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Caliban

Approche gothique du paysage canadien : « Death by Landscape »


de Margaret Atwood
Marcienne Rocard

Citer ce document / Cite this document :

Rocard Marcienne. Approche gothique du paysage canadien : « Death by Landscape » de Margaret Atwood. In: Caliban, n°33,
1996. Le GOTHIQUE et ses Métamorphoses. Mélanges en l'honneur de Maurice Lévy. pp. 147-156;

doi : https://doi.org/10.3406/calib.1996.1322

https://www.persee.fr/doc/calib_0575-2124_1996_num_33_1_1322

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Approche gothique du paysage canadien:
«Death by Landscape»
de Margaret ATWOOD

Marcienne ROCARD*

«Les spectres 'gothiques' ne sont pas des entités issues de


n'importe quelle lampe d' Aladdin ou des monstres créés par un
cerveau en délire, mais des ancêtres dont l'apparition théâtrale a la
sanction de Shakespeare. L'angoisse [...] a un évident goût de terroir.
1».
Les roman
ia'gothique'
lgn reste
a Nul n'oserait remettre en cause la
paternité du roman "gothique" soulignée par Maurice Lévy. Le paysage
anglais avec ses vieilles demeures hantées, ses châteaux à oubliettes,
ses abbayes en ruines, se prêtait remarquablement à un genre dont le
ressort principal demeurerait l'angoisse générée par le mystère et les
multiples manifestations de l'irrationnel. Mais qu'en est-il des espaces
vierges du Nouveau Monde, où l'architecture spectrale des silos à
grain et des raffineries de pétrole ne saurait guère abuser longtemps,
même la nuit, l'imagination du voyageur en mal de repères européens?
On se rappelle la réflexion désabusée d'Hawthorne à propos de la
«romance» et de la terre américaine si peu propice à l'éclosion du
genre: «a country where there is no shadow, no mystery, no
picturesque and gloomy wrong, nor anything, but a commonplace
prosperity, in broad and simple daylight, as is happily the case with
[his] dear native \md.»2 Mutatis mutandis , la remarque sceptique de
l'écrivain anglo-américain peut s'appliquer au gothique et à sa dérive
canadienne.

Potentiel gothique du paysage canadien


Bien que dépouillé des accessoires classiques du gothique
originel, l'espace naturel canadien n'en a pas moins ses zones d'ombre

Université Toulouse II
1 Maurice Lévy, Le Roman «gothique» anglais 1764-1824 Toulouse:
Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1968. VII-VIII.
2 Nathaniel Hawthorne, The Marble Faun. Preface, 590, in The Complete
Novels and
Library, 1937.
Selected Tales of Nathaniel Hawthorne. New York: The Modern
148 CALIBAN

et de mystère, et l'angoisse, proprement indigène, qu'il secrète est au


cœur de tous les récits de ceux qui l'ont exploré, affronté, puis habité
comme
sans jamais
hostile
peut-être
à l'homme
s'y sentir
à cause
véritablement
de la dureté
admis.du
Longtemps
climat etperçue
de la
difficulté des conditions de vie, la nature canadienne lui demeure
toujours étrangère et reste irrémédiablement autre, d'une inquiétante
altérité: «To enter the United States is a matter of crossing an ocean; to
enter Canada is a matter of being silently swallowed by an alien
country.»3
La relation du Canada à la nature s'exprime, en effet,
généralement en termes d'opposition entre le «self» et le «non-self»4,
d'un antagonisme irréductible qui oblige l'homme à de subtiles
stratégies de survie et qui a créé chez lui une «garrison mentality»5, un

besoin
d'aliénation,
rapport
dans l'art
frileux
à l'homme
et exacerbé
la
de littérature,
se qui
protéger
par
essaie
la une
d'un
vastitude
obstinément
environnement
visiondedu
l'espace
de
Nouveau
s'y
hostile.
et saMonde
intégrer,
démesure
Ce sentiment
a suscité,
moins
par

romantique que sinistre et négative; et si le mythe du Jardin, lié au


concept d'une nature maternelle, a bien pu illustrer l'expérience anglo-

américaine6,
convient le mieux
c'est à
certainement
l'aventure canadienne.
celui du «bush»,
La brousse
de laténébreuse
brousse, qui
et

