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Maurice Merleau - Ponty et la présence de Claudel

Author(s): Jean WAHL


Source: Bulletin de la Société Paul Claudel , OCTOBRE 1962, No. 11 (OCTOBRE 1962), pp.
7-10
Published by: Classiques Garnier

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45084994

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Bulletin de la Société Paul Claudel

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Maurice Merleau-Ponty
et la présence de Claudel (,)
I

Ce n'est sans doute pas, se dit-on pendant qu'on les lit, les premières lignes
des pages de Maurice Merleau-Ponty sur Paul Claudel par lesquelles il faudrait
commencer la lecture de cette brève étude. « Si le génie, dit Merleau-Ponty, est
celui dont les paroles ont plus de sens qu'il ne pouvait leur en donner lui-même... »
est-ce vrai ? Cela n'implique-t-il pas une séparation entre les paroles et celui qui
les prononce, et leur donne le premier un sens ? L'homme animal de mots, Mer-
leau-Ponty citait cette définition claudélienne dans une autre étude du même
volume, et il rappelle dans « Signes » aussi l'expression de Claudel : le mot
n< bouchée intelligible ». S'il est vrai qu'il y a, ce sont les paroles de Merleau-
Ponty « une parole opérante, une opération métaphysique de la chair, un échange
où le visible et l'invisible sont simultanés », tournons-nous vers l'origine plutôt
encore que vers ce surplus de sens que des générations futures ajouteront aux
vocables. Et puis que savons-nous du sens que l'auteur donnait « lui-même » ?
Et ce « lui-même » est sans doute, mais en même temps il s'irradie, il est présent
à tant de choses, et tant de choses, de milieux, de circonstances, de traditions,
de besoins, lui sont présentes.

« Celui qui, décrivant les reliefs de son univers privé ». Peut-être à d'autres
moments Merleau-Ponty eût-il mis en discussion cette expression même d'univers
privé. Et il y a quelque chance d'autre part pour que cet univers privé, s'il existe,
soit plus riche, plus dense, plus plein que ces reliefs que le génie nous sert.
Et parfois aussi « l'univers privé » est plus riche pour l'expression même ; et
Merleau-Ponty eût été le premier à reconnaître cette force enrichissante, éclair-
cissante, dans certains cas même lumineusement obscurcissante, de l'expression.

e Eveille dans les hommes les plus différents de lui une sorte de ressouvenir
de ce qu'il est en train de dire ». Ce ressouvenir rappelle à son tour l'étude de
Bergson sur le souvenir du présent, et une certaine hypothèse d'un historien
anglais de la théorie platonicienne qui voyait en elle la description du phéno-
mène esthétique, du dédoublement de l'image, nous donnant pour Stewart comme
pour Bergson une certaine idée d'éternité.

(1) A propos de : Sûr Claudel - Signes (éd. Gallimard 1960), pp. 391-397.

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« Comme le travail de nos yeux développe ingénument devant nous un spec-
tacle qui est aussi le monde des autres ». Mais notons que s'il se développe pour
nous, il se développe aussi pour les autres. Il n'y a pas de raison pour qu'il soit
le monde des autres, plus qu'il n'est le monde pour nous. Mais c'est sans doute
ce que précisément a voulu dire Merleau-Ponty.

Or, telle est la conclusion, tel est le jugement. Si tout cela est vrai, « Claudel
est quelquefois un génie ». Mais le génie, s'il existe, mettons pour le moment que
nous ne le sachions pas, est une structure d'ensemble. Claudel est un génie, ou
n'en est pas un. Et quand on sait, et Merleau-Ponty le savait admirablement,
que la critique ne fait pas toujours justice aux phénomènes, pourquoi nous con-
seiller en quelque sorte de soumettre à la critique une notion comme celle de
génie ? Pourquoi ne pas découvrir ce qu'elle veut, ce qu'elle voulait, ce qu'elle
voudra peut-être encore signifier ?

« Parler de génie, c'est postuler qu'un homme peut être de la même étoffe
que ce qu'il a écrit. » Non pas, bien plutôt pourrait-on dire que c'est le contraire.
L'affirmation du génie, l'affirmation d'un génie implique que ce qu'il écrit sorte,
jaillisse d'un tourbillon intérieur plus intense encore que ce qu'il écrit.

