Vous êtes sur la page 1sur 4

méthodologie pour l’étude des livres prophétiques

-Séance 5 : Ezéchiel 2,1-3,15

Étudie le récit de vocation d’Ezéchiel ; en particulier, répond à la demande suivante : quelle


est la fonction du livre mangé dans le récit de vocation ?

Introduction :
Le livre d’Ezéchiel commence par une longue description d’une vision de quatre 4 vivants et
de la gloire de Dieu (Ez 1), et se poursuit par le discours de vocation du prophète, par une
voix divine au narrateur (Ez 2). Ce discours est interrompu en son milieu par une vision d’un
rouleau ou d’un livre enroulé (‫ְמ ִגַּלת־ ֵֽסֶפר‬, Ez 9,1) que le narrateur dit « manger ». Cette
image est singulière au livre d’Ezéchiel : quelle est la fonction de cette image dans le récit
de vocation ? Nous verrons que cette image permet de montrer un signe de cette vocation,
de signifier cette vocation de prophète comme approfondissement du lien avec le Seigneur,
et enfin de faire perdurer cette vocation.

1. Montrer un signe de l’authenticité de l’activité du prophète


a. Une vision symbolique, comme une action-symbolique
Au milieu du discours de la vocation qui fonde la future activité du prophète, on remarque
que la voix divine, qui s’était exprimé depuis le début du chapitre 2, s’interrompt par une
image de quatre versets (Ez 2,9-3,2). Elle est introduite par deux occurrences de la particule
d’evidentialité1 ‫( ְוִהֵּנה‬Ez 2,9) qui invite le lecteur à imaginer cette vision d’un rouleau comme
avec ses propres sens. Par ailleurs, cette vision, sans paroles de la part du prophète, à la
différence de tous les autres récits de vocation (Is 6, Jr 1, Am 7 etc.), peut s’apparenter aux
actions symboliques des prophètes, qui vont d’ailleurs suivre (cf. Ez 3,24-5,4). Le caractère
irréaliste de cette action pointe vers une interprétation symbolique.
Elle induit enfin un effet de surprise2, effet d’autant plus fort que la voix divine s’arrête (Ez
2,9) puis reprend ensuite (Ez 3,3) pendant 8 versets, jusqu’au verset 11. L’enchâssement
ainsi créé de cette vision symbolique lui confère un contexte et une signification et lui
permet, à son tour d’influer sur le discours de la voix divine qui encadre cette action.
b. La force dans la faiblesse
Ce qui caractérise le destinataire de la voix divine du discours est sans doute sa faiblesse : il
est qualifié de « ‫ » ֶּבן־ָאָד ם‬à de nombreuses reprises (Ez 2,1.3.6.8 ; 3,4.10), à la différence des
quatre Vivants du chapitre 1. Il est obligé d’être mis debout par un esprit au début du
chapitre 2, et de manière similaire, dans notre vision symbolique, il a besoin d’être nourri
par la main au début du chapitre 3 3. Cet état de dépendance peut globalement rappeler les
autres récits de vocation, notamment l’objection typique de l’appel de vocation (Is 6,5
« malheur à moi, je suis réduit au silence (‫ ; » )ִנְד ֵ֗מ יִת י‬Jr 1,6 « je suis un enfant »), mais aussi

1
“The use of wəhinnēh to mark direct evidentiality helps to understand the trance-like experience where the
natural and supernatural realms mingle with each other as if they constitute a single reality.” Cf. A. GIANTO,
« Some Notes on Evidentiality in Biblical Hebrew », Biblical and Oriental Essays in Memory of William L.
Moran (ed. A. GIANTO) (Biblica et Orientalia 48; Roma 2005), 147.
2
GIANTO, « evidentiality », 149. : note 23 : “In several cases there is a nuance of surprise too.”
3
On remarque le parallèlisme entre un impératif au qal et le verbe correspondant au hifil :Ez 2,1.2 ‫(ֲעֹ֣מ ד‬qal
impératif “tiens-toi debout”)… ‫( ַוַּת ֲעִמֵ֖ד ִני‬hifil wayyiqtol “elle me fit mettre debout”) ; Ez 3,1.2 ‫( ֱאֹכו֙ל‬qal
impératif “mange”) … ‫( ַוַּ֣יֲא ִכֵ֔ל ִני‬hifil wayyiqtol “il me fit manger”)
la situation de fébrilité4 à laquelle est confrontée Elie en fuite à l’Horeb (1 R 19), ou encore
le lien maternel et nourrissier entre la déesse Ištar et le roi Esarhaddon 5.
A cette faiblesse répond une invitation à la force, avec trois occurrences du verbes ‫ חזק‬pour
le prophète, après la vision symbolique (Ez 3,8.9). La vision symbolique peut être alors
interprétée à travers ces paroles de raffermissement de la voix divine : sa fonction est de
montrer le prophète est fortifié par les paroles que le Seigneur lui adresse, matérialisées par
le rouleau.
c. Un signe pour la maison d’Israël
Cette vision symbolique peut aussi susciter la crainte parmi les adversaires du prophète, en
légitimant l’expérience du prophète. En effet, dans les paroles divines qui encadrent la
vision, il y a un climat de défiance, voire d’affrontement vis-à-vis de la maison d’Israël: le
verbe ‫( חזק‬Ez 3,7.8.96), l’exhortation « ne crains pas » (Ez 2,6 ; 3,9) adressé au prophètes
face à la maison d’Israël, la qualification répétée de « rebelles » (Ez 2,5.6.7.8 ; 3,9),
l’opposition de « ton visage » et de « leur visage », de « leur front » et de « ton front » (Ez
3,8). Dans cet affrontement symbolique, le prophète semble démuni d’instruments, à
l’exception du rouleau. Cette vision symbolique apparait alors comme ce qui fonde la force
du prophète, à manifester à ses adversaires (« ils sauront » ‫ ְוָיְד עּו‬Ez 2,5)7, pour qu’il soit
authentifié auprès d’eux, voire pour renverser la crainte de ses adversaires vers eux-mêmes
(Ez 2,6 ; 3,9).

