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Revue Philosophique de Louvain

Merleau-Ponty, un sujet désingularisé


Roland Breeur

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Breeur Roland. Merleau-Ponty, un sujet désingularisé. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 96, n°2,
1998. pp. 232-253;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1998_num_96_2_7083

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Abstract
In this article, the A. seeks to show how singularity refers to the insistancy of a surplus that excepts
itself from the movement by which the subject complies with Being. It is precisely this surplus that
seems to embarrass Merleau-Ponty, as he searches to think all reflexivity that binds the subject to the
world from a fundamental reflexivity, a «déhiscence de l'Etre». He attempts to reinscribe the surplus in
the fundamental reversibility that makes the subject comply with the world. However, the A. wishes to
show that a singularity persists in the heart of this complicity. Certainly, the subject is nothing more
than his encounter with the world: but is he not less than that?

Résumé
Dans cet article, l'A. cherche à montrer comment la singularité du sujet renvoie à l'insistance d'un
surplus qui s'excepte du mouvement même selon lequel le sujet s'accorde à l'Etre. C'est précisément
ce surplus qui semble embarrasser Merleau-Ponty, tant il cherche à penser toute réflexivité qui lie le
sujet au monde à partir d'une réflexivité fondamentale, une déhiscence de l'Etre. Il tente de réinscrire le
surplus dans la réversibilité fondamentale qui accorde le sujet au monde. L'A., en revanche, veut
montrer qu'une singularité insiste au sein de cet accord. Certes, le sujet n'est rien de plus que la
rencontre avec le monde: mais n'est-il pas moins que cela?
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé

Merleau-Ponty ou l'ambiguïté

Maurice Merleau-Ponty est souvent désigné comme étant le


penseur par excellence de Ventre-deux, voire, de Y ambiguïté . Il raboute
d'emblée les pôles du dualisme ontologique sartrien au profit d'une
pensée vouée au lien intime qui lie le sujet au monde. Car, dira-t-il, «mon
vide n'est pas quelconque»1, il ne parvient à occuper en force le champ
de ma vie que parce qu'il «éclate» sur le fond d'un monde prédonné. Le
sujet est «ouverture» à un champ constitué auquel il adhère par son
corps. L'ambiguïté s'affirme par l'insistance inévitable de cette part
d'ombre que le corps jette sur la clarté de la conscience: la conscience
est «alourdie» de son corps. Et celui-ci est conçu comme «subjectivité
prépersonnelle»2, «sujet effectif d'une vie naturelle» qui s'affirme avec
une symbolique charnelle propre3. Les comportements de ce corps ont
leurs propres «structures». Le corps «appose son monogramme à tout ce
qu'il fait»4. Merleau-Ponty dira par exemple au sujet du corps comme
«être sexué»:
La perception erotique n 'est pas une cogitatio qui vise un cogitatum; à
travers un corps elle vise un autre corps, elle se fait dans le monde et non
pas dans une conscience (PP 183).
L'ambiguïté tient cependant au dédoublement de cette subjectivité
prépersonnelle et naturelle par une subjectivité temporalisante de la

1 M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard (Tel), 1964, p. 79.


(Sigle 2VI)
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Tel)
1945, 3p. Voir
295. au
(Sigle
sujetPP)
de cette «symbolique» et de la vie de la «nature» au sein de PP, R.
Bernet, Perception et vie naturelle, in: La vie du sujet, Paris, Puf (Epiméthée), 1994,
p. 163-185. Du reste, ce texte prouve de manière convaincante en quoi PP contient déjà
une philosophie de la «chair» que beaucoup de commentaires attribuent à VI. Le
véritable problème dans PP est moins celui d'une fidélité anachronique à une subjectivité, que
l'amorce d'une pensée de la déhiscence qui justement oblitère la subjectivité singulière au
profit d'un «milieu intersubjectif».
4 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard (Tel), (sigle: PM), p. 1 14.
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 233

conscience. PP est consacré à «l'empiétement réciproque» et souvent


équivoque de l'une sur l'autre, de sorte qu'il n'est souvent plus possible
de savoir si le corps porte la conscience ou si la conscience informe le
corps. L'espace se temporalise et le temps garde ses distances. Cet
empiétement ambigu formera la tâche même de la pensée ultérieure à
PP. Dans PP, cependant, l'ambiguïté est plus «ambiguë», l'auteur
semble encore chercher à localiser un surplus de sens dans le cadre
même de l'implication inextricable du sujet dans le monde.
Mais il se heurtera à chaque reprise à une «prégnance de sens» qui
transgresse l'implication intime et qu'il s'empressera tant bien que mal
de contenir. C'est cet excédent qui permettra cependant dès PP de viser
le nerf même de la pensée ultérieure et qui forme le véritable enjeu de
l 'entre-deux.
En sens contraire, il est permis de croire que c'est cet entre-deux, cet
excédent qui nourrit le mouvement même de l'empiétement du temps et
de l'espace. Et en cela, Merleau-Ponty emboîte le pas à un penseur à qui
il se sera continuellement référé, H. Bergson. On sait que pour Bergson,
le retour de l'esprit à l'extériorité suit l'expérience de l'inassimilable
prolifération d'un sens issu de la «multiplicité de fusion» qu'est l'intériorité
ou la durée. Toute sa pensée est vouée à l'analyse de cet excédent. Or, il
était déjà à l'œuvre dans l'extériorité. Ce n'est que par le biais de
l'intériorité en vue d'une maîtrise que Bergson retournera à l'hétérogénéité
dans l'espace. Il a initialement dû neutraliser le «qualitatif» de l'espace
par une «logique de l'action». Cette tendance laisse supposer une
inclination à rehausser la subjectivité en la définissant par son lien même avec
ce qui lui échappe, ce qu'elle n'a pu elle-même constituer, que ce soit
l'absolu de l'Esprit ou du temps comme l'Être en tant que tel.
On retrouvera chez Merleau-Ponty cette même inclination. Par
conséquent, le sujet sacrifie une singularité par le mouvement même de
son «ouverture» à ce qui est sensé intercepter l'excédence de sens5.
Voilà l'enjeu de notre article. Nous tenons à montrer comment et
pourquoi Merleau-Ponty manque la singularité du sujet.

Si Merleau-Ponty peut prêter de manière convaincante un fond (ce


que Waldenfels appelle le «Zwischenreich») au rapport intersubjectif, il

5 Cette «ouverture», B. Waldenfels la rebaptisera «responsivité» en raison d'un


lien originaire du sujet avec un appel inassimilable qui l'incite à différents «registres»
d'actes subjectifs (action, expression... Cf. par exemple Antwortregister, Frankfurt a.M.,
Suhrkamp, 1994).
234 Roland Breeur

