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204 ET SA PLACE
DANS LA TRADITION DE STRABON *
Aude COHEN-SKALLI
* Il n’a pas semblé inutile de donner ici une étude à part entière du Mosquensis, hors du
cadre de l’édition en cours du livre XIV de Strabon : en sa qualité de témoin secondaire, ce
manuscrit a une place mineure dans l’établissement du texte. L’aide très précieuse d’Elina
Dobrynina, que je remercie ici, m’a permis d’élucider ce qui ne pouvait être tranché sur les
reproductions fournies par le Musée historique d’État de Moscou. Mes remerciements vont
également à Didier Marcotte, Filippomaria Pontani et David Speranzi pour leurs conseils au
cours de ce travail, à Stefan Radt pour l’envoi de microfilms du Scorialensis i, à Maxime
Venetskov pour son aide dans la transcription des termes russes, ainsi qu’aux relecteurs de la
RevuedesÉtudesbyzantines. – Voir la liste des abréviations et des sigles en fin d’article.
1. Le Mosquensis est le premier manuscrit de Strabon arrivé en Occident : c’est la thèse
d’A. DILLER, TextualTradition, p. 70-76, que notre étude confirme (contra, F. SBORDONE,
La tradizione umanistica, p. 21, qui pensait que h n’était jamais venu en Occident). On sait
aujourd’hui qu’il ne saurait s’agir de v, le manuscrit Milano, Biblioteca Ambrosiana,
G 93 sup., l’autre hypothèse proposée par A. DILLER, Textual Tradition, p. 100 n. 4, car
D. SPERANZI a récemment montré que v fut copié par Iohannes Arnès dans les années 1450 :
Su due codici greci filelfiani e un loro lettore (con alcune osservazioni sullo Strabone Ambr.
G 93 Sup.), dans S. FIASCHI (éd.), Philelfiana. Nuove prospettive di ricerca sulla figura di
FrancescoFilelfo.Attidelseminariodistudi(Macerata,6-7novembre2013) (Quaderni di
Rinascimento 51), Florence 2015, p. 83-117.
2. Sur Ch. F. Matthaei, voir O. VON GEBHARDT, Christian Friedrich Matthaei und seine
Sammlung griechischer Handschriften, CentralblattfürBibliothekswesen 15, 1898, p. 345-357,
put voir. Jusqu’à nos jours, c’est donc essentiellement à Matthaei que
remonte la connaissance qu’ont les éditeurs du manuscrit de Moscou.
Nous avons pu examiner h sur une reproduction récemment fournie par le
Musée historique d’État, couvrant les premiers et derniers folios de chacun
des dix-sept livres de Strabon, une série de folios des livres I-III et VIII-IX
choisis pour les thèmes qui y sont traités par le géographe, ainsi que les livres
V, VII, X-XII et XIV-XVII dans leur intégralité. Il nous est désormais pos-
sible de donner une description du manuscrit, secondaire pour l’établissement
du texte, d’analyser de nouveau sa place dans le stemma de la Géographie et
d’envisager son parcours après son départ de Constantinople. Nous serons
souvent conduite à recourir au témoignage de trois autres manuscrits entrete-
nant des rapports étroits avec h : pour le tome I, il s’agit du célèbre Paris.
gr. 1397 (A), du 10e siècle, qui ne contient que les livres I-IX ; pour le tome II
(livres X-XVII), du Marcianus gr. XI.6 (D), réalisé en 1321 dans le milieu
post-planudéen, et qui se limite aux livres X-XVII ; pour l’ensemble de la
Géographie, du Scorialensis T.II.7 (i), qui fut réalisé en 1423 par Chrysokok-
kès et contient, comme h, les deux tomes. Nous chercherons à préciser leurs
relations sur les stemmas respectifs des deux tomes.
1. – DESCRIPTION DU MANUSCRIT
τῶν σύνεγγυς τόπων) ; IV (f. 103v) ; V (f. 120r) ; VI (f. 137r) ; VII
(f. 158v) ; VIII (f. 180r) ; IX (f. 210r) ; X (f. 240r) ; XI (f. 260v) ; XII
(f. 282v, la copie de l’argumentum débutant au f. 283r) ; XIII (f. 307v) ; XIV
(f. 331v) ; XV (f. 351v) ; XVI (f. 377v) ; XVII (f. 404r).
