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NARRATEURS ET PROJET NARRATIF DANS HIJODEHOMBRE

Un aspect particulièrement frappant du roman qui nous occupe est le binarisme qui régit sa structure
et qui se traduit en particulier dans l'alternance de la forme du narrateur de chapitre en chapitre.
D'autres formes de binarisme apparaissent dans des domaines très variés : dans l'espace
(Itapé/Sapukai), dans le temps (le passé/le présent), dans les personnages (Macario
Francia/Gaspar Mora, Miguel Vera/Cristôbal Jara). La dernière phrase de la lettre de Rosa Monzon
qui clôt le texte romanesque donne peut- être une des clés de ce binarisme :
... este pueblo tan calumniado de America, que durante siglos ha oscilado sin descanso entre la
rebeldia y la opresion, entre el oprobio de sus escarnecedores y la profecia de sus mârtires... (Texte
A, p. 364)1
Pourtant ce binarisme, si apparent, est bien plus complexe qu'il n'y paraît à première vue. Ainsi, par
exemple, les deux formes de narrateur, qui semblent alterner régulièrement, se démultiplient
intérieurement, faisant de ce récit, dont Rosa Monzon dit qu'il est de la plume de Miguel Vera, une
véritable polyphonie. Pour y voir plus clair, on examinera d'abord les para- textes aperturaux, le
texte clôturai, puis les différentes formes de narrateur qui apparaissent tout au long du roman.

Les paratextes
Les paratextes aperturaux sont différents dans les trois versions. En voici un tableau synoptique :
1 . Comme je l'ai fait dans mon précédent article : «Estructura y signification : las très versiones de
Hijo de hombre», AMERIC A-Cahiers du CRICCAL, n° 12, Histoire et imaginaire dans le roman
hispano- américain contemporain, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Janvier 1993, p.81-89,
j'appellerai «Texte A» la première version du roman (Buenos Aires, 1960 ; je citerai Barcelona,
Argos Vergara, 1979), «Texte B» la deuxième version française (Paris, Belfond, 1982), et «Texte C»
la deuxième version en espagnol (Madrid, Alfaguara, 1985).
 
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II faut noter que seuls les deux premiers paratextes sont vraiment identiques, le troisième subit une
altération puisque ce qui était le troisième verset dans A devient le premier dans B, et reprend sa
place dans C. La dédicace, qui rend compte de la situation familiale de l'auteur en 1960 (sa mère est
morte, son père vit toujours), ne sera pas modifiée dans les deux versions postérieures, malgré la
mort du père. Le texte d'Ezéchiel est très important puisque de lui est extraite l'expression qui donne
son titre au roman et au premier chapitre. Or, curieusement, le titre ne reprend pas avec exactitude
l'expression biblique citée hijo del hombre, mais fait de hombre un indéterminé. On sait que dans le
roman cet hijo de hombre est le Christ sculpté par Gaspar Mora dans sa retraite érémitique, pendant
qu'il meurt de la lèpre. Ce Christ, de taille humaine, devient pour Macario et les villageois d'Itapé le
symbole d'une divinité à leur image, et ils en font l'objet d'un «rite âpre, rebelle, primitif» :
Pero la gente de aquel tiempo seguia yendo ano tras ano al cerro a desclavar el Cristo y pasearlo
por el pueblo como a una victima a quien debian vengar y no como a un Dios que habia querido
morir por los hombres. (Texte A, p. 12 ; Texte C,
p. 24)
Dans La Biblia del Oso, la première traduction espagnole (1569) faite d'après les textes originaux
hébreux et grecs — et non d'après la traduction latine — , l'expression d'Ezéchiel est «hombre», et
la traduction mot à mot de l'hébreu donnée en note est «hijo de hombre». De même, dans la récente
traduction d'Emile Osty, faite également à partir des textes originaux, l'expression est bien «fils
d'homme», qui désigne l'être humain dans sa faiblesse et sa misère face à la divinité. Cette
expression est mise dans la bouche de Yahvé quand il s'adresse à son prophète pour lui imposer sa
mission : «Fils d'homme, tiens-toi sur tes pieds, et je te parlerai» (Ezequiel, H, 1). Ensuite, chaque
fois que Jéhova s'adresse au prophète, il l'apostrophe de la même façon. Voici ce qui est dit en note
: «Fils d'homme, l'expression qui généralement désigne un homme, un membre de l'humanité, met
l'accent, dans Ezéchiel qui en fait grand usage (87 fois), sur la petitesse de l'homme en
 