n'a, à notre sens, pas pu montrer en quoi dans ces rapports quelque
chose me différencie d' autrui. S'il est vrai que le rapport pré-personnel
du corps ne doit pas être conçu sous le fardeau de la mauvaise foi6, il
n'en demeure pas moins que la subjectivité en tant que telle ne peut se
laisser englober entièrement par cette subjectivité prépersonnelle, et que
ma «liberté», ma «conscience» ne peut se laisser définir comme
prolongement de celle-ci. Cette conscience est au contraire, comme l'a bien
vu Sartre, ce qui risque à chaque instant de briser (néantiser) l'évidence
du rapport prépersonnel. Et cela, Merleau-Ponty le concédera, de
manière indirecte — comme s'il n'avait pu se libérer de la hantise des
analyses de Sartre. Voilà pourquoi l'ambiguïté demeurera jusqu'à la fin
de son œuvre «indécidable»: malgré l'ontologisation de la «déhis-
cence», l'être qui aura à assumer cette tâche se définira constamment
par la double face d'une temporalité ou d'une spatialisation originaire.
La déhiscence comme différenciation originaire se conçoit aussi bien
comme l'origine du temps, que, en tant que «chair», comme l'origine de
l'espace. Cette ambiguïté est, on le verra, au centre de PP.
Cette équivoque marque déjà la critique même que Merleau-Ponty
adresse à Bergson et à Kant. Il reproche à Kant de rapporter toute unité
et tout sens à l'aperception originaire, c'est-à-dire à une conscience
assumant la tâche de synthèse. Or cette conscience est elle-même
l'œuvre d'une synthèse plus authentique, celle de l'intentionnalité
opérante (ou synthèse de transition) ou de la «temporalité» en tant que telle.
A l'instar de Bergson, Merleau-Ponty soumet l'unité de la subjectivité à
un mouvement de temporalisation, sans sacrifier l'idée de la conscience
comme forme originaire de rapport à soi. Il en cherchera la source dans
la dynamique de temporalisation qu'il définira, suite à Heidegger,
comme forme d'auto-affection. Le temps est la condition de toute
réflexion et de tout rapport à soi en ce qu'il «brise» le «trop plein» du
monde objectif constitué par l'aperception.
A Bergson, Merleau-Ponty reproche une conception de l'espace
trop kantienne7 et une dualité trop frappante entre l'Esprit et la

6 Voir à ce sujet le passage significatif dans Y Etre et le Néant sur le «divorce» du


corps et de l'âme au sujet de la «femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous» et
ses «premières approches» (EN, Paris, Gallimard 1943, (1972, coll. Tel, p. 91 sq.)
7 (Voir p.e. PP, 474n.) Le rapport à Bergson reste cependant très «ambigu».
Merleau-Ponty ne se lassera d'y faire constamment référence, même de manière non explicite.
L'œuvre plus tardive est plus disposée à faire valoir quelques intuitions fondamentales du
bergsonisme (p.e. l'intuition comme forme de réflexion (VI, Eloge de la philosophie), le
problème de l'expression, de la «coïncidence partielle» (VI) etc.) sans pourtant accéder à
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 235

Matière. Pour l'avènement du sens, dit-il, il n'y a donc pas «lieu d'en
chercher l'explication dans quelque Esprit du Monde qui opérerait
en nous sans nous, et penserait à notre place en deçà du monde perçu
(...) ici l'esprit du monde c'est nous, dès que nous savons nous
mouvoir, dès que nous savons regarder»8. Ici Merleau-Ponty met l'accent
sur une conception de l'espace comme préconstitué et dont une pré-
gnance de sens sollicite le sujet sans même que celui-ci puisse s'en
aviser.

Mais quel est le lien entre les deux critiques? A l'adresse de Kant,
c'est une conception du temps qui forme le fond de la critique, à
l'adresse de Bergson, une conception de l'espace. D'entrée, Merleau-
Ponty entremêle ces deux catégories dans un «entrelacs» qu'il
n'abandonnera plus, car dès le début sa pensée, comme celle de Bergson, est
hantée par un «trop plein»9: Nous ne demeurons jamais en suspens dans
le néant. Nous sommes toujours dans le plein, dans l'être (PP, p. 516).
Par l'empiétement du temps et de l'espace, Merleau-Ponty tâchera de le
localiser, après avoir brisé le «trop plein» objectif de l'aperception
kantienne en vue de remplir le vide de l'espace bergsonien.

A. De l'espace et du temps dans la «Phénoménologie de la perception»

Dans ce qui suit, il nous importe de montrer comment la réciprocité


du sujet au monde suppose une prégnance de sens que ni l'un ni l'autre
ne contient ou ne maîtrise. De là l'ambiguïté, comme on va le montrer,
dans les rapport du corps avec l'espace ou de la conscience avec le
temps.

la conception originelle de la durée, pourtant très proche de sa temporalité. Il est probable


qu'il n'a pu délivrer celle-ci de l'image restreinte qu'en avait forgé Sartre (p.e. dans
L'imagination, Paris, PUF (coll. Quadrige), 1936 (éd. de 1989), p. 41 sq., ou dans L'être
et le néant, Paris, Gallimard (Coll. Tel), 1943, p. 147 sq., et qui néglige toute la
conception de la virtualité).
8 Merleau-Ponty, Le langage indirect, in: La prose du monde, o.c, p. 108-109. Or,
«se mouvoir» repose sur une idée du monde («champ de transcendance») qui n'est pas
moins chargé de sens et d'esprit que l'«Elan vital» de Bergson.
9 Ce qu'il concède en outre à Bergson (Eloge, p. 20 sq. ou «Bergson se faisant»,
ib. p. 241). C'est sur ce trop plein d'être que s'affirme chez Bergson l'idée de négation
comme acte de l'esprit qui rejette un être pour en penser un autre. Levinas identifiera ce
trop plein au présent étouffant de Vil y a (L'intrigue de l'infini, Paris,
Champs-Flammarion, 1994, p. 112 sq.).
236 Roland Breeur

Le corps et l'espace

Merleau-Ponty fait la différence entre ce qu'il nomme l'espace


géométrique et l'espace physique. Le premier n'est qu'une forme dans
laquelle sont installées les choses et qui suppose l'esprit. Cet espace
«glisse sur les apparences» comme un éther. Or, «l'espace n'est pas le
milieu . . . dans lequel se disposent les choses, mais le moyen par lequel
la position des choses devient possible» (PP 281). L'espace devient dès
lors une puissance universelle de connexion des choses, et «s'ancre» en
elles, se fait «solidaire» d'elles. Cette conception de l'espace physique
suppose une relation du sujet au monde qui n'est pas non plus
déterminée par un esprit objectivant les choses, mais par une présence physique,
une relation «organique» aux choses.
Cet espace, j'y suis «initié» (PP 297), car il est déjà constitué
(PP 291) comme «sol perceptif» pour toutes mes perceptions concrètes.
Ainsi, la série de nos expériences, jusqu 'à la première, se transmettent une
spatialité déjà acquise. Notre première perception à son tour n 'a pu être
spatiale qu'en se référant à une orientation qui l'ait précédée (PP 293).

L'originalité de Merleau-Ponty est sans aucun doute liée aux


descriptions prosaïques de l'avènement d'un sens produit par une «nature»
précédant toute prise du sujet, et dans laquelle le sujet doit s'insérer.
L'espace se décrira comme un «champ» qui s'oriente de soi-même,
qui s'organise. L'espace de Merleau-Ponty n'est pas sans rappeler le
temps de Bergson. De là, «[C]omme Bergson attend que le morceau
de sucre ait fondu, je suis quelquefois obligé d'attendre que
l'organisation se fasse. A plus forte raison dans la perception normale, le
sens du perçu m 'apparaît en lui et non pas comme constitué par moi»
(PP 305).

L'espace sera dès lors le «milieu général» de la «coexistence» du


corps et du monde. Il s'établit en effet comme un «pacte» entre le corps
et l'espace, qui me «donne jouissance de l'espace» (PP 289). L'espace
est organisation des choses qui sollicitent le regard ou le motive. «Toute
fixation», par exemple, «est toujours fixation de quelque chose qui
s'offre comme à fixer» (PP 305). Toute «interpellation» (Anspruch,
Waldenfels) vient du dehors, motivé par une prégnance de sens qui
m'incite à me sentir concerné. Comme dira Merleau-Ponty dans VI, si je
fixe avec attention une chose, c'est visiblement parce que je me sens
regardé par elle.
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 237

Merleau-Ponty développe toute une pensée de l'«In-sein» en vue


d'une caractérisation de l'existence en tant que telle. Avant même de
penser l'espace, il existe un pacte plus ancien (PP 293) entre le monde et un
sujet «au dessous de moi, pour qui un monde existe avant que je sois là, et
qui marquait ma place» (PP 294). Ce sujet «prépersonnel», c'est le corps.
L' «ambiguïté» est donc inscrite au cœur du sujet. Le dernier est
sujet prépersonnel avant d'être conscience.