Ces quatre segments sont toujours de la main de l’unique copiste du
manuscrit et dans des caractères rigoureusement de la même taille que ceux
du texte. Les deux titres, l’argumentum, ainsi que la lettre initiale de l’incipit
du livre sont systématiquement donnés en rouge pour les livres I-IX (le tome I
tel qu’il est donné dans h). Cette configuration change à partir du livre X :
le plus souvent, seuls les deux titres sont rubriqués, alors que l’argumentum
est désormais de la même encre que le texte du livre, à l’exception du
livre XV, où le premier titre, l’argumentum (très court) et le second titre se
suivent, à la ligne, tous trois en rouge, et des livres XVI et XVII (pour lequel
il manque le second titre), où l’ensemble est donné en rouge. Le changement
entre les deux tomes trouve sans doute sa raison d’être dans l’utilisation d’un
modèle différent – le passage d’un modèle à l’autre étant nécessaire, puisque
chacun des deux modèles ne contenait qu’un seul tome de Strabon. Quant aux
irrégularités signalées au sein même du tome II, elles peuvent s’expliquer par
des irrégularités dans le modèle de ce tome, comme on le verra.
Le passage d’un livre à l’autre se fait toujours sans changement de page,
à l’exception du début des livres VIII et X : pour le VIII, cela se justifie par
la perte de la fin du livre précédent, signalée dans le manuscrit par une
lacune (les ff. 178v-179v étant restés vierges) ; le début du livre X est quant
à lui précédé du f. 239r-v resté vide, sans doute du fait du changement de
modèle, car c’est là que commence le second tome. Au livre XIV, un espace
de cinq lignes est laissé vierge entre la fin de l’argumentum et le titre du
livre, pour une raison que nous pourrons expliquer par le modèle de h.
Outre les sections déjà mentionnées, le f. 105r-v est laissé blanc, et de
nombreuses fenêtres (d’un espace allant d’un à trois mots) parcourent le
premier tome, en particulier les livres VII-IX. Il y en a parfois dans d’autres
livres. Ces fenêtres ne sont pas complétées par une seconde main14. Le copiste
ne se corrige que très rarement entre les lignes. Il est aussi à l’origine du
tracé des diagrammes du tome II, qui sont des scholies anciennes, étudiées
par Diller (voir par exemple le schéma du losange de l’Inde au début du
livre XV, f. 353r, du Nil en forme de Z inversé au livre XVII, f. 404r, et du
tracé de son delta à sept branches au f. 413r). Du moins pour les sections
que nous avons pu consulter, nous pouvons tirer les remarques suivantes :
de façon sporadique, l’anonyme a aussi relevé dans son modèle quelques
scholies et mis en valeur quelques phrases par un σημείωσαι ; il les donne
en rouge. Ces annotations sont notamment présentes aux livres X et XI : par
exemple au f. 246r, la scholie περὶ τῶν τριῶν μορφῶν τοῦ ἀχελώου, ou au
f. 253v, περὶ τοῦ μήκους τῆς κρήτης. Il s’agit pour la plupart d’index,
mythographiques ou géographiques, et nous verrons qu’il s’agit de scholies
récentes copiées par une main précise de son modèle. Les autres scholies de
ses deux modèles ne semblent pas avoir été relevées.
