Breeur Roland. Merleau-Ponty, un sujet désingularisé. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 96, n°2,
1998. pp. 232-253;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1998_num_96_2_7083
Résumé
Dans cet article, l'A. cherche à montrer comment la singularité du sujet renvoie à l'insistance d'un
surplus qui s'excepte du mouvement même selon lequel le sujet s'accorde à l'Etre. C'est précisément
ce surplus qui semble embarrasser Merleau-Ponty, tant il cherche à penser toute réflexivité qui lie le
sujet au monde à partir d'une réflexivité fondamentale, une déhiscence de l'Etre. Il tente de réinscrire le
surplus dans la réversibilité fondamentale qui accorde le sujet au monde. L'A., en revanche, veut
montrer qu'une singularité insiste au sein de cet accord. Certes, le sujet n'est rien de plus que la
rencontre avec le monde: mais n'est-il pas moins que cela?
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé
Merleau-Ponty ou l'ambiguïté
n'a, à notre sens, pas pu montrer en quoi dans ces rapports quelque
chose me différencie d' autrui. S'il est vrai que le rapport pré-personnel
du corps ne doit pas être conçu sous le fardeau de la mauvaise foi6, il
n'en demeure pas moins que la subjectivité en tant que telle ne peut se
laisser englober entièrement par cette subjectivité prépersonnelle, et que
ma «liberté», ma «conscience» ne peut se laisser définir comme
prolongement de celle-ci. Cette conscience est au contraire, comme l'a bien
vu Sartre, ce qui risque à chaque instant de briser (néantiser) l'évidence
du rapport prépersonnel. Et cela, Merleau-Ponty le concédera, de
manière indirecte — comme s'il n'avait pu se libérer de la hantise des
analyses de Sartre. Voilà pourquoi l'ambiguïté demeurera jusqu'à la fin
de son œuvre «indécidable»: malgré l'ontologisation de la «déhis-
cence», l'être qui aura à assumer cette tâche se définira constamment
par la double face d'une temporalité ou d'une spatialisation originaire.
La déhiscence comme différenciation originaire se conçoit aussi bien
comme l'origine du temps, que, en tant que «chair», comme l'origine de
l'espace. Cette ambiguïté est, on le verra, au centre de PP.
Cette équivoque marque déjà la critique même que Merleau-Ponty
adresse à Bergson et à Kant. Il reproche à Kant de rapporter toute unité
et tout sens à l'aperception originaire, c'est-à-dire à une conscience
assumant la tâche de synthèse. Or cette conscience est elle-même
l'œuvre d'une synthèse plus authentique, celle de l'intentionnalité
opérante (ou synthèse de transition) ou de la «temporalité» en tant que telle.
A l'instar de Bergson, Merleau-Ponty soumet l'unité de la subjectivité à
un mouvement de temporalisation, sans sacrifier l'idée de la conscience
comme forme originaire de rapport à soi. Il en cherchera la source dans
la dynamique de temporalisation qu'il définira, suite à Heidegger,
comme forme d'auto-affection. Le temps est la condition de toute
réflexion et de tout rapport à soi en ce qu'il «brise» le «trop plein» du
monde objectif constitué par l'aperception.
A Bergson, Merleau-Ponty reproche une conception de l'espace
trop kantienne7 et une dualité trop frappante entre l'Esprit et la
Matière. Pour l'avènement du sens, dit-il, il n'y a donc pas «lieu d'en
chercher l'explication dans quelque Esprit du Monde qui opérerait
en nous sans nous, et penserait à notre place en deçà du monde perçu
(...) ici l'esprit du monde c'est nous, dès que nous savons nous
mouvoir, dès que nous savons regarder»8. Ici Merleau-Ponty met l'accent
sur une conception de l'espace comme préconstitué et dont une pré-
gnance de sens sollicite le sujet sans même que celui-ci puisse s'en
aviser.
