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7.
GUARGUALÈ: le torrent qui gargouille
«Sottu, sottu à Guargualè / Corri, corri una vadina / D'aqua lestra, fresca e fina / E chì canta
cusì bè».
La poésie bien connue de Giovoni (L’Annu Corsu 1925) évoque le village de son enfance:
Guargualè (40 km environ d’Aiacciu).
Dans la littérature Guargualè alterne avec Vargualè qui correspond à la prononciation
locale. Malgré les étymologies grecques (fantaisistes) parfois évoquées, notre toponyme est sans
doute à rattacher à ghjargalu (torrent, ravin, gorge). Comme semble le souligner un dicton:
«Guargualè, Guargualè: Ghjàrgala era è ghjàrgala hè» (Guargualè, Guargualè: c'était un torrent et
cela reste un torrent).
Ici la séquence initiale gua- peut représenter une («fausse») reconstruction à partir d'une
variante faible:)
Gargalu > u 'argalu > *u guargalu > guargalettu > guargalè > guargualè/vargualè
Par rapport à guargalu la forme guargualè représenterait une assimilation (gua…ga >
gua…gua) et une suffixation suivie de la chute de la syllabe finale, phénomène fréquent dans la
langue courante comme dans les toponymes.)
Les formes corses comme ghjargalu, gargalu ont retenu l'attention des linguistes qui les
ont prises comme référence pour divers noms de lieux, sardes notamment en les rattachant à
*garg, onomatopée qui est à l'origine du latin tardif gargala; garga «gorge». Le féminin
ghjargala est attesté en corse (G.Biancarelli cite le toponyme Vargala). Dans les langues
romanes ce radical est à la base de variantes populaires de «gorge» ou «gosier». Le verbe
gargoter («faire du bruit avec la gorge, bouillonner avec bruit» a donné le terme argotique
français Gargote. Dans ce mot et dans d’autres mots des langues voisines (garganta, espagnol et
portugais, cf. le Gargantua de Rabelais) le radical garg- est une «onomatopée rappelant le bruit
de l’eau qui bout ou celui que fait la gorge quand on avale gloutonnement» (Dictionnaire
Étymologique, Bloch/Wartburg).
On a souligné (Guarnerio) les convergences entre toscan populaire (garganelli «gorge,
gosier») et corse (garganeddi dans le Sud), et relevé les spécialisations sémantiques propres au
corse (Wagner/Hubschmid). Ainsi ghjargalu acquiert la valeur d'un appellatif
géomorphologique fréquent dans la langue et la toponymie (ex. Ghjargalu à Guagnu 2A), et c'est
à la forme corse que l’on rattache celle des autres langues citées.)
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8.
U TASSU: un blaireau qui grimpe aux arbres?
Les toponymes du type Tassu (et dérivés) sont très fréquents dans toute la Corse, avec
toujours la même fluctuation quant à la voyelle finale. Outre la commune de Corse du Sud, l’Ign
présente 16 occurrences de Tasso contre 8 pour Tassu), par exemple:)
Tassu (Tolla)
Tassu (Cristinacce)
Tassu (Isolaccio-Di-Fiumorbo)
Tassu (Frasseto)
Dans l’annuaire téléphonique de la Corse on a Tasso comme nom de famille, porté surtout
par des Tassinchi: ne cherchez pas la forme française du «gentilé»: elle est «n.c.» (non
communiquée !)
Au sujet du toponyme Rodié (1937) hésite entre trois explications: «if» (arbre); «blaireau»
(animal), «tas» (enclume). Le référent phytonymique est plus probable, d'autant que la présence
du blaireau est apparemment exclue en Corse. C'est sans doute sur le modèle de l'italien que
quelques dictionnaires corses (récents) donnent tassu pour «blaireau» (ou faina pour «fouine»,
autre mammifère absent de Corse et de la plupart des dictionnaires).