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face de la divinité ; elle prendra un tout autre sens dans la vision de Daniel (7, 13) et dans le NT».
Le choix de ces fragments de texte biblique n'est évidemment pas anodin, non seulement parce que
l'expression qui désigne le prophète donne son titre au roman, mais aussi parce que Roa Bastos a
déclaré que ce texte d'Ezéchiel lui était venu en mémoire à un moment particulièrement grave de sa
vie1. C'était pendant la Révolution libérale de 1947, dans laquelle Roa avait pris position, en qualité
de journaliste, en faveur des insurgés. Un jour le siège du quotidien fut attaqué par les forces de la
faction conservatrice, et Roa Bastos se sauva de justesse en se cachant dans le réservoir d'eau sur
le toit. La nuit venue, il rentra chez lui, et pendant qu'il mangeait, le texte d'Ezéchiel lui revint en
mémoire. On sait que ce fut le début d'un long exil qui n'est pas encore achevé, même si, depuis
1989, l'écrivain a pu revenir librement dans son pays.
Ezéchiel est désigné par Jéhova pour parler au peuple d'Israël qui, pour avoir gravement fauté
contre son Dieu, se trouve en déportation : il leur montrera leurs péchés, leur annoncera les
malheurs qui les attendent encore avant qu'il leur soit donné de restaurer le Temple et la gloire
d'Israël. Le prophète n'est que l'instrument de Dieu, il ne saurait se dérober à sa mission, pour
douloureuse qu'elle soit, car Jéhova a mis sa main sur lui et il doit porter les fautes de son peuple et
devenir son vigile :
Hijo de hombre, yo te he puesto por atalaya a la casa de Israel : oirâs pues tu la palabra de mi boca,
y amonestarlos has de mi parte. (Ezequiel, III, 17)
Si on veut bien se souvenir que le texte biblique, à travers les lectures que la mère faisait
régulièrement à ses enfants, a nourri l'imagination du jeune Roa Bastos2, on ne s'étonnera pas que
les versets prophétiques se soient imposés comme modèle d'explication mythique de la situation
personnelle et collective qu'il était en train de vivre.
Le deuxième épigraphe est composé de trois fragments de l'Hymne des Morts des Guaranis, ce
texte sacré de la tradition orale représente, bien sûr, l'autre versant de la double culture des
paraguayens. Il a, lui aussi, un caractère prophétique puisqu'il annonce la fin d'un cycle, le
commencement d'un nouveau cycle et la résurrection d'un peuple. Dans le roman, ce texte est
chanté par Maria Rosa quand Macario et les siens portent au village le Christ laissé par Gaspar :
1 . Cet épisode est relaté dans : Rubén Bareiro Saguier, Augusto Roa Bastos, Montevideo, Trilce,
colecciôn Espejos, Editions Caribéennes, 1989.
2. On sait que son premier conte : Lucha hasta el alba, écrit vers l'âge de 13 ans, fut inspiré par
l'épisode biblique de la lutte de Jacob avec l'ange.
 
