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Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie: La résistance à l'ambivalence de la théorie

postcoloniale
Author(s): Youssef Yacoubi and Alexis Tadié
Source: Tumultes , novembre 2010, No. 35, Edward Said théoricien critique (novembre
2010), pp. 155-184
Published by: Éditions Kimé; L'Harmattan; Sonia Dayan-Herzbrun

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24599388

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TUMULTES, numéro 35, 2010

Edward Said, Eqbal Ahmad


et Salman Rushdie*
La résistance à l'ambivalence de la théorie
postcoloniale

Youssef Yacoubi
Hofstra University, New York

Les liens personnels et intellectuels qui unissent Said à


Eqbal Ahmad et à Salman Rushdie, deux intellectuels de premier
plan originaires du sous-continent indien, reposent sur l'idée que
l'histoire, les récits et la politique sont inextricablement liés.
Cette position remonte au discours anti-impérialiste façonné par
Aimé Césaire, Frantz Fanon et C. L. R. James. Ces penseurs
importants ont montré comment articuler la matérialité et la
violence du colonialisme. Ils partagent un impératif
fondamental, que Said a par la suite assigné aux intellectuels :
parler contre le pouvoir, interroger les structures qui font naître
la coercition, l'injustice et le silence. L'intellectuel doit créer des
lectures alternatives de l'histoire et de la culture.

Le travail de l'intellectuel se doit d'être antagoniste.


Eqbal Ahmad a pendant longtemps adopté cette posture aux
côtés de Said. Il a joué un rôle essentiel aux États-Unis pour
changer la perception des Palestiniens et de leur histoire. Il s'est
employé sans relâche à définir le sens de la lutte révolutionnaire

* Une première version anglaise de cet article a été publiée dans la revue Alif,
Edward Said and Critical Decolonization, n°25, 2005.

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156 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

contre le pouvoir colonial. Son analyse de la pensée


révolutionnaire a toujours été sous-tendue par une conscience
fondamentale du fait que, après la soi-disant exaltation
consécutive à l'indépendance territoriale, il est essentiel de
s'opposer à l'ignorance, au préjugé et à l'oppression. Le
processus de décolonisation, surtout de décolonisation de
l'esprit, est incomplet et dynamique à l'extrême. L'orientation
profonde et durable de la théorie de l'anti-impérialisme défendue
par Ahmad a alimenté la vigilance de Said vis-à-vis des formes
nouvelles d'orientalisme. Avec constance, ils se sont tous deux
attachés à identifier les images fondamentales des médias
américains — en « parfaite synchronie », disait Said, avec
l'administration américaine. Entre Said et Rushdie, c'est
l'expérience de « l'identité paradoxale » qui offre de nouvelles
patries imaginaires et de nouvelles frontières intellectuelles à
franchir.

Selon moi, les arguments cruciaux de l'anti-impérialisme


— qui prend souvent les apparences de la lutte des Palestiniens
pour l'auto-détermination — lient Said, Ahmad et Rushdie.
L'amitié entre Said et Rushdie est davantage cimentée par la
condition partagée de l'exil et de l'hybridité. Je montrerai qu'en
dépit des résultats indéniables obtenus par d'autres intellectuels
du sous-continent — en particulier Homi Bhabha et
V. S. Naipaul (d'origine indienne, mais né à Trinidad) — dans la
dépolitisation de l'édifice du colonialisme, Said, Ahmad et
Rushdie ont soutenu ensemble (en ce qui concerne la Palestine)
que l'impérialisme est structurellement monolithique et
historiquement intransigeant. Dans cette perspective, je
discuterai dans la dernière section les théories de Bhabha de
l'ambivalence, de la mimique et de la traduction. Selon Said, un
grand nombre d'intellectuels occidentaux ont sérieusement
réduit l'impérialisme aux concepts douteux de la charité
occidentale et du relativisme culturel. Ils ont vidé l'expérience
même du colonialisme des réalités matérielles brutes constituées
par la discrimination, les stéréotypes et la ségrégation.
Homi Bhabha en particulier a été davantage séduit par la
professionalisation et la spécialisation universitaires. Said,
Ahmad et Rushdie trouvent particulièrement dérangeant le
consensus critique de V. S. Naipaul et de Homi Bhabha sur
l'ambivalence du pouvoir impérial. La théorie de l'ambivalence

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repose essentiellement sur


division et de l'exclusion de l'Autre.

Le partage des provinces de l'Empire


Said a dédié à Ahmad l'un de ses ouvrages les plus
importants d'histoire coloniale, Culture et impérialisme (1993).
Ce geste de Said nous rappelle que l'œuvre et la pensée
d'Ahmad doivent être placées au cœur d'une politique anti
impériale. Jusqu'à sa mort, Ahmad a continué à dénoncer le néo
colonialisme, en particulier la politique américaine du
« changement de régime » et son grand projet de
« démocratisation » du Moyen-Orient.
Said et Ahmad ont été en grande partie formés par
l'histoire coloniale et par une existence hybride et périphérique
au sein du monde occidental. Ils sont tous deux nés au milieu des
années trente, sous domination anglaise, en Palestine et au
Pakistan. Ils ont tous deux émigré aux États-Unis, étudié à
l'université de Princeton avant d'enseigner dans des universités
américaines. Ahmad a grandi dans l'Inde coloniale et a été
témoin de la partition de l'Inde et du Pakistan. Après la Partition
de 1947, il a émigré au Pakistan. Ahmad a été associé à
Frantz Fanon au sein du Front de Libération Nationale algérien.
Son activisme anti-colonial s'est exprimé pendant les années
1964-1968, époque où il est devenu à la fois l'une des voix les
plus fortes et les plus remarquables à s'exprimer contre les
violences américaines au Viêtnam et au Cambodge ; il analyse
également de près le mouvement de résistance palestinien depuis
1968. Ahmad est resté, pour Said, « cette chose rare, un
intellectuel sans complexes vis-à-vis du pouvoir ou de l'autorité,
un compagnon d'armes de gens aussi différents que
Noam Chomsky, Howard Zinn, Ibrahim Abu-Lughod,
Richard Falk, Fred Jameson, Alexander Cockburn et
Daniel Berrigan1 ». La défaite arabe de 1967 face à Israel a
aiguisé la conscience politique de Said et l'a rapproché de
l'affiliation révolutionaire et anti-impérialiste d'Ahmad, que
celui-ci avait développée pendant ses années de formation
politique en Algérie française et dans l'Inde britannique. Said et

1. Edward Said, The Pen and the Sword : Conversations with David
Barsamian, Edinburgh, AK Press, 1994, p. 74.

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158 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

Ahmad ont été formés par l'expérience coloniale même. Nés et


élevés dans les provinces culturelles et politiques des empires
européen et américain, Said et Ahmad sont le produit même de
la périphérie et de son savoir. Ahmad ayant succombé, le 11 mai
1999, à une crise cardiaque à Islamabad, Said l'évoque
simplement, dans la préface à Confronting Empire (2000), en ces
termes : « notre cher ami et camarade ». Parce qu'il a vécu le
contrôle colonial et en a été le témoin, avec la déshumanisation
sans fin des indigènes qu'il implique, Ahmad, pour Said,
demeure « un véritable compagnon de lutte » pour les droits des
Palestiniens.

Depuis leur rencontre à Beyrouth en 1980, avec le célèbre


poète pakistanais Faiz Ahmad Faiz, Said et Ahmad ont voulu
développer des stratégies communes d'opposition au
colonialisme israélien. Avant les accords d'Oslo,
David Barsamian rapporte dans l'interview qu'il a faite
d'Ahmad que celui-ci s'était à l'époque entretenu avec Ara
pour élaborer une approche souple, fondée sur les principe
l'égalité et de l'inclusion. Il a expliqué aux dirigeants de l'O
ainsi que dans une conférence donnée à Beyrouth, que « l'
s'est retrouvée enfermée dans l'attitude du refus au bénéfice de
l'ennemi, et que, par tactique, elle devrait abandonner à ses
adversaires cette position, car le refus est historiquement et
théoriquement étranger à la tradition révolutionnaire2 ».
Said et Ahmad sont très tôt tombés d'accord sur le fait que
les dirigeants palestiniens devaient accepter que le nouvel État
d'Israël allait exister indéfiniment. L'OLP devait à présent se
concentrer, de façon à la fois plus constructive et plus créative,
sur la lutte pour actualiser son propre droit à l'auto
détermination. Ils ont tous deux défendu de façon convaincante
l'idée selon laquelle la lutte révolutionnaire nécessite de la
souplesse politique, de faire la différence entre tactique et
stratégie, de comprendre les coups de l'adversaire, de se réfugier
dans la clandestinité lorsque c'est nécessaire et d'examiner sans
cesse ses propres présupposés3. Au début des années 1980,
Ahmad a soutenu que « l'inflexibilité tactique », « l'attitude du
refus » et l'isolement physique de l'OLP au Sud Liban, pendant

2. Eqbal Ahmad, « Yasser Arafat's Nightmare », MERIP Reports 119 (nov.


déc. 1983), p. 19.
3. Ibid., p. 22.