L'espace et en général la perception marquent au cœur du sujet le fait de


sa naissance, l'apport perpétuel de sa corporéité, une communication avec
le monde plus vieille que la pensée. Voilà pourquoi ils engorgent la
conscience et sont opaques à la réflexion (PP 294).

Ce corps se conduit comme un sujet, mais on ne voit pas finalement très


clairement s'il gagne sa subjectivité grâce à l'espace ou si l'espace
gagne sa prégnance de sens grâce au corps qui s'y insère. Car au sein de
cette «connivence» avec l'espace surgit petit à petit un excédent de
sens: l'espace comme milieu prédonné semble dépendre en son sens
d'une prise du sujet sur l'objet. «Tout nous renvoie aux relations
organiques du sujet et de l'espace, à cette prise du monde du sujet sur son
monde qui est l'origine de l'espace» (PP 291).
La «subjectivité» du corps ne semble pas univoquement soumise à
l'avènement de la spatialité et de son «organisation», mais paraît parfois
même les constituer. Sa subjectivité déborde assurément les limites
d'une relation corporelle pour influer sur la conscience. Elle s'affublera
en outre d'une temporalité réservée par après à la seule conscience.
Tout d'abord, la coexistence de l'espace comme «champ perceptif»
se fonde sur un «champ de présence»: «La coexistence qui définit en
effet l'espace, n'est pas étrangère au temps, elle est l'appartenance des
deux phénomènes à la même vague temporelle» (PP 306). Et cette
vague temporelle ne se laissera pas contenir dans une conscience
subjective. Entre-temps elle ne se lassera pas de circuler entre le monde et
le sujet. C'est ce qu'illustre par exemple l'analyse du phénomène de la
profondeur. D'abord, la profondeur comme dimension primordiale de
l'espace renvoie à la position «d'un monde et d'un système
d'expériences où mon corps et les phénomènes» sont rigoureusement liés. Elle
ne peut se ramener à une conception intellectualiste, qui fait de la
profondeur une «largeur de profil», mais elle prend appui sur une «fonction
existentielle»: «c'est-à-dire qu'elle doit être rapportée à l'acte
prélogique par lequel le sujet s'installe dans son monde» (PP 350).
238 Roland Breeur

La profondeur est de plus la dimension qui manifestera par


excellence l'implication réciproque du sujet et du monde, de «prise» et de
«sollicitation». Tout d'abord «le phénomène de 'grandeur apparente'
et le phénomène de 'distance' sont deux moments d'une organisation
d'ensemble du champ» (EN 300). La profondeur est en effet
l'implication de la dimension de la grandeur et de la distance. La grandeur est
à l'égard de la distance comme le «motivant» — la distance en
revanche «exprime seulement que la chose commence à glisser sous la
prise de notre regard» (PP 302). Ainsi la profondeur illustre par
essence une concupiscence intime mais ambiguë entre un sens qui se
fait de soi et me sollicite, et l'expression d'une «vie totale du sujet,
l'énergie avec laquelle il tend vers un avenir à travers son corps et son
monde»10.
Percevoir, c'est répondre à une invitation en vertu d'une «ouverture
à un monde qui rend possible la vérité perceptive» (Wahr-nehmung, PP
344). Mais une fois de plus, cette ouverture déborde le lien indissociable
du sujet prépersonnel avec le monde. Elle se précise comme conscience,
qui au premier abord semble se confiner dans l'unique tâche de rendre
explicite le sens déjà donné qui englobe le corps11. D'autre part, il
apparaît non moins souvent comme si le sens même du monde et de l'espace
attendait l'engagement du sujet. Cette ambiguïté, on le verra, marque
d'ailleurs le paradoxe même de toute expression. Le sujet exprime ce qui
n'apparaît pas comme déjà donné par la grâce même de l'expression.
Dans PP, souvent ce paradoxe est implicitement amorcé dans le rapport
ambigu du sujet avec le monde, du temps avec l'espace.
D'un côté on a donc l'impression que tout avènement de sens
s'épuise dans le rapport sujet-monde; de l'autre, quelque chose
transgresse cette réciprocité. D'un côté donc, Merleau-Ponty enracinera la
conscience comme présence à soi dans l'accomplissement même de
l'entrelacs, du chiasme originaire qui lie son corps à l'espace.
La conscience du monde n 'est pas fondée sur la conscience de soi, mais
elles sont rigoureusement contemporaines: il y a pour moi un monde
parce que je ne m 'ignore pas; je suis non-dissimulé à moi-même parce
que j'ai un monde (PP 344).

10 Pour une approche approfondie de cette problématique, cf. R. Barbaras, De


l'être du phénomène, Sur l'ontologie de Merleau-Ponty, Paris, Millon, coll. Krisis, 1991,
p. 235-261.
11 Cf. par exemple la problématique du cogito tacite (PP 462 sq.).
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 239

Merleau-Ponty élargira à l' intersubjectivité l'étau de la réciprocité


rigoureuse, concluant que là aussi, la relation à autrui prend appui sur la
réalisation d'une réciprocité parfaite et prédonnée qu'est le monde: «nous
sommes l'un pour l'autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, les
perspectives glissent l'une dans l'autre»12.

Mais de l'autre côté, quelque chose transgresse cette réciprocité


parfaite. Déjà au niveau du corps, l'équivoque surgit. Le rôle du corps diverge
par exemple entre deux conceptions opposées: soit le corps est compris
comme «support d'une vie naturelle qui le traverse et le guide» en le
dépassant infiniment13, soit le corps reste soumis à un sujet constituant, qui
réduit la présence du corps à celle d'un «véhicule», d'un instrument ou de
ce que Husserl appelait «l'organe de la volonté»14. Le corps suppose une
ouverture au monde qu'à lui seul il ne peut contenir. S'il demeure un
«reste» de subjectivité dans PP, c'est en raison d'un excès de sens que
l'intercorporéité ne peut assumer. Mais l'ouverture qu'est la conscience ne
le pourra pas davantage. On retrouve une ambiguïté entre la conscience et
le temps semblable à celle entre le corps et l'espace.

La conscience et le temps

Merleau-Ponty définit la conscience comme ouverture à un «champ


de transcendance» (PP 432): avoir conscience veut dire «être à»
(PP 485). La conscience semble adhérer au mouvement même de l'inten-
tionalité originaire qu'est le corps envers le monde, car «c'est en
communiquant avec le monde que nous communiquons avec nous-mêmes»
(PP 485).
Cette ouverture ou cet «être à» définit le sens du temps. Le temps est
l'affirmation du fait que le sens du monde n'est pas d'emblée déployé
comme dans une présence objective. En raison de l'opacité dans le
monde, le temps n'est «que s'il n'est pas complètement déployé». Il est
au niveau de la conscience ce qu'est l'opacité au niveau du monde. «Il est
essentiel au temps de se faire et de n'être pas, de n'être jamais
complètement constitué» (PP 474). Car le temps est l'articulation de la prise du

