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Mélanges de la Casa de Velázquez


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36-1 | 2006 : Transitions politiques et culturelles en Europe méridionale (XIXe-XX e siècle)

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Actualité de la recherche
Auteurs Comptes rendus
Mots clés

LA REVUE Santos JULIÁ, Historia de las dos Españas


Politique éditoriale
Paul Aubert
Structure et
fonctionnement
p. 331-337
Soumission d’un
projet éditorial
Référence(s) :
Indications aux
auteurs Santos JULIÁ,Historia de las dos Españas, Madrid, Taurus, 2004, 562 p.
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Texte | Citation | Auteur

NUMÉROS EN TEXTE
INTÉGRAL

50-1 | 2020
Genre, sexualités et
démocratie
Texte intégral
49-2 | 2019
L’espace provincial
dans la péninsule Signaler
Ibérique (Antiquité
tardive - Haut Moyen
Âge)
1 Si le XIXe siècle fut le siècle de la presse, le XXe fut celui des intellectuels qui
49-1 | 2019 surent se servir de celle-ci pour monopoliser le débat social. Ce n’est que
Exégèse et lectio
divina dans la récemment que l’intervention des intellectuels dans la vie politique fut
péninsule Ibérique considérée en Espagne comme un phénomène collectif dont l’étude a tardé à
médiévale
se constituer en discipline. Pourtant, l’une des originalités espagnoles réside
48-2 | 2018
dans l’émergence précoce d’une vocation des élites intellectuelles à exercer un
Connexions impériales
au-delà des mers : rôle dirigeant et normatif. Un tel phénomène n’avait pas échappé à Antonio
Espagne et Portugal,
Gramsci qui affirmait, à la fin des années 1920, dans ses Cahiers de prison
1575-1668
(cahier 9) : « En Espagne, la fonction des intellectuels en politique a un
48-1 | 2018
Les métaux précieux : caractère particulier, incomparable, et elle vaut la peine d’être étudiée. »
de l’extraction à la
frappe monétaire 2 L’histoire des intellectuels relevait jadis, dans les colloques les plus sérieux,
(Antiquité - Moyen
Âge) d’une rubrique intitulée « littérature et société » où l’on évoquait leur
collaboration à une revue ; ensuite elle fut envisagée en fonction d’une
47-2 | 2017
Les sociétés enquête sur la perception de la décadence nationale ou la volonté de
démocratiques en régénération. Depuis, la convergence de certaines approches a favorisé la
France et en Espagne :
fragilités et mutations révision de quelques itinéraires (Unamuno, Machado, Azaña ou Ortega
notamment). Vinrent ensuite des études qui prétendirent considérer l’homme
47-1 | 2017
La ville antique de et l’œuvre dans leur contexte : X et son temps, comme si l’on pouvait
Baelo, cent ans après
prétendre qu’un intellectuel disposait d’un temps qui lui fût propre sans
Pierre Paris
partager celui des autres et en restant à l’abri des influences ou des
46-2 | 2016
Modèles héroïques du polémiques.
XIXe siècle : une mise
en perspective depuis 3 Deux livres pionniers contrastent avec ces approches monographiques :
le Yucatan, le Costa
Rica, le Chili et la Manuel Tuñón de Lara publiait, en 1970, Medio siglo de cultura española et
Colombie José Carlos Mainer, en 1975, La Edad de plata (1902-1939). Ensayo de
46-1 | 2016 interpretación de un proceso cultural. Le premier de ces ouvrages offrait une
La construction des approche globale novatrice à partir des grandes conjonctures dans lesquelles
finances hispaniques
durant le long s’inscrivent les courants d’idées. Il ne cherchait pas à établir seulement le
XVIIIe siècle
rapport de certaines œuvres avec la société, mais à souligner leur caractère
45-2 | 2015 prophétique dans la formation d’une vision du monde et d’une mentalité
La société de cour
sociale qui expliquent le lent processus de démocratisation de la vie politique
dans la péninsule
Ibérique (XIVe-XVe espagnole. Ce n’était pas encore une sociologie de la culture mais bien plus
siècle) : étude des
qu’une simple histoire des idées. L’ouvrage de José Carlos Mainer ne
sources
prétendait pas être une histoire sociale de la littérature, mais, en ne
45-1 | 2015
Langues indiennes et négligeant pas le monde éditorial et en posant la question du public jusqu’à
empire dans l’émergence du réformisme bourgeois, il proposait de nouvelles lignes
l'Amérique du Sud
coloniale interprétatives. Mainer montrait aussi, dans des travaux plus récents sur
l’institutionnalisation de l’histoire littéraire, comment les romantiques et les
44-2 | 2014
Pour faire une histoire krausistes ont forgé une histoire littéraire patriotique du peuple espagnol qui
des listes à l'époque permit à ce dernier de se réconcilier avec son passé. L’auteur de ces lignes,
moderne
dans une thèse d’État soutenue il y a dix ans, confronta les intellectuels aux
44-1 | 2014
La tolérance religieuse événements et envisagea leur pensée et leur action, de la fin du XIXe siècle à la
dans l’Espagne guerre civile, en conjuguant sociologie historique (étude de leur formation, de
contemporaine
leur place dans la société, de leurs moyens d’expression et de leurs voies
43-2 | 2013 d’action), histoire idéologique (rappel des enjeux du débat social et de leur
Genres hybrides et
livres mixtes au Siècle contribution à celui-ci) et histoire politique (analyse du rôle qu’ils ont joué,
