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Fabien PILLET, Université de Genève

Peut-on déplacer spatialement les concepts théoriques ?


Réflexion à partir de l’esthétique de la réception1

Abstract : My paper explores the possibility of expanding well-known concepts of Western literary theory by
putting them in a global context. Based on Hans Robert Jauss’s Reception Aesthetics, I attempt to show the
difficulty or even the impossibility of using certain concepts – that of aesthetic distance for example – to discuss
and analyze non-Western literatures. Instead, I argue that the spatial expansion of concepts like the horizon of
expectation may provide a better understanding of those literatures and thereby of literature as a (truly)
universal art. An exemplary analysis of Jorge Luis Borges’s short story Averroes’s Search (La busca de
Averroes) serves as a basis for my argument. Borges’s story questions the notion of literary genre, the
universality of the existing genres and, furthermore, the universality of literary and aesthetic categories. It
suggests that ethnocentrism is part and parcel of every culture (e.g. Western or Islamic) and every human being.
I conclude by inviting Reception Studies to take into account the so-called « spatial turn » that took place in the
Humanities in the late eighties.

En évoquant la littérature comparée telle qu’elle s’est développée académiquement au XXe


siècle, Franco Moretti remarque – dans ses Hypothèses sur la littérature mondiale
(Conjectures on world literature) – de manière provocatrice mais non dénuée de vérité, que
celle-ci, loin d’être mondiale, « a été une entreprise intellectuelle bien plus modeste, limitée
essentiellement à l’Europe occidentale et concentrée principalement autour du Rhin (les
philologues allemands travaillant sur la littérature française) » (9). Fort heureusement, à
l’image du monde et des autres disciplines intellectuelles, la littérature comparée évolue et
progresse.

Aujourd’hui, les recherches comparatistes nous incitent, à juste titre, à élargir notre vision et
notre appréhension de la littérature par des analyses plus larges, plus conformes au monde
globalisé qui constitue notre réalité contemporaine. Il s’agit donc d’aller non seulement au-
delà des rives rhénanes, mais au-delà des frontières de l’Europe, au-delà des limites du monde
occidental.

Nous nous proposons de montrer ici dans quelle mesure un élargissement de certains concepts
“traditionnels“ de la théorie littéraire, utilisés jusqu’ici de manière uniquement
européocentrique peut apporter (ou pas) à notre intelligence des textes…y compris sans doute

1
Texte issu d’une conférence donnée à Skopje le 1e septembre 2011 et initialement publié dans le volume
collectif : Sonja Stojmenska-Elzeser & Vladimir Martinovski (Eds.), Literary Dislocations / Déplacements
Littéraires. Proceedings of the 4th International REELC/ENCLS Congress, Skopje September 1-3, 2011, Skopje,
Institute of Macedonian Literature & REELC/ENCLS, 2012, pp. 98-106. Nous en donnons ici une version non
pas modifiée, mais corrigée.

1
à des textes issus de “notre“ tradition occidentale. Nous procéderons en partant de deux
exemples concrets, issus de l’esthétique de la réception, en l’occurrence l’horizon d’attente et
l’écart esthétique.

Vers la spatialisation de l’esthétique de la réception ?

Du fait qu’il est aujourd’hui couramment utilisé en théorie littéraire comme dans bon nombre
de disciplines des sciences humaines et sociales, on oublie souvent que l’horizon d’attente
(Erwartungshorizont) fut d’abord l’un des concepts centraux de l’une des écoles critiques
parmi les plus influentes des années soixante-dix et de la première moitié des années quatre-
vingt, l’École de Constance.

Bien que forgé au début du siècle passé par le sociologue Karl Mannheim puis repris par les
philosophes Husserl et Gadamer (Zima 87), c’est principalement à Hans Robert Jauss que le
concept d’horizon d’attente doit sa notoriété. Lié à la notion d’écart esthétique (ästhetische
Distanz), il constitue le cœur analytique de l’esthétique de la réception. On retrouve ces deux
concepts dans pratiquement toutes les études de cas délivrées par le critique allemand.
L’herméneutique question/ réponse, elle aussi reprise de Gadamer et que nous ne traiterons
pas ici, constitue l’autre aspect important de la théorie jaussienne.