Mais quel est le lien entre les deux critiques? A l'adresse de Kant,
c'est une conception du temps qui forme le fond de la critique, à
l'adresse de Bergson, une conception de l'espace. D'entrée, Merleau-
Ponty entremêle ces deux catégories dans un «entrelacs» qu'il
n'abandonnera plus, car dès le début sa pensée, comme celle de Bergson, est
hantée par un «trop plein»9: Nous ne demeurons jamais en suspens dans
le néant. Nous sommes toujours dans le plein, dans l'être (PP, p. 516).
Par l'empiétement du temps et de l'espace, Merleau-Ponty tâchera de le
localiser, après avoir brisé le «trop plein» objectif de l'aperception
kantienne en vue de remplir le vide de l'espace bergsonien.
Le corps et l'espace
La conscience et le temps
12 Cf. aussi p.e. dans PM (La perception d'autrui et le dialogue, p. 183 sq.) où le
monde est décrit comme «universalité du sentir» (PM 191), «généralisation universelle
du corps» etc.
13 Cf. à ce sujet R. Bernet, Perception et vie naturelle, o.c, p. 176.
14 R. Bernet, ib., p. 176.
240 Roland Breeur
sujet à chaque fois partielle sur le monde, qui repose sur la dynamique de
la conscience comme intentionnalité opérante, ou synthèse de transition.
C'est-à-dire, une synthèse qui se maintient comme et dans le passage et ne
conduit pas à un nouvel état. La conscience (qui fontionne comme la
durée) est le «mouvement même de la temporalisation» (PP 485). On
comprend dès lors l'affirmation ferme et très husserlienne de Merleau-
Ponty: «la conscience déploie ou constitue le temps» (PP 474).
Ici, cette conscience se confond avec le mouvement même de la
subjectivité comme «transcendance». «Mon être et ma conscience ne
font qu'un» etc. Cependant, y a-t-il du temps en raison de l'ekstase de la
conscience — ou la conscience repose-t-elle sur le mouvement d'une
«vague temporelle»? Après avoir lié la constitution du temps à la
dynamique interne de la conscience, Merleau-Ponty inverse le rapport et
soumet la structure de la conscience à un mouvement de temps qui déborde
son champ. Par conséquent, s'il y a du temps pour moi, c'est «parce que
je m'y découvre déjà engagé». Le temps est dès lors un avènement de
sens déjà donné, comme l'espace.
«Le temps et le sens ne font qu'un» (PP 487). Si conscience il y a,
c'est grâce à un mouvement de transcendance qui caractéristique le
temps même: le temps est «affection de soi par soi». «Celui qui affecte
est le temps comme poussée» (comme aurait dit Bergson) «et passage
vers un avenir» (PP 487). C'est en vertu de cette poussée indivise que la
conscience même peut s'accomplir comme spontanéité. Ainsi Merleau-
Ponty pourra inverser la relation entre la spontanéité et la temporalité de
Sartre:
// ne peut être question de déduire le temps de la spontanéité. Nous ne
sommes pas temporels parce que nous sommes spontanés et que, comme
consciences, nous nous arrachons à nous-mêmes, mais au contraire, le
temps est le fondement et la mesure de notre spontanéité, la puissance de
passer outre et de 'néantiser' qui nous habite, ... qui nous est elle-même
donnée avec la temporalité et avec la vie (PP 489).
La déhiscence
16 Notons au passage le vocabulaire encore très bergsonien, qui laisse supposer que
c'est souvent muni du bergsonisme que les phénoménologues français se seront assimilé
les analyses de Husserl, Heidegger e.a. On remarque cette même empreinte du
bergsonisme chez Sartre, dans La transcendance de l'ego, par exemple dans les analyses de
l'opposition entre l'«Erlebnis» et les «états» (Sartre, La transcendance de l'ego, Paris,
Vrin, 1992,
17 Pourp. réincarner
45 sq.) le Pour Soi dans l'épreuve de ma présence au monde (PP 493 sq.).
18 Merleau-Ponty: «l'originaire éclate, et la philosophie doit accompagner cet
éclatement, cette non-coïncidence, cette différenciation» (VI 165).
242 Roland Breeur
même que l'on ne peut comprendre la mémoire que comme une possession
directe du passé sans contenus interposés, on ne peut comprendre la
mémoire que comme un être au lointain qui le rejoint là où il apparaît (PP
307).
