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LMUSI2881 

: Questions spéciales
d’histoire de la musique
Xénologies musicales II
Altérités musicales et histoire de la musique sous l’Ancien Régime

Organisation du cours
2h toutes les deux semaines (+ cours durant la Semaine Smart ; + éventuellement le 8/11)
Examen oral = mini-colloque (examen public)
 Calendrier de l’examen
- Avant le 4 octobre : choix des sujets et formation des groupes
- Avant le 18 octobre : première bibliographie et prise en main du sujet
- Avant le 1 novembre : problématique et argumentaire
- 15 novembre : présentation orale de l’avancement des travaux
 première présentation orale pour faire le point sur notre bibliographie et la
problématique qu’on aura décidée (10 min)  quel sujet, quoi dit sur ce sujet,
comment on l’observe nous-mêmes par rapport à ce qu’on a lu sur ce sujet ? Si
observations différentes, alors pourquoi divergence ? Quelle problématique ? Et
comment on envisage d’y répondre ?
- Avant le 29 novembre : structure définitive des présentations
- 13 décembre : présentation publique des travaux (14h-17h)
L’évaluation est individuelle. Elle porte essentiellement sur le fonds de la présentation, mais
également sur sa forme et sur la participation aux questions lors des autres interventions.
- Présentation de 20 min (6-7 pages) avec du contenu scientifique. Pas de part écrite
demandée par le prof et cotée. Mais c’est bien sûr nécessaire comme support pour la
présentation orale.
- En général, les travaux qu’on présente en bac commencent par « le contexte ». Le
problème, quand on commence par des considérations très générales, c’est qu’il n’y a
pas de lien fort entre ce contexte et la question. À partir de là, le traitement qu’on fait
de notre sujet s’en trouve affaiblit.  Ne jamais commencer par les contexte général
(ou 1-2 lignes !).
- Image à garder en tête : l’enquête. Les propriétés doivent susciter des questions. On
doit retourner l’objet dans tous les sens. Une fois qu’on a pu se poser des questions,
tenter d’y répondre par un raisonnement logique : et là, le contexte général peut
apparaitre, de manière structurellement liée à notre enquête. Cela donne qqch de
beaucoup plus convaincant.
- Donnée historique VS fait historique (factum : fabriqué, construit, élaboré par les
historiens)  les mêmes données peuvent devenir des faits très différents selon la
manière dont on les regarde. Il faut passer d’une connaissance générale à une
connaissance scientifique.
- L’argumentaire doit être justifié, cohérent.
- Il faut faire attention à essayer de définir ce dont on parle ! Les systèmes de notation,
qu’est-ce que ça indique (des degrés, des hauteurs, …) ?
Si questions : bureau du prof b. 165.
Le sujet vu au cours sert à présenter des questions méthodologiques et des questions de
problématisation. La problématique est la porte pour arriver à des questions de fond dans un
travail tel que le mémoire.
Envoyer un mail au prof à partir de l’adresse mail UCL : dire nos compétences extra-
musicales et surtout linguistiques (italien, latin, …) + compétences musicales.
Les PP seront sur Moodle.

Présentation du sujet du cours

Le sujet du cours est basé sur un récit de voyage. Publié en 1578, ce récit relate l’expérience
d’un voyageur protestant, Jean de Léry, qui a séjourné pendant 6 mois dans une éphémère
colonie française au Brésil, dans la baie de Rio de Janeiro. C’est le moment où les Européens
découvrent la notion de cannibalisme, laquelle est à l’origine du discours à ce sujet dans les
Essais de Montaigne et des discours sur le mythe du « bon sauvage ».
Il n’y a alors pas de musique écrite dans cette région. Puis, d’un coup, avec l’édition de 1578
sont transcrites de petites mélodies, reproduites au fur et à mesure des éditions. La
transcription de ces mélodies dans l’ouvrage d’un auteur européen est vécue comme la
naissance de l’ethnomusicologie ; ce sont les premiers relevés faits par un européen d’une
musique autre, venue d’une population qui n’avait soi-disant jamais eu aucun contact avec les
Européens. En réalité, il y avait déjà une première population métisse au Brésil, donc ce
n’était pas le premier contact. De plus, les Portugais étaient déjà présents à proximité.
Ce qui nous intéresse, ce n’est pas la transcription d’un chant d’Amérique du Sud au 16e
siècle (passage de l’oral à l’écrit et d’une culture à l’autre), mais plutôt le devenir de ces
mélodies : comment ont-elles été perçues au cours du temps ? Elles sont toutes différentes,
elles ont évolué, elles ont voyagé jusqu’au 20e siècle.
Pourquoi avoir choisi ce sujet ? Parce qu’il présente des objets très complexes.
Inévitablement, la rencontre entre des cultures musicales très éloignées donne lieu à des
interprétations très différentes, chacun tentant de donner une interprétation historique de ces
mélodies. Toute cette complexité repose sur des oppositions binaires :
- Civilisé VS sauvage
- Culture VS nature
- Écriture VS oralité
- Musique VS bruit
- Cannibale VS Bon sauvage : parler de l’autre implique des modèles de pensée qui ne
relèvent pas de l’observation mais de l’accumulation des analogies. Tout ce qui est
lointain et flou donne lieu à une observation floue. Ces deux modèles se croisent au
travers de ces mélodies.
On parlera de la question de l’altérité, de l’autre. C’est pourquoi ce cours s’intitule
« Xénologies musicales ». Xénos (l’étranger) + logos (le discours, la raison) = la xénologie =
comment une population donnée va se positionner par rapport à une autre et produire un
discours spécifique.

