Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Premier volume
Originalité de la société agraire péruvienne au XIXe siècle
Jean Piel
DOI : 10.4000/books.ifea.1331
Éditeur : Institut français d’études andines, Anthropos
Année d'édition : 1975
Date de mise en ligne : 21 mai 2014
Collection : Travaux de l'IFEA
ISBN électronique : 9782821845237
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Nombre de pages : 330
Référence électronique
PIEL, Jean. Capitalisme agraire au Pérou. Premier volume : Originalité de la société agraire péruvienne au
XIXe siècle. Nouvelle édition [en ligne]. Lima : Institut français d’études andines, 1975 (généré le 05 mai
2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/ifea/1331>. ISBN : 9782821845237.
DOI : 10.4000/books.ifea.1331.
Ce document a été généré automatiquement le 5 mai 2019. Il est issu d'une numérisation par
reconnaissance optique de caractères.
L'histoire agraire du Pérou contemporain est exemplaire parce que typique de l'histoire agraire
néo-coloniale du continent sud-américain et, au-delà, des pays dits « sous-développés ». Elle
concerne ce qui, jusqu'à une date récente, formait l'essentiel de l'activité économique occupant
la majorité de la population du pays. Elle explique la situation sociale critique à laquelle on
parvient dans les Andes et en Amérique Latine des 1910-1920 au moment de la Révolution
mexicaine, et plus encore de 1960 à nos jours.
L'ouvrage se propose de restituer les origines et le développement de cette histoire jusqu'au
lendemain de la première guerre mondiale, période où l'essentiel des structures et des
contradictions agraires sont déjà mises en place. Ce livre est utile à tous ceux qui, au-delà de la
« critique des armes » à laquelle a été soumis récemment le sous-continent latino-américain,
cherchent á comprendre les conditions historiques qui ont donné naissance á cette critique.
2
SOMMAIRE
Avant-propos
Introduction
1. LA GRAVITÉ DU PROBLÈME AGRAIRE PÉRUVIEN DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XXe SIÈCLE
2. CONSTITUTION HISTORIQUE DU PROBLÈME AGRAIRE PÉRUVIEN ET PLAN DE L’ÉTUDE
3. LES LIMITES HISTORIOGRAPHIQUE, THÉMATIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE DE CETTE ÉTUDE
Chapitre II. Les conditions d’apparition des principales institutions agraires du Pérou
colonial aux XVIe et XVIIe siècles
I. — LA DESTRUCTRICE CONQUETE DU PEROU PAR LES ESPAGNOLS, ET SES CONSEQUENCES
IMMEDIATES
II. — FIXATION DES INSTITUTIONS AGRAIRES ET DE LA PROPRIETE DU SOL DANS LE PEROU
COLONIAL ENTRE LE XVIe ET LE XVIIe SIECLES
Chapitre III. Les crises et la permanence de la structure agraire jusqu’au XIXe siècle : le
latifundisme colonial péruvien
I. — LES RAPPORTS CONFLICTIFS DU GRAND DOMAINE ET DE LA COMMUNAUTÉ INDIENNE
II. — CRISES ET STABILITE DU LATIFUNDISME PERUVIEN AU XVIIIe ET AU DEBUT DU XIXe SIECLE
Avant-propos
1 L’ouvrage qu’on va lire est incomplet, imparfait. Une part de ses insuffisances sont celles
de l’auteur lui-même. Pour celles-là, il n’est pas question de se dérober aux critiques
qu’on voudra bien lui faire. Mais une autre part de ces insuffisances tient aux
circonstances de confection de l’ouvrage, en partie indépendantes de ma volonté, en
partie dérivées d’un choix rendu nécessaire par ces circonstances. C’est de celles-ci dont
je veux m’expliquer pour commencer.
2 L’auteur est français, formé et intégré dans des institutions universitaires et scientifiques
françaises. Cela décide des éventuelles qualités qu’on voudra bien lui reconnaître. Cela
décide aussi de certaines limites. Une des plus graves, c’est que le Pérou est loin de la
France. Y voyager et y séjourner dans de bonnes conditions de travail n’est donc pas
facile. Pourtant, compte tenu du sujet d’histoire contemporaine choisi, la documentation
et la bibliographie ne peuvent essentiellement être réunies que sur place, en tout cas
outre-Atlantique. Au terme de deux séjours au Pérou et en Amérique, l’un de trois ans —
d’octobre 1965 à octobre 1968 —, l’autre de trois mois — durant l’été boréal 1969, au terme
d’une dizaine d’années de documentation et de réflexion sur le sujet, il me faut donc
choisir : ou perfectionner ma recherche — mais loin de mon terrain et de mes sources —
ou publier dès maintenant, si imparfait soit l’ouvrage — compromis, entre l’essai
argumenté et l’érudition inachevée.
3 C’est évidemment au second terme de l’alternative que je dois me résoudre. D’abord pour
répondre enfin à l’attente de ceux — maîtres, amis, institutions — qui ont bien voulu
pendant tout ce temps me faire confiance et m’aider matériellement et moralement dans
mon travail. Ensuite parce que je ne saurais différer d’apporter la contribution de ce livre
— si académique soit l’apport, mais en témoignage d’amitié sincère et profonde pour le
Pérou — à l’énorme effort de progrès entrepris dans des conditions difficiles par le peuple
péruvien et certains de ses dirigeants, particulièrement concernant les problèmes
agraires. Enfin parce qu’il est temps, sous la forme de ce livre par exemple, de faire le
bilan des efforts et des idées de l’homme que j’ai été au cours de ces huit dernières années
de recherche. En somme, parce qu’il faut savoir terminer une thèse.
4 Au début des années soixante de ce siècle, la France terminait à peine une longue série de
combats d’arrière-garde qu’elle avait dû soutenir face à des peuples paysans, par elle jadis
colonisés, et qui revendiquaient leur indépendance nationale. Nous étions plusieurs
4
jeunes gens, issus de diverses familles de pensée qui formaient le mouvement étudiant
d’alors — certains normaliens et/ou chercheurs scientifiques — à nous poser en
conséquence des questions sur le rôle des nations paysannes dans l’histoire
contemporaine. Les maîtres du marxisme n’avaient certes pas nié le rôle important des
paysanneries dans cette histoire. Mais ils insistaient, à juste titre compte tenu des
conditions historiques de leur expérience et de leur projet internationaliste, sur le rôle
prééminent du prolétariat industriel et des intellectuels en rupture de classe. Or, nous
nous trouvions concrètement confrontés à un mouvement, international bien que se
réclamant souvent de revendications nationalistes, où les paysans SEMBLAIENT jouer le
rôle principal dans la lutte de leurs nations pour plus d’indépendance et de progrès. Il
nous apparaissait donc que tout n’avait pas été dit sur la question, et que cela méritait
d’être étudié de plus près.
5 Tout naturellement, certains d’entre nous tournèrent leurs yeux vers l’Amérique latine,
toute bruissante d’une agitation agraire séculaire, manifestée dès 1910 pendant la
révolution mexicaine, et qui venait d’atteindre son apogée en 1953 avec la révolution
bolivienne, et plus récemment surtout avec la révolution cubaine. De plus, pour notre
méditation, l’Amérique hispanique nous offrait, près d’un siècle et demi avant
l’indépendance de nos anciennes colonies, le précédent d’un empire colonial affranchi de
la tutelle de sa métropole. Pour l’un d’entre nous — notre camarade Régis Debray — cette
passion pour l’Amérique latine devait prendre la forme d’une aventure assez dangereuse.