D’autres mains interviennent en marge, et permettent d’étudier le destin
de h avant son départ de Constantinople et après son arrivée en Italie : h est
annoté au moins par une main grecque et deux mains italiennes écrivant en
grec. Pour le livre X, une main grecque donne en marge à l’encre noire des
corrections et des variantes : un annotateur a donc eu recours à un manuscrit
de correction, sur lequel nous reviendrons. Ces marginalia sont nécessaire-
ment antérieurs à 1423, car certains ont été pris en compte par le manuscrit
dont nous montrerons qu’il fut copié directement sur h, le Scorialensis
T.II.7 (i, déjà mentionné), réalisé en 1423 par Georges Chrysokokkès, la
date en étant garantie par le colophon. La main italienne la plus présente sur
l’ensemble de h donne, en grec, des index et mots-clés pour le texte de
Strabon : il s’agit de celle de Guarino Veronese, comme Diller le supposait
déjà15. Guarino y relève essentiellement, à l’encre brune, des noms de per-
sonnages (περὶ τῶν κορυβάντων, en marge de X, 3, 7, 466C, f. 249v), des
toponymes (περὶ τῆς κασπίας θαλάττης, XI, 6, 1, 506C, f. 269r), des ethno-
nymes (περὶ τῶν ἀμαζόνων, XI, 5, 1, 503C, f. 267v) ou autres notabilia,
sans doute au fil de sa traduction de la Géographie, faite en grande part sur
h pour le tome II16. En quelques points, l’humaniste propose aussi une cor-
rection au texte : en X, 2, 4, 450C, μάλα ὄντων est une conjecture en marge
de μάλα ὂν τὸν (f. 243r), les autres manuscrits portant soit μάλα ὂν τὸν
soit, pour la plupart, μαλαὸν τὸν. On possède le manuscrit autographe de sa
traduction latine, l’Oxford, Bodleian Library, Canon. Class. Lat. 301, où il
traduit sa propre conjecture(iacentibus)17.En XVII, 1, 6, 791C, à propos de
Pl. 1 – Moskva, GIM, Sinod. gr. 204, f. 407v, marginalia de Guarino Veronese
50 AUDE COHEN-SKALLI
Le Parisinus gr. 1397 (A), célèbre manuscrit du 10e siècle, est le témoin
le plus important du tome I : chef de file de l’une des branches du stemma
bifide qui descend d’Ω, archétype du tome I, il contient, sur 292 folios
conservés, 92 folios gravement mutilés, notamment rongés par les rats21.
Pour les folios 1-39, l’extrémité des lignes a été consommée dans la marge
extérieure. Pour les folios 173-232, ce sont les lignes inférieures de la page
qui ont été mutilées. Le manuscrit a aussi perdu plusieurs feuillets et
cahiers22. À la fin du 13e siècle et au 14e siècle, le codex a été restauré dans
le cercle de Maxime Planude, puis dans celui de Nicéphore Grégoras. C’est
après ces restaurations qu’il a donné lieu à la copie indépendante de diffé-
rents apographes dans la première moitié du 15e siècle : il était donc tou-
jours accessible à Constantinople. Selon les éditeurs, h pourrait être une
copie soit directe soit indirecte de A : dans son étude de 1959 et son édition
de 1969, François Lasserre en fait un témoin descendant sans intermédiaire
de A, de la même façon que Francesco Sbordone dans son article de 196123.
Dans sa monographie fondamentale de 1975, Aubrey Diller en fait un
descendant direct ou indirect de A24. C’est donc la question de l’existence
possible de maillons dans la chaîne A-h qui reste à préciser.
Le Scorialensis T.II.7 (i), manuscrit en parchemin daté par son colophon
(f. 307v) du 12 août 1423, contient quant à lui la Géographie tout entière,
comme h. Il est signé de la main de Georges Chrysokokkès, qui le copia
pour Francesco Filelfo, ce que nous indique le colophon25. Filelfo séjourna
à Constantinople pour apprendre le grec et revint en 1427 en Italie avec
nombre de livres, dont i. Le manuscrit ayant déjà fait l’objet de descriptions
détaillées26, nous ne donnerons ici que quelques indications utiles à l’ana-
lyse du stemma. Il est tout entier de la main de Chrysokokkès, y compris les
deux tituli et l’argumentum de chaque livre, copiés en rouge. Le manuscrit
21. Sur A, cf. A. DILLER, TextualTradition, p. 42-53 ; sur ses restaurations, cf. D. BIANCONI,
Restauri, integrazioni, implementazioni tra storia di libri e storia di testi greci, dans L. DEL
CORSO, F. DE VIVO et A. STRAMAGLIA (éd.),Nelsegnodeltesto.Edizioni,materialiestudi
perOronzoPecere(Papyrologica Florentina 44), Florence 2015, p. 239-291, ici p. 258-259.