Thématiques du cours

1) Bruit/musique et cannibale/bon sauvage : enjeux des représentations de l’altérité


sonore
Les musiciens européens qui se sont emparés de ces petites mélodies leur ont attribué des
valeurs extrêmement différentes. Elles sont le témoin du positionnement de chacun face à
l’altérité musicale.
2) Diffusion, reproduction et transformation : enjeux d’une tradition écrite
Dans nos régions, la musicologie est entièrement fondée sur la conception de l’écrit. Cela
pose de gros problèmes épistémologiques quand on cherche à aborder des questions de
tradition non écrites. Remarques à propos de la notation musicale :
- Le véhicule de l’écrit est indissociable de la culture orale qui va avec (ex : si on ne sait
pas à quoi doit ressembler un « Adagio », le mot en lui-même ne nous explique pas
grand-chose ; idem pour quelqu’un qui apprend le jazz via une méthode écrite sans
jamais en avoir entendu).
- Charles Seegers, Prescriptive and descriptive notation. On peut essayer d’utiliser une
notation plus descriptive que prescriptive qui pourrait essayer de décrire au plus
proche la réalité musicale qu’il y a derrière (ex : surcharge d’informations à propos du
tempo, des 1/3 ou ¼ de demi-tons en plus ou en moins, …).
- Certains signes ont une valeur iconique (ex : signes qui indiquent que telle partie du
texte est chantée, …)

3) Les notations de Léry dans les xénologies des musiciens européens


4) Les statuts de la notation musicale : présentation, représentation, sémiophore

Exemples de sujets sur lesquels on pourrait être amenés à travailler :


Sujet I : l’instrumentarium du lointain dans la théorie musicale européenne du 17e siècle
Objet : critique de la valeur et fonction des représentations d’instruments extra-européens
(cordes, vents et percussions) dans deux traités majeurs de musique européenne. Ex :
Pourquoi, dans un traité de musique européenne, Praetorius estime-t-il intéressant de
représenter tels instruments étrangers ?
Ce sont les deux plus grands traités de musique européenne. Travailler sur ce sujet
impliquerait de les lire un peu (français et allemand), mais la partie qui nous intéresse
vraiment est la dernière partie, qui est une série de planche et les petites indications qu’il y a
en dessous.
Questions à se poser :
- D’où viennent les informations ? En ayant vu directement l’instrument, ou par dessin,
ou par ouï-dire. Chaque fois, le degré de similitude par rapport au vrai instrument
change. NB : fin du XVe, des instruments arrivent en Europe, soi-disant gabbons, mais
ce sont des faux.
- Ces représentations sont-elles crédibles ?
- La géographie peut sembler assez floue. Il faut tenter de comprendre.
- À quoi ça sert d’illustrer la musique européenne avec des instruments qui n’ont a
priori rien à voir avec la culture européenne ?
Sujet II : représentations musicales du monde ottoman au XVIIe siècle
Le monde ottoman est celui avec lequel les européens ont été le plus en contact au XVIIe
siècle. Au XIIIe, les Turcs s’installent dans le monde grec et chrétien. Avec la 4e croisade, où
les chrétiens renversent Constantinople, les ottomans sont là en contact direct. Le Turc est, le
« frère ennemi », il n’y a rien de plus proche dans ce qui est étranger. Plein de gens sont
bilingues et parlent couramment latin et italien.
Document de Kepler : Kepler, réfugié à Prague, entend des prières ottomanes et essaie de les
reproduire. Attention, les altérations ne valent que pour une seule note. Cette transcription
n’est pas de la musique turque. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi Kepler utilise ce modèle
pour rendre compte de qqch qu’il n’a pas les moyens de rendre compte ? Pourquoi ce chant
religieux, cette prière, se retrouve dans un traité sur l’harmonie des sphères ?
Document de Donà : appendice à la suite d’un exposé sur la poésie turque. Environnement
vénitien (qui vient de perdre ses possessions orientales) : la partie grecque qui faisait partie de
l’empire vénitien passe sous domination ottomane. À la fin du 17e, Donà publie un recueil de
poésies et chants turcs traduits en italien, comme si c’étaient des madrigaux, et à la fin il
rajoute une annexe avec une série de transcriptions musicales. Toutes ont une partie de basse
vierge. Cela pose question. Il faut tenter d’aborder ce problème en allant plus loin que « ils
n’ont pas eu le temps de faire la musique ». Il y a une explication psychologique, idéologique
derrière. Ensuite, la musique peut-elle se rapporter à qqch de turc ou pas ?
Document de Schweigger : assez difficile à traiter et un peu anecdotique.
On peut opter pour une étude diachronique entre ces documents. Quels rapports au son turc,
quelles différences dans le temps ?
À prendre en compte aussi : Bobowski (?). Un lituanien protestant se fait enlever par les
Tartares. Prisonnier, il devient maitre de musique du sultan. Il se convertit à l’Islam. Il
transcrit plein de musique ottomane sur portée avec son savoir-faire européen. Au moins un
manuscrit est accessible sur Gallica.
Sujet III : représentations musicales du royaume de Siam (Thaïlande) au 17e siècle
Objet : critique de la valeur et fonction de deux transcriptions d’airs thaïs publiés à la fin du
17e siècle. Un des deux airs se présente avec une basse continue qui respecte le style et les
nécessités théoriques français. Est-ce donc encore un air thaïlandais ?