non balisée dans laquelle le voyageur risquait d'être «bushed», de


s'égarer physiquement et mentalement, éveillait à la fois curiosité et
terreur, désir d'évasion et de transgression tous azimuts. Les
«coureurs des bois» des XVIIe et XVIIIe siècles vécurent le gothique
au jour le jour, bien avant que celui-ci ne fût récupéré par la littérature,
qui vit dans cette nature étrange et autre le symbole de pulsions
humaines souvent perverses.
Le rôle déterminant qu'a joué la géographie du Canada dans
son histoire et sa culture est indéniable; mais parmi les lieux
inhospitaliers à travers lesquels s'est déroulée l'aventure canadienne en
est-il qui offrent un terroir particulièrement propice au développement
d'une sensibilité gothique? La Prairie obsède l'écrivain. Il semble que

3 Northrop
Garden , Toronto:
Frye, «Conclusion
Anansi, 1971,to217.
a Literary History of Canada,» in The Bush

4 Toute l'argumentation du livre de Gaile McGregor, [The Wacousta Syndrome.

Explorations
the
de
1985.]
J.Pontiac
F. repose
Cooper.
Conspiracy
insur
theceCanadian
postulat
(1923)Langscape,
initial,
de Majorillustré
John
Toronto:
par
Richardson,
le University
roman l'homologue
Wacousta.
of Toronto
Acanadien
Tale
Press,
of

5 N. Frye, op. cit. 285.


6 Voir 1967.
Press, Leo Marx, The Machine in the Garden, New York: Oxford University
Marcienne ROCARD : Approche gothique du paysage canadien 149

cette «terrible grandeur of horizontal expanse»7, cette immensité

l'ordonner,
linéarité
inexorable,
sacrée,
force etvoire
leetdiscours
d'horizontalité;
ait
launPrairie
surtout
certain
masculins,
asuscité
mysticisme.
étébeaucoup
généralement
l'élévation
qui seTraditionnellement
sont
de romans,
de
efforcés
appréhendée
l'âmeende
eteffet,
une
la maîtriser
investie
enterreur
sont
termes
centrés
par
quasi
et de
la

sur un homme (agriculteur, bâtisseur, administrateur ou quelque autre


avatar du pionnier originel) dont la proéminence «verticale» domine, au
propre et au figuré, un monde «horizontal»8. A cette vision «verticale»

et superficielle,
plusieurs
natale:
permettant
mystérieuses:
niessais
plate,
d'entrevoir
la
récents,
romancière
ni lisse,
d'opposer
—mais
(féministe)
ou trouée
une
d’imaginer
autre
Aritha
de cartographie
fissures

Vandes
Herk
etprofondeurs
de
adetenté,
sabéances
Prairie
dans

Prairie
sea. It as
is fiat
itself
as of
a plate,
courseprairie
a simile,
as flatbut
as athat
dancer’s
one would
bum, prairie
see theas Canadian
flat as the
prairie as flat reveals a terribly myopic view of the secret and undulating
world around us. I do not believe in the flatness of the prairie but in its
hidden and sinuating folds.

Néanmoins, son troisième roman, No Fixed Address. An


Amorous Journey 10, n'explore pas vraiment ces perspectives ouvertes

sur un monde
masculin.
séduction
possibilités
Fascinée
du d'évasion
picaresque,
invisible
par —
l'espace
et
et
ce de
troublant,
dernier
infini
subversion
de qui
lui son
offrant,
—étendue,
n'obéirait
qued'ailleurs,
d'autres
l'auteur
plus toutes
au
femmes-
cède
logos
àles
la

écrivains avant elle trouvèrent dans le gothique1 k A cet égard, le terme

uniquement
«gothique»
l'angoisse
parents
le caractère
hollandais,
dont
qu'elle
fruste
dansestson
de
utilise
mais
chargée
son
sens
née
Alberta
enétymologique
référence
au
son
Canada,
natale,
acception
à Van
la
cette
de
Prairie
littéraire
Herk
«barbare»,
«gothically
est
se plaît
significatif:
habituelle.
non
àindigenous
souligner
lestépris
De
de

rural country.»12

87Canadian
The
Laurence
Wacousta
Prairie
Ricou,
Syndrome,
Fiction,
Vertical
Vancouver:
op.
Man,
cit. Horizontal
13.U.B.C. Press,
World 1973.
: Man and Landscape in

9127.
«Prairie as Fiat as...» in A Frozen Tongue, Sydney: Dangaroo Press, 1992.