Cependant on ne peut exclure une référence à un autre carnivore de la même famille. Le
latin taxo, taxone «blaireau» a donné tasso en italien ou taisson en ancien français; assili est le
nom sarde donné à la martre (en Corse la présence de cet autre mustélidé est «hypothétique»:
P.Franceschi, Adecec 1994). Il arrive souvent qu’un même terme désigne des espèces
différentes. Ainsi pour l’écureuil, absent en Corse, les dictionnaires donnent diverses formes plus
ou moins attestées (scurriolu, sgauaiottulu) mais aussi ghjira qui s’applique d’ordinaire au
«loir». On notera que certaines expressions imagées font référence à divers noms d’animaux: par
exemple «dormir comme un loir», ou «une marmotte», ou «un blaireau». En corse c’est cette
dernière image qui est la plus fréquente (Ceccaldi: dórme cume un tassu). En Italie on fait aussi
référence au blaireau (tasso) ou au loir (ghiro); les noms de lieux du type Tasso évoquent l’arbre,
mais aussi le blaireau. Tassonaie enToscane (Pellegrini: latin taxone, cf. ancien français tasson)
pourrait être rapproché de Tassone (Nuceta, Bastelica): cependant ici –one peut être un suffixe
augmentatif, comme dans Albitrone (Carbuccia 2A).
Cependant la fréquence de Tassu en Corse et du type Tassiccia (avec le suffixe –iccia
comme dans alziccia «aulnaie») incitent à penser qu’il fait plutôt référence à l’arbre (famille des
Taxacées).
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9.
CAMPODONICO: le champ du maitre (ou du juge…)
Penchons-nous sur ces toponymes (Ign):
Campodonico (Pie-d'Orezza)
Ruisseau de Campodonico (Poggio-Di-Venaco)
«Campodonico, Campus dominicus, champ du seigneur, soit qu'il s'agisse d'une terre
d'Eglise ou d'un cimetière; comparez en France Champdieu. Le hameau de Piedicroce, qui porte
ce nom, est ainsi nommé d'après Falcucci parce qu'il présente un à-pic de 200 mètres d'où l'on
précipitait les morts au lieu de les enterrer». L’étymologie donnée par Rodié (1937) est
recevable, quant à la référence au cimetière et à l’explication sinistre reprise de Falcucci (1915),
elle semble romancée et nous ne pouvons la confirmer.)
On identifie dans le toponyme une première partie campu «champ» (fréquent dans les noms
de lieux). Quant à la deuxième partie il s’agit d’adjectif (dérivé de dominus) et issu du latin
dominicu (> *domnicu > *donnicu). Le terme est présent dans la toponymie corse (et romane)
sous diverses formes (donico, dunico, donigo, dunigo, d'onico, d'unico, dundicu etc.). Il est en
général associé à divers termes génériques (campu, aghja/arghja, valle, stazzu, vigna, funtana...).
En graphie Ign on a:)
Aghia d'Onica (Bastelica)
Campidondico (Rebbia)
Campo d'Unico (Tavera)
Campodonico (Pie-d'Orezza)
Stazzo Dunico (Tallone)
Valle Doniga (Olmeto)
Le même type de formation (nom + adjectif) est fréquent ailleurs, notamment en sarde où
l'adjectif dominicus fait référence à l'autorité suprême dans la Sardaigne médiévale, à savoir le
«Juge». La Bingia Oniga c'est donc la «vigne du Juge» (cf. Vigna D'Unica, Linguizzetta 2B).
Parmi les Giudicati sardes, entités étatiques autonomes du IX° au XV° siècle, il y avait le Judicat
(ou Royaume) de Gallura, région intimement liée, comme on sait, à l'histoire de la Corse. On peut
évoquer ici les «vieilles familles féodales descendant d'ancêtres qui en tant que comtes de Corse
exerçaient le droit de basse, moyenne et haute justice, un peu à la façon de leurs homologues
sardes, les juges» (Demartini, Etudes Corses 1989).
Campudon(n)icu est donc historiquement le «champ du maître» ou du «seigneur», mais
probablement pas au sens où l’entendait Rodié. Aujourd’hui le terme donicu (ou donnicu: cf.
ortus donnicus près d’un amphithéâtre romain (francovalente.it) ou le nom de famille
Campodonico (aussi attesté comme Campodonnico) ne fait plus partie du lexique commun.
Autrefois ce «fossile toponymique» était sans doute sémantiquement motivé.
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SERMANU: le village d’Anselme
L'origine du nom de la commune de Sermano (cantori et terzetti sermanacci sont bien
connus) a donné lieu à diverses interprétations. Aucune ne semble s'imposer. Après avoir évoqué
plusieurs hypothèses Ghjermana de Zerbi (1967) conclut: «Tout cela est bien complexe et on ne
peut pour l'instant que se perdre en conjectures».)
On sait que le suffixe –anu sert à former des adjectifs à partir d'anthroponymes. Pour
Sermano, on peut reconstruire une base à partir du prénom Anselmus (germanique Ansehelm):
Anselmanu > Selmanu > Sermanu.)