Pour d’autres, comme moi, nous échut la chance de pouvoir aller travailler sur place, dans
de bonnes conditions matérielles, et dans le cadre d’une mission officielle.
6 Tout ne fut pas pour autant facile. Entre 1960 et 1964, le Pérou venait de traverser une
intense période d’agitation agraire qui avait mobilisé contre le vieux système latifundiste
des centaines de milliers de paysans indiens et métis du nord au sud du pays. En 1965,
quand j’arrivai pour la première fois à Lima, des corps spéciaux de l’armée péruvienne
étaient engagés dans une lutte armée visant à liquider des foyers de guerrilla d’inspiration
castriste. Entre 1968 et 1969 enfin, j’assistai au conflit devenu insoluble entre le désir
réformateur du pouvoir exécutif péruvien et les résistances de certains grands
propriétaires fonciers traditionnels organisés en groupes de pression. Au terme d’une
difficile période de chantages et de tractations au sein de l’organisme politique civil, la
crise avait exigé le recours à un coup d’État militaire.
7 Mener dans ces conditions une enquête, si « scientifique » soit-elle, sur l’histoire récente
des problèmes agraires péruviens, soulevait beaucoup de difficultés. Mes curiosités
remuaient des souvenirs d’affrontements agraires, anciens ou récents, qu’on aurait
préféré oublier. Elles heurtaient des habitudes de pensée liées à des intérêts matériels
établis, mais menacés. Elles m’amenaient à interroger des témoins de l’histoire agraire
péruvienne habituellement récusés, parfois clandestins. Bref, comme à d’autres
chercheurs qui travaillaient au même moment dans les mêmes régions, il m’est arrivé
d’être un personnage suspecté de mauvaises intentions — et pas seulement par des
Péruviens, au contraire. Tant il est difficile parfois, surtout dans ce genre de
circonstances, de faire admettre ce que nous déclarait un jour le Pr Bastides : « ...que la
recherche scientifique ne supporte aucun tabou. » Ma gratitude est donc grande pour les
personnes et institutions qui voulurent bien comprendre cela et m’honorer de leur
attention, de leur confiance ou de leur aide pendant mon travail de recherche. Je pense à
toutes les autorités péruviennes, civiles, militaires et ecclésiastiques avec lesquelles j’ai eu
souvent à entretenir d’excellents rapports au cours de mes enquêtes. Je pense aussi à M.
5
***
***
12 Sur le plan universitaire, c’est mon maître Pierre Vilar qui, lorsqu’il nous préparait à
l’agrégation d’histoire dans ses cours à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, ou
lorsque je suivais ses séminaires à la VIe Section de l’École Pratique des Hautes Études à
Paris, commença de diriger méthodiquement mon intérêt pour le nouveau continent.
Depuis, sa sollicitude ne s’est jamais démentie, particulièment quand il vint me rejoindre
au Pérou et qu’ensemble, nous parcourûmes des paysages agraires dont j’étudiais
l’histoire sous sa direction. Si cet ouvrage présente quelques qualités, c’est d’abord à lui
qu’il les doit.
6
***
19 Durant les premiers mois de mon séjour au Pérou, l’anthropologue nord-américain John
Murra, alors résidant à Lima, fut pour moi un guide irremplaçable. C’est lui, et le regretté
ethnologue et écrivain péruvien Jose Maria Arguedas, qui me donnèrent à entrevoir, puis
peu à peu à comprendre, la véritable nature indo-métisse de la paysannerie andine et de
la grande majorité du peuple péruvien. Grâce à eux, je pris vite conscience que me limiter
à l’histoire juridico-économique de la grande propriété foncière dans le Pérou
indépendant ne me permettrait pas de saisir le problème essentiel de l’histoire agraire
contemporaine de ce pays — et même de son histoire tout court. Ce problème c’est le
conflit, permanent depuis l’Indépendance, entre un droit, un État, une société libéral-
créoles dominants et la réalité originale, autonome, du peuple paysan, dominé certes,
mais jouissant de sa tradition propre, façonnée par des millénaires d’incubation culturelle
autochtone, remodelée par quatre siècles de contact colonial ou néocoloniale avec la
société européo-occidentale.
20 Cette intuition, je devais la voir confirmée jusqu’à l’évidence intime durant chacun de
mes voyages, chacune de mes enquêtes dans le Pérou d’entre 1965 et 1970. J’aurai passé
en effet plus du tiers de mon temps hors des archives et bibliothèques de la capitale
péruvienne à courir les routes du ciel et de la terre en avion, en camion, en train, en jeep,
en barque, à cheval, à pied, pour interroger les hommes, les paysages et les vestiges du
passé. Pendant ces enquêtes, j’essayais d’avoir l’œil et l’oreille du géographe, du
sociologue, de l’ethnologue, au service de l’historien. D’avion ou d’auto, je tentais de
comprendre la signification d’une structure agraire embrassée du regard, ayant parfois la
chance que des témoins archéologiques me révèlent d’anciennes formes d’occupation du
sol. Je passais de longues heures à observer la foule paysanne qui affluait dans les divers
marchés, foires, fêtes, processions, meetings et manifestations syndicales ou politiques.
J’interrogeais tout ce qui, dans la province, forme l’élite locale en contact avec les
problèmes agraires : sous-préfets, gouverneurs, commerçants, colporteurs, curés,
propriétaires fonciers, ingénieurs de mines, administrateurs, politiciens, etc. Tour à tour,
je vivais dans des haciendas, des campements miniers, des chaumières indiennes,
partageant les heures et les repas de mes hôtes. Non sans risque parfois — pour eux hélas
8
plus que pour moi — je m’accointais avec des leaders du mouvement paysan, passé ou
récent, officiel ou souterrain. Ceux-ci se révélaient souvent d’extraordinaires témoins
d’une histoire non écrite : l’histoire des paysans du Pérou.
21 Comment évoquerais-je sans émotion, par exemple, ce vieillard qui, dans une humble
chaumine perdue dans la puna, au sud du Cuzco, dévidait devant Jacqueline Weller et moi-
même, le récit lancinant d’une jacquerie à laquelle il avait participé, vers 1920, sur les
lieux mêmes. Il contait comment, malgré ses blessures, il avait échappé par miracle à une
répression féroce. En ce mois de février 1966, il était le seul témoin encore vivant de cet
épisode dont il n’existait aucun témoignage écrit accessible. Et cet homme savait, et nous
savions avec lui, qu’il allait bientôt mourir et qu’une fragile bande d’enregistrement
magnétique serait la seule trace de son histoire.
22 Ce sont là les hauts moments d’une enquête. De ceux qui rendent au sujet d’histoire le
plus académique son contenu réel de chair et de sang. Si donc le présent travail réussit
parfois à être autre chose que le simple exercice d’érudition et de rhétorique nécessaire à
l’obtention d’un titre universitaire, c’est parce qu’en m’inspirant de tels épisodes, la
multitude basanée de quatre générations de paysans péruviens m’a fait entendre et
parvenir un peu de sa rumeur et de sa voix.
