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Du même auteur chez Québec Amérique

Le Millionnaire, Tome 2, roman, Montréal, 2004.

Le Vendeur et le Millionnaire, roman, Montréal, 2003.

Miami, roman, Montréal, 2001.

Conseils à un jeune romancier, roman, Montréal, 2000.

Le Cadeau du millionnaire, roman, Montréal, 1998.

Les Hommes du zoo, roman, Montréal, 1998.

Le Millionnaire, Tome 1, roman, Montréal, 1997.

Le Livre de ma femme, roman, Montréal, 1997.

Le Golfeur et le Millionnaire, roman, Montréal, 1996.

Le Psychiatre, roman, Montréal, 1995.

QUÉBEC AMÉRIQUE

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Fisher,


Marc

Le millionnaire : fais de ta vie ton chef-d’œuvre ISBN 978-2-7644-0394-5


(Version imprimée)

ISBN 978-2-7644-2103-1 (PDF)

ISBN 978-2-7644-2108-6 (EPUB)

I. Titre.

PS8581.O24M55 2005 C843’.54

C2005-941107-4
PS9581.O24M55 2005

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Dépôt légal : 4e trimestre 2005

Bibliothèque nationale du Québec

Bibliothèque nationale du Canada

Révision linguistique : Diane Martin et Danièle Marcoux Mise en pages :


Andréa Joseph [PageXpress]

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés Imprimé


au Canada

© 2005 Éditions Québec Amérique inc.

www.quebec-amerique.com

Où le jeune homme connaît

son heure la plus sombre

« Si vous êtes malheureux – et je sais que vous l’êtes... »

Ainsi aurait pu commencer ce petit conte philosophique, si du moins son


auteur s’était adressé directement au jeune homme qui en est le héros car
celui-ci était profondément malheureux.

Dans un mouvement de rage, il venait de fracasser son portable contre le


plancher de son bureau.

Et, comme si ce geste n’avait pas suffi à apaiser sa révolte, il s’empara de son
manuscrit – ou plus précisé-

ment d’une des innombrables versions sur lesquelles il s’était échiné sans
succès pendant des mois – et le jeta dans les airs, comme un oiselier las de
son métier aurait fait avec tous ses oiseaux.

Il regarda avec indifférence les deux cents et quelques feuilles de son chef-
d’œuvre inachevé voler dans son bureau, véritable capharnaüm, tout
encombré qu’il était de dizaines de romans, de boîtes vides de pizza et de
mets chinois, d’assiettes et de tasses sales, témoins peu glo-rieux de sa vie.

Il s’assit à son bureau, regarda la photo de son père, la seule qu’il eût jamais
possédée – il l’avait dérobée à sa mère avant de quitter la maison familiale !
Elle le montrait à vingt-six ans, en uniforme de soldat car il avait servi lors de
la guerre du Vietnam, où il avait été blessé à la jambe gauche. Il avait même
reçu une médaille de bravoure pour avoir sauvé d’une mort certaine un soldat
blessé par erreur par un avion américain. Il semblait n’être jamais vraiment
revenu de la guerre, car une partie de lui était restée là-

bas, la meilleure sans doute, celle qui renfermait ses illusions de jeunesse.

La ressemblance était saisissante entre le père et le fils. Ce dernier avait la


finesse des traits du premier, le même front haut et la même abondante
chevelure blonde, et comme lui il possédait une bouche charnue et invi-tante.
Et puis une tristesse similaire flottait dans le regard bleu des deux hommes
comme si elle s’était transmise d’une génération à l’autre.

Le jeune homme prit une bouteille de vin rouge déjà ouverte, avala une
rasade. Il en était à sa troisième –

ou quatrième – bouteille, il ne savait plus au juste...


Il avait bu à même le goulot, plutôt négligemment, à vrai dire, car le vin
dégoulina sur son menton, son cou, tacha même le col usé de sa chemise
blanche.

Comme il ne pouvait plus écrire à son ordinateur, le jeune homme prit une
feuille blanche et une plume Bic. Et il nota en haut de la page :

LETTRE À MA MÈRE.

(à lui remettre après ma disparition)

Dans son découragement, il avait conçu le vague projet d’en finir avec la vie.
Il prendrait sa voiture, rou-lerait jusqu’à ce qu’il trouve un pont et une rivière
dans laquelle il se jetterait... Ou bien... Il ne savait plus, il avait trop bu.

Mais voici enfin la lettre qu’il écrivit :

« Maman, je te demande tout de suite par-

don. Je sais que je vais te faire un gros chagrin et que je t’en ai déjà beaucoup
fait en choisissant la vie que j’ai choisie. Mais la semaine dernière, au
téléphone, je me suis engueulé, comme presque

chaque fois que je lui parle, avec mon beau-

père... »

Son beau-père, le second mari de sa mère,

qui le détestait et lui avait toujours rendu la vie impossible.

« Il m’a dit la vérité au sujet de papa,

comme pour que je cesse une fois pour toutes

de le comparer à lui. Oui, il m’a tout dit, que je ne le reverrais jamais, parce
qu’il s’est pendu il y a longtemps... Je n’ai pas osé t’en parler pour ne pas te
faire de la peine, pour ne pas
raviver de mauvais souvenirs, car je me doute

bien que tu savais et que tu ne m’en as jamais parlé pour me laisser mes
illusions... Quand j’ai su la vérité, ç’a été comme si je tombais dans un grand
trou noir, je n’ai plus eu envie de

rien, pas même d’écrire, qui est ma passion,

stérile il est vrai. Parce que je me suis rendu compte que tout ce que je faisais,
acheter ces ridicules maisons qui t’ont donné bien des cheveux blancs – je te
demande pardon pour ça

aussi –, vouloir être riche, devenir célèbre en écrivant un grand roman, je le


faisais seulement dans l’espoir qu’il voie un jour ma photo dans le journal et
qu’il accoure. Mais maintenant, il ne pourra plus et si je veux le voir, c’est à
moi d’aller le rejoindre. Tu vois, dans le fond, tu avais raison, je suis comme
mon père, et la

preuve, c’est que je vais finir comme lui... »

Le jeune homme voulut boire encore du vin, réalisa que la bouteille était
vide, la jeta avec dépit sur le plancher où elle se fracassa, en ouvrit aussitôt
une autre : il buvait du vin bon marché avec des bouchons de métal !

Il vida la moitié de la nouvelle bouteille comme pour se donner le courage, la


force de terminer cette lettre, reprit la plume :

« Si Sophie... »

Il s’interrompit, car les larmes lui montaient aux yeux. Mais il fallait
continuer, il fallait en finir :

« Si Sophie m’avait dit oui l’année der-

nière, peut-être les choses auraient-elles été différentes, mais je n’avais pas
assez de talent pour elle, ni pour finir mon roman, ni pour rien, si ce n’est
pour penser à elle : en fait, c’est devenu mon travail à temps plein, mais je me

rends compte que ce n’est pas une vie, c’est pour ça que je vais prendre de
grandes vacances.

Quand je serai parti, promets-moi de ne pas trop pleurer, maman... Ça ne vaut


pas la peine.

Car ma stupide petite vie, qu’elle continue ou pas, qu’est-ce que ça peut bien
faire, puisque je n’en fais rien de bien ? Et puis au moins, quand je vais
retrouver papa, nous pourrons enfin rattraper le temps perdu, parler de toi et
de ce que notre vie aurait pu être s’il n’y avait pas eu le destin et toutes ses
conséquences. Je vais lui dire que même si tu t’es remariée avec le nazi, non,
ce que je dis n’est pas gentil, appelons-le ton mari... Ton mari... Ça m’a
toujours fait drôle d’appeler ainsi un autre homme que papa, même si je n’ai
plus six ans, et qu’aujourd’hui tous les parents font ça, chambre à part à cent
cinquante kilomètres de distance, ça élimine, on dirait, les deux seuls défauts
du mariage : l’obligation d’être fidèle et cel e de vivre sous le même toit !
Enfin, il faut vivre avec son époque, je veux dire… je ne sais plus ce que je
veux dire et je n’ai pas vraiment le temps de me relire, d’ailleurs ça ne donne
rien, je peux te le garantir, si tu ne me crois pas, lis mon manuscrit, enfin, oui,
je retrouve mon idée, peut-être parce que j’y ai pensé toute ma vie, mais tu ne
penses pas que si papa n’était pas revenu fou de la guerre, enfin c’est ce que
tu m’as dit, toi et lui, vous...

Enfin, si les gens un jour te demandent pour-

quoi je n’ai jamais voté, tu leur diras que c’est pour ça. Les maisons, mes
livres, mes meubles, je te laisse tout. Là, je ne sais plus comment finir cette
lettre, alors je te dis simplement : Je t’aime, maman. Ton fils. »

Il déposa son stylo Bic, resta un instant à regarder dans le vide, les yeux
encore humides. Appuyée contre un verre vide, il y avait la photo de Sophie,
la très belle jeune femme blonde aux yeux verts qu’il avait aimée sans retour,
l’année précédente.

Près de la photo, il y avait une mèche de cheveux blonds noués ensemble par
une faveur noire. Le jeune homme la prit et l’attacha à une cordelette qui
traînait sur son bureau – elle avait servi à attacher un paquet de livres. Il en fit
un pendentif de fortune qu’il mit aussitôt.
Puis il contempla longuement la photo de son père, posa son doigt sur la
poitrine de celui-ci, comme s’il voulait toucher son cœur, comme s’il voulait
le saluer une dernière fois.

Il prit son trousseau de clés sur son bureau, se leva, mais un peu vite sans
doute car il éprouva un vertige.

Il aperçut alors sur la tablette supérieure du placard de son bureau, dont la


porte était restée entrouverte, le cadeau du millionnaire, tout luisant dans son
papier d’emballage rouge métallique.

Oui, le cadeau que le vieux philosophe lui avait offert lors de leur dernière
rencontre en lui faisant pro-mettre de ne l’ouvrir que s’il en avait vraiment
besoin !

Comment diable avait-il fait pour l’oublier ?

Ce cadeau le guérirait, c’était sûr, de son découragement, de ses envies


suicidaires !

Il fit quelques pas vers le placard, mais il vacilla : il était vraiment ivre. Et
alors, en une sorte d’hallucination, il vit le visage grimaçant de son beau-père
avec son crâne chauve, ses yeux brillant d’un éclat cruel. Un frisson par-
courut le jeune homme, qui poussa un cri d’effroi et mit la main devant lui
comme pour parer une attaque de ce curieux fantôme.

Il perdit alors l’équilibre, tomba la face contre le sol, ressentit une douleur
vive à la tempe gauche, jeta un dernier coup d’œil au cadeau du millionnaire
et s’évanouit.

Où le jeune homme ouvre

le cadeau du millionnaire

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il éprouvait encore une douleur lancinante à la


tempe gauche.
Il en comprit bien vite l’origine. Dans sa chute, il avait heurté un tesson de la
bouteille de vin brisée. Sa tête, en fait, reposait dans une flaque de sang.

Il roula sur le dos, puis porta la main à sa tempe blessée, sentit le tesson froid
de la bouteille. Il voulut d’abord le retirer sur-le-champ, mais il semblait bien
enfoncé dans la chair. Il risquait de se blesser davantage en ne l’enlevant pas
précautionneusement.

Il se leva, constata qu’il était encore ivre, mais pas assez pour être incapable
de se rendre à la salle de bains.

En s’apercevant dans la glace, il eut un mouvement de recul.

Il avait une mine épouvantable. Tout le côté gauche de son visage et de sa


chemise étaient maculés de sang.

Et il y avait même du sang – quel sacrilège ! – sur la mèche de cheveux de


Sophie.

La bouche plissée dans une grimace d’anticipation, il prit le tesson de sa main


droite, puis, après une hésitation, il le retira d’un coup sec, ce qui lui arracha
un petit cri de douleur.

Il jeta le tesson dans la cuvette de la toilette.

Du sang avait jailli de sa blessure. Pour l’arrêter, il appliqua une serviette de


toilette sur sa tempe puis, de sa main libre, fouilla dans la petite armoire au-
dessus du lavabo, trouva sans peine une boîte de diachylons. Pendant
quelques secondes, il tenta vainement d’en déballer un d’une seule main, puis
se lassa de cet exercice, posa la serviette, parvint rapidement à extraire le
diachylon de son enveloppe et le colla sur sa tempe blessée.

Il passa sous la douche, consacra religieusement les premières secondes à


laver, coupable, la mèche de cheveux de Sophie. Au bout d’un moment à
peine, il se res-souvint du cadeau du millionnaire.

Alors, encore nu, avec pour tout vêtement le pendentif de cheveux blonds,
sans même se sécher, il se dépêcha de retourner dans son bureau, qui était en
même temps sa chambre, sa cuisine et son living car il vivait dans un loft.

Dans sa hâte, il marcha sur un éclat de bouteille, émit un juron, se promit de


faire preuve de plus de prudence. Il atteignit enfin le placard, tendit une main
anxieuse vers le cadeau du millionnaire.

À l’instant même où il tint la boîte joliment enru-bannée de rouge, il éprouva


un soulagement, comme un malade qui se sent déjà mieux simplement parce
que, enfin, il a dans sa main fiévreuse la prescription de son médecin.

Il s’assit sur le canapé du living pour le déballer. Il n’avait jamais vraiment


prêté attention à son papier d’emballage, et il remarqua pour la première fois
qu’il comportait un motif subtil. C’étaient des pièces d’or anciennes,
romaines aurait-on dit, et, en effet, en examinant le papier de plus près, il vit
que c’étaient des effigies de César.

Alors, spontanément, il pensa à l’édifiante anecdote que lui avait racontée le


vieux philosophe au sujet du célèbre empereur et de sa courageuse traversée
du Rubi-con. Lui-même, à sa manière, avait imité César, il avait vaincu sa
propre peur d’investir et avait fait le premier pas, le plus difficile, mais aussi
le plus décisif. Et il est vrai que, d’une certaine manière, les obstacles
s’étaient évanouis presque par magie devant lui.

Et pourtant...

Il avait acheté, plutôt héroïquement, de nombreuses maisons qu’il avait


gérées avec profit. Elles lui procu-raient, comme le lui avait promis le
millionnaire, une rivière d’argent enviable.

Mais elles le possédaient plus qu’il ne les possédait !

Car le prix de chaque dollar gagné semblait être un cheveu blanc de plus. Il
ne pouvait plus tolérer les appels de ses locataires, les retards de paiement, les
chèques sans provision. En fait, il était à bout de nerfs, un rien le faisait sortir
de ses gonds. Et comme son inspiration était allergique à toute distraction,
que les idées le fuyaient comme les poissons une barque bruyante, son travail
en pâtissait. Dès qu’il parvenait à « entrer » dans son histoire, à se laisser
habiter par ses personnages, un coup de fil d’un locataire mécontent
l’arrachait à son trop bref état de grâce.

Et dire qu’il avait fait tous ces placements pour avoir la liberté d’écrire à sa
guise !

Quelle ironie du sort !

Enfin, il déballa le cadeau, souleva le couvercle de la boîte. Il y trouva un


vieux coffret de bois orné d’une rose sculptée.

Voilà bien le millionnaire ! pensa le jeune homme, sa vie est un jardin de


roses et d’idées !

Il s’empressa d’ouvrir le coffret.

La plupart des gens donnent les cadeaux qu’ils aime-raient eux-mêmes


recevoir.

Et c’est pour cette raison que la plupart des cadeaux déçoivent.

Et qu’on dit qu’il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir ! Mais là, le
cadeau du millionnaire atteignait un sommet dans l’art de la déception :
c’était une simple brosse à souliers !

Oui, une vulgaire brosse à souliers !

Le jeune homme n’en revenait tout simplement pas.

Est-ce que le millionnaire avait voulu se payer sa tête ou quoi ?

Il examina la brosse, encore sous le coup de l’étonnement.

Bon, d’accord, elle était neuve, si on en jugeait par la parfaite propreté de ses
poils, mais, neuve ou pas, quelle différence cela pouvait-il faire ?

Une lueur d’espoir traversa l’esprit du jeune homme.

La brosse reposait sur un lit de vieux velours rose qui cachait peut-être
quelque chose, le véritable cadeau du millionnaire : une lettre lumineuse qui
le consolerait de ses chagrins infinis ou un chèque fastueux dissimulé avec
malice !

Le jeune homme arracha le velours sans délicatesse, mais ne trouva rien


d’autre sous lui que le fond du coffret !

Furieux, il remit le velours et la brosse dans le coffret, dont il referma


violemment le couvercle sur lequel il laissa son regard s’attarder. La rose de
bois sculptée était belle, il devait l’admettre malgré sa colère.

Elle lui rappela, comme malgré lui, sa première rencontre avec le


millionnaire. Il avait beau être furieux contre celui-ci, ce souvenir l’attendrit,
le réconforta. Dans sa naïveté, il avait pris le millionnaire pour le jardinier de
la magnifique roseraie de son domaine. Et l’excentrique philanthrope s’était
bien amusé de cette méprise...

Un sourire imperceptible fleurit sur les lèvres du jeune homme.

Il ne pouvait pas en vouloir au vieil homme, qui l’avait tant aidé en lui
donnant généreusement non seulement de l’argent, mais surtout le fruit de sa
sagesse, qui du reste ne semblait pas avoir suffi, à moins qu’il ne l’eût
appliqué incorrectement !

Il pensa alors : « Il doit y avoir une raison... »

Oui, mais laquelle ?

Mais peut-être... peut-être ne fallait-il pas chercher midi à quatorze heures...


La sagesse populaire disait : Tu m’as donné un citron, j’en ferai de la
limonade!

Alors lui se dirait : « Puisque j’ai reçu une brosse, je cirerai mes souliers ! »

Ce n’avait jamais été son sport préféré, et pourtant il trouva du cirage et


s’attela sans grande conviction à la tâche, posant sur la table à café du salon
quelques pages de son roman : enfin elles servaient à quelque chose !

Si on l’avait surpris ainsi, on l’aurait sans doute pris pour un véritable fou :
quel homme sain d’esprit, en effet, polit ses souliers complètement nu à trois
heures du matin ?

Quand il eut fini, il ne se trouva pas plus avancé.

Aucune idée géniale n’avait jailli dans son esprit, et il ne comprenait toujours
pas le sens de ce cadeau.

Bien sûr, ses chaussures étaient rutilantes comme des neuves ; et après ? Ce
n’était certainement pas cela qui l’aiderait à vaincre son spleen ou à terminer
son roman !

Pourquoi donc le millionnaire lui avait-il fait une aussi mauvaise plaisanterie
? Ce n’était pas son genre, lui semblait-il.

Avant de la remettre avec résignation dans le vieux coffre en bois, le jeune


homme examina une dernière fois la brosse, comme si elle renfermait un
secret qui lui avait jusque-là échappé.

Et alors, contre toute attente, il se rendit compte que, un peu bizarrement,


certains de ses poils n’avaient pas été teintés par le cirage et que... sept
chiffres bien distincts y étaient apparus !

Le jeune homme haussa les sourcils, se redressa sur le canapé. Sept chiffres
comme... dans un numéro de téléphone !

Un numéro pour joindre le millionnaire...

Le jeune homme s’empara du combiné du télé-

phone, posé sur la table à café, mais se ravisa aussitôt : il était passé trois
heures du matin. Ça ne se faisait pas d’appeler à cette heure.

Pourtant, sa curiosité était si grande qu’il y céda enfin et qu’il composa le


numéro.

On répondit dès le troisième coup, mais personne ne parlait au bout du fil.

Il eut beau répéter : « Allô ! » à quelques reprises, pas de réponse, rien.


Toutefois il lui sembla entendre, en arrière-plan, un son qui ressemblait... à
celui d’un gong !

Puis plus rien. Que le silence désolant qui lui con-firmait l’inutilité de ce
cadeau.

Il raccrocha, perplexe.

Décidément, ce cadeau ne valait rien.

Il bâilla. Tout à coup, il se sentait très fatigué. Il remit la brosse dans le


coffret, dont il contempla un instant le couvercle.

Il bâilla à nouveau et, sans s’en rendre vraiment compte, il s’endormit sur le
canapé. Il rêva qu’il se trouvait dans un grand manoir solitaire et qu’on
sonnait à sa porte. Toujours dans son rêve, il alla répondre, mais il n’y avait
personne. Pourtant la sonnette continuait de tinter.

Alors il se réveilla et il se rendit compte que, comme il arrive souvent, le rêve


et la réalité s’étaient confondus : c’était en fait à la porte de son appartement
qu’on sonnait.

Il sourcilla, consulta sa montre, il était cinq heures du matin ! Qui pouvait


sonner chez lui à cette heure si tardive... ou plutôt si matinale ?

Il se leva, passa en vitesse un jean et entrouvrit à peine la porte, puis avança


le nez pour apercevoir un mystérieux homme vêtu d’une tunique brune et de
sandales. Le jeune homme ne pouvait guère distinguer sa physionomie, car
l’autre portait un capuchon pointu qui s’avançait de chaque côté de son
visage si bien qu’on pouvait à peine le distinguer.

Rien de bien rassurant.

— Je crois que vous ne sonnez pas à la bonne

porte, laissa tomber le jeune homme.

— Vous n’avez pas appelé au Monastère ?

— Non.
Il allait refermer lorsqu’il se rappela que, dans la nuit, lorsqu’il avait composé
le numéro de téléphone découvert sur les poils de la brosse, il lui avait paru
entendre le son d’un gong et que par conséquent...

— Ah bon, il doit y avoir une erreur... fit le moine.

Et il tourna les talons sans insister.

— Attendez ! dit le jeune homme qui trouvait ridicules ses réticences : que
risquait-il, en effet ?

Le moine s’immobilisa, se retourna vers le jeune homme.

— Attendez, je...

Il pensa d’abord faire attendre le moine dans le corridor, mais ça ne se faisait


pas, et si ses voisins de palier surprenaient pareil excentrique à sa porte...

— Entrez, entrez...

Le moine ne se fit pas prier.

Lorsqu’il vit le visage du jeune homme dans la lumière plus vive du


vestibule, lorsqu’il vit le désordre qui régnait dans l’appartement, l’ordinateur
brisé sur le plancher, les pages du manuscrit éparpillées, les bouteilles de vin
vides, il fit la remarque :

— Une nuit difficile ?

Et, sans le laisser répondre, il ajouta :

— Je suppose que c’est pour ça que vous avez appelé.

— Euh, oui... Vous venez de la part du millionnaire ?

— Oui. Il vous attend. Ah oui, au fait, mon nom est Speedo.

Et il tendit la main au jeune homme qui vit alors qu’il portait – au poignet
droit, une excentricité – une rutilante Rolex. Décidément, pensa le jeune
homme en remarquant la belle montre-bracelet, ce n’est pas un moine comme
les autres. Il serra la main de son visiteur nocturne et dit :

— Donnez-moi une minute, je finis de m’habiller...

Il passa en vitesse une chemise, mit ses souliers fraîchement cirés et déclara :

— Je suis prêt.

— La brosse... se contenta de dire le moine.

— La brosse ?

— Oui, je crois que vous en aurez besoin, expliqua-t-il en désignant le cadeau


du millionnaire resté sur la table à café.

Le jeune homme mit la brosse dans le coffret, récu-péra ses clés laissées sur
le plancher, mais parce qu’il était trop nerveux, ou encore ivre, il n’éteignit
pas et ne referma qu’imparfaitement la porte de son appartement, si bien
qu’on pouvait apercevoir un mince filet de lumière. Il suivit ensuite ou plutôt
tenta de son mieux de suivre le moine qui, au lieu de prendre l’ascenseur,
invention peut-être trop moderne pour lui, dévala l’escalier en sautant les
marches trois à trois, comme un véritable gamin, et ce, malgré l’embarras de
sa robe monacale.

Dehors, une surprise attendait le jeune homme

essoufflé : une longue limousine qui ressemblait à celle du millionnaire. Mais


– déception ! – le vieil homme ne s’y trouvait pas.

Le jeune homme prit place sur la banquette arrière, et le moine s’empressa de


mettre un cd, un classique pop plutôt inattendu pour une homme de prière :
American Woman!

Et il haussa considérablement le volume puis démarra en faisant crisser les


pneus. Il profita des rues quasi désertes en cette heure matinale pour quitter
rapidement New York et rouler vers le nord. Dès qu’il eut atteint l’auto-route,
il roula à tombeau ouvert.
« Décidément, pensa le jeune homme, c’est un

moine bien moderne. »

Speedo portait bien son nom ; le jeune homme,

inquiet, allongea le cou en direction du tableau de bord et constata que la


limousine roulait à cent soixante kilomètres à l’heure !

Il vit devant eux sur la route une sorte de monticule et il pensa


immédiatement : « S’il ne ralentit pas, nous allons faire un vol plané, c’est
sûr, et nous allons nous retrouver dans le décor ! » Mais il n’osa pas en
formuler la remarque à son curieux chauffeur. Comme malgré lui, il leva
pourtant un doigt inquiet en direction de la petite côte, mais trop tard, car la
limousine prenait son envol, puis retouchait le sol, et le moine, le visage
épanoui d’un large sourire, émettait le commentaire :

— Bonne suspension !

— En effet, dit le jeune homme entre ses dents.

Tandis que Speedo avait la tête toujours tournée imprudemment vers lui
malgré la vitesse folle de sa course, le jeune homme eut l’impression qu’il
n’avait des cheveux que sur un côté de la tête, que la moitié droite de son
crâne était rasée. Il ne pouvait le dire avec certitude en raison du capuchon
mais...

Bizarre, pensa-t-il. Et il commença à penser qu’il avait peut-être commis une


erreur en acceptant de monter dans cette limousine conduite par ce moine
exalté.

Mais il n’y avait rien d’autre à faire que prendre son mal en patience et
admirer les lueurs de l’aube.

— Je suis courtier à la Bourse de New York.

Lorsque j’ai rencontré le millionnaire, il y a cinq ans, je gagnais trente mille


dollars par année. Depuis, j’ai gagné cinq millions.
Un moine courtier à la bourse de New York ! Original ! pensa le jeune
homme.

Cela expliquait la Rolex et la musique rock !

— Mais il doit y avoir quelque chose que je n’ai pas compris dans son
enseignement, parce qu’un soir, sans que j’aie vu la chose venir, pouf, mes
nerfs ont craqué.

La dépression, plus capable de rien faire, de travailler, même pas de conduire


ma Porsche que j’adore, enfin que j’adorais, parce que j’ai eu trois accidents
en une semaine.

Trois accidents en une semaine !

Le jeune homme esquissa un sourire embarrassé. Sa vie n’était-elle pas bien


plus en danger qu’il ne le croyait ?

— J’ai changé de psychiatre, d’appartement, de femme, mais rien : puis un


client m’a donné le numéro de téléphone du Monastère des millionnaires.

— Le Monastère des millionnaires ?

— Oui, le vieil homme ne vous en a jamais parlé ?

— Euh… non, pas vraiment…

— Je vois. Enfin, c’est une maison de repos réservée exclusivement à des


millionnaires, enfin quand je dis millionnaires, je ne voudrais insulter
personne, il y en a quelques-uns qui sont plutôt milliardaires !