Tous ces concepts sont créés ou repris, puis employés par le critique allemand exclusivement
de manière temporelle. C’est particulièrement marquant dans les cas de l’horizon d’attente et
de l’écart esthétique. La temporalité peut être réduite comme dans sa célèbre étude des deux
Iphigénie où cent cinq ans seulement séparent la version de Racine (1674) et celle de Goethe
(1779) ou, au contraire, être extrêmement large comme dans son travail sur les différentes
adaptations du mythe d’Amphitryon. Cette dernière débute par la version qu’en donna Plaute
au début du IIe siècle av. J.-C. et se termine par celle présentée par Jean Giraudoux en 1929.

La dimension spatiale de l’horizon d’attente n’existe pas ou, pour le dire autrement, celle-ci
n’entre jamais en ligne de compte, dans aucune analyse. La théorie jaussienne correspond en
fait fort bien à la description du « vieux comparatisme » selon Moretti puisque l’espace se
trouve, si l’on peut s’exprimer ainsi, confiné à l’aire franco-allemande, poussant parfois un
peu plus loin, c’est-à-dire jusqu’à l’Italie (Jauss « Wenn ein Reisender »). Le fait que Jauss –
mais ce n’était sans doute pas là son objectif en tant que Romanist – n’ait à aucun moment

2
élargi sa théorie au niveau spatial ne signifie donc pas que cela ne puisse pas être réalisé et
encore moins que cet élargissement ne puisse rien apporter à notre connaissance de la
diversité des réceptions des textes littéraires. Bien au contraire.

Le fondateur de l’École de Constance avait commencé sa carrière académique par une étude
sur la question générique au Moyen Age (Jauss, « Untersuchungen »). Nous suivrons son
exemple pour étudier dans quelle mesure ses concepts peuvent être élargis et utilisés de
manière interculturelle, c’est-à-dire entre deux espaces totalement distincts du point de vue
culturel. Nous partirons ainsi d’une œuvre occidentale, mais qui évoque une civilisation, une
culture et un espace extra-occidentaux en questionnant de façon profonde l’universalité du
modèle générique de la tradition littéraire européenne. Il s’agit de La quête d’Averroës2, une
nouvelle de Jorge Luis Borges, issue de son recueil L’aleph (El Aleph).

Borges, Averroës, Aristote et le théâtre

Dans La quête d’Averroës (La busca de Averroes), Borges construit une histoire autour de la
figure du plus célèbre philosophe musulman et plus particulièrement de son travail d’exégèse
d’Aristote. Bien qu’ « ignorant, comme le précise l’écrivain argentin, du syriaque et du grec,
travaill[ant] sur la traduction d’une traduction» (119), Averroës fut l’un des plus puissants
commentateurs du Stagirite. Thomas d’Aquin lui-même le reconnaissait en appelant le
penseur arabe – précisément – “ le Commentateur“. Cependant – et c’est ce dont parle la
nouvelle borgésienne – certains textes, certains concepts développés par Aristote n’allèrent
pas, loin s’en faut, sans poser de sérieuses difficultés au penseur cordouan.

La nouvelle évoque, sous forme fictionnelle, les problèmes réels que rencontra Averroës
lorsqu’il se confronta au texte de la Poétique. Lors de l’étude de cet ouvrage,

deux mots douteux l’avaient arrêté […]. Ces mots étaient tragoedia et comoedia. Il les
avait déjà rencontrés des années auparavant, au troisième livre de la Rhétorique ;
personne dans l’Islam n’entrevoyait ce qu’ils voulaient dire. En vain, il avait fatigué les
traités d’Alexandre d’Aphrodisie. En vain, compulsé les versions du nestorien Hunein

2
Nous avons choisi de garder dans cet article l’orthographie Averroës utilisée par Caillois dans sa traduction. La
nouvelle fut publiée pour la première fois en 1947, puis reprise dans El Aleph, dont la première édition date de
1949.

3
ibn-Ishaq et de Abu Bashar Meta. Les deux mots pullulaient dans le texte de la poétique :
Impossible de les éluder (Borges 119).