12 Cf. aussi p.e. dans PM (La perception d'autrui et le dialogue, p. 183 sq.) où le
monde est décrit comme «universalité du sentir» (PM 191), «généralisation universelle
du corps» etc.
13 Cf. à ce sujet R. Bernet, Perception et vie naturelle, o.c, p. 176.
14 R. Bernet, ib., p. 176.
240 Roland Breeur

sujet à chaque fois partielle sur le monde, qui repose sur la dynamique de
la conscience comme intentionnalité opérante, ou synthèse de transition.
C'est-à-dire, une synthèse qui se maintient comme et dans le passage et ne
conduit pas à un nouvel état. La conscience (qui fontionne comme la
durée) est le «mouvement même de la temporalisation» (PP 485). On
comprend dès lors l'affirmation ferme et très husserlienne de Merleau-
Ponty: «la conscience déploie ou constitue le temps» (PP 474).
Ici, cette conscience se confond avec le mouvement même de la
subjectivité comme «transcendance». «Mon être et ma conscience ne
font qu'un» etc. Cependant, y a-t-il du temps en raison de l'ekstase de la
conscience — ou la conscience repose-t-elle sur le mouvement d'une
«vague temporelle»? Après avoir lié la constitution du temps à la
dynamique interne de la conscience, Merleau-Ponty inverse le rapport et
soumet la structure de la conscience à un mouvement de temps qui déborde
son champ. Par conséquent, s'il y a du temps pour moi, c'est «parce que
je m'y découvre déjà engagé». Le temps est dès lors un avènement de
sens déjà donné, comme l'espace.
«Le temps et le sens ne font qu'un» (PP 487). Si conscience il y a,
c'est grâce à un mouvement de transcendance qui caractéristique le
temps même: le temps est «affection de soi par soi». «Celui qui affecte
est le temps comme poussée» (comme aurait dit Bergson) «et passage
vers un avenir» (PP 487). C'est en vertu de cette poussée indivise que la
conscience même peut s'accomplir comme spontanéité. Ainsi Merleau-
Ponty pourra inverser la relation entre la spontanéité et la temporalité de
Sartre:
// ne peut être question de déduire le temps de la spontanéité. Nous ne
sommes pas temporels parce que nous sommes spontanés et que, comme
consciences, nous nous arrachons à nous-mêmes, mais au contraire, le
temps est le fondement et la mesure de notre spontanéité, la puissance de
passer outre et de 'néantiser' qui nous habite, ... qui nous est elle-même
donnée avec la temporalité et avec la vie (PP 489).

Finalement, Merleau-Ponty ne résistera pas à la tentation (très bergso-


nienne) d'identifier le mouvement du temps au mouvement même de la
vie, comme en témoigne ce passage:
Encore une fois, la 'synthèse' du temps est une synthèse de transition, c'est
le mouvement d'une vie qui se déploie, et il n'y a pas d'autre manière de
l'effectuer que de vivre cette vie, il n'y a pas de lieu du temps15, c'est le

15 Comme Bergson dira qu'il n'y a pas de lieu du souvenir.


Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 241

temps qui se porte et se relance lui-même. Le temps comme poussée


indivise (PP 48416).
Par conséquent, le temps rejoint le mouvement de la vie naturelle
comme forme primordiale de la transcendance qui guide non seulement
l'existence corporelle, mais celle de la conscience. Après s'être heurté à
l'excès de sens au cœur du rapport intime du corps à l'espace, on a
l'impression que Merleau-Ponty voulait attribuer celui-ci à la conscience
comme temporalité. Mais au sein de l'élaboration de cette conscience et
de cette subjectivité, il réinstaure une forme de «prégnance de sens» qui
précède toute élaboration subjective dans la dynamique même du temps.
Et il retourne en fin de chapitre au problème du monde17.

La déhiscence

Déjà au milieu même de PP s'accomplit de manière encore


«tacite» ce que VI décrira comme la différence infinie de l'origine du
sens18. Ni le sujet comme corps, ni le sujet comme conscience ne peut
assumer le trop plein de sens qui déborde la «connivence intime» avec
le monde. Mais par cet «éclatement de l'origine», PP développe une
description de l'enracinement réciproque du temps et de l'espace à
laquelle l'œuvre ultérieure restera rigoureusement fidèle.
La prégnance de sens qu'est l'espace s'imprègne entièrement du
mouvement du temps: le temps irradie l'espace et l'espace rend au
temps des racines dans le monde. Cette imprégnation réciproque influe
sur le sens même que prend le rapport du sujet aussi bien à l'espace
qu'au temps. L'espace se temporalise et le temps étend des horizons. On
voit comment, par exemple, la notion de distance dans le temps et dans
l'espace finissent par se confondre:
[O]n ne comprendra jamais la perception de la distance si l'on part de
contenus donnés dans une sorte d'équidistance, projection plane du monde
comme les souvenirs sont une projection du passé dans le présent. Et de

16 Notons au passage le vocabulaire encore très bergsonien, qui laisse supposer que
c'est souvent muni du bergsonisme que les phénoménologues français se seront assimilé
les analyses de Husserl, Heidegger e.a. On remarque cette même empreinte du
bergsonisme chez Sartre, dans La transcendance de l'ego, par exemple dans les analyses de
l'opposition entre l'«Erlebnis» et les «états» (Sartre, La transcendance de l'ego, Paris,
Vrin, 1992,
17 Pourp. réincarner
45 sq.) le Pour Soi dans l'épreuve de ma présence au monde (PP 493 sq.).
18 Merleau-Ponty: «l'originaire éclate, et la philosophie doit accompagner cet
éclatement, cette non-coïncidence, cette différenciation» (VI 165).
242 Roland Breeur

même que l'on ne peut comprendre la mémoire que comme une possession
directe du passé sans contenus interposés, on ne peut comprendre la
mémoire que comme un être au lointain qui le rejoint là où il apparaît (PP
307).

Ceci a pour conséquence, en revanche, que l'horizon spatial se confond


avec mon passé, que la prégnance du sens est celle de la poussée
indivise de mon passé. L'horizon de mon champ perceptif ne se différencie
plus de 1' «horizon de mes rétentions» (PP 476). Mais l'horizon de
l'espace déborde mon passé: il suppose un passé universel, celui du
mouvement de la vie qui laisse un «itinéraire perceptif» que je ne fais
qu'emprunter. Ici s'insère l'image de la «sédimentation» de mon passé
dans un horizon du monde (PP 504). Cela signifie que d'emblée toute
extériorité est assimilée à un mouvement de sens et que tout mouvement
s'extériorise. La relation du sujet au monde suppose la même disposition
de «confiance» que celle du fou de Scheler envers son passé latent (PP
479). Car l'espace tout comme le temps sont les deux faces d'une même
«organisation», d'une «synthèse qui se fait» (PP 436) et dont je ne fais
que relever les traces.
On sait que VI radicalisera «l'entrelacs de l'espace et du temps»
(VI 157) au profit de la pensée d'une «déhiscence originaire» qui
traverse tout rapport du sujet aux choses, à autrui ou à soi-même (à son
passé)19. Un même «éclatement de l'origine» scinde l'intériorité de
l'extériorité et implique dans un entrelacs indissoluble le temps et
l'espace. Cependant, cette ontologisation de l'écart s'annonce dans PP:
par exemple par son effet, c'est-à-dire entre autres par la répression de
toute extériorité essentielle et inassimilable. Rien ne court-circuite le
mouvement de l'empiétement infini.
Au niveau de l'espace et du corps, la répression se trahit par le rejet
de toute pensée de l'insconscient (PP 343). Tout inconscient est assimilé
à un mouvement qui en récupère le sens. Il fait partie du rapport au
monde, finalement du rapport à l'être. Il est un «existential» (VI 234).
Merleau-Ponty parlera en dernière instance d'une «psychanalyse» de