Les deux hommes bavardèrent encore un peu, puis le jeune homme ferma les
yeux. Lorsqu’il les rouvrit, quelques minutes plus tard, la limousine quittait la
route principale pour s’engager sur un chemin de terre qui s’enfonçait dans le
bois.

Et, bientôt, elle s’immobilisait devant une grande grille métallique. Un moine
en tunique s’empressa d’ouvrir la grille pour laisser le passage à la voiture.
Comme il ne portait pas de capuchon, le jeune homme comprit qu’il ne s’était
pas trompé au sujet de la coiffure de son chauffeur : sa tête aussi était rasée
d’un seul côté. Singulière pratique, pensa le jeune homme en adressant un
sourire timide au moine qui se penchait respectueusement sur son passage,
les deux mains jointes devant sa poitrine.

Quelques secondes plus tard, la limousine s’arrêtait devant un vaste manoir


de pierre.

— Bienvenue au Monastère des millionnaires ! dit Speedo qui, malgré ses


cinq millions, s’empressa hum-blement d’ouvrir la portière pour laisser sortir
le jeune homme, ce qui embarrassa ce dernier, peu habitué à pareils égards,
d’autant qu’ils provenaient d’un homme bien plus fortuné que lui.

Après une hésitation, serrant instinctivement le coffre en bois dans sa main


droite, le jeune homme descendit de la limousine et suivit Speedo qui, avant
de pénétrer dans le hall d’entrée, ôta respectueusement son capuchon,
découvrant son crâne à demi rasé.

Le jeune homme trouva le vestibule fort luxueux pour un monastère, avec ses
murs couverts de tapisseries anciennes, ses boiseries, ses planchers en marbre
noir.

Mais ne s’agissait-il pas du Monastère des millionnaires ?

La première chose que fit le moine fut d’inviter le jeune homme à signer le
livre d’or du Monastère, un grand livre relié de cuir richement ouvragé, à
belle tranche dorée. Avant de signer, le jeune homme se permit de lire
quelques-unes des signatures et se rendit compte, médusé, que c’était
effectivement un lieu réservé à l’élite, un véritable who’s who. Il y reconnut
en effet les noms de présidents de compagnie figurant dans la liste du
Fortune 500, de vedettes de cinéma, de chanteurs, de personnalités du monde
de la télévision...

Aussi est-ce avec une grande modestie – pour ne pas dire un complexe
d’infériorité exalté par cet aréopage peu commun – qu’il osa prendre la plume
fichée dans un scin-tillant porte-plume et apposer son nom d’illustre inconnu.

— Maintenant, je vais vous conduire à votre


chambre.

Le jeune homme suivit docilement Speedo dans une enfilade de corridors,


croisant fréquemment d’autres moines, et des moniales aussi, qui tous avaient
la moitié du crâne rasée, parfois la droite, parfois la gauche selon la coutume
des lieux.

Speedo le laissa devant la porte de sa chambre, avec pour seule instruction de


se changer rapidement.

Le jeune homme pénétra avec une certaine angoisse dans la chambre exiguë,
et quand le moine referma la porte derrière lui, un peu virilement il est vrai, il
eut un sursaut, comme si on venait de l’enfermer contre son gré dans une
cellule.

Pour vérifier que ce n’était pas le cas, il tourna la poignée et, en entrouvrant
la porte, il aperçut le moine, en faction. Ce dernier le regarda d’un air
curieux, haussa les sourcils avec l’air de dire : « Je peux vous aider ? » Le
jeune homme esquissa un sourire niais et referma aussitôt, une rougeur
coupable au front.

Étroite, sa chambre était meublée avec simplicité sinon austérité, puisque le


mobilier se résumait à un lit, une commode et une chaise droite. Pas de télé,
ce qui du reste était prévisible dans un monastère !

Sur le lit, une tunique brune était déployée, sur laquelle on avait jeté un
cordon, la ceinture. Il n’y avait pas de sandales, mais bon, ce n’était pas
grave. Après tout, il n’avait pas à rougir de ses souliers fraîchement cirés !

Le jeune homme endossa en hâte sa tenue de moine, se regarda avec


scepticisme dans la glace de la salle de bains et se trouva un peu ridicule :
mais n’était-ce pas le passage obligé pour la transformation qu’il souhaitait
depuis longtemps dans sa vie ?

Il avait gardé sur lui son pendentif de fortune fabriqué avec la mèche de
cheveux de Sophie.

Il la plaça sous le col de la tunique pour être bien certain qu’elle serait
invisible. Puis il ressortit de sa chambre.

— Je suis prêt, déclara-t-il.

— La brosse ? questionna Speedo.

— La brosse ?

— Oui, je pense vraiment que vous allez en avoir besoin. Je dois maintenant
vous conduire à la Salle des souliers.

Le jeune homme récupéra la brosse et suivit avec nervosité le moine qui le


conduisit sans hésitation devant la Salle des souliers, où il le laissa seul.

Où le jeune homme retrouve

une vieille connaissance

Le jeune homme leva les yeux et lut, écrit en lettres dorées au-dessus de la
grande porte ouverte : SALLE

DES SOULIERS.

Un homme, qui portait une tunique blanche, se

trouvait au fond de la salle, assis sur un tabouret de bois, et lui tournait le dos.
Penché sur un établi, il s’affairait à cirer des souliers.

La pièce d’ailleurs portait bien son nom, car ses murs étaient tapissés de
centaines de petites cases ouvertes où étaient remisés, du côté gauche, des
souliers, et, du côté droit, des sandales.

Contrairement aux autres moines, l’homme n’avait pas le crâne rasé mais
affichait une belle chevelure toute blanche, et le jeune homme pensa tout de
suite, avec émotion, que c’était peut-être le vieux millionnaire...

Le suspense ne dura pas longtemps, car comme s’il avait senti la présence du
jeune homme, le moine à la tunique blanche se tourna alors : c’était
effectivement le millionnaire, brosse en main, qui ne semblait nullement
surpris de voir là son disciple. Lorsqu’il aperçut le visage souriant du
philosophe, le jeune homme fut submergé par une émotion considérable. Des
larmes lui montèrent aux yeux, et il se jeta dans les bras du vieil homme qui
le laissa faire avec un sourire aimable.

Le millionnaire le repoussa enfin et le tint par les épaules, le regardant droit


dans les yeux, à sa manière habituelle. Le jeune homme put constater qu’en
deux ans – oui, il y avait déjà deux ans qu’ils s’étaient séparés !

– le millionnaire n’avait pour ainsi dire pas vieilli. Ses cheveux bien entendu
ne pouvaient pas avoir blanchi, puisqu’ils étaient déjà entièrement blancs,
mais il n’avait pas une ride de plus, comme s’il était figé non pas dans une
éternelle jeunesse, mais dans une durable élégance de septuagénaire encore
fort vert.

— Alors finalement vous êtes venu ?

— Oui, mais heureusement que j’ai pensé à cirer mes souliers ! dit le jeune
homme avec un imperceptible reproche dans la voix.

— Ne faut-il pas toujours cirer ses souliers ? demanda le millionnaire comme


s’il s’agissait d’un grand principe philosophique.

Le jeune homme ne protesta pas davantage.

L’important, de toute manière, n’était-il pas qu’il eût retrouvé le millionnaire


?

L’important n’était-il pas que, depuis ces retrouvailles, il se sentît infiniment


mieux, comme si le simple fait d’entrer dans l’aura magique du vieux
philosophe faisait disparaître comme par enchantement tous ses soucis ?

Il contempla un instant son mentor et il se fit la réflexion qu’il y avait


vraiment quelque chose d’extraordinaire dans cet homme dont la sérénité
était inébranlable, et qui avait l’air d’un prince même lorsqu’il s’affairait à
une tâche aussi modeste que de cirer des souliers ! N’était-ce pas là la
véritable noblesse, car elle venait de l’être et non pas des titres, et non pas de
l’apparat ?

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda le millionnaire en désignant le


diachylon sur la tempe du jeune homme.

— Oh, rien, un accident...

Il n’osait lui avouer sa chute peu glorieuse, consé-

quence de son ébriété avancée. Un bref silence entre les deux hommes et le
millionnaire expliqua :

— Ici, chacun doit éxécuter une tâche manuelle, c’est la règle. Moi, je
m’occupe de la Salle des souliers, un travail qui me rappelle mes débuts dans
Wall Street, lorsque je cirais les souliers des riches courtiers. D’ailleurs, je
vous annonce que vous serez mon assistant pendant votre séjour.

— Oh, je... j’en suis vraiment honoré.

— Mais il vous faut maintenant des sandales...

Lorsque le jeune homme les eut enfilées, le millionnaire lui proposa de


s’asseoir sur un des deux tabourets de la Salle des souliers. Sur son établi, se
trouvaient une belle rose rouge dans une bouteille de Coke classique (c’est
bien lui ! pensa le jeune homme), une bouilloire et une vieille théière de
porcelaine qui semblait gardée par deux tasses sans soucoupe, comme si le
millionnaire attendait un visiteur. À côté de la théière, une banale boîte de thé
Red Rose.

Red Rose, rose rouge...

Décidément, pensa le jeune homme, le millionnaire a de la suite dans les


idées, il y a des roses partout dans sa vie, même dans sa tasse de thé !

Le mentor et son élève burent quelques gorgées dans un silence qui n’avait
rien de lourd, qui était lumineux, qui était réconfortant comme ces
retrouvailles inattendues.
— Je voulais vous demander, dit le jeune homme, comment se fait-il que la
plupart des gens ici ont la moitié du crâne rasé ?

— C’est Démosthène qui m’en a donné l’idée.

Jeune, il était bègue, comme chacun sait. Il avait décidé de se raser la moitié
du crâne, de façon à ne pouvoir se montrer en public tant qu’il n’aurait pas
corrigé son défaut d’élocution. J’ai pensé que ce serait une bonne astuce
d’empêcher les millionnaires qui viennent ici de retourner à leur vie ordinaire
tant qu’ils n’ont pas trouvé le morceau de casse-tête qui leur manque.

— Le morceau de casse-tête qui leur manque ?

— Oui, celui qui donne un sens à leur vie, celui qui peut les rendre heureux.

— Ah, je vois...

— Ça les frustre d’autant plus de ne pas être heureux qu’ils n’ont pas
l’excuse de la plupart des gens. Ils ne peuvent pas se dire : « Si je pouvais
m’acheter une belle maison, une voiture de luxe, dépenser sans compter,
voyager, je serais heureux. » Ils peuvent faire tout cela et ils ne sont pas
encore heureux. Alors un jour ou l’autre, ils frappent un mur : et c’est pour ça
qu’ils viennent ici, au Monastère des millionnaires. C’est pour ainsi dire
l’endroit de la dernière chance, l’endroit où essayer autre chose quand tout ce
que vous avez essayé n’a rien donné.

Mais vous, vous ne m’avez pas encore dit comment vous alliez ?

— Pas très bien, je... Pourtant, j’ai fait ce que vous m’aviez dit, mais... je ne
sais pas, j’ai tant de soucis, je pense constamment à mes maisons, à mes
hypothèques…

Maintenant, elles sont comme une épée de Damoclès au-dessus de ma tête.


Chaque fois que le téléphone sonne, je me raidis : j’ai peur que ce soit un
locataire qui appelle avec un problème, ou la banque qui m’annonce qu’un
locataire a fait un chèque sans provision.

— Je vois, je vois... dit avec compassion le millionnaire.


— Et en plus, et c’est le plus ironique, je n’ai pas l’impression d’avoir plus
d’argent qu’avant, quand je gagnais un minable salaire de pompiste. Je ne
sais pas, j’ai dû étirer un peu trop l’élastique, j’ai voulu aller trop vite, je ne
me suis pas gardé de réserves. Le pire, c’est que j’ai fait tout cela pour être
libre d’écrire quand bon me semblait, mais je n’y arrive pas, je...

— Je vois, je vois... répéta le millionnaire.

Et il regarda longuement le jeune homme avec une certaine tristesse, ou peut-


être même une inquiétude, comme si son problème était fort grave et ne se
guérirait pas du jour au lendemain...

— L’esprit humain... commenta-t-il de manière un peu sibylline.

Mais, à la grande déception du jeune homme, il n’eut pas le temps d’élaborer


sur ce sujet, car un moine très maigre, au visage émacié et aux yeux brillants,
arriva, qui avait lui aussi une moitié du crâne rasé.

— Vous devez me suivre, jeune homme, c’est l’heure de votre rendez-vous à


la Salle des cheveux.

— La Salle des cheveux ? questionna le jeune homme en tournant vers le


millionnaire un regard inquiet et en passant sa main gauche dans sa belle
chevelure, car il se doutait bien de ce qui l’attendait...

— Je crains bien que oui, fit le millionnaire en plissant les lèvres.

— Est-ce que je dois vraiment y aller ?

— À Rome, il faut vivre comme les Romains.

Le jeune homme suivit docilement le moine quasi squelettique, se disant à


chaque pas qu’il devait rebrous-ser chemin et rentrer chez lui. De quoi aurait-
il l’air le crâne à demi rasé ?

Pourtant, il n’allait pas regretter de suivre le moine, car une fort belle, une
fort troublante surprise l’attendait à la Salle des cheveux.

4
Où le jeune homme fait

une rencontre inattendue

Le moine l’entraîna d’un pas rapide dans une enfilade de corridors. Le jeune
homme croyait savoir ce qui l’attendait à la Salle des cheveux, mais en fait il
ne le savait pas.

Car ce qui l’attendait vraiment, c’était une surprise.

Lorsqu’il vit la moniale, en tout cas la ravissante jeune femme qui remplissait
l’office de coiffeuse, son cœur aussitôt s’agita, et il balbutia, incrédule :

— So... Sophie ?

Car il avait devant lui la jeune femme qu’il avait tant aimée !

Comment la belle Sophie pouvait-elle se retrouver là ?

Le Monastère des millionnaires n’était-il pas réservé aux gens riches ?

Sauf erreur, un professeur d’anglais – c’était le métier de son ex – ne faisait


jamais fortune...

En un mouvement instinctif, il porta la main à son cou, comme pour être


certain que la jeune femme ne verrait pas la mèche de cheveux qu’il portait. Il
aurait eu trop honte qu’elle découvre l’attachement qu’il lui vouait toujours !

Le nez droit, le front haut, les lèvres fort rouges malgré une l’absence de
rouge à lèvres, la jeune femme qui se trouvait devant lui paraissait avoir
vingt-sept ou vingt-huit ans, était blonde, en tout cas d’un côté de la tête, le
côté droit étant rasé selon la pratique du Monastère. Ç’aurait pu sembler un
véritable sacrilège, un mas-sacre de raser une chevelure aussi belle que celle
de la jeune femme, dont les grands yeux verts avaient une expression de
tristesse indéfinissable. Pourtant, sa beauté ne semblait pas altérée par cette
coupe. En fait, celle-ci lui conférait un charme supplémentaire, une sorte
d’aura de mystère.

Le moine qui avait accompagné le jeune homme à la Salle des cheveux le


salua alors. Mais il comprit que l’autre ne lui rendrait pas son salut : ce n’était
évidemment pas la première fois que la ravissante jeune coiffeuse produisait
semblable effet sur ses clients. Il haussa les épaules avec indifférence et
tourna les talons.

— Sophie ?

— Hein ? fit la jeune femme, qui n’était pas certaine d’avoir compris car le
jeune homme, étouffé par l’émotion, avait balbutié plus que parlé.

Elle se tourna pour voir s’il y avait une autre femme derrière elle, car la Salle
des cheveux comportait une seconde porte, à l’arrière. Mais non, personne.
Elle se retourna vers le jeune homme, avec un sympathique sourire et en
écarquillant les yeux comme pour dire : personne, il n’y a personne.

Et comme le jeune homme ne réagissait pas, encore tout à son émotion, elle
s’avança avec assurance :

— Je m’appelle Cecilia.

Et elle lui tendit la main.

Le jeune homme comprenait sa méprise. Non seu-

lement le nom était-il différent mais la voix aussi. La ravissante coiffeuse


n’était PAS Sophie ! Pourtant la ressemblance était saisissante et le jeune
homme continuait de souffrir autant que s’il avait revu la femme dont il
portait encore la mèche de cheveux à son cou.

Pourquoi la Vie lui imposait-elle cette cruelle coïncidence ?

N’avait-il pas déjà assez souffert à cause de cette femme ?

Il serra timidement la main de la coiffeuse.

— Si vous voulez bien vous asseoir.

Il prit place dans une de ces lourdes chaises de barbier d’une autre époque,
faite de métal et de cuir, et qui pivotait sur un pied unique et circulaire. La
coiffeuse se plaça derrière lui, lui attacha un vaste tablier blanc au cou. Il la
regardait faire, plus exactement il l’admirait dans le miroir, encore troublé par
son extraordinaire ressemblance avec Sophie.

Elle prit un peigne métallique sur le comptoir devant elle et commença à


peigner les cheveux du jeune homme vers l’arrière, pour les démêler. Des
frissons parcoururent tout le corps du jeune homme. C’était vraiment une
expé-

rience incroyable ! Être coiffé par cette femme si belle, qui ressemblait à s’y
méprendre à Sophie et dont le parfum était divin...

Le jeune homme, qui avait été tiré du lit – enfin de son canapé – par l’arrivée
inopinée de Speedo, n’avait pas eu le temps de manger. Son estomac trahit sa
faim en émettant alors un gargouillis embarrassant. Cecilia, amusée, esquissa
un sourire qui découvrit ses magnifiques dents, autant de perles qui invitaient
au baiser.

— Affamé ?

— Euh... plutôt.

— Je ne veux pas vous décourager, mais on ne

déjeunera pas avant une bonne heure...

Est-ce cela qui l’avait distraite de sa tâche ? Toujours est-il qu’à un moment,
le peigne accrocha le diachylon sur la tempe gauche du jeune homme. Le
diachylon se défit à moitié, découvrant la partie supérieure de la plaie.

— Oh, fit la coiffeuse, c’est une vilaine coupure, qu’est-ce qui vous est arrivé
?

— Rien, une simple chute...

— Est-ce que je peux regarder de plus près ?

Comment refuser pareille proposition ? Cecilia retira tout à fait le diachylon


et examina la plaie.
— Oh, c’est très vilain. Ça a dû saigner beaucoup.

— Hum, un peu.

Elle parut sceptique. Typiquement masculin, pensat-elle, cette pudeur à


admettre sa souffrance, et c’était évidemment pire lorsque c’était moral !

— C’est très rouge, et il y a un début d’enflure.

Est-ce que vous l’avez désinfectée ?

— Non.

Elle fit une moue : cette négligence aussi était typi-quement masculine !

— Je crois que ce serait mieux...

Elle prit un flacon sur son comptoir, humecta un tampon d’ouate, prévint le
jeune homme :

— Ça va chauffer un peu.

Malgré son avertissement, il grimaça et laissa échapper un petit cri lorsqu’elle


frotta, même délicatement, l’ouate sur sa tempe. Puis elle appliqua un
nouveau diachylon.

— Bon, c’est mieux ainsi...

Il était ravi et le fut encore plus lorsque Cecilia se remit à le coiffer,


enfonçant profondément le peigne dans ses cheveux, lui envoyant dans tout le
corps des frissons délicieux. Elle aurait pu le peigner ainsi pendant des
heures, il ne s’en serait pas plaint. Non seulement était-elle le sosie de
Sophie, mais il y avait extrêmement longtemps qu’il n’avait pas pu apprécier
la présence d’une femme, son contact, même furtif. Mais toute bonne chose a
une fin, et bientôt la coiffeuse s’interrompit, prit de longs et fins ciseaux sur
le comptoir.

— Peu importe, vous choisissez... dit le jeune homme.


— Vous... pourquoi me dites-vous ça ? s’étonna-t-elle.

— Mais vous ne venez pas de me demander de quel côté couper ?

— Non, enfin... à vrai dire je M’APPRÊTAIS à vous le demander, et je...


Enfin je l’ai sûrement fait... admit-elle avec un certain embarras, car si elle
était entrée au Monastère des millionnaires, c’est qu’elle était surmenée au
point de croire parfois qu’elle était entrain de devenir folle !

Puis elle pensa que, de toute manière, elle tenait des ciseaux, et que son «
client » n’avait pas besoin d’être un génie pour deviner ses intentions.

— Bon, alors vous me laissez choisir...

Elle sembla ne pas prendre la décision à la légère et y consacra au moins


quelques secondes, observant les traits du jeune homme, la forme de son
visage, comme pour estimer de quel côté du crâne la coupe serait le moins
dommageable. Puis elle eut une moue comme si elle se disait : je suis stupide
!

La réponse à ce problème « esthétique » n’était pas compliquée : il y avait le


diachylon sur le côté gauche, il fallait raser la partie droite du crâne.

— Droite, décréta-t-elle au bout de quelques secondes.

— Vendu, convint-il avec complaisance.

Elle esquissa un sourire : il était d’accord avec elle.

Et elle commença à soulever de grandes mèches de cheveux qu’elle coupa


avec les ciseaux, devant un jeune homme quelque peu atterré de voir son
crâne se dégarnir aussi vite et aussi profondément, car il avait toujours été fier
de sa chevelure, si semblable à celle de son père. Mais ne faut-il pas briser
des œufs pour faire une omelette ?

Il tenta de penser à autre chose, se demanda ce que la coiffeuse faisait dans la


vie. À part bien entendu couper provisoirement les cheveux au Monastère des
millionnaires.
— Je suis actrice.

Étonnant ! Pourquoi lui disait-elle cela à ce moment précis ?

Avait-elle lu dans sa pensée ?

Comme du reste il lui semblait l’avoir lui-même fait quelques secondes


auparavant. Mystérieux que tout cela...

Enfin, c’était peut-être un simple hasard...

— Enfin… actrice, parfois le mot me paraît excessif, je n’ai pas eu de rôle


depuis deux ans.

Actrice...

Elle était actrice...

Pas étonnant qu’elle fût d’une beauté aussi éblouis-sante !

D’ailleurs, maintenant qu’il y pensait, il croyait se rappeler l’avoir déjà vue


dans des films, pas dans le rôle principal mais tout de même dans des rôles
importants.

Il préféra cependant ne pas la questionner à ce sujet.

Qui sait, elle était peut-être célèbre à la vérité et il risquait de commettre une
bourde...

Quel âge peut-elle avoir ?

— Parfois, poursuivit Cecilia, je me demande si ce n’est pas le début de la


fin. Trente-cinq ans pour une actrice, c’est déjà vieux.

Trente-cinq ans ! Elle venait de lui avouer son âge alors même qu’il se le
demandait ! Pouvait-il s’agir d’un AUTRE hasard ?

Le jeune homme se troublait de plus en plus.


Il sourit intérieurement : peut-être la Vie répondait-elle enfin à sa longue et
douloureuse prière ! Oui, peut-

être la Vie, dont les voies sont si mystérieuses, voulait-elle lui donner une
seconde chance en remettant sur son chemin une nouvelle version de Sophie,
revue et améliorée, c’est-à-dire plus complaisante...

Une chose était certaine, il lui semblait qu’il tombait déjà amoureux d’elle,
comme si ses malheurs avec Sophie avaient finalement été utiles en le
préparant à cette rencontre inopinée avec celle qui était VRAIMENT son âme
sœur…

Car s’il pouvait lire ses pensées, et qu’elle pouvait lire les siennes, n’était-ce
pas qu’elle était effectivement son âme sœur ?

Cecilia avait enlevé tout ce qu’elle pouvait de cheveux avec les ciseaux, et
maintenant il fallait passer au rasoir, pour finir le travail.

Le jeune homme grimaça. Dans quelques secondes, ça y serait : il aurait la


moitié du crâne rasé.

— Et vous, reprit la coiffeuse, que faites-vous ?

— Oh moi, j’écris.

— Des scénarios ?

— Non, un roman.

— Ah ! un roman, je vois.

Il eut l’impression qu’elle était un peu déçue, comme si elle eût préféré qu’il
fût scénariste et, par conséquent, pût lui écrire un rôle.

Mais, se réconforta-t-il à demi avec l’analyse un peu maniaque à laquelle


cèdent presque tous les amoureux de la terre, si elle est déçue que je ne sois
pas scénariste, n’est-ce pas parce qu’elle s’intéresse déjà un tant soit peu à
moi ?
Puis tout de suite il se raisonna : mieux valait rester sur ses gardes, ne pas
s’emballer trop vite. Comme il l’avait naïvement fait avec Sophie, avec les
résultats qu’il savait !

Une fois que le côté droit du crâne fut complètement rasé, la coiffeuse
demanda au jeune homme :

— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?

Où le jeune homme comprend

les raisons de son surmenage

— Vous êtes magnifique ! décréta le millionnaire en accueillant le jeune


homme à la Salle des souliers.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment, dit le millionnaire mais il esquissa un sourire qui le trahit et


le jeune homme baissa la tête.

Et il la baissa encore plus lorsque le millionnaire ajouta :

— Il me semble que vous avez quelque chose de

changé...

— Moi ?

Et il est vrai que le jeune homme avait les yeux tout brillants, et qu’il était
rouge comme une pivoine tant sa rencontre avec Cecilia l’avait exalté. Le
jeune homme s’inquiéta. Le millionnaire avait-il deviné qu’il était tombé
follement amoureux ?

Le ventre du jeune homme de plus en plus affamé eut un gargouillis encore


plus bruyant que celui qui avait résonné dans la Salle des cheveux. Le vieux
philosophe ne put conserver son sérieux et laissa son hilarité éclater.
— Il y a quelqu’un qui a faim ici. Mais – et il regarda sa montre – ce n’est
pas encore l’heure du déjeuner. Et, d’ailleurs, il faut travailler un peu si nous
voulons mériter notre repas, non ?

— Sans doute.

Il y avait, dans le coin droit, une pile de souliers, au moins une douzaine. Le
millionnaire expliqua au jeune homme :

— Ces souliers ont été mis par erreur dans ce coin.

Comme première tâche, je vous demanderais de les mettre dans ce coffre.

C’était un gros coffre de bois, fort ancien, dont le couvercle était entrouvert,
et qui se trouvait dans un autre coin de la Salle...

— Pas de problème, commenta le jeune homme

qui s’étonna de la simplicité de la tâche.

Et tout de suite il se dirigea vers la grosse pile de souliers pour se mettre au


travail.

— Seulement, précisa le millionnaire, il faut que vous les preniez tous d’un
seul coup et que vous n’en échappiez aucun ! Sinon, vous devez tout
recommencer.

— Ah bon, dit le jeune homme qui n’osa questionner son mentor à propos de
ces instructions.

Il avait l’habitude de ses bizarreries et, de toute manière, la tâche n’était pas
si complexe.

Le millionnaire releva la manche gauche de sa belle tunique blanche et


regarda sa rutilante montre d’or, qu’il tint bien haut avant de décréter :

— Je vous chronomètre. Allez-y.