19 Cf. par exemple, Merleau-Ponty: «Quand je retrouve le monde actuel, tel qu'il
est, sous mes mains, sous mes yeux, contre mon corps, je retrouve beaucoup plus qu'un
objet: un Etre dont ma vision fait partie, une visibilité plus vieille que mes opérations ou
mes actes. Mais cela ne veut pas dire qu'il y ait, de moi à lui, fusion, coïncidence: au
contraire, cela se fait parce qu'une sorte de déhiscence ouvre en deux mon corps, qu'entre
lui regardé et lui regardant, lui touché et lui touchant, il y a recouvrement ou
empiétement, de sorte qu'il faut dire que les choses passent en nous aussi bien que nous dans les
choses.» (VI 164-165).
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 243
«le choix véritable est celui de notre caractère et de notre manière d'être
au monde» (PP 50123). Il ne lui reste plus qu'à ontologiser cette liberté,
et comme chez Bergson, à l'attribuer à un Esprit qui n'est que le masque
de l'être. Or, c'est bien l'impression que PP nous donne. Chaque analyse
du rapport du sujet au monde annonce un monde «comme ébauche
naturelle d'une subjectivité», de même qu'elle annonce un temps qui
assimile la totalité des «projets faits», une «zone d'existence généralisée»,
des «significations qui traînent entre nous et les choses». Cette
subjectivité qui s'organise est le «porteur d'un double anonymat». Et VI ne sera
que la perfection de cette épure. Cette subjectivité «pré-subjective» se
fera porteuse même de l'avènement de l'être comme déhiscence
originaire, à la source de toute «différance», non-coïncidence, temporalité et
spatialisation. L'être du sujet comme «être à» se convertit en un être
comme «en être».
Mais cette subjectivité est devenue moins personnelle que l'être lui-
même. C'est le même écart qui traverse et scinde aussi bien ma distance
envers mon passé, qui creuse l'écart entre le touchant et le touché de
mes deux mains, ou celui entre ma main et le corps d'autrui etc.
Tout rapport à une extériorité se fait sur un fond transcendant et
impersonnel qui m'englobe et me porte, me constitue, et que je partage
avec autrui. L'expérience d'autrui est toujours une «réplique de moi»
(PM 188): car elle repose sur un même fond commun, une «universalité
du sentir», une «visibilité universelle», «une chair» ou un «rayon du
monde» etc. Si autrui m'apparaît à l'écart et par une non-coïncidence,
c'est assurément en raison d'un écart originaire qui me dissocie du
dedans. Mais si toute relation à autrui doit traverser cet «alliage», ce
«relief commun» etc., rien ne distingue le je de l'altérité. L'expulsion de
l'extériorité s'accompagne de celle de ma singularité.
Par exemple, Merleau-Ponty montre dès PP en quoi le corps est
habité par une réflexion originaire précédant la distinction sujet-objet.
La subjectivité même du sujet ne se laisse pas fixer infailliblement et les
rapports sujet-objet s'inversent. Ainsi, quand ma main droite touche ma
main gauche, je me touche touchant mon corps: mon corps accomplit
une «sorte de réflexion». Car, le rapport ainsi constitué n'est pas à sens
23 Bergson: «Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre
personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable
ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste» (ED, O 113). La liberté bergso-
nienne, comme coïncidence avec le «moi profond» est tout le contraire du «libre arbitre»
et suppose une lente maturation et sédimentation de mes expériences.
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 245
unique «de celui qui sent à ce qu'il sent: le rapport se renverse, la main
touchée devient touchante»24. Le toucher s'est délivré de l'enceinte de la
conscience pour se propager dans le corps. C'est «l'espace lui-même qui
se sait à travers le corps»25 (212). La réflexion renvoie à une sensibilité
universelle, un «genre d'être» qui me traverse et me scinde du dedans,
une part d'ombre dans laquelle mon moi se confond avec autrui. La
réflexion du corps dramatise un «universel» qui me permet «par
extension» de sentir l'animation du corps d'autrui. Merleau-Ponty écrit par
conséquent:
Ma main droite assistait à l'avènement du toucher actif dans ma main
gauche. Ce n'est pas autrement que le corps d'autrui s'anime devant moi;
quand je serre la main d'un autre homme ou quand seulement je la
regarde. [...] Si, en serrant la main de l'autre homme, j'ai l'évidence de
son être-là, c'est qu'elle substitue ma main gauche, que mon corps annexe
le corps d'autrui dans cette 'sorte de réflexion' dont il est paradoxalement
le siège. Mes deux mains sont 'comprésentes' ou 'coexistent' parce
qu'elles sont les mains d'un seul corps: autrui apparaît par extension de
cette comprésence, lui et moi sommes les organes d'une seule intercorpo-
réité26.