L'aphérèse (chute de la syllabe initiale: Anselmi>Selmi), ainsi que le rhotacisme de /l/
devant consonne (Anselmi> Ansermi) sont des phénomènes courants, attestés pour les noms de
famille avec des suffixes divers (Selmi, Selmini, Sermani) aussi bien que pour les noms de lieux,
comme en témoignent les exemples (graphie Ign) où l'on peut voir la même base: Campo
d'Assermo (Volpajola 2B); Sant'Anselmo (Aghione 2B); Selmacce (Pietracorbara 2B).
De nombreux toponymes Anselmi sont attestés du Nord au Sud de l'Italie; Ansermu est
attesté en Ligurie (Petracco Sicardi 1962). Qu’il s’agisse de patronymes ou de noms de lieux, de
formes «pleines», abrégées ou dérivées, tous les spécialistes les rattachent à un nom de personne
correspondant à Anselme en français.)
L’explication que nous avons proposée dans Langue corse et noms de lieux (Chiorboli
2008) est reprise en langue corse par l’auteur (sermanacciu) de U rimitu di collu à Boziu: «fà
vene Sermanu da Anselmanu, a tenuta di terre date à un Anselmus, veteranu di e legioni rumane
dopu u so tempu di serviziu nù e truppe di l’imperu. O più tardi, quandu un certu Anselmu averìa
fattu da signoru, pè issi lochi. Finora, hè una spiegazione chì cunvince ancu abbastanza. Ciò chì
sò pè dì hè chì Sermanacci sò chjamati Trìvule, issi fiori chì zìnganu» (Georges de Zerbi, 2011).
Après les interrogations de Bottiglioni qui hésitait entre une origine ibère ou étrusque de
Sermanu, celles d'Olivieri qui évoquait la ville de Sirmium en Illyrie ou une racine préromaine de
sens inconnu, ou le penchant de Rodié le Sermitium de Ptolémée on conçoit que la simplicité de
notre explication puisse être frustrante (surtout pour qui est en mal d’exotisme). Mais que les
amateurs ne soient pas trop déçus, l'évocation du nom Anselmu ne suffit pas à lever le voile: s'il a
jamais existé, qui était le personnage qui a donné son nom au beau village de Sermanu?
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BARTOLU: noms de lieux et noms de personnes
On constate que les toponymes attestent parfois des noms de personne sous leur forme
locale, par exemple Bartollu accentué sur l'avant-dernière syllabe comme l'indique cette citation
littéraire:
«Una séra, s'inchjappò in caffè c'uni pòchi di lambraschi fra i quali u fratéllu Micòne: u vinu
éra bónu, Bartòllu ci tinia...» (M.Ceccaldi).
Les sources officielles recensent environ 150 toponymes qui font référence à des variantes
du prénom Bartulumeu, en français Barthélémy, en italien Bartolomeo, par exemple (Ign,
Fantoir): San Bartolomeo (Morsiglia 2B); San Bertolomeo (Velone-Orneto 2B); Bartolo
(Cargiaca, Olmiccia, Pila-Canale...); Bartoli (Cristinacce); Bartolacci (Zonza)…
Il s’agit ici du nom chrétien porté par plusieurs saints notamment l’apôtre du premier siècle.
En araméen Bartalmay signifiait «fils de Talmay»; c’est le nom latin Bartholomaeus qui a
essaimé dans les diverses langues. La quasi totalité des toponymes corses sont des formes
abrégées du type Bartolu (Bartólu), avec un accent tonique différent par rapport à la forme
italienne Bartolo (Bàrtolo) ou au patronyme corse très fréquent Bàrtoli (Bartoli), de même
origine étymologique, mais qui conserve une forme toscanisée comme c’est la règle générale
pour les noms de famille en Corse: «la casata prend toujours dans l’écriture une forme toscanisée
qui finit par s’imposer dans l’usage oral, ce qui n’est pas le cas du nom de baptême» (F.Ettori).
