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Québec français
L’actualité du mythe
Numéro 164, hiver 2012
URI : https://id.erudit.org/iderudit/65906ac
Éditeur(s)
Les Publications Québec français
ISSN
0316-2052 (imprimé)
1923-5119 (numérique)
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L
e fantastique joue immanqua- L’antimère légende au Maryland depuis deux siècles,
blement sur les ambiguïtés et La sorcière telle qu’elle est personni- est considérée comme responsable du rapt
récupère, on l’a vu souvent, fiée la plupart du temps semble corres- et de la mort de nombreux enfants, qu’elle
les symboles pour les travestir, les faire pondre à une opposition assez ostentatoire aurait punis et maltraités avant de les tuer.
changer de signe. Fréquemment, les à la figure maternelle. Le plus souvent À la fin du film, les deux jeunes documen-
archétypes qui ont façonné le visage du laide, repoussante, elle ne cadre en rien taristes, qui ont perdu leur chemin en
fantastique au fil des siècles sont en fait avec l’image rassurante et aimante de cours d’exploration de la forêt de Burkitts-
des représentations de peurs ou de désirs la mère. Au lieu de donner la vie, elle la ville5, parviennent à une maison aban-
refoulés. Ainsi, le vampire, par exemple, reprend ou, du moins, l’altère négati- donnée (tiens-tiens, ne trouve-t-on pas
sous des airs de meurtrier sanguinaire, vement. Tandis que la mère fait preuve ici un rappel du conte des deux Grimm ?).
peut clairement évoquer des pulsions d’abnégation, d’un altruisme exacerbé, C’est dans cet endroit désaffecté, délabré,
sexuelles : on remarquera la sensualité qui d’une volonté de ce qu’il y a de mieux qu’ils finiront leurs jours, comprend-on
est déployée par la victime qui offre son pour ses enfants, la sorcière fait preuve grâce au plan final du film : fidèle au mythe
cou à la créature qui souhaite se nourrir d’égoïsme, prend plaisir à effrayer plutôt local, un des deux jeunes est placé face au
d’elle, en s’enfouissant en elle, pour ainsi qu’à rassurer et les enfants sont la plupart mur tandis que la sorcière de Blair (il est
dire ; on remarquera également la volupté du temps ses proies. Dans le conte des permis de croire que c’est elle) tue sa parte-
qui émane de la mortelle morsure. (D’ail- frères Grimm, la sorcière revêt un double naire. Une fois encore, la maison associée
leurs, une part du mythe du vampire veut visage : il y a la véritable sorcière, certes, à la sorcière, qui incarne son sein, le giron
que ce dernier ne puisse pénétrer chez sa celle qui appâte Hänsel et Gretel avec sa
victime à venir que si celle-ci l’y invite, maison faite de pain et de gâteaux, mais
comme quoi l’éventuelle victime consent il y a aussi la marâtre, la femme du père
à interagir avec son bourreau…) des enfants, qui exige froidement qu’on
Figure tout aussi marquante du fantas- se débarrasse des deux jeunes par souci
tique (et du merveilleux), sans doute plus d’économie. Dans le roman de Walton, le
associée à l’enfance que celle du vampire, docteur Gaylord Carew se rend dans une
la sorcière est un archétype qui recèle lui vaste maison de la Nouvelle-Angleterre
aussi sa part d’inconscient : « C. J. Jung pour tenter de comprendre les phéno-
considère que les sorcières sont une projec- mènes qui s’y produisent et, principa-
tion de l’anima masculine, c’est-à-dire de lement, pour sauver la jeune Betty-Ann
l’aspect féminin primitif qui subsiste dans Stone, que l’ancêtre Sarai Quincy, réputée
l’inconscient de l’homme : les sorcières sorcière, tente de pervertir à son tour. Le
matérialisent cette ombre haineuse, dont roman dépeint la maison que hante Sarai
elles ne peuvent guère se déVlivrer, et se comme étant inhospitalière, rébarbative
revêtent en même temps d’une redou- aux étrangers – et même aux membres
table puissance1 ». Le présent article vise de la descendance Quincy qui tentent de
à circonscrire quelques-unes des raisons résister aux pouvoirs de la sombre aïeule :
qui font de la sorcière un personnage si nombre de fois les objets sont projetés
effrayant dans l’imaginaire du lecteur contre les murs dans la maison. Ainsi, le
(et des personnages qui ont à l’affronter, foyer familial marqué par la malveillance
surtout). Pour ce faire, on recourra au de la sorcière Sarai Quincy n’évoque en
roman La maison des sorcières de l’Amé- rien l’hospitalité chaleureuse ni la convi-
ricaine Evangeline Walton2, au film Blair vialité. L’antimère cherche ici à s’assurer
Witch Project (Eduardo Sanchez et Daniel qu’on ne nuise pas à ses desseins égoïstes.