Toronto: McClelland - Bantam - Seal Books - 1986.


1 1 Ellen Moers, «Female Gothic: The Monster's Mother,» New York Review of
Books, 21, 4, 21 Mar. 1974. 24-28.
12 «Stranded Bestride in Canada» in A Frozen Tongue, op. cit. 75
150 CALIBAN

Différent du Sud civilisé et urbanisé, «gothique» donc au sens


que donne Van Herk à ce terme, le Nord l'est aussi pour d'autres
raisons. Pôle également privilégié de l'imaginaire canadien, le Nord
remplit, peu ou prou, la même fonction symbolique que l'Ouest aux
Etats-Unis; zone lointaine, longtemps inexplorée et jamais tout à fait
explorée, souvent désignée par le terme ambivalent «wilderness», à la
fois territoire géographique et espace psychique, il est devenu
traditionnellement, dans la littérature canadienne, «a symbol for the
world of the unexplored, the unconscious, the romantic, the
mysterious and the magical»,13 comme le souligne Margaret Atwood.

Lieu
de
prête
voyages
de
tout
quêtes
naturellement
au bout
spirituelles,
de l'inconnu
à l'esthétique
existentielles
(et degothique,
l'horreur),
ou autres,
comme
le destination
Nordnous
canadien
allons
ultime
se
le

voir dans la nouvelle de Margaret Atwood «Death by Landscape».14

éléments
certains
Coleridge
gothic»,
confronter
certaines
(patriarcales)
angoisse.
variations
de
son
camp
lac
mystérieusement
Lois
poussée
nombreux
mêmes
Toronto
encaissé
adolescence
fut
de
Sur
Paysage
L'argument
au
cette
guides,
actants
de
peurs
soupçonnée
conventionnels
gothiques
et
Le
la
tableaux
travail
fond
Lois,
du
des
la
transgression
nouvelle
du
lecteur/spectateur
de
nord
falaise.
de
qui
contes
qui
et
genre
canadien,
disparu.
la
de
la
paysage
de
pendus
protagoniste,
sur
avait
n'a
de
femme
reconstitution

lad'ni
de
le
cessé
l'Ontario,
du
Les
le
Atwood
nouvelle
eu
du
Ayant
paysage
et
le
Poe
plan
aux
canadien
moins,
lieu
le
elle
pouvoir
paysages
gothique:
agent
de
plutôt
passé;
murs
été
narratif;
dans
ne
rappelle
la
est
revit
l'une
canadien.
hanter
de
s'imagine
remet
la
de
le
de
se
que
du
invité
bien
une
dernière
cet
mentalement
suivant:
sauvages
mystère,
de
déroule
l'appartement
mort.
langage
dans
les
située
région
pas
événement
qu'exprimant
depuis
sesàpremiers
en
camarades,
l'avoir
lire
la
personne
un
dans
reculée,
terreur,
dans
tradition
question
masculin
vingt
représentés
récit
etun
son
été
participent
traumatisant
et
àle
ans.
événement
présentant
implicitement
observer
leur
à—
appartement
duplicité
au
droit
du
Lucy,
l'avoir
les
àde
Lors
bord
façon
dire
«female
normes
sur
l'avoir
fil
avait
eux-
d'un
vue,
son
ses
les
les
de
du
de

passé et à la désintégration psychique de la protagoniste à travers le


regard que celle-ci projette sur eux.

Les tableaux de la collection de Lois évoquent le cadre naturel


où s'est déroulé le camp de sinistre mémoire. Les paysages qui y sont
dépeints se révèlent à première vue (et à une première lecture) moins

13 Margaret Atwood, Second Words, Boston: Beacon Press, 1982, 232.


renvoient
14 Harper's
à cette
Magazine,
publication.
August 1990. 49-57. Toutes les références dans le texte
Marcienne ROCARD : Approche gothique du paysage canadien 1 51

terrifiants que les souterrains et dédales ténébreux des Prisons de


Piranese; ils présentent néanmoins de la nature canadienne l'image peu
sécurisante
tableaux de qui
TornluiTomson,
est traditionnellement
trois A. Y. Jackson,
associée.
un Lawren
Lois possède
Harris et
deux
un
Arthur Lismer; le J.E.H. MacDnonald qu'elle a acheté pourrait être The
Tangled Garden (1916) ou l'une des nombreuses variations du peintre
sur le «bush garden» canadien. Ces tableaux, d'où l'élément humain et
l'élément animal sont remarquablement absents, reposent sur une
même iconographie de la nature et une même composition auxquelles
nous reviendrons plus tard :