Ah bon ! C’était de surcroît une sorte de course contre la montre ! Ça ne


stresserait pas davantage le jeune homme. Il aimait les défis. Il se hâta, prit
les trois premières paires, qu’il aligna commodément sur son bras gauche.
Sur ces trois paires, il en disposa trois autres, dans un équilibre qui cependant
lui parut incertain, d’autant qu’il devait se pencher pour ramasser les autres
souliers.

Comme un ambitieux serveur de restaurant, il parvint à en mettre trois autres


paires, mais il dut retenir la pile avec son menton et comprit qu’il lui serait
difficile de surcharger davantage ce bras.

Sur le plancher, il restait quatre paires.

Il tenta de les agripper d’une seule main, mais il ne pouvait prendre que cinq
souliers, en les plaçant en étoile et en fourrant un doigt dans chacun d’eux.

Restaient encore trois souliers.

Il grimaça.

L’exercice n’était pas aussi simple qu’il l’avait d’abord cru. Il se tourna vers
le millionnaire qui, par politesse ou charité, demeura parfaitement
imperturbable.

Trois souliers...

Que faire avec ces foutus trois souliers ?

Une idée : sa tunique avait des poches, deux poches, il n’avait qu’à fourrer un
soulier dans chacune d’elles !

Pour la poche de droite, pas de problème...

Mais pour celle de gauche, ce n’était pas une siné-

cure, car les neuf paires de souliers qui surchargeaient son bras en
interdisaient quasiment l’accès, à moins de se contorsionner savamment.

Il y arriva enfin, esquissa un sourire.


Ne restait qu’un seul soulier.

Il se mit à genoux, se pencha, le prit avec sa bouche, se releva et, déjà


triomphant, se dépêcha de courir vers le vieux coffre mais, au dernier
moment, un des souliers tomba de la pile.

Il se tourna vers le millionnaire, comme pour vérifier ce qu’il devait faire, et


qu’il savait déjà. Son mentor dodelina de la tête en signe d’acquiescement, et
le jeune homme remit piteusement les souliers en pile à l’endroit où il les
avait pris : il fallait tout recommencer à zéro !

Il réfléchit : mieux valait s’y prendre autrement. Des treize paires de souliers,
il y en avait au moins cinq qui se laçaient. Intéressant ! Il en défit prestement
les lacets, qu’il noua ensemble en un faisceau qu’il pourrait soulever sans
peine d’une seule main. Il jeta un regard en direction du millionnaire, qui
gardait toujours l’œil sur sa montre et qui hocha la tête en arrondissant les
yeux comme pour commenter admirativement : astucieux !

Par précaution, le jeune homme mit tout de suite un soulier dans sa poche
gauche, un autre dans sa poche droite, puis se remit à placer les souliers sur
son bras gauche comme il l’avait fait la première fois, retenant les derniers
avec son menton. Mais lorsqu’il se releva, un des souliers du milieu de la
pile, placé un peu vite, céda, et le reste de la pile s’écroula !

Le jeune homme émit un grognement de frustration impatiente. De fines


gouttelettes de sueur se mirent à perler à son front. Il recommença tout,
suivant pour ainsi dire le même protocole, seulement avec des gestes un peu
plus mesurés, pour éviter un nouvel effondrement, et parvint non sans mal à
se lever. Mais juste avant d’arriver au coffre, à nouveau il échappa un soulier.
Un des lacets par lequel il le retenait avec glissé de l’œillet !

Cette fois, c’en fut trop. Était-ce la fatigue extraordinaire de la nuit pendant
laquelle il n’avait dormi que deux ou trois heures ? Ou celle, accumulée, des
derniers mois à s’échiner sur son roman et à se débattre avec ses locataires ?
Toujours est-il qu’il lâcha un juron et jeta violemment tous les souliers au sol,
comme s’il leur en voulait personnellement de ses déboires.

Presque aussitôt, il eut honte de son geste, car il venait de le faire en présence
de son mentor.

Qui pourtant n’afficha pas un air de réprobation comme le jeune homme s’y
attendait.

À la place, il souriait, amusé.

— Une minute sept secondes, décréta-t-il. Et la tâche n’a pas été accomplie.

Pourquoi tournait-il ainsi le fer dans la plaie ? Le jeune homme le savait,


qu’il n’avait pas pu exécuter la tâche !

Le millionnaire lui remit alors sa montre, retira prestement de ses poches les
deux souliers qu’il y avait fourrés puis reforma la pile originale.

— À votre tour de me chronométrer. Je vais vous montrer.

Le jeune homme connaissait l’habileté du vieil homme, son agilité malgré


son grand âge, mais il ne put s’empêcher d’esquisser une moue de
scepticisme. Impossible ! pensa-t-il.

— Je suis prêt, annonça-t-il.

Alors, à sa surprise, le millionnaire, au lieu de tenter de saisir d’un coup tous


les souliers, prenait en accordéon entre ses deux mains trois ou quatre paires
qu’il jetait avec une habileté extraordinaire dans le coffre.

En quelques secondes, avec cette méthode, tous les souliers se retrouvèrent


dans le coffre.

— Alors, combien de temps ?

— Douze secondes, admit le jeune homme, mais

vous n’avez pas suivi les règles ! Moi, vous m’aviez demandé de prendre les
souliers d’un seul coup !

— Oui, parce que c’est ainsi que vous accomplissez toutes choses. Vous
essayez de tout faire en même temps.
Moi, j’ai mis les souliers dans le coffre de la même manière que j’accomplis
toutes choses, c’est-à-dire sans trop me charger, en avançant à petits pas.

Le jeune homme pensa que le millionnaire avait sans doute raison. Mais il
avait des ambitions. Alors ne fallait-il pas prendre les bouchées doubles ?

— Mais ce n’est pas la véritable raison pour laquelle vous êtes au bord de la
dépression, ajouta le millionnaire de manière un peu intrigante.

Et, au lieu de lui donner tout de suite l’explication, le vieux philosophe pria le
jeune homme de s’asseoir sur un des deux tabourets de la Salle, poussa dans
sa direction le coffret qu’il lui avait donné, jeta une paire de souliers et dit :

— Vous avez cinq minutes.

— Cinq minutes ? Et si je termine avant ?

— Vous devez prendre les cinq minutes de toute manière. Ne rien faire
d’autre pendant ces cinq minutes que de cirer ces souliers.

— Bon, je comprends. Mais... Et comment vais-je savoir que ça fait cinq


minutes ?

— Quand le sable de ce sablier sera rendu dans le globe inférieur.

En disant cela, le millionnaire prit le sablier qui était sur l’établi juste à côté
de la bouteille de Coke qui servait de vase à la rose, gardienne solitaire de ses
modestes tra-vaux.

Le jeune homme n’en avait jamais vu de plus beau, ni surtout de plus ancien.
Quel âge pouvait-il avoir ? Cent ans ? Deux cents ans ?

Une chose était certaine, une sorte de présence en émanait. Son sable doré
possédait une espèce de lumino-sité, comme s’il avait une histoire, fort
ancienne, à raconter. Mais ce n’était pas le temps pour le jeune homme de
s’attarder à la contemplation de ce vieux sablier, car le millionnaire le
renversa, et son sable se mit à couler.

Pas une seconde à perdre !


D’abord, il tenta de déterminer la couleur des souliers. Ce n’était pas noir
bien entendu, mais pas brun non plus. Enfin, c’était brun mais avec une forte
trace d’orangé. Il espéra pouvoir trouver, dans la bonne ving-taine de
contenants métalliques de cirage, la couleur idoine. Il s’en tira assez
rapidement. Ne restait plus qu’à l’ouvrir. Mais ce ne fut pas une sinécure.
Est-ce parce qu’il n’avait pas d’ongles – il se les rongeait ! – ou parce qu’il
n’avait pas l’habitude, le couvercle lui résistait.

Il se tourna vers le millionnaire et sourit sans grande conviction, comme pour


lui prouver que cette petite contrariété l’indifférait. Le millionnaire lui sourit
et inclina imperceptiblement la tête, pour reconnaître son effort et le soutenir
silencieusement. Le jeune homme fit une nouvelle tentative, mais il ne réussit
pas davantage à retirer le couvercle. Il serra les dents, eut envie de jurer mais
à la place se tourna à nouveau vers son mentor et esquissa un autre sourire.

Il s’arrêta un instant, pour reprendre son calme ou, plutôt, pour ne pas le
perdre. Mais, en jetant un coup d’œil au sablier, il se rendit compte que le
sable s’écoulait rapidement et que, s’il voulait finir à temps de cirer les deux
souliers, mieux valait peut-être commencer !

Mais pour commencer, bien entendu, il fallait ouvrir cette satanée boîte de
cirage !

Il était excédé. Pourquoi le millionnaire l’obligeait-il à accomplir cette corvée


idiote au lieu de lui expliquer pourquoi sa vie était un échec, pourquoi il était
déprimé au point d’avoir tenté de mettre fin à ses jours ?

Enfin cela, il ne pourrait pas vraiment le lui expliquer, car le jeune homme ne
lui en avait pas fait l’aveu.

Bon, d’accord, c’était la règle au Monastère des millionnaires : chacun se


voyait confier une tâche manuelle.

Seulement, le millionnaire aurait peut-être pu choisir pour lui une autre


tâche...

Seulement, dans ce cas, le jeune homme n’aurait pas eu le privilège immense


de devenir son assistant et de passer de longues heures en son incomparable
compagnie.

Ce privilège ne valait-il pas bien des compromis, tous les sacrifices même ?

Une réminiscence subite : il se revit à l’âge de six ans, peu avant que son père
ne quitte à tout jamais la maison familiale : il cirait ses souliers parce qu’il
venait de jouer étourdiment dans la boue !

Bizarre, pensa-t-il : mon père m’imposait cette corvée... et voilà que mon
père spirituel m’impose la même !

Comme la Vie s’acharnait à le remettre constamment dans la même situation


par quelque mystérieuse obsession.

Ou parce qu’il devait tirer une leçon de cette situation ?

Il ne s’attarda pas davantage à ces pensées, car il n’avait pas beaucoup de


temps devant lui et le sable s’égrenait à toute vitesse dans le sablier, du moins
lui semblait-il.

Il prit une grande respiration et se jura que cette fois-ci serait la bonne : il ne
se laisserait pas vaincre par ce stupide contenant de cire !

Avec une résolution nouvelle, il se cambra, agrippa bien fermement le


couvercle de sa main gauche, puis le contenant lui-même de la main droite,
serra les dents, puis tira de toutes ses forces, mais au lieu de s’ouvrir le
contenant vola dans les airs en direction de son mentor qui l’attrapa avec une
grande présence d’esprit.

Un sourire narquois sur les lèvres, le millionnaire montra alors une petite
dépression sur le couvercle. Il y appliqua une légère pression du doigt et le
couvercle se souleva avec un déclic bruyant. Il posa le contenant sur l’établi.

Le jeune homme eut un sourire honteux, consulta le sablier qui se vidait peu à
peu. Bon, il fallait qu’il se manie s’il voulait terminer à temps le cirage des
deux souliers. Combien de temps lui restait-il ? Trois minutes ?

Peut-être moins...
D’abord appliquer la cire, tâche dont il s’acquitta en quelques secondes à
peine. Comme il ne disposait pas de beaucoup de temps, il précipita le
séchage de la cire en frottant un chiffon sur les souliers, ce qui eut pour effet
de retirer un peu trop de cire. Mais qu’importait...

Restait le polissage.

Il prit sa brosse, commença à frotter, mais la cire n’était vraiment pas assez
sèche, et le soulier tardait à briller.

Quel ennui !

Le jeune homme laissa échapper un soupir d’exas-pération vite réprimé de


crainte que le millionnaire n’en fût témoin.

Nouveau regard vers le sablier.

Heureusement, il lui restait encore du temps.

Plus qu’il n’aurait cru même.

En fait, inexplicablement, il paraissait rester presque autant de sable dans le


globe supérieur que la dernière fois qu’il avait consulté le sablier.

Il frotta encore le premier soulier, puis s’attaqua au second.

Polir.

Polir.

Polir.

Patiemment, tout en s’efforçant de dissimuler son agacement devant cette


tâche aussi stupide...

Mais le second soulier se montrait encore plus coriace que le premier.

En réalité, il semblait résister à tous ses assauts, restait terne.


Le jeune homme s’interrogea. Avait-il, dans sa hâte, appliqué une couche
trop généreuses de cire ?

Ou bien c’était sa brosse ?

Il en regarda les poils et, à son étonnement, constata que les sept chiffres qui
lui avaient permis d’appeler au Monastère des millionnaires avaient
mystérieusement disparu sous la cire !

Il éprouva un frisson.

Avait-il donc rêvé, quelques heures plus tôt, lorsqu’il avait vu le numéro de
téléphone se dessiner dans les poils de la brosse ?

Mais non, car alors, comment aurait-il pu composer le numéro du Monastère


où il se trouvait ?

N’empêche, c’était bizarre...

À la vérité, tout était bizarre en ce lieu, à commencer bien entendu par la


coupe de cheveux un peu ridicule qu’on imposait à tous ses résidents.

Il s’acharna, souffla sur le soulier pour que la cire séchât plus rapidement, se
remit à frotter avec vigueur, et il lui sembla alors que ça y était : le second
soulier brillait suffisamment.

Mais il ne pouvait poser tout de suite la brosse, ç’aurait été violer la consigne
de son maître, car le sable n’avait pas achevé sa chute au fond du sablier.

Mais il n’en restait pas beaucoup.

C’était encourageant.

Il poursuivit sa tâche, guettant constamment le sablier, sûr d’approcher de la


fin de son supplice...

Il frotta, frotta, frotta encore, et de fines gouttelettes de sueur se mirent à


perler à son front tant il y mettait de vigueur. À moins qu’il ne fût sur le point
d’exploser tant il abhorrait cette corvée qui n’en finissait plus !
Quand le globe supérieur du sablier serait-il enfin vide ?

Pourquoi était-ce si long ?

Cela ne faisait-il pas cinq bonnes minutes que le millionnaire avait renversé
devant lui le sablier ?

Peut-être plus au fond...

Sept ou huit, en fait, selon son estimation...

Oui, bon, il avait peut-être un peu perdu la notion du temps depuis la veille,
avec tout l’alcool qu’il avait ingurgité, et sa chute brutale sur le plancher…

Tout de même, l’impression qu’il avait que le sable s’écoulait avec une
lenteur exaspérante, anormale, à la vérité ne pouvait être complètement
erronée...

Il s’acharna et, pour en avoir le cœur net, se mit à compter secrètement les
secondes...

Quatre-vingt-huit, quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-dix !

Lorsqu’il atteignit deux minutes et que, vérification faite, il constata que la


sable continuait toujours à couler, il explosa, jeta la brosse sur le comptoir et
croisa les bras sur sa poitrine.

Le millionnaire sourit tristement, comme si son élève l’avait déçu. Il prit la


brosse :

— Regardez bien le sablier !

Il n’eut même pas le temps de donner trois coups de brosse sur l’un des
souliers que les derniers grains de sable se confondirent avec tous les autres
dans le globe inférieur.

Le millionnaire remit la brosse à son jeune élève qui, ahuri, et surtout


honteux, s’enquit :
— Je n’ai pas été assez persévérant ?

— Non, expliqua le millionnaire.

— Mais alors, je ne comprends pas...

— Ce sablier, expliqua le vieux philosophe, n’est pas un sablier comme les


autres, il est fort ancien, il paraît que son sable est le même que celui qui a
servi à la cons-truction des pyramides d’Égypte. Celui qui l’a apporté ici, au
Monastère, nous a expliqué qu’il s’appelait le sablier de Dieu.

— Le sablier de Dieu ?

— Oui, parce que comme Dieu il est omniscient.

— Omniscient ?

— En tout cas, personne ne peut lui mentir. Vous n’aimez pas cirer les
souliers, n’est-ce pas ?

— Euh… à la vérité, j’ai toujours détesté ça. Lorsque j’étais jeune, c’était une
punition que mon père me donnait.

— Eh bien, le sablier l’a senti... Et comme il donne son sable à la même


vitesse qu’on donne son amour...

— Ah, je comprends maintenant pourquoi, lorsque vous avez pris la brosse,


le sable s’est presque tout de suite retrouvé au fond du sablier.

— Oui, parce que j’ai toujours aimé cirer les souliers. D’ailleurs, souvent je
me dis que j’ai passé ma vie à faire ça.

— Je vois, je vois... dit le jeune homme avec un mélange de honte et


d’étonnement.

— Si vous êtes au bord de la dépression nerveuse, si vos locataires vous


tombent sur les nerfs, si vous êtes incapable d’écrire...

Le jeune homme eut envie d’ajouter : si j’ai tenté de m’ôter la vie... mais ne
le fit pas.

— C’est parce que vous faites tout comme vous

avez ciré ces souliers. Avoir des buts, des ambitions, c’est bien, c’est en tout
cas fort utile. Mais il ne faut pas con-fondre la fin et les moyens. Ce qui
compte, ce qui est le plus important, c’est la Vie.

Regardez...

Il vida alors le coffre à souliers que le jeune homme avait tenté en vain de
remplir et il se mit un peu bizarrement à y relancer certains souliers.

— Dites-moi ce que je fais ?

Le millionnaire était-il en train de perdre la boule ?

Ce qu’il faisait ?

— Euh… eh bien, vous lancez des souliers dans le coffre.

— Mais qu’ont-ils en commun, ces souliers ?

— Eh bien, ils ne sont pas cirés…

— Oui, d’accord, mais quoi d’autre ?

Et, ce disant, il continuait son manège, emplissant petit à petit le coffre. Le


jeune homme pensa vite.

— Euh… ils sont tous noirs…

— Bravo ! Bien observé. Maintenant, si je continue à lancer ainsi des souliers


noirs dans le coffre, est-ce qu’un jour, avec de la persévérance et un peu de
chance, je vais finir par avoir un coffre rempli de souliers bruns ?

— Bien sûr que non ! dit le jeune homme en rigo-lant.

— Et pourtant, c’est ce que la plupart des gens font. Ils s’acharnent, ils se
disent : « Au bout de cent, au bout de mille souliers noirs, je vais y arriver,
qu’on me permette seulement d’en jeter un dernier, et alors, par
enchantement, ils vont tous se transformer en souliers bruns. » Ils ne
s’aperçoivent pas que ce qui compte, c’est la Vie, pas le succès, pas la gloire,
pas l’argent, mais La Vie. Il faut que votre vie soit votre chef-d’œuvre, votre
chef-d’œuvre votre vie.

Le jeune homme n’était pas sûr de comprendre.

Tant de fois le millionnaire lui avait parlé de l’importance de la réussite, de


l’indépendance financière.

Mais n’était-il pas aussi profond que Platon, qui pré-

tendait que tout penseur digne de ce nom doit dissimuler dans sa philosophie
le germe de sa propre contradiction ?

— Suivez religieusement cette règle, reprit le millionnaire, et bientôt, comme


par enchantement, vos problèmes disparaîtront ; en fait, ils ne disparaîtront
pas mais deviendront simplement intéressants et beaux, comme autant de
roses dans le mystérieux jardin de l’existence.

— C’est un programme exaltant, mais comment y

arriver ?

— À chaque instant, pensez que le Sablier de Dieu est près de vous, comme
un gardien qui ne dort jamais.

Pensez que lorsque vous vivez dans le présent vous vivez dans l’amour !
Appliquez-vous à chaque heure du jour !

Lorsque vous parlez avec un être, parlez avec lui seul, et écoutez-le. Lorsque
vous nouez votre cravate, nouez votre cravate ! Ne pensez pas au rendez-vous
qui vient, au coup de fil que vous venez de donner ! Et le Sablier de Dieu
vous abandonnera aisément son sable éternel : parce que lorsque vous êtes
présent dans ce que vous faites, votre petit moi, plein de doute et de haine, se
tait, et Dieu se met à parler.
— Je veux bien, mais comment vivre dans le pré-

sent ? Je suis si agité, si débordé...

— Nous sommes justement ici pour apprendre cet art oublié.

L’estomac du jeune homme fit à nouveau sa petite symphonie, et le


millionnaire, jetant un regard à sa montre, conclut :

— Mais en attendant, que diriez-vous d’aller enfin manger ?

Où le jeune homme apprend

à surveiller ses pensées

Conçu comme une réplique de villa de la Renaissance italienne, le Monastère


comportait une vaste cour intérieure au centre de laquelle se trouvait une
fontaine à laquelle aboutissaient quatre allées bordées d’arbres, de plates-
bandes fleuries et de bancs de pierre.

Pour se rendre de la Salle des souliers au réfectoire, on pouvait passer par la


promenade intérieure, protégée d’un côté par de magnifiques arches de pierre
qui ouvraient sur la cour. On pouvait aussi, tout simplement, couper en dia-
gonale.

C’est ce chemin plus court que préféra le millionnaire, car il savait son jeune
disciple affamé.

À la hauteur de la fontaine, ils virent venir dans leur direction un homme fort
corpulent d’une soixantaine d’années, monsieur Kluge, portant comme tout le
monde la tunique brune et la coupe des lieux, c’est-à-dire le crâne rasé d’un
côté. Il était en nage, s’épongeait constamment le visage avec un mouchoir.
Ou était-ce pour dissimuler son appendice nasal vraiment proéminent ?

C’est ce que ne put s’empêcher de penser le jeune homme en le voyant.

À son étonnement, le moine bedonnant s’arrêta


devant lui et l’apostropha, l’air contrarié :

— Vous n’aimez pas mon nez ?

— Euh… non, je... pourquoi dites-vous ça ? s’enquit le jeune homme qui se


troublait.

Monsieur Kluge avait-il deviné ses pensées ? Il faut dire que ce ne devait pas
être la première fois qu’il pro-voquait semblable réaction, car son nez était
tout sauf banal.

Sans insister, le moine dit :

— Passez une bonne journée, jeune homme ! Et

surtout surveillez vos pensées !

Et il reprit son chemin.

Le jeune homme se tourna vers le millionnaire qui s’était arrêté près de la


fontaine. Des oiseaux venaient y boire en toute confiance, tant l’atmosphère
des lieux était paisible et amicale.

— Cet homme a raison, commenta le millionnaire avec un sourire narquois.


Surveillez vos pensées, surtout ici. L’atmosphère du Monastère est un peu
spéciale. Ce qui est invisible ailleurs est souvent visible ici. Et puis les gens
qui ont connu de grands succès, ce qui est le cas de la plupart des visiteurs
ici, ont souvent développé leurs pouvoirs intérieurs, comme celui de lire dans
la pensée des autres...

— Oups...

Le jeune homme se rembrunit, pas seulement parce que le moine venait de lui
faire gentiment la leçon, mais parce qu’il comprenait subitement que, si la
jeune coiffeuse avait deviné ses pensées, et lui les siennes, ce n’était
probablement pas parce qu’ils avaient des affinités, promesse de grande
complicité amoureuse : c’était monnaie courante au Monastère !

— D’ailleurs, ajouta le millionnaire, ce n’est pas seulement ici que vous


devriez surveiller vos pensées. Mais partout, à chaque heure de votre vie.
Parce que c’est ainsi et seulement ainsi que vous pouvez faire de chaque
journée de votre vie un chef-d’œuvre. Mais d’abord n’ayez que des pensées
bienveillantes, évitez la médisance, ce qui est en soi une ascèse fort difficile,
car cinq fois, dix fois, vingt fois par jour on pense du mal des autres, parfois
sans s’en rendre compte, parce que c’est une habitude, parce que presque tout
le monde le fait autour de nous. C’est seulement par ignorance qu’on croit
que ces pensées ne font pas de tort. C’est aussi imbécile que de croire que le
vent n’a pas d’effet parce qu’il est invisible : pourtant, voyez les ravages que
peut faire un ouragan !

Des oiseaux buvaient sur la margelle de la fontaine.

Le millionnaire les observa un instant, avec attendrisse-ment, puis il dit :

— Il faut agir comme si les autres pouvaient constamment lire nos pensées.
Parce que, en vérité, ils le peuvent. Intérieurement, intuitivement, ils savent
vos sentiments à leur endroit, même si vos paroles sont des tombeaux
blanchis : ils sentent la putréfaction de vos pensées. Même l’hypocrite le plus
habile est déjoué par le temps, car ses pensées le trahissent. Vous n’avez
jamais observé que, lorsque vous pensiez du mal de quelqu’un ou lorsque
vous parliez en mal de lui en son absence, lorsque vous le rencontrez ensuite,
et même si vous vous montrez extérieurement amical, il y a un malaise ou,
encore, la personne se met carrément à vous critiquer, à vous faire des
reproches... comme si elle avait entendu tout le mal que vous avez pensé
silencieusement ou dit d’elle dans son dos ? Et si vous vous mentez à vous-
même, vous la trouvez injuste, vous la trouvez cruelle, alors qu’elle n’est que
le miroir des pensées que vous avez eues pour elle. C’est la vieille loi de la
semence. Le mal que l’on pense nous revient autant que celui que l’on cause,
même si on le pense dans le plus grand secret.

— Mais contrôler nos pensées ? C’est plus facile à dire qu’à faire.

— À la vérité, c’est la chose la plus difficile du monde et, par conséquent,


c’est l’apprentissage le plus long. Mais c’est aussi le plus profitable. Car en
devenant le gardien de vos pensées, vous devenez le gardien de votre
bonheur. Et si, malgré votre vigilance intérieure, votre bouche encore
indisciplinée laisse échapper une parole malveillante, tout de suite reprenez-
vous, faites amende honorable, voyez le bien dans l’autre, et dites-vous : «
Non, je ne dirai pas de mal de cette personne.

Non seulement est-ce inutile, mais je ne vais par là que propager la haine, que
perpétuer la guerre. Et même si cette personne m’a fait du tort, si elle m’a
calomnié, je ne chercherai pas réparation, je ne lui jetterai pas la première
pierre, ni la dernière, car si elle a ainsi médit de moi, c’est qu’elle est
malheureuse, c’est qu’elle est igno-rante des lois spirituelles ! Ce dont a
besoin cette personne, ce n’est pas ma banale vengeance, c’est cette
nourriture que, hélas, elle n’a probablement jamais connue : la bienveillance,
l’amour. » Non, ne jetez pas aux autres des souliers noirs, en espérant qu’à la
fin de la journée leur coffre sera rempli de souliers bruns ! Ne jetez aux autres
que les souliers les meilleurs, car c’est aussi une règle pour faire de votre
journée un chef-d’œuvre ! Car si vous jetez à l’autre un soulier noir, vous
vous créez une dette, vous alourdissez votre pas, vous allongez le voyage qui
vous mène à la perfection. Soumettez-vous patiemment à cette ascèse
difficile, jour après jour, et voyez combien elle est profitable, car l’absence de
médisance fait de vous un véritable soleil vers lequel tous les êtres sont
irrésistiblement attirés ! Et même si vous le fuyez, le succès vous poursuivra.

Le millionnaire se tut un instant et s’occupa à admirer les oiseaux. Il


commençait à faire chaud, et l’un des volatiles avait décidé de prendre un
bain et frôlait en volant le jet de la fontaine.