2. Signifier la vocation du prophète comme lien intime avec le Seigneur


Non seulement la vision symbolique vient authentifier le prophète comme investi par le
Seigneur, mais elle témoigne aussi d’un lien intrinsèque entre le prophète et le Seigneur.
a. Un lien fort
Le lien d’obéissance entre le prophète et le Seigneur est tout d’abord signifié par la séquence
ordre-exécution (Ez 2,8 : « ouvre (‫ )ְּפֵ֣צ ה‬la bouche » … Ez 3,2 : « j’ouvris (‫ )ָוֶאְפַּ֖ת ח‬la
bouche » ; Ez 3,1 : « mange » ; Ez 3,2 « il me fit manger »). Les invitations récurrentes à
« ne pas être rebelle » et à « écouter » (ou obéir) (Ez 2,8 ; 3,10) participe de ce lien entre
intime entre le prophète et le Seigneur. Ainsi, le fait de manger le rouleau renforce ce lien
d’obéissance entre le prophète et le Seigneur : celui-ci fait corps avec le Seigneur, il lui prête
sa bouche (Ez 2,8 ;3,2) comme il est rempli de son esprit (Ez 2,2). Beaucoup de détails 8 de
cette vision évoquent d’ailleurs discrètement l’alliance mosaïque, ce qui participe à cet
approfondissement du lien entre le prophète et le Seigneur.
b. La vision symbolique est un condensé proleptique du message prophétique
Ce lien profond entre le prophète et le Seigneur est assuré par les paroles du Seigneur que le
prophète a récupéré. Il est ensuite capable de parler avec les paroles du Seigneur (Ez 3,4) et
cela renvoie à l’archétype des prophètes, Moïse, qui a reçu dans sa bouche les paroles du
Seigneur (ְ‫ ָנַת ִּ֤ת י ְד ָבַר ֙י ְּבִ֔פ יו‬Dt 18,18). Le contenu des paroles du prophète n’est pas donné,
4
On remarque en effet plusieurs éléments de la vision symbolique d’Ezéchiel qui rappellent l’épisode de la fuite d’Elie à
l’Horeb ( 1 R 19,1-18), notamment avec les deux impératifs « lève-toi et mange (‫( ”)ֱא ֹ֑כ ל‬1 R 19,5), voire un troisième
“tiens-toi ( ‫ )ְוָעַמְד ָּ֣ת‬sur la montagne” (1 R 19,11), la main qui “est sur” Elie (1 R 18,46) et sur Ezéchiel (Ez 3,14) ainsi que la
nourriture mystérieusement dispensée par l’ange (1 R 19,5) ou par la main (Ez 2,9), ou encore la clameur (‫ַ֣ר ַעׁש‬
1 R 19,12 et Ez 3,12)
5
Cf. Oracle 1.6 in S. PARPOLA, Assyrian Prophecies (ed. R. M. WHITING) (State Archives of Assyria IX; Helsinki 1997) 4-
11.
6
Ce verbe associé au courage peut être notamment utilisé dans un contexte militaire, en particulier avant la conquête de la
terre promise, pour Josué (Jos 1,7 ;10,25 ; 17,23)
7
Cf. Samuel, reconnu ( ‫ ) ַו ֵּ֨י ַד ֙ע‬comme prophète par le peuple : 1 sam 3,20 ‫ַו ֵּ֨י ַד ֙ע ָּכל־ִיְׂש ָר ֵ֔א ל ִמָּ֖ד ן ְוַעד־ְּבֵ֣א ר ָׁ֑ש ַבע ִּ֚כ י ֶנֱא ָ֣מ ן‬
‫ְׁש מּוֵ֔א ל לְ ָנִ֖ב יא ַליהָֽוה׃‬
8
Le verbe écouter (Dt 6,4 ; 5.1 etc.), le fait que le livre est « écrit » (passif divin, Ez 2,10 : ‫ )ְכתּוָ֖ב ה‬comme les tables de la
loi (Ex 31,18), la répétition de « que je te donne » (‫ֹנֵ֥ת ן ֵא ֶֽליָך ֲא ֶׁשר־ֲא ִ֖ני ֵ֥את‬, Ez 2,8 ; 3,3 cf. Dt 1,20.21 etc.), la douceur de miel
des paroles (Ez 3,3 ; cf. le « pays ruisselant de lait et de miel » Dt 6,3 etc.),
excepté une allusion terrible de « plaintes, gémissements et cris » (Ez 3,10), intensifiée par
les deux côtés écrits du rouleau. Cette allusion aux paroles présentées sous forme matériau
brut et informe de la volonté du Seigneur est assez singulier. Il est comparable à l’objet des
tablettes entièrement rassemblant des prophéties autour du lien entre la déesse Ištar et le roi
Esarhaddon9.
Toutefois, une différence essentielle apparait : les prophéties n’existent pas encore, notre
vision est proleptique. A la différence de Jérémie (Jr 36) ou d’Amos (Am 7, 10-17), cette
vision symbolique de la prophétie associée au récit de vocation du prophète se situe au début
de la mission du prophète10. Par ailleurs, la vision du rouleau est encadrée par des éléments
proleptiques (une action symbolique comme il y en aura d’autres Ez 3,24-5,4, un mutisme
du prophète Ez 3,26 ; « ils sauront qu’il y a un prophète Ez 33,33 et Ez 3,5) faisant de notre
vision une sorte d’élément récapitulant par avance le reste du livre. Cela confère au reste du
livre une plus grande signification, comme si les prophéties avaient déjà toutes été formulées
et qu’il ne restait qu’à dérouler le rouleau qui les contient.