Theygleam
smoothed
sparsely
beached
blue arecanoes,
wooded
pictures
stone,
of a pond
one
cliffs;
with
ofhalf-seen
red,
convoluted
more
ofone
a vivid
islands
gray;
through
river
tree
of
behind;
the
ashore
trunks
yellow
interlaced
ofonautumn
witha an
alake
branches.
tangle
island
with
wood
ofof
rough,
bush
(49)
with
pinkand
the
bright,
wave-
two
ice-

C'est dans ce cadre hostile qu' Atwood avait tout naturellement


situé son premier roman, Surfacing (1973), dont la jeune héroïne,
partie à la recherche de son père disparu aux abords d'un lac du nord
du Québec, risque la folie et la mort. Les deux adolescentes de la
nouvelle «Death by Landscape» sont confrontées à une nature sauvage
où, dans leur innocence, elles ne voient qu'une promesse de liberté
illimitée sans en appréhender les dangers.
Camp Manitou, auquel elles participent plusieurs étés
consécutifs, constitue, en quelque sorte, une initiation à leur nouvel
environnement naturel et présente un aspect aussi fruste que celui-ci.
àLelacamp
nature
est canadienne.
placé sous leAvant
signe du
de peuple
commencer
indien,à naturellement
se familiariser
associé
avec

celle-ci, les jeunes guides doivent, symboliquement, amadouer le


Grand Esprit, qui avait donné son nom au camp, en maîtrisant la peur
que leur inspirent, au premier abord, ses diverses incarnations:

In the dining-hall,
moose head, which over
looked
thesomehow
stone fire-place
carnivorous.
[...] It
there
waswas
a sort
a huge
of mascot;
molting
its
name was Monty Manitou. The older campers spread the story that it was
haunted and came to life in the dark, when the feeble and undependable lights
had been turned off [...] Lois was afraid of it at first, but not after she got
used to it. (50)

Dans les jeux qu'elles organisent les cheftaines entraînent les


adolescentes à se faire l'âme indienne, non pas en s'identifiant aux
squaws mais à leurs mâles, afin de mieux affronter une nature
masculine (et violente). Pour les besoins de la cause, le modèle de
l'Indien proposé aux jeunes filles est conforme à la représentation
historique du guerrier sanguinaire et non à la figure symbolique du bon
et noble sauvage, ni à l'archétype, cher à Atwood, de la victime,
152 CALIBAN

persécutée au même titre que l'animal.15 Au terme de leur

entraînement,comme
revendiquer les jeunes
leursAnglo-Américaines
ancêtres les Indiens
pourraient
au lieu presque
de ces
personnages timorés du XIXe siècle, qui figurent sur les tableaux de
famille: «the women
beflounced stiffed-shirted,
with their
black-coated,
severe hair
grim-faced
and their
mencorsetted
and the
respectability» (53), qui n'auraient jamais tenté pareille aventure dans
cette région de la province. Devenues «old hands» (55), des vétérans
de la brousse, Lois et Lucy, qui ont déjà osé des transgressions
mineures, sans avoir jamais été prises, vont braver l'interdit suprême
du camp: «You could never go anywhere without a buddy.» (55)
Tout dans le paysage conspire au dénouement funeste de la
dernière aventure entreprise par le camp: la longue excursion en canoe
rassurante:
se déroule «into the trackless wilderness» (49), loin de la «garnison»

Backit
rough
free,
than on
there,
trees.
was
their
a the
Lois
minute
own,
camp
feels
cutbefore.
had
loose.
as if
vanished
(53)
an invisible
Beneathbehind
the lake
rope
thegoes
has
firstbroken.
down,
long point
deeper
They're
ofand
rock
floating
colder
and