La difficulté de compréhension éprouvée par Averroës ne vient pas de la « traduction de


traduction » consultée par le philosophe mais bien des mots tragoedia et comoedia eux-
mêmes. S’il ne les saisit pas, c’est qu’il ne comprend pas, qu’il ne peut pas comprendre les
concepts auxquels ils renvoient. Le Cordouan se trouve littéralement incapable de voir à quoi
se réfère Aristote, quel type de poïésis il évoque. En termes saussuriens, les signifiés et les
référents lui échappent autant que les signifiants. Et cette ignorance apparaît d’autant plus
grave pour Averroës non seulement parce que « les deux mots pullul[ent] dans le texte », mais
sans doute aussi parce qu’Aristote précise, s’agissant de la tragoedia, qu’il constitue le genre
poïétique le plus élevé. Si un homme aussi cultivé qu’Averroës ignore ce que sont la tragédie
et la comédie, cela signifie que le monde arabe ignore tout de la tragédie comme de la
comédie.

Cette « lacune » culturelle pose question. En Occident, nous avons en effet l’habitude de
penser – est-ce lié à notre domination économique et culturelle ? à un ethnocentrisme naturel
à tout individu et toute ethnie ? – que notre esthétique, notre conception de la littérature et des
genres littéraires sont universaux. La nouvelle borgésienne illustre la fausseté de cette
croyance trop bien ancrée. Et elle le réalise en nous montrant que le genre littéraire inconnu
du monde arabe, absent de l’esthétique arabe, est l’un des plus importants de la poétique et
l’esthétique occidentales. Shakespeare, Racine, Molière ou encore Lope de Vega, soit nombre
de nos plus grands auteurs, sont d’abord et avant tout des dramaturges, se sont illustrés
principalement dans les genres “aristotéliciens“ appelés comédie et tragédie.

Alors dans quelle mesure peut-on parler des littératures qui ignorent l’un de nos genres
littéraires majeurs, qui ne possèdent pas notre esthétique ni même notre conception de la
littérature ? De quelle manière peut-on mettre en relation littératures européennes et œuvres
extra-européennes ? Nos outils théoriques, fabriqués sur la base du modèle occidental, sont-ils
performants pour analyser d’autres traditions culturelles ? Si oui, dans quelle mesure doit-on
les adapter afin qu’ils se montrent efficaces ? C’est afin de répondre de manière concrète à
ces questions que nous reprenons les concepts de l’esthétique de la réception, en commençant
par l’écart esthétique. Un autre passage de La quête d’Averroës, va servir de base à notre
analyse.

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Un écart esthétique absent :

La scène se déroule lors d’un repas auquel prend part Averroës. Au cours de ce dernier, l’un
des convives, un poète nommé Aboulkassim, raconte que lors de l’un de ses voyages à
l’étranger :

des marchands musulmans de Sin Kalan [l]e conduisirent à une maison de bois peint, où
vivaient beaucoup de gens. […] Les gens de la terrasse jouaient du tambour et du luth,
sauf quinze ou vingt environ (avec des masques de couleur cramoisie) qui priaient,
chantaient et conversaient. Ils étaient punis de prison, mais personne ne voyait les
cellules ; ils étaient à cheval, mais personne ne voyait leurs montures, ils combattaient,
mais les épées étaient en roseau ; ils mouraient mais ils se relevaient ensuite (Borges 123-
124).

Ce passage illustre la réaction d’un individu – et, encore une fois, d’un individu cultivé, d’un
poète – face à un « événement » qu’il ne peut saisir. Si l’on examine la réaction
d’Aboulkassim, on s’aperçoit qu’il n’est en aucun choqué, scandalisé ou stupéfié par ce qu’il
voit, c’est-à-dire du théâtre. Il est tout au plus légèrement surpris.

Ce sentiment est corroboré par la fin du récit d’Aboulkassim. Parlant des gestes des
comédiens évoqués par le poète, l’un des convives affirme qu’il s’agit

- [d’] actes des fous […] [qui] dépassent les prévisions du sage.
- Ils n’étaient pas fous, dut préciser Aboulkassim. Ils étaient en train, me dit un
marchand, de représenter une histoire.
Personne ne comprenait, personne ne voulait comprendre (Borges 124).