3. Assurer la permanence des paroles du prophète


Si le rouleau a la même force que les paroles du prophète, sa forme assure une permanence 11
de l’efficacité des paroles du prophète, comme dans les « tablettes de la destinée »12.
a. Dans le temps
Moïse avait averti son peuple de la désobéissance en mettant par écrit ses paroles (Dt 28,58).
En Is 8,16, le prophète doit mettre par écrit sa prophétie à cause de son échec 13. Ici,
toutefois, l’échec est déjà présent, avant que le prophète ne parle. En anticipant la réaction
du peuple, la vision symbolique sert d’avertissement solennel préalable.
b. Par la personne du prophète
Si le prophète a mangé le rouleau des paroles du Seigneur, c’est comme une consécration
totale au Seigneur. Il incarne le message qu’il proclame. 14 Sa liberté a déjà été éprouvée,
manifestée par la saveur de miel (Ez 3,3) qu’il éprouve, ou par son exécution des paroles du
Seigneur, en ouvrant la bouche (Ez 3,2). Elle est en réalité déjà engagée, et il se remplit les
entrailles de ses paroles (Ez 3,3), qu’il faut rapprocher de l’ordre qu’il reçoit pour recevoir
dans son cœur les paroles (Ez 3,10). La vision symbolique ainsi dépasse largement la simple
séduction de Jérémie (Jr 20,7) ou la force irrésistible d’Amos (Am 7,14 : le Seigneur m’a
emporté (‫ ) ַו ִּיָּקֵ֣ח ִני ְיהָ֔ו ה‬malgré la proximité de situation ( ‫ ַוִּת ָּקֵ֑ח ִני …ְו ֥ר ּוַח‬Ez 3,13). Le prophète
accepte déjà la mise à l’épreuve, et se laisse conduire par le Seigneur.

Conclusion :

Trois fonctions classiques de cette image du rouleau mangé par le prophète ont pu être
dégagées : authentifier la légitimité du prophète, signifier l’alliance entre le prophète et le
Seigneur, assurer la permanence des paroles prophétiques. Par ailleurs, dans ces trois
fonctions, on remarque que même si elles sont classiques du prophétisme du proche orient
ancien, que ce soit en Israël ou dans les autres civilisations environnantes, la spécificité de
9
Cf. Oracle 1.6 in PARPOLA, SAA 9, 4-11.
10
E. REUTER – P. HOSSFELD, « art. ‫ ֵסֶפר‬sēp̄ er », Theological dictionary of the Old Testament (ed. G. J. BOTTERWECK – H.
RINGGREN – H.-J. FABRY) (Grand Rapids MI 1977) X, 326-341, 333.
11
« the prophets’ words are committed to writing […] as a stopgap solution” cf. REUTER – HOSSFELD, « art. ‫ ֵסֶפר‬sēp̄ er »,
332.
12
D. I. BLOCK, The Book of Ezekiel : chapters 1-24 (The new international commentary on the Old Testament;
Grand Rapids, MI 1997) 126-127.
13
REUTER – HOSSFELD, « art. ‫ ֵסֶפר‬sēp̄ er », 332.
14
BLOCK, The Book of Ezekiel : chapters 1-24, 126.
cette vision symbolique vient de sa position en début de récit. Les trois caractéristiques
précédentes sont donc intensifiées par cette position.

Vous aimerez peut-être aussi