23 A des milliers de kilomètres de la France, séparée d’elle par l’immensité d’un océan,
l’épaisseur moite de la forêt amazonienne, l’âpreté d’une des plus hautes cordillères du
monde, cette multitude a donné naissance au peuple péruvien. Ce peuple paysan, sévère
et sombre comme son passé tragique, a commencé d’imposer un processus historique qui
l’amènera tôt ou tard, progressivement ou violemment, à réaliser ce que notre propre
peuple, du temps où il était encore en majorité paysan, a imposé d’abord sourdement à
ses rois, puis de plus en plus impérieusement aux grands dirigeants d’après 1789 : une
révolution agraire. Malgré les décalages dans le temps et dans l’espace, malgré les
différences ethniques ou raciales, ce commun destin trouvé entre deux peuples si
dissemblables méritait qu’on en témoigne d’abord, avant toute autre forme
d’introduction.
9
***
Introduction
à la conférence de Punta del Este. Très vite, la situation économique, politique et sociale
du Pérou se détériore, jusqu’à provoquer des guerrillas en 1965 et un effondrement du
système politique civil en 1968. Face à cette situation, l’armée péruvienne prend le
pouvoir par un coup d’État, nationalise les entreprises pétrolières américaines dont le
sort était en suspens depuis plusieurs années, et promulgue à son tour une nouvelle loi de
réforme agraire, beaucoup plus radicale, en 1969.
4 Devant la résistance de l’oligarchie foncière, l’armée frappe un grand coup au cours de
cette même année en occupant militairement quelques-unes des plus grandes unités de
production sucrières dont les propriétaires étaient parmi les membres les plus
représentatifs et les plus actifs de l’oligarchie foncière et financière péruvienne. Le
radicalisme de cette intervention militaire dans les affaires agraires du pays, douze ans
après que Manuel Prado ait reconnu officiellement l’existence du problème agraire
nécessitant l’intervention de l’État, au plus haut niveau d’autorité, prouve la gravité
atteinte par la question agraire au Pérou dans la seconde moitié du XXe siècle. Un autre
indice de cette gravité, encore plus probant, c’est l’importance de l’agitation agraire au
Pérou après 1950, et surtout après 1960. Malgré un climat répressif extrêmement dur,
sous la présidence du général Odria, une fermentation agraire existe dans tout le Pérou
depuis la Seconde Guerre mondiale. Sur la côté nord, des grèves de coupeurs de canne ou
de métayers du coton réapparaissent régulièrement, malgré leur interdiction légale. Des
communautés villageoises, comme celles de Chepen, se heurtent violemment aux grandes
propriétés foncières voisines qui les ont dépouillées de leur terre. Dans les Andes, des
événements semblables se produisent çà et là. Après 1950, des avocats et cadres du parti
communiste péruvien organisent et défendent les premiers syndicats de tenanciers
précaires et de communautés dans la vallée de La Convención et près du Cuzco.
5 En 1957, une grève importante se produit dans cette région sur l’hacienda « Huadquiña »,
qui mobilise l’ensemble de la main-d’œuvre du fond — peones, arrendires, arrendatarios,
allegados, etc. Ce que voyant, le militant trotskyste Hugo Blanco décide de s’implanter
dans cette région de La Convención. Il organise bientôt des milliers de paysans indiens,
particulièrement sur les haciendas « Paccha Grande », « Chancamayo », « Chaupimayo »,
dès 1959. En 1960, devant ses succès, la question d’une possible voie insurrectionnelle de
la paysannerie péruvienne est posée par un congrès trotskyste réuni à Arequipa. De 1960
à 1962, les grèves se multiplient et, en 1962, une tentative de recourir à une action armée
plus généralisée échoue au terme d’une probable provocation2. Malgré cela, le
mouvement paysan autour de Cuzco poursuit sa phase ascendante, débordant largement
son encadrement de militants politisés. Au cri de « La terre ou la mort ! » tenanciers
précaires, travailleurs agricoles et communautés indiennes envahissent, drapeau en tête,
les terres dont ils ont autrefois été dépouillés par les haciendas sur lesquelles ils sont
contraints de travailler pour des salaires misérables3. Des dizaines, sinon des centaines de
milliers d’indiens contraignent ainsi les grands propriétaires à négocier avec eux au siège
des syndicats agraires qui ne sont pourtant même pas officiellement reconnus par la loi.
Par voie de fait, la paysannerie andine commence d’obtenir alors, par la menace et
l’action, ce que tous les projets de réforme agraire n’ont fait jusqu’ici que timidement
formuler sur le papier : la liquidation d’un régime agraire latifundiste qui durait depuis
quatre siècles. Devant l’importance de cette agitation, des révolutionnaires issus des
secteurs radicalisés des classes moyennes urbaines nourrissent un instant l’illusion qu’ils
peuvent la transformer en insurrection armée généralisée à tout le secteur rural du pays.
Hugo Blanco tombe les armes à la main au pouvoir de la police en mai 1963. En 1965, le
13
***
14
ressources du pays qu’il avait accaparés à son exclusif profit. Le fait devient patent au
lendemain de la Première Guerre mondiale, et plus encore après la grande crise
économique de 1930, lorsque le Pérou tente — vainement — d’échapper au caractère
latifundiste et dépendant de son économie dominante.
13 Toutes ces considérations décident donc non seulement du thème, mais de la
périodisation et du plan général de l’étude. Dès 1920-1930, pensons-nous, les éléments de
la crise agraire, manifeste après 1956, sont déjà réunis. Nous arrêterons donc l’étude au
lendemain de la Première Guerre mondiale, en l’étendant éventuellement, concernant
certains thèmes spécifiques, jusqu’à la crise économique et politique traversée par le
Pérou en 1930. Où la commencerons-nous ? La solution tentante était de suivre l’histoire
agraire du Pérou républicain à partir de 1821, date de son indépendance. Mais, outre que
cela ne rendrait pas compte des origines de la structure agraire alors déjà en place, cela ne
nous permettrait pas davantage de situer dans le temps la rupture qui se produit, au sein
de la société agraire péruvienne, entre la période coloniale et la période républicaine.
L’indépendance n’est en effet qu’un phénomène politique et juridique, une volonté de
changement, non le changement lui-même. Surtout dans le domaine d’une structure
agraire qui, par définition, évolue plus lentement que la conjoncture politique ou
économique. En fait, la véritable rupture ne s’accomplit avec la société agraire héritée de
la période coloniale qu’après 1840, lorsque, avec l’exportation de son guano et de son
salpêtre, le Pérou entre véritablement au sein du marché mondial de libre échange. De
1840 à 1920, en effet, le Pérou, comme le reste du monde capitaliste, entre dans une phase
de croissance économique de longue durée — phase A du cycle de Kondratieff — qui
correspond à la phase d’expansion et de croissance de l’agriculture péruvienne
d’exportation, donc au néo-latifundisme républicain.