Vers une problématique

Pour tenter de poser la problématique du sujet que nous voyons ensemble au cours, il faut
aller voir du côté de la « fin de l’histoire », au moment de l’Exposition universelle de 1889.
C’est un moment fondamental en musicologie, car c’est là que Debussy entend pour la
première fois du gamelan (ensembles d’idiophones composés de lamellophones en métal ; ce
style typique joue sur des structures temporelles très longues et de grandes improvisations
rapides). C’est la première fois qu’un musicien européen entend une musique totalement
étrangère, composée de sonorités inédites (le gamelan suppose une division de l’octave par
cinq). Debussy, enthousiasmé, change radicalement son écriture et cette découverte à l’Expo
universelle fonde toutes ses tentatives d’écriture en gammes par ton, sa remise en question des
notions tonales, etc.
Cependant, ce n’est pas le seul événement qui nous intéresse. Dans les expos universelles,
chaque pays qui a une organisation politique forte est représentée. L’Expo a une fonction
diplomatique avant tout. Le Brésil, devenu une nation indépendante, met en place son
pavillon et expose ce qui lui semble caractéristique de son pays. Une petite plaquette avait été
rédigée à l’occasion. On y trouve, dans la section « musique », les cinq petites mélodies
supposément entendues en 1556 et publiées en 1585. C’est important à prendre en compte :
des Brésiliens qui veulent représenter leur pays utilisent de la musique imprimée trois siècles
plus tôt au lieu de faire venir des musiciens actuels…
Entre la première publication de ces mélodies (16e siècle), la plaquette rédigée pour l’Expo, et
un relevé fait au Brésil par un auteur de 1820, il n’y aurait soi-disant rien qui n’a bougé, selon
un certain Mr Spix. L’auteur de la plaquette utilise donc Spix comme autorité pour montrer
que ces chants sont bien authentiques, puisque qqn qui s’est rendu chez les Indiens aurait
entendu « la même chose » en 1820. Cette personne se réfère à l’édition de 1594 pour dire que
la tradition est immuable.
Remarques importantes à propos de la perception de l’altérité musicale :
1) Il y a des réalités humaines profondes derrière tout cela. La seule explication plausible
à ces événements étranges est la suivante : l’appréciation d’une musique
« sauvage » ne repose pas sur l’appréciation de ses qualités propres, mais sur une
appréciation qu’ils en ont a priori. Tout découle de l’idée que les peuples
« primitifs » n’ont pas évolué (cf. musées d’art « premier »). Derrière cette idée, il y
a Hegel et sa philosophie de l’histoire. Cela repose sur un syllogisme : le sauvage a
une culture strictement orale. Or, s’il n’y a pas d’écriture, il n’y pas d’histoire. Donc le
sauvage n’a pas d’histoire. Et s’il n’y a pas d’histoire, il n’y a pas d’évolution ! On
retrouve cette même idée dans le fait qu’on pourrait récupérer chez des peuples
lointains « non évolués » des traces des instruments distants de nous dans le temps et
qu’on a perdus, puisque ceux des peuples « primitifs » n’auraient pas évolué. Ces
peuples, qui sont pour nous l’altérité absolue, n’auraient pas d’histoire. L’imaginaire
sous-jacent à ce modèle de pensée est celui du paradis perdu. On peut donc toucher à
des questions vraiment importantes au travers de petites mélodies de trois notes…
2) Le deuxième modèle de la perception de l’altérité musicale se comprend par l’exemple
suivant : certaines musiques péruviennes ont été harmonisées pour trois saxophones
pour présenter la musique indienne à un Congrès américanistes. Cela nous montre bien
que, dans la psychologie du 19e siècle, le sens propre d’une musique sauvage ne
réside pas dans sa matérialité. C’est simplement une idée. L’essence des choses
n’existe pas dans la matière. En conférant à une idée une matérialité plus puissante
(ex : l’harmonisation pour trois saxophones), cette idée reste préservée. Autres
exemples : l’ajout de la basse continue sur un chant thaï ; au début du 20e siècle : on
n’envisageait pas de présenter des chants folkloriques sans accompagnement de piano.
Il y a des enjeux derrière : conférer une puissance que le chant seul n’avait pas malgré
son authenticité.
La valeur authentique conférée à la fin du 19e à ces mélodies imprimées au 16e a eu pour
conséquence de les faire reconnaitre comme « le vrai chant sauvage ». Or au 19e émerge un
compositeur qui cherche justement d’autres modèles pour représenter le chant sauvage :
Heitor Villa-Lobos. Il organise un concert et, au milieu de son programme, il fait apparaitre
trois petites chansons, dont la première utilise deux des petites chansons copiées par de Léry.
Villa-Lobos ne s’appuie pas complètement sur la source de 1585 : le contour mélodique est
très différent, une échappée de tierces manque, ... En réalité, il a pris la première Histoire de
la musique du Brésil et a repris telles quelles les mélodies écrites par Pereira de Melo (1908).
Villa-Lobos, pour écrire une pièce sur de la musique indigène du 16e, utilise donc une source
du 20e siècle. Cela a des grosses conséquences. En effet, dans son Histoire de la musique,
Pereira de Melo n’a pas publié les 5 mélodies : il en a choisi 2, celles qui ont été justement
reprises par Villa-Lobos. Ce sont deux mélodies qui n’ont rien à voir entre elles, qui
correspondent à des moments de la vie complètement différents. Elles sont séparées d’une
centaine de pages dans la version originale, et ça devient d’un coup une seule pièce.
Ceci a de nouvelles conséquences : 20 ans après que cette pièce ait été composée par Villa-
Lobos, un certain Léopold Stokowski (chef d’orchestre anglais) part au Brésil et prend la
décision de faires des enregistrements de musiques brésiliennes authentiques. Il contacte
Villa-Lobos en expliquant son projet de trouver des musiciens authentiques capables de jouer
de la vraie musique brésilienne. Or, c’est quelque chose qui reste relativement étranger à
Villa-Lobos. Il cherche donc un autre musicien authentique. Il trouve un compositeur de
musiques traditionnelles, qui demande 100 dollars à Villa-Lobos pour organiser l’événement.
Les enregistrements se font, et deux ans plus tard sort chez Columbia « Native Brazilian
Music » sous la direction de Stokowski. Tout le patrimoine se trouve représenté (notamment
les macumba : traditions liées au syncrétisme entre traditions africaines et brésiliennes ; …).
L’ensemble de l’enregistrement est produit par des musiciens qui a priori respectent les
traditions représentées. Or, quand on documente la musique de ces populations, on obtient
quelque chose de radicalement différent.
Le résultat de cet enregistrement est commenté : « un groupe de chants indigènes (natifs) et
mystiques arrangés par Villa-Lobos et chantés par un groupe de chanteurs brésiliens
indiens ». La tradition compositionnelle y est donc clairement identifiée (tradition
occidentale : chants arrangés par Villa-Lobos).
Remarques :
1) L’authenticité n’est pas revendiquée par la source mais par les chanteurs – par
leur origine ethnique, et non culturelle (on entend bien que ce sont des voix
formées selon la tradition vocale européenne). On pourrait objectivement penser
que la part d’authenticité de ce chant est minime : il s’agit de l’origine ethnique des
chanteurs ! L’authenticité est extrêmement ténue. Stokowski se moque du monde ?
Villa-Lobos, qui avait un grand intérêt financier, se moque de Stokowski ? Ces
questions se posent, parce qu’on se trouve devant un problème d’authenticité.
2) Peut-être la question d’authenticité n’est-elle opérante que dans le contexte
idéologique qui est le mien ?
Il y a des enjeux idéologiques très forts et puissants derrière tout cela. L’érudition doit nous
amener à des questionnements qui sont derrière l’évidence. Il faut pour cela renoncer à des
concepts auxquels on est habitués pour trouver le point d’entrée qui nous permet d’aller au-
delà de ce qu’on voit (enjeux politiques, enjeux humains, enjeux éthiques, …).