Le millionnaire se remit à parler :

— Soyez comme les Rois mages. Apportez cons-

tamment aux autres le meilleur de vous-même, même lorsqu’ils sont absents,


mais alors faites-le sur le plateau invisible mais réel de votre pensée. Oui,
apportez l’or, l’encens et la myrrhe de votre être. L’or, bien sûr, c’est l’aide
matérielle, c’est le prêt ou le don que vous faites à un ami dans le besoin,
c’est la dîme que vous donnez chaque année, mais c’est aussi le repas que
vous offrez, votre hospitalité. L’encens, c’est l’aide de votre expé-

rience, de votre sagesse, mais c’est aussi le simple réconfort moral ou la


patience d’écouter l’autre lorsqu’il en a besoin, lorsqu’il est en détresse. Et la
myrrhe, c’est le parfum de votre être. C’est le fait de devenir un exemple, un
modèle pour les autres, parce que vous vivez selon les préceptes les plus
élevés, parce que chaque jour de votre vie est un chef-d’œuvre.

Il y avait sur l’un des murs de la cour une immense horloge ancienne, avec de
grandes aiguilles et les heures indiquées en chiffres romains. Le millionnaire
y jeta alors un coup d’œil.

— Allons-y, nous sommes déjà en retard.

Et les deux hommes se remirent en marche. Juste avant d’arriver au


réfectoire, le millionnaire prévint le jeune homme :

— Il y a deux règles au réfectoire. Il faut manger en silence et en conscience.

— En conscience ?

— Oui, mettez votre esprit dans chaque bouchée, et chaque bouchée nourrira
votre esprit. Et elle nourrira aussi bien mieux votre corps, car vous mangerez
moins et vous digérerez mieux.

— J’ai compris, promit le jeune homme.

Mais, il ne respecta pas la consigne et il y avait à peine dix secondes qu’on


avait posé devant lui une assiette faite de riz à la vapeur mélangé de légumes
variés et de tofu, qu’il l’avait vidée, léchée même, aurait-on dit tant elle était
lisse. Et pourtant, c’était bien loin de son menu habituel, composé de pizza,
de mets chinois, de club sandwich et de hamburger avec frites. Les habitudes,
surtout les mauvaises, meurent difficilement.

Il faut dire qu’il était affamé...

Il faut dire qu’il avait pour ainsi dire tout oublié, qu’il était tombé dans un
véritable état second lorsqu’il avait aperçu à la table, juste devant lui... la
ravissante Cecilia !

Lorsqu’il vit que son jeune disciple avait ignoré sa consigne, le millionnaire,
au lieu de lui adresser un reproche – ce qu’il ne pouvait faire, du reste, car il
était lui aussi tenu de respecter le silence à table ! – s’empressa de vider la
moitié de son assiette dans celle de son protégé.
Juste à temps, car le préfet de discipline, un homme d’une cinquantaine
d’années grand et maigre qui portait de petites lunettes cerclées d’or
soutenues par un nez aquilin, arrivait justement près du jeune homme.

Il n’avait rien vu, et pourtant il esquissa une moue, qui avait l’air de dire qu’il
se doutait de ce qui venait de se passer. Ne fut-ce pas pour cela qu’il jeta un
regard interrogateur en direction de l’assiette du millionnaire, déjà à moitié
vide alors que celui-ci avait la réputation de manger à la vitesse d’une tortue :
il disait d’ailleurs que c’était une des raisons pour lesquelles il pensait à la
vitesse d’une gazelle !

Mais enfin, le préfet passa son chemin, et le jeune homme eut un soupir de
soulagement, se tourna vers le millionnaire qui lui décocha un clin d’œil
complice.

Et le jeune homme pensa alors à quel point il était bien en compagnie du vieil
homme qui, non seulement l’instruisait patiemment, mais le tirait d’embarras
lorsqu’il commettait un faux pas.

La table où il avait pris place était une vieille table de bois, rustique, qui
pouvait asseoir une bonne trentaine de personnes, et c’était à peu près le
nombre de convives qui y étaient installés. Il y avait surtout des hommes,
mais tout de même sept ou huit femmes, pour la plupart beaucoup moins
jeunes que Cecilia, qui était de loin la plus jolie. Ce qui lui valait l’attention
des hommes autour d’elle, parmi lesquels Speedo, qui malgré son nom
respectait bien la consigne et mangeait fort lentement.

Il y avait aussi le moine au nez, monsieur Kluge.

Lorsque le jeune homme croisa son regard, et surtout lorsqu’il revit son nez à
la Cyrano de Bergerac, il préféra tout de suite se détourner de crainte que ne
jaillisse à nouveau dans son esprit encore indiscipliné quelque réflexion
désobligeante ou, pire encore, un fou rire qui serait sans doute mal accueilli à
ce repas absolument silencieux.

Mieux valait se concentrer discrètement sur Cecilia, qui avait retiré son
unique bague, ou plutôt un jonc en or, pour manger car, pratique singulière
qui ne semblait pas réprouvée au Monastère des millionnaires, malgré la
présence d’ustensiles, elle mangeait avec ses doigts. Fort lentement du reste.
Si lentement à la vérité que ce ne semblait pas seulement pour obéir à la
consigne du Monastère mais plutôt par manque d’appétit.

Et de fait, au bout de trois bouchées à peine, elle s’essuya la bouche et les


doigts avec sa serviette de table, et se contenta de boire du bout des lèvres le
thé qu’on lui avait servi.

Le jeune homme ne voulait pas trop lui montrer son admiration, mais chaque
fois qu’elle détournait les yeux ou regardait dans une autre direction, il la
contemplait. Une pensée, ou plutôt une image se dessina dans son esprit. Il se
voyait prenant ses mains admirables, ses mains aux doigts presque trop longs,
comme ceux d’une musicienne, et l’attirant vers lui, et posant ses lèvres sur
les siennes.

Elle regarda dans sa direction et esquissa un sourire, le regard brillant, et le


jeune homme pensa tout de suite qu’elle avait « vu » ce qui avait traversé son
esprit, et qu’elle l’approuvait. Il sourit à son tour : elle l’encourageait.

Speedo, qui mangeait avec une lenteur étudiée, parut comprendre le petit
manège et plissa les lèvres avec une certaine déception.

Le jeune homme rougit, comme si son secret était trahi, et il se pencha à


nouveau vers son bol de riz, s’effor-

çant de manger avec conscience, selon la consigne du millionnaire.

Il tentait de ne penser qu’à la saveur de son riz, qu’il trouvait passablement


insipide et qui manquait nette-ment d’épices. Quelle fadeur déplorable en
comparaison des glorieuses pizzas aux rondelles de saucisson italien qu’il
s’enfilait allègrement à la vitesse de la lumière ! Mais c’était peut-être pour
cette raison – ce régime et cette hâte à engloutir ses repas – qu’il avait des
brûlures d’estomac de plus en plus persistantes !

Éloigné de son bol de riz par l’insipidité qu’il continuait d’y trouver malgré
son application de néophyte, il pensait à Cecilia, si près de lui, si loin de lui.
Et cette fois-ci, c’était une image moins chaste qui s’élevait dans son esprit. Il
s’imaginait seul avec elle dans une chambre au bord de la mer, au coucher du
soleil : elle le regardait fixement dans les yeux, avec assurance, avec
provocation presque, puis elle laissait tomber les fines bretelles de sa robe de
toile, et il pouvait apercevoir ses seins délicats et blancs, lumières irrésistibles
sur sa peau bien bronzée.

Il leva les yeux vers elle, et il éprouva un choc : Cecilia s’était mise à pleurer.
Avait-elle vu sa pensée, et le trouvait-elle grossier, ou simplement banal,
comme la plupart des hommes si peu romantiques qui veulent qu’une femme
leur ouvre les bras avant d’ouvrir leur cœur ? Toujours est-il qu’elle quitta
bientôt la table sans même finir son plat de riz ou sa tasse de thé.

Tout le monde bien entendu nota son départ précipité et se questionna. Et


Speedo eut un regard désappro-bateur à l’endroit du jeune homme qui, lui,
était honteux.

Ne venait-il pas de tout gâcher par ses pensées stupides ?

Il passa le reste du repas à se tourmenter, à se reprocher sa hardiesse, pourtant


seulement mentale. Le millionnaire ne venait-il pas de lui expliquer qu’il
fallait, surtout au Monastère, se montrer le gardien attentif de ses pensées ?
Mais comment le faire avec des sentiments amoureux aussi violents que ceux
que lui inspirait la jeune actrice ?

À la fin du repas – il ne mangea presque plus car il avait perdu l’appétit d’un
seul coup –, il eut une petite lueur d’espoir. Peut-être avait-il un moyen de se
rattraper aux yeux de la coiffeuse : elle avait oublié son jonc sur la table et il
put le récupérer avant de quitter le réfectoire.

Son premier soin aurait sans doute été de courir à la Salle des cheveux
immédiatement après le repas, si le millionnaire ne lui avait pas réservé
d’autres tâches, et surtout d’autres découvertes, bien mystérieuses, à la vérité.

Où le jeune homme découvre


la Salle de méditation

— Venez, dit le millionnaire. Je vais vous montrer la Salle de méditation.

Le Monastère s’élevait sur quatre étages, et la Salle de méditation occupait en


totalité le quatrième. On y accédait par un escalier circulaire qui arrivait au
beau milieu de la vaste pièce. Ses deux murs latéraux, les plus longs, étaient
l’un et l’autre percés de trois fenêtres ogivales qui donnaient sur de petits
balcons de pierre.

Une bonne dizaine de moines étaient occupés à

méditer.

L’un d’eux contemplait, assis face à un mur, un œil dessiné de manière


stylisée.

Un autre regardait fixement, sans cligner des yeux, la flamme dorée d’une
chandelle.

Un homme était absorbé devant un mur par le

célèbre dessin de Léonard de Vinci : l’Homme de Vitruve, tandis que son


voisin immédiat, dans un coin, les yeux bandés, les oreilles bourrées de
chiffon blanc, tenait dans sa main gauche ce qui rappelait un chapelet, mais
avec seulement douze grains, et semblait, si on en jugeait par le mouvement
imperceptible de ses lèvres, répéter un mantra ou une prière.

Il y avait aussi un homme debout devant un lutrin sur lequel était posé un
immense livre à belle reliure de cuir. Lorsque le jeune homme – impressionné
par l’atmosphère des lieux qui sentait l’encens – passa à côté de lui, il posa sa
plume et quitta précipitamment la Salle.

— Il passe ses journées entières à écrire le nom de Dieu, expliqua le


millionnaire à voix basse pour ne pas troubler la méditation des moines.

Surpris, et comme sceptique, le jeune homme, après avoir pris soin de vérifier
que le moine quittait bel et bien la Salle, osa feuilleter le grand livre. Et en
effet, page après page, il y avait simplement écrit en caractères variables,
mais tous de sa main, le mot Dieu. Une présence mysté-

rieuse se dégageait de l’ouvrage, comme si c’était un livre maudit, ou plutôt


un livre saint.

Mal à l’aise, troublé, le jeune homme tourna vers son maître à penser des
yeux interrogateurs :

— Pourquoi fait-il cela ?

— Il dit que c’est la gymnastique du ciel, que rien d’autre n’a d’importance.

Le jeune homme ne fut pas sûr de comprendre

cette explication, du reste sibylline. Il tenta un peu auda-cieusement de lire


dans l’esprit de son mentor, puisque la chose semblait possible dans ce
Monastère, mais n’y trouva rien. On aurait dit que l’esprit si fécond du
millionnaire était vide.

À moins que ce ne fût le jeune homme qui fût encore trop novice dans cet art
subtil pour pouvoir déchiffrer la pensée d’un homme aussi impénétrable que
le millionnaire !

Les deux hommes continuèrent leur visite de la salle.

Dans un des coins, il y avait un gong immense et le jeune homme alors se


rappela le premier son qu’il avait entendu lorsqu’il avait composé le numéro
de téléphone apparu sur la brosse. Provenait-il de ce gong ?

Mais alors, où était le téléphone ?

Bon...

En passant devant un des balcons, le jeune homme eut un nouveau sujet


d’étonnement. En effet, on pouvait apercevoir une colonne de pierre haute
d’une trentaine de pieds, surmontée d’une petite plate-forme sur laquelle un
quadragénaire était assis, en méditation, protégé du soleil par un minuscule
parasol en toile rouge.
— Qu’est-ce qu’il fait là ? interrogea le jeune homme, à nouveau interloqué.

— Il a fait le vœu de ne pas redescendre de cette colonne tant qu’il ne


connaîtrait pas l’illumination.

— Mais comment se nourrit-il ?

Le millionnaire lui montra du doigt une corde et un système de poulies le


long de la colonne.

— Une fois par jour, on lui monte un peu de lait et de miel, un litre d’eau et
sept amandes.

— Sept amandes ?

— Oui. Pas une de plus, pas une de moins. C’est son souhait. Et des oiseaux
lui apportent parfois à manger.

— Des oiseaux ?

— Oui. Ils semblent l’avoir adopté comme un des leurs.

— Étonnant.

— En effet. Quand il est arrivé ici, il y a trois ans, il valait trois cent
cinquante millions. Il est reparti le jour même de son arrivée : on a cru qu’on
ne le reverrait jamais et qu’il ne s’était pas plu. Aussi, tout le monde a-t-il été
étonné lorsque, un mois plus tard, il est revenu avec un don de dix millions au
Monastère pour ses frais de séjour.

Il avait donné tout le reste de sa fortune à des œuvres de charité. Il a expliqué


que lorsqu’il avait vu la colonne, que personne n’utilise depuis des années, il
avait ressenti un appel intérieur plus fort que tout. Les voies de Dieu sont
impénétrables, comme on dit.

— En effet, admit le jeune homme fort troublé par tout ce qu’il découvrait.

Diable, qu’il y avait donc des esprits originaux dans le monde !


Sa curiosité piquée, le jeune homme s’avança sur un des balcons pour voir de
plus près ce Bouddha des temps modernes qui campait obstinément sous un
parasol, comme l’avait fait Gautama sous l’arbre de l’éveil, le cœur empli de
la même résolution mystique.

En s’approchant, le jeune homme put observer que l’anachorète était sans


doute au temple depuis longtemps, car les cheveux de la moitié gauche de
son crâne, qui avait été rasée, avaient considérablement repoussé et étaient
déjà longs et presque aussi hirsutes que ceux de l’autre moitié. À la vérité, la
moitié droite de son crâne était devenue un véritable buisson au point que
plusieurs oiseaux, sans y avoir carrément construit leur nid, s’en servaient
comme d’un perchoir de fortune. À moins qu’ils ne fussent irrésistiblement
attirés par le calme olympien de ce voyageur décidé à rester immobile jusqu’à
ce qu’il rencontre Dieu.

Malgré la présence du petit parasol rouge, la peau du moine était fort


basanée, pour ne pas dire tannée comme celle d’un marin depuis trop
longtemps exposée aux rayons solaires. Et sa tunique ressemblait à un amas
de haillons, battue qu’elle était par la pluie et le vent.

Un oiseau arriva alors vers lui avec une sauterelle dans son bec, la posa à ses
pieds. Aussitôt l’ascète ouvrit les yeux, vit l’insecte, le prit et le croqua
goulûment, si bien qu’un peu de son jus coula sur son menton barbu comme
le reste de son visage.

— Ouash ! ne put s’empêcher de faire le jeune

homme.

Le moine sur sa colonne entendit-il ce soupir de dégoût ou devina-t-il qu’il


était observé ? Toujours est-il qu’il tourna les yeux vers le jeune homme. Ce
dernier fut traversé d’un frisson étrange : jamais de sa vie il n’avait vu dans
un regard autant de lumière et de calme.

Il détourna les yeux cependant que l’homme se

mettait à psalmodier un chant bizarre et beau, une sorte de complainte


incompréhensible dont pourtant les oiseaux parurent percer le mystère car
tout de suite ils s’agitèrent et le plus gros, qui était aussi le chef de la bande,
quitta illico la colonne, plongea hardiment vers la cour et en revint avec, dans
le bec, un caillou, que le moine frotta entre ses mains et sur lequel il souffla.
Puis il le lança en direction du jeune homme avec une précision étonnante.
Ce dernier crut qu’il voulait le rabrouer pour son impolitesse bien
involontaire, fit un pas de côté pour éviter le caillou, que le millionnaire
attrapa avec une dexté-

rité remarquable chez un homme pourtant bien avancé en âge.

— Il me lapide ? demanda le jeune homme doublement interloqué par la


rebuffade du moine et l’agilité du millionnaire.

— Non, je crois qu’il veut vous offrir un cadeau.

— Un cadeau ? dit-il en regardant avec scepticisme le petit caillou dans la


paume que le millionnaire ouvrait aimablement devant lui : blanc, il était
visiblement sans grande valeur...

— Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ?

— Si j’étais vous, je le garderais.

Sans protester, le jeune homme prit le caillou, l’examina un instant puis le


mit dans sa poche, la même que celle où quelques minutes plus tôt il avait
rangé précieusement le jonc de Cecilia. Il en sentit d’ailleurs le frais contact
et pensa à elle. Mais le millionnaire ne le laissa pas prolonger sa rêverie, car
il lui dit alors :

— Tous les chemins mènent à Rome, mais encore

faut-il trouver celui qui nous convient. Vous, qu’est-ce qui vous attire dans la
Salle de méditation ?

— Euh… certainement pas la colonne, mais pour le reste, je ne sais pas.

— Ce n’est pas grave. Je crois connaître quelqu’un qui le sait.

Et il quitta le balcon. Juste avant de le suivre, le jeune homme jeta un dernier


regard en direction de l’homme sur sa colonne. Quelle existence étrange et
surtout incompréhensible ! Que s’était-il donc passé dans sa vie, que s’était-il
passé dans son âme à la vue de cette colonne pour qu’il abandonne une
fortune de plusieurs centaines de millions de dollars et passe ses jours juché
sur une colonne comme un oiseau sur un perchoir, à manger des amandes, du
miel et des sauterelles ? Il lui semblait que lui, il aurait utilisé bien mieux tout
cet argent sûrement durement gagné... Mais peut-être pensait-il ainsi parce
que, précisément, il n’avait pas cet argent ?

Enfin il suivit le millionnaire qui se dirigeait vers l’une des extrémités de la


Salle de méditation, un coin en fait. Il y avait là une porte très basse, qui
ressemblait aux portes des maisons du Moyen-Âge. À la porte, une clo-chette
que le millionnaire agita et qui émit un tintement discret qui ne parut
déranger aucun des moines.

— Espérons qu’elle est là, murmura le millionnaire.

De qui parlait-il ?

Le jeune homme ne tarda pas à le découvrir car la porte s’entrouvrit bientôt,


et un visage singulier y apparut : celui d’une femme d’une cinquantaine
d’années qui était borgne, et dont l’œil mort n’était même pas protégé mais
simplement cousu, si bien qu’il ne restait plus à sa place qu’une mince
cicatrice même pas surmontée d’un sourcil car elle le rasait pour faire oublier
qu’elle avait déjà eu deux yeux. Quant à l’œil qui lui restait, le gauche, il
semblait contenir la puissance de deux yeux : clair comme du verre, perçant
comme celui d’un aigle, bleu comme le ciel le plus pur. Un œil quasi féroce
et qui ne semblait pas tolérer le mensonge. Contrairement aux autres
pensionnaires, elle n’avait pas le crâne à moitié rasé mais arborait plutôt une
chevelure abondante et toute blanche, ce qui jurait avec la jeunesse de son
visage à la peau bien tendue et toute lisse.

— Est-ce que nous pouvons vous voir, chère amie ?

demanda le millionnaire. Mon jeune disciple a besoin de vos lumières.

Elle jeta un regard en direction du jeune homme pour le jauger, puis ouvrit
tout à fait la porte. Le jeune homme découvrit alors qu’elle était naine. Une
pensée désobligeante lui vint, malgré les objurgations du millionnaire au sujet
de la médisance.

L’œil courroucé, la naine fit aussitôt le geste de refe-mer la porte à ses


visiteurs, mais le millionnaire demanda :

— Il y a un problème ?

— Votre ami ne fait pas confiance aux petites

personnes, expliqua-t-elle.

Le millionnaire se tourna vers le jeune homme, qui baissa la tête en


rougissant. Le vieux philosophe comprit aussitôt ce qui s’était secrètement
passé : son jeune disciple n’avait pas respecté sa consigne, difficile, il est
vrai, surtout pour un néophyte exposé à tant de situations nouvelles.

— Je me porte garant de lui... dit le millionnaire.

Encore hésitante, elle rouvrit néanmoins sa porte et les introduisit dans ce qui
était en réalité sa modeste demeure, où elle passait le plus clair de son temps,
en véritable recluse qui ne se mêlait guère à la vie des autres pensionnaires, et
ne faisait qu’une fois par semaine, dans les jardins du Monastère, une brève
promenade de douze minutes, persuadée qu’elle devait à sa volontaire paresse
physique ses surprenants dons de voyance.

Elle invita ses visiteurs à s’asseoir au salon à une table à café circulaire
forcément basse, sur des chaises qui, cependant, étaient de taille normale et
visiblement prévues pour ses visiteurs. Elle s’assit pour sa part dans un
fauteuil adapté à sa taille. Elle portait la tunique brune des pensionnaires,
mais au lieu de sandales, des pantoufles de fourrure noire, sans doute en
vison, et sur ses épaules un châle de laine rose, car son inactivité la rendait
frileuse.

— Madame Delphes est une grande amie, dit le

millionnaire qui tentait de réparer les pots cassés par son jeune disciple.

— Grande, il ne faut rien exagérer, ironisa la naine dont on devinait les


rondeurs malgré l’ampleur de sa tunique.

Rires embarrassés du jeune homme. Sourire admi-ratif du millionnaire qui ne


goûtait rien tant que l’esprit chez les gens. Enfin il expliqua :

— Mon ami veut savoir quelle voie il doit suivre pour progresser rapidement.

— Épouser une naine ! dit du tac au tac la voyante, et elle rit très fort de sa
propre plaisanterie.

Le jeune homme rit aussi, mais pas de très bon cœur, et jeta un regard inquiet
vers son mentor.

Lorsque son hilarité se fut apaisée, madame Delphes dit :

— Donnez-moi votre main.

Décidément, elle avait de la suite dans les idées !

pensa le jeune homme, atterré par pareille proposition.

Et il se tourna à nouveau vers le millionnaire qui comprit sans difficulté son


désarroi et le rassura aussitôt :

— Votre main. Elle vous demande votre main. Elle lit dans les lignes de la
main.

— Ah bon, je vois...

Il s’exécuta, non sans un reste de défiance, et la naine aussitôt chercha à


percer les arcanes des lignes de cette main juvénile, tandis que, sous la
concentration peut-être excessive, son visage s’agitait de tics inquiétants.
Enfin, elle parut trouver la clé de l’énigme.

Sans rien dire, elle se leva, se dirigea vers un vieille armoire de bois à double
porte dont elle ouvrit celle de droite. Elle en tira un coffret métallique serti de
pierres précieuses de différentes couleurs qu’elle posa sur la table devant le
jeune homme.
— Voilà, dit-elle, c’est ce que les lignes de votre main m’ont dit.

Le jeune homme demeurait interdit, mais le millionnaire, lui, paraissait ému,


comme rarement son disciple l’avait vu depuis qu’il avait fait sa
providentielle rencontre.

— Ouvrez, le pressa le millionnaire, ouvrez !

Après une hésitation, le jeune homme ouvrit le coffret et en tira un étrange


casque d’or qu’il examina avec une curiosité inquiète. Le casque était formé
d’un anneau principal, qui servait à le retenir sur la tête, et de deux lanières
métalliques qui se croisaient à son sommet. Là, d’un ananas d’or stylisé,
jaillissait une tige qui ployait au bout de quatre ou cinq pouces et supportait
une médaille sur laquelle était gravée une pyramide dont le sommet, détaché
de sa base, emprisonnait un œil resplendissant, comme on en voit tous les
jours au dos des dollars américains.

L’émotion du millionnaire n’avait pas diminué, mais elle n’était pas assez
grande pour l’empêcher de suggérer au jeune homme :

— Allez, essayez-le.

Le jeune homme sourit timidement en direction de son mentor, se coiffa


nerveusement du casque, de manière à ce que la médaille tombât à l’arrière
de sa tête. La naine se mit à rire de bon cœur, eut même un fou rire à la vérité.

Le jeune homme ne comprit pas trop pourquoi. Avait-il commis une bourde
ou avait-il l’air vraiment ridicule ainsi coiffé de ce casque inorthodoxe ?

Il tourna des yeux inquisiteurs vers le millionnaire qui lui fournit


l’explication :

— Vous le mettez à l’envers.

— À l’envers ?

— Oui, la médaille doit être en avant, devant vos yeux.

— Ah bon, fit avec scepticisme le jeune homme.


Et il tourna le casque sur sa tête si bien que maintenant la médaille se trouvait
devant ses yeux.

— Mais comment vais-je faire pour voir ?

— Mais c’est justement grâce à cette médaille que vous allez commencer à
voir vraiment !

Encore sceptique, le jeune homme ajusta le casque sur sa tête, de manière à


avoir cette fois-ci la médaille juste devant lui, entre ses deux yeux.

— Voilà, dit le millionnaire ravi.

Le jeune homme n’en pensa pas moins qu’il devait avoir l’air ridicule et il
retira le diadème.

Une fois qu’ils eurent quitté la naine, sans manquer bien entendu de la
remercier, le millionnaire entraîna le jeune homme hors de la Salle de
méditation. Il l’invita à s’asseoir sur un banc de la cour intérieure. Il tenait le
diadème, l’examinait, et enfin il dit :

— Si vous avez de la difficulté avec vos locataires, c’est que votre esprit est
distrait.

— Mais ce sont eux qui me distraient, protesta vivement le jeune homme, et


c’est pour cette raison que je suis incapable d’écrire.

— Non, je vous le répète, c’est parce que votre esprit est distrait, il n’est pas
suffisamment établi dans le calme de sa véritable nature. S’il l’était, chaque
appel de locataire deviendrait pour vous ce qu’il est au fond et que vous ne
voyez pas encore : une simple information qui vous est communiquée et qui
doit être traitée stoïquement. Oui, lorsque votre esprit se sera débarrassé de sa
distraction fondamentale, les appels des locataires, qui actuellement vous
tuent, ne laisseront plus de trace en vous, parce que votre réaction sera
parfaite, parce que vous ne les verrez que comme de simples occasions de
manifester votre ingéniosité, votre logique et surtout votre amour, de toutes
les qualités la plus haute. Alors vous verrez vos locataires sous un jour
nouveau : ils ne sont pas vos ennemis, ils n’ont jamais été vos ennemis,
seulement vous ne vous en rendiez pas compte. Ils sont vos partenaires, ils
vous enrichissent : vous devez en échange les servir aussi bien que s’ils
étaient vos frères et vos sœurs. Et si parfois vos locataires ont de réels travers,
de réels torts, rappelez-vous ce que saint Paul disait de l’Amour.