d’or bilan de leur action).
43-1 | 2013
Les transferts de 4 Le livre de Santos Juliá se situe dans le prolongement de ces travaux, mais il
technologie au premier va bien au-delà en faisant une histoire idéologique de l’Espagne
millénaire av. J.-C.
dans le sud-ouest de contemporaine, textes et contextes étroitement mêlés. Au lieu de se focaliser
l’Europe sur le temps bref, ou sur la succession de temps brefs, qu’imposait la tyrannie
42-2 | 2012 de l’approche générationnelle dans l’historiographie espagnole, il prend pour fil
Genre, sexe et nation :
représentations et conducteur la conception que ces intellectuels eurent de l’histoire de leur pays
pratiques politiques en et ce, depuis la guerre d’Indépendance jusqu’à la fin des années 1960, c’est-à-
Espagne (XIXe-
XXe siècles)
dire de l’ilustrado et de l’intellectuel libéral à l’intellectuel démocrate-chrétien,
phalangiste ou membre de l’Opus Dei. C’est d’ailleurs la définition qu’il retient
42-1 | 2012
Trois tournants de la de l’intellectuel : celui qui produit un discours sur la nation, depuis la
création littéraire du Révolution française jusqu’à l’effondrement de l’empire soviétique. Du langage
Siècle d’or
de la révolution à celui de la démocratie, Santos Juliá a choisi de procéder à
41-2 | 2011 l’analyse des grands récits, selon le sens que Lyotard donne aux grandes
Le droit hispanique
latin du VIe au XIIe explications du monde jusqu’à la chute du mur de Berlin, avec un titre
siècle trompeur qui annonce la lecture d’une chronique alors que l’on a affaire à
41-1 | 2011 l’œuvre d’un historien en pleine maturité qui aborde l’histoire idéologique
L’Espagne du Front
populaire après un long et riche parcours dans le domaine de l’histoire sociale et
politique. Le pluriel renvoie à l’anecdote et à la dualité alors que ce livre
40-2 | 2010
El trabajo de las montre bien qu’il n’y a pas, jusqu’à la guerre civile, deux Espagne qui
mujeres en España s’opposent sans solution de continuité, mais qu’elles se nourrissent l’une de
40-1 | 2010 l’autre et, qu’en somme, on ne comprend bien la gauche qu’en étudiant la
L’objet de main en droite, même si cette tendance à la dichotomie ne disparaît pas avant le retour
main
de la démocratie.
39-2 | 2009
Le comte de
Floridablanca et son 5 Depuis la Révolution libérale jusqu’à la fin du franquisme, l’intellectuel
époque espagnol est à la recherche de la patrie perdue et de la nation idéalisée. Il
39-1 | 2009 parle à un peuple légitimateur, encore privé de langage et de représentation,
Dialogues mais sur lequel se fonde le pacte constituant et à la formation duquel il veut
transatlantiques autour
des migrations latino- contribuer en lui racontant son histoire ou ce que l’on aimerait qu’il croie
américaines en qu’elle fut. Avec cette nécessité de former le peuple légitimateur commence et
Espagne
s’achève la pensée de l’intellectuel libéral. Il parle au peuple au nom d’un
38-2 | 2008 peuple qui n’existe pas, et sa frustration s’accroît lorsqu’il se rend compte que
Transferts culturels
dans le monde le système libéral postule son propre dépassement mais est incapable de le
hispanique réaliser. Selon Santos Juliá, l’intellectuel suppléerait cette aliénation de la
38-1 | 2008 liberté par des récits destinés à constituer la nation.
Les acteurs de la
guerre d’Indépendance
6 Ce livre est important à plus d’un titre, pas seulement par son sujet – qui avait
37-2 | 2007 retenu l’attention de quelques spécialistes, incapables de dépasser l’approche
Cervantès et la France
essentialiste qui fige le propos dans un discours normatif à la recherche de
37-1 | 2007 l’Espagne véritable – mais parce que l’auteur ne se contente pas de réunir une
Images coloniales du
Maroc en Espagne série de monographies comme ce fut trop souvent le cas jusqu’à présent
36-2 | 2006 lorsque l’on aborda l’histoire des intellectuels. C’est à l’étude de l’évolution du
Le partage de l’eau comportement de ces intellectuels que procède Santos Juliá en analysant les
(Espagne, Portugal,
Maroc) différentes façons d’être un intellectuel au cours de ces deux derniers siècles.
Il insiste sur les relations de l’intellectuel avec les élites, la masse et le peuple,
36-1 | 2006
Transitions politiques plus qu’avec le savoir et le pouvoir. Maître à penser, pétitionnaire, journaliste,
et culturelles en militant, dissident, l’intellectuel sait s’adapter aux circonstances qu’il a parfois
Europe méridionale
(XIXe-XX e siècle) créées. Fondateur de revues, organisateur de banquets, orateur de meetings,
il veille à la diffusion de sa pensée.
35-2 | 2005
Lire les territoires des
sociétés anciennes 7 Santos Juliá formule une interprétation globale d’un phénomène complexe en
35-1 | 2005 multipliant les points de vue et en ne négligeant ni l’histoire des institutions ni
La naissance de la celle des moyens d’expression ou des voies d’action dont se dotèrent les
politique moderne en
Espagne intellectuels. De la naissance des intellectuels jusqu’à la situation qui est la
leur à la fin du franquisme, son livre insiste sur la dualité explicitée par le titre,
34-2 | 2004
Couronne espagnole et mais évite de déboucher sur l’écriture de deux histoires parallèles ou
magistratures citadines d’histoires plurielles.
à l’époque moderne