La même variation existe en Sardaigne où noms de lieux et noms de personnes ont souvent
conservé une forme locale non toscanisée. Ainsi dans l’île sarde de la Maddalena, à côté du nom
de famille Bàrtoli on a le patronyme spécifique Bartòlu (Baltolu) issu d’un ancien prénom
«Barsolu, Barzolu, Barçolu che è una forma abbreviata del nome personale Bartolomeo»
(M.Maxia). Le prénom en question est vivant en corse sous sa forme locale, bien que l’écrit
(corse et italien) ne signale pas d’ordinaire la place de l’accent tonique. Certaines variantes
comme Bartollu (l’avant-dernière syllabe est forcément tonique si elle est fermée par la double
consonne), ou la forme vocative Bartò (le mot est coupé après l’accent tonique) montrent que le
prénom corse est bien un paroxyton. Un personnage de I colpi di Bartollu (M.Ceccaldi) s’écrie
«Mì ! Mì ! chi sò éiu, o Bartò».
En raison de l’alternance fréquente entre A et E (Bartolomeu et Bertolomeu) la forme Bartollu
peut aussi correspondre dans certaines variétés à Bertollu (Berthold, Bertoldo en italien), prénom
d’origine germanique attesté en corse: Bertoldu ou Bartoldu (cette forme est utilisée par P.M.De
la Foata), popularisé par des récits comiques du 17° siècle. La base Fantoir atteste Riponi di
Bortoldino (Poggio-Marinaccio 2B). De quelqu’un qui est mal fagoté on dit «Pari Bertoldu in u
saccu» (Il a l'air de Bertoldo dans le sac; F.Ettori); Falcucci note qu’à Moita bertolli est le nom
plaisant des haricots «parce que Bertoldo les aimait beaucoup». Dans ce cas –LL- au lieu de –
LD- traduit une variante locale (cf. soldu/sollu).
Quoiqu’il en soit la discordance entre forme toscanisée et forme locale (Bàrtoli/Bartòlu ou
Bartollu) est bien la conséquence fréquente d’une «normalisation» administrative. On pourrait
citer de nombreux exemples: «le nom de famille se prononce Èttori (prononciation calquée sur
l’écrit), tandis que le prénom se dit Attòri avec accent sur la pénultième et transformation
caractéristique de l’E initial en A» (F.Ettori). Les actes corses anciens attestent Attori (1780,
Olmu); rappelons ici les patronymes italiens Attòrri ou Ettòrri, variantes régulières de Èttori.
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AITONE: les arbres cachent la forêt
Le poète a célébré «la bella furesta d'Aitone duva si sentenu cantà l'acelli e si vedenu saltà i
mufrelli tantu fieri di a so' libertà» (S.Casanova, L’Annu Corsu 1931). Un essai de dictionnaire
des noms propres mentionne «Aitone, Forêt domaniale sur les communes d’Evisa et Ota: pins
laricio, hêtres, sapins et chênes verts» (Adecec). Justement derrière notre toponyme «forestier» il
ya probablement le nom d’un arbre, le sapin, diversement désigné dans les dictionnaires corses:
abeta, abetu (cf. latin vulgaire Abete), lavezzu, avezzu (Abeteu). Les formes où –B- est conservé
(ou doublé: abbetu) sont plus récentes et peut-être d’origine italienne (abete). L'évolution
régulière à partir du latin donne en effet un –v- «évanescent» comme le montre le toponyme
Aitone (Abetone). Dans les termes cités on reconnait la racine latine, présente aussi dans le nom
scientifique de la nombreuse famille des Abiétacées (ou Pinacées) à laquelle appartient le «sapin
blanc» (Abies alba). Le nom du sapin ne semble pas très populaire en corse (sans doute en raison
de son aire de répartition, d'ordinaire vers 1000 m. d'altitude); même les informateurs âgés de
certaines régions se contentent de pinu , voire du mot français sapin.
On a cependant le type ghjallicu (gallicu), sans doute plus ancien, qui connait un regain de
popularité lié aux fêtes de noël: Ghjallicu meiu, chanté par J.P.Poletti, est l’adaptation corse par
J.Fusina de «Mon beau sapin» (O Tannenbaum dans l’original allemand).
Quant au mot ghjallicu, plutôt que l'origine prélatine parfois évoquée, on pense à l'adjectif
latin Gallicu (de Gallia «Gaule»; pour d’autres hypothèses voir J.Chiorboli 2008). En botanique
l’usage de nommer les arbres à l’aide d’adjectifs évoquant un pays est ancien. Par exemple le
«bouleau» (en corse biolu, bitullu du latin Betulla d’origine probablement celtique) est glosé
Gallica Arbor («arbre gaulois») dans l’Histoire naturelle de Pline l’ancien, écrivain et naturaliste
romain du premier siècle.