22. Recensés par A. DILLER, TextualTradition, p. 44 (auquel nous renvoyons également
pour une description complète du manuscrit).
23. F. LASSERRE, Études sur les extraits médiévaux de Strabon, L’AntiquitéClassique 28,
1959, p. 32-79, ici p. 35, et F. LASSERRE, Introduction, p. LXXIII (l’analyse qu’il donne de
la tradition de Strabon est suivie par Raoul Baladié, éditions citées n. 7) ; F. SBORDONE, La
tradizione umanistica, p. 21.
24. A. DILLER, TextualTradition, p. 101.
25. Cf. A. REVILLA, Catálogo de los códices griegos de la Biblioteca de El Escorial, I,
Madrid 1936, no 146, p. 471-473 ; A. DILLER, Textual Tradition, p. 104-105 ; A. CATALDI
PALAU, I colleghi di Giorgio Baiophoros, cité n. 10, ici p. 321 et 328.
26. Voir la description donnée par D. SPERANZI, sur le site Philelfiana (avec bibliographie
antérieure) : http://philelfiana.unimc.it/index.php/About/dbDetail?oid=12637.
SUR LE MOSQUENSIS DE STRABON 51
i h hyparch. perdu ?
Le Marcianus gr. XI.6 (D) est un manuscrit daté par son colophon de
1321 (f. 257v). Il n’est pas signé, mais sa réalisation fut supervisée par un
élève de Maxime Planude, actif entre Thessalonique et Constantinople28.
Il fut copié par quatre mains principales, qui se divisèrent le travail, coor-
donné par le maître de copie, qui apporta nombre de corrections au fil du
texte. D’autres annotations sont le fait d’une main plus tardive, sans doute
de la fin du 14e siècle29. D présente la trace de certains accidents remar-
quables, comme la perte d’un cahier complet au début du livre XIV, rem-
placé par un cahier laissé vierge (ff. 106r-113r) et portant un filigrane
« licorne » (Briquet 9960, a. 1436-1441), sur lequel nous reviendrons. D est
donc antérieur d’un siècle à h et i, et pouvait être accessible à Constantinople
au début des années 1420, au moment où il fut utilisé par Chrysokokkès et
son cercle, comme nous le verrons.
Au cours de ses recherches, Lasserre précisa et modifia son opinion sur
cette branche du stemma. En 1959, il écrit : « Si l’on se fie au relevé de
Kramer, h paraît être dans le second tome une copie de D, avec des correc-
tions postérieures » ; i serait quant à lui frère de D (et non de h), dépendant
comme D d’un hyparchétype commun perdu. En 1969, Lasserre change
d’avis pour les deux manuscrits : il fait de h et de i deux apographes d’un
apographe perdu de D. Pour i, il justifie sa position de la façon suivante :
« Abusé par plusieurs bonnes leçons qui ne me paraissaient pas être compa-
tibles avec les fautes de D dans les mêmes passages, j’avais d’abord supposé
un modèle commun à ces deux manuscrits [D et i], plutôt qu’une filiation
du plus ancien au plus récent ». Mais les objections formulées par Sbor-
done30 l’ont fait se rallier à l’avis de ce dernier, autant que la découverte
qu’il fit lui-même du déplacement dans le texte de i d’un terme mal placé
dans l’interligne dans D – nous reviendrons plus bas sur ce déplacement et
son origine. Une collation de certains passages avait en effet amené Sbor-
done à considérer h et i comme des copies d’un même apographe perdu de D.