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YoussefYacoubi 159

les négociations de Camp


irréparables. En conséque
David, selon l'analyse d'Ahm
par un accroissement du nombre d'implantations, par
l'intensification des expropriations des terres palestiniennes et
par la perturbation systématique de la vie des Palestiniens. En
insistant sur les rapports complexes qu'Israël entretient avec les
intérêts et l'hégémonie américains au Moyen-Orient, Ahmad
réagissait à une OLP à l'époque figée dans une position
intransigeante sur la lutte armée. Il est allé plus loin en formulant
des stratégies différentes qui permettraient de résister au projet
sioniste d'annihilation de la mémoire collective palestinienne. A
des moments cruciaux dans la lutte des Palestiniens contre la
politique israélienne systématique d'expropriation et d'annexion
de la terre palestinienne, Ahmad a proposé un certain nombre de
plans d'action. En 1968-1969, il souhaitait que « de longues
marches [...] soient organisées vers la Cisjordanie et Gaza.
Retour à la maison. Lorsque les vieillards meurent dans des
camps de réfugiés, ils veulent être enterrés dans leur village
ancestral. Des processions funéraires devraient traverser les
frontières pour pénétrer en Israël. Le symbole de l'exode doit
être renversé. Un mouvement de libération doit mettre en
lumière les contradictions fondamentales de la société adverse.
Israël recherche la légitimité sous l'espèce du hâvre d'un peuple
persécuté depuis longtemps, mais il se construit et se développe
aux dépens d'un autre peuple4 ».
Dans la théorie d'Ahmad, un mouvement de libération
doit être créatif et attentif aux détails historiques. À la lumière de
politiques identiques de confiscation de terres, il enjoint en 1989
l'OLP à faire de l'arrêt des implantations juives dans les
territoires occupés la priorité absolue. Il conseille aux dirigeants
palestiniens d'« affronter la question de l'immigration juive [...]
[et] de faire davantage dans le domaine de l'éducation
publique5 ». Said lui-même s'appuie sur les propositions
concrètes d'Ahmad et sur son aptitude à élaborer des stratégies
précises et convaincantes. Il l'appelle tout simplement « mon

4. E. Ahmad, « Yasser Arafat's Nightmare », p. 21.


5. E. Ahmad et al., « Middle East Peace Priorities in the US : Seven
Perspectives », Middle East Report 158 (May-June 1989), p. 6.

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160 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

gourou en affaires politiques6 ». Said note qu'Ahmad, qui n'est


pas palestinien, « avait le génie de l'empathie7 ». Pour Said,
cette faculté de penser en termes d'idées, de stratégies politiques
et de lectures différentes, au bénéfice des autres, définit
l'immensité de la contribution d'Ahmad à la cause palestinienne.
Ahmad n'a pas simplement influencé la pensée de Said sur la
Palestine, il a soutenu la critique que Said a donnée des accords
d'Oslo, qui ont forcé l'OLP à accepter un « processus de paix »
biaisé. Ils ont tous deux vu que ces accords ne laissaient aucune
place à l'auto-détermination nationale. Au contraire, les accords
d'Oslo, ainsi que la récente « feuille de route », ont renforcé les
discours sur la suprématie coloniale d'Israël8.
Ce que Said a donc trouvé remarquable chez Ahmad, c'est
non seulement sa connaissance des mécanismes et de la
dynamique brutale de l'idéologie sioniste, mais encore so
aptitude naturelle à s'inscrire dans des registres et des cultures
différents. Ahmad était également capable de rester fidèle à son
identité et à ses convictions politiques fondamentales.
L'approbation de Said a pour pendant l'estime profonde
d'Ahmad pour l'œuvre de Said et pour sa vision morale. Dans
son introduction à The Pen and the Sword (1994), Ahmad
considère que Said « fait partie de ces personnes rares dont la vie
tient dans la concomitance des idéaux et du sens de la réalité,
dans la rencontre entre un principe abstrait et un comportement
individuel9 ». Ce sentiment partagé a fait de la Palestine la pierre
de touche de la vigilance politique, de la sympathie et des
inquiétudes de ces deux camarades. L'intellectuel doit
s'identifier à une cause politique ; il doit s'ancrer dans des
problèmes qui ont trait à la justice, à la vérité et au savoir
démocratique. Ahmad fait la preuve de cet engagement en
faveur de la vérité en restant constamment conscient de la
sensibilité de Said à la duplicité et à la dégradation du langage. Il
explique que la « capitulation » d'Arafat face aux demandes de
Rabin au cours des négociations d'Oslo « a touché quelque

6. Cité dans E. Ahmad, Confronting Empire : Interview with David


Barsamian, London, Pluto Press, 2000, p. xx.
7. Ibid., p. xxi.
8. E. Said, Peace and its Discontents : Gaza-Jericho 1993-1995, London,
Vintage, 1995.
9. E. Ahmad, « Introduction », Edward Said, The Pen and the Sword, op. cit.,
p. 8.

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YoussefYacoubi 161

chose de profond dans l


Ahmad et Said ont compri
du colonialisme dissimule
derrière des déclarations
respect envers l'autre.
La rencontre de Beyrout
libanaise, incarne à la foi
Le poème de Faiz, « Berc
propose un contre-récit
désespoir, de banalité e
comme l'explique Ahmad,
de Said et son engageme
« lorsqu'[Edward] est con
Ahmad explique que Said
rester totalement concent
Bové confirme. Il expliq
combinaison symbiotique
savoir, de rigueur histor
morale politique qui seul p
Le courage et l'audace m
refus de se laisser domin
comme le démontre son
Le mémorialiste loue ave
d'être constamment sur le
de la sécurité des autres.
« l'épuisement psychique »
protagoniste, Edward, est
refus constant de la mort
peut-être à cause de ce
apprécier les fragments
écrit-il, est un état que
n'importe quel prix13»
comment sa volonté d'enr
son subconscient. Comme
mémoire collective de la

10. Ibid., p. 13.


11. Ibid., p. 8.
12. Paul A. Bové, « Introduction », Boundary 2, 25/2 (1998), p. 1.
13. E. Said, À contre-voie. Mémoires ; trad, de l'anglais par Brigitte Caland
et Isabelle Genet, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002, p. 429.

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162 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

détermination à ne jamais laisser un mythe ou un point de vue


dominant s'installer comme histoire, sans contrepoint14 ». Said a
toujours procédé de la sorte, parce que sa conception de la
relecture de l'histoire dépend toujours de l'immédiateté ou,
comme le dit Rushdie, « Edward Said a toujours eu la
caractéristique de lire le monde aussi attentivement que les
livres15 ».

Les deux ouvrages principaux de Said sur la Palestine, La


Question de Palestine ( 1980) et The Politics of Dispossession
(1995) ont en particulier requis une étonnante puissance de
concentration ainsi qu'une conviction profonde, inscrites dans la
chair même de Said. De fait, il faut comprendre sa passion
politique prétendument excessive, non pas nécessairement et
uniquement comme une approche existentielle de la politique de
la perte, mais de façon plus fondamentale, comme l'obsession de
la justice et du savoir démocratique et vrai. Réécrire l'histoire de
la Palestine procède autant d'une nécessité intellectuelle que
d'une manière d'autobiographie, de la nature, de la chair et du
sang. Être palestinien c'est éprouver un sentiment constant de
perte, même si Said lui-même n'est ni apatride, ni, comme il le
dit lui-même, en situation de vivre la condition misérable et
dangereuse d'un réfugié. Said parle à partir de la perspective de
l'exilé.

Dans Culture et impérialisme (1993), il nous dit qu'aussi


loin qu'il se souvienne, il s'est toujours senti appartenir à « deux
univers sans être entièrement d'aucun16 ». Il est aisé de
constater, comme le fait Timothy Brennan, que la persona de
Said est un amalgame de nombre d'expériences et d'influences.
La période de formation de Said « est caractérisée par une
assimilation volontaire et sans problèmes!7 » ; ainsi, la
compréhension de l'exil qui est la sienne est « moins littérale
qu'une question de positionnement, moins une filiation qu'une

14. E. Ahmad, Confronting Empire..p. 11.


15. Salman Rushdie, « De l'identité palestinienne. Entretien avec Edward
Said », in Patries imaginaires : Essais et Critiques, 1981/1991 ; trad, de
l'anglais par Aline Chatelin, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 183.
16. Culture et Impérialisme, 1993, trad. Paul Chemla, Paris, Fayard/Le Monde
diplomatique, 2000, p. 31.
17. Timothy Brennan, « Edward Said and Comparative Literature », Journal of
Palestine Studies, XXXIII/3 (printemps 2004), p. 25.