14 D’où le plan général de notre étude : dans une première partie, nous analyserons les
origines historiques de la société agraire péruvienne telle qu’elle existe vers le milieu du
XIXe siècle, société encore largement dominée par des caractères archaïques coloniaux à
peine récemment modifiés par une législation libérale républicaine ; dans une seconde
partie, nous analyserons, en rapport avec l’essor du capitalisme contemporain au Pérou,
l’expansion néo-latifundiste et ses conséquences pour le reste de la société agraire
nationale. Pour finir, nous tenterons de cerner à quel point la crise agraire, déjà mise en
place vers 1920-1930, se manifeste dans la vie nationale de cette époque.
conflits agraires qui ont vu se dresser dans les Andes la masse indienne ou métisse contre
le système latifundiste. Aux uns, elle va apparaître insuffisamment développée dans
chacun des thèmes évoqués ; aux autres, elle va apparaître comme trop riche de thèmes,
donc insuffisamment centrée sur l’histoire de la propriété de la terre au Pérou à l’époque
contemporaine.
16 C’est pourtant bien cette histoire de la propriété de la terre qui est en définitive le centre
d’intérêt de cette étude, de l’ère du guano au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Mais, s’agissant de l’histoire d’une structure agraire, comment éviter de remonter dans le
temps jusqu’au moment où cette structure s’est constituée historiquement, avant et après
la conquête du Pérou par les Espagnols ? Mais, s’agissant de l’essor du néo-latifundisme
républicain, forme agricole prise par le développement capitaliste dans le Pérou
contemporain, comment ne pas évoquer l’histoire plus générale du capitalisme —
économie, société et technique — au Pérou dans la période ? Mais, s’agissant du
latifundisme, comment ne pas évoquer les victimes, non latifundistes, de cette
expansion ? Faire autrement nous semble impossible.
17 D’autant que, ce faisant, nous pensons que nous pouvons rendre service. Rares en effet —
et plus rares encore en 1965, au moment où ce travail put commencer sur le terrain —
sont les ouvrages consacrés à l’histoire agraire ou à l’histoire de la propriété foncière au
Pérou. Hors quelques articles, techniques le plus souvent, consacrés par des spécialistes
péruviens de la Sociedad Nacional Agraria aux problèmes du développement agricole, nous
n’avons trouvé dans notre bibliographie, concernant l’histoire agraire du Pérou
contemporain, que des essais, polémiques et statistiquement peu argumentés, de
journalistes et d’hommes politiques. Les plus notoires étant sans doute les essais
consacrés à ces thèmes par José Carlos Mariategui avant 1930. Certes, liées au processus
de réforme agraire mis en route après 1956, sont apparues des études de sociologues,
d’agronomes et d’anthropologues sociaux, péruviens et anglo-saxons — mais
exclusivement consacrées aux problèmes agraires actuels, immédiats, généralement sans
arrière-fond historique. Le modèle du genre au moment où fut commencée cette
recherche était le Man and land in Peru de Thomas R. Ford 11. A notre connaissance, le seul
travail paru depuis cette époque et qui traite les problèmes agraires de la côte nord du
Pérou dans le sens d’une véritable histoire agraire — du moins dans quelques-uns de ses
principaux chapitres — est le livre du Nord-Américain Peter Klaren sur les origines de
l’Apra12. Bref, l’ouvrage de François Chevalier sur les grands domaines mexicains13 n’a pas
d’équivalent au Pérou.
18 Dans ces conditions, non seulement les modalités de recherche sur le terrain ont dicté les
limites thématiques et historiographiques du travail — en particulier les limites imposées
par une documentation dont les manques apparaissent dans la bibliographie ajoutée en
annexe à ces pages — mais elles nous ont obligé à réinventer notre propre méthode.
Entendons-nous bien : quant aux principes méthodologiques, nous n’avons rien créé. Nous
avons tout emprunté à la méthode du matérialisme historique, du marxisme. Du moins,
nous avons essayé, en nous attachant davantage à l’esprit qu’à la lettre, aux principes
qu’aux tables de la loi. Mais comme toute méthode de pensée, et plus particulièrement
celle-là, elle doit prouver sa validité scientifique moins par sa rigueur épistémologique
interne, que par sa capacité à rendre compte par une analyse concrète d’un problème
concret. Pour ce travail, le problème concret, c’est le problème agraire du Pérou. Or, Marx
n’a jamais contemplé un champ de pommes de terre cultivé en terrasse à la chaquitaclla
dans une vallée andine et, depuis son maître en anthropologie, Morgan, l’ethnologie
17
scientifique a fait heureusement d’innombrables progrès. C’est dire qu’il m’a fallu, sans
rien renier de ma formation d’historien français et d’ancien militant, me mettre à l’école
des sociologues, des anthropologues et des ethnologues péruviens ou américains connus
sur le terrain. D’eux, j’ai appris les techniques d’observation, de description et de
compréhension de certains problèmes qui, sans cela, m’auraient totalement échappé.
D’eux, j’ai dû aussi souvent me garder, car l’idéologie théorique dominante dans leur
discipline était le plus souvent l’empirisme pragmatique anglo-saxon, cette forme
abâtardie et décadente du formalisme positiviste du siècle dernier. Il reste que, grâce aux
meilleurs d’entre eux, j’ai acquis une sensibilité, une « méthode du regard », que ma
formation livresque antérieure ne m’avait pas permis d’acquérir.
19 Telles furent donc les méthodes, les limites et les ambitions de ce travail de recherche. Tel
quel, il peut présenter un intérêt.
NOTES
1. Il s’agit de MM. Ernesto Alayza Grundi, Carlos Moreyra y Paz Soldan, José Antonio Saco, Miro
Quesada, Luis de las Héros, Romulo A. Ferrero, Edgardo Seoane, Alberto Eduardo de Amat, Jorge
M. Zegarra L., d’après COMISION PARA LA REFORMA AGRARIA Y DE LA VIVIENDA , La reforma agraria en el
Perú : exposicion de motivos y proyecto de ley, Lima, 1960, p. 19.
2. Cf. Victor VILLANUEVA, Hugo Blanco y la rebelión campesina, Lima, 1967.
3. Cf. Hugo NEIRA, Cuzco : tierra y muerte, Lima, 1964.
4. Carlos MALPICA, Guerra a muerte al latifundio, Lima, 1964.
5. In ibid., d’après Instituto Nacional de Planification, Primer censo nacional agropecuario.
6. In ibid., d’après Tomas F. CAROLL, Formación de nuevas unidades agricolas.
7. Oswaldo B . GONZALEZ TAFUR , Fundamentos de la prosperidad nacional (Peru agropecuario),
Lima, 1959.