Si tous – et au premier chef Aboulkassim qui assista à la représentation théâtrale – demeurent


indifférents, c’est simplement parce que le théâtre se situe hors de leur horizon d’attente
d’hommes de culture arabe du XIIe siècle. Il ne va pas contre leur horizon d’attente, il se
trouve tout simplement à l’extérieur de celui-ci. Ceci ne va pas sans poser de grandes
difficultés au concept d’écart esthétique, du moins à un usage interculturel de ce dernier.

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L’écart esthétique est défini par Jauss comme « la distance entre l’horizon d’attente
préexistant et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un « “changement d’horizon“
en allant à l’encontre d’expériences familières » (« Pour une esthétique » 58). Son rôle dans
l’esthétique de la réception apparaît comme central puisque c’est lui qui permet de
« détermine[r] […] le caractère proprement artistique d’une œuvre littéraire » (« Pour une
esthétique », 58). Et dans la mesure où les œuvres de haute valeur, de haut caractère artistique
sont celles qui marquent un écart avec les œuvres précédentes, et donc avec les attentes du
public, le concept d’écart esthétique explique l’histoire littéraire. L’histoire littéraire est ainsi
envisagée comme l’histoire des écarts ou, plus exactement, comme l’histoire des œuvres qui
créèrent, au moment de leur parution, un écart avec les « attentes préexistantes » du public.
De manière plus courte, on peut dire que sans écart esthétique, il n’y a pas d’histoire littéraire.
Ce rôle central accordé par Jauss à l’écart esthétique lui permet donc d’écrire ou de réécrire
l’histoire littéraire (européenne) à partir du public, de l’instance lecteur.

Cependant, malgré le talent, la virtuosité et l’érudition de Jauss, le rôle central accordé à


l’écart esthétique se révèle problématique. Et cela même en demeurant à l’intérieur de
l’espace culturel européen, c’est-à-dire à l’intérieur d’un espace qui se reconnaît une tradition
et un passé littéraires et artistiques communs. Antoine Compagnon souligne d’ailleurs très
bien cette difficulté en se demandant, de façon purement rhétorique, si « toute l’histoire
littéraire peut vraiment avoir pour seul objet l’écart [esthétique] » (Compagnon 256, modifié).
Si ce critère est utile, il n’est en aucun cas suffisant.

Lorsqu’il s’agit d’envisager l’histoire littéraire d’un point de vue large, comme un art
universel et non exclusivement occidental, cela se gâte encore pour le concept jaussien.
L’écart esthétique ne peut plus du tout être employé et doit être abandonné. Il ne préexiste, en
effet, aucun horizon à partir duquel créer un écart. En résumé, l’histoire littéraire européenne
ne peut être envisagée du seul point de vue de l’écart esthétique, l’histoire littéraire mondiale
ne le peut pas du tout.

Cet abandon de l’écart esthétique pour étudier la littérature d’un point de vue universel, pour
comprendre la littérature (et l’histoire littéraire) comme art universel, signifie-t-il qu’il faille
aussi abandonner l’horizon d’attente ou celui-ci peut-il, doit-il être maintenu ?

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A priori, au vu du lien qui unit écart esthétique et horizon d’attente, il semble que ce dernier
ne semble pas devoir constituer un outil performant non plus. Pourtant, il se révèle non
seulement possible, mais souhaitable, de maintenir le concept d’horizon et de traiter celui-ci
spatialement. Nous allons démontrer, toujours à l’appui de la nouvelle borgésienne, qu’il peut
en effet se révéler fort utile pour saisir la dimension mondiale de l’art littéraire.

Un horizon d’attente indispensable :

Malgré les difficultés éprouvées, en dépit de son absence totale de connaissance du théâtre,
Averroës parvient, au terme de sa quête, à trouver des équivalents à tragoedia et comoedia :

Quelque chose lui avait révélé le sens des deux mots obscurs. D’une ferme et soigneuse
calligraphie, il ajouta à son manuscrit : « Aristû (Aristote) appelle tragédie les
panégyriques et comédies les satires et anathèmes. D’admirables tragédies et comédies
abondent dans les pages du Coran et dans les moallakas du sanctuaire » (Borges 128).