34-1 | 2004 8 De surcroît, Santos Juliá structure une argumentation claire et ciselée, tout en
Les jeunes dans
évitant le travers de nombre de ses prédécesseurs, qui exploitaient la veine
l’histoire
essentialiste, au point de considérer que l’Espagne devait rectifier le cours de
33-2 | 2003
Le temps des saints son histoire après avoir cherché le moment où celui-ci aurait bifurqué. Même
s’ils renferment quelques interprétations séduisantes, leur titre étonne
toujours l’historien. Juan Marichal dans El secreto de España (1996) entend
TOUS LES révéler, après quelques sondages dans l’histoire idéologique de 1808 jusqu’en
NUMÉROS 1975, quel secret aurait permis aux Espagnols, malgré les aléas de l’Histoire
depuis deux siècles, de n’être pas privés de conscience nationale. C’est
NUMÉROS SUR également à un inventaire des réactions des écrivains face au problème de
PERSÉE l’Espagne, au sentiment de décadence et à la continuité nationale que se livre
Julián Marías dans un recueil d’articles publiés entre 1971 et 1998, Ser
1990-1996
español (2000). Déjà, en 1976, Bernhard Schmidt confrontait dans une
1980-1989 approche diachronique, les textes de différents auteurs afin d’expliquer la
1970-1979 division idéologique des Espagnols en un bloc nationaliste conservateur et en
1965-1969 un autre progressiste libéral, et le sentiment de solitude qu’éprouvait toujours
l’intellectuel.