8. In ibid., p. 261. d’après Forum de desarrollo economico, Lima, 1957.
9. In ibid., p. 208, d’après BANCO CENTRAL DE RESERVA , Renta nacional del Peru : 1955, Lima, 1956.
10. In ibid., p. 225.
11. Gainesville (Florida), 1962, 172 p.
12. KLAREN Peter, La formación de las haciendas azucareras y los origenes del Apra, Lima, 1970, 214 p.
13. CHEVALIER François, La formation des grands domaines au Mexique, Paris, 1952.
18
1 Au terme du voyage d’une vingtaine d’heures qui l’amène directement de France, fatigué
par l’insuffisance de sommeil, l’immobilité forcée et le bruit de l’avion, perturbé par le
décalage horaire qui, par-dessus l’Atlantique, rajeunit d’un coup le temps de six heures, le
passager voit comme une récompense se dérouler sous lui, à travers le hublot, la terre
péruvienne. Et ce qu’il aperçoit d’abord ce sont les Andes, immenses, massives,
terrestres ; tantôt dominées par une chaîne englacée qui miroite sous le soleil à plus de
6.000 m d’altitude ; tantôt entaillées par une vallée étroite bordée d’un liseré vert
signalant la végétation ou par un bassin plus ample où se dessine le parcellaire irrégulier
des champs cultivés. Tout le reste, situé entre 3.500 et 4.500 m d’altitude, larges croupes
convexes, hauts plateaux et hautes plaines, versants abrupts, apparaît, vu de haut, aride,
inculte, brun et ocre, de la couleur uniforme de la terre. Bientôt ces croupes
progressivement s’abaissent. Au loin, vers l’horizon, le ciel et l’océan Pacifique se
confondent. L’avion plonge dans la mer de nuages et de brouillard qui, sur une épaisseur
de 800 m parfois, recouvre le littoral en permanence, sauf pendant les mois de l’été
austral. Et c’est l’arrivée à Lima, la capitale.
2 Que le Pérou soit un pays andin, c’est donc d’abord une révélation d’expérience, que
confirme l’arrivée par mer ou les voyages accomplis dans l’immense et lointaine jungle
orientale. De la côte, la Cordillère est là, toute proche, visible par beau temps de décembre
à avril, dérobée à la vue le reste de l’année par un brouillard émané des eaux froides du
Pacifique et que les Andes ont en partie provoqué en perturbant la circulation des
courants planétaires de l’atmosphère et de l’océan. Perdu dans la vaste Amazonie
péruvienne, le voyageur — ou son guide autochtone — sait se reconnaître dans le
labyrinthe des rivières par où se fait l’essentiel de la circulation en testant la turbidité et
la température de l’eau qui révèlent, si l’eau est froide par exemple, que la pirogue ou la
barque s’est égarée, non sur un bras de la rivière principale qui a longuement serpenté et
s’est réchauffée dans la plaine tropicale, mais sur un affluent descendu en torrent depuis
les Andes encore proches derrière l’horizon végétal.
3 Pourtant, la Cordillère des Andes occupe moins du quart de la surface totale du Pérou.
Mais, s’étendant de part en part sur près de 2.000 km du nord-ouest au sud-est du pays,
large parfois de 350 à 400 km dans ses parties les plus massives, la Cordillère péruvienne
individualise vigoureusement les trois grandes zones naturelles du Pérou — COSTA,
SIERRA, SELVA — en même temps qu’elle en explique beaucoup des principales
caractéristiques morpho-climatiques. Dans l’histoire récente du Pérou — géologique puis
humaine — elle joue et continue de jouer un rôle déterminant : de récentes secousses,
sismiques et agraires, sont dans toutes les mémoires informées qui nous le rappellent.
Aucune étude sur le Pérou contemporain ne saurait se passer, même sommairement,
21
d’évoquer d’abord cette Cordillère des tempêtes1, trait majeur du cadre géographique de
notre étude.
parmi les plus hauts sommets englacés des Andes péruviennes. Plus au nord, le bassin de
Cajamarca s’offre à la vue comme une île verdoyante au milieu des montagnes pelées.
13 Même succession de vallées et bassins cultivés dans les Andes centrales, situées à la
latitude de Lima. Le bassin du Mantaro moyen, autour de Huancayo, en offre le cas le plus
typique. Mais on retrouve ici, autour de Junin par exemple, la présence de la puna et des
hauts plateaux qui, mieux arrosés qu’ailleurs, sont le site de bons pâturages naturels. Le
tout est dominé par de hauts massifs et de vigoureuses barrières rocheuses qui obligent à
franchir la chaîne par de hauts cols situés vers 4.800-5.000 m d’altitude.
14 Hautes, continues, massives, le plus souvent arides, et pourtant compartimentées par
vallées et bassins ou se concentre la puissance végétale dès qu’affleure l’eau des
précipitations, infiltrée et stockée, les Andes péruviennes se présentent donc à la fois
comme une barrière et comme un réservoir et un refuge. Barrières elles sont, non
seulement en imposant à la vie de circulation le passage par de très hauts cols situés sur
la ligne de partage des eaux entre le versant atlantique et le versant pacifique, mais
également en bloquant, directement ou indirectement, l’arrivée des effluves humides de
l’Amazonie et de l’océan sur le littoral pacifique qui, de ce fait, est anormalement
désertique dans cette situation et sous ces latitudes. Refuge elles ont été pour les
nombreuses espèces végétales et animales qui, résistant aux variations climatiques
quaternaires marquées par la succession de périodes glaciaires et humides et de périodes
chaudes et sèches, ont trouvé dans les Andes leur unique terre d’élection à la surface de la
planète ; pour les hommes aussi qui, au hasard des migrations et des conflits de clans, ont
su domestiquer, à la fin du Paléolithique, ces ressources naturelles, se fixer au sol andin,
faire souche et transformer les Andes en l’un des plus originaux « Hauts pays » du monde.
Depuis lors, les Andes ont été jusqu’à nos jours un réservoir d’hommes. Elles sont aussi un
réservoir d’eau puisque d’elles divergent les torrents côtiers du versant pacifique et les
24
grandes rivières qui arrosent l’Amazonie péruvienne. Si l’on ajoute qu’une grande partie
du matériel géologique qui forme le sol et l’horizon supérieur du sous-sol de la côte
pacifique comme du bassin amazonien lui a été arrachée par l’érosion, on conçoit à quel
point les deux autres régions — la selva et la costa — dépendent de la Cordillère des Andes
et combien celle-ci mérite en effet d’être qualifiée « d’épine dorsale » du Pérou.
fines, sables et limons, sont peu altérées. Les grèves et les plus basses terrasses des
méandres sont, soit exemptes d’arbres, soit souvent défrichées. Sur certaines croupes
gréseuses, comme celles du massif du Pajonal, des taches de savane éclaircissent la forêt,
sans qu’on puisse savoir si leur origine est édaphique ou liée à l’action humaine. La forêt
est formée de très grands arbres hauts de 30 m dont les frondaisons en coupole dominent
un étage intermédiaire de palmiers et de fougères. Quand il tombe moins de 2.000 mm de
pluie — souvent dans les parties topographiques les plus basses, en « Selva Baja » — les
arbres perdent leurs feuilles en saison sèche. Dans les régions de marécages poussent des
bouquets de palmiers.
19 Cette couverture végétale, vue d’avion, masque plus qu’elle ne révèle la structure du
relief. Il est vrai que celle-ci est tout en détails dès qu’on s’éloigne du piémont andin.
L’Amazonie péruvienne est en effet un vaste bassin sédimentaire qui sépare les Andes du
« bouclier » brésilien. Ce bassin est rempli, sur plusieurs kilomètres d’épaisseur, de
couches mésozoïques et tertiaires d’origine détritique et continentale, ployées en cuvette
à la fin du tertiaire, probablement en relation avec la surrection andine. Des mouvements
tectoniques récents ou actuels ont repris et plissé certains matériaux d’épandage
arrachés aux Andes. Au cours du Quaternaire, les rivières descendues de la Cordillère ont
emboîté leur cours dans une série d’au moins trois terrasses alluviales, probablement
liées aux phases de glaciation andine. Dans ce matériel encore instable, les fleuves coulent
dans de vastes plaines d’inondation, décrivant des méandres qui se recoupent sans cesse
en érodant latéralement leurs rives, provoquant l’effondrement de pans de terrasses et
causant des dommages aux installations humaines de clairières, généralement situées
près de l’eau par où se fait l’essentiel de la circulation.
