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VOCABULAIRE ET PHRASES DE FACUNDO

Analyse lexicographique et phraséologique de l'univers


gauchesque dans Facundo de D. F. Sarmiento
L'étude et la découverte du gaucho à travers le langage qui le caractérise a déjà fait l'objet de bon
nombre d'analyses et de publications.
Ces études sont de deux ordres, ou bien le langage gauchesque est considéré comme un sous-
ensemble des parlers du Rio de la Plata et ce sont les dialectologues qui l'analysent dans des
ouvrages relatifs à l'espagnol d'Amérique à partir d'enquêtes réalisées sur le terrain x ou bien le
langage des gauchos est étudié à partir des oeuvres littéraires qui leur sont consacrées 2. La valeur
que l'on peut accorder au second type d'étude tient au fait que les auteurs utilisent abondamment
les dialogues entre gauchos et se targuent de rendre le véritable langage gauchesque plus en tant
que témoins qu'en tant que créateurs.
Il faut donc accorder à cette double approche la même différence que l'on retient en poésie entre la
poésie gaucha et la poésie gauchesca.
D'une façon générale ces études quand elles ont un point de départ littéraire n'abordent
pratiquement que le lexique : rares sont celles qui présentent la phonétique, la phonologie ou la
morphosyntaxe du langage gauchesque à travers les grandes oeuvres littéraires 3.
Si l'on se limite aux trois grandes œuvres relatives aux gauchos : Facundo, Martin Fierro, Don
Segundo Sombra, on observe que pour les deux dernières les analyses linguistiques, surtout
lexicales, sont assez nombreuses alors que Facundo 4 n'a que très rarement fait l'objet d'analyse
lexicale. Peut-être que la quasi-absence de dialogues où les caractéristiques langagières des
gauchos sont les plus évidentes ont limité les besoins de ce type de commentaires.
 
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C'est aussi la raison de cette étude qui voudrait modestement combler une lacune injustifiée
d'autant plus que l'oeuvre de Sarmiento peut faire l'objet d'un grand nombre de remarques et
d'analyses d'ordre linguistique.
Pour rétablir la vérité sur ce qui a été souligné précédemment, il convient de dire que les dialogues
(l'oral) ne sont pas systématiquement absents de Facundo. Il y a malgré tout quelques courtes
séquences de langage parlé, même si leur nombre est limité et ne permet pas d'étude
représentative. Nous en avons sélectionné trois qui prouvent que Sarmiento sait aussi montrer la
réalité des parlers gauchesques :
- "Dônde te mi-as-dir" (p. 35)
où l'on observe une surprenante contraction autour de dir (de ir)
- "estâmes en dereseras de tal lugar" (p. 36)
(voir le sens de dereseras dans le petit lexique final).
- "Vos sois el general ..." (p. 109)
Le seul exemple du voseo argentin dans toute l'oeuvre.
Ce qui frappe dès le début de la lecture de Facundo, c'est la préoccupation de l'auteur pour le
langage. Sarmiento a le souci du mot juste et de la bonne formule stylistique. Dès le début il pose
les vrais problèmes de l'écriture et de l'expression américaine. Dans la Carta al profesor don Matias
Callandrelli, il s'explique sur les reproches qu'on lui fait d'utiliser des archaïsmes "locuciones
anticuadas, pero castizas (p. 16), habiéndome criado en una provincia apartada formâdome sin
estudios ordenados, la lengua de los conquistadores habfa debido conservarse alli mas tiempo". (p.
16).
Dans cette lettre de 1881, Sarmiento pose et donne une solution au problème de l'origine de
l'espagnol d'Amérique. L'étude des archaïsmes lexicaux en grand nombre dans différentes régions
d'Amérique fait penser que l'espagnol des conquistadors dans sa conservation partielle est une
composante des parlers hispano- américains. Nous renvoyons les lecteurs à l'ouvrage d'Isaias
Lerner, Arcaismos léxicos del espanol de America, Madrid, 1974, pour illustrer complètement la
théorie proposée par Sarmiento.
On retrouve son souci de trouver le mot juste, la peur que l'information soit mal diffusée parce que le
mot ou le concept a changé avec le temps et l'éloignement géographique. Il démontre ainsi que
l'Amérique ne peut que créer l'américanisme :
Doy tanta importancia a estos pormenores, porque ellos servirân a explicar todos nuestros
fenomenos sociales y la revolution [...] revolution que esta desfigurada por las palabras del
diccionario civil que la disfrazan y ocultan, creando ideas errdneas ; de la misma manera que los
espafioles al desembarcar en America, daban un nombre europeo conocido a un animal nuevo que
encontraban, saludando con el terrible de ledn [...] al miserable gato llamado puma [...] (p. 45).
 