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Youssef Yacoubi 163

position politique. L'exil p


L'exil a permis à Said de v
tragédie de la Palestine, p
davantage que deux yeux. S
sentiment de crise face aux
les réexaminer procèdent
cette « compulsion de l'ex
the Last Sky : Palestinian L
des problèmes posé par le f
de l'intérieur est régulièrem
autres, par la tentative des
occuper cet espace — qu
disent qu'il n'existe pas de
Palestinien, ou des Israélien
la Palestine mais Israël19. »

Said sait, Rushdie y insiste, que l'exil des gens n'est ni


littéraire ni bourgeois : « dans le cas des Palestiniens [...] l'exil
est un phénomène de masse : ce sont les masses qui sont exilées
et pas seulement la bourgeoisie20 ». De fait, la vision politique
du monde de Said, ainsi que son travail critique, sont ancrés dans
l'expérience de la diaspora, vécue et construite
intellectuellement comme un espace utopique propice à la
pensée indépendante et à l'interprétation par l'imagination. Cela
explique en partie pourquoi Said a été vigilant face à la
souffrance humaine. Il était entièrement attentif à la réalité de la
corruption et à la sujétion des peuples faibles. Il combine la
précision, la clarté et la rationalité de l'intellect avec la nécessité
et l'humanité de la conscience morale. Ce qu'il partage avec
Ahmad, et que ce dernier identifie comme l'attribut de Said le
plus essentiel, est une responsabilité éthique qui confine peut
être à l'angoisse obsessionnelle. Ahmad et Said incarnent tous
deux la vigilance sans répit et la répétition de la vérité.
Lorsqu'il parle d'un autre compagnon de lutte important
contre l'occupation israélienne, Noam Chomsky, Ahmad
concède que la répétition de la même vérité, ou du même
principe, à de multiples reprises, constitue une stratégie
fondamentale permettant de questionner le pouvoir, ce qui

18. Ibid., p. 25.


19. S. Rushdie, « De l'identité palestinienne », op. cit., p. 187.
20. Ibid., p. 188.

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164 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

permet en fin de compte de redonner à ceux qui ont été


dépossédés un rôle d'agent des politiques nationalistes. Ainsi, la
répétition renforce le contre-champ face à l'idéologie et à la
fabrication de clichés. Il s'agit d'un contre-savoir dont le but
ultime est de créer et d'assurer l'émergence de la conscience
critique. Une vision de ce type s'oppose à la domination et à la
durée des récits totalisants. En d'autres termes, « dire la vérité au
pouvoir n'est pas de l'idéalisme à la Pangloss : c'est réfléchir
soigneusement aux alternatives, choisir la meilleure et la
défendre intelligemment chaque fois qu'elle peut contribuer à
susciter le changement qui s'impose21 ».
Said explique à Rushdie que les photographies de
Jean Möhr, dans After the Last Sky, racontent un certain nombre
d'histoires, l'une d'elles touchant à la façon dont l'identité
palestinienne tient dans un mouvement constant et dans une
auto-définition sans fin. Ces histoires et ces souvenirs
d'existences fragmentées, selon Said, doivent être dites « ass
fort, assez souvent et d'une voix stridente22 ». La répétition es
indispensable à la légitimité même de la résistance et à la
confirmation de la présence palestinienne. Inscrire l'histoi
palestinienne reste une entreprise vitale et sans fin parce
qu'Israël, comme le dit Said, déforme les archives, les empor
ou les vole, comme ce fut le cas en 198 223.
Malgré les menaces de mort, les nombreuses accusations
de mensonge et pire encore, les insultes, le « professeur d
terreur » traîné dans la boue par les médias et par le tristemen
célèbre CampusWatch après le 11 septembre, Said s'est toujours
concentré sur sa mission politique. Selon Ahmad, Said procèd
de façon humaine et individuelle. Il ne perd pas son temps
répondre à la médiocrité intellectuelle des médias et des groupe
de pression. Il s'est impliqué activement dans l'analyse de la v
des gens ordinaires sous l'occupation ou l'oppression. Ce
apparaît clairement dans le documentaire de la BBC de 199
In Search of Palestine, qui rassemble les idées politiques de Sa
et son action militante. Le documentaire s'adresse en particulier
à un public occidental et dépeint la réalité crue et inhumaine de

21. E. Said, Des intellectuels et du pouvoir ; traduction de l'anglais par P


Chemla, revue par Dominique Eddé, Paris, Le Seuil, 1996, p. 118.
22. S. Rushdie, « De l'identité palestinienne », p. 192.
23. Ibid., p. 196.

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Youssef Yacoubi 165

la spoliation des Palestiniens


horizons, y compris des s
politiques, des Palestiniens
israéliens qui se plaignent d'êt
seconde zone. Chacune de ces
propos de Said qui a pour but de corriger les archives
israéliennes, de soutenir l'idée que la Palestine existe en tant que
conscience collective, humaine et concrète. Il s'efforce de saisir
la matérialité et l'horreur de l'occupation, les sentiments de
douleur qu'expriment les gens spoliés et finalement, la banalité
de la division, de la ségrégation et de l'expropriation sans pitié.
Le but du retour de Said en Palestine était de promouvoir tout
contact encore possible alors même qu'il se rendait compte qu'il
lui fallait se résigner à avoir perdu son « chez lui ».
Dans cette perspective, l'acte témoignant d'une attention à
l'autre, peut-être le plus sensible et le plus productif, comme
Ahmad et Rushdie ne cessent de le rappeler, tient dans
l'appréciation et la compréhension de ce que l'histoire de
l'antisémitisme a représenté pour les Juifs. Il écrit : « Je peux
donc comprendre le mélange de terreur et d'exaltation qui a
nourri le sionisme [•••] Et pourtant, parce que je suis un Arabe
palestinien, je peux voir et ressentir d'autres choses qui
compliquent considérablement les problèmes, qui font aussi que
je me focalise sur les autres aspects du sionisme24. »
Said ne se contente pas de lectures simplistes et
confortables de l'histoire. L'histoire de la souffrance des Juifs et
des Palestiniens est complexe et multiforme. Pour faire obstacle
aux processus d'oubli, d'élision, d'indifférence et d'amnésie, il
faut être suffisamment patient pour faire ressortir les
soubassements psychologiques et moraux profonds qui ont
façonné et combiné ces deux histoires. Sur cette sensibilité, peut
être l'ironie la plus profonde de l'influence de Said tient-elle
dans le fait que l'expérience palestinienne de la souffrance, de la
spoliation, du déni, de la mort et de l'élimination — que Ahmad
et Rushdie ont tous deux mis en lumière publiquement et par
écrit, à chaque fois que c'était nécessaire — constitue
l'expérience même qui a formé la conscience universalisante de
Said, sa générosité intellectuelle et sa vigilance éthique. Said a

24. E. Said, « Le sionisme du point de vue des victimes », La Question de


Palestine, Arles, Actes Sud, 2010, p. 128.

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166 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

incarné une vie de paradoxe extrême et d'ironie. Il a en fait


personnifié l'ironie comme point de vue. Cette position
paradoxale est parfaitement définie à la première page de ses
mémoires : « il y eut toujours un problème de décalage par
rapport à la manière dont je fus inventé et censé m'adapter au
monde de mes parents et de mes quatre sœurs25 ». De l'évidente
interrogation sur un prénom anglais, Edward, accolé à un nom
de famille arabe, Sa 'id, à ses nombreux voyages lorsqu'il était
enfant au sein d'écoles et institutions coloniales, patriarcales et
élitistes, l'histoire de Said, comme l'explique Michael Gilsenan
« est l'histoire de quelqu'un, très imparfait dans sa formation,
qui ne pouvait être personne d'autre que celui qu'il est : un
enfant de chrétiens palestiniens dans Le Caire colonial, sans
soutiens sociaux, se soutenant eux-mêmes à force de bricolage
d'habitudes et de valeurs collées ensemble à partir de
nombreuses sources arabes, américaines et britanniques26 ».
Said, comme Ahmad et Rushdie, a grandi en vivant,
regardant, absorbant les défauts fondamentaux et les
contradictions de la discipline, des attitudes, des attentes
coloniales.

