, disait que de toute façon les
Allemands ne s'aventuraient jamais jusqu'ici car le chemin était trop mauvais.

Et enfin, tard dans la soirées, les premières mesures de la 5ème symphonie de


Beethoven retentissent, ce qui en Morse signifiait V, V pour Victoire.

Quelques heures. Plus que quelques heures.

Et puis, au beau milieu de la nuit, aux environs de trois heures du matin, les
bombardiers lâchent leur cargaison sur les plages choisies. Même si le lieu où
ils logeaient était distant d'une trentaine de kilomètres de la plage sur laquelle
les Alliés allaient débarquer, ils entendirent les avions, dont certains qui ne
passaient pas loin de chez eux.

Et, au petit matin, après les parachutistes et les aviateurs, le gros de l'armée
arriva.

Des hommes et des hommes et des hommes affluaient sur les plages, sans
discontinuer, des Britanniques, des Canadiens, des Américains, des Français.
Et en face, les Allemands débordés qui emportaient tout de même de
nombreuses vies avec eux.

Catherine fut très vite appelée au front, accompagnée de Moïse qui devait la
protéger. Des corps jonchaient les plages, teintant le sable de rouge. Des

125
scènes d'horreur... Mais à présent, elle était là pour soigner les blessés, et pas
pour s'appesantir sur ce qu'elle voyait. Et elle se mit au travail.

Les jours passaient, et les Alliés progressaient, mais beaucoup plus lentement
que prévu. C'était au tour des Allemands de faire de la résistance... Et ils y
réussissaient plutôt bien. Avec cela les bocages normands qui rendait difficile
la circulation des gros engins de guerre...

Catherine, elle, avait du sang jusqu'aux coudes. Que se soit des Allemands ou
des Français, elle soignait, soignait encore et toujours, jusqu'à en avoir le
tournis. Elle changeait sans cesse d'hôpital. Son seul réconfort résidait dans le
fait que Moïse l'accompagnait partout où elle allait. 

Jusqu'au jour où elle entra dans une salle de classe remplie de blessés. Une
voix familière lui ordonna, tendue, de se dépêcher de changer les pansements
des soldats allongés le long des fenêtres.

- Robert ?! s'exclama la jeune femme. C'est bien toi ?

Le médecin, qui lui avait à peine jeté un coup d'oeil lorsqu'elle était entrée, la
regarda plus attentivement.

- Catherine ?!

- Oh, Seigneur, je suis si heureuse de te revoir !

126
Et un grand sourire sincère éclaira son visage, le premier depuis fort
longtemps. Elle ne s'était pas rendue compte d'à quel point il lui avait
manqué, d'à quel point elle s'était inquiétée pour lui et... Pour Jeanne.

- Jeanne va bien ? fit-elle, soudain anxieuse.

Pour toute réponse, le grand blond tendit le doigt vers un coin de la pièce.
Jeanne était effectivement là, l'air fatigué, en train de donner à manger à un
soldat.

- Vous allez bien tous les deux... souffla Catherine, soulagée.

- Moïse est avec toi ? interrogea Robert, qui lui aussi souriait, même si son
expression était teintée de mélancolie. Il y avait une personne, un ami, qu'il
ne reverrait plus jamais...

La jeune femme acquiesça.

- Oui, il a veillé toute la nuit sur un camion remplit d'armes. Il dort,


maintenant.

- Il faudra qu'on se retrouve ce soir après notre service.

Nouvel acquiescement de la part de la jeune femme.

- Sur ce, il faudrait s'occuper de blessés le long des fenêtres...

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Catherine eut un petit sourire, reconnaissant l'humour pince-sans-rire de
Robert.

