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Québec français

La sorcière : « antimère » et femme libérée ?


Steve Laflamme

L’actualité du mythe
Numéro 164, hiver 2012

URI : https://id.erudit.org/iderudit/65906ac

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Éditeur(s)
Les Publications Québec français

ISSN
0316-2052 (imprimé)
1923-5119 (numérique)

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Citer cet article


Laflamme, S. (2012). La sorcière : « antimère » et femme libérée ? Québec
français, (164), 90–92.

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FA N TA S T I Q U E

L’asile le plus sûr est le sein d’une mère. FLORIAN, FABLES

La sorcière : « antimère » et femme libérée ?


PAR STEVE LAFLAMME*

L
e fantastique joue immanqua- L’antimère légende au Maryland depuis deux siècles,
blement sur les ambiguïtés et La sorcière telle qu’elle est personni- est considérée comme responsable du rapt
récupère, on l’a vu souvent, fiée la plupart du temps semble corres- et de la mort de nombreux enfants, qu’elle
les symboles pour les travestir, les faire pondre à une opposition assez ostentatoire aurait punis et maltraités avant de les tuer.
changer de signe. Fréquemment, les à la figure maternelle. Le plus souvent À la fin du film, les deux jeunes documen-
archétypes qui ont façonné le visage du laide, repoussante, elle ne cadre en rien taristes, qui ont perdu leur chemin en
fantastique au fil des siècles sont en fait avec l’image rassurante et aimante de cours d’exploration de la forêt de Burkitts-
des représentations de peurs ou de désirs la mère. Au lieu de donner la vie, elle la ville5, parviennent à une maison aban-
refoulés. Ainsi, le vampire, par exemple, reprend ou, du moins, l’altère négati- donnée (tiens-tiens, ne trouve-t-on pas
sous des airs de meurtrier sanguinaire, vement. Tandis que la mère fait preuve ici un rappel du conte des deux Grimm ?).
peut clairement évoquer des pulsions d’abnégation, d’un altruisme exacerbé, C’est dans cet endroit désaffecté, délabré,
sexuelles : on remarquera la sensualité qui d’une volonté de ce qu’il y a de mieux qu’ils finiront leurs jours, comprend-on
est déployée par la victime qui offre son pour ses enfants, la sorcière fait preuve grâce au plan final du film : fidèle au mythe
cou à la créature qui souhaite se nourrir d’égoïsme, prend plaisir à effrayer plutôt local, un des deux jeunes est placé face au
d’elle, en s’enfouissant en elle, pour ainsi qu’à rassurer et les enfants sont la plupart mur tandis que la sorcière de Blair (il est
dire ; on remarquera également la volupté du temps ses proies. Dans le conte des permis de croire que c’est elle) tue sa parte-
qui émane de la mortelle morsure. (D’ail- frères Grimm, la sorcière revêt un double naire. Une fois encore, la maison associée
leurs, une part du mythe du vampire veut visage : il y a la véritable sorcière, certes, à la sorcière, qui incarne son sein, le giron
que ce dernier ne puisse pénétrer chez sa celle qui appâte Hänsel et Gretel avec sa
victime à venir que si celle-ci l’y invite, maison faite de pain et de gâteaux, mais
comme quoi l’éventuelle victime consent il y a aussi la marâtre, la femme du père
à interagir avec son bourreau…) des enfants, qui exige froidement qu’on
Figure tout aussi marquante du fantas- se débarrasse des deux jeunes par souci
tique (et du merveilleux), sans doute plus d’économie. Dans le roman de Walton, le
associée à l’enfance que celle du vampire, docteur Gaylord Carew se rend dans une
la sorcière est un archétype qui recèle lui vaste maison de la Nouvelle-Angleterre
aussi sa part d’inconscient : « C. J. Jung pour tenter de comprendre les phéno-
considère que les sorcières sont une projec- mènes qui s’y produisent et, principa-
tion de l’anima masculine, c’est-à-dire de lement, pour sauver la jeune Betty-Ann
l’aspect féminin primitif qui subsiste dans Stone, que l’ancêtre Sarai Quincy, réputée
l’inconscient de l’homme : les sorcières sorcière, tente de pervertir à son tour. Le
matérialisent cette ombre haineuse, dont roman dépeint la maison que hante Sarai
elles ne peuvent guère se déVlivrer, et se comme étant inhospitalière, rébarbative
revêtent en même temps d’une redou- aux étrangers – et même aux membres
table puissance1 ». Le présent article vise de la descendance Quincy qui tentent de
à circonscrire quelques-unes des raisons résister aux pouvoirs de la sombre aïeule :
qui font de la sorcière un personnage si nombre de fois les objets sont projetés
effrayant dans l’imaginaire du lecteur contre les murs dans la maison. Ainsi, le
(et des personnages qui ont à l’affronter, foyer familial marqué par la malveillance
surtout). Pour ce faire, on recourra au de la sorcière Sarai Quincy n’évoque en
roman La maison des sorcières de l’Amé- rien l’hospitalité chaleureuse ni la convi-
ricaine Evangeline Walton2, au film Blair vialité. L’antimère cherche ici à s’assurer
Witch Project (Eduardo Sanchez et Daniel qu’on ne nuise pas à ses desseins égoïstes.
Myrick3) ainsi qu’au célèbre conte Hänsel Dans Blair Witch Project, Mary Kedwards, Illustration d’Arthur Rackham pour Hänsel et Gretel des
et Gretel des frères Grimm4. la soi-disant sorcière de Blair qui nourrit la frères Grimm, Londres, 1909.