A l'arrivée sur le lieu du pique-nique, les deux amies arrachent à leur


cheftaine la permission de se séparer du groupe et de gravir la pente
escarpée de la falaise qui domine le lac, jusqu'à un Point de Vue dont
la hauteur vertigineuse les fascine et les terrifie à la fois; Lucy voulant
satisfaire un besoin naturel, Lois commence à descendre le sentier par
discrétion pour la laisser seule (en dépit de l'interdiction). Un corbeau
(l'animal totémique qui désignait dans le camp le groupe auquel
appartenaient les deux adolescentes) croasse «a single hoarse note»
(55) prémonitrice (Est-ce là une réminiscence de Poe chez Atwood?)
Lois entend un cri. Rien d'autre: Lucy s'est à jamais abîmée dans le
paysage.
Ce qui n'aurait pu être qu'une sorte de «wilderness romance»,
avec le retour — ou le sauvetage — in extremis, de la jeune fille
vulnérable perdue dans la brousse, devient un conte proprement
gothique.
Paysage, miroir de la mort(e)
Atwood ne met pas en marche la machinerie gothique
qu'auraient pu alimenter le folklore indien et la cruauté irrationnelle de
ses créatures mythiques, comme le fait la métisse Louise Erdrich dans
ses romans sur son Dakota natal. L'Anglo-Canadienne se sert à
nouveau du paysage de son pays, non plus comme décor naturel et

ch.
15 Survival
IB et IV.. A Thematic Guide to Canadian Literature, Toronto: Anansi, 1972.
Martienne ROCARD : Approche gothique du paysage canadien 153

mortifère, mais comme miroir où se trouve réactualisé et réfléchi le


drame du passé qui hantera à jamais la survivante.
La nature canadienne sous son aspect le plus sauvage est
omniprésente dans la nouvelle à travers les tableaux qui tapissent
l'appartement et que la protagoniste ne quitte pas des yeux tandis
qu'elle revit la disparition de Lucy. Le lecteur est vite amené à voir que
ces œuvres, qui appartiennent au célèbre mouvement pictural canadien
des années 1910-1930, n'ont pas qu'une valeur esthétique et
marchande pour la collectionneuse. Certes, dans un premier temps,
celles-ci sont présentées comme elles le seraient dans un catalogue
d'exposition: sont indiqués le format et le genre des tableaux
(peintures, esquisses, dessins); suit une brève notice biographique sur
leurs auteurs, accompagnée d'une description succincte des sujets
représentés (que nous avons citée précédemment). Mais une autre
raison, mystérieuse, a, en fait, chez Lois présidé à l'achat —
masochiste — de ces tableaux dont l'atmosphère semble répondre à
l'angoisse qui sourd en elle:

She wanted something that was in them although she could not have said at
the time what it was. It was not peace: She does not find them peaceful in
the least. Looking at them fills her with a wordless unease. Despite the fact
that there are no people in them or even animals, it's as if there is
something, or someone, looking back out. (49)

Le récit du drame qui suit éclaire le lecteur sur la cause de ce


malaise. Après quoi Atwood revient sur les tableaux; mais, cette fois-
ci, ses remarques initiales, purement descriptives, font place à une
brève synthèse sur leur technique de composition, qui, replacée dans le
contexte du paysagisme canadien des XIXe et XXe siècles, revêt une
signification particulière. Ce qui ressort, en effet, des tableaux de Lois,
c'est le refus de toute vue panoramique, qui se traduit par la
prédominance d'un premier plan impénétrable ou trompeur, et
l'absence d'arrière-plan et de perspective; s'en dégage une atmosphère
menaçante, susceptible d'être perçue comme franchement hostile par le
spectateur:

And these paintings are not landscape paintings. Because there aren't any
landscapes up there, not in the old, tidy European sense, with a gentle hill, a
curving river, a cottage, a mountain in the background, a golden evening
sky. Instead there's a tangle, a receding maze, in which you can become lost
almost as soon as you step off the path. There are no backgrounds in any of
these paintings, no vistas: only a great deal of foreground that goes back and
back, endlessly, involving you in its twists ant turns of tree and branch and
rock. No matter how far back in you go, there will be more. And the trees
themselves are hardly trees; they are currents of energy, charged with violent
color. (57)
154 CALIBAN

C'était là, pour les artistes, une façon de présenter une nature avant
tout indifférente à l'homme; mais de l'indifférence à la malveillance il
n'y a qu'un pas, que, par le truchement de la «pathetic fallacy»,
franchit
les paysages
l'esprit
de perturbé
sa collection.
de l'observatrice en projetant son angoisse sur