----------------

Ce soir-là, autour de la table d'un petit café, ils se retrouvèrent pour la


première fois depuis près de trois ans. Après les inévitables effusions dues à
leurs retrouvailles, ils abordèrent un sujet sensible pour Catherine. Il tenait en
un seul mot: Thomas. Elle se crispa quand Jeanne en parla, alors que Moïse
la fixait d'un air inquiet. Mais étrangement, elle n'eut plus le sursaut de
douleur habituel quand on l'évoquait, au contraire, cela lui fit... du bien. La
jeune femme ne savait pas à quel moment c'était arrivé, mais elle était arrivée
au bout de son deuil. Elle rassura Moïse d'un sourire, et savourant cette
révélation, reprit un peu plus sûre d'elle la conversation en cours. Elle dut
raconter ce qu'il s'était passé, mais elle éluda les semaines après sa mort, où
elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Jeanne pleura, étreignant la main de
son mari, qui tentait en vain de retenir ses larmes.

- C'est pour ça que nous devons terminer cette guerre le plus vite possible: il
faut protéger toutes ses familles qui ont envoyé des hommes et des femmes
au loin... Les protéger de la tristesse insoutenable que représente la perte d'un
proche.

Ils acquiescèrent tous gravement aux paroles du Noir, saluant sa sagesse


coutumière.

Quelques heures plus tard, ils s'en retournèrent tous dans leurs chambres
respectives, leurs heureuses retrouvailles encore en tête.

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-----------------------

La Libération se poursuivait, lentement mais sûrement, en direction de Paris.


Le général De Gaulle envoya le général Leclerc pour libérer la capitale, la
ville devant être libérée par des français, pour éviter que la France soit
considérée comme un pays vaincu puis occupée par les Américains.

Le 19 juin, une insurrection se déclencha dans Paris, le peuple se révoltant


contre l'oppresseur à l'approche des Alliés.

Catherine, Jeanne, Robert et Moïse suivaient le mouvement et descendaient


eux aussi vers Paris avec la 2nd DB.

Ils arrivèrent le 25 août dans une ville en liesse. Des milliers de parisiens
étaient dans les rues pour voir les chars défiler triomphalement. Catherine
n'avait jamais rien vu de tel. Cela faisait un bien fou de voir tous ces sourires
après quatre années de grise-mine...

Cependant que les soldats s'arrêtaient pour la nuit dans Paris, Moïse proposa
d'aller voir Madeleine et Édouard. La jeune femme approuva vivement l'idée,
et Jeanne et Robert se montrèrent curieux d'en savoir plus sur ce couple qui
avait accueilli leurs amis.

Ils arrivèrent devant la porte de l'immeuble pile pour l'heure du dîner.

- Ils sont là, je vois de la lumière à la fenêtre ! dit Catherine en pointant le


dernier étage.

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Ils montèrent, de plus en plus vite à mesure qu'ils s'approchaient, et enfin,
Jeanne frappa trois petits coups vifs à la porte.

Ce fut Madeleine qui leur ouvrit, son visage ridé un peu plus fatigué que dans
les souvenirs de Catherine.

- Oh mon Dieu ! souffla-t-elle.

- Qu'y a-t-il ? interrogea Édouard depuis la cuisine.

- C'est... Moïse et Catherine ! Oh, entrez, entrez, mes enfants !

Elle les fit asseoir vivement autour d'un bol de soupe, et leur fit raconter leurs
péripéties depuis leur départ précipité de chez eux. Ils furent tous deux
extrêmement choqués en apprenant la mort de Thomas, mais leur tristesse fut
contrebalancée par leur joie de faire enfin connaissance avec Robert et
Jeanne, dont ils avaient tant entendu parler. Ils discutèrent jusque tard dans la
nuit, et Madeleine et Édouard insistèrent pour qu'ils restent tous dormir chez
eux. Le lendemain, le quatuor repartit avec une fournée de petits gâteaux et
les promesses mutuelles de s'écrire souvent.

Deux jours plus tard, le caporal Martin leur annonça qu'ils devaient partir en
éclaireurs dans la zone de Lyon, mission que Catherine accepta avec joie
puisqu'elle pourrait ainsi se rapprocher de son frère, qu'elle voulait revoir
depuis longtemps.

La fin des souffrances pour la France était proche...  

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Épilogue

4 septembre 1944, Bourg.