Critique des sources

La distinction entre les points de vue étique et émique (ou comment contourner le dilemme
objectivité/subjectivité) permettent de qualifier le positionnement qu’on va prendre face à
un même objet culturel. L’objet peut changer de valeur selon qu’on considère le texte
comme authentique ou non, immuable ou non, … Selon la position que l’on adopte, l’objet
change.
La distinction provient de celle opérée par Saussure au niveau du langage :
- Point de vue phonologique : les sons distincts n’ont pas de valeur en eux-mêmes. Ils
prennent sens en se différenciant des autres sons.
- Point de vue phonétique : rapport avec l’acoustique.
Pike propose d’utiliser les distinctions de Saussure :
- Étique : la valeur de la description est valide hors contexte. Aujourd’hui, cela est
réduit à : produit par l’observateur  « externe ».
- Émique : la valeur d’une description est déterminée par le contexte d’observation.
Aujourd’hui, cela est réduit à : produit par l’acteur  « interne ».
Appliquons la théorie à notre cas particulier. On peut objectivement observer que ces petites
mélodies ne sont pas des chants d’origine, mais une fois qu’on a dit ça, on ne va pas plus loin.
Or, d’un point de vue émique, on se demande si ces représentations, mises dans la
psychologie d’un auteur du 17e siècle, n’acquièrent pas une valeur tout à fait différente…
L’objet que nous avons entre les mains dans le cadre d’un travail est complexe, c’est un objet
humain, qui change de valeur dès qu’on le retourne. Penser à la distinction entre étique et
émique nous rappelle qu’il faut retourner des objets avant d’obtenir les bons angles d’attaque.

Suite de la problématique

Le sujet que nous traitons est très connu, mais il n’y a pas eu de réelle étude musicologique
sur cela.
Rappel : ces 5 mélodies posent énormément de questions. Quatre siècles après qu’on les ait
entendues au Brésil, elles ont servi à Stokowski comme preuve de l’authenticité du chant
brésilien, alors que cela apparait sous l’arrangement de Villa-Lobos. De plus, l’agencement de
ces mélodies a légitimé l’idée qu’une source écrite est aussi valable qu’une source orale.
L’idée du sauvage privé d’histoire est un leitmotiv très récurrent dans les ouvrages européens
(« l’étranger n’a pas d’écriture »). L’écriture, c’est la condition du progrès. Or, puisqu’on a
l’idée que l’étranger est arriéré, il ne peut pas avoir l’écriture. Sur ces modèles
épistémologiques européens, s’est développée l’idée qu’en allant loin dans l’espace, on va
connaitre l’histoire de l’Europe ; ça a également légitimé le colonialisme (si l’autre est
incapable de progrès, on a toute légitimité à le leur apporter). Il y a tout cela derrière ces
petites mélodies.
Revenons à la source. Ces mélodies n’apparaissent qu’en 1585, dans la troisième édition du
voyage, dont la première édition date de 1578. Or cette première édition apparait presque 30
ans après le voyage de l’auteur. Pourquoi ce délai ? Qu’est-ce que ça implique ? Cette
musique a-t-elle été mémorisée pendant si longtemps ? Ou prise de note, mais pourquoi
n’apparait pas dans la première édition alors ? Ce qui pose question aussi, c’est la notation.
Tous les systèmes musicaux ne sont pas octaviants, ou quintoyants. Quelle hauteur sous-
jacente y a-t-il derrière ?
Puisqu’on a eu 2 éditions avant que ces mélodies apparaissent, à quoi servent-elles ? Ce récit
a fonctionné sans musique pendant 7 ans. Pourquoi ajouter de la musique, et faire fonctionner
différemment le récit, 7 ans après ? En fait, en l’espace d’une dizaine d’années, le récit de
Jean de Léry existe sous des formes extrêmement nombreuses (différentes langues), et à
chaque fois sans musique.
Origine du récit : volonté politique d’Henri II de créer une colonie dans le Nouveau-Monde.
Le roi de France organise des missions d’exploration puis de colonisation. Il y a aussi les
guerres de religion entre huguenots et catholiques (apothéose à la saint Barthélémy en 1572).
Au milieu du 16e siècle, Henri II nomme un huguenot comme amiral de France ; donc tous les
grands ports sont sous le contrôle d’une même personne, un huguenot protestant. Cet amiral
organise les trois premières tentatives de colonie française par les huguenots. Au début du 16e,
on cherche encore un passage vers l’Asie. Les français prennent ça en charge.
- Première installation des Huguenots en 1540 ; c’est un désastre.
- Deuxième tentative en 1555 pour fonder la France Antarctique (= de l’autre côté de
l’arc, du globe terrestre = le plus loin qu’on connaissait à l’époque = le Brésil). Ça se
passe assez mal aussi. Installation dans la baie de Rio de Janeiro, mais à cause de
conflits ça s’arrête.
- Troisième tentative pour fonder la Nouvelle-France floridienne, sur les côtes de
Floride. Mais intervention immédiate des Espagnols qui massacrent tout le monde.
Pour comprendre l’importance de ces tentatives et comprendre le récit, il faut comprendre
comment ça s’est passé. L’expédition comptait 600 personnes ; parmi eux, un jeune prêtre
catholique. Ils arrivent en novembre. On imagine toujours ces efforts de colonisation comme
des contacts entre deux groupes (français et indigènes). Mais c’est beaucoup plus compliqué :
quand les Français arrivent au Brésil, ils découvrent les Indiens qui ont leur histoire et leurs
conflits internes. En 1500, quand les Portugais avaient commencé à coloniser les populations,
ils ont choisi leur camp parmi les Indiens. Ils espèrent que les prochains colonisateurs les
soutiendront contre leurs ennemis, or ce n’est pas toujours le cas… Les Français s’allient avec
les groupes Indiens ennemis des Portugais.
Le premier auteur d’un récit sur cette colonisation, André Thevet, le prêtre catholique, tombe
malade et repart l’année suivante, en janvier, après être resté quelques semaines au Brésil.
Un cordonnier, Jean de Léry, arrive après que le prêtre catholique soit reparti. Dès leur arrivée
en mars, ils rentrent en conflit avec les protestants sur la valeur de l’Eucharistie. Les traditions
catholiques, qui affirmaient la transsubstantiation, se sont retrouvés face aux protestants qui
voulaient voir dans ce geste un symbole. Il y a un tel conflit que les nouveaux arrivants
calvinistes sont éjectés de la colonie. Jean de Léry en fait partie. Ils fuient à l’intérieur des
terres. Pendant plusieurs mois, ils font l’expérience de la vie indienne. À ce moment, ça fait
50 ans qu’il y a un contact entre les deux parties du monde. Un certain nombre de marins ou
de colons d’origine carcérale ont déjà produit une population métisse et bilingue. On avait
donc des traducteurs métisses. Quand Jean de Léry et les autres fuient, ils apprennent donc
beaucoup de choses. Ils sont rapatriés en 1558. Deux ans plus, tard, les Portugais rasent la
colonie française.
De cette aventure, un certain nombre de récits nous sont parvenus (voir PP) :
- André Thevet (1557) : Les Singularités de la France Antarctique, autrement nommée
Amérique, et de plusieurs terres et îles découvertes de notre temps.
NB : au 16e, le Canada et l’Amérique sont deux choses différentes.
Ce récit est publié avant le retour de Jean de Léry.
- Nicolas Barré (le pilote de la mission) (1558 : moment où Jean de Léry rentre)
- Thevet (1575)
- De Lery (1578) : il publie son récit de voyage en réponse à la cosmographie de
Thevet.
- De Léry, réédition (1580)
- Thevet : il répond par une nouvelle publication (1584)
- De Léry (1585)  là qu’apparaissent les petites mélodies ; c’est une réponse à ce qui
précède, sans musique.
- Thevet (1588) : titre qui mentionne deux voyages alors qu’il n’en a fait qu’un. Il s’agit
d’une réponse à ce qui précède.
En voyant cela, on constate que les trente années qui nous semblaient gigantesques sont en
réalité pleines de discours. Il va falloir les interroger.
Tout cela pose d’autres questions.
1) L’enjeu narratif, où est-il ?
Cette somme des questions-réponses s’appuie deux réalités très différentes :
- Thevet est resté deux mois, il était malade au bout de trois semaines
- De Léry est resté 10 mois, vite chassé de la colonie et passé du temps avec les indiens.
Expériences humaines différentes. Ils ne se sont jamais croisés au Brésil. Thevet avait déjà
publié avant que de Léry rentre et prennent la parole.
Ces récits sont une succession de réfutations. « C’est ça qui s’est passé » ; « Non, c’était pas
comme ça mais comme ça ». Ces polémiques sont alimentées par de nouvelles preuves
contradictoires.
2) Quelle est la nature de ces preuves ?
Très différentes chez les deux hommes.
- Thevet tend à la surenchère et fait sans cesse recours à Pline, à L’histoire naturelle
(pleine d’animaux fantastiques) et à plein de sources secondaires (il veut faire une
cosmographie, parler du monde entier).
- Léry tend à ne se référer qu’à lui-même ou à des témoins oculaires.
3) Quelle autre différence entre ces deux intellectuels ?
L’un est prêtre catholique ; le second est huguenot et se fera pasteur une fois rentré à Genève.
Or, la Saint-Barthélemy apparait très tôt dans cette succession de récits… Il faut prendre en
compte ce facteur religieux…