Cette «réflexion» est-elle si évidente? Non simplement je ne sens pas la
même chose en touchant la main d'autrui ou la mienne, mais il faut en
outre remarquer (pour rester dans le même ordre phénoménologique de
la chair) qu'à l'inverse, l'écart entre la main d'autrui et mon corps ne
recouvre pas celui qui me scinde du dedans. La main d'autrui me
chatouillera le corps là où la mienne me caresse, et la mienne glisse sur une
partie du corps là où celle de l'autre me donnerait la chair «de poule».
L'écart en moi ne se laisse pas englober par celui qui me distancie
d'autrui. Cet écart est déjà singulier avant même de se singulariser.
Ce modèle de réversibilité se propagera dans l'œuvre de Merleau-
Ponty à tous les sens : la chair est comme la matrice universelle de toutes
les réciprocités imaginables27. Le regard d'autrui, par exemple, ne me
même que j'en suis les contours par mes yeux. C'est pourquoi la
perception est une insertion dans le monde: je jouis d'un paysage pendant
que «le sol marche pour moi», comme dirait Proust.
La déhiscence est empiétement de tous les sens: l'invisible dans la
perception n'est pas un néant de visibilité mais une incorporation du
corps au monde, et de là un visible virtuel. Comme dirait Proust: quand
je regarde, ce n'est pas d'un regard comme porte-parole des yeux, mais
d'un regard «à la fenêtre duquel se penchent tous les sens». Voir, c'est
vouloir toucher, aussi bien qu'être touché par ce par quoi on se sent vu.
Il y a entre le Pour Soi et le Pour Autrui une «charnière», un corps qui
incarne les sens et se sent regardé, comme la femme qui referme
inconsciemment son manteau sans savoir ce qu'elle vient de faire (VI 243). Et
cette inconscience n'est pas mauvaise foi, mais le fondement même de
mon rapport à autrui. Ce fondement est le fond sur lequel une
conscience, une intention ou un regard prend figure. L'écart est donc
fondamentalement «ouverture» (VI 166) et le soubassement de mon
«être à».
L'écart dans le monde suggère une prégnance de sens (fond) qui
absorbe l'attention. Mais l'attention n'est pas pur écran, elle est même
articulation d'un écart, d'une émergence au sein du sujet d'une figure
sur un fond. Et ce fond est ce qui me relie au «tissu commun» du
monde. L'invisible est ce «punctum caecum» dans ma connivence avec
le monde et est ce qui m'enracine dans ce monde. Il «habite le monde»
(VI 198) et ne m'en détache que pour me le faire découvrir davantage. Il
n'y a donc «nulle lacune en moi» au sens où lacune signifierait néant
absolu. L'«âme n'est pas vide, n'est pas un 'néant', mais est un tas
d'entités, de domaines, de mondes (d'expériences sédimentées, tradition,
habitudes etc.) qui la 'peuplent', la tapissent et dont elle sent la présence
comme celle de quelqu'un dans le noir, elle ne les a acquis que par son
commerce avec le visible auquel ils restent attachés «(VI 397).