19 Cf. par exemple, Merleau-Ponty: «Quand je retrouve le monde actuel, tel qu'il
est, sous mes mains, sous mes yeux, contre mon corps, je retrouve beaucoup plus qu'un
objet: un Etre dont ma vision fait partie, une visibilité plus vieille que mes opérations ou
mes actes. Mais cela ne veut pas dire qu'il y ait, de moi à lui, fusion, coïncidence: au
contraire, cela se fait parce qu'une sorte de déhiscence ouvre en deux mon corps, qu'entre
lui regardé et lui regardant, lui touché et lui touchant, il y a recouvrement ou
empiétement, de sorte qu'il faut dire que les choses passent en nous aussi bien que nous dans les
choses.» (VI 164-165).
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 243

l'être ou de la nature (VI 321 )20 comme fondement même de celle de


«l'étant». Ce qui nous échappe dans notre rapport aux choses vient
d'une opacité foncière de l'être comme «éclatement de l'origine» et ce
n'est qu'en rapport à cette opacité-là que l'écart au fond de nous-mêmes
doit être compris.
Au niveau du temps, le «refoulement de l'extériorité» se trahit par
l'assimilation de l'éternité au temps. Au lieu d'être une possible
interruption de la temporalisation, l'éternel n'en est que la «sublimation» et
le prolongement d'un présent. Merleau-Ponty écrit à ce sujet que «le
présent est une ébauche d'éternité et que l'éternité du vrai n'est qu'une
sublimation du présent» (PP 45 1)21. L'éternel ne prend sens que dans un
mouvement global de temps qui n'est que l'avènement du sens. Ici aussi
VI ne fera que radicaliser cette forme de temporalisation de l'éternité
(Voir par exemple 229, 318, 321).
Or, ce qui s'affirme par cette ontologisation, par cette assimilation
de l'extériorité, c'est une répression de la subjectivité singulière au
profit d'un champ transcendantal «anonyme», «universel», «impersonnel»
etc. qui sous-tend notre rapport au monde et au temps. Le sujet se
désingularise en raison même d'un «trop plein» de sens qui ne se peut se
réinvestir dans le circuit qu'entretient mon corps avec le monde. Le sujet
est débordé de sens, dans l'espace et dans le temps, et cette dualité se
fond en une dynamique universelle à laquelle le sujet doit adhérer pour
accomplir sa subjectivité. Dans PP ce trop-plein semble s'évader vers
une conception de la liberté du sujet (PP 496 sq.): comme si cette liberté
devait exprimer et incarner ce qui n'a pu s'épuiser dans le rapport au
monde. Cette conception de la liberté prend ainsi racine dans ce
mouvement de réciprocité pour prendre son élan. Elle jaillit non pas du néant,
mais de la rencontre de «l'intériorité» et de «l'extériorité»22: elle
s'appuie sur un passé sédimenté en un horizon du monde (PP 501), aussi
bien que sur un horizon du monde comme «prégnance du passé» (PP
518). En un aphorisme un peu emblématique: «Nous choisissons notre
monde et le monde nous choisit» (PP 518).
Merleau-Ponty présente une conception de la liberté qui se
rapproche involontairement de celle de Bergson, surtout là où il écrit que

20 Cf. aussi VI 323 sur la «psychanalyse ontologique».


21 Cf. aussi: «Si nous devons rencontrer une sorte d'éternité, ce sera au cœur de
notre expérience du temps et non pas dans un sujet intemporel. . . » (PP 475), et sur
«l'illusion de l'éternité» (PP 484-485).
22 «La liberté est toujours une rencontre de l'extérieur et de l'intérieur» (PP 518).
244 Roland Breeur

«le choix véritable est celui de notre caractère et de notre manière d'être
au monde» (PP 50123). Il ne lui reste plus qu'à ontologiser cette liberté,
et comme chez Bergson, à l'attribuer à un Esprit qui n'est que le masque
de l'être. Or, c'est bien l'impression que PP nous donne. Chaque analyse
du rapport du sujet au monde annonce un monde «comme ébauche
naturelle d'une subjectivité», de même qu'elle annonce un temps qui
assimile la totalité des «projets faits», une «zone d'existence généralisée»,
des «significations qui traînent entre nous et les choses». Cette
subjectivité qui s'organise est le «porteur d'un double anonymat». Et VI ne sera
que la perfection de cette épure. Cette subjectivité «pré-subjective» se
fera porteuse même de l'avènement de l'être comme déhiscence
originaire, à la source de toute «différance», non-coïncidence, temporalité et
spatialisation. L'être du sujet comme «être à» se convertit en un être
comme «en être».
Mais cette subjectivité est devenue moins personnelle que l'être lui-
même. C'est le même écart qui traverse et scinde aussi bien ma distance
envers mon passé, qui creuse l'écart entre le touchant et le touché de
mes deux mains, ou celui entre ma main et le corps d'autrui etc.
Tout rapport à une extériorité se fait sur un fond transcendant et
impersonnel qui m'englobe et me porte, me constitue, et que je partage
avec autrui. L'expérience d'autrui est toujours une «réplique de moi»
(PM 188): car elle repose sur un même fond commun, une «universalité
du sentir», une «visibilité universelle», «une chair» ou un «rayon du
monde» etc. Si autrui m'apparaît à l'écart et par une non-coïncidence,
c'est assurément en raison d'un écart originaire qui me dissocie du
dedans. Mais si toute relation à autrui doit traverser cet «alliage», ce
«relief commun» etc., rien ne distingue le je de l'altérité. L'expulsion de
l'extériorité s'accompagne de celle de ma singularité.
Par exemple, Merleau-Ponty montre dès PP en quoi le corps est
habité par une réflexion originaire précédant la distinction sujet-objet.
La subjectivité même du sujet ne se laisse pas fixer infailliblement et les
rapports sujet-objet s'inversent. Ainsi, quand ma main droite touche ma
main gauche, je me touche touchant mon corps: mon corps accomplit
une «sorte de réflexion». Car, le rapport ainsi constitué n'est pas à sens

23 Bergson: «Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre
personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable
ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste» (ED, O 113). La liberté bergso-
nienne, comme coïncidence avec le «moi profond» est tout le contraire du «libre arbitre»
et suppose une lente maturation et sédimentation de mes expériences.
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 245

unique «de celui qui sent à ce qu'il sent: le rapport se renverse, la main
touchée devient touchante»24. Le toucher s'est délivré de l'enceinte de la
conscience pour se propager dans le corps. C'est «l'espace lui-même qui
se sait à travers le corps»25 (212). La réflexion renvoie à une sensibilité
universelle, un «genre d'être» qui me traverse et me scinde du dedans,
une part d'ombre dans laquelle mon moi se confond avec autrui. La
réflexion du corps dramatise un «universel» qui me permet «par
extension» de sentir l'animation du corps d'autrui. Merleau-Ponty écrit par
conséquent:
Ma main droite assistait à l'avènement du toucher actif dans ma main
gauche. Ce n'est pas autrement que le corps d'autrui s'anime devant moi;
quand je serre la main d'un autre homme ou quand seulement je la
regarde. [...] Si, en serrant la main de l'autre homme, j'ai l'évidence de
son être-là, c'est qu'elle substitue ma main gauche, que mon corps annexe
le corps d'autrui dans cette 'sorte de réflexion' dont il est paradoxalement
le siège. Mes deux mains sont 'comprésentes' ou 'coexistent' parce
qu'elles sont les mains d'un seul corps: autrui apparaît par extension de
cette comprésence, lui et moi sommes les organes d'une seule intercorpo-
réité26.
Cette «réflexion» est-elle si évidente? Non simplement je ne sens pas la
même chose en touchant la main d'autrui ou la mienne, mais il faut en
outre remarquer (pour rester dans le même ordre phénoménologique de
la chair) qu'à l'inverse, l'écart entre la main d'autrui et mon corps ne
recouvre pas celui qui me scinde du dedans. La main d'autrui me
chatouillera le corps là où la mienne me caresse, et la mienne glisse sur une
partie du corps là où celle de l'autre me donnerait la chair «de poule».
L'écart en moi ne se laisse pas englober par celui qui me distancie
d'autrui. Cet écart est déjà singulier avant même de se singulariser.
Ce modèle de réversibilité se propagera dans l'œuvre de Merleau-
Ponty à tous les sens : la chair est comme la matrice universelle de toutes
les réciprocités imaginables27. Le regard d'autrui, par exemple, ne me