*
* *

Merleau-Ponty a bien senti la manière dont se présentent les drames clau-


déliens. « Il faut vraiment savoir lire pour retrouver la droite écriture de Dieu
dans ces lignes sinueuses. Au premier état, c'est plutôt un chaos exubérant, un
foisonnement de détails inutiles ou saugrenus ». « Il rend « sensibles le travail
et la prodigalité du monde », il sait « la marche titubante de la création ».

Merleau-Ponty voit chez Claudel la contradiction religieuse et, derrière elle,


une autre contradiction, plus générale. Qu'est-ce qu'il veut dire par : la contra-
diction religieuse ? Si je l'entends bien, c'est l'affirmation que toutes choses
coopèrent au bien, même les péchés. Il voit Claudel devant le problème du pos-
sible et du réel ; pardon de réel, une fois qu'il est réalisé, mais avant, gare au
possible menaçant. C'est le problème de Kierkegaard et de Lequier.il y a «pardon
universel, mais aussi danger de damnation à chaque instant ». Mais en quoi ceci
est-il contradictoire ? Et nous avons à songer aussi que la contradiction n'est
pas forcément signe d'erreur. Peut-être eût-il fallu sonder l'idée même du péché,
arriver à l'idée de l'innocence du devenir. Mais Nietszche même n'a pu que l'es-
quisser, et quand il a voulu faire davantage, il s'est trompé.

La contradiction, dite plus générale, c'est celle qui fait « qu'aucun homme
n'est l'équivalent de ce qu'il écrit, qu'aucun homme n'est un génie (mais enfin,
d'où vient cette négation du génie ?). Il n'y a pas, pour qui croit au génie, équi-
valence de l'homme avec ce qu'il écrit ; il y a dépassement de l'homme par
ce qu'il écrit et dépassement de ce qu'il écrit par l'homme. Voilà ce que dirait,
il me semble, la pensée de l'existence même si elle admet qu'il y a une part
de mythe dans ce qu'on appelle ici l'homme. 11 y a des moments où ma parole
va plus loin que moi, et dans d'autres moments, et parfois dans les mêmes et
comme à l'autre pôle, je vais plus loin que ma parole. Si c'était vrai pour moi,
je serais un génie. C'est précisément quand il n'y a pas cette équivalence, et
parce qu'il n'y a pas cette équivalence, qu'il y a des génies. De quelle profondeur
est sortie et vers quelle ampleur ira tel vers de Shakespeare, telle image de
Dostoievsky, nous ne pouvons sonder cette profondeur, mesurer cette ampleur.

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Et ce que j'ai dit de Shakespeare, ce que je puis dire d'Eschyle, est vrai de Claudel
qui prend place à côté d'eux dans l'Orphée imaginaire.

Personne ne voudrait dire que l'homme est « en mieux » ce que sont ses
œuvres. Mais l'expérience dont elles sortent peut être quelque chose de plus
intense, de plus « tremblement de terre » que ce qui nous est donné.

« L'écrivain lui, écrit Merleau-Ponty, sait bien qu'il n'y a aucune mesure
entre la rumination de sa vie et ce qu'elle a pu produire de plus clair et de plus
lisible ». Mais n'est-ce pas là une façon de dire que chacun de ces « éléments »
dépasse l'autre.

Paradoxalement, Merleau-Ponty nous parle beaucoup de l'homme Claudel,


et il conclut sur lui : « Celui qui mettait l'incompréhension au nombre de ses
attributs avait parfaitement compris ». Ici non plus, il n'y a pas de contradiction.
Il ne comprend pas comprenant. Et il faut bien admettre que pour lui l'incrédulité
de Gide qu'il condamnait, l'incrédulité de Berthelot qu'il admettait étaient de
natures différentes. Ici, il s'agit de s'enquérir, d'enquêter - autant que possible
sans faire l'inquisiteur (et aujourd'hui l'inquisition se vante d'être devenue une
science).