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Luego de un rato de marcha, empezô a cantar con voz rota y débil ese estribillo casi incomprensible
del Himno de los Muer- tos. Se interrumpfa a trechos y recomenzaba con los dientes apretados.
(Texte A, p. 34 ; Texte C, p. 45)
On sait que Gaspar avait disparu de l'endroit où il s'était retiré dans la forêt, au moment du passage
de la comète, comme s'il avait été emporté par le feu du ciel. Dans sa cabane, on avait trouvé la
sculpture d'un Christ crucifié de taille humaine : Macario dira que c'est son fils, celui que Gaspar a
laissé à sa place, fils d'homme et non pas Fils de Dieu. De là à penser que Gaspar s'est «réincarné»
dans son oeuvre, il n'y a pas loin, et c'est peut-être ce que veut suggérer Maria Rosa en chantant
l'Hymne des Morts pendant que s'accomplit le «miracle» : la pluie, qui avait déserté le ciel depuis le
passage de la comète, tombe en déluge bienfaisant au moment où l'étrange procession arrive aux
abords du village. Ce Christ va être, lui aussi, senal y fabula : rejeté par l'autorité ecclésiastique,
objet de discorde, récupéré par l'Eglise soucieuse de ne pas s'aliéner la ferveur populaire, il devient
objet d'un rite hérétique pour finir brûlé par les jumeaux Goiburû qui parachèvent ainsi leur justice
barbare.
L'Hymne des Morts apparaît donc comme l'expression du grand principe qui régit l'univers guarani,
celui des cycles où se succèdent violence, destruction, régénération, quête de la Terre sans Mal
toujours recommencée.
La Nota del Autor du Texte C (qui est une variation de celle du Texte B) est fort importante. Elle
explique les motifs de la refonte du texte antérieur et développe la «poétique des variations» qui
fonde en théorie les versions successives du roman. Il y expose également les caractéristiques
propres à la littérature paraguayenne en fonction de la double et antagonique culture qui la sous-
tend. Il définit son œuvre, en somme, comme une métaphore ou variation de ce texte invisible et
présent de la tradition orale guarani, ce qu'il appelle ailleurs le «texte absent» à partir duquel s'écrit
son œuvre.
La citation de W. B. Yeats complète en quelque sorte la poétique des variations en soulignant le lien
paradoxal qui unit l'écrivain à son œuvre : comme si l'homme était le reflet de son œuvre et non pas,
comme on a l'habitude de le croire, l'œuvre le reflet de son auteur.
En ce qui concerne l'instance narratrice qui prend en charge les para- textes aperturaux, il
conviendrait plutôt de parler d'une instance d'agencement, ou encore d'une fonction de compilation
que l'on attribue généralement à l'auteur du roman, mais qui pourrait fort bien être remplie par une
autre personne.
 
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Le texte clôtural
Si on s'en tient à l'éclairage que donne, a posteriori, le fragment de la lettre de Rosa Monzôn, on a
affaire à un récit entièrement écrit par le personnage narrateur qui apparaît dès le premier chapitre :
Asi concluye el manuscrito de Miguel Vera, un montôn de ho- jas arrugadas y desiguales con el
membrete de la alcaldia, escri- tas al reverso y hacinadas en una boisa de cuero. Las habia es- crito
hasta un poco antes de recibir el balazo que se le incrusté en la espina dorsal. La tinta de las
ultimas paginas estaba fres- cai ; el pârrafo final, borroneado a lâpiz1. (Texte A, p. 362)
Cette lettre attribue l'ensemble du texte au personnage narrateur Miguel Vera, alors que la lecture
des 9 ou 10 chapitres qui précèdent lui en attribuait seulement de façon explicite les chapitres écrits
à la première personne. Par conséquent, le texte clôturai donne au roman un auteur fictionnel, mais
en même temps il s'exclut lui-même du roman puisqu'il se déclare extérieur, postérieur et
hétérogène. Rosa Monzôn, personnage qui apparaît furtivement dans les chapitres VII et X, prend
tout à coup, grâce à cet appendice, une importance considérable. En effet, la fin de l'épisode du
retour de Crisanto Villalba, la met en scène dans un rôle propre à sa condition de médecin :
He escrito a la doctora Rosa Monzôn consultândole el caso. Me ha contestado diciéndome que mi
deber es enviar a Crisanto a Asuncion para su tratamiento. Ella me promete encargarse de todo, ya
que las instituciones oficiales no se ocupan de los des- pojos de guerra. Se que cumplirâ. (Texte A,
p. 361 ; Texte C, p. 410-11)
Sa lettre nous apprend qu'en fait elle a eu à s'occuper d'autre chose : c'est elle qui est venue au
chevet de Miguel Vera agonisant, après le suicide déguisé en accident, c'est elle qui a emporté le
sac en cuir contenant le manuscrit, c'est elle qui décide de publier les pages écrites par M. Vera :
Las he copiado sin cambiar nada, sin alterar una coma. Solo he omitido algunos fragmentos que me
conciernen personalmente ; ellos no interesan a nadie. (Texte C, p. 41 1-12)
1 . La version du Texte C déplace la dernière phrase du paragraphe qui est reprise dans le
paragraphe suivant sous une forme qui me paraît erronnée : ...el pârrafo final, borroneado a mono
(p. 411). La mention de l'encre encore fraîche semble bien indiquer que le manuscrit est écrit à la
main dans sa totalité ; or, la version de C semble impliquer que seul le dernier paragraphe est écrit à
la main, donc, le reste serait écrit à la machine, ce qui est peu plausible. Il doit s'agir d'une coquille.
 