Cette idée de preuve et de démarche historiographique est fondamentale. On ne peut


comprendre ces discours sans prendre qqch en compte. Quand Thevet cite les animaux
fantastiques lus dans l’ouvrage de Pline, ça nous parait incohérent ; mais rien ne nous dit que
ces auteurs avaient le même rapport à la vérité que nous. Le modèle historiographique de
base, c’est Hérodote, et Cicéron (« l’histoire est un art oratoire). Un autre dit que l’histoire est
là pour raconter, et pas pour prouver. Ce sont les juristes qui tentent de prouver en ayant
recours aux documents (« c’est vrai parce que c’est écrit » VS « c’est vrai parce que c’est bien
dit »). Sous l’Ancien Régime, il n’y a pas de code civil, de code écrit. C’est la coutume qui
régit le niveau juridique de la société. Il est important d’écrire des preuves car elles vont
remplacer nos codes d’aujourd’hui. C’est donc naturel que des juristes qui entreprennent de
faire de l’histoire procèdent de la sorte. Mais en 1628, on voit une forte résistance à cela. On
est encore très rattaché à la vision de Cicéron. C’est l’émergence de ces deux modalités
historiographies qui explique la différente de narration entre Thevet et de Léry. Ces deux
modèles historiographiques sont deux régimes de vérité différentes.
Il y a aussi des oppositions géographiques. Représentation cosmographique du monde VS
représentation régionale, topographique.

Rappel
L’apparition des mélodies en 1585 arrive dans un concours de circonstances complexes :
guerres de religion (catholicisme VS protestantisme : volonté de faire une colonie protestante
au Brésil), querelles « médiatiques » entre deux éditions successives entre des publications de
Thévet. Elles ont à voir avec un discours de vérité selon deux modèles historiographique
(faire de l’histoire pour raconter, vérité oratoire VS vérité étayée par des preuves). Les deux
modèles existent et avaient au 16e leur légitimité historiographique.
Sur partition, on constate que cette musique « ne marche pas » : des notes posent problème.