Diller enfin considère h comme une copie soit directe soit indirecte de D,
et i comme une copie directe de h, pour l’intégralité du texte de Strabon.
h
i h
i h
i
Il est à présent possible de revenir sur les stemmas proposés par les
savants. Ceux des livres I-IX ont été rappelés ci-dessus sous les numéros 1
et 2. Comme le signalent déjà les collations données par les éditeurs, nous
montrerons dans un premier temps que h, pour cette partie, est un apo-
graphe de A, qu’il copie toutefois sans intermédiaire : les arguments codi-
cologiques suffisent à lever le doute émis par Diller dans le second stemma
proposé.
h reflète les dommages matériels subis par son modèle, et suit même
fidèlement les indications données en marge de A par une main qui s’est
occupée de la restauration. Pour l’analyse stemmatique, il suffit de compa-
rer les lacunes de A, la façon dont elles sont annoncées par cette main (qui
donne le plus souvent une estimation du nombre de folios perdus), et la
manière dont elles sont traitées dans h : elles prouvent que le copiste de h
lit les marginalia des 13e-14e siècles de A et suit fidèlement les instructions
qu’il y trouve. Ainsi est-il indiqué en bas du f. 72v que A a perdu à cet
endroit un quaternion exactement : λείπει τετράδ. Le quaternion manquant
entre f. 72 (II, 5, 26, 126C) et f. 73 (III, 1, 6, 139C) est donc rendu dans h
par le nombre correspondant de folios, qui sont laissés vierges, de f. 74v à
f. 82r inclus. Cette lacune englobe la fin du livre II et le début du livre III
(avec perte des titres et de l’argumentum), qui commence donc, dans h
comme dans A, avec περὶ αὐτῆς εἰπεῖν. Le même phénomène se produit
dans A au début du livre IV (1, 3-5, 178-180C) : le restaurateur indique en
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bas du f. 96v qu’il manque un folio, λείπει φύλλ. ἕν, ce que le copiste du
cercle de Chrysokokkès suit à la lettre, en laissant vierge le f. 105r-v. De la
même façon, quand la main restauratrice omet à l’inverse de signaler une
lacune, le copiste de h ne s’aperçoit pas (dans un premier temps du moins)
qu’une partie de la Géographie est perdue, et copie le texte de façon conti-
nue : c’est le cas au livre V, où un quaternion manque dans A entre f. 124
et f. 125 (V, 3, 2, 230C-4, 3, 243C). Ce passage correspond au f. 132r de h,
où ᾤκουν καθ’ αὑτοὺς (fin de la ligne 20) est directement suivi, à la ligne
suivante, par ρεντῖνος (sic) ἐνάμιλλος ; seul un signe fait d’un tiret et deux
points dans la marge de droite marque la difficulté posée par le texte ainsi
copié. La présentation même de la copie de h montre ainsi que son copiste
a pu tirer parti des indications données par le restaurateur de son modèle.
Les reproductions fournies permettent une analyse plus approfondie de la
place de h sur le stemma du tome II. La première hypothèse, proposée par
Lasserre en 1959, faisant de i et de D deux manuscrits descendants d’un
même hyparchétype perdu, et de h un apographe de D, a été réfutée dix ans
plus tard par le savant suisse lui-même, qui fit alors de i et de h deux apo-
graphes d’un apographe perdu de D. Ce schéma ne se superpose qu’en par-
tie (pour la branche de h) avec celui de Diller. Nous montrerons ici que,
conformément aux collations données par les éditeurs, h descend certes de D,
mais qu’il le lit aussi directement : l’hypothèse d’un intermédiaire est une
fois encore levée à l’aide d’arguments codicologiques, joints à des considé-
rations sur la graphie et la mise en page de l’apographe et de son modèle.
C’est donc à une version simplifiée du troisième stemma figurant ci-dessus,
celui de Diller, que conduisent nos conclusions.