Au sujet de notre toponyme Aitone, signalons les variantes Aitoni, Aitona: le –e final atone
ne fait pas partie du système phonétique «sudiste». Quant au suffixe –one (-onu dans le Sud),
fréquent en toponymie (Albitrone de Albitru «arbousier» etc.), il s’agit souvent d’un augmentatif,
mais il peut aussi être un «collectif» comme –iccia Frassiccia «frênaie» de frassu).
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AITI: à l'entrée de la Pieve
«Aiti est un petit village français, situé dans le département de la Haute-Corse et la région
de Corse. Ses habitants sont appelés les Aïtinchi. La commune s'étend sur 12,2 km² et compte 33
habitants depuis le dernier recensement de la population datant de 2004 (annuaire-mairie.fr; on
notera dans *Aïtinchi le tréma sur le –i-, étranger au système graphique corse). D’après Falcucci
(Vocabolario 1892) le village comptait 200 habitants à la fin du 19° siècle. Le Petit dictionnaire
des noms de lieux corses (Rodié) traite conjointement Aiti et Aitone: «Aiti, commune et Aitone,
forêt. Les uns y voient la racine alt, haut; d'autres le rapprochent du basque «aiti, grand-père».
Enfin, on peut penser à la racine abies, sapin (Bottiglioni)». L’étymologie est correcte pour
Aitone (latin abete, «sapin») mais pas pour Aiti, l’accent tonique dans les deux mots ne portant
pas sur la même syllabe: initiale pour Aiti, avant-dernière pour abetu (italien abete; voir notre
chronique sur Aitone).
L’origine de Aiti est probablement le latin aditus, «entrée, accès» (le –D- intervocalique est
souvent amuï en corse). En sarde àidu désigne «l’entrée d’un domaine clos entouré d’un mur ou
de haies» ou bien «une brèche dans le mur». On retrouve le même toponyme en Sardaigne,
notamment en Gallura où on parle une variété très proche du Corse méridional: L’Àitu di lu celvu,
italien «la callaia dei cervi» (D.Panedda). Comme l’indique M.L.Wagner dans son
dictionnaire, le terme n’est conservé qu’en sarde ou en portugais (aido); il faut donc y ajouter le
toponyme corse, même si le mot n’est plus vivant. Aujourd’hui en corse on emploie plutôt calla,
callaghja, avec le sens voisin de «brèche», «passage dans une clôture», ou callarècciu, «sorte de
barrière à claire-voie (ou) de ronces, qui ferme l’entrée d’un jardin, d’un champ» (dictionnaire du
Muntese). Ces mots ont une origine commune: le latin callis désigne le «sentier», emprunté
notamment par les troupeaux. Au corse callaghja correspond l’italien callaia, avec divers sens
tous dérivés de notions sémantiquement proches: «entrée, passage, ouverture».
C’est aussi en somme le sens que nous retiendrons pour le toponyme Aiti. Ainsi certains
termes disparus continuent à vivre dans la toponymie, véritable conservatoire de termes anciens,
voire archaïques: nous en citerons à l’occasion d’autres exemples.
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SAN GAVINU: de la Sardaigne à la Corse
Il y a en Corse de très nombreux toponymes qui portent le nom d’un saint méconnu: San
Gavinu. On connait notamment quatre communes (selon la graphie officielle de l’Ign): San-
Gavino-d'Ampugnani (2B); San-Gavino-Di-Carbini (2A); San-Gavino-Di-Fiumorbo (2B); San-
Gavino-Di-Tenda (2B). La place nous manque pour évoquer la trentaine de lieux -dits (écarts,
ruisseaux, cols, etc.) situés sur des communes que nous nous contenterons de citer selon la
graphie (fluctuante) de l’Ign. San Gavinu est présent en Corse du Sud (Alata, Casalabriva,
Giuncheto, Ocana) et en Corse du Nord (Belgodère, Corte, Lugo-Di-Nazza, Pietra-Di-Verde).
Mais qui est donc ce saint, honoré surtout en Sardaigne et en Corse (où il a donné le nom de
famille fréquent Gavini)?