Contexte narratif

La première mélodie apparait en 1578 dans un passage qui est désigné « Canidé » par la
manchette (texte dans la marge ; ça servait pour se repérer dans le texte, comme des notes
marginales, mais c’est plutôt une sorte de table des matières distribuée tout au long du texte).
On y parle d’un oiseau au plumage azuré. La première chose qu’on y apprend, c’est que ce
texte « Canideum … » est le sujet de chanson. Les indiens chantent souvent sur cet oiseau. On
a à nouveau un discours de preuve perdue : « j’ai vu ça, j’en ai apporté la preuve et elle a
disparu » ; « j’ai demandé à mon ami de dessiner ce qu’il avait vu mais il a refusé ». On a
toujours cette dynamique de justification de la preuve matérielle qui n’est plus là.
En 1585, ce passage est transformé. La partition apparait après les mots : « selon cette
musique ». le discours a changé fondamentalement. Ce texte qui n’était que la matière de
chansons non définies devient la chanson elle-même. C’était exprimé sous mille formes
potentielles, mille chants des sauvages, et ça devient ici LE chant des sauvages. De plus,
visuellement, il y a une grande transformation aussi : autre paragraphe (réarticulation du
discours) au moment où on parle de la chanson. L’insertion de la musique refocalise le
discours.

Quant à la deuxième mélodie, elle apparait dans un passage qui parle d’un poisson. Dans
l’édition de 1578, il est dit que les indiens chantent souvent sur le thème d’un gros poisson.
Dans l’édition de 1585, le même texte apparait avec de la musique. Alors que le gros poisson
était l’objet propre du propos, dans cette nouvelle édition l’objet est réorienté sous la portée.
La matière des chansons est, ici aussi, transformée en chanson elle-même.
Troisième mélodie. « Le murmure de ceux qui barbotent leurs heures » = les catholiques qui
font la prière des heures. L’auteur ne rate pas une occasion d’en jeter sur les catholiques. Il
évoque ici une rumination sonore dans les prières. Souvent, il met en parallèle les indiens et
les catholiques, tant dans leurs pratiques musicales que dans leurs mœurs. Dans la manchette,
« Chantrerie des sauvages » qui indique le fait de chanter tous ensemble. Puis « Hurlements et
contenance des femmes sauvages ». Dans l’édition de 1585, la musique intervient sur la
simple interjection « he, he, he, he ». C’est très fortement musicalisé. La manchette s’est
également déplacée à côté de la portée, ce qui fait que l’interjection devient le chant lui-même
(la « chantrerie »). Mais l’interjection des femmes reste associée au « hurlement », de
nouveau à cause de la manchette. La narration dit que les deux interjections sont la même
chose, tandis que la mise en page dit autre chose.
Quatrième et cinquième mélodies. On retrouve le registre de la « preuve perdue », à cause de
la nature même du fait sonore (« il me semble que je les aies encore à mes oreilles »). Dans
l’édition de 1585, ce qui était prononcé d’une voix rauque devient « un chant ». De plus, la
manchette a disparu. Face à ce genre de problème, il faut être prudent : ça peut être un oubli.
Mais le fait qu’une mélodie est apparue, ça reste remarquable. Ceci génère cependant un
paradoxe : en 1578, on était dans un registre mémoriel (comme c’est du son, on ne peut que
s’en souvenir) ; tandis qu’en 1585, on rapporte l’existence de la preuve perdue… Dès lors
qu’on note qqch, on change de registre ; ce chant revendiqué par l’oralité devient un chant
écrit. C’est d’autant plus fort que le passage continue, dans lequel l’auteur qui a fait traduire le
chant énumère : le lien aux ancêtres, aux ennemis, et à la mythologie (un certain déluge). Or,
à l’évocation du déluge, le calviniste se dit que ces indiens connaissent la Bible mais l’ont
oubliée. Cela légitimise l’évangélisation ! Mais cela est affaibli par l’écriture, puisque ça
contredit le fait qu’ils auraient oublié cette histoire…
Analyse / Interprétation de ces observations
Tout cela est souvent négligé par les chercheurs. Or, c’est extrêmement signifiant car cela
crée des petites distorsions narratives. On a un texte hétérogène (texte, manchettes, mélodies).
Il y a toujours, en plus du texte, le paratexte, le péritexte, et l’épitexte (> Genette).
- Paratexte : couverture, index, manchettes, … D’où viennent ces paratextes ? De la
volonté de l’auteur, ou de celui de l’éditeur ? Selon l’origine, cela change de
signification.
- Péritexte : propre au support matériel
- Épitexte : toutes les infos qui interagissent, créent de l’intertextualité avec ce texte,
sans être matérialisé avec lui (ex ici : l’opposition avec les œuvres de Thévet, puisque
les textes de Léry sont une réponse à ceux de Thévet).
Péritextes (dans l’édition de 1585)
- Page de titre : « avec les figures revues, corrigées, augmentées » (les musiques en
font-elles partie ? Ce sont des figures ?) ; « recueillies sur les lieux par Jean de Léry »
(indéniable discours d’authenticité »
- Avertissement : aucune des insertions musicales n’est marquée d’un astérisque.
Comment peut-on interpréter ça ? L’imprimeur aurait fait la même erreur 5 fois de
suite ? Ou bien, on prend en considération que ce qui est marqué d’un astérisque sont
des matières nouvelles, ajoutées, et pas reformulées. Ces mélodies ne seraient pas de
l’ajout de texte mais de la reformulation, alors… Mais il y a des distorsions narratives
importantes à cause de ces ajouts !
- Table : « Chantrerie des sauvages » renvoie à 5 numéros de page (ces tables sont faites
en fonction des manchettes). Donc les 5 mélodies sont désignées ici comme des
chantreries, or les deux premières ne l’étaient pas.
Structure de l’ouvrage
Le récit est constitué sur un modèle classique qui s’oppose au fatras de Thévet. Léry organise
son discours en distinguant une « Histoire naturelle » (on raconte la nature, un état du monde)
et une « Histoire morale » (un état des hommes).
On trouve également un glossaire bilingue qui reprend l’essentiel du vocabulaire, sauf le
vocabulaire qui apparait dans les chansons. Le texte de ces chansons n’apparait pas dans le
langage connu de l’auteur.
Dans la partie consacrée à l’histoire naturelle, l’homme en haut, la nature en bas, et tout ce qui
en-dessous sert l’existence de ce qui est au-dessus (ressources existentielles et matérielles).
Deux des mélodies, celles qui évoquent des animaux, se trouvent dans cette partie. C’est
étrange.
Évocations du sonore dans l’ouvrage
Pour comprendre le sens que peut avoir l’insertion de ces mélodies dans cette structure
narrative, il faut se demander comment le sonore intervient dedans. On peut faire un relevé de
tout ce qui a un rapport au bruit :
- Instruments : cors à pavillon (instruments liés à l’art de la guerre, faits à partir de
matériaux humains), hochets (servent de jambières), maraca
 L’auteur a conscience tout de suite que les maraca sont des instruments religieux, mais
il est incapable d’attribuer aux ossements humains la valeur d’instruments religieux
(comme on le comprend aujourd’hui)
Si on regarde la distribution des descriptions sonores, on voit qu’elles sont placées à des
endroits très spécifiques. Il reconnait le maraca comme instrument religieux, DONC il le lie à
la consommation d’alcool, car il se moque souvent des prêtres catholiques en disant que ce
sont tous de gros buveurs. Le chant aussi est fréquemment associé à l’alcool ; aussi chant de
prisonnier, chant rituel, et chant thérapeutique/lamentations (+ thématiques de l’oiseau et du
poisson). Montaigne citera la chanson de prisonnier à laquelle de Léry fait référence.
Montaigne montre pour la première fois que le cannibalisme n’a aucune fonction alimentaire
mais symbolique. Or cette chanson du prisonnier n’est pas musicalisée par de Léry. Mais il
musicalise quelque chose qui n’a rien à voir avec le chapitre dans lequel les mélodies se
trouvent.
Deux types narratifs se mettent donc en place :
- Premier modèle en 1578 : fondé sur la preuve et l’observation.
- Deuxième modèle en 1585 : nouvelle forme discursive. Les cinq mélodies
(« chantreries ») introduisent une perspective différente, un plan qui contredit le plan
initial.