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Ces deux remarques nous font déjà savoir que le texte que propose Sarmiento est un texte
sémantiquement américain ou argentin et que le lecteur doit être vigilant et être attentif au sens des
mots, dont la solution ne se trouve pas forcément dans un dictionnaire de castillan.
Sarmiento, après avoir montré son inquiétude pour le choix des mots et la nécessité de transmettre
le sens américain, se préoccupe aussi du style et du niveau de langue de son héros Juan Facundo
Quiroga. En effet, en appendice, il publie deux proclamas de Facundo après en avoir souligné
sévèrement les insuffisances linguistiques.
La incoreccion del lenguaje, la incoherencia de las ideas y el empleo de voces que significan otra
cosa que lo que se propone expresar con ellas o muestran la confusion o el estado embrionario de
las ideas, revelan en estas proclamas el aima ruda [...] y el candor del que, no familiarizado con las
letras, ni sospecha siquiera que haya incapacidad de su parte para emitir sus ideas por escrito. (p.
185.)
Ces critiques sont à première vue excessives. Il faudrait pour les vérifier pleinement que ces
proclamas fassent l'objet d'un commentaire linguistique approfondi.
Nous avons montré que, pour Sarmiento les faits de langue sont importants, nous voudrions à la
suite relever un certain nombre de problèmes de type sémantique et lexical qui permettront sans
doute une meilleure approche et une bonne compréhension de l'oeuvre.
Le gaucho est au centre de l'œuvre de Sarmiento, il est décrit, analysé, véritablement disséqué avec
talent et perspicacité.
Nous nous limiterons à la découverte de quelques-uns de ses aspects à travers la phraséologie
spécialisée et son organisation telle que Sarmiento la présente. En conclusion, nous proposons un
petit lexique de termes gauchesques ou d'argentinismes sélectionnés dans Facundo.
Le premier problème que nous soulevons est celui de l'origine ou de l'étymologie du mot gaucho.
Sarmiento donne une solution en faisant appel à Walter Scott qui dans sa Life of Napoleon
Buonaparte écrit :
Las vastas llanuras de Buenos Aires no estân pobladas sino por cristianos salvajes conocidos bajo
el nombre de "huachos" (por decir "gauchos") ... (p. 24).
Cette solution a souvent été reprise par les linguistes. En fait, les solutions proposées ont été très
nombreuses et l'on ne peut avancer une étymologie acceptée par tous. Horacio Jorge Becco
propose une analyse de toutes les etymologies qu'il a pu relever5 et qu'il appelle "vicisitudes de la
voz gaucho". Il ne cite pas moins de
 