24 M. Merleau-Ponty, Le philosophe et son ombre, in: Eloge de la philosophie,


<?.c.,p211.
25 Merleau-Ponty, ibidem, p. 212.
26 Merleau-Ponty, ibidem, p. 214. Dans VI, on peut lire aussi: «La poignée de
main est réversible, je puis me sentir touché aussi bien et en même temps que
touchant...» (VI 187).
27 Notons que chez Levinas, tout le sens de la sensibilité sera redéfini en fonction
du «lien» originaire avec l'autre; lien qui justement est affranchi de tout commun et de
toute réversibilité. La sensibilité est liée à ce que Levinas appelle la proximité (de l'autre)
qui signifie non pas partage dans une chair commune («accouplement avec la chair du
246 Roland Breeur

singularise plus (comme chez Sartre), il est l'expression d'une visibilité


anonyme, d'un rayon du monde (VI 295) qui habite un Cézanne aussi
bien que le marchand de poisson28. Ou encore: mon passé m'échappe
par l'absorbtion de celui-ci dans un mouvement universel. Le regard sur
les choses est la participation à une vision commune (la cheminée,
comme chez Paulhan29, me regarde30).
Même s'il est vrai que chez Merleau-Ponty le sujet est transi
d'extériorité, on finit par se demander où est la subjectivité. Mon moi et
celui d' autrui s'estompent dans ce que Merleau-Ponty appela lui-même
(et dénonçait chez Bergson) une «confusion inextricable» (PP 518).
D'autre part, il décrit pourtant la subjectivité de Socrate comme une
«manière d'obéir qui est une manière de résister»31.

B. Vers un sujet singulier

C'est souvent en se référant à une identité à soi que cette résistance


croira être garantie. Ce qui résiste par exemple au doute chez Descartes,
c'est le cogito: il résiste par son extrême simplicité. Le cogito est une
évidence immédiate à soi qui se refuse à toute médiation. Le sujet est
«chose qui se pose» en vertu d'un accès singulier et inaliénable à soi-
même. Par l'émergence et l'affirmation de soi, le cogito interrompt le
courant impersonnel de la vie et de la pensée au profit d'un «je pense».
On retrouve chez Sartre cette intuition de la conscience comme
foyer virtuel de la résistance du sujet, ou de la pure liberté. Cependant,
par sa nature «néantisante», le cogito sartrien oblige le sujet «à refaire
son moi». Toute affirmation chez Sartre enveloppe en elle le néant

monde», VI 189), mais «exposition à l'autre»: une abnégation de soi pleinement


responsable de l'autre (Cf. Sensibilité et proximité, in: Autrement qu'être ou au-delà de
l'essence, Dordrecht, Boston, London, Kluwer, Phaenomenologica 54, 1974, p. 77 sq.).
28 Merleau-Ponty pourra dire: «II n'y a pas ici de problème de Valter ego parce
que ce n'est pas moi qui vois, pas lui qui voit, qu'une visibilité anonyme qui nous habite
tous deux, une vision en général, en vertu de cette propriété primordiale qui appartient à
la chair, étant ici et maintenant, de rayonner partout et à jamais, étant individu, d'être
aussi dimension et universel» (VI 187-188).
29 J. Paulhan, La peinture cubiste, Paris, Gallimard (Folio)/ Denoël, 1990, p. 23 sq.,
72 sq.
30 La réversibilité dans la vision sera ce que Merleau-Ponty nomme le
«narcissisme fondamental de toute vision», le fait qu'on subisse aussi de la part des choses la
vision qu'on exerce (VI 183).
31 Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, o.c, p. 41.
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 247

comme la structure négative qui doit être surmontée. Merleau-Ponty


tâchera, par son approche de la subjectivité, de rattacher l'affirmation à
la conjugaison d'une déhiscence ou d'une fissure plus originaire qui
atteint par extension celle de la conscience, du Pour Soi, et qui ronge
l'immédiateté du cogito cartésien du dedans. Cette déhiscence de l'être
ne renvoie pas à un état, mais à une «mouvance» de l'être en tant que
tel. Elle est l'avènement d'une différenciation et s'accomplit dans le
monde comme pli, creux ou relief. Elle est le foyer de toute différence
au sens d'écart. Cet écart signifie aussi bien «non-coïncidence»
(distance) que «déviance».
La déhiscence est l'articulation de l'avènement d'un sens par
déviance: une partie, détail ou «figure» se dégage sur un fond
indifférencié. Ce déplacement peut être l'effet d'une défaillance aussi bien que
d'une excellence, d'une entorse ou d'une perfection inattendue au sein
de l'indifférence. Ce jeu de différenciation précède notre attention.
Celle-ci ne fait qu'accompagner un surgissement subjectivement
immotivé. Je fixe ce qui se donne à fixer (PP), traduit en termes du VI: je
possède par quoi je suis possédé. On se découvre en s 'exposant à ce qui se
donne et nous sollicite. Notre conscience comme «être à» répond à une
structure originaire de l'être: «avoir conscience = avoir figure sur fond
... On ne peut pas remonter plus loin» (VI 245). La conscience comme
écart (VI 246) est dérivée de l'écart dans l'être. La présence à soi
s'articule, comme dans PP, dans une présence au monde (VI 245). Le présent
lui-même demeure différé, on ne peut coïncider avec lui (VI 238) car il
est soumis à une différenciation plus originaire que lui.
Merleau-Ponty réinscrit le néant et l'affirmation de la conscience
dans un «avènement de la différence» (VI 270) comme «institution
première». C'est donc cet écart originaire qui forme la source de la
résistance propre au sujet: le sujet est d'emblée la traduction même d'une
indéclinable non-coïncidence. Je ne me perdrai jamais dans le présent,
car le présent lui-même ne se donne que par différence. Dans VI,
Merleau-Ponty décrit de manière patiente et scrupuleuse le déploiement de
cette déhiscence de l'être. Ce qui produit du sens est l'éclosion d'un
léger écart qui découpe une figure sur un fond. Par le corps, j'assiste à
cet écart du dedans (VI 197). Cet écart n'est pas du néant: la figure ne
se détache pas d'un rien, mais d'une plénitude (VI 215). Ce qui se
détache est porté par un fond qui lui-même participe au sens. L'invisible
dans le visible n'est pas un néant absolu mais ce qui du visible supporte
le regard; il est ce qui du regard reste attaché au monde au moment
248 Roland Breeur

