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Un philosophe hébreu à Casablanca

Yigal Bin-Nun

Makhlouf Abitan est loin d'être le nom d'un député du parti religieux Shas accusé de corruption
et emprisonné, ni celui d'un maire originaire du Maroc qui a protesté contre la vente
d'appartements à des Arabes israéliens. Abitan est en réalité un philosophe né à Casablanca. Il
a rédigé ses œuvres en hébreu, comme si cette langue était sa langue maternelle, ce qui
témoigne de sa maîtrise exceptionnelle. Sa pensée universaliste s'éloigne considérablement des
limites étroites d’un communautarisme sectaire israélien.

Né à Casablanca en 1908, Makhlouf Abitan a reçu une éducation hébraïque traditionnelle et


était versé aussi bien dans la littérature rabbinique que dans la nouvelle littérature hébraïque et
avait une connaissance du français. Pour subvenir à ses besoins, il a ouvert une boutique de
quincaillerie, qu'il quittait fréquemment pour errer dans les vastes parcs de Casablanca,
méditant sur la nature et remettant en question ses opinions. Ces déambulations ont donné
naissance à trois ouvrages de grande importances : "L'homme tel qu'il est", "La structure du
monde" et "La création d'un nouvel homme" (publiés dans "Utopie de Casablanca", écrits de
Makhlouf Abitan, Yaël Deqel, éditions Raav, 2016). Les titres de ses livres reflètent d'emblée
les domaines de sa philosophie, à savoir l'humanisme, le progrès et l'universalisme. La Seconde
Guerre mondiale a perturbé la quiétude d'Abitan, l'incitant à chercher des solutions aux
tourments de l'humanité. Bien que la Shoah ne se soit pas produite au Maroc, l'effroi qu'elle a
suscité a laissé des traces profondes au sein de sa communauté.
À l'approche de l'indépendance du Maroc en 1956, divers courants idéologiques ont animé
l'intelligentsia juive. Nombre d'entre eux ont adhéré au parti communiste, trouvant en lui un
refuge pluriculturel, exempt des contraintes religieuses. En réaction au mépris des colons
français, réputés pour leur racisme, de jeunes Juifs ont rejoint le mouvement nationaliste
marocain et se sont d'abord considérés comme Marocains avant d'être Juifs. Un troisième
groupe a revendiqué une identité juive distincte et a soutenu un sionisme modéré. Ces trois
courant se sont développés dans un environnement linguistique et culturel français, notamment
grâce aux écoles de l'Alliance Israélite Universelle présentes au Maroc depuis 1862.
Aux côtés de ces groupes, un groupe d'intellectuels juifs, familiarisés avec la littérature
rabbinique et écrivant en hébreu moderne, ont également eu un poids important dans cette
société culturelle. Diverses associations se sont engagées dans la promotion de la langue
hébraïque moderne, notamment l'association Magen David de Casablanca, qui a fondé la
"Maison d'études pour les enseignants de l'hébreu". Abitan faisait partie de ce groupe
d'intellectuels, aux côtés de personnalités telles que le poète David Bouzaglo, Yehiel Bouskila,
Hayim Nahmani, Eli Moyal, Hanania Dahan, Gad Cohen, Abraham Danino et Alfonso Sabah.
À Casablanca, Abitan a développé une œuvre philosophique dépourvue de caractéristiques
communautaires ou religieuses. Il a été influencé par les idées rationaliste de Maïmonide, telle
qu'elle est évoquée de manière allusive dans "Le guide des égarés", et il a examiné l'univers
sous un angle scientifique, plaçant l'homme au centre de ses réflexions.
En 1954, la famille Abitan a émigré en Israël et s’est installée au moshav Tidhar, une colonie
agricole située dans le Néguev occidental. La transition difficile de la vie citadine à celle d'un
village agricole, sans formation préalable, n'a pas été aisée, mais Abitan a accepté les conditions
de son intégration sans s'apitoyer, travaillant comme ouvrier agricole, cultivant des oignons,
labourant des sillons dans les champs, semant des pommes de terre et taillant des carottes. Le
journaliste Y. Kipfer, qui l'a rencontré en 1960, s'est exclamé après avoir fait sa connaissance :
"Qui sait combien de philosophes et de penseurs se cachent parmi ces Marocains ?" (HaDor, 6
avril 1955).