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37 solutions aux origines diverses : espagnoles (13), portugaise (4), basque (2), gitane, arabe,
latine, française (gauche), anglaise, allemande (1), araucane (5), quechua (4), guarani (3), tupi (2),
charrûa, pampa, ayamara et caucano (Colombie) (1).
Rappelons que la première solution fut proposée par Emeric Essex Vidal,en 1820. Il supposait que
gaucho dérivait de "gawk" ou "gawky" terme anglais introduit à l'occasion des invasions de 1806 et
de 1807.
Pourtant Pedro Inchauspe souligne que le terme existait bien avant :
En el diario de demarcation de Juan F. Aguirre del afio 1782 y segun Enrique de Gandia, en los
archivos de los Tribunales e la Provincia de Buenos Aires no es raro hallar la palabra gaucho en
documentos de 1750 y aun anteriores.6
Deux solutions à notre avis peuvent être retenues : gaucho provient, comme le disait Sarmiento, de
"huacho" ou "guacho" qui signifiait en quechua orphelin, abandonné, enfant illégitime ou bien, si l'on
suit Bertil Malmberg (voir note 1), gaucho provient du guarani "ca'ûcho" qui a le sens d'ivrogne.
Dans les deux cas on peut souligner le sens péjoratif qui s'inscrit dans ces etymologies.
La seconde observation que nous voulons souligner est le rapprochement que Sarmiento établit
entre les gauchos et les Arabes, les Bédouins ou les Tartares. Il ne s'agit pas pour lui de retrouver
les racines, une origine commune mais de mettre en valeur une intéressante comparaison.
Nous avons relevé une dizaine de phrases ou l'auteur insiste sur cette ressemblance :
- La arrea de mulas cae con frecuencia indefensa en manos de estos beduûios americanos (p. 23).
- Las hordas beduînas que hoy importunan con sus algaradas y depredaciones las fronteras de
Argelia dan una idea exacta de la montonera argentina (p. 48).
- Ya la vida pastoril nos vuelve impensadamente a traer a la imagination el recuerdo del Asia cuyas
llanuras nos imaginamos siempre cubiertas aquf y alla de las tiendas del calmuco, del cosaco o del
arabe (p. 26).
- es preciso ver estas caras cerradas de barba, estos semblantes graves y serios como los de los
arabes asiâticos (p. 29).
-hallamos en los hâbitos pastoriles de la America, reproducidos hasta los trajes, el semblante
graves y hospitalidad arabes (p. 32).
- la montonera [...] que solo tiene antécédentes en los pueblos asiâticos que habitan las llanuras (p.
49).
- Rosas, el legislador de esta civilization târtara ... (p. 61).
 
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- El caudillo argentino es un Mahoma, que pudiera a su antojo cambiar la religion dominante y forjar
une nueva (p. 44).
- Facundo este nuevo émir de los pastores (P. 93).
Ce n'est pas seulement la comparaison qui surprend mais la répétition ou la redondance, Malgré
tout, Sarmiento reste éloigné des thèses que défendait le Brésilien M. de Ornelhas quand il affirmait
et démontrait que les gauchos du Rio grande do Sul étaient les descendants de Bédouins qui
auraient traversé l'Atlantique il y a quelques siècles ! 7
Dans une troisième partie nous aimerions rapidement montrer comment tout au long de son ouvrage
Sarmiento analyse et découvre le gaucho.
Il donne tout d'abord une définition, une formule forte qui donne à réfléchir :
el individualismo consistuia su esencia, el caballo su arma exclusiva, la pampa inmensa su teatro (p.
48).
Trois domaines qui mériteraient chacun une longue analyse. Puis il invite le lecteur a découvrir le
gaucho dans ses divers aspects que l'on pourrait présenter sous une double articulation :
a) le gaucho malo symbole de la barbarie;
b) le gaucho partiellement réhabilité, symbole d'une possible civilisation.

A) Le gaucho malo symbole de la barbarie


Après la longue définition de gaucho malo (p. 37), on peut retenir sous cette rubrique, les formules
suivantes :
- i Queria solo saciar el encono de gaucho malo contra la autoridad civil ? (p. 59).
- la unidad bârbara de la Repûblica va a iniciarse a causa de que un gaucho malo ha andado de
provincia en provincia levantando tapias y dando pufialadas (p. 85).
- en cuatro aftos habfan elevâdose de "gauchos malos" a comandantes, de comandantes a
générales, de générales a conquistadores de pueblos y al fin a soberanos absolûtes de ellos (p. 97).
- hace veinte afios cuando solo [Quiroga] era gaucho malo [...] (p. 113).
- [Santos Pérez] es el gaucho malo de la campana de Côrdoba, célèbre por sus numerosas muertes
[...] (p. 245).
 
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Ces quelques exemples sont suivis d'un grand nombre ou le mot bârbaro, revient régulièrement, le
plus souvent accompagné de gaucho ou de paisano ou de llanista.
Sarmiento définit ainsi ses deux bêtes noires : El gaucho bârbaro Rosas (p. 102) et Facundo
Quiroga : "El gaucho malo de los Llanos" (p. 1 10).