Textes et péritextes associés aux mélodies insérées en 1585


Dans l’édition de 1578, les mélodies apparaissent comme : thème, thème, interjection,
mélodie, prononcé d’une voix rauque. Donc une seule porte le nom de « mélodie ».
Ajouts au texte : discours différent. Presque toutes sont désignées comme de la musique. Idem
dans la table, tout est désigné comme des chantreries, de la musique  totale contradiction
avec l’édition originale.
Musique et chantrerie
Approfondissons avec des questions de vocabulaire. Musique est un terme polysémique. Mais
chantrerie est un terme moins commun. Cela désigne soit l’office du chantre, soit ce que
chante le chantre d’église. Ou la musique. Mais toutes ces définitions sont basées sur le fonds
littéraire catholique. Si on va voir du côté des protestants, par contre, on trouve autre chose :
« chantrerie » sous-entend « chant des églises catholiques », qui est celui des païens et des
idolâtres. Donc chez les huguenots, cela désigne le chant idolâtre des catholiques. Ex : un
prêtre qui honore des reliques est, dans la tête des protestants, semblable à un indien avec son
maraca.
Quelle valeur prend le terme « chantrerie » dans l’ouvrage de Léry ? Il fait très souvent des
parallèles entre le sauvage qui consomme de l’alcool, qui chante des choses qui relève de
l’idolâtrie, et le prêtre catholique. Donc ce terme pourrait prendre un autre sens… Mais on ne
peut pas trancher définitivement sur cette question.
L’écriture est la preuve de l’expérience. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour noter les
mélodies ?
Jean de Léry a une position très ambiguë à l’égard des Tupi : il y voit qqch de beaucoup plus
civilisé que ce qui est pensé en Europe, mais il a aussi un a priori négatif puisqu’il les
compare aux prêtres qu’il critique. Est-ce que ce livre serait une manière indirecte de critiquer
les prêtres… ?

Documents et monuments
Jacques Le Goff :
- Document : « choix de l’historien » (au sens d’un matériau sélectionné par le
scientifique)
- Monument : « héritage », ce qui sert à mémoriser (au sens d’un matériau produit à une
époque donnée et parvenu aux temps présents). Le monument devient un document
dès lors que l’historien le travaille. En effet, un ouvrage peut être autant un monument
(la mémoire de Jean de Léry léguée à la postérité) qu’un document, dès lors qu’on
l’interroge, qu’on pose des questions dessus. La tâche de l’historien est de décomposer
ce processus.
Michel Foucault :
- L’histoire ancienne « entreprenait de « mémoriser » les monuments du passé, de les
transformer en documents […] ; de nos jours, l’histoire, c’est ce qui transforme les
documents en monuments ».
- Document (objet statique) VS monument (objet dynamique)  lecture inverse par
rapport à Le Goff
Paul Zumthor :
- Documents : « fonction primaire du langage, déterminée par les seuls besoins de
l’intercommunication »
- Monument : « fonction secondaire, qui est proprement une fonction d’édification, au
double sens de ce mot : élévation morale, et construction d’un édifice ».
L’apparition des mélodies peuvent être prises comme des monuments de chants Tupi  pour
les mettre dans la mémoire (VS oralité). Mais on peut aussi comprendre ces mélodies (selon
Le Goff), comme… (?)

Rappel de ce qu’on a vu jusqu’à présent


On a cherché à comprendre quelle était l’influence de ces notations musicales dans la musique
de Léry. Les mélodies ont été insérées en 85 avec très peu d’ajouts musicaux. Pour analyser
ces ajouts, il a fallu analyser tout ce qui était de l’ordre péritextuel (les manchettes, les notes,
etc.)
Conclusions :
1) Cette insertion musicale produit un certain nombre de paradoxes narratifs et
historiques 
- Ça contredit la structure du récit articulé sur la dichotomie entre histoire naturelle et
histoire morale, alors que l’insertion de ces cinq mélodies sur des registres très
différents ; interjections, chant merveilleux inattendu, description, … Le fait de mettre
ces éléments très différents entre la matière de chanson et … sur le même plan
supprime totalement la dichotomie entre histoire naturelle et histoire morale. Tout est
mis sur le même plan. C’est ce qui permet à Villa-Lobos de prendre deux bouts de
cette mélodie et d’en faire une seule et unique pièce. Cette notation transcende la
structure initiale du discours.
- Ça contredit aussi le positionnement du protestant qui critique les catholiques et le
pape à travers l’image du sauvage (straniamento). Le sauvage est par nature qqn qui
n’a pas d’histoire donc pas d’écriture. Or, en écrivant musicalement une musique non
écrite, on crée un paradoxe.
2) Cette insertion de musique opère dans un cadre très particulier et sur une logique
démonstrative très différente entre deux auteurs qui publient l’un après l’autre. Thévet,
dans son dernier ouvrage, parle de « ses » voyages au Brésil, alors qu’il n’a passé que
trois jours sur place. André de Léry, qui prend la perspective plus moderne de la
preuve oculaire (c’est vrai parce que je l’ai vu) utilise ces mélodies comme preuve.
Conflits personnels, historiographiques, …