Les fenêtres laissées dans le texte par le copiste de D sont reproduites à
l’identique par le copiste de h. Ainsi, dans l’argumentum du livre X, à la
place d’un nom propre qu’il lit mal dans son modèle (Ἰδαίων δακτύλων),
le copiste de D a laissé un blanc, créant ainsi une fenêtre d’environ 4 cm
(f. 8r, l. 3) : πρὸς δὲ καὶ τῶν […] τὴν ἐν αὐτῇ γένεσιν καὶ τιμὴν καὶ ὄργια
ἐπεξιών. Le copiste de h reproduit cette fenêtre en en respectant les dimen-
sions (f. 240r, l. 3). Le même phénomène se produit en X, 4, 3, 475C, où D
porte un espace blanc de quatre lettres et ne copie que les trois lettres finales
du mot Μινῴας (ωας f. 23r, l. 14 a.i.) ; à cet endroit, h crée une fenêtre de
six ou sept lettres, laissant l’espace blanc du mot entier, car il renonce à en
copier la seule finale, le terme étant incompréhensible (f. 253v, l. 7 a.i.).
En XIV, 5, 2, 669C, le copiste de D laisse entre Ταύρου et προσέλαβον un
blanc qui ne correspond à rien (f. 128r, l. 14) : ce blanc est fidèlement repro-
duit dans h (f. 343r, l. 15). Les dimensions des fenêtres correspondent à
chaque fois.
SUR LE MOSQUENSIS DE STRABON 55
31. Qu’il possède déjà en 1438, cf. A. DILLER, TextualTradition, p. 68. Bessarion avait
sans doute prévu une restitution du cahier perdu, mais le cahier ainsi ajouté est resté vierge.
32. On pourrait énumérer d’autres parallèles dans la mise en page, justifiant certaines
irrégularités observées dans la description codicologique de h : au f. 351v de h, le titre du
pinax, suivi du court argumentum puis du titre du livre, sont copiés sur trois lignes centrées
et (exceptionnellement pour le tome II) rubriqués ; ils reproduisent fidèlement la mise en page
correspondante dans D (f. 139r), où ces trois lignes sont là aussi données dans une encre un
peu différente du texte. De fait, elles ont été ajoutées infine à l’encre grise par le maître de
copie.
33. Cf. supra, n. 28.
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Pl. 2 – Moskva, GIM, Sinod. gr. 204, ff. 331v-332r (Strab. XIV, 1, 1, 632C-1, 39, 647C)
SUR LE MOSQUENSIS DE STRABON 57
35. δ est la famille de manuscrits du tome II pour laquelle on conserve le plus de manus-
crits de Strabon, voir ibidem, p. LXIX-LXXX.
36. I. PÉREZ MARTÍN a présenté cette nouvelle datation du manuscrit C lors du 23e Congrès
International des Études Byzantines qui s’est déroulé à Belgrade du 22 au 27 août 2016,
dans une intervention intitulée « Copying Aristotle and Nikephoros Blemmydes from Nicaea
to Constantinople : The Case of Laur. Plut. 87.16 » : elle identifie le scribe du Laur.
plut. 87.16 à celui de C. Les deux manuscrits furent copiés dans le troisième quart du
13e siècle dans l’entourage de la cour, à Nicée ou à Constantinople. Elle prépare sur le sujet
un article intitulé : The Transmission and Reception of Ancient Geography in Nicea.
37. F. LASSERRE, Introduction, p. LXXIII-LXXIV n. 3.
SUR LE MOSQUENSIS DE STRABON 59
h h
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La Géographie fut dès lors disponible pour les humanistes italiens, et l’on
conçoit que le volume devait être particulièrement apprécié dans les cercles
érudits. Francesco Filelfo acquit lui-même un Strabon à Constantinople,
précisément le Scorialensis (i), copié par Chrysokokkès, qu’il rapporta en
1427 en Italie et qui porte quelques marginalia de sa main41. Ainsi, ce sont
d’abord des témoins de la famille de D qui furent connus en Italie. Filelfo
confia toutefois très rapidement son volume au Vénitien Leonardo Giusti-
niani, à une date située entre 1427 et 1431, et ne le récupéra pas : c’est ce
que montre sa correspondance qui, de 1431 à 1474, atteste ses nombreuses
tentatives pour retrouver un exemplaire de la Géographie42. Il avait natu-
rellement connaissance du manuscrit possédé par Giovanni Aurispa, contre
lequel il aurait souhaité échanger son Dion Chrysostome. Sa requête, for-
mulée à Aurispa le 9 juillet 1431, reste toutefois vaine43. À propos du
Mosquensis, Filelfo écrivit le même jour à Giovanni Toscanella : Strabone
geographo,quemAurispanosterduplicatumhabet44 ; mais Filelfo n’obtint
pas le Mosquensis.