20 La « Costa » offre le paradoxe d’être, du moins dans sa partie la plus basse, sur le littoral
même du Pacifique, à la fois nébuleuse et désertique. Plus généralement, c’est ce climat
désertique, plus que sa situation de piémont occidental des Andes, qui fait son unité, non
ses 2.200 km de longueur.
21 La haute barrière andine, en perturbant les courants des hautes couches de l’atmosphère
qui se produisent aux basses latitudes, font de la côte péruvienne une zone de subsidence
atmosphérique. Toute la côte pacifique se trouve ainsi sous la dépendance d’une grande
cellule anticyclonale qui suit dans ses balancements saisonniers le mouvement apparent
du soleil. Les vents qui en proviennent abordent ce littoral orienté parallèlement à la
Cordillère sud-est - nord-ouest sous un très faible angle d’incidence.
22 Cependant les alizés ainsi orientés provoquent la dérive des eaux superficielles du
Pacifique, barrées par le continent sud-américain, du sud vers le nord. Par suite de la
force de Coriolis, ces masses d’eau sont déviées légèrement à gauche des vents dominants.
Cette dérive vers le large, ou « courant de Humboldt », est compensée le long de la côte
péruvienne par la remontée des eaux de profondeur, plus fraîches, de 3 à 8 degrés aux
températures habituelles des eaux sous ces latitudes. Ces deux phénomènes corrélatifs —
présence d’un anticyclone, remontée des eaux froides sous l’effet du courant de Humboldt
— expliquent le climat désertique de la « Costa » et la présence d’un brouillard littoral
condensé par les eaux froides. Si l’on ajoute qu’en altitude, pendant une grande partie de
l’année, une inversion thermique se produit entre 600 et 800 m, recouvrant le littoral
d’une couche étale de stratus de mai à novembre en empêchant la convection de l’air
humide émané des eaux froides, on comprend l’extrême originalité climatique du littoral
péruvien où, sous des latitudes tropicales, s’ébattent phoques, pingouins et cétacés de
mers généralement beaucoup plus australes.
26
23 De janvier à avril l’anticyclone s’éloigne de la côte, les vents faiblissent, le courant d’eau
se ralentit. Le littoral est alors enfin chaud et ensoleillé. Très exceptionnellement des
masses d’air humide venant de l’Amazonie, franchissant les Andes ou longeant la côte du
nord vers le sud, provoquent des pluies brèves et très violentes. Sur la côte nord des
averses liées à l’hivernage andin s’abattent au pied de la montagne, rechargeant la nappe
phréatique et transformant le désert en steppe arbustive à caroubiers et acacias, en sahel.
Au contraire, sur la côte sud, le désert atteint jusqu’à la haute montagne. A Lima la
température moyenne est de 18 degrés, inférieure de 5 à 7 degrés à la normale sous ces
latitudes. Il y fait 15 degrés en août, et 25 degrés en février. La teneur moyenne en
humidité est forte, atteignant 88 %. Le matin et le soir, quand baisse la température, l’air,
souvent saturé, laisse tomber un fin crachin, la garua, qui mouille les rues et les
pluviomètres, mais ne les remplit pas. Sur certaines croupes du désert, ces brouillards
permettent à des épiphytes, les tillandsias, de vivre sans autres ressources ; ou bien en se
condensant, autorisent la croissance de lomas, formations végétales, filles du désert et du
brouillard. Mais vers l’intérieur, au-dessus de 600 m d’altitude, les brouillards
s’effilochent et se dissipent et le désert est ensoleillé et chaud durant toute l’année.
24 Palier de transition entre la flexure du flanc occidental des Andes et la flexure sous-
marine raccordant le rebord du plateau continental aux grandes fosses océaniques — au
large d’Ancon, près de Lima, elles atteignent —6.160 m — la Costa est dans l’ensemble très
étroite, bien que de structure complexe. Au sud de Pisco et jusqu’au Chili, un bourrelet
côtier, formé de roches métamorphiques, sédimentaires ou volcaniques d’âge primaire et
secondaire, isole de l’océan une longue dépression longitudinale subsidente remplie de
matériel détritique tertiaire et quaternaire. Le tout se raccorde en glacis au pied des
Andes et, sauf dans les oasis, est extrêmement désertique. La côte centrale, de Chiclayo à
Paracas, voit disparaître le bourrelet littoral et, souvent secouée par les séismes, est tour
à tour ployée, fracturée, fissurée, broyée par la tectonique. Des reliefs aux versants nus,
gris ou rougeâtres, sont ennoyés par les épandages violents qui sont descendus des Andes
au cours du Quaternaire. Sur la côte nord, en avant de cette structure du piémont andin,
la Costa s’élargit du bassin tertiaire du désert du Sechura encadré de petits massifs
anciens, les Illescas et les Amotapes, granitiques ou schisteux.
25 Dans l’ensemble la structure fragmentée et heurtée de la côte péruvienne est largement
ennoyée par des épandages de cailloutis descendus des Andes pendant les périodes
humides du Quaternaire et qui se raccordent en glacis au pied de la montagne. Dans ce
matériel, une cinquantaine de torrents côtiers, alimentés entre 3.000 et 5.000 m par les
pluies de l’hivernage andin, ont construit leurs terrasses alluviales, leurs deltas et fixé les
oasis de ce désert.
26 Ces vigoureux contrastes morpho-climatiques entre les trois grandes zones naturelles du
Pérou ne sont pas les seuls. Nous en retrouvons d’aussi accusés au niveau des conditions
de formation des sols entre la Costa et la Sierra, arides ; et la Selva où l’eau et la végétation
sont au contraire trop abondantes. Curieusement, ces excès inverses aboutissent à créer
de semblables difficultés pour l’utilisation des sols.
27
a) L’ARIDITE
29 Encore faut-il, même dans ces cas exceptionnels, que l’affleurement de l’eau se fasse
véritablement dans des conditions optimales. Trop profonde, la nappe phréatique ne
parvient pas à vitaliser le sol. Mal distribuée, elle se charge de sels minéraux qui
remontent à la surface par percolation et stérilisent la terre en la recouvrant de dépôts
salins gris ou blanchâtres. Trop abondante et superficielle enfin, elle en noie les basses
terrasses cultivables, les transformant en régions marécageuses ou mal drainées — les
puquios — trop d’eau les rendant paradoxalement impropres à la culture en plein milieu
de la steppe ou du désert.
28
30 Les conséquences de l’excès d’eau prennent une autre forme dans la région de la selva.
Sauf dans les parties topographiquement les plus déprimées ou à l’abri des vents
humides, les précipitations dépassent ici 2.000 mm par an. Les rivières et les fleuves
charrient d’énormes quantités d’eau descendues des Andes ou collectées sur place
pendant la période des pluies qui se distribue plus ou moins tout le long de l’année. Dans
ces conditions, les sols ennoyés ou amphibies, impropres à l’activité agricole, sont
nombreux, surtout dans les parties mal drainées, basses plaines ou croupes gréseuses.