*
* *

Néanmoins, il parle aussi de l'œuvre et très bien. Mais je doute


paraison entre Mara et Sygne soit très satisfaisante. La jalousie
refus final de Sygne n'ont presque rien de commun entre eux. Syg
d'être finalement lasse ; on a des raisons pour l'être. Mara a-t-elle
même faut-il poser devant le personnage tragique la question : raison ou pas
raison ? Nous sommes au-delà. Les personnages sont ce qu'ils sont. Le vrai, c'est
que dans l'ensemble, dans l'immense composition, l'une comme l'autre est justifiée
(nous retrouvons ce que Merleau-Ponty appelle la contradiction religieuse, qui
est peut-être une conciliation de contradiction - «■ mais faut-il les concilier ?)
voici alors le péché et la grâce face à face mais il faut aller plus loin : ces deux
idées sont-elles même justifiées ? Qu'est le péché - quand il n'a pas les excès
de celui de Mara ? et qu'est l'innocence ?

« Des empires aux continents, aux races, aux maladies et aux constellations,
rien n'est fait à première vue pour inspirer la révérence » dans ce théâtre. Et
pourtant, c'est un univers révérentiel, auguste bien que bizarre, hardiment posé,
bien que déséquilibré qui est devant nous.

« Je vois Waterloo, et là-bas dans l'Océan Indien je vois en même temps un


pêcheur de perles dont la tête soudain crève l'eau près de son catamaran ». Mais
ce n'est pas là « hasard et paradoxe ». C'est la vision cosmique, whitmanienne
(et comme ce serait curieux de chercher les rapports entre Whitman et Claudel)
qui fait l'homme par la perception, par la co-présence à toute chose en Dieu.
Et pour Claudel, non pour Merleau-Ponty - ou peut-être ? - « un principe est
en travail », ce que Claudel a nommé Silence, Abîme (et Heidegger : le fonde-
ment), ce qui fait émerger, puis submerge tout être. Nous retrouvons la grande
parole d'Anaximandre : « Le temps, rappelle Merleau-Ponty, citant un passage
de Claudel, est le moyen offert à tout ce qui sera d'être afin de n'être plus. » Mais
qu'est-ce que : être, qu'est-ce que ce : en même temps ? Est-ce vraiment en

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même temps que nous voyons Waterloo et le pêcheur de perles ? Le physicien est
en train de nous faire perdre le : en même temps. Mais la perception nous le
lait toujours regagner.

*
♦ *

Je vois Claudel âgé, tout entouré de gloire,


Mâchant et remâchant son verbe intelligent,
ayant sondé le tout jusqu'en son accident,
Sous l'acte ayant trouvé l'universel agent,
Pensant tout, pesant tout, diamant, perle de foire,
Et titubant d'un pas à l'accent de victoire.

Tr,ès cher Merleau-Ponty, j'entends encore la résonance en moi q


votre parole, lorsque vous disiez Monsieur Wahl. La distance était là,
Trop tôt a cessé pour vous - surtout pour nous - votre « travail de vivre ».
Travail, car vous étiez sur le point de déchiffrer encore mieux ce qui n'est pas
chiffrable et ce qui n'est pas complètement déchiffrable : ici les grandes formes
voilées de personnages tragiques. Vous dites, parlant de Claudel : « Le moment
de la mort, où plus que jamais le vivant et l'écrivain sont liés, puisqu'ils vien-
nent de franchir ensemble et qu'on entend pour la première fois le silence de
cette voix-là ». Mais on l'entendait bien, votre voix, avec ses nuances, ses caresses,
ses profondeurs, ses assurances lorsque vous viviez. Le vivant et l'écrivain sont
liés dans la vie bien plus encore que dans la mort. Vous avez parlé tendrement
de la mort. J'en parlerais moins tendrement, s'il convenait d'en parler. Mais peut-
être ai-je tort ? Et peut-être n'aurais-je pas dû écrire ces pages-là ? Peut-être
n'ai-je pas bien vu la question qui se posait, qui s'interposait entre Claudel et
vous, tous deux vous fondant sur une perception universelle qui se fait en nous
plus encore que par nous, tous deux affirmant : percevoir, c'est être. Vous étiez
sur la voie - mais sur quelle voie ? 11 semble que vous n'ayez pas voulu que
nous le sachions.

Jean WAHL.

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