INFORMATIONS 9 Javier Varela (La novela de España, 1999) considère que les intellectuels se
sont efforcés d’élucider un mystère, de révéler à leurs compatriotes pourquoi
Contacts
l’Espagne n’a pas été ce qu’elle aurait dû être. En un mot, les intellectuels pris
Crédits à témoin (tous ne sont pas convoqués) auraient pour tâche de résoudre le
Politiques de problème de l’Espagne. Ils sont parfois accusés, parce qu’ils l’ont formulé, de
publication l’avoir créé. S’ils sont contraints de résoudre encore et toujours celui de son
essence, c’est pour dire en quoi l’Espagne, jugée à l’aune européenne, serait
anormale.
SUIVEZ-NOUS
10 Certes, Santos Julià s’intéresse davantage au discours des intellectuels qu’au
Flux RSS
bilan de leur action, notamment lorsqu’ils incarnèrent brièvement le pouvoir
législatif et exécutif sous la Deuxième République, mais il montre brillamment
LETTRES que les intellectuels ne prétendirent pas exercer le monopole du discours social
D’INFORMATION sans le contrepoids des actes réels. Reste la question essentielle des rapports
des intellectuels avec la nation et l’opinion publique, question qui sous-tend
La Lettre
d’OpenEdition l’ensemble du propos : les intellectuels font-ils l’opinion ou la représentent-ils ?
Leur statut se fonde sur cette ambiguïté. C’est lorsque l’équivoque est clarifiée
que disparaît l’intellectuel. L’intellectuel a acquis une identité en essayant de
ACCÈS MEMBRES forger l’opinion ; celle-ci a changé le statut de l’intellectuel par le suffrage
universel. Elle a légitimé son action, mais l’a transformé en homme politique.
Autrement dit, elle l’a réduit au silence. Mais le fait d’assumer le pouvoir ne
suffit pas à contraindre l’intellectuel à renoncer à la production d’un discours
parallèle, et donc réputé hostile, à celui du pouvoir. Il ne peut renoncer à son
rôle critique. C’est ce que lui reproche l’opinion, mais c’est aussi ce qu’elle
attend de lui, oscillant toujours entre l’intellectualisme et l’anti-
intellectualisme. Avant qu’Indalecio Prieto n’ironise sur l’hypertrophie de la
« masse encéphalique », Unamuno, qui s’était pris un moment pour Moïse,
trouvait déjà qu’il y avait trop d’intellectuels à la Constituante de 1931. Adorno
avait mis en garde contre l’omniprésence des hommes de culture : « quoi qu’il
fasse, l’intellectuel le fait mal ».

11 Les intellectuels espagnols ont prétendu faire la révolution et n’ont pas été
capables d’imposer la réforme. Ils ont voulu changer les institutions, les
formes et le personnel politique, mais ils n’ont pas osé pousser bien loin la
réforme agraire. Au fond, c’étaient des pédagogues, respectueux du modèle de
Giner de los Ríos pour qui le problème de l’Espagne était de nature culturelle.
En succédant à un pouvoir qui avait tourné le dos à la société, par la pratique
raisonnée des élections falsifiées et le mépris du parlementarisme, ils furent
contraints de faire à la fois l’État et la nation. Manuel Azaña comprit
tardivement que l’on ne réforme pas la société par décret et encore moins
sans administration, que la démocratie n’est pas une Constitution, mais la
patiente application de celle-ci.

12 Il est tentant de faire le procès des intellectuels, en les rendant responsables


des soubresauts de l’histoire politique, soit pour leur reprocher le naufrage du
libéralisme (Victor Ouimette, El naufragio del liberalismo, 1998), soit pour les
accuser d’avoir trahi leur cause en pratiquant « le rapt de l’Espagne » ou « la
destruction concertée du libéralisme » (José María Marco, La libertad
traicionada, 1997). En devenant des intellectuels par leur intervention dans la
vie publique, ces écrivains et ces professeurs auraient déclenché des
phénomènes qu’ils n’auraient pas su maîtriser. Ces ouvrages, qui sont des
compilations de monographies, ne prétendent pas rendre compte de ce
phénomène collectif qui naît au tournant du siècle avec l’autodéfinition
substantivée de l’intellectuel et la collaboration, toujours plus intense, de celui-
ci avec la presse, qui assure sa présence publique en permanence en dehors
des périodes de crise.