Averroës se trouve dans « l’impossibilité de traduire les termes tragoedia et comoedia »


(Macé 45-46, modifié), puisqu’il ne les saisit pas, il ne les intellige pas. Mais le philosophe
arabe veut s’en sortir, c’est-à-dire qu’il veut absolument trouver un équivalent arabe à ces
deux termes. Et pour parvenir à ses fins, « il doit, comme le dit Marielle Macé, les transposer
dans son propre système littéraire » (183). Poursuivant son analyse, la critique française note
que nous opérons de la même manière en Occident aujourd’hui « en nommant “roman“ les
aventures rapportées par Lucien ou “drames“ les mystères médiévaux » et qu’il s’agit là
« d’anachronisme[s] nécessaire[s] » (183-184) pour (être en mesure de) parler des textes.

S’il est exact d’affirmer qu’une distance temporelle implique un contexte et un système
culturels différents, les choses se présentent parfois – le plus souvent même – de manière plus
complexe. La transposition d’un système littéraire ou générique vers un autre système
littéraire ou générique se marque de manière temporelle et/ ou spatiale. Toutes les
combinaisons existent. Il peut donc y avoir – c’est le cas des mystères médiévaux mentionnés
par Macé – distance temporelle et identité spatiale, mais aussi distance spatiale (spatio-
culturelle) et coprésence temporelle – par exemple, la réception, la traduction de textes
chinois ou japonais contemporains en Europe. Enfin, et c’est l’exemple borgésien, une
distance temporelle importante (seize siècles séparent Aristote et Averroës) à laquelle s’ajoute

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une distance spatiale – la poétique de l’espace culturel arabe, n’est pas identique à celle de
l’espace culturel européen, au XIIe siècle comme au XXIe.

Comprendre la littérature comme un art universel doté, la saisir comme l’une des expressions
artistiques de la diversité et du génie humains, exige la capacité de prendre en compte cette
double dimension spatiale et temporelle des œuvres. Faute de quoi, on ne se trouve pas en
mesure d’expliquer l’incompréhension suscitée par le théâtre dans le monde arabe du XIIe
siècle ni la passion et l’intérêt suscités par le Nô japonais auprès d’auteurs occidentaux aussi
divers que Paul Claudel, Ezra Pound et William B. Yeats ou encore le succès immédiat, c’est-
à-dire depuis la première traduction française au début du XVIIIe siècle, des Mille et une nuits
partout en Europe et la réception (positive) relativement tardive de l’œuvre de Shakespeare en
France (Voir Backès 295 et 235). Et cette prise en compte passe nécessairement par la
réactualisation du concept d’horizon d’attente, comme horizon temporel et spatial.

Le traitement spatial de l’horizon d’attente se déroule selon le même processus – répétons


qu’il s’y ajoute le plus souvent – que l’horizon temporel. Cela signifie que toute lecture, toute
réception d’un texte passe nécessairement par une fusion des horizons, fusion entre les
horizons temporels et spatiaux dans lesquels le texte fut produit et horizons temporels et
spatiaux dans lesquels le texte est lu. C’est ainsi que se comprend et s’explique aussi la
nécessité – Jauss et plus encore Gadamer insistent sur ce point – de toujours relire et
interpréter les textes, à toutes les époques et, ajoutons-nous, dans tous les espaces culturels.

À la différence du traitement purement temporel, il s’agit ici de ne privilégier, du point de vue


de la réception, aucun espace culturel pour l’analyse d’aucune œuvre. L’importance mondiale
d’une œuvre se réalisant précisément par la pluralité des réceptions spatiales, cela n’a aucun
sens de privilégier un horizon d’attente plutôt qu’un autre et cela, d’autant plus, que par le
principe même de la fusion des horizons, les horizons spatial et temporel de production de
l’œuvre entrent en ligne de compte. Prenons un exemple. Au début du siècle passé, les pièces
d’Henrik Ibsen connurent la reconnaissance mondiale, notamment en Chine (Voir Pimpaneau,
423). L’horizon d’attente chinois est différent de l’horizon européen et celui-ci l’est
également, pour nombre de subtilités, de l’horizon d’attente « local », celui du public
norvégien3 ; la fusion des horizons spatiaux entre public norvégien et public chinois est

3
Pour le public norvégien et pour lui seul évidemment, l’horizon d’attente est uniquement temporel.

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certainement différente dans la manière de saisir l’œuvre du dramaturge, mais le succès
international se marque autant par la réception chinoise que par la réception norvégienne.