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du retour. Quand ils aperçoivent la maison quait une marque sur la sorcière12 ». Ainsi,
au fond du bois, ils se croient sauvés, alors le rejet des préceptes chrétiens constitue un
que c’est plutôt dans cet endroit crasseux premier signe d’affirmation personnelle, à
qu’ils trouveront la mort. une époque à laquelle il est hérétique (et
Une autre des propriétés de la sorcière quasi fatal…) de renier Dieu. Qui plus est,
concerne son caractère bestial  : «  La nombreuses sont les histoires faisant état
sorcière avait les yeux rouges et elle ne de rapports sexuels entre la sorcière et le
voyait pas très clair. Mais elle avait un Diable. La sorcière est dévergondée, n’a
instinct très sûr, comme les bêtes, et sentait aucune morale. À l’extérieur des œuvres
venir de loin les êtres humains 8  ». La de fiction, les femmes qu’on a accusées
sorcière entretient en fait des liens privi- de sorcellerie font un usage fréquent de
légiés avec les animaux : « Les sorcières la drogue afin de participer au Sabbat :
vivent entourées de leurs animaux favoris « [Les images du rêve] compensent par
qui viennent leur apporter des aides leur enchantement les déceptions d’une
magiques. Tous ces animaux (le chat vie souvent trop décevante13 ». Pour Jean
noir, le corbeau, le crapaud, l’araignée, Palou, la corrélation entre le Sabbat et le
le rat, le lièvre) ont en commun avec leur désir sexuel ne fait aucun doute : « Tout
maîtresse d’être redoutés et mal-aimés : le monde sait depuis les travaux de Freud
ce sont autant de reflets d’elles-mêmes9 ». […] que le monde des rêves comporte une
Qui plus est, elle est dotée du pouvoir de se très forte part de sexualité. Le Sabbat, délire
métamorphoser, ce qui lui facilite la tâche onirique, sera évidemment la transposition
où l’enfant devrait trouver refuge, est un lorsque vient le temps de commettre ses des désirs charnels plus ou moins refoulés à
lieu non fréquentable qui accouche de la méfaits. l’état de veille. La sorcière verra danser au
mort plutôt que de la vie. Sabbat celui qu’elle désire, peut-être même
Enfin, si elle enfante, la sorcière ne « Être une femme libérée, inconsciemment14 ».
peut que transmettre le Mal ou, du moins, tu sais, c’est pas si facile… » Non seulement la sorcière se permet-
l’anormalité. Ainsi le révèle le onzième Il semble enfin qu’on puisse percevoir elle de vivre librement (du moins en
verset du chapitre 7 du Livre d’Hénoch : la sorcière comme un des premiers balbu- pensée ainsi qu’en se positionnant du côté
« Et ces femmes conçurent et elles enfan- tiements, sinon du féminisme, du moins de la débauche en fricotant avec le Diable)
tèrent des géants…6 ». La mère engendre de la libération féminine. Voilà peut- une sexualité qu’elle devrait refouler, si elle
la vie, l’amour ; l’antimère génère (et entre- être qui explique pourquoi on a maltraité était une femme comme les autres, mais on
tient) la corruption. Symboliquement, autant de femmes, au Moyen Âge, sous l’accuse aussi de suivre le culte de Diane, la
comment mieux représenter le Mal qu’en le prétexte de tuer en elles la trace du déesse mythologique romaine de la chasse
attribuant à un personnage la propriété de démon. (Le film suédois Haxan les sorcières et de la Lune, et figure emblématique de
s’en prendre à des enfants ? « En Russie, (1921) de Benjamin Christensen fait état l’affranchissement au féminin : « L’asso-
en Pologne et en République tchèque, des violences faites aux femmes considé- ciation de la sorcière au démon, au crime
selon la légende, des sorcières de nuit rées comme sorcières.) « Les stéréotypes et à la sexualité fut une théorie démonolo-
appelées notchnitsa sévissaient en se glis- antiféminins eurent la vie dure jusqu’au gique qui se construisit peu à peu au cours
sant pendant la nuit dans la chambre des XVIIe siècle. La femme faisait peur. Sa du XVIe siècle. Les ingrédients du sabbat
nourrissons pour les pincer, les mordre et physiologie était mal connue des méde- (le terme même de “sabbat”, sa descrip-
leur sucer du sang. Mais si un adulte inter- cins, et les théologiens voyaient en elle tion comprenant un culte organisé voué
venait, elles disparaissaient comme par un être inconstant qu’il fallait surveiller. à des démons nommés Diane, Hérodiade
enchantement7 ». Du point de vue juridique, elle était sous ou Lucifer, leur présence sous une forme
la tutelle du père puis du mari. Elle n’ac- semi-animale, les orgies, la profanation
Leurre du crime quérait une relative autonomie qu’avec des sacrements) furent élaborés sous l’in-
La sorcière est également rattachée le veuvage, mais sa situation se dégradait fluence des théologiens et des inquisiteurs,
à la tromperie. Dans Hänsel et Gretel, la alors. Michelet10 vit dans cette exclusion du milieu du XIIIe au milieu du XVe siècle,
maison apparemment séduisante, voire sociale la cause d’un besoin de revanche diffusés à travers des traités de démono-
alléchante sert essentiellement à attirer les que la veuve chercha à assouvir dans la logie comme le Malleus Maleficarum ou
deux enfants dans l’antre du Mal. On l’a vu, sorcellerie11 ». L’un des principaux attri- des prédications comme celles de saint
le phénomène est similaire dans The Blair buts de la sorcière consiste en sa « rela- Bernardin de Sienne15 ». On trouvait déjà,
Witch Project : les jeunes cinéastes partis en tion » particulière avec le Diable : « Les au IXe siècle, dans le Canon episcopi, un
mission dans le « patelin » de la sorcière de sorcières acceptaient alors de rejeter la foi ouvrage phare traitant de la chasse aux
Blair tournent en rond, littéralement, dans chrétienne et d’être rebaptisées par le diable sorcières, des références au lien unissant
la forêt, incapables de retrouver le chemin en guise de soumission. Le diable appli- la pécheresse surnaturelle à Diane : « Il y