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Son activité de copiste censeur laisse supposer que des liens intimes et forts ont existé entre Rosa
Monzôn et Miguel Vera : le Texte A donnait quelques précisions sur ces relations, elles ont été
supprimées, laissant toute liberté au lecteur d'imaginer ce qui avait pu se passer entre eux. En
dehors du caractère anecdotique des relations entre les deux personnages, il reste que Rosa
Monzôn devient, sans que Vera l'ait expressément voulu — à moins que l'on interprète son
accident-suicide comme un appel à l'aide — un maillon de la chaîne de communication instaurée
par Miguel Vera. Là encore, le Texte A explicitait les raisons de cette publication du manuscrit : tout
cela, ainsi que l'allusion au destinataire de la lettre, disparaît1. En ce qui concerne l'impact de cette
lettre sur la fonction narratrice, il convient d'ajouter qu'elle permet à Rosa Monzon de sortir de son
modeste rôle de personnage secondaire, pour accéder à celui de compilateur. C'est elle, en effet,
qui collecte, rassemble, révise, et même censure, le matériel pour le publier : voilà donc comment,
quatorze ans avant Yo el Supremo, Roa Bas- tos avait mis en scène, sans la nommer, la figure du
compilateur qui prendra, dans le deuxième roman de la Trilogia paraguaya, une valeur idéologique
fondamentale. La différence, très significative, c'est qu'ici il s'agit d'une instance identifiée à un
personnage, donc fictionnelle, alors que dans Yo el Su- premo elle est identifiée — ou plutôt
substituée — à l'auteur.
Il faut également observer que la disparition de toute allusion au destinataire de la lettre supprime un
autre maillon de la chaîne : l'éditeur fictif à qui Rosa Monzôn adressait le manuscrit pour qu'il le
publiât. Dans le Texte C, il reste donc :
* un compilateur fictionnel qui s'attribue à lui-même cette fonction, et qui est identifié au personnage
de Rosa Monzôn,
* un auteur fictionnel de l'ensemble des chapitres, désigné comme tel par le compilateur et identifié
au personnage de Miguel Vera.
Le «truc» du manuscrit - comme dirait Horacio Quiroga - est vieux comme la littérature. Il a pris, au
cours des siècles, diverses formes qui peuvent, schématiquement, se ramener au modèle :
quelqu'un trouve un manuscrit qui lui paraît si intéressant qu'il décide de le publier. Un des exemples
les plus célèbres du «truc» du manuscrit trouvé est celui de Don Quichotte, et on connaît l'amour de
Roa Bastos pour l'œuvre de Cervantes. Dans Hijo de hombre, le manuscrit de Miguel Vera trouvé
au chevet de l'agonisant permet d'une part de prolonger l'histoire du personnage narrateur en
évoquant sa mort — ce qu'il pouvait difficilement faire lui-même — , et d'autre
1 . Pour une interprétation de ces suppressions, voir mon article cité dans la note 1 .
 
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part de lui attribuer une fin en conformité avec son caractère : une fin qu'il a provoquée en apprenant
à Cuchui le maniement de son revolver et en le lui donnant chargé, mais qu'il n'a pas voulu exécuter
lui-même parce que «un paraguayen ne se suicide jamais. Tout au plus se laissera-il mourir, ce qui
n'est pas la même chose...» (Texte A, p. 363, supprimé dans C). Sur le plan théorique il y a
beaucoup à dire sur l'utilisation du «truc» du manuscrit en relation avec la fonction narratrice ; on a
vu que cela mettait en jeu la notion de compilateur, si importante dans l'oeuvre roabastienne, et
aussi la notion de chaîne de communication, dont on verra plus avant qu'elle est fondamentale dans
ce roman.
S'il est vrai que l'allusion au destinataire de la lettre a disparu du Texte C, il n'en reste pas moins vrai
que toute lettre suppose un destinateur et un destinataire : ce dernier demeure indéterminé, il peut
être aussi bien l'éditeur, comme cela semblait patent en A, que le lecteur à qui Rosa Mon- zôn,
légataire de facto du manuscrit, explique sa provenance, ou encore, si nous refusons d'entrer dans
la fiction, le lecteur du roman devant qui l'auteur justifie le dénouement pour lui donner un air de
document testimonial. Il n'y a d'ailleurs aucune raison pour ne pas considérer que le destinataire du
texte clôturai subsume l'ensemble des possibles. Toujours est-il que la présence de ce fragment de
lettre à la fin du roman implique encore une fois la fonction de compilateur, même si elle est
fictionnelle.