Au-delà des limites, face aux frontières


L'expérience de l'exil, selon Said, transforme et
renouvelle. Dans cette perspective, la position de
Salman Rushdie, écrivain métropolitain déplacé, suscite la
profonde admiration de Said pour son œuvre. Les discussions
sur l'empire sont ancrées, inévitablement, dans sa propre
expérience d'un univers sans « chez soi ». C'est ainsi que Said a
développé une affinité particulière avec Salman Rushdie — qui,
comme Conrad, est un écrivain immigré et, pour Said, une voix
profondément dissonante. Conrad et Rushdie ont tous deux
apprivoisé la langue anglaise et l'ont utilisée pour parler des
relations entre culture et impérialisme et, dans le cas de Rushdie,
de la condition de la migration. Comme le dit Said : « Les textes
qui m'intéressent le plus sont [...] d'une certaine façon des
textes mixtes. L'idée d'un texte hybride, d'écrivains comme

25. E. Said, À contre-voie, p. 21.


26. Michael Gilsenan, « The Education of Edward Said », New Left Review,
n°4 (juillet-août 2000), p. 154.

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Youssef Yacoubi 167

Garcia Marquez et Salman R


l'immigration, de la traver
m'intéresse énormément pour des raisons politiques et
existentielles évidentes, mais il me semble aussi qu'il s'agit là
d'une des contributions les plus importantes à la culture de la fin
du vingtième siècle27. »
Selon Said, Rusdhie, qui dans un entre-deux occupe plus
de deux espaces culturels, est engagé dans un double
mouvement critique qui utilise la métropole pour exprimer la
condition du Tiers-Monde. Rushdie, donc, fait « réellement
partie de quelque chose de plus important que simplement un
individu. Il peut écrire dans une langue-monde et retourner cette
langue contre l'autorité qui lui donne naissance28 ». Said
considère Rushdie, à l'instar d'auteurs comme Thomas Pynchon
et Gabriel Garcia Marquez, comme un écrivain qui peut attirer
l'attention d'un public international, en même temps que les
œuvres de ces écrivains « fonctionnent comme des agents de
changement culturel, intellectuel, social, parce qu'elles mettent
en œuvre de nouveaux mondes29 ». Il continue : « lire Rushdie
c'est lire quelque chose de complètement nouveau. Je veux dire
qu'il y a des rapports avec le monde de Kipling et de Forster,
mais ce monde est transformé, c'est un monde postcolonial qui a
sa propre magie, son propre brillant. Et cela donne naissance
dans la langue anglaise à une expérience particulière de
l'hybridité30 ». Said admire en particulier le roman de Rushdie
Les Enfants de minuit parce qu'il est le produit d'une
imagination à la fois créative et indépendante. La narration de
Rushdie tisse ensemble des éléments fondamentalement
hétérogènes et parvient à des conclusions essentielles ; il y mêle,
de façon consciente, le discours de l'Occident et lui fait
« reconnaître les histoires marginalisées, réprimées, oubliées31 ».
Le travail de Rusdhie appartient à « la littérature résistante de la

27. E. Said, « Criticism and the Art of Politics », in Gauri Viswanathan (ed.),
Power, Politics, and Culture : Interviews with Edward Said, New York,
Pantheon Books, 2001, p. 148.
28. E. Said, « Overlapping Territories : The World, the Text, and the Critic »,
in Power, Politics, and Culture, pp. 64-65.
29. E. Said, « The Road Less Traveled », in Power, Politics, and Culture,
p. 416.
30. Ibid.
31. E. Said, Culture et impérialisme, p. 309.

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168 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

génération antérieure » dont « l'effort » est ce que Said appelle


un « voyage de pénétration32 ». Said remarque que, en 1984,
avant la publication des Versets sataniques (1988), Rushdie était
l'une des rares voix à critiquer la manipulation idéologique
opérée par le gouvernenent britannique pour légitimer la guerre
des Malouines. A cette époque, un certain nombre de films et
d'articles rappelaient les prétendues victoires et points positifs
de l'Empire britannique33. Rushdie a raison d'expliquer que les
fictions artistiques du passé ont toujours été utilisées pour
ranimer une ambition coloniale. Ce sont donc l'impérialisme, la
question de la Palestine et les stratégies créatrices s'appuyant sur
l'hybridité et l'ironie, que Said a trouvés passionnants dans
l'œuvre de Rushdie.

En prenant la défense de Rushdie contre la fatwa lancée


par Khomeini en 1989 contre Les Versets sataniques, Said
adopte ainsi la position cruciale de l'intellectuel laïc qui doit
défendre la liberté de parole à tout prix parce que, comme il le
dit lui-même « on ne peut revendiquer agressivement la liberté
d'expression dans un territoire et l'ignorer dans un autre. Avec
des autorités qui revendiquent le droit temporel de défendre le
droit divin, aucun débat n'est possible ; la tâche de l'intellectuel,
fondée sur l'esprit d'ouverture, de recherche et de rigueur, n'en
est que plus décisive34 ».
Said défend l'idée selon laquelle « il ne s'agit nullement
dans cette affaire d'une offense contre l'islam, mais d'une
incitation à poursuivre la défense de la démocratie qui nous a été
refusée, à garder courage et ne pas renoncer. Rushdie est
1'intifada de l'imagination35 ». Un intellectuel doit se livrer à
une critique totale ; il doit interroger les stuctures à la fois
internes et externes de l'autorité et de la collusion : « on connaît
cette manie vieille comme le monde qui consiste à pontifier sur
les méfaits de telle autre culture et à justifier les mêmes méfaits
dès lors qu'il s'agit de la sienne36 ». Depuis la publication des
Enfants de minuit, l'œuvre de Rushdie a interrogé les limites du

32. Ibid.
33. E. Said, Culture et impérialisme, p. 59.
34. E. Said, Des intellectuels et du pouvoir, p. 105.
35. E. Said, « Contre les orthodoxies », Pour Rushdie, Paris, La Découverte,
1993, p. 258.
36. E. Said, Des intellectuels et du pouvoir, p. 108.

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Youssef Yacoubi 169

nationalisme, de l'impériali
qu'ils soient islamiques, b
laïque impose un « engagement passionné, du risque, de
l'attachement aux principes, de la vulnérabilité dans le débat et
de l'implication dans des causes bien réelles37 ». Pour Said
« Rushdie peut être assimilé à quiconque ose s'attaquer au
pouvoir et dire que nous sommes en droit de penser et
d'exprimer l'interdit, de défendre la démocratie et la liberté
d'opinion. Il est temps, pour ceux qui viennent de cette région du
monde, de se prononcer contre cette fatwa, et contre toutes les
autres qui réduisent au silence, font violence, emprisonnent ou
menacent les personnes et interdisent, brûlent les livres ou jettent
l'anathème sur eux38 ».

Said a soutenu Rushdie parce qu'il a compris que le


roman de ce dernier construisait une critique de toutes les
structures d'oppression, qu'elles soient théologiques ou
politiques. Pour Said, Rushdie a su intégrer avec talent dans son
roman un nouvel examen de la tradition islamique afin de
provoquer un débat parmi les intellectuels musulmans. Cette
affinité est tout à fait justifiable. Ahmad nous rappelle que Said
lui-même propose « une quête d'hypothèses positives et
universelles pour répondre aux idéologies, structures et
revendications sectaires39 ». Comme Rushdie, Said a critiqué le
fondamentalisme religieux sous toutes ses formes. Il va sans dire
que la critique laïque défendue par Said et Rushdie demeure
sensible au rôle et à la fonction de la religion. Pour Said, la
religion est « compréhensible mais essentiellement personnelle »
parce qu'elle façonne l'identité collective40. Il explique :
« Comme la culture, la religion [...] nous propose des systèmes
d'autorité et des ensembles de règles dont le résultat est soit de
provoquer l'obéissance, soit de gagner des adhérents. Cela
donne alors naissance à des passions collectives organisées dont
les résultats sociaux et intellectuels sont souvent désastreux.
Leur persistance, ainsi que celle d'autres effets culturels et
religieux, témoignent amplement de la présence de traits

37. E. Said, Des intellectuels et du pouvoir, p. 125.


38. E. Said, « Contre les orthodoxies », p. 258.
39. E. Ahmad, « Introduction », The Pen and the Sword, p. 11.
40. E. Said, Des intellectuels et du pouvoir, p. 129.

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170 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

nécessaires à la vie humaine, le besoin de certitude, de solidarité


de groupe et du sens de l'appartenance à une communauté41. »
Said condamne la fermeture du dicours religieux. Pour lui,
certaines tactiques adoptées par les mouvements islamistes
— comme le Hamas en Cisjordanie, le Jihad islamique, ou Al
Qaïda — ont fait appel à des formes de résistance primitives et
dépourvues d'imagination42. Il n'a, bien entendu, jamais manqué
de souligner le rôle de l'hégémonie et de la politique étrangère
américaines dans la formation et le démantèlement des
mouvements réactionnaires militants.