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a des femmes méchantes qui, retournant semble de ses descendants qui débarquent il existe des sorciers, certes, mais ils ne
à Satan et séduites par les illusions et les dans la maison maudite pour sauver la peuvent être considérés comme équiva-
fantômes des démons, croient et avouent petite Betty-Ann, que la vieille sorcière lents des sorcières. On l’a vu, la femme
ouvertement qu’aux heures de la nuit elles convoite. qui sombre dans la sorcellerie est nette-
chevauchent certains animaux, en compa- Bref, la sorcellerie, qui confère un ment plus effrayante, sans doute parce
gnie de Diane, la déesse des païens, avec pouvoir notoire à la femme devenue qu’elle jure avec l’image traditionnelle de
une multitude innombrable de femmes ; sorcière, peut être perçue comme un la femme soumise, naïve, qui se contente
et, dans le silence des heures mortes de la indice de liberté par rapport au rôle tradi- de la beauté à défaut de jouir du pouvoir.
nuit, traversent beaucoup de grands pays ; tionnel attendu du sexe féminin. Ironie du Après tout, on est habitué de voir l’homme
et obéissent aux ordres de Diane comme si sort, le septième chapitre du Livre d’Hé- sous un mauvais jour. La sorcière, elle, est
elle était leur maîtresse, et sont convoquées noch semble attribuer la naissance de la une rare manifestation du Mal au féminin.
certaines nuits à son service16 ». Ainsi, le sorcière… à l’homme ; comme quoi on Tandis que l’Histoire a voulu la cantonner
culte de Diane permet à la sorcière de se récolte ce que l’on a semé : « Quand les dans des rôles secondaires, un des rares
débarrasser de ses liens à l’homme. D’ail- enfants des hommes se furent multipliés mythes dont elle est protagoniste, celui de
leurs, le légendaire balai sur lequel volent dans ces jours, il arriva que des filles leur la sorcière, a traversé les âges. Cela, en soi,
nombre de sorcières revêt une significa- naquirent élégantes et belles. Et lorsque les est un haut fait d’armes.