Les formes du narrateur


A première lecture on observe l'alternance, de chapitre en chapitre, d'un narrateur personnage qui
s'exprime à la première personne, et d'un narrateur impersonnel non impliqué dans l'histoire. Dans
le Texte A l'alternance est parfaite : tous les chapitres impairs (I, III, V, VU, IX) sont pris en charge
par un narrateur qui s'identifie par la suite avec Miguel Vera ; tous les chapitres pairs (II, IV, VI, VIII)
sont narrés de l'extérieur. Les raisons de cette dichotomie sont assez évidentes : le narrateur
raconte en première personne les événements que le personnage avec lequel il s'identifie a «vécus»
ou qu'on lui a rapportés ; quant aux événements dont M. Vera n'a pas eu d'expérience plus ou
moins directe, ils sont narrés en troisième personne. Mais puisque, grâce à la lettre finale, on sait
que l'ensemble du récit a été écrit par Miguel Vera, on est amené à considérer qu'il s'agit là d'un
procédé narratif pour donner plus de vraisemblance au caractère testimonial du manuscrit.
Néanmoins la dichotomie n'est pas si claire, en effet, dans le récit en première personne il est très
fréquent que Vera «reconstitue» totalement des événements dont il n'a pas été témoin et dont il a à
peine entendu raconter des bribes : par exemple l'épopée du wagon fantôme de la famille Jara
 
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(chapitre V). A l'inverse, au chapitre VI, la scène où Vera est interrogé dans le cachot par le
capitaine est racontée à l'impersonnel comme le reste du chapitre.
Dans le Texte C, l'addition du chapitre «Madera quemada» modifie légèrement la situation : ce
nouveau chapitre IX est bien narré à la première personne, mais ce JE ne correspond pas au
personnage de Miguel Vera. Il s'agit d'une sorte de procès-verbal de la déclaration de Micaela, qui
raconte, à la demande de Miguel Vera, devenu entre temps maire d'Itapé, l'histoire de Melitôn Isasi,
de laquelle elle a été un témoin privilégié. C'est donc un récit «commandité» et relayé par Miguel
Vera, qui met en scène un autre JE. Ce récit prend l'apparence d'un document que M. Vera verse
au dossier, dans une fonction de compilateur. L'alternance du Texte A est modifiée, car ce nouveau
chapitre est à la fois en JE, mais un JE différent des cinq autres, et où le JE de Miguel Vera s'efface
pour mettre en scène celui de Micaela (observez que les deux personnages ont le même prénom).
L'histoire racontée dans ce chapitre ajouté a pris diverses formes : celle qu'elle a dans le Texte A
(récit pris en charge par Miguel Vera qui cite plusieurs sources dont les paroles de Micaela) ; la
forme d'une nouvelle assez longue intitulée «Kurupî» et publiée dans El Baldw (narrateur
impersonnel) ; puis la forme qu'elle a dans le Texte C, mais publiée comme nouvelle sous le titre de
«Madera quemada» ; enfin celle du chapitre ajouté qui implique des suppressions importantes dans
le chapitre «Ex combatientes». C'est là, à n'en pas douter, la preuve de l'importance symbolique de
cette histoire dont la forme est changeante, comme les témoignages contradictoires recueillis par
Miguel Vera. Le chapitre ajouté apparaît comme une sorte de pendant de «Misiôn» : l'un raconte la
vie des combattants sur le front, l'autre la vie des hommes et des femmes restés au village.
Un autre chapitre au caractère spécifique est le VII «Destinados», qui se présente sous l'apparence
d'un journal intime écrit par Miguel Vera entre le 1er janvier et le 29 septembre 1932. Ce chapitre a
été considérablement étoffé dans le Texte C avec l'addition de 10 journées suppémentaires et des
ajouts ailleurs1. Quelques remarques s'imposent en rapport avec le sujet qui nous occupe.
Le texte du 3 1 août a été largement modifié : dans le Texte A Miguel Vera disait avoir formellement
reconnu le camion de la briquetterie de Sa- pukai avec, au volant, Cristobal Jara, et, dans un autre
camion, Silvestre Aquino ; dans C, il dit : se me antojô reconocer et utilise des verbes au
conditionnel, laissant planer un doute sur la réalité de leur présence. A la fin de ce même texte sont
ajoutées quelques lignes qui racontent la blessure que
1 . A ce sujet voir l'article de Fernando Moreno Turner, «Nueva lectura de Hijo de hombre»,
ANTHROPOS 115, Barcelona, diciembre de 1990, ainsi que mon article cité dans la note 1 .
 