D’où cette multiplication en selva de lacs, lagunes, marécages, bras morts de méandres
recoupés, marigos témoins de la crue des fleuves dans les plaines inondables. Partout
ailleurs où le drainage est assuré, l’épaisseur et la densité de la couverture végétale,
rendues possibles par la chaleur et les pluies, assurent à la selva cette moiteur si
caractéristique où la profusion végétale naturelle est un obstacle à l’activité agricole et
humaine. Seuls les défrichements plus ou moins continus des fronts pionniers au pied des
Andes, dans la ceja de montana, région des hautes collines de piémont, entre 800 et 1.500 m
d’altitude, et les clairières conquises sur la Selva baja à la scie mécanique ou au machete
par les colons ou par les tribus indiennes de la forêt permettent les établissements
agricoles sédentaires ou semi-nomades. Largement défriché, le milieu n’est plus hostile à
l’agriculture, mais des risques d’usure des sols par lessivage ou érosion peuvent alors
apparaître, surtout sur les pentes, faute d’une protection végétale suffisante et à cause de
l’importance du ruissellement et des infiltrations. Immense, vide d’hommes, marginale de
tout temps par rapport aux régions peuplées du Pérou, la selva est inculte à 98 % (cf.
tableau p. 62), bien que ses ressources potentielles soient illimitées. Quelques clairières
entourant un village ou une ville établie au détour d’un fleuve, quelques zones plus
continues de pâturages et cultures sur la moyenne vallée du Huallaga ou en ceja de
montana forment toute la surface cultivable actuelle de la selva et couvrent moins de 1,5 %
du total (cf. tableau p. 62).
a) LA PENTE
31 La pente est un problème majeur pour l’agriculture dans un milieu naturel dominé par la
topographie andine. En sierra, les champs cultivés sur des versants dont les pentes
atteignent ou dépassent 30 % ne sont pas rares. Si l’on conçoit que ce ne soit pas un
obstacle pour le travail de la terre à la chaquitak’lla (houe d’origine pré-incaïque) on
soupçonne à quel point ce facteur naturel peut nuire à la mécanisation nécessaire au
progrès d’une agriculture moderne. Or, le profil rectiligne ou convexo-concave de la
plupart des versants andins et sub-andins multiplie les pentes supérieures à 30 ou 40 %,
formant un sérieux obstacle non seulement au travail agricole — même manuel — mais
également à la mobilisation et au transport des récoltes — même effectués avec le secours
de la seule force animale traditionnelle. De plus, les sols en pente, surtout dans les régions
arrosées de la ceja de montaña, où ils sont mis en culture après destruction de leur
naturelle couverture végétale par le desmonte (défrichement par brûlis), risquent d’être
ravinés, emportés par paquets boueux lors des glissements de terrain, lessivés par
l’infiltration et le ruissellement des eaux de pluie. Plus en hauteur, dans les régions plus
sèches, ou bien sur la côte, une pente trop forte interdit la prolongation artificielle par
irrigation de la saison agricole utile au-delà de la fin de la saison des pluies 6. Nous verrons
comment, sous la forme de l’aménagement des versants en andenes — terrasses
29
artificielles, irriguées ou non — les diverses civilisations andines ont inventé leur solution
au problème de la pente et pourquoi, à l’étape historique actuelle, elle correspond
difficilement aux données technologiques nouvelles.
b) L’ALTITUDE
32 Bien qu’il soit incertain de l’évaluer avec exactitude, on peut estimer qu’au cours du XIXe
siècle, plus de 75 % de la population péruvienne vivent dans la sierra ; encore 62,5 % en
1940 et plus de 50 % en 1967. Les limites de l’œkoumène se placent haut dans ces
montagnes tropicales. Des centaines de milliers de familles paysannes vivent de
l’agriculture et de l’élevage entre 3.800 et 4.000 m d’altitude. Des bergers gardent des
troupeaux à 4.500 m, et les mines, souvent situées sur des filons minéraux intrusifs
localisés le long de fractures d’altitude, attirent parfois fort haut les mineurs indiens
d’origine rurale. Cerro de Pasco, ville minière de 20.000 habitants, est située à 4.300 m, et
certains puits de mine s’ouvrent à flanc de versant au-dessus de 5.000 m. L’adaptation des
plantes, des animaux et des hommes à la haute altitude est donc un grave problème pour
l’agriculture dans les Andes.
33 Pour certaines espèces vivantes, sélectionnées au cours du Quaternaire, dans les
conditions de l’isolement continental américain et des variations climatiques, l’altitude et
son climat particulier ont servi de refuges et, en retour, elles s’y sont parfaitement
adaptées. C’est le cas, par exemple, de plantes comme la quinoa (céréale andine d’altitude)
ou la pomme de terre, qui y ont été domestiquées et, de là, se sont répandues sur le monde.
C’est le cas des auquénidés qu’on ne trouve que dans cette partie de la planète.
L’adaptation à l’altitude exige que les organismes fixent dans leur sang l’oxygène raréfié
de l’air. On sait que le lama a des hématies d’une grande dimension et que l’homme andin
a une capacité thoracique et un muscle cardiaque développés très au-dessus de la
moyenne. Parfois cette adaptation, très poussée, crée des problèmes d’acclimatation aux
autres milieux naturels. C’est ainsi que les paysans AYMARAS du Pérou et de Bolivie,
depuis très longtemps adaptés à la vie au-dessus de 3.000-4.000 m, ont un organisme qui
ne secrète plus d’anti-corps à certains virus tropicaux lorsqu’ils descendent dans les
basses terres chaudes7.
30
34 Mais ces problèmes d’acclimatation se posent surtout dans l’autre sens, pour adapter aux
Andes hommes et animaux venus d’autres parties du monde. La montée en altitude
s’accompagne souvent de maux de tête et de vomissements : c’est le sorroche ou mal des
montagnes, et cela peut présenter quelques dangers pour des cardiaques. Mais, dans
l’ensemble, en respectant quelques précautions élémentaires, l’étranger s’adapte assez
bien à l’altitude andine. Les animaux aussi. Cependant, on note que certaines espèces
ovines ou bovines hautement sélectionnées en Europe ou en Argentine ont éprouvé des
difficultés dans les Andes. Certains individus sont morts au bout de quelques jours. Et des
brebis ou des vaches reproductrices sont restées stériles en altitude. Toutefois, des
animaux issus des mêmes élevages d’origine et des mêmes croisements ont parfaitement
réussi, dans la majorité des cas. L’altitude ne s’oppose donc pas aux migrations et aux
échanges entre les Andes et le reste du monde.
a) LE FRACTIONNEMENT
perpendiculairement au littoral et à la Cordillère. Ces oasis sont séparées les unes des
autres par 100 à 150 km de désert et, en leur amont, elles sont isolées du bassin de
réception des pluies situées entre 3.000 et 5.000 m, par la moyenne vallée du torrent,
taillée en gorge à cause de la proximité du niveau de base et, de ce fait, pratiquement
inutilisable pour l’agriculture, sauf, dans les meilleurs cas, un mince liseré de végétation
irriguée par une acequia dans les étroits bassins encaissés où, pour un moment, le torrent
s’évase. En selva, nous l’avons vu, la terre agricole est faite de clairières conquises par
défrichement sur la forêt, isolées et temporaires s’il s’agit d’agriculture primitive
itinérante, plus continues et permanentes sur les fronts pionniers. Mais dans ce cas aussi,
de l’une à l’autre, les distances et les obstacles sont souvent énormes, parfois
insurmontables — du moins jusqu’à la vulgarisation récente de l’avion comme moyen de
transport. En sierra, le lien entre le fractionnement du relief, la variété des micro-climats
et des sols et le fractionnement des zones cultivées est évident. Non seulement
cordillères, plateaux secs et gorges séparent vallées, versants et bassins cultivables, mais
ils en fractionnent la continuité interne en multipliant les accidents topographiques de
détail et les incidents micro-climatiques.