Et il cita de mémoire la parole du célèbre épisto-lier : « L’amour est


serviable, il n’est pas envieux, il ne fanfaronne pas, ne se rengorge pas, ne
fait rien d’incon-venant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient
pas compte du mal. L’amour ne se réjouit pas de l’injustice, mais met sa joie
dans la vérité. Il excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. »

L’amour supporte tout...

Oui, alors il lui en faudrait une dose plus que géné-

reuse, pensa le jeune homme, car il avait atteint avec ses locataires un état
d’irritabilité extrême : il ne supportait plus rien, pas la moindre contrariété,
pas la moindre exi-gence.

— Mais comment y arriver ? questionna-t-il, perplexe.

— Précisément en utilisant ce casque que vous venez de recevoir et qui


s’appelle le Diadème des cyclopes.

— Le Diadème des cyclopes ?

— Oui. Parce qu’il permet de développer la vision intérieure, il ouvre ce


mystérieux troisième œil, dont les Cyclopes à l’œil unique sont le symbole
inconnu.

— Hum, je vois...

Le millionnaire admira un instant ce diadème

étrange et on aurait dit que son regard s’attendrissait, que quelque nostalgie le
gagnait.

— Ce diadème a pour moi une signification bien particulière, avoua-t-il alors.


Il y a des années, lorsque j’ai rencontré madame Delphes, c’est ce diadème
qu’elle m’a suggéré d’utiliser pour parfaire mon développement intérieur.
Elle m’a dit qu’il était très ancien. À la vérité, il vient d’un passé si lointain
qu’on ne sait même pas qui en fut le premier propriétaire. On sait juste son
nom : le Diadème des cyclopes. Mais on connaît aussi l’obligation qui s’y
attache. Les pouvoirs qu’il peut procurer à son bienheureux usager sont liés à
un devoir : celui de ne les utiliser que pour accomplir le bien. En tout cas,
vous êtes maintenant prévenu.

Une pause et le millionnaire reprenait, encore tout à son émotion bien


particulière :

— C’est grâce à ce Diadème des cyclopes que je suis devenu ce que je suis et
ça me touche que madame Delphes ait cru bon de vous le remettre comme
instrument de progrès intérieur, car jusqu’à maintenant elle ne l’a proposé à
aucun autre chercheur spirituel.

Cela touchait aussi le jeune homme. Ce hasard

incroyable n’expliquait-il pas pour quelle raison mysté-

rieuse son chemin avait croisé celui du vieux millionnaire ? N’expliquait-il


pas les affinités quasi filiales entre les deux hommes ?

Et le jeune homme regarda avec un intérêt nouveau ce curieux instrument de


lumière, qui devait lui apporter le calme intérieur lui manquant si
cruellement.

— Voilà ce que vous devez faire, lui enseigna alors le millionnaire. Aussi
souvent, aussi longtemps que vous pouvez, portez ce diadème. Et fixez vos
yeux sur la médaille tout en étant attentif à votre respiration que vous voudrez
ample et profonde comme la mer. Au début, ce sera difficile, votre esprit, qui
est encore jeune, voudra s’échapper, s’évader comme un cheval sauvage dans
les vertes prairies du monde. Mais persévérez, c’est la clé, la simple clé, en ce
domaine comme en toute chose.

Le jeune homme remit le diadème, regarda la

médaille entre ses yeux et, contrairement à ce qui s’était passé chez madame
Delphes, il sentit alors une étrange attirance, comme si la médaille l’appelait
vers un ailleurs mystérieux, vers une nouvelle version de lui-même, à la fois
lointaine et proche, séparée seulement de lui par le déclic spontané de
l’illumination.

— Maintenant, annonça le millionnaire, je dois vous quitter. Profitez du


temps qui vous reste pour méditer et vous reposer. Demain, une grosse
journée nous attend.

Le jeune homme retira le diadème, ouvrit le couvercle du coffret pour l’y


serrer mais le millionnaire le rabroua :

— Mais qu’est-ce que vous faites ?

— Je... je range le diadème.

— Mais non, il faut commencer tout de suite !

C’est la chose la plus importante que vous puissiez faire, alors c’est celle que
vous devez faire en premier. Les autres choses peuvent attendre.

Où le jeune homme

revoit la coiffeuse

Le jeune homme avait promis de se mettre tout de suite à sa pratique


spirituelle. Mais avant, il voulait remettre à Cecilia le jonc oublié au
réfectoire.

Il s’inquiétait à son sujet. Pourquoi avait-elle éclaté en larmes au beau milieu


du repas ? Quel souci la rongeait ? Quel chagrin la ravageait ?

Il porta avec une aisance plus ou moins grande le diadème jusqu’à la Salle
des cheveux, s’inquiétant de la réaction des autres moines, qui pourtant ne
semblaient pas trop se préoccuper de lui. Tout le monde était un peu bizarre
au Monastère. Ou habitué à voir des choses inha-bituelles.
Lorsqu’il arriva à la Salle des cheveux, pourtant, il préféra le retirer et le
remettre dans son coffret, par crainte du ridicule, juste à temps en fait car un
client sortait, le côté gauche du crâne fraîchement rasé, l’air un peu atterré de
s’être laissé ainsi défigurer, même par des mains aussi élégantes et expertes
que celles de Cecilia.

Cette dernière balayait modestement les cheveux répandus autour de la vieille


chaise de barbier, les poussant à gestes précis dans un porte-poussière à long
bras muni d’un commode petit clapet actionné par une poignée.

Le jeune homme put voir son reflet dans le miroir et fut d’abord fort surpris.
Elle avait quelque chose de changé : elle avait recouvré comme par miracle
sa chevelure, pour être plus précis la partie gauche de sa chevelure. Portait-
elle une perruque ou une demi-perruque, si du moins la chose existait ? Il
nota qu’une aura de tristesse entourait son visage, ce qui ne l’étonna pas. Il
devait bien y avoir une raison pour laquelle elle avait subitement quitté en
pleurs le réfectoire. Mais cette tristesse n’ôtait rien à sa beauté, à la vérité elle
semblait la magnifier, lui donner une profondeur.

Il crut bon de lui signaler sa présence en émettant un toussotement de


circonstance qui la fit sursauter.

Elle se tourna vers lui et avoua :

— Vous m’avez fait peur... Depuis que je séjourne ici, je suis si absorbée par
la moindre tâche que j’explose lorsqu’on m’en tire...

— Euh, est-ce que je vous dérange ?

— Non, non, dit-elle cependant qu’un large sourire illuminait son visage.

Il eut l’impression qu’elle était contente de le revoir.

Elle appuya le balai et le porte-poussière contre la chaise de barbier, se tourna


vers le miroir et, en un grand mouvement de tête de gauche à droite, elle
retrouva pour ainsi dire sa coiffure habituelle, et le jeune homme comprit sa
méprise : Cecilia avait simplement rabattu une partie de ses longs cheveux
sur la partie rasée de son crâne, comme si elle avait souhaité la dissimuler.
Le jeune homme préféra ne pas faire de commen-

taire et pénétra timidement dans la Salle des cheveux.

Elle remarqua bien entendu le coffret qu’il tenait sur sa hanche.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un diadème.

— Pour moi ?

— Hum non, c’est le Diadème des cyclopes.

Et il lui expliqua grosso modo de quoi il s’agissait.

— Est-ce que je peux le voir ? fit-elle avec une curiosité toute naturelle.

Il y consentit, elle s’extasia à sa vue.

— Je peux l’essayer ? demanda-t-elle avec un enthou-siasme de fillette.

— Mais bien sûr, dit-il, flatté de son intérêt.

Elle le posa sur sa tête mais fit la même erreur que le jeune homme un peu
plus tôt.

— Non, il va de l’autre côté...

— De l’autre côté ? répéta-t-elle sans vraiment comprendre ce qu’il voulait


dire.

— Vous permettez ?

Elle haussa les épaules, plissa ses jolies lèvres et elle se laissa faire, et ce fut
un instant magique pour le jeune homme. Il retira délicatement le diadème et
le replaça comme il devait être, médaille de méditation devant.

Il était troublé, car il avait l’impression de couronner la jeune femme. Le


diadème était un peu trop grand pour elle et descendit fort bas sur son front. Il
le rétablit du mieux qu’il put. Lorsque les yeux verts de la jeune femme se
fixèrent sur la médaille, elle se sentit tout de suite étourdie : ce qui est un
remède pour l’un est un poison pour l’autre.

— Bizarre...

— Mais il vous va très bien.

Comme tout d’ailleurs vous va bien, eut-il envie d’ajouter.

La coiffeuse voulut vérifier ce que le jeune homme disait, se tourna vers le


miroir, mais trouva qu’elle avait l’air un peu ridicule.

— Hum… se contenta-t-elle de dire avec un air

dubitatif.

Et elle préféra retirer le diadème, le rendit au jeune homme qui le remit dans
le coffret, et qui resta un instant sans rien dire, ayant oublié la raison de sa
visite.

Puis, enfin, il se frappa le front :

— Ah oui, j’oubliais, je... vous avez oublié votre jonc sur la table, je vous l’ai
rapporté...

— Oh, c’est gentil, je me demandais où j’avais bien pu le laisser.

Le jeune homme fouilla dans sa poche, mais en

même temps qu’il en retirait le jonc d’or, il prenait le caillou blanc, tendait
l’un et l’autre vers la coiffeuse qui s’étonna, plutôt charmée à la vérité :

— Vous collectionnez les cailloux comme un

gamin ?

— Non, c’est ce type bizarre vivant sur la colonne qui me l’a jeté tout à
l’heure...

Et au moment même où il prononçait ces mots,

comme l’apôtre Pierre qui prenait honteusement conscience de sa trahison


pourtant annoncée par Jésus, le jeune homme regrettait ses paroles : il venait
de médire de cet anachorète qui pourtant, du moins selon les dires du
millionnaire, n’avait voulu que lui offrir un cadeau.

Tout de suite il voulut se rattraper, mais il n’en eut pas le temps, car Cecilia
dit rêveusement ;

— C’est drôle, un jour où j’étais triste et où je passais près de la colonne où il


vit, il m’a jeté une boule de papier. J’ai voulu continuer mon chemin, mais il
y avait une sorte de gros corbeau noir qui m’en empê-

chait. Je faisais un pas de côté, il en faisait un lui aussi.

C’était vraiment étrange, on aurait dit qu’il voulait me transmettre quelque


chose. J’ai fini par comprendre qu’il ne me laisserait pas passer tant que je
n’aurais pas pris la boule de papier. Je l’ai ramassée, je l’ai défroissée et, à
ma surprise, il y avait quelque chose d’écrit, quelques mots qui disaient : «
Ne pleurez plus : le prochain homme fera de vous une reine. »

Et juste en prononçant ces mots, elle eut un mouvement de recul, une sorte de
frisson. Le jeune homme ne venait-il pas de la couronner d’un diadème et de
lui donner une bague, faisant pour ainsi dire d’elle une reine ?

Lui aussi eut la même pensée, ou peut-être, comme il semblait l’avoir fait à
quelques reprises déjà, lut-il celle qui venait de traverser avec fulgurance
l’esprit de la coiffeuse. N’était-ce pas une coïncidence trop grande pour être
une simple coïncidence ?

Comme pour faire diversion, Cecilia prit le jonc, et le jeune homme remit le
caillou blanc dans sa poche, et ils restèrent silencieux, comme incapables
d’ajouter quoi que ce soit.

Heureusement, la sonnerie d’un téléphone se fit alors entendre. C’était le


cellulaire de la jeune femme.

Au Monastère des millionnaires, ils étaient interdits, mais la jeune femme


désobéissait au règlement. Elle avait ses raisons. Elle tira l’appareil de sa
poche, répondit, et dès le premier instant, son visage changea d’expression.

Elle voila le récepteur avec sa main et expliqua au jeune homme :

— Je... je dois prendre l’appel.

— Oui, oui, je comprends.

Et il tourna les talons. Elle le rappela :

— Oh ! et merci pour la bague.

— De rien...

À la sortie de la Salle des cheveux, ce fut plus fort que lui, le jeune homme
s’attarda un instant dans le corridor, tout près de la porte. Et il entendit la
coiffeuse dire, d’une voix éplorée :

— Mais si tu ne veux plus qu’on se voie, pourquoi me rappelles-tu ?

Voilà, pensa-t-il immédiatement, la raison de ses pleurs au réfectoire. Elle


vient de se séparer et elle pense encore à lui. Il l’entendit encore dire :

— Je ne sais pas, je ne sais pas... je me suis juré que je passerais au moins


deux semaines ici.

De toute évidence, pensa le jeune homme, son

ancien amant voulait la revoir.

Il ne put écouter le reste de la conversation, même si c’était la chose au


monde qu’il désirait le plus, car il entendit des pas derrière lui. C’était Speedo
qui accom-pagnait un nouveau venu, à la tête encore toute chevelue, vers le
salon de coiffure bien particulier de la belle Cecilia.
Le jeune homme s’éloigna rapidement, le cœur gros, et pour cause : Cecilia
n’était pas libre.

C’était exactement ce qui lui était arrivé avec Sophie.

Lorsqu’il l’avait rencontrée, elle venait de se séparer, et elle était finalement


retournée avec son ancien ami...

Curieux comme la Vie paraissait s’ingénier à le remettre dans le même


situation, comme s’il avait une leçon à en tirer.

Mais laquelle ?

Il aurait été bien embarrassé de le dire à ce moment-là.

Pourtant, malgré sa déception, un peu d’espoir lui-sait dans son cœur : cette
boule de papier que l’homme sur sa colonne avait lancée à Cecilia ne brillait-
elle pas d’une promesse glorieuse, celle que le prochain homme ferait d’elle
une reine ? Si c’était le cas, c’est qu’elle fini-rait par se séparer
définitivement de cet homme qui ne semblait bon qu’à lui arracher des
larmes...

Et le prochain homme qui ferait d’elle une reine, n’était-ce pas lui, puisqu’il
venait symboliquement de la couronner ?...

Enfin, tout se brouilla dans son esprit, et il pensa bientôt que s’il voulait
trouver quelque repos, il devait tenir la promesse faite à son mentor.

Il se rendit à sa chambre, où il laissa le coffret après avoir mis à nouveau le


diadème. Il se regarda dans le miroir. Il avait l’air un peu bizarre, mais il s’y
habituerait.

Rapidement, il s’accoutuma à marcher avec lui, sortit du Monastère,


emprunta au hasard un sentier qui le conduisit à un point de vue magnifique
et inattendu.

Le sentier débouchait en effet sur une plaine

immense, qu’il pouvait embrasser en totalité, car il était fort haut, et en fait au
bord d’une falaise. Il y avait un banc unique où il s’assit pour méditer,
s’efforçant de suivre à la lettre les instructions de son mentor.

Garder les yeux bien fixés sur la médaille, centrer son esprit sur sa
respiration.

Mais au bout de trente secondes, sans s’en rendre compte, il se mit à penser à
autre chose.

À son père dont il avait appris récemment qu’il s’était pendu...

Pourquoi avait-il commis cet acte ?

Comment avait-il été capable de s’enlever la vie avant même de tenter de


revoir son fils ?

Il pensa aussi à sa mère...

Comme elle avait été forte, comme elle avait été noble de lui cacher ce
terrible secret, pour ne pas le détruire...

Il revit avec un frisson d’horreur le spectre mena-

çant de son beau-père...

Puis il se ressaisit en réalisant que son esprit lui avait déjà désobéi, s’était
échappé, comme le lui avait prédit le millionnaire. Maintenant, il devait le
ramener à sa tâche, à cette médaille mystique qui avait conduit son mentor à
l’illumination...

Son deuxième essai fut bien plus fructueux. Il avait de toute évidence des
dispositions, ou la voyante naine avait vu juste et lui avait recommandé, avec
le Diadème des cyclopes, l’instrument le mieux adapté à sa constitu-tion
secrète, le plus propice à le conduire à un rapide progrès intérieur.

À la vérité, il ne vit pas le temps passer, médita intensément jusqu’à la


tombée du jour, moment où il fit tourner sur sa tête le diadème, pour que la
médaille ne gênât pas sa vue et qu’il pût assister à l’un des plus beaux
couchers de soleil qu’il eût jamais vu.
Son moi s’était dilaté, son esprit s’était calmé, et il lui semblait que toutes les
richesses du monde s’offraient docilement à lui, dans ce ciel embrasé, dans
ces nuages gonflés d’or.

Où le jeune homme découvre

le Temps véritable

— Allez, allez ! Debout ! Qu’est-ce que vous atten-dez ?

Le jeune homme ouvrit un œil brumeux, aperçut le millionnaire qui s’était


introduit matinalement dans sa chambre sans qu’il s’en rende compte et le
secouait vigoureusement en le tirant du lit par un bras.

— Hein ? Quelle heure est-il ?

— L’heure de notre gymnastique matinale ! expliqua gaîment le millionnaire.

Trois minutes plus tard, alors que le jour se levait à peine, le jeune homme,
qui n’avait même pas eu le temps de peigner la moitié des cheveux qui lui
restaient, tentait maladroitement, entre deux bâillements coupables d’imiter
son mentor. Ce dernier exécutait d’élégantes salutations au soleil, cette
succession simple et pourtant puissante de douze positions par laquelle tout
yogi digne de ce nom entreprend sa journée.

Quelle souplesse ! s’émerveilla le jeune homme.

Et aussi quelle résistance, car déjà à la dixième salutation, lui-même, qui était
beaucoup plus jeune que son professeur, suait à grosses gouttes et courait
après son souffle.

Et il lui fallut toute son énergie – et aussi tout son orgueil – pour se rendre à
la vingt-quatrième salutation au soleil, après quoi le millionnaire, encore frais
comme une rose, et pas plus épuisé que s’il venait de prendre le thé – ou un
Coca léger ! –, ordonna à son jeune disciple de s’étendre au sol, sur un des
deux tapis de Turquie qu’il avait pris soin d’emporter pour leur gymnastique
matinale.
Le jeune homme n’eut pas à se faire prier, car il était exténué. Mais surtout –
et cette sensation était pour lui aussi nouvelle qu’agréable – il avait
l’impression d’être un véritable chiffon tant ses muscles étaient détendus, tant
il se sentait libéré de toute tension.

— Vous allez maintenant découvrir la position du cadavre.

— La position du cadavre ? s’inquiéta à haute voix le jeune homme en se


relevant pour s’appuyer sur un coude.

Son mentor ne pouvait-il lui proposer quelque chose de moins lugubre en


cette radieuse matinée de juin ? La position du cadavre...

— Oui, mais elle n’a de morbide que le nom. Car, en fait, c’est la position de
la Vie. Mais pas de la vie ordinaire dans laquelle la plupart des gens
s’étourdissent.

Non, plutôt de la vie secrète de l’esprit. Cette position est le vaisseau simple
et pourtant puissant qui vous aidera à arrêter le temps ordinaire pour entrer
dans le Temps véritable, et pour vivre enfin dans le présent, là où la Grande
Aventure de la Vie commence. Alors, vous deviendrez conscient de chaque
partie de votre corps, de chacune de vos pensées. L’énergie circulera si
librement, avec tant d’abondance en vous que tout vous amusera, tout vous
paraîtra un jeu : vous deviendrez l’Acteur de votre propre vie, vous vivrez le
Détachement sans lequel la plupart des gens se brisent dans les inévitables
tempêtes de la vie.

Le jeune homme n’était pas sûr de tout com-

prendre ; au contraire, il était plutôt certain de n’avoir à peu près rien


compris, mais il était si détendu qu’il n’avait pas la force et surtout pas
l’envie de poser des questions ou de protester. Il se sentait trop bien. Aussi
reprit-il sa position allongée et laissa-t-il le millionnaire le guider dans cette
première expérience de détente totale en lui ordonnant de transporter
successivement sa pensée dans ses pieds, ses jambes, son ventre, sa poitrine,
ses bras, ses mains et enfin sa tête, et de sentir le calme l’envahir peu à peu.
Le jeune homme suivit avec tant de talent les instructions de son mentor que,
même s’il en était à son premier essai, il réussit à « entrer en yoga », c’est-à-
dire que sa détente fut si complète et agréable que lorsque le millionnaire lui
annonça que la méditation était terminée, il ne voulut pas y mettre fin. Il se
trouvait dans un engourdissement trop délicieux.

Il n’avait plus aucun souci ; pendant quelques secondes, il avait tout oublié, la
mort de son père, ses ennuis à répétition avec ses locataires, sa déception
avec Sophie, son roman inachevé, tout...

Mais comme le millionnaire le pressait à nouveau de se lever, il obéit enfin et


s’assit sur le petit tapis, qui avait été un véritable tapis magique car il l’avait
emmené au merveilleux pays de la détente totale. Le millionnaire vit ses yeux
clairs, sa mine souriante, et le regarda avec une satisfaction évidente.

— Alors ?

— Je ne me suis jamais senti ainsi de toute ma vie, admit le jeune homme,


aussi calme, aussi vivant.

— C’est la position du cadavre, je vous avais pré-

venu !

Une brève pause et le millionnaire demandait :

— Et le Diadème des cyclopes, dites-moi, vous avez commencé à l’utiliser ?

— Oui, pendant plusieurs heures.

— Nous allons voir ça, dit le millionnaire.

Le jeune homme s’attendait à ce qu’il lui demande d’aller chercher dans sa


chambre le fameux diadème, mais à la place il lui demanda de rouler son
tapis, il roula le sien et l’entraîna dans la Salle des souliers, où il le fit asseoir
devant l’établi. Il posa une paire de souliers devant lui, renversa le Sablier de
Dieu et dit à son disciple :

— Vous avez cinq minutes.


Tout de suite, le jeune homme se mit à la tâche avec un zèle qui n’avait rien à
voir avec celui de la veille.

D’abord, il observa le motif sur le soulier, le travail de l’artisan. C’était


visiblement un soulier fait à la main, comme bien des souliers des
pensionnaires millionnaires du Monastère.

C’étaient de ces souliers classiques, de style anglais, fort robustes avec, sur le
dessus, deux demi-lunes toutes percées de petites rangées de trous. Quel beau
travail !

pensa-t-il. L’artisan qui les a fabriqués l’a fait de toute évidence avec amour.
Et il se promit intérieurement : il ne faut pas que je gâche cet effet admirable.
Il faut que mon travail soit à la hauteur de celui de cet artisan, que je redonne
à ces souliers tout le lustre qu’ils méritent.

Il travailla avec application, s’absorbant de plus en plus dans sa tâche,


modeste et pourtant fascinante maintenant.

Lorsqu’il eut l’impression d’avoir appliqué suffisamment de cire, de n’avoir


négligé aucun recoin, il souffla quelques secondes sur les souliers pour en
hâter le séchage.

Ce faisant, il ne manqua pas de vérifier qu’il n’avait pas mis de cire sur les
lacets ou les semelles, crime détestable, et, satisfait de son examen, il résolut
de passer au polissage.

Pendant qu’il s’y livrait, presque aussi absorbé qu’un génie dans son ultime
chef-d’œuvre, quelque chose de curieux se produisit en lui. Il eut peur tout à
coup. En fait, c’était pire que de la peur, c’était une sorte d’effroi, si vif qu’il
se redressa subitement, les yeux brillants, les sourcils arqués. Il jeta même la
brosse sur l’établi comme s’il se fut agi d’un objet maléfique.

Simplement, il venait de réaliser que, pendant quelques secondes, peut-être


trente secondes, peut-être une minute – impossible de le dire bien entendu vu
la nature singulière de l’expérience –, il avait complètement oublié qu’il était
en train de... cirer des souliers ! Pendant quelques secondes, sa main était
devenue sa pensée, sa pensée sa main. Fondu dans sa tâche, il avait oublié
son existence même et c’était précisément ce qui l’avait effrayé, cet abandon
nouveau pour lui, ce voyage dans une région mystérieuse qu’il n’avait jamais
visitée jusque-là.

Il se tourna vers le millionnaire, qui le regardait en souriant, comme s’il


comprenait tout à fait ce qui venait de lui arriver. Le vieil homme prit la
brosse qu’il venait de jeter sur l’établi, la lui tendit avec un sourire fin :

— Vous ne voulez plus polir les souliers ?

— Non, ce n’est pas ça, c’est que...

Il ne termina pas et, encore désemparé, regarda le sablier.

— De toute manière, mon temps est écoulé.

— Depuis cinq minutes en réalité, dit le millionnaire en consultant sa montre.

— Depuis cinq minutes ? Vous voulez dire que j’ai passé dix minutes à cirer
ces souliers ?

— Oui.

— Je... je ne m’en suis pas rendu compte... En fait... à un moment, je me suis


rendu compte que... c’est difficile à expliquer... c’était comme si j’avais
oublié que j’existais, et j’ai pris peur...

— C’est votre petit moi, auquel vous êtes habitué, auquel vous êtes attaché,
qui a pris peur, parce que vous avez pris congé de lui pendant quelques
minutes.

— En tout cas, à un moment, j’ai pensé que j’étais en train de devenir fou.

— Vous étiez en train de devenir sage ! Parce que les minutes pendant
lesquelles vous avez oublié que vous existiez, pendant lesquelles vous êtes
devenu seulement un cireur de soulier, et rien d’autre, vous êtes entré dans le
Temps véritable, et ces minutes vous donnent votre âge réel.

— Mon âge réel ?


— Oui, votre âge réel : si vous avez tout oublié pendant cinq minutes, vous
avez cinq minutes, comme on dit d’un gamin qu’il a dix ans.

— Je ne vous suis pas.

— Eh bien, ici, au Monastère, on compte le temps différemment. On


détermine l’âge réel d’une personne selon le nombre d’heures, de jours ou
d’années qu’elle a passés au-delà d’elle-même, hors du temps. Et c’est pour
ça que j’ai dit que vous aviez cinq minutes.

Il y a des êtres qui passent leur vie entière dans cet état. Eux sont vraiment
âgés, eux ont vraiment de l’expé-

rience, ce sont de vieilles âmes. Ce qu’ils font n’est pas comme ce que fait
l’homme ordinaire, ce qui sort de leurs mains traverse l’épreuve du temps,
justement parce que ça a été fait hors du temps. Comme la Joconde de da
Vinci.

Comme tant d’autres chefs-d’œuvre immortels. Vous-même, qui n’en êtes


qu’à vos premiers pas et n’avez que cinq minutes d’âge, voyez la différence
entre ce que vous avez fait hier et ce que vous venez de faire...

Et le millionnaire posa, à côté de la paire de souliers qu’il venait de polir,


celle qu’il avait polie avec agacement la veille. La différence était criante, en
effet, et le jeune homme dut en convenir, non sans étonnement du reste.

— Hier, vous avez travaillé en amateur, aujour-d’hui, vous avez travaillé


comme un homme qui veut faire un chef-d’œuvre de sa vie.

— Je vous remercie, dit le jeune homme.

Une question lui vint tout à coup. Il osa la poser :

— Vous, quel âge avez-vous ?

— Vous êtes trop curieux, se contenta de dire le millionnaire. Disons


simplement que je suis plus âgé que vous.

— Je m’en doutais.
— Ce soir, dit le millionnaire, ce sera votre première réunion à la Salle de
guérison. C’est à vingt heures. Soyez à l’heure.