Said et Rushdie n'ont eu de cesse de souligner que l'échec


de « l'islam » fondamentaliste tient à un compromis avec les
principes et les procédures de l'interventionnisme américain.
Ainsi, l'empathie intellectuelle entre Said et Rushdie tient-elle à
ce qu'ils ont tous deux pris conscience du fait que toutes les
idéologies de la fermeture, même quand elles proviennent de
l'intérieur du champ colonisé, sont anti-théoriques et insipides.
En consequence, les réactions au roman de Rushdie
montrent à quel point la question de la modernité constitue
toujours la crise herméneutique centrale aux mondes arabes et
musulmans: «C'est la véritable bataille [...] [parce qu'elle
soulève] la question de ce qu'est la tradition, et de ce qu'a dit le
Prophète, et de ce qu'a dit le Livre sacré, et de ce que Dieu a dit
[...] Il y a un groupe d'écrivains, de poètes, d'essayistes et
d'intellectuels qui se battent pour le droit d'être modernes, parce
que notre histoire est gouvernée par le turath, l'héritage43 ».
En pleine affaire Rushdie, Sadiq Jalal al-Azm a noté que
nombre de commentateurs qui défendaient le « libéralisme »
contre le « fondamentalisme » s'étaient débarrassés du
traitement de l'islam proposé par Rushdie. Ils ne se sont pa
intéressés à la question de la tradition et de la modernité, qu
avait interpellé et occupé les énergies de penseurs arabes plu
anciens comme al-Tahtawi, Taha Hussein, Mohammed Abdu et

41. E. Said, « Religious Criticism », The World, the Text, and the Critic,
London, Vintage, 1991, p. 290.
42. David Barsamian et Edward Said, Culture and Resistance : Conversations
with Edward Said, Cambridge, South End Press, 2003, pp. 61-62.
43. E. Said, « People's Rights and Literature », in Power, Politics, and
Culture, p. 259.

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Youssef Yacoubi 171

d'autres encore. Ils n'ont p


un intellectuel musulman
façon constructive et appro
l'avaient fait avant lui Rabe
tourné en ridicule, par la sa
ecclésiastique ; Voltaire av
époque dans sa fameuse
peuvent vous faire croire
commettre des atrocités »
d'une Irlande — ou plutôt de Dublin — déchirée par
l'intransigeance religieuse, le dogmatisme de l'église catholique
et le racisme des Britanniques44. Al-Azm poursuit en expliquant
que « la fiction de Rushdie » pour finir, « est une enquête,
rebelle et révoltée, sur les conditions inhumaines spécifiques »
qui prévalent dans le monde musulman45. Said explique que
« pour nous, la crise du "modernisme" et de "la modernité" est
une crise de l'autorité et du droit de l'individu et de l'écrivain,
du penseur, à s'exprimer46 ». La publication des Versets
sataniques et son inscription dans l'espace impérial ont
complexifié la superposition des récits totalisants. Ce roman
démystifie en effet les structures multiples du nationalisme, du
culturalisme et de l'obscurantisme religieux — que
l'impérialisme a curieusement contaminés.
En même temps qu'ils ont systématiquement identifié et
dénoncé les autres structures de contrôle, Said, Ahmad et
Rushdie ont déjoué le romantisme narcissique inhérent au néo
colonialisme, conçu comme un état à la durée unique et
irréversible. Leurs travaux, œuvres d'imagination ou textes non
fictionnels, accomplissent un double processus de
démythification et de démystification. Ils ont cherché à inventer
de nouvelles formes de lecture de l'histoire et de la culture non
occidentale, en démythifiant les illusions et les mythes de
l'empire et des autres systèmes de déni de la parole. Ces travaux
identifient à la fois les formes incessantes et intraitables
d'oppression et tout ce que les idéologies politiques et

44. Jalal al-Azm, « The Importance of Being Earnest about Salman Rushdie »,
in D. M. Fletcher (ed.), Reading Rushdie : Perspectives on the Fiction of
Salman Rushdie, Amsterdam, Rodopi, 1994, pp. 262-264.
45. Ibid., p. 282.
46. Ibid., p. 259.

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172 Edward Said, Eqbal Ahmad el Salman Rushdie

théologiques doivent réprimer pour régler les opérations


d'exclusion et de refoulement.
Pendant la période où il était contraint de se cacher,
Rushdie a continué d'apprécier la vulnérabilité de Said dans
l'espace public américain. Il a compris la condition
problématique de Said, en décalage, le Palestinien à New York
par excellence, surveillé par la Jewish Defence League, situation
qui n'est pas des plus faciles47. Deux commentaires, « Sur
l'identité palestinienne » dans Patries imaginaires (1991) et
« Octobre 1999 : Edward Said » dans Franchissez la ligne
(2002), offrent une cohérence thématique et politique. Rushdie
présente Said, d'une part comme une voix palestinienne, d'autre
part comme un véritable intellectuel façonné par une vie d'exil.
Dans ces deux textes, Rushdie se concentre sur les espaces
artistiques et les significations que Said a tenté de créer pour
affirmer l'identité et la présence palestiniennes. Dans la lecture
qu'il donne de After the Last Sky, Rushdie considère que la
méditation de Said, ainsi que les photographies de l'ouvrage,
témoignent d'un effort important pour rendre compte de
l'expérience palestinienne du déplacement et de la privation de
terre, de telle sorte que « les règles classiques concernant la
forme ou la structure ne peuvent convenir à cette expérience ; en
revanche il est nécessaire de travailler dans une sorte de chaos
ou de forme instable qui exprimera le plus exactement son
instabilité essentielle48 ». En réponse aux attaques féroces contre
l'autobiographie de Said, À contre-voie, Rushdie explique :
« L'offensive contre Said est également dirigée contre ce qu'il
représente, contre le monde qu'il prône depuis des dizaines
d'années : un monde où les Palestiniens pourront vivre
honorablement dans leur propre pays, certes, mais aussi où, par
un acte d'oubli constructif, le passé pourra être surmonté puis
relégué dans l'histoire, afin que les Palestiniens et les Juifs
puissent commencer à envisager un avenir différent49. »
Rushdie réitère ce que Said, de façon solitaire, a accompli
pour la place de la Palestine dans l'imaginaire occidental. Il a
renforcé l'idée de l'humanité fondamentale des Palestiniens ainsi

47. S. Rushdie, « De l'identité palestinienne », p. 188.


48. Ibid., p. 186.
49. S. Rushdie, « Edward Said », Franchissez la ligne, Paris, Pion, 2003,
p. 296.

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Youssef Yacoubi 173

que de leur droit à dire leur h


concentré sur deux des ouvra
Palestine, parce qu'ils traiten
l'arrachement et de la métamo
A contre-voie racontent des
l'histoire et de la fragmen
palestiniennes. À contre-vo
Rushdie, témoigne de la puiss
« Toutes les familles invente
donnant à chacun une histoir
un langage50. » L'écriture
leucémie de Said, qu'elle ryt
récit de l'histoire de Said e
écriture contre la mort. Le
livre À contre-voie est po
expérience, « du décalage, de l'enracinement et du
déracinement, du mal-être51 ».
A contre-voie, texte politique, reconfigure l'expérience
palestinienne et reconstitue le politique dans la vie de Said.
Parce que Said, dans sa petite enfance, n'a pas connu la politique
de la Palestine, ses mémoires rassemblent consciencieusement
les restes de ces souvenirs anciens de destruction,
d'écroulement, de fuite. Rétrospectivement, Said explique qu
n'y avait aucun vocabulaire adéquat pour parler de la perte de la
Palestine : « Nous semblions tous avoir renoncé à l'idée de
retourner un jour en Palestine. Nous en parlions à peine,
supportant le drame de ce manque en silence52. » Une telle
impression est renforcée par le fait que le père de Said, Wadie,
n'a jamais versé une larme sur la perte de la Palestine. Le
refoulement de la Palestine visait à « éviter d'une manière
générale toute prise de position : [mes parents] détestaient la
politique, s'en méfiaient53 ». Paradoxalement, ces amputations
ont permis à Said de retrouver l'imbrication du personnel et du
politique.
De même qu'il évoque la place politique de Said dans les
images et photographies de After the Last Sky, Rushdie note la

50. E. Said, À contre-voie, p. 21


51. S. Rushdie, « Edward Said », op. cit., p. 295.
52. E. Said, À contre-voie. p. 178.
53. Ibid., p. 182.

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174 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

très grande ironie de la réception des mémoires de Said.