*  Professeur de littérature, Cégep de Sainte-Foy

Notes
1 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Diction-
naire des symboles, Paris, éditions Robert Laf-
font, coll. « Bouquins », 1982, p. 898.
2 Evangeline Walton, La maison des sorcières,
Paris, éd. Bibliothèque Marabout, 1954, 188 p.
3 Eduardo Sanchez et Daniel Myrick, Blair Witch
Project, États-Unis, 1999, 1 h 21.
4 Jacob et Wilhelm Grimm, « Hänsel et Gretel »,
dans Contes de l’enfance et du foyer, 1812. La
version à laquelle il est fait référence ici est en
ligne : http://feeclochette.chez.com/Grimm/
hansel.htm. (Consulté le 5 décembre 2011.)
5 Burkittsville est le nom qu’on emploie de
nos jours pour désigner la municipalité du
Maryland connue jadis sous le nom de Blair.
6 « Le Livre d’Hénoch est un écrit attribué à
Hénoch, arrière-grand-père de Noé. Il fait par-
tie du canon de l’Église éthiopienne orthodoxe
mais est considéré comme apocryphe par les
autres chrétiens et les Juifs. » Wikipedia, « Sor-
Thompkins H. Matteson, Examen d’une sorcière, 1853 cière », en ligne, consulté le 6 décembre 2011.
(Collection of the Peabody Essex Museum). 7 Idem.
8 J. et W. Grimm, ibid.
9 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
tion particulière : « Parfois les sorcières anges, les enfants des cieux, les eurent vues, 10 Jules Michelet est un historien français qui
laissaient leur balai dans leur lit après lui ils en devinrent amoureux ; et ils se dirent s’est intéressé à la sorcellerie dans un essai
avoir donné leur apparence pour tromper les uns aux autres : choisissons-nous des intitulé La sorcière (1862), œuvre dans laquelle
il cherche à démontrer la fonction utile et
leurs maris. Le balai est un attribut des femmes de la race des hommes, et ayons salutaire de la sorcière dans un Moyen Âge
activités féminines17 ». des enfants avec elles. [...] Et ils se choi- dominé par l’Église.
Non contente de s’affranchir de Dieu sirent chacun une femme, et ils s’en appro- 11 Jean-Michel Sallmann, Les sorcières, fiancées de
Satan, Paris, éditions Gallimard, coll. « Décou-
et de l’homme, la sorcière souhaite que chèrent, et ils cohabitèrent avec elles ; et ils vertes », p. 55.
perdure son règne, que ses pouvoirs se leur enseignèrent la sorcellerie, les enchan- 12 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
transmettent de mère en fille. (On lira à ce tements, et les propriétés des racines et des 13 Jean Lhermitte, Les rêves, Paris, Presses univer-
sitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1941,
sujet l’excellent roman fantastique d’Anne arbres. Et ces femmes conçurent et elles p. 108.
Hébert, Les enfants du sabbat, 1974.) La enfantèrent des géants...18 ». 14 Jean Palou, La sorcellerie, Paris, Presses univer-
sorcière agit comme une espèce de mante sitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1992,
p. 26.
religieuse, qui s’accouple puis dispose de Question de ranger le balai
15 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
l’homme, n’ayant d’intérêt que pour ses dans la penderie…  16 Extrait du Canon episcopi, cité dans Jean-
filles. C’est aussi le cas dans La maison des La sorcière s’avère un des rares arché- Michel Sallmann, op. cit., p. 29.
sorcières de Walton, roman dans lequel types du fantastique et du merveilleux 17 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
Sarai Quincy est prête à éliminer l’en- qui soit presque exclusif à la femme. Oh, 18 Idem.

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