L'œuvre philosophique d'Abitan a connu une résurgence grâce à l'historien David Guedj, qui a
édité ses écrits. Il a défini sa doctrine comme une utopie, mais à mon avis, sa pensée est
principalement humaniste, évolutionniste et universaliste, ce qui la rend particulièrement
adaptée à l'ère de la mondialisation moderne. Dans une note manuscrite, Abitan a déclaré : "Si
les sages de l'humanité acceptent de faire ce qu'on leur a déjà dit de faire [dans la Bible] les
yeux de toutes les nations s'ouvriront pour reconnaître qu'elles devraient briser leurs épées pour
en faire des socs de charrues. Ils commenceront par se débarrasser des entraves du
nationalisme, de la religion et de la propriété privée, héritage du passé, qui les oblige à nuire à
elles-mêmes et aux autres" (Utopie de Casablanca, p. 168).
Selon lui, le concept universel encouragera le bonheur de l'humanité : "L'union de l'humanité
en une seule nation sous un seul gouvernement est une nécessité naturelle, c'est la sagesse.
Pourquoi devrions-nous devenir des nations, toujours combattre et vivre dans le mal ?
Devenons une seule nation sous un seul gouvernement, ne combattons pas et vivons dans le
bien" (L'Homme, p. 16). L'auteur ne s'est pas contenté de déclarations générales et a développé
les détails de ses propos pour un gouvernement mondial. Celui-ci inclurait le lieu de résidence
de cet organisme, la définition des fonctions d’un chef d’État, et le recensement de toute la
population humaine. Les scientifiques qui jusque-là ont inventé des armes de destruction
utiliseront à présent leurs recherches pour l’édification d’une société prospère, et à la création
d'une langue universelle qui n'effacerait pas nécessairement les autres langues. On établira aussi
une monnaie unique et un budget mondial. On pourrait envisager la création d'un "drapeau de
l'humanité" avec une devise vigoureuse : "Écoute, homme : Dieu a créé tout et veille sur tout.
Reconnais-le et aime tout être humain comme toi-même". Avec élégance, l'auteur a aboli la
distinction entre Juifs et Musulmans en affirmant : "Il n'y a pas de différence entre une créature
qui se repose le septième jour et une autre qui jeûne pendant trente jours" (ibid., p. 26).
Un jour viendra, prédit Abitan, où la science humaine remplacera Dieu lui-même : "Si la pluie
ne tombe pas, nous fabriquerons des machines pour la faire tomber. Comme Dieu, à son image,
nous creuserons des étangs pour recueillir l'eau de pluie et l’utiliser pour irriguer. Car nous
aussi, nous sommes de petits dieux, et nous récolterons en période d’abondance pour subvenir
aux jours de famine" (ibid., p. 40) ; "C'est l’œuvre de l’intelligence. Car si nous utilisons notre
intelligence, nous atteindrons une vie de bien-être et de bonheur, sans économiser sur le travail
de l'intelligence" (Construction du monde, p. 89). Ainsi, Abitan se débarrasse avec élégance
des croyances religieuses et place l'homme et son esprit comme solution pour le bonheur de
l'humanité.
Une relecture de l'œuvre d'Abitan soulève une question hypothétique : comment le penseur
hébraïque de Casablanca réagirait-il aujourd'hui à l'émergence de l'identité ethnocentrique et
communautariste dans le discours public en Israël ? Son universalisme, son humanisme et son
rationalisme sont si éloignés de notre époque, tout comme le Maroc d’antan est loin de l’Israël
d'aujourd'hui. Aujourd'hui, Abitan aurait sans doute lutté contre l’enseignement religieux
orthodoxe ? : "L’enseignement scolaire inclurait nos connaissances sur l'ensemble de l'univers,
et tout le savoir et les progrès que l'être humain a accumulé et à assimilé jusqu'à nos jours.
L'homme nouveau qui a évolué dans les sciences devra renoncer à toutes les croyances
irrationnelles" (Construction du monde, p. 97).

Il est concevable d'imaginer Abitan prenant la décision de publier des articles dans le quotidien
"Haaretz" pour critiquer les dirigeants du Shas, tout en se distançant de ceux qui les soutiennent
uniquement en raison de leurs origines orientales. Cette approche nuit sérieusement à
l'évolution des couches sociales défavorisées que les leaders politiques religieux manipulent à
des fins électorales. Incontestablement, il aurait distingué les partisans de la haine ethnique
parmi les rabbins qui refusent d'accorder aux moins fortunés un accès à l'enseignement
scientifique. Face au racisme sous-jacent chez certains dirigeants mizrahi, Abitan encouragerait
"l'amour du prochain sans aucune distinction entre petits et grands, entre hommes et femmes,
entre noirs et blancs" ("L'homme tel qu'il est" p. 17). Pour prévenir le clivage entre les êtres
humains, il affirmait que "les étendards sont des symboles ostensibles. Ceci est ma couleur,
celle-là est la tienne. Je suis différent de toi, tout comme les couleurs diffèrent de nos étendards"
(ibid. p. 37).

Abitan aurait sûrement condamné le racisme à bas ethnique chez les religieux et chez les
intellectuels qui n'osent pas le dénoncer. Il utilisa à cet égard la métaphore du buisson ardent,
où le feu représente la raison et le buisson la stupidité : "Le feu de la vérité brûle après le
mensonge mais ne se consume pas. Ces épines, cette stupidité, combien de temps faudra-t-il à
la raison pour les consumer ?" (Au chef de la nation israélienne, p. 120). La vision moderniste
et universaliste d'Abitan est en contradiction avec l'étroitesse d'esprit des « mizrahi de
profession » qui érigent des barrières ethniques entre les Israéliens, nous contraignant à tourner
notre regard plutôt vers nos pays d'origine dénigrant ainsi notre environnement naturel. Ce
comportement exilique ressemble à une forme de ségrégation volontaire. Les Orientaux
feraient mieux de détourner leur regard du marécage malsain dans lequel ils s'embourbent, et
de lever les yeux vers l'immensité de l'univers, d’étudier l'histoire de l'humanité et de ses
bouleversements culturels et sociaux, et surtout d’adopter l'histoire de la région géoculturelle
dans laquelle nous vivons. Abitan aurait été leur guide.

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