Myrick3) ainsi qu’au célèbre conte Hänsel Dans Blair Witch Project, Mary Kedwards, Illustration d’Arthur Rackham pour Hänsel et Gretel des
et Gretel des frères Grimm4. la soi-disant sorcière de Blair qui nourrit la frères Grimm, Londres, 1909.
Notes
1 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Diction-
naire des symboles, Paris, éditions Robert Laf-
font, coll. « Bouquins », 1982, p. 898.
2 Evangeline Walton, La maison des sorcières,
Paris, éd. Bibliothèque Marabout, 1954, 188 p.
3 Eduardo Sanchez et Daniel Myrick, Blair Witch
Project, États-Unis, 1999, 1 h 21.
4 Jacob et Wilhelm Grimm, « Hänsel et Gretel »,
dans Contes de l’enfance et du foyer, 1812. La
version à laquelle il est fait référence ici est en
ligne : http://feeclochette.chez.com/Grimm/
hansel.htm. (Consulté le 5 décembre 2011.)
5 Burkittsville est le nom qu’on emploie de
nos jours pour désigner la municipalité du
Maryland connue jadis sous le nom de Blair.
6 « Le Livre d’Hénoch est un écrit attribué à
Hénoch, arrière-grand-père de Noé. Il fait par-
tie du canon de l’Église éthiopienne orthodoxe
mais est considéré comme apocryphe par les
autres chrétiens et les Juifs. » Wikipedia, « Sor-
Thompkins H. Matteson, Examen d’une sorcière, 1853 cière », en ligne, consulté le 6 décembre 2011.
(Collection of the Peabody Essex Museum). 7 Idem.
8 J. et W. Grimm, ibid.
9 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
tion particulière : « Parfois les sorcières anges, les enfants des cieux, les eurent vues, 10 Jules Michelet est un historien français qui
laissaient leur balai dans leur lit après lui ils en devinrent amoureux ; et ils se dirent s’est intéressé à la sorcellerie dans un essai
avoir donné leur apparence pour tromper les uns aux autres : choisissons-nous des intitulé La sorcière (1862), œuvre dans laquelle
il cherche à démontrer la fonction utile et
leurs maris. Le balai est un attribut des femmes de la race des hommes, et ayons salutaire de la sorcière dans un Moyen Âge
activités féminines17 ». des enfants avec elles. [...] Et ils se choi- dominé par l’Église.
Non contente de s’affranchir de Dieu sirent chacun une femme, et ils s’en appro- 11 Jean-Michel Sallmann, Les sorcières, fiancées de
Satan, Paris, éditions Gallimard, coll. « Décou-
et de l’homme, la sorcière souhaite que chèrent, et ils cohabitèrent avec elles ; et ils vertes », p. 55.
perdure son règne, que ses pouvoirs se leur enseignèrent la sorcellerie, les enchan- 12 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
transmettent de mère en fille. (On lira à ce tements, et les propriétés des racines et des 13 Jean Lhermitte, Les rêves, Paris, Presses univer-
sitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1941,
sujet l’excellent roman fantastique d’Anne arbres. Et ces femmes conçurent et elles p. 108.
Hébert, Les enfants du sabbat, 1974.) La enfantèrent des géants...18 ». 14 Jean Palou, La sorcellerie, Paris, Presses univer-
sorcière agit comme une espèce de mante sitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1992,
p. 26.
religieuse, qui s’accouple puis dispose de Question de ranger le balai
15 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
l’homme, n’ayant d’intérêt que pour ses dans la penderie… 16 Extrait du Canon episcopi, cité dans Jean-
filles. C’est aussi le cas dans La maison des La sorcière s’avère un des rares arché- Michel Sallmann, op. cit., p. 29.
sorcières de Walton, roman dans lequel types du fantastique et du merveilleux 17 Wikipedia, « La sorcière », ibid.
Sarai Quincy est prête à éliminer l’en- qui soit presque exclusif à la femme. Oh, 18 Idem.