C'est à la lumière sinistre de ces tableaux, qui contiennent,


graphiquement, des composantes essentielles de l'esthétique gothique,
que nous regarderons rétrospectivement le drame, par les yeux de la
protagoniste, seule focalisatrice du récit. Est souligné, bien sûr, le
caractère irrationnel et mystérieux du funeste incident, qui met en échec
la logique de la procédure policière. Mais c'est principalement sur la
duplicité que repose ici la stratégie du gothique chez Atwood: duplicité
de la responsable même du camp, infidèle au rôle qui lui a été assigné;
duplicité du discours sur le drame, souvent confus, contradictoire ou
déformé; mais surtout duplicité de la nature qu’ Atwood ne fait que
suggérer ici, sans s'y attarder, et qui confère à son approche du
paysage canadien un caractère gothique original.
Le plus grand mystère entoure la disparition de Lucy: «[...]
there had been no sound of falling rock; there had been no splash.
There was no clue, nothing at all. Lucy had simply vanished.» (56)
Les voies de la nature déjouent les recherches entravées par un dédale
(maze) d'arbres enchevêtrés (tangle) se perdant à l'infini dans le
lointain (receding). Confiée à une équipe pourtant hautement
qualifiée— la Police Montée canadienne et des Bergers allemands —
l'enquête de celle-ci hors du sentier balisé (path) le long des pistes à
travers bois (trails), d'où les pluies récentes ont, de surcroît, fait
disparaître les traces de pas éventuels, ne mène à rien, ne révèle aucun
indice susceptible de livrer une explication rationnelle de cette
disparition.
Censée être la protectrice de Lois, la cheftaine Cappie devient
son accusatrice. Le drame la touche directement, en effet, elle qui a été
la cheville ouvrière et l'âme du camp depuis de nombreuses années;
son honneur personnel et celui du camp étant en jeu, elle n'hésite pas à
rejeter l'entière responsabilité de la faute (la chute de Lucy) sur la jeune
Lois. La personnalité ambiguë de Cappie avait, au premier abord,
produit sur l'adolescente la même impression terrifiante que la tête
naturalisée de l'orignac, incarnation du Manitou [«Cappie was the
same, you had to get used to her.» (50)] Tout se passe comme si,
quelque peu magicienne, la cheftaine de Camp Manitou avait partie liée
avec la Nature, avec l' Autre, avec ses tours et détours menaçants
[«twists and turns»]. Quoi qu'il en soit, depuis le drame, Lois avait été
culpabilisée à vie pour une faute non commise:

[...] she felt she had been tried and sentenced, and this is what has stayed
with her: the knowledge that she has been singled out, condemned for
something that was not her fault. (57)
Marcienne ROCARD : Approche gothique du paysage canadien 155

Atwood choisit la rétrospective, sur fond de paysages


tourmentés [«Lois worked all this out, twenty years later, but it was far
too late.» (57)], afin de montrer chez sa protagoniste le mécanisme et la
progression de l'angoisse, cette terreur intime de l'âme, chère à Poe.
Le passé et la nature sauvage du Nord canadien (jamais revu in situ
par Lois) font donc irruption dans le présent, apparemment paisible, de
son appartement citadin, dans un immeuble de Toronto pourvu d'un
système de sécurité et où «the only plant life is in pots in the
solarium.» (49) Mais l'intérieur de l'appartement abrite une autre forme
de vie végétale, celle-là non domestiquée et figée sur la toile des
tableaux; cependant, regroupés, à cause de leur grand nombre, au lieu
d'avoir été disséminés ça et là «so it does not get too intrusive» (49),
ces derniers forment comme une masse oppressante, et c'est dans ce
décor pictural, animé d'une vie latente, que Lois tente vainement de
trouver au mystère du passé une explication qui puisse la soulager:
«Was there anything important, anything that would provide some sort
of reason or clue to what happened next? Lois can remember
everything, every detail; but it does her no good.» (53)
Toutes les hypothèses s'effondrent, aussi peu crédibles les
unes que les autres:

«Maybe she just walked off into the woods and got turned around,» said one
of the girls. - «Maybe she's doing it on purpose,» said another.
Nobody believed either of these theories. (56)