Narrateur et projet narratif dans Hijo de nombre 149
se fait Miguel Vera au cours de la manoeuvre militaire : Un dolor agudo en la mano izquierda
comenzô a irradiar por îodo el brazo ; la vi llena de san- gre. Me habia herido con la Browning
cuando ordenaba el asalto. Cette autoherida va lui fournir l'occasion de faire la connaissance de la
doctoresse Rosa Monzôn (journées ajoutées du 1er et du 3 septembre) qui va le soigner. Cette
version de leur rencontre remplace celle qui était donnée dans la lettre de Rosa Monzôn du Texte A,
et qui est supprimée dans C :
Conocf a Miguel Vera en el Chaco al comienzo de la guerra, cuando lo atendf en el hospital de ïsla
Poi, a causa del shock que le provocaron la insolaciôn y la sed durante los diez dias en que su
batalîon estuvo aislado, sin viveres y sin una gota de agua, mientras la bataîla de Boquerôn llegaba
a su fin. (Texte A, p. 3623
Un autre ajout intéressant est celui du 9 février : le dernier paragraphe est une méditation sur
l'écriture et sur l'exil où l'on retrouve, textuellement, des phrases entières de Yo el Supremo, dans
un jeu malicieux avec la réversibilité du temps. Curieusement, un autre élément, qui avait peu
d'importance dans A, a été largement développé dans C : il s'agit de la figure de Fidel Maîz, le
prêtre, célèbre par son art oratoire, qui avait été «fiscal de sangre» de Francisco Soîano Lôpez
pendant la Guerre de la Triple Alliance. Ce personnage était apparu dans le premier chapitre : c'était
lui qui avait inauguré le sanctuaire du Christ de Gaspar Mora à Itapé. Le texte du 17 janvier est
modifié, l'allusion à Fidel Maiz amplifiée, puis sont ajoutées les journées du 18, du 21 et du 22
janvier qui développent une réflexion sur le personnage historique et sa fonction en tant
qu'intellectuel au service d'un despote pendant une des périodes les plus tragiques de l'histoire
paraguayenne. Ce personnage hante l'imagination de Roa Bastos depuis très longtemps, il devait
être le héros — ou plutôt l'anti-héros — d'un roman qui était en cours d'élaboration au moment de la
publication des deux nouvelles versions de Hijo de nombre, mais qui n'avait pas atteint son point de
maturation. El Fiscal est maintenant achevé, il sortira des presses en octobre 93 : il est probable que
le catalyseur ultime ait été le résultat des élections de mai 1993 au Paraguay.
Mystérieuse alchimie de l'écriture.
Que peut signifier le choix de la forme du Journal intime dans ce chapitre? Il faut observer que ce
Journal, commencé au pénitencier de Pena Hermosa par un prisonnier politique, est continué sur le
front du Chaco par un officier réhabilité et chargé d'une mission militaire importante. Entre temps la
guerre a été déclarée, bouleversant l'ordre des choses et des valeurs. Le seul objectif, désormais,
est de combattre et de vaincre, et pour cela il faut de la chair à canon. Pour rendre plus palpable
cette transformation ainsi
 
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que les souffrances et la dégradation progressive de ces hommes prisonniers du fleuve, puis du
désert, le témoignage au jour le jour de Miguel Vera, à la fois acteur et observateur, désespéré par
ese monstruoso contrasentido del hombre crucificado por el homhre, est narrativement très efficace.
Cette vision de l'intérieur est complétée, en contrepoint, par celle, plus ample et plus cinétique, du
chapitre suivant «Misiôn», narré à l'impersonnel, et qui met en scène une figure proprement
héroïque, celle de Cristobal Jara, qui est sur bien des points la figure antinomique de celle de Miguel
Vera.