Une foule incroyable était dans les rues. Même en fouillant dans ses plus
lointains souvenirs, jamais l’avenue Alsace-Lorraine n'avait été si animée et
pleine de monde. Catherine, perchée sur son tank, scrutait les visages,
désespérément. Pourvu que son frère aille bien... Nez trop long, pas la bonne
couleur de cheveux... Suivant. Yeux marrons, grand corps dégingandé... Pas
lui.

Et enfin... Un visage familier. C'était lui. Ça faisait quatre ans qu'elle ne


l'avait pas vu... Il était plus maigre que dans son souvenir, et son regard avait
une gravité nouvelle.

Son coeur battait. Elle n'osait pas y croire. Est-ce que c'était une illusion
produite par son esprit ?

La jeune femme sauta à bas de l'engin. Moïse cria :

- Où vas-tu ?!

- Retrouver mon frère !

Elle se jeta dans la masse de gens, et se fraya un passage à grand renfort de


coups de coude dans les côtes.

- Henri ! HENRI !

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Il se retourna, les sourcils froncés. Cette voix... Il la connaissait... Celle de sa
soeur ? 

C'était bien elle. Il la vit s'avancer, un grand sourire aux lèvres. Était-ce une
vision ? Une vision bien tangible alors, puisqu'elle le serra dans ses bras.

- Je suis si contente de te revoir... Ça fait tellement longtemps.

- Tu as changé de coupe de cheveux... souffla-t-il.

- Tu ne m'as pas vue depuis quatre ans, et c'est tout ce que tu trouves à me
dire ?! Tu n'as pas changé... soupira-t-elle.

Et il craqua.

- Oh, Catherine ! Tu m'as tellement manqué ! J'ai eu si peur... Si peur.

Des larmes dévalaient ses joues, sans discontinuer.

- Tu pleures ? demanda la jeune femme.

- Toi aussi... répondit-il.

Elle essuya ses larmes, surprise. 

- C'est vrai...

Elle lui sourit.

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- Alors c'est lui, ton frère ? C'est un bel étalon ! s'exclama Jeanne, avec sa
sans-gêne habituelle.

- Hum-hum !

C'était Robert, qui se tenait juste derrière elle. Elle se tourna vers son mari,
avec un sourire éclatant:

- Mais je te rassure, il n'est pas aussi beau que toi !

Il soupira, exaspéré. 

Catherine rit:

- Vous ne changerez jamais !

- Qui sont ces gens ? interrogea son frère, qui avait rougi à la remarque de
Jeanne.

- Des camarades de guerre, de combats, de résistance... C'est une très longue


histoire.

- Est-ce le "Tommy" dont tu m'as parlé ?

Il vit qu'il n'avait visiblement pas choisi la bonne question quand le visage de
sa soeur s'assombrit.

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- Non, c'est Robert, le mari de Jeanne, dit-elle en désignant la jeune femme.
Thomas est mort... Lors de la capture de Jean Moulin, il y a plus d'un an...

- Oh... Je suis désolé... Tu avais l'air de tenir beaucoup à lui.

- Oui... Mais c'est une histoire que je raconterais plus tard.

- Moi aussi, j’en ai bien des choses, à raconter…

L’après-midi s’écoula, tranquille, au cours duquel Moïse annonça qu’il allait


retourner en Côte d’Ivoire, et Robert et Jeanne exprimèrent leur désir de
s’installer dans les environs.

A présent que la guerre était terminée, ils pouvaient enfin faire tous les
projets d’avenir qu’ils désiraient…

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Sitographie :

Toutes les dates et évènements sont issus de Wikipédia.

Photo couverture : ar15 .com

Personnages réels :

Charles De Gaulle

Jean Moulin

Marcel Thénon

Paul Pioda

Henri Romans-Petit

Miss Berthet

Le proviseur du lycée Lalande

Le professeur de mathématiques du lycée Lalande

Marcel Cochet, professeur de sport

Général Leclerc

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Lieux :

Toutes les villes nommées et toutes les habitations avec une adresse précise
donnée (numéro, rue) ont réellement existé. La ville de Bourg correspond
aujourd’hui à la ville de Bourg-en-Bresse, qui ne prit ce nom qu’un peu plus
tard.

Note :

Certains évènements historiques ont été romancés, ce travail étant un roman


historique.

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