Quoiqu'ils soient empreints d'une passion extraordinaire, d'une
honneteté, d'une intégrité, d'un examen sans relâche de ce qui
fait et défait la culture et la psychologie, les mémoires de Said
ont néanmoins dû faire face à l'avalanche habituelle
d'accusations de mensonge, de falsification et, en un mot
manifestation habituelle de cette idéologie qui dénie
Palestiniens leur identité palestinienne. Rushdie s'en pre
Justus Reid Weiner, qui écrit pour le compte du Centre pou
Affaires publiques et de l'Etat de Jérusalem et qui s'est emp
à mettre en doute l'histoire familiale de Said, leur propr
d'une maison à Jérusalem, et le fait que Said ait été élève à S
George School dans la partie orientale de Jérusalem. Rus
note que « quand un éminent écrivain est attaqué de la
— lorsque ses ennemis entreprennent, non seulement de
paraître de mauvaises critiques sur lui, mais de le détruire —
a toujours d'autres enjeux que la simple méchanceté quotidien
du monde littéraire54 ».

Auparavant, dans sa première conversation avec Said,


Rushdie avait souligné que les « défenseurs d'Israël » aux États
Unis, soutenus en particulier par la presse américaine,
continuaient de réduire au silence les voix palestiniennes et à
nier la présence historique même des Palestiniens en tant que
peuple. Rushdie note qu'aucun journal américain n'a voulu
publier les démentis de Said, qui sont parus dans la presse
britannique et israélienne55. Rushdie décrit ici le processus par
lequel les mythes sont validés dans l'imaginaire collectif. S'il
fallait, dans A contre-voie, identifier une histoire dominante qui
mette mal à l'aise beaucoup de soi-disant experts du Moyen
Orient, de décideurs professionnels et de groupes d'intérêts
spécifiques, ce serait certainement l'histoire de la Palestine
même, une histoire de perte et de retrouvailles, d'imaginaire et
de refus d'être réduit au silence.

La réflexion de Said au sujet de la Palestine met l'accent


sur le processus de collaboration qui caractérise l'impérialisme
américain, le sionisme israélien et leur réception dans le monde
arabo-islamique. L'impérialisme procède du mouvement de
certaines structures autoritaires. Il n'opère pas de façon

54. S. Rushdie, « Edward Said », p. 295.


55. Ibid.

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YoussefYacoubi 175

indépendante mais alimente c


il a partie liée avec la vio
binaire. Tous les mouvements d'exclusion ont inventé des
mythes pour se légitimer eux-mêmes. Le sionisme, par exemple,
comme le note Ahmad, « a la particularité de créer un large
corpus de mythes au sujet de la Palestine et des Palestiniens : la
Palestine était une terre sans peuple pour un peuple sans
terre56 ». Ahmad renvoie ici au texte de Said, « Le sionisme du
point de vue de ses victimes », publié dans La Question de
Palestine et qui interroge la distance idéologique entre « idée »
et « réalité ». Le sionisme comme idée, a-t-on soutenu, est
immobile par essence, du fait de son incarnation dans l'État
d'Israël. Mais une telle idée efface et fait disparaître le non juif,
et le coupe du contexte historique européen du racisme. De ce
fait, parce que le sionisme se présente comme fondamentalement
excluant et fait preuve d'une amnésie sélective, ses principes
centraux doivent être analysés « historiquement de deux
manières : 1. sous l'angle généalogique, afin que leur
provenance, leur parenté et leur descendance, leurs liens avec
d'autres idées et avec les institutions politiques puissent être
démontrés ; 2. comme système empirique à'accumulation (de
gens, d'autres idées, de légitimité idéologique) et de
déplacement (de gens, de terre, de légitimité originelle)57 ».
Sans aucun doute, Ahmad et Rushdie ont manifesté une
sympathie sans faille à l'égard de la question palestinienne, et ils
ont compris les connexions structurelles qui sous-tendent
l'impérialisme et le sionisme. Ahmad rapproche avec force le
sionisme du colonialisme, et le colonialisme de l'occupation et
du contrôle effectifs de la terre, de l'eau et des institutions. Leur
sentiment politique commun revient à rejeter la politique de
collaboration et à embrasser une position déterminée dans son
opposition à la puissance israélienne.

La résistance à la théorie de l'ambivalence de Bhabha

Ce qui m'amène à essayer de comprendre pourquoi Said,


à l'inverse, est sans aucun doute moins proche d'autres écrivains
et théoriciens du sous-continent, si importants soient-ils. Selon

56. E. Ahmad, Confronting Empire, p. 15.


57. E. Said, « Le sionisme du point de vue de ses victimes », p. 124.

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176 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

Said, Naipaul considère que les blessures provoquées par la


domination européenne ont au contraire été auto-infligées e
qu'il n'y a donc nul besoin de s'étendre sur l'héritage du
colonialisme58. Par contraste avec Rushdie, Naipaul est l'un de
ces rares écrivains postcoloniaux qui attribuent le déclin actuel
du « Tiers-Monde » aux « histoires indigènes » et à quelque
penchant « génétique » pour le passé précolonial de la
barbarie59. De toute évidence, Naipaul sépare les transgressions
de l'empire, la résistance à l'empire et les manifestations de
continuité dans le temps présent. Dans Crépuscule sur l'islam :
voyage au pays des croyants (1981) et Jusqu'au bout de la foi.
Excursions islamiques chez les peuples convertis (1998), il fait
porter une grande partie de la faute sur les habitudes, les
histoires ou les systèmes de croyance archaïques des cultures
non occidentales, et en particulier sur la tendance de l'islam à la
domination impériale, à la haine et à la colère. Il dénie aux
peuples convertis d'Iran, du Pakistan, de Malaisie et d'Indonésie
tout libre arbitre, considère qu'ils sont perdus par leur incapacité
à parler la langue sacrée du Livre, ce qui les aliène et les
emprisonne tout à la fois. Ces condamnations, comme l'explique
Rusdhdie, sont le fait « d'une vérité très sélective, la vérité d'un
romancier déguisée en réalité objective^0 ». La raison en est que
Naipaul élimine l'impact du colonialisme et de l'autoritarisme
postcolonial de l'histoire des convertis.
Tout ce que souhaite Naipaul, c'est montrer que ces pays
sont uniquement ravagés par le dogmatisme religieux et par un
cadre de pensée dominé par les mollahs, sans voir que la
dictature militaire fait usage de « l'islam » comme instrument de
contrôle61. Cette vision simpliste et superficielle a bien
évidemment été renforcée par la révolution iranienne, par la
fatwa contre Rushdie et elle a finalement été légitimée par les
attentats du 11 septembre et le discours du terrorisme associé au
nom de « l'islam ». Selon Said, le langage mou d'intellectuels
post-années 1960, comme Naipaul et Homi Bhabha, a émoussé
toute l'acuité des pionniers de l'anti-impérialisme, tels
Frantz Fanon et Aimé Césaire. Ce qui rend Said hautement

58. E. Said, Culture et impérialisme, p. 56.


59. E. Said, Culture et impérialisme, p. 59.
60. S. Rushdie, « Naipaul au pays des croyants », in Patries imaginaires,
op. cit., p. 398.
61. Ibid., pp. 397-399.

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Youssef Yacoubi 111

dubitatif face à une lectur


d'abstraction. Il semblerai
irrégularité psychologique
de l'intelligence théorique.
sur la magie des jargons s
de l'esclavage, du racisme
occidentaux peuvent être at
La critique du traiteme
l'empire est peut-être au
théorie postcoloniale. Arif
tout questionnement de sa
du « Tiers-Monde » dans le
qu'il est lui-même un produ
du « premier monde ». Bhabha n'a de cesse de réduire
l'expérience du colonialisme à des catégories relativistes et
universalisantes62. Benita Parry soutient que le problème du
projet de Bhabha, qui consiste à mettre au jour « le mythe de la
transparence du sujet libre », est que, « en évitant la notion de
libre arbitre telle qu'elle est mise en œuvre par le sujet sur un
terrain de luttes, et en refusant la résistance comme pratique
sociale, le projet de Bhabha est indifférent aux discours d'une
"culture de résistance63" ». La version de Bhabha de l'analyse
postmoderne retire tout contenu politique à la conscience
postcoloniale et tout libre arbitre au colonisé. Sa triangulation
théorique de l'hybridité, de l'ambivalence et de l'imitation, qui
tourne le dos à la reconnaissance explicite de la continuation du
colonialisme, a eu beaucoup de succès dans la politique de la
représentation postcoloniale. Selon la lecture typiquement
poststructuraliste de Bhabha, la notion d'ambivalence interrompt
les oppositions binaires et les modes de représentation
déterministes et fonctionnalistes.