même que j'en suis les contours par mes yeux. C'est pourquoi la
perception est une insertion dans le monde: je jouis d'un paysage pendant
que «le sol marche pour moi», comme dirait Proust.
La déhiscence est empiétement de tous les sens: l'invisible dans la
perception n'est pas un néant de visibilité mais une incorporation du
corps au monde, et de là un visible virtuel. Comme dirait Proust: quand
je regarde, ce n'est pas d'un regard comme porte-parole des yeux, mais
d'un regard «à la fenêtre duquel se penchent tous les sens». Voir, c'est
vouloir toucher, aussi bien qu'être touché par ce par quoi on se sent vu.
Il y a entre le Pour Soi et le Pour Autrui une «charnière», un corps qui
incarne les sens et se sent regardé, comme la femme qui referme
inconsciemment son manteau sans savoir ce qu'elle vient de faire (VI 243). Et
cette inconscience n'est pas mauvaise foi, mais le fondement même de
mon rapport à autrui. Ce fondement est le fond sur lequel une
conscience, une intention ou un regard prend figure. L'écart est donc
fondamentalement «ouverture» (VI 166) et le soubassement de mon
«être à».
L'écart dans le monde suggère une prégnance de sens (fond) qui
absorbe l'attention. Mais l'attention n'est pas pur écran, elle est même
articulation d'un écart, d'une émergence au sein du sujet d'une figure
sur un fond. Et ce fond est ce qui me relie au «tissu commun» du
monde. L'invisible est ce «punctum caecum» dans ma connivence avec
le monde et est ce qui m'enracine dans ce monde. Il «habite le monde»
(VI 198) et ne m'en détache que pour me le faire découvrir davantage. Il
n'y a donc «nulle lacune en moi» au sens où lacune signifierait néant
absolu. L'«âme n'est pas vide, n'est pas un 'néant', mais est un tas
d'entités, de domaines, de mondes (d'expériences sédimentées, tradition,
habitudes etc.) qui la 'peuplent', la tapissent et dont elle sent la présence
comme celle de quelqu'un dans le noir, elle ne les a acquis que par son
commerce avec le visible auquel ils restent attachés «(VI 397).
L'âme est donc l'écart singularisé par ce commerce, elle est la
déclinaison du paradigme ontologique de l'écart comme détachement de
la figure sur un fond. «Le soi est d'écart» (VI 303). Il est comblé par
une extériorité qui le lie à autrui, par exemple dans un «dialogue». Si
1' «invisible» du moi était sournoisement enfermé dans ma conscience,
la discussion s'estomperait par manque de «contact». L'invisible est
l'altérité en moi qui me relie au fond commun que je partage avec mon
interlocuteur et auquel renvoient aussi bien mes «lacunes» (mon
invisible) que celles d'autrui. «Signification est toujours d'écart: ce que dit
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 249

autrui me paraît plein de sens parce que ses lacunes ne sont jamais là où
sont les miennes» (VI 241)32. Par ses paroles, l'interlocuteur évoque en
moi des écarts qui prennent sens, en raison même d'une part d'ombre
qui couvre ses mots. Sans cela, les paroles se réduisent à des échanges
de lexiques. Ce qui est invisible en moi est ce qui me lie à autrui: il est
en moi et autrui comme une surface de séparation qui est aussi le lien de
notre union.
Le soi est l'invisible qui, comme fond, se dissout dans le monde
commun. Il est comme «l'anonyme enfoui dans le monde et qui n'y a
pas encore tracé son sillage» (VI 254). En effet, rien dans le sujet, qui
prend son essor dans une déhiscence originaire, ne s'excepte du rapport
au monde. Et c'est précisément, ainsi que nous voudrions le montrer en
guise de conclusion (provisoire), ce manque de réserve qui dissout toute
singularité subjective.
Partons de l'exemple suivant: fidèle à son souci obstiné de remettre
le peintre au contact de son monde et de penser comment l'œuvre se crée
au creux même des moindres expériences de l'artiste, Merleau-Ponty
écrit:
// est un homme au travail, qui retrouve chaque matin, dans la
configuration que les choses reprennent sous ses yeux, le même appel, la même
exigence, la même incitation impérieuse à laquelle il n'a jamais fini de
répondre?3

Voir, c'est donc être hanté par des visibles et précipiter un écart, une
déhiscence, une «différence sans contradiction» au sein de l'Être. Le
visible se «concentre autour de l'un d'eux» et lui-même, ce visible,
«s'éclate» vers les choses. Par là, l'Être est habité de voyants qui sont
comme «des zones claires ... autour desquelles pivotent leurs zones
opaques» (VI, p. 195).
Il est incontestable que cette «réflexivité» au sein de l'Être forme
une de ces «mêmes incitations impérieuses» à laquelle Merleau-Ponty

32 Cf. aussi «Les paroles des autres me font parler et penser parce qu'elles créent
en moi un autre que moi, un écart par rapport à ... ce que je vois et me le désignent ainsi
à moi-même» (VI 277). Les lacunes en moi et qui me différencient d'autrui ne sont que
le signe d'une prégnance de sens que, ni moi ni autrui, nous ne maîtrisons et qui au lieu
de nous singulariser, nous ouvre l'un à l'autre en nous ensevelissant dans ce «tissu» des
paroles. «L'intouchable» en moi n'est rien qui viendrait s'ajouter au toucher universel.
(C'est cependant par le biais de cet intouchable qu'une possible voie vers une pensée de
la singularité au sein de l'œuvre de Merleau-Ponty se fraye. Cf. R. Visker, The
Untouchable, à paraître in: Epoché, A Journal for the History of Philosophy).
33 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, o.c, p. 94.
250 Roland Breeur

n'aura jamais eu fini de répondre. Or, quelle est enfin la «mêmeté» qui
émigré, sans se dégrossir, d'un appel à l'autre? Merleau-Ponty est précis
à ce sujet: il s'agit de «ce même phénomène fondamental de
réversibilité» (VI, p. 203). C'est ce pli fondamental, cette déhiscence de l'Être
qui émigré en se précipitant d'une vision à l'autre. La singularité de
chaque vision est due à une sortre de contraction de l'écart en un seul
voyant. La mêmeté est dès lors celle qui hante chaque vision concrète
comme une origine anonyme et prélevée sur le visible. Si le peintre
retrouve chaque jour «le même appel», c'est parce qu'il est plus que
quiconque sensible à ce pli magique selon lequel une vision fermente
dans un visible. Son «travail» est celui d'une patiente interrogation qui
traduit son étonnement devant le fait même qu'une vision se fait, que le
sens m'englobe et que d'emblée je suis impliqué dans un monde qu'à
chaque vision je découvre. Par conséquent, «comment le peintre ou le
poète», demande Merleau-Ponty, «seraient-ils autre chose que leur
rencontre avec le monde»34?
Certes, il n'est probablement rien de plus. Mais n'est-il pas moins
que cela? Ne serait-il pas plutôt l'expression de l'épreuve d'avoir
d'entrée raté ce monde, comme Marcel dira dans A la recherche du
temps perdu avoir d'entrée raté Gilberte et Albertine? Nous pensons en
effet que quelque chose ne s'épuise pas dans cette «complicité» qui lie
le voyant au visible et échappe même à la juridiction de l'écart. Cet
écart, ce pli de l'Être, semble ulcéré du dedans par un surplus qui ne se
dissout pas dans l'articulation même de la réversibilité, qui ne provient
pas du monde ou de la manière selon laquelle il me sollicite. Dans mon
rapport au monde, quelque chose insiste qui non seulement ne contribue
pas à l'expression de cette «même réflexivité fondamentale», mais en
outre renvoie à une sorte de réflexivité qui ne semble nullement
«prélevée sur elle». Mon rapport aux choses et à moi-même est habité d'un
rapport à quelque chose de singulier en moi, un attachement à quelque
chose de non itérable et donc pas à un ensemble de propriétés, ou traits
de caractères, et qui par sa singularité s'affirme comme identité
indéclinable et indéclinée. Mon ipséité acquiert ainsi quelque chose d'
«incommunicable»: ce qui me lie à moi-même est un rapport qui se dérobe à
toute réflexivité qui porte sur un «moi» comme totalités de propriétés35.