13 Finalement, c’est à travers l’évocation de quelques mythes que les intellectuels


expliquent comment les Espagnols auraient fait malgré tout leur salut. Ce
point de vue fut couronné par un ouvrage collectif de l’Académie royale
d’Histoire intitulé España. Reflexiones sobre el ser de España (Réflexions sur
l’essence de l’Espagne) qui semblait établir des normes, auxquelles l’Espagne
devrait rétrospectivement se conformer, ou lui montrer le chemin pour
recouvrer son essence perdue. D’autres auteurs insistent de façon plus
pertinente sur cet événement paradoxal que constitue la présence de tant
d’écrivains et d’artistes célèbres sous le régime de la Restauration (la fameuse
Edad de Plata) dans une Espagne, minée par l’analphabétisme et brimée par le
dévoiement du régime parlementaire, qui a du mal à s’adapter aux mœurs de
la démocratie. Ce fut notamment le cas d’Andrés Trapiello dans son essai
intitulé Los nietos del Cid (1997), consacré à la prétendue génération de 98
assombrie par le problème de l’Espagne. Comme tant d’autres essayistes, cet
auteur cherche le moment symbolique qui marquerait le début du salut
national. Pour brillants que soient certains de ces essais, leurs auteurs font
rarement œuvre d’historien. Ils cherchent à révéler un secret, à dévoiler un
mystère, persuadés qu’en accédant à une meilleure compréhension de
l’histoire, ils pourront percer l’essence du peuple espagnol. Cette pratique de
la métahistoire est devenue un genre littéraire auquel ont encore sacrifié de
nombreux auteurs qui commémorèrent les événements de 1898.

14 De toutes ces approches essentialistes, de la légende, du secret, du roman de


l’Espagne, Santos Juliá, qui se fonde sur des sources maîtrisées (bibliographie
récente, archives et collections de journaux) qu’il sait critiquer sans se laisser
entraîner par l’interprétation que fournirent les intellectuels eux-mêmes de
leur pensée ou de leur action, vient nous délivrer avec un titre dont la
modestie ou l’ironie ne doit point abuser. Nulle anecdote, un projet
remarquablement mené qui décape, en suivant leur évolution, de nombreux
lieux communs sur le pays légal et le pays réel, la vieille et la nouvelle
Espagne, la vieille et la nouvelle politique qui avaient succédé à cette
rhétorique de mort et de résurrection qui ne parvenait pas, au tournant du
siècle, à se hisser au niveau dialectique.

15 Vouloir embrasser ce phénomène sur deux siècles a l’avantage et


l’inconvénient d’obliger à changer plusieurs fois de points de vue : ces
intellectuels qui ont inventé un pays, essayé de forger une nation puis de
réformer un État, n’ont pas toujours le même rapport au pouvoir ni à la
société. Certes, l’étude aurait pu aborder plus systématiquement les facteurs
ou les vecteurs du débat social, ou dresser le bilan de l’action publique des
intellectuels. Elle ne pouvait être prolongée jusqu’à nos jours sans se heurter
au voile que jetèrent certains opposants au franquisme sur leur phalangisme
juvénile. À quoi bon susciter un débat d’héritiers ? La dernière modalité de la
fonction critique de l’intellectuel est illustrée par le magistère qu’exercent,
dans les colonnes de quelques grands quotidiens, une poignée d’historiens –
dont l’auteur de ce livre – dotés d’une chronique régulière pour commenter,
en tant qu’experts, l’actualité à partir d’une mise en perspective historique
après que leurs aînés eurent joué un rôle de témoins d’un passé récent occulté
par la dictature franquiste.