Bhabha a tenté de dépasser les catégories qu'il tenait pour


inutiles dans la thèse de L'Orientalisme : «Orient» et
« Occident », « Nous » et « les Autres ». Sa position stratégique
est de dire qu'en lieu et place des oppositions binaires, il y a une
schize intérieure fondamentale qui interrompt la partition

62. Arif Dirlik, « The Postcolonial Aura : Third World Criticism in the Age of
Global Capitalism », Critical Inquiry, n° 20 (hiver 1994), pp. 328-356.
63. Benita Parry, « The Postcolonial : Conceptual Category or Chimera ? »,
The Yearbook of English Studies, n° 27, 1997, p. 8.

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178 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

calculée, intrinsèque au discours colonial. Selon Bhabha, la


façon d'échapper au discours colonial fondamental et diviseur (y
compris la note de Macaulay) consiste à porter son attention sur
les « processus de subjectivation64 ». Selon Bhabha, la collusion
intellectuelle et psychologique entre l'orientaliste et l'orientalisé
est essentiellement de nature paradoxale. Ainsi le système
colonial du stéréotype peut être analysé en termes d'ambiguïté
de la « phobie et [du] fétichisme », qui « menace la fermeture du
schéma racial/épidermique pour le sujet colonial et ouvre une
voie royale à l'imaginaire colonial65 ». Le processus
d'orientalisation est fondé sur le fétichisme, sur la « pulsion
scopique » qui rend l'autre visible pour le plaisir, et sur la
domestication érotique66. Le couple colonial/postcolonial n'est
pas traversé par la fixité et l'immobilité, mais par l'aller et retour
interne de la fixité et du fantasme, de la peur et du désir67.
Kojin Karatani, dans le contexte un peu différent du
Japon, a identifié ce type d'analyse comme relevant de
l'esthétique inhérente au colonialisme, qu'il appelle
« esthéticentrisme68 ». Karatani explique que la dimension
esthétique dans la lecture coloniale est une forme « d'invasion
sadique » qui permet à certaines positions anti-impérialistes de
continuer à répéter les formes et les lectures du discours
impérialiste. En analysant des moments de différence qui
semblent aller à l'encontre de l'ethnocentrisme européen,
Bhabha souhaite mettre en lumière le « respect » envers les
cultures indigènes. Il veut reconnaître leur présence intellectuelle
et éthique qui est niée par les colonisateurs. Toutefois, cette
stratégie de la différence implique de considérer l'autre comme
un objet d'étude scientifique. Karatani explique que cette
attitude vis-à-vis de l'autre considéré comme un objet d'étude
appartient à la pensée des Lumières, dont la dimension
esthétique consiste ici à tenter d'évaluer l'autre et de se
l'approprier, tout en sachant qu'il est en position d'infériorité69.

64. Homi Bhabha, Les lieux de culture, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot,
2007, p. 122.
65. Ibid., p. 131.
66. Ibid., p. 132.
67. Ibid., p. 140.
68. Kojin Karatani, « Uses of Aesthetics : After Orientalism », Boundary 2,
25/2, 1998, p. 146.
69. Ibid.

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Youssef Yacoubi 179

Ainsi, « l'esthéticentrisme
n'offre pas la surprise app
indépendante. Les esthétice
anticoloniaux70 ».

Les réserves que Bhabha exprime de manière générale


vis-à-vis de la thèse de Said dans L'Orientalisme sont bien
entendu nuancées, mais elles pourraient bien être, malgré qu'il
en ait, proches des positions des plus farouches opposants à
Said, en particulier Bernard Lewis, Fouad Ajami, Daniel Pipes et
Martin Kramer. Tous ont sans relâche accusé Said d'être anti
occidental et anti-américain. Said, prétendent-ils, livre une
version erronée de l'histoire de l'orientalisme. Il soutiendrait
ainsi l'islamisme et le fondamentalisme musulman71.

Alors que Bhabha reproche à Said d'ignorer les


procédures internes de violence et de contrôle au sein de
mouvements comme Hamas ou le Jihad islamique, Joseph
Massad concède : «Bhabha [...] ne décrit jamais l'entreprise
sioniste ou l'occupation israélienne comme ayant un quelconque
rapport avec le colonialisme, ce qui le conduit à demander non
pas l'arrêt de la colonisation et de l'occupation, mais des
négociations en vue "d'une paix juste et durable" (expression
empruntée au département d'État américain qui ne mentionne
jamais non plus le colonialisme ou l'occupation)72. »
En réponse à la notice nécrologique écrite par Bhabha,
Massad souligne à juste titre le lien entre d'une part les attaques
de Bhabha contre la « rage » de Said et sa recherche passionnelle
d'une solution à la question palestinienne, et d'autre part les
attaques habituelles des sionistes contre les travaux de Said ainsi
que le concept de sécurité développé par le gouvernement
israélien. Bhabha ne voit dans la condition de la Palestine qu'une
concurrence entre nationalismes, un conflit pour un territoire. En
dernière anlayse, Massad tient Bhabha pour un théoricien
postcolonial « domestiqué » et « dompté ». Il explique que
Bhabha, contrairement aux deux autres membres de la trinité

70. Ibid., p. 153.


71. Voir en particulier la réponse de Said dans la postface à l'édition anglaise
de 1995 de Orientalism, London, Penguin Books, 1995, pp. 329-354. Cette
postface ne figure pas dans la traduction française.
72. Joseph Massad, « The Intellectual Life of Edward Said », Journal of
Palestine Studies, XXXIII/3 (printemps 2004), p. 15.

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180 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

postcoloniale, Said et Gayatri Spivak, semble « déterminé à


dépolitiser des questions profondément politiques73 ». Selon
Massad, Bhabha est même pris au piège d'un jeu dangereux
d'auto-orientalisation. Massad écrit sur un ton sarcastique :
«Bhabha [...] ne s'encombre pas des passions émotives qui
habitent les Orientaux comme Said. En outre, il semblerait que
Said, comme tous les Orientaux (à l'exception de Bhabha), a
échangé sa raison contre sa passion [...] Rejetant la solution
irrationnelle et rébarbative de Said, Bhabha nous explique que sa
"vision" sans doute non passionnée d'une solution à la condition
palestinienne "serait fondée sur une conscience partagée du fait
que la sécurité territoriale d'un peuple a davantage de pertinence
aujourd'hui que la revendication nationaliste d'une intégrité
territoriale74". »

Une telle critique est validée par la façon dont Bhabha, en


cela caractéristique des tropes multiculturels de la traduction
postmoderne et de la mimique à outrance, analyse tous les
phénomènes. Dans le même esprit méthodologique, Bhabha
nous dit que Chamcha, le protagoniste des Versets sataniques, se
tient « entre deux conditions-limite75 ». Dans cet esprit, donc,
« la charge des fondamentalistes ne visait pas tant une
mésinterprétation du Coran que l'offense de "mal nommer"
l'Islam76 ».

Une fois de plus, la lecture de Bhabha repose davantage


sur un kit théorique prêt à l'usage. L'échange, le mélange, le
polymorphisme et l'interrogation sont des principe essentiels à
l'analyse critique. Ils sont déployés à l'extrême et appliqués avec
talent, aux dépens de la spécificité historique.
La contribution principale de la théorie sophistiquée de
Bhabha au débat des études postcoloniales reste eurocentrique et
essentialiste. L'ambivalence n'a pas réussi à réhabiliter le statut
existentiel et épistémologique des sujets réels, colonisés, au sein
de l'histoire. La différence, concept qui provient de l'entrepôt
postcolonial de l'Occident, est en soi un déni et un refoulement
d'éléments complexes à l'œuvre dans l'hybridité de la mimique.
La différence continue de dépendre de la simple perspective de

73. Joseph Massad, « The Intellectual Life of Edward Said », p. 15.


74. Ibid., p. 16.
75. Ibid., p. 339.
76. Ibid., p. 225.

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YoussefYacoubi 181

l'ignorance. Lorque Bhabha p


possibilité de subversion
diasporique, il approche la question d'un point de vue
monolithique, en simplifiant les significations de la fixité et de la
différence dans l'ordre de la métaphysique et de l'histoire.
Lorsque Bhabha intègre « l'islam » à son schéma de
traductibilité, il lui ôte la possibilité de toute précision critique,
de toute dimension spécifique ainsi que de la moindre différence
fine. Sa compréhension du conflit entre islam et Occident est
systématiquement ramenée à l'aliénation et à l'excès de
traduction.