10

Où le jeune homme découvre

la Salle de guérison

À vingt heures pile, le jeune homme entrait avec émotion dans la Salle de
guérison. C’était une vaste pièce circulaire, sans fenêtre, gardée par neuf
caryatides dont la tête soutenait une architrave de pierre sur laquelle des
caractères étaient gravés dans une langue inconnue du jeune homme.

Cela donnait une impression de mystère et de solen-nité.

Fort haut, le plafond était décoré par une grande rosace qui surplombait, au
centre de la pièce, une table de granit noir ronde et basse, autour de laquelle
une douzaine de participants étaient assis, à la manière des moines
bouddhistes, c’est-à-dire en position du diamant.

Il y en avait que le jeune homme reconnaissait, entre autres Speedo, le


sympathique courtier qui était venu le chercher chez lui en limousine.

Il y avait aussi monsieur Kluge, le moine à l’appendice nasal remarquable.

Celui-là, il fallait qu’il évite son regard ! Il fallait surtout qu’il évite de laisser
ses yeux s’attarder sur son nez et qu’il n’ait pas à son endroit de pensées
désobligeantes. Mais en même temps il ne fallait pas, bien sûr, qu’il pense
trop qu’il ne lui fallait pas penser à... Enfin, c’était un peu compliqué, ces lois
psychologiques, un peu compliqué et un peu drôle à la fin, à telle enseigne
qu’il sentit naître en lui un fou rire qui serait sans doute fort mal reçu par
cette assemblée solennelle. Mais il parvint à le contenir, se mordit les lèvres,
se concentra sur Cecilia qu’on avait assise à côté de lui et qui l’accueil-lit
avec un sourire.

N’était-ce pas un autre clin d’œil du destin ?

Le signe qu’elle était faite pour lui, et lui pour elle, même si, il est vrai, elle
sortait d’une liaison ?

Restait que, pour le moment, elle était si près de lui qu’il pouvait respirer
avec frémissement son parfum, admirer la perfection de son profil en se
tournant subrep-ticement vers elle.

Tout à fait à l’autre bout de la table, se trouvait le millionnaire, calme et


majestueux.

Le jeune homme n’avait été présenté à personne, même si c’était sa première


visite à la Salle de guérison.

En fait, personne ne parlait et le jeune homme était bien trop timide pour
déroger à ce qui semblait la règle à cette réunion.

Le silence se prolongea ainsi pendant une bonne dizaine de minutes. Les


moines pourtant ne restaient pas de marbre : ils échangeaient des regards
bienveillants, comme si chacun avait appris à prendre la mesure silencieuse
de l’autre, à l’apprécier sans rien dire, jouissant simplement de sa présence.

Intimidé, et n’osant regarder personne, pas même Cecilia, le jeune homme


fixa d’abord la table devant lui.

Le granit noir était si lisse qu’on aurait dit un lac, un lac qui aurait eut une
vie. Oui, car sous sa surface lisse, un ciel semblait emprisonné, avec des
nuages de formes diverses et mobiles, et le jeune homme, troublé, préféra
s’en détourner. Son extrême timidité ou ses longues heures de méditation
avec le Diadème des cyclopes avaient-elles déréglé à son insu son esprit, lui
donnaient-elles des hallucinations ?

Comme il était encore néophyte dans l’art subtil et fécond des rencontres
silencieuses, il chercha une diversion en regardant les caryatides qui, à
l’instar de la table, semblaient elles aussi vivantes. On aurait même dit
qu’elles lui rendaient son regard, qu’elles esquissaient un sourire, à moins
qu’elles ne fussent en train de se moquer de lui ! Elles étaient belles en tout
cas, fort nobles avec leur nez droit et fin, leur front haut, leurs lèvres bien
dessinées, les plis parfaitement alignés de leur toge.
Petit à petit, le jeune homme s’habitua au silence de l’assemblée, commença
même, à son propre étonnement, à le goûter.

Mais il ne fut pas contrarié lorsque le millionnaire le rompit. Il était, comme


les autres moines, assis en position du diamant mais à une place particulière
puisque devant lui, sur la table de granit, on pouvait voir un grand bouton
d’or circulaire dont la fonction parut intrigante au jeune homme. Mais ce
n’était certainement pas le moment de l’interroger à ce sujet. Au demeurant,
le millionnaire prenait la parole :

— À titre de maître de cérémonie de cette assem-blée, je vous rappelle notre


règle, que vous connaissez, mais qu’il faut toujours garder à l’esprit comme
un trésor précieux : tous pour un et un pour tous. Car si nous sommes réunis
ici, n’est-ce pas parce que nous avons été réunis bien avant, et en bien
d’autres occasions, en d’autres lieux, en d’autres temps ? N’est-ce pas parce
que nous nous suivons de toute éternité, comme des frères, comme des sœurs
véritables d’une même famille d’âmes, jeunes et vieilles, pour nous aider les
uns les autres dans notre progrès spirituel qui est infini, comme sont infinies
les chambres de l’esprit ? Pour ceux qui sont parmi nous pour la première
fois, je rappelle le fondement de notre philosophie : de même que la matière
du cordonnier est le cuir, celle de l’ébéniste, le bois, notre matière à nous est
l’esprit. Nous croyons que tout problème, moral ou physique, vient de lui, et
que, par conséquent, tout problème peut être guéri par lui, car l’esprit est le
plus grand théra-peute, après Dieu. Ce soir, quatre de nos frères et une de nos
sœurs vont s’adresser à nous, pour nous faire part de leur problème. Mais,
avant de débuter, je vous signale la présence d’un nouveau venu parmi nous.

Et il se tourna vers le jeune homme. Les moines le saluèrent silencieusement.


Un peu mystérieusement, même si personne ne lui souhaita la bienvenue, il
sentit une vague de chaleur l’envahir. Était-ce la sympathie invisible de
l’assemblée ou simplement une bouffée de son extrême timidité ? Il n’eut pas
le temps de trancher, car le millionnaire avait repris la parole :

— À toi Speedo...

Le jeune homme trouva amusant et sympathique

que le millionnaire se fût adressé au courtier en utilisant son sobriquet.


Speedo parla de ses problèmes, de son burnout, de son angoisse existentielle.
Et le millionnaire dit simplement, mais d’une manière un peu surprenante :

— Dieu peut beaucoup de choses, beaucoup de

choses. Mais il y a une chose qu’il ne peut pas faire.

Quelle est-elle, Speedo ?

La question aurait dérouté le théologien le plus profond et comme, après tout,


Speedo n’était qu’un courtier, brillant certes mais peu versé en métaphysique,
il ne put que bafouiller :

— Je... je ne sais pas...

— Quand vous aurez trouvé la réponse à cette

question, vous aurez trouvé la solution de votre problème.

— Mais... se rebiffa le courtier, si je ne la trouve pas ?

— Pourquoi ne la trouveriez-vous pas ? Vous êtes intelligent.

N’avez-vous pas gagné cinq millions en cinq ans ?

— Oui, c’est vrai, mais la Bourse, c’est simple, enfin, en comparaison de la


philosophie. Et puis, comment savoir ce que Dieu peut et ne peut pas faire ?
Je croyais d’ailleurs qu’il était omnipotent, ajouta-t-il, fier de la logique de sa
trouvaille.

Et il souriait à la ronde, cherchant l’approbation des autres moines, qu’il


obtint d’ailleurs de la part du jeune homme qui dodelina de la tête à son
attention : c’était vrai, non, comment le pauvre Speedo pouvait-il savoir ce
que Dieu pouvait ou ne pouvait pas faire ?

— Je suis sûr que vous êtes capable de trouver, insista le millionnaire, si vous
faites un petit effort. La réponse réside en vous aussi assurément que
l’amande dans son écale. Mais peut-être préférez-vous ne pas la connaître ?
— Mais puisque je vous la demande !

— Alors, conclut le millionnaire, appliquons

ensemble le traitement pour notre frère. Que chacun à l’instant lui envoie sa
lumière pour que disparaisse la boue sur le joyau de son cœur, qui lui cache
cette vérité qu’il a simplement oubliée.

Immédiatement, tout le monde pencha la tête, unit ses mains devant sa


poitrine, se recueillit, et le jeune homme imita de son mieux les autres, mais
sans vraiment savoir ce qu’il devait faire, car les instructions du millionnaire,
même précises, demeuraient floues pour lui. À tout bout de champ, comme
pour vérifier qu’il ne gaffait pas, il relevait la tête, ouvrait les yeux. À un
moment, un peu comme lorsqu’il avait fixé le lisse granit noir de la table, il
crut halluciner, car il vit de la tête des différents moines des formes
lumineuses s’élever.

On aurait dit de petits obus, ou de petites barques, en fait elles avaient des
formes diverses, et le jeune homme, les yeux arrondis de stupeur, se rendit
compte qu’il s’agissait de toute évidence des pensées des moines !

Était-ce sa récente méditation avec le Diadème des cyclopes qui lui


permettait de les voir voyager ainsi dans l’atmosphère particulière de la Salle
de guérison ?

Des centaines de fois, il avait entendu dire ou lu que les pensées étaient
importantes, mais maintenant il s’apercevait qu’elles existaient réellement,
qu’elles étaient des choses, avaient une forme, une couleur aussi, puisque
certaines étaient jaunes, d’autres orangées, plusieurs roses, entre autres celles
qui partaient de la belle tête de Cecilia et allaient se réfugier dans celle de
Speedo.

Seules étaient blanches, et resplendissantes, les pensées qui émanaient du


millionnaire et venaient tourbil-lonner, à haute vitesse, autour de la tête de
Speedo.

Ce mystérieux traitement dura une longue minute, et tout à coup Speedo, qui
avait toujours eu l’air plutôt rigolo, se mit à pleurer à chaudes larmes, et ses
gémissements arrachèrent les moines de leur mystérieux exercice.

— Alors, demanda le millionnaire, est-ce que la réponse vous est apparue ?

— Oui, admit Speedo, les joues mouillées de larmes.

— Et aimeriez-vous faire bénéficier vos frères de votre sagesse nouvelle ?

— Euh… oui ; la vérité, c’est que Dieu peut tout sauf rendre heureux un
homme égoïste.

Semblable aveu avait assurément exigé un courage considérable, que le


millionnaire voulut saluer.

— Votre confession renferme le germe de votre

propre guérison, expliqua-t-il, car c’est être généreux assurément que


d’avouer une faute publiquement et de permettre du même coup à ses frères
de l’éviter ou de s’en guérir : le don de la vérité est le plus grand de tous les
dons.

Il marqua une pause et dit encore :

— Admettre ses erreurs, comprendre ses fautes, est le premier pas de toute
transformation. Et dans votre cas, très cher Speedo, la clé de votre
transformation est simple : mettez les autres en premier. Que l’argent que
vous gagnez n’emplisse pas seulement votre compte en banque mais emplisse
aussi de joie le cœur de ceux qui vous entourent. Faites cela pendant un
temps et voyez la magnifique récolte dans votre vie !

Puis ce fut au tour d’un autre moine de se confier.

Il avait hérité de son père une compagnie qui avait un chiffre d’affaires de
trente millions. Par diverses intrigues, il avait réussi à écarter son seul frère
de cette partie de l’héritage, plus vaste par ailleurs. Mais maintenant, d’une
manière, il le regrettait.

— On dirait que j’ai constamment au-dessus de


moi une épée de Damoclès, c’est mystérieux, avoua-t-il.

— Mystérieux, pas vraiment, car vous vivez la même chose que, justement,
vécut Damoclès il y a quelques milliers d’années.

— Je... je ne suis pas certain de comprendre.

— Damoclès était un ami du tyran de Syracuse, un homme riche et puissant.


Pourtant, même si c’était son ami, comme il arrive souvent, Damoclès
l’enviait secrètement, car il était entouré de serviteurs et vivait dans un luxe
insolent. Un jour, il lui demanda, comme faveur, s’il lui permettrait de passer
quelques heures à sa place, assis sur son trône d’or. Le tyran accepta avec un
sourire fin. Et aussitôt Damoclès s’installa sur son trône, pour jouir des
privilèges du tyran. Mais il remarqua bientôt, au-dessus de sa tête, une longue
et lourde épée suspendue par un fil.

— Qu’est-ce que cette épée ? demanda-t-il à son ami.

— Ce sont, expliqua-t-il, tous les soucis attachés à ma charge, toutes les


intrigues de mes rivaux qui veulent ma tête.

Damoclès s’empressa alors de descendre du trône de son ami et se promit que


jamais plus il n’envierait la situation d’un autre.

Un bref silence et le millionnaire ajoutait :

— Mais je vous recommande de ne pas vous retirer.

D’abord réconciliez-vous avec votre frère, car si vous l’avez lésé, vous vous
êtes lésé du même coup, et le poids de cette injustice vous poursuivra toute
votre vie, même si la justice humaine ne vous a pas condamné : la justice de
Dieu, elle, voit tout et n’oublie rien. Et maintenant que vous comprenez
qu’avec le pouvoir, avec la richesse, viennent aussi les responsabilités et les
soucis, profitez-en. La vie vous a placé là, voilà où vous devez commencer à
philosopher, voilà le lieu idéal pour progresser, quoi que vous en pensiez.

Le jeune homme resta songeur. Il lui semblait que ces paroles s’adressaient
autant à lui qu’au moine à qui le millionnaire venait de parler. Lui aussi était
un peu comme Damoclès. Mais ses problèmes avec les locataires, les chèques
sans provision, les factures qui s’accumu-laient, tout cela, au fond, était une
occasion de tremper son caractère et de progresser.

11

Où le jeune homme apprend

d’autres vérités de la Vie

— La vie a été plus que généreuse avec moi, débuta monsieur Kluge.

Le sexagénaire au physique peu avantageux – il avait cependant des yeux


magnifiques qui rachetaient aisément sa disgrâce – était le troisième moine de
la soirée à prendre la parole dans la Salle de guérison. Tout le monde
l’écoutait avec attention, car il possédait un charisme indé-

niable et pas seulement parce qu’il était assis sur une fortune considérable.

— J’ai épousé une femme admirable qui m’a donné trois beaux enfants. J’ai
toujours rêvé d’avoir un empire et je suis maintenant à la tête d’une
compagnie qui embauche cinquante mille employés. Mais la semaine passée,
je me suis rendu compte que je ne pouvais plus continuer, je...

il y a trois mois, mon fils de trente-cinq ans s’est ôté la vie.

Il se tut, pencha la tête, et le jeune homme, catastrophé par cet aveu, eut alors
une sorte d’hallucination : il voyait un homme pendu à un arbre. D’où lui
venait cette vision ? Était-ce ainsi que le fils de monsieur Kluge s’était
suicidé ?

— Au début, reprit Kluge, j’ai réussi à tenir le coup, à m’étourdir en mettant


les bouchées doubles au travail, mais tout à coup, il m’a semblé que je faisais
tout cela pour rien, que je ne serais jamais capable d’oublier, et je n’ai plus eu
envie de me battre ; et comme je me suis battu toute ma vie pour obtenir ce
que j’ai, j’ai compris que c’était plus grave que je ne le pensais, et me voilà...

Il y eut une émotion bien palpable dans toute la salle.


— Ce n’est pas juste : maintenant que j’ai tout, la vie m’enlève ce qui m’est
le plus précieux, reprit le sexagénaire au nez proéminent. Pourquoi ? Je n’ai
jamais mené une mauvaise vie, j’ai toujours été un bon citoyen, un bon
patron, un bon père... Oui, c’est vrai, j’ai peut-

être eu un tort, un seul tort, je...

Il se tut, comme si l’aveu lui coûtait.

— Ma femme dit que j’ai été trop dur avec mon

fils. La veille de son suicide, il a voulu m’emprunter de l’argent et j’ai


refusé… Mais emprunter de l’argent à son père quand on a trente-cinq ans…
et ce n’était pas la première fois, c’était devenu une habitude… Si au moins il
m’avait demandé dix millions pour démarrer une entreprise, mais non, il
voulait seulement vingt-cinq mille dollars, pour payer ses comptes en retard,
quelle honte ! Et d’ailleurs, le jour même, ma femme m’a avoué qu’il lui
empruntait régulièrement de l’argent à elle aussi, ce qui m’a plongé dans une
de ces colères, et je lui ai interdit de lui en prêter à nouveau, pour que nous
soyons solidaires… Vous comprenez, même si c’était mon fils, je savais que
si je continuais à lui prêter de l’argent, il reste-rait toute sa vie un raté, il ne se
prendrait jamais en main.

Je voulais lui apprendre qu’il ne pouvait pas toujours dépendre de son père ou
de sa mère, qu’à trente-cinq ans il était temps de couper le cordon ombilical
et de voler de ses propres ailes. Eh bien, le cordon ombilical, il l’a coupé pour
de bon, parce que le lendemain de mon refus on l’a trouvé pendu à un arbre
dans le parc à côté de chez moi.

Pas difficile d’imaginer le silence ému dans la Salle de guérison. Le voisin de


monsieur Kluge, qui était Speedo, lui prit la main et la serra, pour le
réconforter.

Le jeune homme, pour sa part, était traversé de frissons. La vision qu’il avait
eue un peu avant s’était avérée juste. Le fils de Kluge s’était effectivement
pendu.

Monsieur Kluge prit son courage à deux mains pour terminer sa confession :
— Et comme s’il voulait tourner le fer dans la plaie, comme s’il voulait me
punir, lui qui ne portait jamais que de vieux jeans et des t-shirts troués, il s’est
mis un costume et une cravate pour se pendre. Et maintenant, en plus, comme
si je n’avais pas assez de chagrin, ma femme veut me quitter, elle dit que
c’est moi qui ai tué mon fils...

À nouveau, silence ému dans la salle. Comme le millionnaire demeurait


silencieux, tous les regards se tournèrent bientôt vers lui, et il demanda alors,
un peu mystérieusement :

— Quel était le jeu préféré de votre fils lorsqu’il avait six ans ?

— Je... je ne sais pas, admit-il avec une honte profonde : celle d’un père qui,
trop affairé à assurer leur avenir, n’a pas vu grandir ses enfants.

Non, il ne savait pas à quel jeu son fils de six ans s’occupait, mais il savait
maintenant tout le reste.

Car la question, inattendue, et qui ressemblait à ces koans grâce auxquels les
moines zen sidèrent commodé-

ment et parfois aussi illuminent leurs disciples, lui avait dessillé les yeux d’un
seul coup. Et la lumière nouvelle qui l’éblouissait l’emplissait d’un
douloureux regret.

— Armez-vous de patience, ami, de beaucoup de

patience, reprit le millionnaire. Pendant un long temps, votre fils a souffert de


ne pouvoir vous voir, pendant un long temps vous souffrirez de ne pouvoir le
voir. Mais vous le reverrez...

— Je le reverrai ? demanda monsieur Kluge, comme si le millionnaire lui


avait annoncé que son fils n’était pas vraiment mort ou qu’il allait ressusciter.

— Oui, car la vie est longue. Et de même que le prophète Élie revint sous le
nom de Jésus, votre fils vous reviendra sous une autre forme, car les fils
invisibles de l’amour tissent entre les êtres des liens irrésistibles qui défient le
temps. Mais en attendant ces retrouvailles iné-
vitables et pourtant peut-être fort lointaines, comprenez que vous avez déjà
des fils innombrables : vos cinquante mille employés. Et à l’avenir, pour
éviter semblable malheur, rappelez-vous ce que je vous ai dit il y a vingt ans,
lorsque vous étiez comptable dans une banque...

— Vous m’avez dit tant de choses.

— Il est vrai que je suis bavard et ce n’est pas mon moindre défaut. Mais ce
que je vous ai dit et que vous avez sans doute oublié, c’est que pour faire de
votre vie un chef-d’œuvre, il faut travailler certes, mais il faut aussi s’occuper
des êtres qui vous aiment : à chaque jour suffit sa peine.

Monsieur Kluge baissa la tête. Il avait compris la terrible leçon de la vie, le


suicide de son fils négligé.

D’autres autour de lui parurent comprendre et, sans que le millionnaire eût à
suggérer un traitement, de la tête de plusieurs moines se mirent à fuser des
pensées dorées et roses, qui tout de suite entourèrent le moine infortuné.

C’était maintenant le tour d’un autre moine. Il avait quarante-cinq ans et il


avait amassé une fortune de deux cents millions en vendant la compagnie
d’informa-tique qu’il avait fondée à peine dix ans plus tôt. Il l’avait vendue
pas tant parce qu’une occasion de le faire s’était présentée, mais parce qu’il
avait fait, peu avant, une terrible découverte : il était atteint d’un cancer de la
gorge, qui lui donnait sur le côté gauche du cou un goitre immense et rouge.

— Je sais ce qui m’est arrivé, j’ai été trop ambitieux, je ne me suis pas
occupé de moi, et j’ai perdu l’es-sentiel, qui est la santé.

Il se tut un instant et ajouta, en touchant son goitre, la mine affolée :

— Je ne sais plus quoi faire, les médecins recommandent la chimio, mais je


ne veux pas vomir pendant des semaines et perdre tous mes cheveux...

— Mais vous en avez déjà perdu la moitié, fit

remarquer le millionnaire non sans justesse.

— Je sais, je sais...
Orgueil bien explicable, il est vrai, car il arborait – du moins du côté de son
crâne qui n’avait pas été rasé – une magnifique chevelure encore fort
abondante pour un quadragénaire : il en cachait sans grand talent le vieillis-
sement avec une teinture imparfaitement appliquée.

— Et puis, ajouta-t-il, ils ne peuvent même pas me garantir le succès...Il suffit


qu’une cellule, oui, une seule cellule cancéreuse demeure, et je peux
rechuter...

— Frère, vous êtes conscient, puisque vous venez de nous l’avouer, que votre
amour excessif de l’argent n’est pas étranger à votre maladie ?

— Oui.

— Promettez-vous de ne pas y céder à l’avenir ?

— Oui.

— Bien. Nous allons tenter d’appliquer le traitement. Mais avant, je veux que
chaque frère ici présent se rappelle la règle de notre ordre : tous pour un, un
pour tous, et surtout que chacun soit conscient qu’en voulant guérir la
maladie d’un frère il se peut qu’il la prenne en partie dans son corps. Que
ceux qui préfèrent se retirer le fassent maintenant.

Il y eut quelques regards échangés, un certain inconfort devant le danger


évoqué et pourtant personne ne bougea. Le jeune homme, malgré une
inquiétude certaine, ne savait pas trop à quel danger il s’exposait, mais il ne
voulait surtout pas passer pour un pleutre aux yeux du millionnaire et encore
moins à ceux de Cecilia en se défilant.

— Abbadda kedhabbra, prononça le millionnaire d’une voix sonore et grave.

En entendant cette invocation étrange, le jeune homme crut que son mentor,
qui décidément ne cesserait jamais de l’étonner, avait dit « abracadrabra »,
formule classique employée par la plupart des prestidigitateurs pendant leur
numéro. Il avait raison et il avait tort, comme le lui expliqua le millionnaire le
lendemain.
Abbadda kedhabbra était la formule araméenne dont avait sans doute été tiré
le populaire abracadabra.

Utilisée par d’anciens magiciens, elle signifiait « disparais comme ce monde


», et ils y recouraient précisément pour tenter de faire disparaître des
maladies. Le millionnaire lui révéla en outre qu’une des raisons de sa
puissance rési-dait peut-être dans le fait que ses premières lettres, abba,
signifiaient aussi, en araméen, Dieu, mot dont les vibra-tions possédaient des
vertus incroyables.

— Que le traitement commence donc, poursuivit

le millionnaire, souhaitons de tout notre cœur que notre frère soit guéri de ce
cancer qui le ronge.

Alors à nouveau chacun ferma les yeux, chacun se concentra, et des pensées
de guérison se mirent à affluer vers le moine cancéreux, que le jeune homme
étonné voyait voyager de la tête des autres moines vers le moine malade, et
même si ce n’était pas la première fois qu’il assistait à ce singulier
phénomène, il ne pouvait s’empê-

cher de le trouver tout à la fois merveilleux et inquiétant.

Au bout de quelques secondes, le « traitement »

cessa. Il avait été sans effet. En tout cas, le goitre du moine n’avait pas
diminué, et le jeune homme, qui restait sceptique malgré toute l’admiration
qu’il vouait au millionnaire, esquissa un petit sourire. Il se doutait bien au
fond que ça ne marcherait pas : le pouvoir des pensées avait ses limites !

Il se tourna vers Cecilia et haussa les épaules avec l’air de dire : il ne s’est
rien passé. Mais elle ne réagit pas, demeura absorbée dans ses pensées, et tout
de suite, il eut honte : il venait de réaliser qu’il avait à ce moment même
calomnié son vénéré mentor. Il pensa aussitôt : peut-être la guérison viendra-
t-elle plus tard, la tumeur ne peut pas fondre comme neige au soleil sous le
seul effet des pensées d’une dizaine de personnes, même infiniment
bienfaisantes !
Le millionnaire observait la scène. Il avait vu le beau bouquet de pensées
voler vainement vers le goitre disgra-cieux du moine. Le vieux philosophe ne
semblait pas pris de court, car après un moment de réflexion, il demanda :

— Frère, avez-vous sincèrement renoncé à la cupi-dité ?

— Mais oui, puisque je vous le dis !

— Alors, vous engagez-vous solennellement devant vos frères ici réunis à


donner la moitié de votre fortune aux pauvres ?

Le moine avala sa salive. Le test était terrible.

— Je... oui, je le promets, je donnerai la moitié de ce que j’ai !

Il lui en coûtait, car ce don représentait plusieurs dizaines de millions.

— Alors je dis à nouveau : abbadda kedhabbra, disparais comme ce monde,


goitre inutile si ce n’est à montrer au grand jour la laideur de ton origine.
Repre-nons maintenant le traitement.

Et alors, de manière véritablement miraculeuse, la protubérance se mit à


diminuer, mais le jeune homme, comme tous ceux assis autour de cette table
mystique, se mit à ressentir une irritation au cou, du même côté que le goitre
du moine trop ambitieux. Un cercle rouge se for-mait dans le cou des moines
qui, instinctivement, se mas-saient, conscients qu’ils venaient de prendre sur
eux un peu de la maladie de leur frère, en vertu de ce principe aux
conséquences mathématiques : tous pour un, un pour tous.

Angoissé, comme on l’est normalement devant tout phénomène nouveau, le


jeune avait porté la main à son cou et se grattait pour soulager la
démangeaison subite, pas trop sûr de comprendre ce qui se passait. Ce qui lui
valut le geste le plus inattendu et le plus sympathique de la jeune femme :

— Montrez-moi, dit-elle et elle retira elle-même de son cou sa main inquiète.

Quel geste magique ! Quel contact divin ! Que de frémissements dans tout
son corps ! Elle lui prenait la main pour la première fois ! Pour la première
fois il touchait cet ange de beauté ! Il la laissa bien entendu examiner la petite
irritation sur son cou. Mais elle ne vit sans doute pas grand-chose, car une
bouffée extraordinaire de timidité le rendait du coup écarlate, et la rougeur du
cercle se confondait avec celle de tout son cou.