L'âme est donc l'écart singularisé par ce commerce, elle est la
déclinaison du paradigme ontologique de l'écart comme détachement de
la figure sur un fond. «Le soi est d'écart» (VI 303). Il est comblé par
une extériorité qui le lie à autrui, par exemple dans un «dialogue». Si
1' «invisible» du moi était sournoisement enfermé dans ma conscience,
la discussion s'estomperait par manque de «contact». L'invisible est
l'altérité en moi qui me relie au fond commun que je partage avec mon
interlocuteur et auquel renvoient aussi bien mes «lacunes» (mon
invisible) que celles d'autrui. «Signification est toujours d'écart: ce que dit
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 249
autrui me paraît plein de sens parce que ses lacunes ne sont jamais là où
sont les miennes» (VI 241)32. Par ses paroles, l'interlocuteur évoque en
moi des écarts qui prennent sens, en raison même d'une part d'ombre
qui couvre ses mots. Sans cela, les paroles se réduisent à des échanges
de lexiques. Ce qui est invisible en moi est ce qui me lie à autrui: il est
en moi et autrui comme une surface de séparation qui est aussi le lien de
notre union.
Le soi est l'invisible qui, comme fond, se dissout dans le monde
commun. Il est comme «l'anonyme enfoui dans le monde et qui n'y a
pas encore tracé son sillage» (VI 254). En effet, rien dans le sujet, qui
prend son essor dans une déhiscence originaire, ne s'excepte du rapport
au monde. Et c'est précisément, ainsi que nous voudrions le montrer en
guise de conclusion (provisoire), ce manque de réserve qui dissout toute
singularité subjective.
Partons de l'exemple suivant: fidèle à son souci obstiné de remettre
le peintre au contact de son monde et de penser comment l'œuvre se crée
au creux même des moindres expériences de l'artiste, Merleau-Ponty
écrit:
// est un homme au travail, qui retrouve chaque matin, dans la
configuration que les choses reprennent sous ses yeux, le même appel, la même
exigence, la même incitation impérieuse à laquelle il n'a jamais fini de
répondre?3
Voir, c'est donc être hanté par des visibles et précipiter un écart, une
déhiscence, une «différence sans contradiction» au sein de l'Être. Le
visible se «concentre autour de l'un d'eux» et lui-même, ce visible,
«s'éclate» vers les choses. Par là, l'Être est habité de voyants qui sont
comme «des zones claires ... autour desquelles pivotent leurs zones
opaques» (VI, p. 195).
Il est incontestable que cette «réflexivité» au sein de l'Être forme
une de ces «mêmes incitations impérieuses» à laquelle Merleau-Ponty
32 Cf. aussi «Les paroles des autres me font parler et penser parce qu'elles créent
en moi un autre que moi, un écart par rapport à ... ce que je vois et me le désignent ainsi
à moi-même» (VI 277). Les lacunes en moi et qui me différencient d'autrui ne sont que
le signe d'une prégnance de sens que, ni moi ni autrui, nous ne maîtrisons et qui au lieu
de nous singulariser, nous ouvre l'un à l'autre en nous ensevelissant dans ce «tissu» des
paroles. «L'intouchable» en moi n'est rien qui viendrait s'ajouter au toucher universel.
(C'est cependant par le biais de cet intouchable qu'une possible voie vers une pensée de
la singularité au sein de l'œuvre de Merleau-Ponty se fraye. Cf. R. Visker, The
Untouchable, à paraître in: Epoché, A Journal for the History of Philosophy).
33 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, o.c, p. 94.
250 Roland Breeur
n'aura jamais eu fini de répondre. Or, quelle est enfin la «mêmeté» qui
émigré, sans se dégrossir, d'un appel à l'autre? Merleau-Ponty est précis
à ce sujet: il s'agit de «ce même phénomène fondamental de
réversibilité» (VI, p. 203). C'est ce pli fondamental, cette déhiscence de l'Être
qui émigré en se précipitant d'une vision à l'autre. La singularité de
chaque vision est due à une sortre de contraction de l'écart en un seul
voyant. La mêmeté est dès lors celle qui hante chaque vision concrète
comme une origine anonyme et prélevée sur le visible. Si le peintre
retrouve chaque jour «le même appel», c'est parce qu'il est plus que
quiconque sensible à ce pli magique selon lequel une vision fermente
dans un visible. Son «travail» est celui d'une patiente interrogation qui
traduit son étonnement devant le fait même qu'une vision se fait, que le
sens m'englobe et que d'emblée je suis impliqué dans un monde qu'à
chaque vision je découvre. Par conséquent, «comment le peintre ou le
poète», demande Merleau-Ponty, «seraient-ils autre chose que leur
rencontre avec le monde»34?