Regards sur ces mélodies


1ère :
- musique tritonique (seulement 3 degrés exprimés) avec une relative stabilité (ça
commence et finit sur la même note)
- rythme logique en terme de tactus (on retombe sur nos pieds à la fin)
- mais la combinaison clé-armure ne va pas du tout : il ne peut pas y avoir de ré b (ça
n’existe pas dans le système du 16e siècle)
2ème :
- de nouveau problème à la clé
- mélodie bicordale (2 degrés)
- rythmiquement ça tient la route
3ème (la 1ère de la cérémonie ; chant de l’histoire morale)
- bicordale mais inverse de la précédent (commence par le degré bas et finit sur le degré
haut)
- armure : un vrai si b à la clé
4ème (endroit le plus musical du récit, chant « harmonieux »)
- plus développé, quintes, tournures plus mélodiques
- la b à la clé ; or pas de la n’est joué (on n’en a donc pas besoin, il n’a rien à faire là)
OR ce la b n’est pas dans le système de l’époque
- une tierce entre le début et la fin, situées au milieu de l’ambitus (no degré haut ni
degré bas)
- il manque un temps par rapport au tactus
5ème
- simple récitation monocordale
- pulsation illogique
- la b à l’amure, joué ensuite
Quel sens donner à ces aberrations rythmiques et théoriques autour de la combinaison des clés
et des armures ?
- garder en tête que la notion de hauteur absolue est inexistante avant le 19e siècle
- technique d’impression : caractères mobiles, technique de Pierre Attaignant inventée
en 1528 (avant : xénographie, estampage ; ou méthode de Petrucci qui imprime
d’abord les portées en xénographie, puis la musique, puis le texte, ce qui demande une
extrême technicité). La technique de PA consiste à avoir sur un seul bloc
typographique l’ensemble des éléments : la portée et la note. Ce qui explique que les
lignes sont discontinues horizontalement. Cette impression est technologiquement plus
simple et moins chère, mais il faut énormément de matériel, aussi pour les armures et
les clés.
- L’éditeur/libraire (Antoine Chuppin) a imprimé : des écrits de dévotion, de la
littérature classique, des récits de voyage  toutes ces œuvres ont la propriété de se
vendre très bien pour des publics bien définis. Il n’y a aucune impression musicale !
Pas d’expérience en typographie musicale, ni même en musique probablement… Mais
il est compétent sur le plan technologique car il est capable de composer un grec, ce
qui implique aussi des caractères particuliers qui coûtent cher. Chuppin ne possédait
pas de caractères de musique quand il a imprimé la musique ; il devait les emprunter
ailleurs. Mais il avait la technicité pour faire des choses compliquées.
Conclusions
- C’est du matériel emprunté (càd loué) par qqn de compétent mais qui imprime de la
musique pour la première fois de sa vie, et rien ne nous dit qu’il possède déjà un jeu
complet. Rien ne nous dit qu’il avait assez de si b pour imprimer les choses telles
qu’elles. La faute est dans le bémol ou dans le clé ? S’il avait mis une clé d’ut4 ou
d’ut3 ailleurs, on aurait bien un sib. Mais changer les clés, ça change beaucoup le
contour mélodique, donc c’est important de se demander où est la faute (ça change
l’agencement des tons et demi-tons).
- En creusant la biographie de Chuppin, on s’aperçoit que la personne qui a avancé les
fonds pour imprimer l’ouvrage de Léry n’est pas le libraire mais une tierce personne :
Claude Juge. L’imprimeur était contraint à rendre des comptes à cet investisseur 
grosse contrainte économique sur la production de ce livre. Il doit donc faire qqch de
bonne qualité pour pouvoir le vendre et aussi faire qqch de rentable.
- Inexistence du ré b dans le système de l’époque. Or, d’un point de vue émique, dans
les milieux huguenots, ils n’ont pas le même système de solmisation. Leur système de
solmisation n’est pas octaviant.
- Hypothèse : ce n’est pas la valeur musicale de la notation qui vaut ; juste montrer que
c’est de la musique, même si ce n’est pas de la musique (illustration, comme dans une
BD) ; il y a des enjeux derrière tout ça, c’est une illustration qui a une fonction dans
tout un débat (preuves historiographiques pour valider la critique, oppositions
catholiques-protestants, …). C’est un système qui légitime l’ouvrage d’un point de vue
moral mais aussi économique (argument de vente : la narration est plus véridique s’il y
a de la musique).
- Dans la réédition de 1599, reproduction à l’identique, même la mise en page ; aucun
effort de correction. Dans l’édition de 1611, corrections mais ça ne marche pas non
plus. On préfère préserver la mise en page (valeur visuelle) plutôt que de corriger la
musique.

Résumé : en analysant les différentes éditions, on observe que l’essentiel des partitions ne
veulent rien dire pour un homme de la fin du 16e siècle parce que le système de « clé » et
« armure » n’est pas logique.
Le lecteur du 16e se retrouve donc devant de la musique qu’il ne comprend pas. Le fait que
cette notation n’ait aucun sens nous amène à poser la question : est-ce que c’est de la
musique ?
Les éditeurs ont changé la relation entre clés et bémols par rapport à ce qu’avait fait l’auteur.
La seule édition qui propose de la « vraie » musique est l’édition latin de Theodor de Bry en
1592. Or c’est une édition qui est très crue pour montrer le cannibalisme au Brésil, beaucoup
plus que celle de Léry.
En 1585, c’était plutôt une « image » de musique, qui servait à donner une idée de la musique.
Mersenne reprend les mélodies de Léry dans un moment où il tente de prouver l’universalité
du diatonisme. À quoi sert cette reproduction musicale et textuelle ?

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