Le site du Patrimoine de France répertorie parmi les monuments historiques l'église
paroissiale Saint-Gavin (San-Gavino-di-Carbini) ainsi qu’une église Saint-Gavin (San-Gavino-
d'Ampugnani) et une église paroissiale Saint-Gavin (Parata). Il s’agit en fait de Saint Gabin, du
nom d’un soldat romain (Gabinus ou Gavinus) martyrisé selon la tradition à Porto Torres en
Sardaigne où se situe le foyer d’irradiation d’un culte qui s’est propagé en Corse. Le prénom
Gavin (aussi variante rare de Kevin) représente donc une «traduction» française approximative de
Gabin (l'annuaire téléphonique corse compte une trentaine d'inscriptions avec ce prénom: Gavin,
Jean-Gavin, etc.). En dehors de la Corse, le prénom Gavin est surtout porté dans les pays anglo-
saxons (Écosse, Angleterre à l'origine). Il est parfois assimilé au prénom français Gauvain
(popularisé par les romans de la Table Ronde).
Il y a donc confusion entre deux saints distincts, le saint «sarde» du 4 ° siècle Saint Gabin
(San Gavinu) et le saint irlandais du 6 ° siècle Saint Kevin (l'accroissement de fréquence du
«prénom à la mode» Kevin –une quinzaine dans l'annuaire- coïncide avec la perte de vitesse de
Gavinu et Gavin).
Le saint en question est aussi présent sous d’autres formes dans la toponymie insulaire. Aux
nombreux San Gavinu (San Gavino) il faut ajouter des variantes plus surprenantes (Ign): Ile San
Bainsu (Bonifacio 2A), Bainzo (Pietrosella 2A), Santo Bavinzo (Ciamannacce 2A). En Sardaigne
on dit santugavini (santugaini, santuaini) pour désigner le mois d'octobre (où l'on fête Saint
Gabin), et l'annuaire italien répertorie le nom de famille Baingiu (et les prénoms Baingiu,
Baingia).
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MONTEGROSSU & MONTEMAIÒ: le grand, le gros & le majeur
L’étymologie de Montegrossu est transparente: monte + grossu. «Cette commune de
Balagne est composée de trois villages: Montemaggiore, Lunghignano et Cassano, qui ont été
fusionnés […] pour former la commune de Montegrosso (Montegrossu désignant la «grosse
montagne» voisine, le massif du Monte Grosso). Ces trois villages étaient d'anciennes
communautés de la pieve de Pino, située au nord-ouest de l'île» (wikipedia).
La formule nom + adjectif, courante en corse, donne des résultats divers en toponymie
«restituée». On peut avoir (cf. I nomi di i paesi, Coti/Graziani) un nom composé de deux parties
séparées (Ponte Novu), avec dans le premier mot un –I- final qui joue parfois (de manière
aléatoire) le rôle de trait d’union: Porti Vechju, mais (Olmeta di) Capicorsu. Dans le cas de
Montegrossu on a graphiquement un seul mot sans qu’il y ait de raison particulière. La graphie
adoptée par l’Institut Géographique National n’est pas plus cohérente. Sans épiloguer sur
l’alternance à la finale entre <o> toscan et <u> corse, on citera Capugrossu (Lucciana 2B) en un
seul mot, mais Capo Grosso (Guagno 2A; Ersa 2B) en 2 mots.
De nombreux toponymes sont formés avec des adjectifs de sens proche: grande/grende,
maiò, tamantu… Le latin magnus («grand») n'a rien donné dans les langues romanes sauf cas
exceptionnels (mannu en sarde) mais est présent dans la toponymie notamment en Corse (Campu
Magnu, Castellare di Casinca 2B), et dans l’adjectif tamantu (latin tam magnus «si grand» croisé
avec tantus). Quant à maiò il est issu du latin major, comparatif de magnus (u più maiò «le plus
grand» n’est donc pas en corse un pléonasme comme le pensait le poète A.F.Filippini). Maiò
signifie «grand» en toponymie (Monte Maiò, commune de Sari d’Orcinu 2A) et dans la langue
courante (moins fréquent dans le Nord il persiste dans les noms de lieux: Punta maiò, Biguglia
2B). Au sens de «majeur» ou «major» on a aussi magiore (ou maggiore) qui trahissent une
origine récente ou externe. Au <g> intervocalique toscan correspond normalement <ghj> en
corse; (pour Montemaiò on a Montemaghjore/Montemaggiore dans le dictionnaire de Falcucci; à
son époque ce village comptait plus d’habitants que l’actuelle commune de Montegrossu).
Major est aussi à l’origine de maire en français (maïeur en ancien français) qui a donné
mere/meru en corse (souvent transcrit merre, merru avec un double R plus ou moins justifié).

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