Certes, il n'est probablement rien de plus. Mais n'est-il pas moins
que cela? Ne serait-il pas plutôt l'expression de l'épreuve d'avoir
d'entrée raté ce monde, comme Marcel dira dans A la recherche du
temps perdu avoir d'entrée raté Gilberte et Albertine? Nous pensons en
effet que quelque chose ne s'épuise pas dans cette «complicité» qui lie
le voyant au visible et échappe même à la juridiction de l'écart. Cet
écart, ce pli de l'Être, semble ulcéré du dedans par un surplus qui ne se
dissout pas dans l'articulation même de la réversibilité, qui ne provient
pas du monde ou de la manière selon laquelle il me sollicite. Dans mon
rapport au monde, quelque chose insiste qui non seulement ne contribue
pas à l'expression de cette «même réflexivité fondamentale», mais en
outre renvoie à une sorte de réflexivité qui ne semble nullement
«prélevée sur elle». Mon rapport aux choses et à moi-même est habité d'un
rapport à quelque chose de singulier en moi, un attachement à quelque
chose de non itérable et donc pas à un ensemble de propriétés, ou traits
de caractères, et qui par sa singularité s'affirme comme identité
indéclinable et indéclinée. Mon ipséité acquiert ainsi quelque chose d'
«incommunicable»: ce qui me lie à moi-même est un rapport qui se dérobe à
toute réflexivité qui porte sur un «moi» comme totalités de propriétés35.
36 Cf. R. Visker, Dis-possessed: How to remain silent 'after' Levinas, in: Man and
World, 29, 1996, pp. 119-146.
252 Roland Breeur
fait que l'écart qui me lie au monde est habité d'un écart
supplémentaire, un écart qui me déchire du dedans de ce qui en moi «traite le
sens» du monde. Ce qui singularise le sujet est ce double écart, cet
écart au sein de l'écart, l'insistance d'un noyau opaque qui ne se
dissout pas dans l'opacité du monde. Je pressens l'existence d'un rapport
avec quelque chose qui justement ne se dissout pas dans cet élan. Un
reste ne se laisse pas emporter. Dans tous mes rapports avec ce qui me
paraît plus vrai que moi-même réside un rapport avec quelque chose en
moi qui me paraît plus singulier et plus propre que tout ce que je
pourrais jamais m 'attribuer.
On suggère donc, pour conclure, que la mêmeté singulière
autour de laquelle pivote le sujet ne se confond pas avec le fait même
de la réflexivité fondamentale de l'Être. De l'être, le sujet, qui sait,
ne se soucie peut-être que peu ou prou. Son rapport à l'Être semble
d'emblée singularisé. Ce qui signifie que son interrogation
philosophique, au lieu d'être son rapport ultime à l'Être, son «organe
ontologique», est plutôt l'expression d'un pressentiment que quelque
chose en lui ne s'accomplit pas sans notre adhérence au monde. En
d'autres mots, s'il peut être incontestable que mes pensées et celles
des autres sont prises dans le tissu commun d'un seul Être, que ma
subjectivité se définit par cette ouverture même au monde et à l'Être,
il n'en demeure pas moins que ce rapport proprement dit n'épuise pas
et surtout n'engage pas ce qui l'habite. Dire que ce rapport est
d'emblée singularisé revient à dire qu'il est grossi d'un noyau et
d'une réflexivité qui demeurent de manière essentielle en deçà du
circuit réflexif qui détermine le lien entre le voyant et le visible.
C'est dire aussi que ce circuit se modifie en raison de quelque chose
en lui qui précisément reste invariant, qu'on s'identifie aux choses
sans jamais pouvoir conjurer une identité imperméable à toute
identification.
Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais les
choses qu 'on a faites pour se contenter soi-même ont toujours la chance
d'intéresser quelqu'un?1
37 Proust, Sur la lecture, in: Journées de lecture, (éd. A Coelho), Paris, 10/18,
1993, p. 279.