La chaine de communication
Le personnage narrateur et auteur fictionnel des dix chapitres du roman ne se donne à aucun
moment comme la source unique de son récit. Bien au contraire, il se présente comme une sorte de
médiateur qui recueille, élabore et transmet toutes sortes de matériaux : expériences vécues, récits
entendus dans l'enfance, tradition orale, versions subjectives et souvent contradictoires
d'événements, culture livresque, etc. Le récit qu'entreprend de faire Miguel Vera quelques mois
avant sa mort est à la fois un témoignage, une réflexion sur le destin d'un pays et d'un peuple, le
bilan d'une existence écartelée entre des aspirations et une réalité inconciliables, le constat d'une
incapacité à assumer tant de souffrances sans voir d'issue au cercle infernal de l'oppression,
rébellion, répression. Dans cette mesure, l'individu ne peut être qu'un maillon de la longue chaîne de
communication qui, depuis les récits sacrés de la tradition orale guarani, a fait de la parole l'élément
fondateur qui permet de construire le monde :
Antes de existir la tierra, en medio de las tinieblas primigenias,
antes de tenerse conocimiento de las cosas, créé aquello que
séria el fundamento del lenguaje humano e hizo el verdadero
Primer Padre Namandû que formara parte de su propia divini-
dad.
(Ayvû Rapytâ, textos miticos de los Mbya-Guarani del Guaira)1
C'est l'exercice de la parole qui, dans la tradition guarani, est le recours ultime dans les temps de
catastrophe. Ainsi l'anecdote de la prophe- tesse de Sapukai (chapitre VII) qui vient haranguer les
foules alors que se profile la Guerre du Chaco rappelle la fonction traditionnelle des Karaii ces
chamans inspirés qui haranguaient leur peuple et le guidaient vers la Terre sans Mal quand une
grande catastrophe menaçait la survie de la commu-
1. Literatura guarani del Paraguay, compilation, prologo, estudios introductorios, notas y cronologia
de Rubén Bareiro Saguier, Caracas, Biblioteca Ayacucho 70, 1980, p. 13-14.
 
Narrateur et projet narratif dans Hijo de hombre 151
nauté1. On comprend que, dans la culture paraguayenne, toute parole inspirée par l'amour de la
communauté relève inéluctablement de cet exercice sacré de la parole prophétique. A travers la
réflexion sur le personnage de Fidel Maiz s'exprime aussi la fascination et la terreur devant le
redoutable pouvoir de la parole des chefs charismatiques qui ont marqué l'histoire paraguayenne, le
cas de Francisco Solano Lopez étant sans doute le plus catastrophique.
Il aura fallu trente-trois ans pour que la Trilogie paraguayenne, commencée avec Hijo de hombre,
poursuivie avec Yo el Supremo, mais conçue et annoncée en 1982, voie le jour. Avec ces trois
romans Augusto Roa Bas- tos donne une radiographie critique de trois périodes clés de l'histoire de
son pays : la Guerra del Chaco et ses antécédents, la dictature de José Caspar Rodriguez de
Francia et ses conséquences sur la conception du pouvoir, et la présidence de Francisco Solano
Lopez qui se termine par l'hécatombe de tout un peuple dans la Guerra de la Triple Alianza. Au delà
de son pays, ce qui est en cause c'est le devenir historique de tout un continent et ses rapports avec
l'Ancien Monde, comme le laisse clairement comprendre Vigilia del Almirante. Romans historiques ?
Histoire romancée ? Méditations historiques ? Biographies fantasmées ? Récits de fiction impure ?
Difficile de les cataloguer. L'important n'est peut-être pas de les ranger dans un genre, mais d'en
comprendre le projet, la projection. Roa Bastos, parlant des dilemmes de l'intégration ibéro-
américaine, donne une définition qui me paraît éclairer fort bien son travail de romancier :
La comprensiôn del pasado desde el présente y su proyecciôn al futuro es, pues, la ûnica lectura
inteligible de la historia para la construction de un proyecto cultural, politico y econômico de plurales
dimensiones, como es el de la Integration.2
Milagros EZQUERRO Université de Caen
1. Au sujet de cette tradition, voir : Martin Lienhard, La voz y su huella, Lima, Editorial Horizonte,
Crîtica literaria/9, tercera edition revisada y aumentada, 1992.
2. Augusto Roa Bastos, «Los dilemas de la integration iberoamericana. A la luz del V Centenario del
descubrimiento de America», IH Leccion conmemorativa Pascual Madoz, 16 de enero de 1986,
Asociaciôn de Periodistas Europeos, p. 16.
Persée © 2005-2020

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