Cet exemple permet aussi de justifier l’abandon – déjà évoqué et analysé plus haut – du
concept d’écart esthétique lorsqu’il existe une différence de conception poétique et esthétique
entre espace de production et espace de réception. Ibsen a connu le succès en Chine non en
marquant – comme ce fut le cas en Norvège et dans le reste de l’Europe – un écart esthétique
sur la base d’un horizon d’attente préexistant du drame bourgeois ou social, mais en amenant
une façon différente, hors de l’horizon d’attente du public de l’Empire du Milieu, de pratiquer
et d’écrire le théâtre. L’auteur norvégien n’a pas créé d’écart, il a ouvert et élargi l’horizon
d’attente chinois, permettant l’apparition d’un nouveau genre dramatique à l’intérieur de cet
espace culturel et poétique. Élargir un horizon ne revient pas (forcément) à créer un écart avec
l’horizon préexistant.

L’histoire de la littérature mondiale, l’histoire des œuvres majeures de l’ensemble des


littératures, implique nécessairement la prise en compte des réceptions étrangères, donc la
prise en compte des différents horizons d’attente spatiaux et temporels. Comme il faudrait,
dans un idéal d’exhaustivité, tenir compte de toutes les réceptions dans toutes les littératures.
Une histoire de la littérature mondiale relève donc – il s’agit d’une certitude – de l’utopie,
mais sans doute pas davantage que la prétention d’écrire une histoire exhaustive de n’importe
quelle littérature nationale.

La Théorie de la Réception et le “Spatial turn“

À la fin des années quatre-vingt, la théorie littéraire vit émerger en son sein une nouvelle
manière d’aborder les textes, mettant en avant la dimension spatiale de la littérature. On a
rapidement parlé à ce propos de spatial turn. Loin de n’être qu’un effet de mode, celui-ci n’a
cessé de se développer depuis son apparition et se voit aujourd’hui reconnu comme l’un des
renouveaux critiques majeurs de la fin du siècle dernier. Le spatial turn n’est ni un
mouvement, ni une école, mais la prise en compte, à l’âge de la mondialisation, de la
nécessité de traiter la culture – donc la littérature – dans sa dimension spatiale, interculturelle.

Notre but consistait à esquisser de manière concrète ce que le spatial turn peut apporter dans
le renouvellement des études de réception et inversement, à savoir ce que les études de

9
réception peuvent apporter aux approches spatiales, à la connaissance des différents espaces
littéraires qui forment notre monde culturel. Nous espérons simplement, au terme de cet
article, y être parvenu.

Keywords : littérature mondiale ; genre littéraire ; réception ; Borges ; Jauss ; interculturalité

Bibliographie :

Backès, Jean-Louis. La littérature européenne, Paris, Belin, 1996.

Borges, Jorge Luis. « La quête d’Averroës ». Traduit de l’espagnol par Roger Caillois, in
L’aleph, Paris, Gallimard, 1977 [1949]. 117-130.

Compagnon, Antoine. Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998.

Jauss, Hans Robert. Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung, Tübingen, Niemeyer,


1959.

– Pour une esthétique de la réception. Traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris,
Gallimard, 1990 [1978].

– « “Wenn ein Reisender in einer Winternacht“. Plädoyer für eine


postmoderne Ästhetik ». Studien zum Epochenwandel der ästhetischen Moderne. Frankfurt a.
Main, Suhrkamp, 1990 267-302.

Macé, Marielle. Le genre littéraire, Paris, Garnier-Flammarion, 2004.

Moretti, Franco. « Hypothèses sur la littérature mondiale ».Traduit de l’anglais par Raphaël
Micheli, Lausanne, Études de lettres 258 (2001/2), 9-24.

Pimpaneau, Jacques, Chine : Histoire de la littérature, Arles, Philippe Picquier, 2004 [1989].

Zima, Pierre V. Critique littéraire et esthétique, Paris, L’Harmattan, 2003.

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