En outre, au fil des années, la frontière entre la réalité et la fiction s'est


vite amenuisée: Lois ne croit plus elle-même à ce qu'elle a jadis
raconté à la police et aux cheftaines lors du drame: «it has become a
story.» (56) Les faits bruts sont également colorés par la subjectivité de
celle qui focalise le récit et s'en rend compte: «At the time it did not
sound like grief. It was just background.» (54) Lois doit se rendre à
l'évidence: aucune explication rationnelle ne lèvera le mystère; de
même que la composition des paysages qui l'entourent actuellement
interdit toute vue panoramique, aucune synthèse satisfaisante des
différents éléments du drame passé ne lui est permise. Tout se passe
comme si les arbres du premier plan lui cachaient la forêt.
Or — suprême duplicité de la nature — le monde végétal
d' Atwood a souvent quelque chose de magique; dans cette nouvelle, en
effet, les arbres sont moins des arbres que «des courants d'énergie
chargés de couleurs violentes» (57), doués d'une force d'attraction
quasi démoniaque qui incite l'homme, au terme d'une longue
familiarité avec le «bush» à se dépouiller de ses caractéristiques
humaines comme pour mieux intégrer le monde animal ou végétal et
comprendre leurs langages. Le lecteur non initié à l'univers de l'auteur
n’aura donc peut-être pas saisi le sens de la réflexion de Lois: après
156 CALIBAN

avoir en vain essayé de se rappeler le nombre des arbres qui se


dressaient sur la falaise lors de la disparition de sa camarade, la
protagoniste conclut, songeuse: «Maybe there was one more,
afterwards», (57) comme si Lucy était devenue, par osmose, une sorte
de «freak», monstre mi-végétal, mi-humain. Cette fusion avec l'Autre,
en l'occurrence la nature, ne se traduit pas ici, comme chez Whitman,
par une expansion du moi aux dimensions du cosmos; chez l'auteur
canadien la dissolution de l'humain dans le végétal constitue une façon
d'échapper à l'emprise du Temps, à une certaine angoisse
existentielle;16 ce rêve d'une fusion avec l'espace et le temps qui

canadien.
résoudrait
ajoute chez l’antagonisme
Atwood une note
fondamental
fantastiquede
à son
l’homme
approche
avec du
la paysage
nature,

L'exploration du mystère de la peur que constitue la nouvelle


d' Atwood se termine par une épiphanie, comme chez Flannery
O'Connor, mais dans un contexte de métamorphose païenne. Assise
sur sa chaise, les yeux fixés au mur, Lois croit entendre subitement un
cri «a shout of recognition or of joy» (57) et elle voit Lucy apparaître
derrière les arbres de ses tableaux, se fondre parmi eux, vivante au
cœur des paysages... et de l'appartement:

She is in Lois 's apartment, in the holes that open inward on the wall, not
like windows but like doors. She is here. She is entirely alive. (57)

La fin de la nouvelle d' Atwood évoque, bien sûr, l'intrusion de


la mort dans la vie si souvent thématisée par Poe. Le lecteur doit-il
conclure à la folie de la protagoniste, hantée par le fantôme de Lucy?
Un sentiment irrépressible de culpabilité la poursuivra-t-il à jamais, tel
une malédiction, comme le Vieux Marin de Coleridge? Celui-ci tua
l'albatros, l'animal de la chance, et fut, en conséquence, condamné à
survivre à l'équipage; Lois trouvera-t-elle un modus vivendi avec son
amie «morte», cette adolescente, si différente des autres, qu'elle avait
abandonnée au dernier moment? Atwood ne clôture pas sa nouvelle et
laisse le lecteur face à la peur de la protagoniste et sceptique quant à
l'effet cathartique de sa vision.

dans les
L'esthétique
forêts canadiennes,
gothique a certainement
à l'ombre trouvé
de leur
un architecture
autre terroir
arborescente, propice aux fantasmes, au bord de leurs lacs aux eaux
froides et dans
troublante profondes,
une ultime
quifusion
invitent
du moi
à une
et de manière
l'Autre. d'immortalité

1 6 Voir Gillian Ladousse, «Some Aspects of the Theme of Metamorphosis in


Margaret Atwood's Poetry», Etudes canadiennes , 2, 1976, 71ff.

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