Quelques années plus tard, on retrouve h entre les mains du traducteur
Guarino Veronese – comme le confirment les nombreux marginalia de sa
Giovanni Aurispa e la sua biblioteca. Notizie e documenti (Medioevo e Umanesimo 25),
Padoue 1976, p. 113, et D. SPERANZI, Il copista,p. 126. Sur sa lettre à Traversari, datable de
1424, qui donne une liste de manuscrits rapportés d’Orient, voir R. SABBADINI, Carteggiodi
Giovanni Aurispa (Fonti per la Storia d’Italia Pubblicate dall’Istituto Storico Italiano 70),
Rome 1931, p. 13, et P. SCHREINER, Giovanni Aurispa in Konstantinopel, cité n. 19.
40. D. SPERANZI, Il copista,p. 127.
41. Cf. IDEM, sur le site Philelfiana, cité n. 26.
42. On renverra désormais à la récente édition de J. DE KEYSER (éd.), FrancescoFilelfo,
Collected Letters. Epistolarum Libri XLVIII, I-IV, Alessandria 2016. Je remercie Jeroen de
Keyser pour ses indications sur la quête d’un Strabon par Filelfo.
43. La lettre est éditée par J. DE KEYSER, FrancescoFilelfo, cité n. 42, p. 119-120 (lettre
PhE.01.90, Φ 007).
44. Pour les lettres à G. Aurispa et à G. Toscanella, datées du même jour (9 juillet 1431),
voir ibidem, p. 119-120 (lettre PhE.01.91). Ces deux lettres sont conservées dans le manuscrit
Milano, Biblioteca Trivulziana, 873 (f. 18r). A. DILLER, TextualTradition, p. 102, n. 3, sou-
ligne les difficultés d’interprétation qu’ont posées ces mots ; mais duplicatum ne signifie pas
qu’Aurispa ait possédé deux manuscrits de Strabon. J. de Keyser me précise que, dans la
langue de Filelfo, duplicare signifie simplement qu’il fit faire une copie (il s’agit de h).
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main qui parcourent le manuscrit (§ 1 ; voir pl. 3). Si l’analyse de Diller est
juste45, il dut alors passer d’Aurispa, qui séjourna longuement à la cour de
Ferrare à partir de 1427, à la bibliothèque des ducs d’Este. Le catalogue de
1436 de la Biblioteca Estense mentionne en effet un unique manuscrit grec,
qui est de toute évidence notre Strabon46. Il n’est guère étonnant qu’il ait dès
lors été accessible, autour de 1450, à Guarino Veronese, qui habita lui aussi
Ferrare à partir de 1429, à la cour des Este. Une fois passé dans les mains
de l’humaniste de Vérone, h suit d’autres chemins, qui requerraient une
étude centrée sur la première traduction latine de Strabon, ses modèles et sa
fortune, que nous laisserons de côté47.
L’itinéraire suivi par le Mosquensis est désormais clair : réalisé à Constan-
tinople au début des années 1420, h fut rapporté en Italie par Giovanni
Aurispa en 1423. Appartenant sans doute à la bibliothèque Estense de
Ferrare à la fin des années 1420, il fut utilisé vers le milieu du siècle par
Guarino Veronese, qui séjournait à la cour de Ferrare. Dans la seconde
moitié du 16e siècle, il appartint à Maximos Margounios, qui vivait à Venise,
et qui, à sa mort (1602), le légua avec d’autres livres au monastère d’Iviron.
En 1655, h fut ramené du mont Athos à Moscou par le moine Arsenij
Suchanov. Il passa au Musée historique d’État durant la révolution de 1917,
et c’est là qu’il est conservé encore aujourd’hui.
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Aude COHEN-SKALLI
CNRS
Aix Marseille Université-TDMAM UMR 7297