— Ce n’est rien, diagnostiqua-t-elle.

Rassuré, il s’empressa de lui rendre la politesse en se penchant vers elle, et le


cercle rouge apparu sur son cou ne lui parut pas avoir menacé en rien son
élégance. Il la rassura, et il se rendit compte alors qu’elle tenait encore sa
main, et elle aussi s’en aperçut et, gênée, elle s’empressa de la retirer.

La protubérance maligne du moine malade avait

perdu la moitié de sa taille. Progrès remarquable, qui pourtant ne parut pas


satisfaire le millionnaire et même le laissa perplexe.

Il jeta un regard circulaire autour de la table de granit et vit alors que le seul
moine qui n’avait pas été affligé du cercle rouge dans son cou était Speedo.

— Speedo, dit-il, tu n’as pas tenu parole.

— Hein ?

— Tu n’as pas respecté la règle de notre ordre. Tu as craint de te sacrifier


pour notre frère, de prendre sur toi une partie de son mal, et c’est pour cette
raison que sa guérison demeure imparfaite. Tu avais promis de mettre les
autres en premier pour un temps, et déjà tu manques à ta promesse.

Les moines s’étaient spontanément tournés vers Speedo qui d’abord, dans un
geste instinctif, tenta de cacher son cou, mais ensuite retira sa main, honteux,
si bien que tout le monde put noter l’absence surprenante de cercle rouge.

Mais le jeune courtier releva bientôt la tête, animé d’un courage nouveau, et
dit :

— Je n’aurai pas peur cette fois-ci, qu’on reprenne le traitement !

Le millionnaire sourit d’aise.


Cette fois, chacun fut solidaire, et, en quelques secondes, le goitre disparut
tout à fait si ce n’est qu’il laissa à sa place une tache rouge similaire à celle
qui affec-tait les autres moines guérisseurs. Le moine malade porta sa main à
son cou : une émotion extraordinaire l’emplit.

Vaniteux, il portait toujours sur lui un petit miroir qu’il tira de sa poche pour
examiner son cou. Il était guéri ! Il se leva, embrassa le moine à sa gauche,
puis celui à sa droite. Le jeune homme était médusé. L’esprit humain avait
donc de si puissantes vertus ?

— Ce qui paraît un miracle à la plupart des gens, dit le millionnaire qui


remerciait Speedo de sa participa-tion en s’inclinant avec reconnaissance vers
lui, n’est qu’une manifestation des lois supérieures de l’esprit. Ne l’oubliez
pas, ne l’oubliez pas dans chaque action de votre vie, petite ou grande, et
n’oubliez surtout pas que votre trésor le plus cher, c’est votre équilibre, que
tout ce qui vous en éloigne doit être banni de votre vie, que tout ce qui vous
en rapproche doit être cultivé : votre équilibre est le vaisseau d’or avec lequel
vous pourrez faire agréablement le voyage de la Vie.

C’était maintenant le tour du dernier moine à se confier.

Et ce moine était une moniale.

12

Où le jeune homme découvre

le Miroir de la Vérité

Tous les regards se tournèrent vers la belle Cecilia.

Et chacun écouta religieusement ce qu’elle avait à dire :

— Depuis deux ans, je ne sais pas ce qui m’arrive, je ne réussis plus à avoir
de rôles. Enfin, pour dire la vérité, on m’offre encore des rôles, mais avant je
touchais un million par rôle, parfois plus, et maintenant tout ce que mon
agent peut décrocher, ce sont des petits rôles de soutien qui paient trois fois
rien.
En apprenant que Cecilia avait déjà gagné des millions, le jeune homme se
sentit minable tout à coup.

Jamais il ne ferait le poids, et ce n’étaient pas les quelques maisons qu’il


possédait qui impressionneraient l’actrice, même au chômage, d’autant
qu’elles appartenaient davantage aux banques qu’à lui, grevées qu’elles
étaient de lourdes hypothèques.

— Des fois, reprit la jeune femme en faisant au groupe un aveu similaire à


celui qu’elle avait fait au jeune homme, j’en viens à penser que je suis déjà
finie... Trente-cinq ans, c’est vieux à Hollywood.

Trente-cinq ans ! La révélation de son âge surprit tout le monde. Elle


paraissait si jeune...

Recourant à une méthode différente de celle préco-nisée jusque-là, le


millionnaire demanda alors :

— Est-ce qu’il y en a qui ont des suggestions ?

Le moine miraculeusement guéri de son goitre dit :

— Accepteriez-vous mon premier don d’un million ?

— C’est gentil, très gentil de votre part, mais il y a des gens qui ont besoin
d’argent plus que moi, et ça ne réglera pas mon problème. De l’argent, j’en
ai, en tout cas assez pour tenir pendant les vingt prochaines années, je n’ai
pour ainsi dire jamais dépensé ce que mes rôles m’ont rapporté, je vis encore
avec mon ancien budget de coiffeuse...

Pas banal comme groupe ! ne put s’empêcher de

penser le jeune homme. On offre un million comme s’il s’agissait d’une


bagatelle !

— Peut-être est-ce cela votre problème, suggéra Speedo, vous ne dépensez


pas parce que vous vous trouvez trop payée pour ce que vous faites, vous
n’avez jamais cru que vous méritiez ce que vous gagniez.
— Je crois en moi ; si je suis économe, c’est parce que mon père a fait faillite
trois fois et que toute notre vie nous avons été fauchés.

— Est-ce que vous avez pensé à changer d’agent ?

suggéra le jeune homme.

— Oui, en effet, ce... ce serait peut-être une bonne idée, convint la jeune
femme.

— Allez-vous dans les bons cocktails ? demanda un autre moine.

— Vous devriez peut-être tenter de sortir avec Bill Clinton, suggéra Speedo
avec un humour douteux.

Il y eut quelques rires. Et enfin le millionnaire, qui n’avait pas participé à


cette hilarité, dit :

— Par une très chaude journée d’été, un homme

partit à la chasse en montagne avec son fidèle faucon. Il avait apporté sa


gourde, mais il y but si souvent qu’elle fut bientôt vide. Il se rappela alors
l’existence d’une source dans la montagne. Il la trouva sans peine, mais le
temps était si sec depuis des semaines que la source était presque tarie et
n’était plus en fait qu’un mince filet qui coulait entre des roches. L’homme ne
pouvait boire à même la source mais il avait apporté un petit gobelet qu’il
parvint à remplir tant bien que mal entre les roches.

Il s’était relevé et s’apprêtait à se désaltérer enfin lorsque son faucon fonça


sans explication vers lui et lui fit échapper son gobelet, qui se renversa sur le
sol et répandit son précieux contenu. Furieux, le chasseur pensa que ce devait
être un accident, que son loyal faucon ne l’avait sans doute pas fait exprès. Il
ramassa son gobelet, parvint de peine et de misère à le remplir une deuxième
fois, mais à nouveau son compagnon se livra au même

stratagème et, en volant vers lui, lui fit encore échapper sa précieuses eau. «
Cette fois-ci, c’en est assez ! » vociféra l’homme qui maintenant comprenait
que le geste de son faucon n’était pas accidentel. Son stupide oiseau cherchait
juste à le contrarier. Bien funestement, car il le menaça alors de la sorte : « Si
tu recommences, je te tue ! » Contre toute attente, le faucon recommença,
mais cette fois-ci, comble de malheur, le chasseur échappa son gobelet entre
les roches et ne put le récupérer. Furieux, il mit à exécution sa menace et tua
son faucon désobéissant. Maintenant, il n’avait plus le choix. S’il ne voulait
pas mourir de soif, il devait trouver l’origine de la source.

Aussi monta-t-il jusqu’au sommet de la montagne. Il la trouva sans peine.


Mais une surprise l’y attendait. L’origine de la source était un étang, et au
milieu de l’étang, il y avait un énorme serpent venimeux qui était mort.

Alors le chasseur comprit, bouleversé, que, du haut des airs, son fidèle faucon
avait vu le danger et avait tout simplement voulu l’avertir : il avait été prêt à
donner sa vie pour sauver la sienne. Fou de douleur, le chasseur réalisa alors
qu’il venait de tuer son meilleur ami.

Un silence, et le millionnaire reprenait :

— Les tentatives du chasseur pour trouver de l’eau, ce sont les efforts que
vous déployez dans votre carrière.

Et le faucon, lui, c’est votre moi supérieur, qui sait des choses que vous ne
savez pas, car il vole très haut dans le ciel. S’il s’obstine à renverser votre
gobelet, c’est souvent pour vous prévenir d’un danger, pour vous faire
comprendre que votre évolution doit emprunter un autre chemin. La
persévérance n’est ouvrière de bonheur que si elle vole sur les ailes de ce
noble faucon.

— Mais sans persévérance, je ne serais arrivée à rien ! protesta


énergiquement Cecilia qui, sous une apparence fragile, montrait une
détermination, une volonté de fer. Ma mère voulait que je reste coiffeuse
toute ma vie, comme elle, mon père voulait que je vende des bagnoles
d’occasion, comme lui, mais moi, c’était actrice que je voulais être, et rien
d’autre. Et c’est parce que je me suis acharnée pendant dix ans, même si tout
le monde riait de moi et me prenait pour une stupide petite coiffeuse qui
rêvait en couleurs, que j’ai réussi à obtenir mon premier rôle. Si j’avais lâché
au bout de sept ans, au bout de huit ans ou au bout de neuf ans, ma carrière
n’aurait jamais décollé. Et maintenant si je laisse tout tomber, je...
Elle ne termina pas.

— Je crois, dit le millionnaire, qu’il est temps de consulter le Miroir de la


Vérité.

Il y eut un nouveau murmure dans la salle, car il était rare que le millionnaire
en vînt à cette extrémité.

Que pouvait bien être le Miroir de la Vérité ? se demanda tout naturellement


le jeune homme. Il n’en avait jamais entendu parler, ne l’avait jamais vu.

Le millionnaire appuya alors sur le bouton doré devant lui, et alors le plafond
s’entrouvrit et un miroir ovale avec un contour doré, une sorte de psyché en
fait, en descendit fort lentement.

— Êtes-vous prête ? demanda le millionnaire.

— Oui.

— Alors il faut prononcer les mots qui conviennent.

Une brève hésitation, et la jeune femme demandait timidement :

— Miroir, miroir, dis-moi, qui suis-je ?

À ces mots, le miroir se mit à pivoter, reflétant successivement l’image des


moines devant lesquels il passait.

Plusieurs préféraient détourner le regard ou incliner respectueusement la tête,


comme s’ils craignaient de voir le reflet pourtant banal. Le jeune homme
n’échappa pas à cette défiance commune et lorsque le miroir passa lentement
devant lui, il préféra se tourner vers Cecilia qui, elle, ne perdit pas courage.
Elle affronta en effet sans broncher le miroir lorsqu’il s’immobilisa enfin
devant elle au bout de sa mystérieuse ronde.

Au début, rien ne se produisit, et les moines crurent que le charme n’opérait


pas, que le miroir, qui pouvait être capricieux, et qu’on ne pouvait forcer,
refusait de rendre son oracle.
Le jeune homme contempla un instant le magni-

fique reflet de la jeune femme dans la glace, puis se tourna vers elle, haussa
un sourcil interrogateur. Mais au même moment, un son se fit entendre,
comme le froissement d’une robe ou le bruissement du vent dans la nuit.
Autour de l’image de la jeune femme dans le miroir apparut une fumée
blanche qui se divisa bientôt comme les couleurs de l’arc-en-ciel, et adopta le
contour puis la forme bien nette la plus inattendue du monde : un petit bébé
qui n’avait même pas un an, qui même, à la vérité, ressemblait à un fœtus !

Et ce bébé fantomatique, qui flottait au-dessus de la tête de Cecilia, était relié


à son cœur par un fil très fin, en fait on eût dit des milliers de minuscules
étoiles lumineuses et semblables sans doute à cette corde d’argent qui, paraît-
il, relie l’âme au corps et se rompt au moment de la mort.

À mesure que l’image se précisait dans le Miroir de la Vérité, le visage de la


coiffeuse, lui, se décomposait peu à peu, et lorsqu’elle vit bien clairement le
bébé, l’expé-

rience devint intolérable. Bouleversée, elle se leva précipitamment et quitta la


salle sans saluer personne.

Quelle mystérieuse révélation le miroir venait-il d’apporter à Cecilia ?

Comme tous les autres moines, le jeune homme ne le savait pas. Mais il y
avait une chose qu’il savait ou en tout cas qu’il pressentait : ses chances de
conquérir un jour la belle actrice en difficulté étaient plus minces qu’elles
n’avaient jamais été.

13

Où le jeune homme fait

une troublante découverte

Le lendemain matin, il ne la vit pas au réfectoire, ce qui le plongea dans une


angoisse considérable. Était-elle souffrante ? Était-elle trop chagrinée pour
affronter les autres pensionnaires du Monastère ? Pire encore, avait-elle déjà
quitté celui-ci ? Après tout c’était possible, le Monastère n’était pas une
prison. Chacun était libre d’aller et de venir à sa guise.

Cette pensée était si horrible qu’elle lui coupa totalement l’appétit, même s’il
venait de se livrer avec le millionnaire à leur vigoureuse séance de
gymnastique matinale et qu’il avait accompli, avec un peu moins de difficulté
que la veille, ses vingt-quatre salutations au soleil.

— Vous ne mangez pas ? le questionna à voix basse le millionnaire qui


enfreignait la règle du silence.

Comme le jeune homme, il avait vu devant lui la chaise vide de Cecilia, tant
éprouvée la veille par la mystérieuse révélation du Miroir magique.

— Non, je... je n’ai pas faim, murmura le jeune homme.

Il but pourtant un peu de thé, même s’il eût infiniment préféré son habituel
café bien tassé, mais le Monastère n’en servait pas, sous prétexte que ce
n’était pas bon pour les nerfs : or tout le monde était un peu là justement pour
soigner ses nerfs ou quelque autre ébranlement de son être.

Après ce repas qui n’en avait pas été un, le jeune homme ne put résister à la
tentation de retourner à la Salle de guérison. Il brûlait de savoir ce qui était
vraiment arrivé à Cecilia, la veille, pourquoi ce qu’elle avait vu dans le miroir
avait produit en elle semblable réaction.

Il retrouva sans peine la Salle de guérison. La chance était de son côté, car la
porte n’en était pas fermée à clé.

Il pénétra dans la pièce avec une certaine nervosité, conscient qu’il n’était
probablement pas autorisé à s’y trouver, et il lui sembla que les neuf
caryatides le regardaient avec réprobation.

Il fit le tour de la magnifique table de granit, s’immobilisa à la place réservée


au millionnaire, éprouva une sorte de honte, de culpabilité, comme s’il
trahissait son mentor.

Il regarda le bouton d’or sur la table, puis le plafond.


Il s’assit sur le coussin qu’avait occupé le millionnaire la veille, tendit une
main tremblante vers le bouton, appuya, puis regarda le plafond.

Mais celui-ci ne s’entrouvrit pas.

Quelle déception !

Mais peut-être fallait-il une autorité particulière, un pouvoir dont seul un être
comme le millionnaire était investi, pour arriver à faire descendre le Miroir
de la Vérité.

Ou peut-être, bien banalement, n’avait-il pas gardé son doigt suffisamment


longtemps sur le bouton.

Il se reprit, et cette fois, à sa grande joie, le plafond s’entrouvrit et le Miroir


de la Vérité en descendit. Le jeune homme y vit bientôt son reflet.

Mais il n’y voyait rien d’autre...

Pas de fumée ou de formes bizarres au-dessus de lui...

Ni de bruissement singulier...

Nouvelle déception !

Mais il pensa alors qu’il avait bêtement oublié de prononcer la formule


magique !

— Miroir, miroir, dis-moi, qui suis-je ?

Aussitôt il y eut le même bruissement caractéris-tique de la veille, cette sorte


de froissement mystérieux, puis le miroir parut se troubler comme l’eau d’un
lac.

Le visage du jeune homme bientôt se décomposa.

Car dans le miroir, au-dessus de sa tête, se précisait peu à peu la même forme
horrible qu’il avait entrevue quelques instants avant de faire sa chute dans
son appartement : le visage grimaçant de son beau-père qui semblait veiller
sur lui avec ses yeux luisants et cruels !

Il eut un mouvement de recul.

Qu’est-ce que son beau-père faisait là, dans ce miroir ?

— Vous n’avez pas pu résister, n’est-ce pas ?

Une voix venait de répondre à sa question, mais elle ne semblait pas provenir
du miroir, mais bien plutôt de derrière lui. Il sursauta, se retourna : c’était le
millionnaire, qu’il n’avait pas du tout entendu venir.

— Non, je... fit un peu honteusement le jeune

homme, qui se leva spontanément, comme s’il voulait rendre au millionnaire


sa place.

— Vous pouvez vous rasseoir, ce n’est pas grave...

Tout homme doit un jour ou l’autre faire face à ses démons.

Le jeune homme se rassit et le millionnaire s’installa sur le coussin voisin.

— Vous savez qui c’est ? demanda-t-il en désignant la forme grimaçante


dans le miroir.

— Mon beau-père. Il a toujours cherché à me

décourager, à me détruire. Il n’a jamais cru en moi.

— Et comme il est devenu une partie de votre être, vous non plus, vous ne
croyez pas en vous.

— Mais... que fait-il là ? Comment peut-il s’être attaché à moi ?

— C’est vous qui l’avez laissé entrer par la porte étroite de votre négligence.
Vous n’avez pas été assez vigilant, vous n’avez pas surveillé vos pensées
comme je vous l’ai tant de fois recommandé, mais vous avez des
circonstances atténuantes, vous étiez sans doute encore enfant lorsque votre
beau-père est devenu l’un de vos fantômes intimes.

— Un fantôme intime ?

— Oui, n’avez-vous pas vu hier, comme tout le

monde, les pensées voyager de la tête des moines vers leur frère en détresse ?

— Euh… oui…

— Eh bien, ces pensées, avec le temps, deviennent un fantôme intime, une


sorte d’entité qui acquiert dans le monde invisible une existence bien réelle.
Et comme toute entité vivante, son but premier est de survivre. Et pour
survivre, elle doit se nourrir. Si ce fantôme est béné-

fique, il attire constamment à vous des circonstances heureuses. Si au


contraire il est maléfique, il attire constamment dans votre vie malheurs et
frustrations, c’est sa nourriture, c’est sa joie.

Le jeune homme durcit la mâchoire et proféra :

— Je le déteste !

— Non, ne le détestez pas, ce n’est pas la manière de s’en débarrasser. Il se


nourrit justement de haine.

Et comme il disait ces mots, la forme dans le miroir devenait plus brillante,
s’agitait comme si elle apprenait une bonne nouvelle, comme si on venait de
lui servir son plat préféré. Le jeune homme le nota, stupéfait : le millionnaire
avait raison. Ce dernier poursuivit :

— Ce fantôme intime est né en vous à votre insu.

Son pouvoir sur vous tenait à votre ignorance. Mais maintenant, vous savez
qui il est. Vous pouvez le chasser à tout jamais de votre vie.

— Comment ?

— De la même manière qu’il est né en vous.


— Je ne suis pas sûr de vous suivre.

— Il est né en vous par la pensée, nous le chasse-rons par la pensée. Et par la


magie de votre parole. Et ce sera aussi une manière de vérifier si vous avez
affermi votre esprit par la pratique du Diadème des cyclopes.

Le jeune homme tressaillit. Avait-il suffisamment médité ?

— Il faut toujours commencer par connaître son ennemi avant de s’en


débarrasser, poursuivit le millionnaire. Prononçons les paroles magiques.
Dites après moi : « Maintenant, je sais qui tu es... »

Le jeune homme répéta les paroles.

— Maintenant, je sais qui tu es...

— Maintenant, retourne dans le néant d’où tu viens.

Que ma volonté soit faite !

— Maintenant, retourne dans le néant d’où tu

viens. Que ma volonté soit faite ! répéta le jeune homme.

La forme se déplaça, pâlit un peu mais résista à ce

« traitement mental », redevint peu à peu aussi brillante.

— Concentrez-vous plus fort ! ordonna le millionnaire.

Le jeune homme obéit, y mit tout son cœur, et

répéta :

— Que ma volonté soit faite !

La forme vacilla à nouveau, faiblit, le visage du beau-père devint plus


grimaçant, puis il y eut un son curieux, et la forme s’évanouit tout à fait.
Et à l’instant même, le jeune homme éprouva une sorte de légèreté, comme
s’il venait de renaître de ses cendres.

Comme s’il venait de se libérer de ses chaînes.

Le millionnaire souriait.

— Félicitations ! Je crois que c’est pour vous le commencement d’une vie


nouvelle. Mais restez vigilant ! À

tout instant de votre vie, de nouveaux fantômes malé-

fiques peuvent s’accrocher à votre moi invisible et vous entraîner dans leur
ronde infernale. Le meilleur gardien de nos pensées, c’est de vivre dans le
présent, qui est l’amour constant. Si vous vous efforcez de faire de chaque
heure, de chaque jour de votre vie un chef-d’œuvre, vous ne laissez pas de
place à ces fantômes néfastes. Et constamment votre volonté sera faite.

14

Où le jeune homme

revoit la coiffeuse

Debout devant le miroir, à côté de la vieille chaise qu’elle utilisait pour ses
clients, Cecilia, ciseau en main, coupait de grandes mèches de ses cheveux,
du côté de sa tête qui n’était pas encore rasé. Ce qui intrigua tout de suite le
jeune homme : puisqu’elle avait déjà un côté de la tête rasé, pourquoi rasait-
elle l’autre ? Elle avait le visage fort pâle, les yeux tristes.

— Je... je ne vous dérange pas ?

— Non, non...

Il pensa d’abord lui demander pourquoi elle se coupait ainsi les cheveux,
mais il se ravisa : c’était indiscret, non ? Mais ne fallait-il pas expliquer sa
présence ?

— Je... j’étais inquiet, expliqua le jeune homme, vous n’étiez pas au


réfectoire ce matin et comme hier soir vous êtes partie bien vite...

— Oui, je... ce que j’ai vu dans le miroir hier m’a...

J’ai compris ce qui m’est arrivé...

Elle cessa un instant de se couper les cheveux, le toisa, et il eut l’impression


qu’elle allait lui dire quelque chose d’important. Avait-il lu dans sa pensée,
comme il savait maintenant que la chose était possible au Monastère ? Ce
dont il devait se méfier. Mais ne devait-il pas se méfier aussi de cette pensée
qu’il avait tout à coup, que Cecilia était encore plus belle que la veille, même
si sa coupe de cheveux était de plus en plus curieuse vu qu’elle avait non
seulement un côté du crâne rasé, mais l’autre sérieusement entamé par des
coups de ciseau d’une mala-dresse étonnante, surtout de la part d’une femme
dont c’était l’ancien métier ?

Il baissa les yeux, vit les belles mèches de cheveux blonds sur la vieille
chaise de barbier. Que n’aurait-il pas donné pour mettre la main sur une de
ces mèches lumineuses ?

— Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que je peux vous faire
confiance… dit-elle.

Et elle ajouta :

— Est-ce que je me trompe ?

— Non, non ! s’empressa-t-il de dire.

Elle arrêta un instant de se couper les cheveux pour dire :

— Eh bien, il y a trois ans, je suis tombée enceinte, et mon ami, enfin mon
ex-ami qui était aussi mon agent, a insisté pour que je me fasse... enfin, pour
que je ne garde pas l’enfant, parce que ce n’était pas le bon moment pour ma
carrière... et c’est cet enfant que j’ai vu hier dans le miroir magique, il... me
poursuit...

J’ai fait une erreur, je le sais... et maintenant je paie...


Fort troublée, elle se remit à se couper les cheveux avec une sorte
d’impatience, d’exaspération même. Bien que ce ne fût pas parfait, elle ne
paraissait pas s’en soucier.

Le jeune homme comprenait ce qui lui était arrivé, pourquoi, depuis cette
date, sa carrière piétinait, pourquoi les rôles lui échappaient mystérieusement
: le fantôme intime de cet enfant la suivait partout, ombre fidèle et nocive,
affamée d’échecs et de refus, car ils nourrissaient commodément sa
culpabilité. Lorsqu’il le lui expliquerait, elle pourrait s’en libérer, et sa
carrière reprendrait.

Cecilia avait pris le rasoir, se le passa à quatre ou cinq reprises sur le crâne,
pour compléter le travail, puis se regarda dans le miroir et esquissa un sourire
à demi satisfait.

Pourquoi se rasait-elle ainsi le crâne ? se demanda le jeune homme. N’était-


ce pas contraire aux coutumes du Monastère ? Il ne tarda pas à en avoir la
terrible explication.

— Je pars aujourd’hui, annonça-t-elle.

Choc pour le jeune homme, bien entendu. Elle par-tait, il ne la reverrait sans
doute jamais, à moins qu’il osât lui demander son numéro de téléphone...
Mais il la connaissait à peine, et puis elle gagnait des millions... Cela revenait
constamment le hanter, ravivait ses complexes de ne jamais avoir été rien
d’autre qu’un raté, en somme, et de ne pas être à la hauteur.

La coiffeuse se pencha alors, ouvrit une porte sous le comptoir et y chercha


quelque chose. Après une hésitation, le jeune homme en profita pour prendre,
sur la chaise de barbier, une mèche de cheveux de Cecilia qu’il s’empressa de
serrer dans une poche de sa tunique.

Cecilia se tourna alors vers le jeune homme dont le cœur se mit à palpiter.
S’était-elle aperçue de son larcin ?

— Ça ne sera pas long, dit-elle.

Et en effet elle trouva bientôt ce qu’elle cherchait, une boîte à chapeau dont
elle tira une perruque blonde qu’elle passa aussitôt. Et le jeune homme alors
comprit pourquoi elle s’était rasé la tête.

— Bon, dit-elle en s’examinant dans le miroir, ça va aller.

Il y eut un silence embarrassé, et, contre toute attente, Cecilia dit :

— Vous, est-ce que vous allez rester encore longtemps ?

— Je... je ne sais pas, ça va dépendre de ce que dit le millionnaire. En tout


cas, je... je vous souhaite bonne chance, d’ailleurs vous n’en avez pas besoin,
je suis sûr.

— Oh, s’il y a quelqu’un qui en a besoin, c’est bien moi.

— Je suis sûr que vous allez vous trouver un grand rôle.

— Vous êtes gentil, vous...

Une pause, et c’étaient visiblement les derniers mots échangés entre eux, au
grand désespoir du jeune homme, mais tout à coup, d’une manière inespérée :

— Mais pourquoi ne me l’écrivez-vous pas, ce

grand rôle ?

— Oh, mais je n’ai jamais écrit de scénario...

— Il y a toujours une première fois !

Elle griffonna son nom et son numéro de téléphone sur la première page
d’une petite tablette sur laquelle elle notait ses rendez-vous, la remit au jeune
homme. Et, à ce moment même, le cellulaire de Cecilia sonna. Elle le tira de
sa poche.

Dès qu’elle répondit, son visage changea d’expression :

— Oh, c’est toi...