B) Le gaucho partiellement réhabilité, symbole d'une possible


civilisation
Le gaucho change de camp et évolue :
- Hoy los "gauchos" corretean los llanos y la pampa en sostén de los enemigos de Rosas (p. 175).
- Una multitud de ciudadanos que, mezclândose con los gauchos, iban obrando lentamente una
fusion radical entre los nombres del campo y los de la ciudad (p. 171).
Mais ces quelques éléments qui permettent d'entrevoir une évolution positive ne doivent pas cacher
la réalité :
si levantâis un poco las solapas del frac con que el argentino se disfraza, hallaréis siempre el
gaucho mas o menos civilizado, pero siempre el gaucho (p. 115).
Il y a beaucoup d'autres thèmes que l'auteur développe et dont l'architecture phraséologique permet
de voir tout un complexe parfaitement structuré, nous pensons en particulier au rapport que le
gaucho entretient avec son cheval et qui mériterait à lui seul tout un article.
Nous terminerons cette approche de l'univers gauchesque dans Facundo par un petit lexique
commenté qui devrait souligner les particularismes américains ou argentins de l'œuvre de
Sarmiento.
Le côté inachevé de cette présentation est la preuve que l'analyse linguistique, plus particulièrement
lexicographique ou phraséologique de Facundo est à faire et que, si le vocabulaire à analyser est
moins important en volume que celui de Martin Fierro ou de Don Segundo Sombra, il n'en demeure
pas moins que la réalisation d'un lexique complet pourrait faire l'objet d'un ouvrage relativement
important.
Philippe CAHUZAC
 
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NOTES
(1) Quelques titres fondamentaux :
- ABEILLE, Luciano, El idioma de los Argentinos. Paris, 1900.
- ALONSO, Amado, El problema argentine ? de la lengua, el problema de la lengua en
America. Madrid, 1935.
- BAYO, Giro, Manual del ienguaje criollo de Centro Sud America. Madrid, 1931.
- BERMÛDEZ, Sergio W., Lenguaje del Rio de la Plata. Buenos Aires, 1916.
- CASTRO, Américo, La peculiaridad linguistica rioplatense y su sentido histôrico.
Buenos Aires, 1941.
- FONTANELLA de Weinberg, Maria Beatriz, El espanol bonaerense. Cuatro siglos
de evoluciôn linguistica (1580-1980).
- MALMBERG, Bertil, Situacion lingiiistica y cultural de Argentina y los pafees del
Plata, in La America hispanohablante. Madrid, 1966.
- TERRERA, Guillermo Alfredo, Sociologia y vocabulario del habla popular argentina. Buenos Aires,
1968.
(2) Les ouvrages les plus importants sont pour : Facundo
- CARILLO, Emilio, Lengua y estilo de Sarmiento. La Plata, 1964. Martin Fierro
CASTROS, Francisco, I., Vocabulario y frases de Martin Fierro. Buenos Aires, 1950.
- INCHAUSPE, Pedro, Diccionario de Martin Fierro. Buenos Aires, 1955. Don Segundo Sombra
- BECCO, Horacio Jorge, Don Segundo Sombra y su vocabulario. Buenos Aires,
1952
- LIBERAL, José, Don Segundo Sombra, comentado y anotado. Estudio del vocabulario y
fraseologîa. Buenos Aires, 1946.
(3) Deux ouvrages sont à retenir dans cette troisième sélection
- TRISCORNIA, Eleuterio, La lengua del Martin Fierro. Buenos Aires, 1940.
(Phonétique, accentuation, vocalisme, consonantisme, syntaxe et stylistique font l'objet de chapitres
en plus de l'étude du lexique).
- ROJAS M. Elena, El lenguaje en Don Segundo Sombra.
Texturas formas, glosario, in Don Segundo Sombra de Ricardo GÛÏRALDES, ediciôn crîtica de Paul
VERDEVOYE, Coordinador.
(4) - SARMIENTO, Domingo Faustino, (Facundo o Civilizaciôn y Barbarie (1845). Editorial Sopena,
Buenos Aires, séptima ediciôn, 1958 (189).
Il s'agit de l'édition de référence pour toutes les citations de cette étude.
(5) BECCO, Horacio Jorge, Antologia de la poesia gauchesca. Aguilar, Madrid, 1972 (p. 12-21).
(6) INCHAUSPE, Pedro, La tradiciôn y el gaucho. Buenos Aires, 1956, (p. 50-51).
(7) ORNELHAS, M. de, Gauchos e beduinos. A origem étnica e aformaçâo social do Rio Grande do
Sul. Rio, 1948, 190 p.

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