34 La prose du monde, o.c, p. 89


35 Cf. le texte profond d'A. Burms, Rationaliteit, Zelftranscendentie, Zelfbetrok-
kenheid, in: Indirecte rede, Jon Elster over rationaliteit en irrationaliteit, (red.) S. E.
Cuypers, Leuven, Acco, 1995, pp. 191-210.
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 251

Aussi, on pourrait suggérer que si chez le peintre les «appels»


semble être toujours «les mêmes», ce n'est pas en ce qu'ils
représentent ce pli fondamental de l'Être, mais bien plutôt en ce qu'ils semblent
troublés par un surplus qui précisément s'excepte de ce rapport à
l'Être. En d'autres termes, la mêmeté n'est pas dérivée d'une réflexi-
vité fondamentale, elle traverse pour cela chaque réflexivité sans s'y
dissoudre. Le commerce du dedans et du dehors semble alourdi d'un
noyau de mêmeté, d'un entre-deux qui n'est plus la source du
commerce du sujet avec le monde, mais qui le ronge. A y regarder de plus
près, cet attachement à cette singularité serait comme une réflexivité
qui me renvoie à une mêmeté qui se refuse et qui émigré d'une
expérience à l'autre. Il ne faudra cependant pas confondre cette
«réflexivité» obstinée avec quelque auto-affection purement immanente qui, de
surcroît, germerait en transcendance de soi. La mêmeté n'est pas une
sorte de moi profond bergsonien, un foyer virtuel qui se prononcerait,
en s'y épuisant, dans le rapport que j 'entretiendrais avec les choses. La
mêmeté n'est pas une nervure qui porterait toute conscience du
dedans: au contraire, elle se refuse à la conscience et la brise dans son
élan en évoquant un surplus qui ne se laisse pas conjuguer par le
mouvement même selon lequel le sujet répond aux sollicitations venant du
dehors, qui ne motive plus ce rapport, mais le menace. Il s'agit d'une
mêmeté sourde et muette, sourde parce qu'elle n'entend rien, muette
parce qu'elle ne donne rien à entendre. Elle ne s'inscrit pas dans
l'ordre d'être que je découvre et par là me rend étranger au monde qui
me regarde. Cette mêmeté est précisément la singularité qui singularise
le sujet. Si le sujet est «une manière de résister», c'est parce qu'il est
soumis à un noyau qui résiste à sa subjectivité et à son rapport à l'Être.
Si le sujet est décentré, c'est parce qu'il est troué par un centre qui le
préoccupe et le hante, mais qu'il ne peut occuper36. Aussi, inversant la
phrase de Merleau-Ponty, disant que le voyant est comme une zone
claire autour de laquelle pivote ses zones opaques, on suggérerait que
ce voyant est hanté par une zone opaque autour de laquelle pivote ses
zones claires que sont ses élans centrifuges vers les choses. Il y a donc
un «solipsisme», au sens où le contact avec le monde est lui-même
alourdi par un rapport à quelque chose en moi qui se refuse à ce
contact, mais à quoi on ne peut se soustraire. Ce solipsisme renvoie au

36 Cf. R. Visker, Dis-possessed: How to remain silent 'after' Levinas, in: Man and
World, 29, 1996, pp. 119-146.
252 Roland Breeur

fait que l'écart qui me lie au monde est habité d'un écart
supplémentaire, un écart qui me déchire du dedans de ce qui en moi «traite le
sens» du monde. Ce qui singularise le sujet est ce double écart, cet
écart au sein de l'écart, l'insistance d'un noyau opaque qui ne se
dissout pas dans l'opacité du monde. Je pressens l'existence d'un rapport
avec quelque chose qui justement ne se dissout pas dans cet élan. Un
reste ne se laisse pas emporter. Dans tous mes rapports avec ce qui me
paraît plus vrai que moi-même réside un rapport avec quelque chose en
moi qui me paraît plus singulier et plus propre que tout ce que je
pourrais jamais m 'attribuer.
On suggère donc, pour conclure, que la mêmeté singulière
autour de laquelle pivote le sujet ne se confond pas avec le fait même
de la réflexivité fondamentale de l'Être. De l'être, le sujet, qui sait,
ne se soucie peut-être que peu ou prou. Son rapport à l'Être semble
d'emblée singularisé. Ce qui signifie que son interrogation
philosophique, au lieu d'être son rapport ultime à l'Être, son «organe
ontologique», est plutôt l'expression d'un pressentiment que quelque
chose en lui ne s'accomplit pas sans notre adhérence au monde. En
d'autres mots, s'il peut être incontestable que mes pensées et celles
des autres sont prises dans le tissu commun d'un seul Être, que ma
subjectivité se définit par cette ouverture même au monde et à l'Être,
il n'en demeure pas moins que ce rapport proprement dit n'épuise pas
et surtout n'engage pas ce qui l'habite. Dire que ce rapport est
d'emblée singularisé revient à dire qu'il est grossi d'un noyau et
d'une réflexivité qui demeurent de manière essentielle en deçà du
circuit réflexif qui détermine le lien entre le voyant et le visible.
C'est dire aussi que ce circuit se modifie en raison de quelque chose
en lui qui précisément reste invariant, qu'on s'identifie aux choses
sans jamais pouvoir conjurer une identité imperméable à toute
identification.

N'est-ce pas cette identité, cette obscurité en nous que le narrateur


de A la recherche du temps perdu nous invite de «rechercher»? Aussi,
pour une raison qu'on ne peut pas éclaircir, Proust dirait que seul ce qui
vient de nous-mêmes semble porteur de vérité, et la vérité par
conséquent n'a de sens qu'en ce qu'elle est tirée de l'obscurité que nous
sommes. La recherche de la vérité est un travail sur soi-même, un souci
de soi qui ouvre l'accès réel à l'autre ou à la vérité. C'est pourquoi
Proust écrit:
Merleau-Ponty, un sujet désingularisé 253

Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais les
choses qu 'on a faites pour se contenter soi-même ont toujours la chance
d'intéresser quelqu'un?1

Husserl- Archief te Leuven Roland Breeur.


Kardinaal Mercierplein, 2
B-3000 Leuven

Résumé. — Dans cet article, l'A. cherche à montrer comment la


singularité du sujet renvoie à l'insistance d'un surplus qui s'excepte du mouvement
même selon lequel le sujet s'accorde à l'Etre. C'est précisément ce surplus qui
semble embarrasser Merleau-Ponty, tant il cherche à penser toute réflexivité qui
lie le sujet au monde à partir d'une réflexivité fondamentale, une déhiscence de
l'Etre. Il tente de réinscrire le surplus dans la réversibilité fondamentale qui
accorde le sujet au monde. L'A., en revanche, veut montrer qu'une singularité
insiste au sein de cet accord. Certes, le sujet n'est rien de plus que la rencontre
avec le monde: mais n'est-il pas moins que cela?

Abstract. — In this article, the A. seeks to show how singularity refers to


the insistancy of a surplus that excepts itself from the movement by which the
subject complies with Being. It is precisely this surplus that seems to embarrass
Merleau-Ponty, as he searches to think all reflexivity that binds the subject to
the world from a fundamental reflexivity, a «déhiscence de l'Etre». He attempts
to reinscribe the surplus in the fundamental reversibility that makes the subject
comply with the world. However, the A. wishes to show that a singularity
persists in the heart of this complicity. Certainly, the subject is nothing more than
his encounter with the world: but is he not less than that?

37 Proust, Sur la lecture, in: Journées de lecture, (éd. A Coelho), Paris, 10/18,
1993, p. 279.

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