Elle mit la main sur l’appareil et, désolée, expliqua :

— Il faut que je vous laisse... Je vais attendre de vos nouvelles. Je compte sur
vous pour mon rôle pour un oscar, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-il.

Et il se dirigea vers la porte, déçu, et le fut encore plus lorsque, bien malgré
lui, il entendit Cecilia dire, la voix brisée par l’émotion :

— Ce n’est pas juste. Tu sais que je t’aime.

Mais il s’aperçut alors, bizarrement, qu’il ne pouvait physiquement percevoir


les paroles de la jeune femme, il était rendu trop loin : il avait en fait quitté la
Salle des cheveux, et ne pouvait plus entendre la voix de Cecilia, mais il
entendait ses pensées !

Il tira de sa poche la mèche de cheveux blonds, pensa que son mauvais sort
amoureux le poursuivait.

Malgré tout, arrivé à sa cellule, il remplaça, dans son pendentif, les cheveux
de Sophie par ceux de la jolie coiffeuse.

15

Où le jeune homme et son mentor

se séparent

Dans les jours qui suivirent, le jeune homme poursuivit méthodiquement sa


transformation. Sa gymnastique matinale, toujours accomplie en compagnie
de son surprenant mentor, son alimentation légère composée surtout de
légumes, ses méditations de plus en plus prolongées à l’aide du Diadème des
cyclopes, lui avaient donné le teint rose, l’œil clair des jeunes ascètes.

Il se trouvait depuis de longues minutes (qui lui avaient paru fort brèves car il
progressait à grands pas dans la science de s’absorber dans le moment
présent) à l’intérieur de la Salle des souliers. Il devait en être à la troisième ou
quatrième paire. Il n’y voyait pas la mono-tonie qu’il y aurait trouvée avant.
Même, cette tâche, fort banale, et qu’il avait abhorrée, enfant, maintenant
l’enchantait.

C’était devenu un simple acte d’amour.

Il faut dire qu’il l’accomplissait en compagnie du millionnaire, et qu’être


ainsi son apprenti était non seulement un honneur mais une joie de chaque
instant.

À la vérité il s’était rendu compte que ce qu’il préfé-

rait plus que tout au monde, plus qu’écrire même, c’était simplement de se
trouver en présence du vieux millionnaire.

Oui, simplement de passer du temps avec lui.

En fait, il réalisait que les seules heures véritablement heureuses de son


existence avaient été celles qu’il avait passées en compagnie de son vieux
maître.

Il ne savait pas au juste pourquoi, mais c’était ainsi.

Il y avait réfléchi à quelques occasions lorsqu’il se retrouvait seul dans sa


chambre exiguë, ou encore à la fin d’une longue méditation.

Peut-être était-ce parce que le millionnaire était

« âgé », au sens ésotérique où il le lui avait expliqué, parce qu’il avait amassé
dans sa vie plusieurs heures hors du temps.

Peut-être était-ce parce que ce qui comptait le plus pour le millionnaire c’était
la Vie, et qu’il était l’exemple parfait d’un homme qui avait fait de sa vie un
chef-d’œuvre, et que ces êtres rares exerçaient un attrait irré-

sistible sur ceux qui avaient la chance de les croiser sur leur chemin.

Peut-être simplement le millionnaire avait-il été un véritable père pour lui,


une joie qu’il n’avait connue que trop peu d’années, hélas ! et qui était venue
lui faire oublier un peu le terrible chagrin de la triste fin de son père.
— Vous avez soif ? demanda le millionnaire qui venait de poser sa vieille
brosse sur l’établi devant lui.

— Euh… oui…

Le jeune homme pensa qu’il lui proposerait sans doute du thé, comme les
autres fois, et il n’avait jamais aimé le thé.

Le millionnaire lut-il dans sa pensée ?

Toujours est-il qu’au lieu de brancher sa bouilloire, le vieux philosophe se


dirigea vers un petit frigo qu’il n’avait jamais ouvert en présence du jeune
homme et en tira une bière blonde et un coca diète qu’il décapsula en un
tournemain.

— Buvons à votre santé !

Pourquoi boire à ma santé ? pensa le jeune homme avec une certaine


défiance. Cela augurait mal.

Il but une gorgée, le millionnaire aussi, et ce dernier rajouta :

— Votre séjour ici a été un franc succès.

Voilà ! Il avait vu juste !

— Mais… dois-je partir ? demanda le jeune homme.

Ayant bu la ciguë, Socrate rappela à ses amis, en une ultime directive, qui du
coup devenait pour la posté-

rité un ultime enseignement sur la nécessité de régler ses dettes, même


infimes, avant d’entreprendre le dernier voyage : « Je dois un coq à Esculape.
» Le grand philosophe demeurait pratique, même à l’heure de la mort.

Ainsi était le millionnaire, son lointain disciple, qui rappela au jeune homme :

— Demain est le premier du mois.


Le jeune homme ne comprit pas tout de suite.

— Oui, le jour des loyers, précisa le millionnaire.

Le jeune homme se frappa le front. Il avait oublié ses obligations de


propriétaire. Il fallait qu’il soit à la maison le premier du mois pour déposer
les chèques de loyer.

Seule consolation : il pourrait revoir Cecilia plus rapidement.

— Je voudrais vous offrir un cadeau avant votre départ, dit le millionnaire.

— Mais ce n’est pas nécessaire.

— Qui sait ?

Et il surprit le jeune homme en lui donnant simplement la brosse qu’il avait


utilisée pendant des années.

Que vaut une vieille brosse ?

Peu de chose sans doute.

Et pourtant le jeune homme fut rempli d’une émotion particulière. C’était


comme si le vieil homme lui transmettait tout son savoir, tout son amour à
travers cette simple brosse.

Il pensa alors, non sans un certain amusement, que c’était la deuxième brosse
que son mentor lui offrait.

Bizarre tout de même ! Mais tout était bizarre chez cet homme, alors
pourquoi questionner ses méthodes ?

— Je… je ne sais pas comment vous remercier.

— En me donnant la vôtre en échange. La mienne est un peu usée, il est


temps que je me renouvelle.

Le jeune homme s’empressa bien entendu de


remettre sa brosse au millionnaire, qui dit alors :

— Maintenant, il faut rendre à la voyante le Diadème.

— Je ne peux pas le garder ? Je croyais que...

— Non, le Diadème ne peut quitter le Monastère.

Quelques minutes plus tard, les deux hommes péné-

traient dans le petit appartement de la voyante, et, non sans une certaine
tristesse, le jeune homme lui remettait le Diadème des cyclopes.

— Je vais lire dans votre main une dernière fois, dit la naine.

Le jeune homme se tourna vers le millionnaire, qui lui conseilla


silencieusement d’accepter.

L’œil de madame Delphes venait à peine de se

poser sur la paume inquiète du jeune homme – on veut connaître son avenir
mais en même temps on le craint !

– qu’elle parut ahurie. On aurait dit qu’elle avait lu une chose terrible cachée
au détour de quelque ligne.

Elle regarda le jeune homme, puis parut consulter silencieusement le


millionnaire, qui demeura muet.

La voyante passa alors sa main droite dans la paume du jeune homme,


comme si elle voulait recommencer à zéro son exercice de voyance, puis son
visage parut s’éclairer un peu, même s’il y restait une ombre, quelque
mauvais présage. Et elle dit enfin :

— Vous allez réussir, jeune homme, mais il y a une condition.

— Une condition ? Quelle est-elle ?

— Vous réussirez seulement lorsque vous ferez ce que Platon a fait lorsqu’il
a rencontré Socrate.

Et sur ces mots, sans donner d’explications, elle mit les deux hommes à la
porte, en prétextant quelque tâche urgente.

En repassant dans la Salle de méditation, le jeune homme aperçut, à travers


une des fenêtres ogivales, l’homme sur sa colonne, qui eut à son endroit un
geste à tout le moins inattendu. Il mit son index sur sa tempe gauche et lui
imprima le mouvement par lequel on veut signifier la folie.

Le jeune homme haussa les sourcils. Décidément, pensa-t-il, il multiplie les


gentillesses à mon endroit !

D’abord il me jette une pierre – prétendument un cadeau, au dire du


millionnaire – et maintenant il me traite de fou ! S’il y en a un que l’on
pourrait taxer de folie, c’est bien lui !

Mais tout de suite le jeune homme déplora cette pensée : il venait à nouveau
de tomber dans le piège de la médisance, contre lequel son mentor l’avait si
vivement prévenu.

Et il pensa à autre chose, à la tristesse de son départ, et surtout à la prédiction


énigmatique de madame Delphes : « Vous réussirez seulement lorsque vous
ferez ce que Platon a fait lorsqu’il a rencontré Socrate. »

Qu’avait-elle voulu dire au juste ?

Il ne put s’empêcher de le demander au millionnaire lorsque celui-ci le


conduisit à la limousine qui le ramènerait chez lui. La réponse du
millionnaire le déçut :

— Vous seul pouvez le trouver, vous seul. Et vous le trouverez à coup sûr si
vous suivez cette règle que je vous ai donnée et qui doit gouverner toute votre
existence : faites de votre vie votre chef-d’œuvre, de votre chef-d’œuvre
votre vie !

— Je vais m’y efforcer, promit le jeune homme, qui serrait bien fort le coffre
de bois contenant la vieille brosse de son mentor. Et, vêtu comme à son
arrivée d’un simple jean et d’une chemise, mais le crâne à moitié rasé, il
embrassa une dernière fois le millionnaire.

— On doit partir maintenant, dit Speedo, qui était à nouveau son chauffeur.

— Bonne chance, dit le millionnaire.

Le jeune homme monta dans la limousine et laissa un Speedo beaucoup plus


calme que lors du premier voyage le ramener à sa vie ordinaire.

16

Où le destin du jeune homme

s’accomplit

Lorsqu’il arriva chez lui, il se rendit compte qu’il avait omis de verrouiller la
porte à son départ. Il faut dire qu’il était parti vite et encore en état d’ébriété...

Son premier soin fut de faire le ménage. Le désordre dans lequel il avait vécu
jusque-là et dont il s’était toujours accommodé maintenant le hérissait.
Comment avait-il pu se laisser aller ainsi ? Pareil capharnaüm ne pouvait en
tout cas être compatible avec la consigne ultime du millionnaire de faire de sa
vie un chef-d’œuvre !

C’est en faisant ce grand ménage qu’il se rendit compte que sa lettre d’adieu
adressée à sa mère avait disparu.

Qu’avait-il bien pu se passer ?

Il eut une intuition et, presque au même moment, il revit le visage sombre à
l’œil unique de la voyante lorsqu’elle avait posé son regard sur sa paume.

Elle avait vu quelque chose de sinistre qu’elle avait préféré ne pas lui révéler.

Mais qu’avait-elle vu au juste ?

En prenant ses messages – il y en avait une ving-taine –, il le découvrit. Son


beau-père lui annonçait que sa mère était dans le coma : elle avait lu sa lettre
et fait une crise cardiaque...

Quelle catastrophe !

Quelle erreur stupide de sa part d’avoir laissé ainsi cette lettre d’adieu
derrière lui !

Avant de se rendre à l’hôpital, il se rasa complètement le crâne, pour qu’on


ne lui pose pas de questions sur sa bizarre coupe de cheveux. Son diachylon
maintenant était bien visible, mais il était un peu décollé : mieux valait le
renouveler, car s’il tombait, on interrogerait assurément le jeune homme au
sujet de sa blessure.

Il le retira prestement et, à son grand étonnement, se rendit compte qu’il n’y
avait plus la moindre trace de sa coupure sur la tempe, comme s’il ne s’était
jamais blessé. Mais c’est impossible, pensa-t-il, je n’ai pas pu guérir aussi
parfaitement en quelques jours seulement !

Alors il se rappela le geste singulier qu’avait eu l’homme sur sa colonne la


dernière fois qu’il l’avait vu, son index qu’il avait porté à la tempe gauche,
celle-là même où il avait sa blessure ! L’anachorète ne l’avait-il pas guéri à
distance en massant sa tempe alors que lui croyait qu’il l’accusait de folie ?

Il ne le saurait sans doute jamais, et il n’avait pas le temps de s’attarder à


cette question, malgré son trouble.

Pour dissimuler son crâne rasé, il se coiffa d’une casquette de base-ball et se


précipita à l’hôpital, où il trouva sa mère effectivement dans le coma. Il
bombarda son médecin de questions : mais ce dernier ne put rien lui dire, rien
d’autre que ce qu’il savait déjà.

Que sa mère était dans le coma.

Que peut-être elle s’en réveillerait un jour.

Et peut-être pas.

Pour ne pas penser à sa mère à qui il pensait à chaque seconde, pour tenter
d’oublier la terrible culpabilité qui le dévorait, il s’acheta un nouvel
ordinateur et se jeta dans son roman. Sa pensée était plus claire, il possédait
une nouvelle énergie, conséquences de sa pratique de la méditation et du
yoga.

Il acheva son manuscrit en quelques jours et le porta à plusieurs éditeurs, qui


furent unanimes : c’était nul !

Il ne comprenait pas. Son roman lui paraissait bon.

Déboussolé, pour chercher un peu de réconfort, il osa téléphoner à Cecilia.


Comédienne, elle devait lire des dizaines et des dizaines d’histoires chaque
année et pourrait sans doute lui dire ce qui clochait dans son récit.

Ou si c’étaient tous les éditeurs qui se trompaient, chose qui s’était déjà vue
et avait même mortifié les meilleurs auteurs.

Elle parut heureuse d’entendre sa voix, mais ne pouvait pas lui parler
longtemps, à peine trente secondes en fait, car elle était déjà en ligne. Elle lui
demanda néanmoins son numéro de téléphone, promettant : « Je te rappelle
dès que j’ai fini mon autre appel. »

Mais elle ne le rappela pas.

Nouveau coup pour le jeune homme, d’autant que la clarté enthousiaste de sa


voix au téléphone l’avait empli des espoirs les plus beaux.

Et à l’hôpital, le médecin ne lui donna pas des nouvelles très rassurantes au


sujet de sa pauvre mère : ses pulsations ralentissaient de manière inquiétante.
Il crai-gnait le pire pour elle.

Troisième coup pour le jeune homme, mais il n’y pouvait rien.

Il tenta à nouveau de trouver une diversion dans le travail.

Il repensa à la prédiction de la voyante.

« Vous réussirez seulement lorsque vous ferez ce que Platon a fait lorsqu’il a
rencontré Socrate. »
Il se reposa la question : qu’avait-elle voulu dire ?

Il fit des recherches sur Internet, tapa Platon et Socrate sur Google, mais ce
fut à la bibliothèque du quar-tier qu’il trouva enfin la solution.

Dans le livre de Diogène Laertius, Vie des philosophes illustres, il apprit que
le jeune Platon se destinait au métier de dramaturge, mais ayant rencontré
Socrate, il brûla la tragédie qu’il venait d’écrire et décida de se consacrer à la
philosophie.

Bravo, il avait découvert la clé de l’énigme !

Mais il ne s’en trouvait pas plus avancé.

Il ne pouvait quand même pas se consacrer du jour au lendemain à la


philosophie : il ne l’avait jamais étu-diée et ne s’y intéressait que
médiocrement.

Nouveau découragement.

Mais le surlendemain, en jouant par hasard avec le petit caillou blanc que lui
avait lancé l’homme sur sa colonne, il pensa qu’il devait se remettre à frotter
des souliers.

Comme il l’avait fait plusieurs jours avant avec la première brosse que lui
avait offerte le millionnaire.

Qui sait, elle lui donnerait peut-être la clé, d’autant que c’était une brosse
bien supérieure, car elle avait appartenu pendant des années au millionnaire et
vibrait encore de toute sa sagesse.

Il cira tous ses souliers, mais comme la réponse ne lui venait toujours pas, il
sortit comme un fou dans la rue et proposa à tous les passants qu’il croisait un
cirage gra-tuit.

Son crâne était rasé, mais son sourire était char-mant, ses joues bien roses,
son regard lumineux, si bien que plusieurs se prévalurent de cette surprenante
aubaine.
Sa bizarre intuition n’allait pas le décevoir, car il donnait le dernier coup de
brosse sur la septième paire de souliers lorsque la réponse jaillit enfin dans
son esprit, juste à temps du reste car il était sur le point de manquer de cire :
pour faire comme avait fait Platon à la suite de sa rencontre de Socrate, il
devait simplement… raconter la vie du millionnaire !

Non pas tant sa vie que les moments extraordinaires que lui-même avait
vécus en sa compagnie, et les enseignements que le millionnaire lui avait
généreusement transmis.

En sept jours, il avait terminé un tout petit manuscrit plein de lumière et


d’amour.

Tous les éditeurs le refusèrent !

Là, il ne comprenait plus rien.

Pourtant, il avait fait ce que Platon avait fait.

Il frotta encore une fois le caillou blanc qui l’avait si commodément inspiré.

La lumière jaillit rapidement.

Il se rappela l’anecdote édifiante que lui avait racontée le millionnaire au


sujet de Charles Darrow, l’inven-teur du Monopoly : devant les refus
successifs des grandes compagnies de jeu de l’époque, il avait publié lui-
même son célèbre jeu. Les ventes avaient été si fabuleuses qu’une grande
compagnie n’avait eu d’autre solution que de lui faire une juteuse proposition
pour lui racheter ses droits, ce qui lui avait permis de prendre une retraite
dorée à l’âge sympathique de quarante-six ans.

Le jeune homme vendit l’une de ses nombreuses

maisons et, grâce au profit, il publia lui-même son livre.

Cette fois-ci, il fit florès, doublement à la vérité, car en un petit mois, il avait
vendu cent mille exemplaires.

Trois éditeurs, qui avaient d’ailleurs refusé son manuscrit pour cause de
nullité absolue, le trouvaient maintenant génial, ce qui prouve, s’il en était
besoin, qu’ils sont plus souvent des hommes de chiffres que des hommes de
lettres !

Les enchères montèrent, et à la fin le jeune homme consentit à céder ses


droits, moyennant un mirobolant à-valoir de deux millions de dollars.

Cette fois-ci, il était vraiment millionnaire !

Il pensa à son mentor qui, au fond, lui avait tout donné, car il lui avait donné
le courage d’aller au bout de ses rêves, de devenir ce qu’il était. Comme il
aurait aimé le serrer dans ses bras ! Comme il aurait aimé lui crier sa
reconnaissance ! Mais il ne put le joindre ni au Monastère des millionnaires,
dont il se rappelait par extraordinaire le numéro, ni chez lui.

Il pensa aussi à sa mère. Quand elle se réveillerait enfin de son long coma,
comme elle serait heureuse d’apprendre que son fils, qui l’avait si longtemps
inquié-

tée par son choix douteux de carrière, avait enfin réussi !

Mais elle ne se réveilla jamais et, comme si la vie enle-vait d’une main au
jeune homme ce qu’elle lui avait donné de l’autre, il eut le triomphe bref, car
sa mère rendit l’âme le jour même où il touchait son chèque colossal !

À l’enterrement, une autre surprise attendait le jeune auteur triomphant.

Au moment où l’on venait de descendre dans la

fosse la tombe de sa mère et qu’il y jetait, la gorge serrée d’émotion, la


première poignée de terre, il vit entrer dans le cimetière, d’un pas claudicant
que supportait une canne, une sorte de fantôme de son passé, un homme qu’il
reconnut aussitôt même s’il ne l’avait plus vu depuis des années : son père !

D’abord il pensa : j’ai abusé au Monastère du Diadème des cyclopes, et


depuis mon retour j’ai trop longuement médité. Maintenant je vois partout
des choses invisibles !

N’était-ce pas une hallucination, en effet, que cet homme qui s’avançait vers
lui ?

N’était-ce pas une ombre qui venait de l’au-delà pour accueillir l’âme de sa
mère, qu’il retrouvait enfin après une trop longue séparation ?

Mais, à mesure que le fantôme approchait, le jeune homme se rendait compte


qu’il ne rêvait pas. Et lorsqu’il vit des larmes dans ses yeux, il comprit que
c’était bel et bien son père, en chair et en os.

Et alors, il comprit aussi ce qui s’était passé, le terrible enchaînement


d’événements qui avait conduit à la mort de sa mère.

Son odieux beau-père, pour supprimer en lui toute lueur d’espoir, lui avait
menti honteusement au sujet de son père.

Son père ne s’était jamais pendu, il vivait...

Mais c’est parce qu’il le croyait mort que le jeune homme avait écrit cette
lettre d’adieu, et que sa mère était morte. En somme, c’était son horrible
beau-père qui avait tué sa mère !

Le jeune homme se tourna vers lui, et il comprit qu’il avait raison, car son
beau-père lui aussi avait vu son père, et son visage était défait par la honte et
la frayeur.

Le jeune homme se jeta sur lui, et malgré leur énorme différence de poids, il
parvint à le renverser et se mit à l’égorger.

Mais soudain il revit le visage du millionnaire qui lui disait : « Que votre vie
soit votre chef-d’œuvre, votre chef-d’œuvre votre vie ! »

Et il comprit que cette vengeance serait un gâchis, qu’il en paierait


longuement le prix. Il relâcha son étreinte.

Il se leva et marcha d’abord puis courut vers son père.

Postface
À quelque temps de là, à son étonnement ravi, le jeune homme reçut un appel
de Cecilia, qui souhaitait le rencontrer. Elle lui donna rendez-vous dans un
restaurant. Il y arriva avec une demi-heure d’avance, elle avec une demi-
heure de retard, si bien qu’il était sur le point de partir lorsqu’il la vit enfin
apparaître, aussi belle que le premier jour.

Elle portait sa perruque blonde, lui avait les cheveux fort courts, mais cela lui
donnait un style à la Brad Pitt.

— Ç’a été toute une conversation téléphonique, la taquina-t-il d’entrée de jeu,


en lui reprochant gentiment le temps qu’elle avait mis à le rappeler.

Elle baissa les yeux, s’excusa.

— Je suis un monstre.

— C’est vrai.

La serveuse arriva, demanda ce qu’ils souhaitaient boire et manger, et, sans la


consulter, un peu impoli-ment, le jeune homme prit les devants pour dire :

— Deux Ginger Ale et deux hamburgers.

Cecilia parut étonnée.

— Comment avez-vous pu deviner que je...

— Oh, excusez-moi, j’ai parlé trop vite...

Il se rendait compte qu’il avait lu dans sa pensée, et comme il ne se trouvait


plus au Monastère, n’était-ce pas que, comme il l’avait d’abord cru, elle était
son âme sœur ?

Impatiente, la serveuse demanda :

— Alors, c’est deux hamburgers et des Ginger Ale ou quoi ?

— Oui, oui, s’empressa de dire Cecilia.


La serveuse nota, disparut, et Cecilia dit :

— J’ai lu la bonne nouvelle pour vous dans les journaux. Votre livre est un
best-seller. Je l’ai lu et je l’ai beaucoup aimé. Sauf peut-être quand vous
parlez de cette comédienne en chômage que le héros rencontre dans une
maison de repos pour millionnaires paumés.

D’ailleurs, est-ce que j’ai droit à ma part de redevances pour ce personnage ?

— Ça ne vous a pas...

— Mais non, je vous taquine, je m’en fous... Mais quand même je trouve que
ça finit mal. Moi, j’ai pleuré.

Remarquez, j’aime pleurer quand je vois un film ou que je lis un livre...

— Bon, vous me rassurez...

Bref silence au cours duquel les deux jeunes gens échangèrent des regards
amusés.

— Et pour vous, reprit le jeune homme, est-ce que les choses se sont
replacées ?

— Pour le cinéma oui, c’est curieux, dès que j’ai compris que… enfin dès
que j’ai compris ce que j’avais vu dans le Miroir, j’ai commencé à recevoir
des offres.

Avec mon ami, ou plutôt mon ex-ami, qui a failli devenir à un moment donné
mon ex-ex-ami, enfin je me comprends, oui, enfin c’est moins brillant... je...
je l’aime encore...

Déception bien naturelle du jeune homme.

— Et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai voulu vous revoir. Je ne peux
pas rester seule, j’ai peur de moi, de ce que je... Et rencontrer quelqu’un
d’autre, je ne peux pas, j’ai besoin d’un ami, d’une présence, et je me
demandais si… enfin au Monastère, il me semblait qu’il y avait entre nous
une sorte de…
Le premier mouvement du jeune homme, qu’il

n’exprima pas, fut de refuser.

La vie ne le replaçait-elle pas au même endroit qu’avec Sophie, qui était


retournée avec son ancien ami, comme risquait de le faire Cecilia ?

Pourquoi s’exposer ainsi à une souffrance quasi certaine ?

N’avait-il pas compris que mieux valait trouver une femme vraiment libre, et
non pas attachée à son passé, et non pas encore enamourée de son ex, qui,
comme elle l’avait dit plaisamment – mais ce n’était pas vraiment drôle –,
deviendrait peut-être son ex-ex... ?

Mais ce qui comptait, n’était-ce pas le présent, uniquement le présent ?

Et comment le millionnaire aurait-il réagi à semblable proposition ?

Bien sûr, son orgueil lui interdisait de dire oui, mais l’amour dont lui avait
parlé son vieux mentor...

L’amour, n’était-ce pas de mettre l’autre avant soi ?

Et puis, il passerait du temps avec elle.

Comme il avait passé du temps avec le millionnaire.

Comme il en passait maintenant avec son père.

— Oui, pourquoi pas, dit-il enfin. C’est d’accord.

Elle se pencha au-dessus de la table, vers lui, le prit par la tête et l’embrassa
sur la bouche, mais pas sensuel-lement, plutôt comme on embrasse un enfant.

Ou un ami.

— Vous êtes gentil, dit-elle. Je crois que je pourrais facilement...

Mais elle se tut.


Le jeune homme aurait pu demander qu’elle com-

plète sa phrase, mais il ne le fit pas et, à la place, il se contenta d’esquisser un


sourire.

Il avait l’impression d’avoir lu dans son esprit – ou son cœur –, et c’était


aussi clair que lorsqu’elle avait pensé au hamburger et au Ginger Ale.

Pour contacter l’auteur Marc Fisher, auteur et conférencier :


fisher_globe@hotmail.com
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Du même auteur chez Québec Amérique
Données de catalogage
1 - Où le jeune homme connaît son heure la plus sombre
2 - Où le jeune homme ouvre le cadeau du millionnaire
3 - Où le jeune homme retrouve une vieille connaissance
4 - Où le jeune homme fait une rencontre inattendue
5 - Où le jeune homme comprend les raisons de son surmenage
6 - Où le jeune homme apprend à surveiller ses pensées
7 - Où le jeune homme découvre la Salle de méditation
8 - Où le jeune homme revoit la coiffeuse
9 - Où le jeune homme découvre le Temps véritable
10 - Où le jeune homme découvre la Salle de guérison
11 - Où le jeune homme apprend d’autres vérités de la Vie
12 - Où le jeune homme découvre le Miroir de la Vérité
13 - Où le jeune homme fait une troublante découverte
14 - Où le jeune homme revoit la coiffeuse
15 - Où le jeune homme et son mentor se séparent
16 - Où le destin du jeune homme s’accomplit
Postface
Résumé

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