Ainsi, le refus de Bhabha de considérer les complexités


internes et la différence historique de l'islam constitue pour finir
une impasse éthique ; c'est ignotum per ignotius — c'est-à-dire
une façon d'expliquer les manifestations anté-nationales et anté
modernes de l'atavisme de l'islam (en ignorant évidemment
l'humanisme de l'islam) au moyen d'outils référentiels
postmodernes des plus obscurs. Sans aucun doute, le critique de
la culture est innovant et nuancé, mais il n'a pas la patience
d'analyser ce que Said appelle la bataille de la modernité. En
d'autres termes, son ignorance procède du fait qu'il ignore sa
propre ignorance de l'expérience précoloniale de la nation, de
l'identité collective et des rationalités mythiques.
Ce genre de théorisation recycle les structures anciennes
de l'oppression épistémologique et l'idée que la modernité est
une catégorie européenne. En instaurant les catégories fixes de
l'oppresseur néo-colonial et de la victime postcoloniale, Bhabha
et Naipaul confirment l'entière présence originaire de la position
idéologique privilégiée du néo-colonisateur. Dans sa dimension
pédagogique, le centre continue de jouir d'une utilité symbolique
lorsque la pensée postcoloniale ignore sa complicité dans une
situation d'impuissance, exacerbée par le 11 septembre et la
domination néo-conservatrice. La mimique légitime
subrepticement la supériorité éthique du néo-colonisateur. Il
relève donc de la responsabilité éthique du sujet postcolonial de
résister, de s'exprimer, de répéter son histoire à l'envi et, pour
finir, de refuser d'être réduit au silence, d'être considéré comme
un inconvénient, une brèche dans la sécurité circonscrite de
l'empire.

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182 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

Toute collaboration a toujours partie liée avec les


compromis dont différentes structures d'autorité font usage pour
créer des alliances avec d'autres structures, considérées comme
antagonistes. Ce que Saleem Sinai, le personnage principal des
Enfants de minuit appelle « le monde de la narration linéaire », a
dominé les mouvements postcoloniaux de résistance et de
réforme. La pensée fondamentaliste, qui n'est pas spécifique à
l'islam mais se retrouve dans d'autres religions, dans les
idéologies laïques et — plus récemment — dans le néo
conservatisme américain dans les termes de La Honte, habite les
« choses qu'on ne dit pas. Non, c'est plus que ça : il y a des
choses qu'on ne peut laisser être vraies77 ». La conscience
critique, dans la conception de Said, implique une quête infinie
traquant les couches cachées et les schémas invisibles de
domination et de réduction au silence. Rushdie et Said, en ce
sens, interrompent sans relâche la portée traditionnelle du
colonial. Il faut comprendre l'attaque livrée par le roman contre
la pensée obscurantiste non seulement selon la matérialité même
de l'oppression et l'annexion de territoires, ou selon la
« destruction radicale » de la culture et de l'économie (ce que
Rushdie a souligné principalement dans ses premiers romans),
mais encore comme l'interférence complexe et
incommensurable d'autres tendances et habitudes cognitives
(internes et externes) qui restent originelles dans tous les
discours de refoulement et de censure, toujours contaminées par
la fixité ultime et la prétention morale de l'impérialisme. Les
personnages et les narrateurs des romans de Rushdie sont,
comme il le dit lui-même, « enchaînés à l'histoire » des
destinées internes de l'Inde, de la Grande-Bretagne, de l'Europe
et du « pays des purs », le Pakistan. Ils sont animés par les
partitions provoquées par un certain nombre d'idéologies : le
colonialisme, le nationalisme et le dogmatisme religieux. Said,
Ahmad et Rushdie ont construit le concept d'empire comme
structurellement rigide, comme on le voit clairement dans le cas
du sionisme. Leur projet de toujours de reconfigurer l'empire
vise à théoriser, penser et témoigner d'un espace illimité de
« fuite » pour emprunter une expression de Rushdie. L'empire
fuit dans d'autres champs et dans d'autres temporalités. Et parce
qu'il fuit de diverses façons, et en dépit de la décolonisation
territoriale, sa persistance maléfique ne doit pas être évacuée par

77. S. Rushdie, La Honte ; trad. Jean Guiloineau, Paris, Stock, 1984, p. 93.

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Youssef Yacoubi 183

la théorie. L'empire dissimu


les histoires et les narrations de « l'histoire massacrée ».

Ainsi, pour Said, Ahmad et Rushdie, le but ultime de la


décolonisation intellectuelle est d'insister sur les continuités des
systèmes impériaux de contrôle et sur la nécessité constante de
créer dans le monde de nouveaux espaces de nouveauté
imaginée, de justice et de responsabilité morale. Finalement,
Said, Ahmad et Rushdie ont refusé de façon insistante le
triomphe de la logique impériale de fermeture et d'immunité.
Leur conscience discriminante de la bonne santé du colonialisme
alimente leur réitération du fait qu'Israël, en tant que puissance
coloniale, repose sur les ruines de la terre, de la mémoire et de
l'identité palestiniennes. Il n'y a aucun autre vocabulaire, tout
raffiné, sophistiqué et nuancé qu'il soit, qui permette de solder la
réalité crue de l'injustice, de la spoliation et du racisme. Fanon
nous rappelle que dans le cas de l'Algérie coloniale l'Arabe est
« aliéné permanent dans son pays, [et] vit dans un état de
dépersonnalisation absolue78 ». Said dirait qu'il y a toujours, ici,
« une question de principe. Une invasion est une invasion79 ».
Pour finir, alors que Rushdie utilise la fiction pour explorer
l'utilité politique de la fragmentation, l'expérience postcoloniale,
l'irrégularité culturelle et l'inégalité des idiomes et des langues,
Said et Ahmad disent l'histoire des opprimés en intervenant sans
relâche dans les réalités et les archives coloniales, qui sont
toujours en devenir. Les approches sont bien sûr différentes,
mais les moteurs politiques sont identiques, ou complémentaires
et imbriqués. Ils ont chacun à leur façon envisagé et essayé de
créer une appréhension transcoloniale de l'impérialisme, qui
dépasse la pédagogie conventionnelle de la compréhension, de la
pertinence et de la représentation de l'expérience coloniale.
Ceux qui, comme Homi Bhabha et V. S. Naipaul, sont à la
recherche d'une discussion dépolitisée de cette époque si
politique (réalimentée par le 11 septembre et la soi-disant guerre
contre la terreur) se moquent de façon irresponsable des
« damnés de la terre ». Dans le feu du nouveau ipse dixit de
Bush et du zèle qu'il met à sauver le monde musulman, la
lecture de Bhabha nous renvoie seulement sur les trétaux de

78. Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, Paris, Maspero, 1969, p. 51.
79. E.Said, «The Intellectuals and the War», Middle East Report, n°171
(juillet-août 1991), p. 17.

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184 Edward Said, Eqbal Ahmad et Salman Rushdie

l'impérialisme, vociférant, et imposant des infiltrations


rationnelles, des doutes, les détours des ruptures, les corps du
délit et les interruptions. La perspective de Bhabha, pour finir,
présuppose un besoin de transformer l'idée même de résistance
en respectabilité de la collaboration avec le pouvoir.
La persistance de l'influence de Said n'est pas seulement
imputable aux analyses innovantes de L'Orientalisme et de
nombre d'autres écrits importants, mais elle tient surtout à la
portée politique de ces livres. Les rapports entre la trinité des
intellectuels postcoloniaux montre que l'héritage de Said repose
avant tout sur le simple transfert et sur le nomadisme de ses
idées et de sa vision politique vers les domaines de l'imagination
et de l'histoire d'autres individus et vers d'autres contextes
géographiques. Said s'est attiré à juste titre la sympathie et le
respect d'Ahmad et de Rushdie et de nombre d'autres
intellectuels qui partagent la croyance fondamentale que
l'expérience de l'empire est sans retour. L'empire est
irréductible à l'excès de jargon et à la professionalisation
universitaire. L'impérialisme est ce qui gouverne les séparations
actuelles entre noirs et blancs, Arabes et non-Arabes, musulmans
et occidentaux, entre les puissances d'occupation en Irak
aujourd'hui et les indigènes opprimés. L'affinité intellectuelle,
personnelle, éthique et humaine de Said avec Ahmad et Rushdie
doit renforcer la nécessité de continuer à raconter nos propres
histoires, à répéter nos témoignages et à être prêts à proposer un
contrepoint aux facilités de la théorie postcoloniale — et à le
faire sans rémission. Malgré la véritable avalanche des relectures
chics et obscurantistes d'une grande partie de la critique
postcoloniale, la force des impératifs fondamentaux de Said reste
intacte : continuer le débat innovant, nourrir « la conscience
critique », et rester attaché au scepticisme.

Traduit de l'anglais par Alexis Tadié

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