16 Certes, l’ambition de l’auteur, en considérant une période aussi vaste, peut


achopper sur quelques points d’érudition, ou quelques anachronismes. Parfois
la synthèse est saisissante et peut sembler précéder l’analyse. Mais le pari a
été remarquablement tenu. Le propos est ferme, même s’il n’est pas à l’abri
de quelque interprétation schématique, concernant par exemple Unamuno
(hâtivement qualifié de préfasciste en 1930), ou Maeztu (à l’influence peut-
être exagérée), ou la dérive autoritaire du groupe de 98 perçue peut-être trop
tôt avant la fin du premier lustre. Les relations avec les masses ne sont sans
doute pas toujours réductibles à une valse à trois temps : haine, essai de
pénétration, redécouverte du peuple, même si en général les formules qui
qualifient le processus historique sont très pertinentes : « Irrumpe la masa/
Degenera la raza/ Entra Ortega ». On croit lire les didascalies d’une œuvre
théâtrale. Cela a le mérite de rappeler que l’action des intellectuels, pas plus
que le théâtre, n’est pas seulement littérature, ou écriture performative, mais
éclairage et mise en scène ; et que ce n’est qu’au moment opportun que le
récit peut commencer : « Relato de la patria renacida », « Romance del pueblo
español en su lucha contra invasores y traídores ». Mais on n’est pas plongé
dans les Mille et une nuits ni dans la Guerre de cent ans entre le progrès et
l’obscurantisme, car l’auteur montre bien que le bruit et la fureur de l’arrière-
plan historique, puis de la guerre civile, finissent par faire douter (voir la partie
du dernier chapitre intitulée « Recusación de los grandes relatos ») de l’utilité
de ces grands récits des « années triomphales » – mais cette fois de ceux des
inventeurs de l’Anti-Espagne – tels que Jaime Gil de Biedma a pu les résumer
dans les années 1960 avec les accents de l’Ancien Testament : « Media España
ocupaba España entera/ con la vulgaridad, con el desprecio/ total de que es
capaz, frente al vencido,/ un intratable pueblo de cabreros ». Il ne sera pas
nécessaire d’apprendre par cœur ces récits ni de faire taire les enfants, la
réconciliation nationale à la troisième génération se fera sur l’amnésie
concertée et peut-être sans les intellectuels, non pas chassés de la
République, mais réduits au silence.

17 Reste à savoir si ces intellectuels ont opéré une révolution profonde des
langages et des mythes (une étude de l’adéquation de leur vocabulaire à la
réalité décrite eût été la bienvenue) et s’ils sont encore utiles à la démocratie.
Ont-ils disparu avec le fonctionnement de celle-ci, dès lors que le débat sur
l’essence de la nation n’eut plus court – ceux qui voulurent faire la révolution
ou transformer le monde ayant échoué – et que le combat politique put
commencer ? Les grands maîtres n’auraient pas survécu au tarissement des
grands récits. Certes il y a toujours des intellectuels qui prétendent conseiller
le prince et d’autres qui signent des manifestes, mais de nos jours la signature
des écrivains connus est suivie de celle d’artistes du music-hall encore plus
connus. L’apparition d’un nouvel intellectuel médiatique n’implique pas la
disparition de l’intellectuel traditionnel, mais vient délégitimer son discours.
L’intellectuel prophète, qui a réponse à tout, a été substitué par le
saltimbanque, mais aussi par l’expert, dont le propos répond à une autre
logique car il ne se risque pas à livrer une parole autorisée en dehors de son
domaine de spécialité. Faut-il s’en réjouir ? Le recours aux sages de la tribu
révélait toujours un déficit démocratique.

18 Par la problématique formulée : comprendre pourquoi les intellectuels, qui se


méfiaient de leurs gouvernants et étaient toujours à la recherche du peuple,
avaient fini par vouloir incarner la conscience de la nation ; par les pistes de
réflexion qu’il ouvre, ce livre, qui se veut une histoire culturelle du politique
depuis l’apparition de la politique moderne, est un ouvrage de référence, l’un
des plus importants de la décennie. Les intellectuels espagnols ont prétendu
sinon écrire l’histoire de leur pays, du moins la rendre intelligible. Santos Juliá
s’est donné les moyens de la rendre intelligente.

Pour citer cet article

Référence papier
Paul Aubert, « Santos JULIÁ, Historia de las dos Españas »,Mélanges de la Casa de
Velázquez, 36-1 | 2006, 331-337.

Référence électronique
Paul Aubert, « Santos JULIÁ, Historia de las dos Españas », Mélanges de la Casa de
Velázquez [En ligne], 36-1 | 2006, mis en ligne le 22 octobre 2010, consulté le 14
août 2020. URL : http://journals.openedition.org/mcv/2711

Auteur

Paul Aubert
Université de Provence

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