37 Sur la costa comme en sierra, en effet, à l’intérieur de chaque unité cultivable ainsi
individualisée, les sols sont fractionnés par le relief, l’hydrologie et le climat. Dans les
oasis de la côte, à l’état naturel, il y a souvent une opposition nette entre l’amont et l’aval
du delta, entre les hautes et les basses terrasses alluviales. Les unes, trop sèches, exigent
d’être irriguées pour produire ; les autres, marécageuses, d’être drainées au contraire. En
sierra, le même bassin, d’origine fluvio-lacustre par exemple, est couvert de prairies et de
bocage sur ses basses terrasses inondables, de petits champs céréaliers sur ses hautes
terrasses sèches ou irriguées. Dans une même vallée, à la même altitude, à quelques
centaines de mètres l’un de l’autre, un pied de versant exposé au soleil supporte de belles
cultures à condition d’être irrigué ; l’autre, au contraire, est en friche parce qu’à l’ombre
il n’échappe pas aux gelées matinales.
38 Dans ce fractionnement du milieu agricole, la VALLÉE apparaît donc comme l’unité
géographique fondamentale autour de laquelle s’organisent les ressources. Dans les zones
sèches, elle localise l’eau et fertilise les sols. Dans les zones tropicales humides, elle
permet la circulation des hommes et des produits entre les clairières qui s’égrènent en
chapelet très discontinu le long de ses bords. C’est pourquoi il est important d’évoquer les
problèmes d’étagement, végétal et hydraulique, que pose la vallée andine et subandine.
b) L’ETAGEMENT
39 Suivons une vallée andine de sa source à sa confluence. Prenons par exemple la plus
prestigieuse par son rôle historique, celle de l’Urubamba, quelquefois nommée par
référence aux nombreux vestiges archéologiques et monumentaux de son passé incaïque,
la « vallée des rois ». Elle commence au col de La Raya, à 4.318 m d’altitude. Le fleuve, qui
s’appelle encore le Vilcanota, coule d’abord dans la puna où paissent des lamas. Puis il
s’enfonce et s’étale dans un premier bassin cultivé, celui de Sicuani, à 3.548 m. C’est le
domaine des cultures vivrières tempérées, des petits champs irréguliers entourés de
murettes de pierres sèches ou d’eucalyptus, où poussent pomme de terre, orge et luzerne.
Cet étage agricole se prolonge à peu près jusque vers Urcos, situé à 3.149 m, et comprend
également des bassins affluents comme celui de Cuzco. Plus bas, le fleuve prend son nom
définitif et arrose une série de bassins fertiles et tempérés, mais déjà plus chauds où, en
plus de l’orge et du blé, vient à maturité un magnifique maïs à gros grains dont la qualité
32
est unique au monde. Cet étage se termine vers Ollantay-tambo, à 2.000 m d’altitude. Il
était le cœur historique de l’empire incaïque. Sur ses bords, les vestiges pré-colombiens
abondent : forteresses de Pisac et Ollantaytambo ; andenes et piles de ponts suspendus en
aval d’Urubamba ; ficus aux troncs gigantesques plantés du temps des Incas sur les
actuelles places principales des villages. Puis le fleuve s’encaisse en gorges profondes
suivies difficilement par le chemin de fer du Cuzco à Santa Ana. Sur le pédoncule d’un
méandre profondément encaissé, dominant des versants abrupts couverts d’une
végétation déjà tropicale, la forteresse incaïque de Machu Picchu contrôle l’ancienne
route pavée qui, en suivant la ligne des crêtes, menait du Cuzco à la forêt tropicale, en
contrebas. Quand l’Urubamba ralentit son cours dans une plus large vallée alluviale, la
vallée de la Convención, c’est à 950 m d’altitude seulement, au niveau des cultures
tropicales : café — planté sur les versants défrichés par le feu —, cacao, coca. Plus bas
encore, élargi par l’apport de ses affluents, le fleuve s’étale dans la selva baja, parcourue il
y a soixante ans par les collecteurs de caoutchouc, et se jette dans l’Ucayali.
40 Cet exemple-type d’une vallée andine montre bien l’étagement longitudinal des divers
bassins cultivés et des divers étages écologiques. Sur ses 500 à 600 km de cours,
l’Urubamba, comme l’Apurimac, comme le haut Huallaga et tant d’autres rivières
descendant des Andes vers l’Amazonie, traverse les principales zones de culture étagées
depuis la puna, sise au-dessus de 4.000 m, jusqu’à la forêt située au-dessous de 500 m. Sur
le versant Pacifique, le même étagement se retrouve, mais beaucoup plus resserré à cause
de la brusquerie du dénivellement entre les hauteurs couvertes de pâturages naturels, la
zone tempérée située au-dessus de 3.000 m et les cultures tropicales des oasis côtières.
Aussi, les civilisations andines ont-elles distingué de tout temps les trois principaux
étages écologiques des Andes et de leurs deux piémonts. La langue quechua désigne du
nom de yunga l’étage des basses terres chaudes et des cultures tropicales ; quechua l’étage
des vallées tempérées sises entre 2.800 et 3.800 m d’altitude et qui, comme son nom
l’indique, fut le berceau de la population qui servit d’assise à l’empire de l’Inca ; puna
l’étage des pâturages des hautes steppes, au-dessus de 4.000 m.
41 Sur le versant pacifique, le problème de l’étagement des ressources, dans la mesure où la
richesse agricole essentielle se trouve dans les oasis littorales, autant qu’un problème de
répartition des zones agricoles, est un problème d’étagement hydraulique. L’eau
nécessaire à la vie des oasis tombe dans les bassins de réception des torrents côtiers entre
3.000 et 5.000 m d’altitude. Mais la plus grande partie s’écoule vers l’Amazonie et
l’Atlantique, ce qui exige des irrigateurs modernes, le captage artificiel de sources
d’altitude en faveur du versant Pacifique. Parvenue dans le piémont, l’eau des torrents
alimente la nappe phréatique des basses vallées et deltas irrigables. Comme l’essentiel de
cette irrigation se fait encore par gravité, il se pose là de délicats problèmes de captage et
de répartition des eaux en amont pour alimenter les parties situées plus bas sur le cône
alluvial. Parfois, de gigantesques œuvres d’art, vieilles parfois de dix ou quinze siècles,
ont été nécessaires pour pallier les déficiences hydrauliques d’une oasis très peuplée en
allant capter latéralement, à des dizaines de kilomètres à travers le désert, l’eau d’une
autre vallée mieux arrosée. Enfin, selon qu’elle accède aux ressources hydrauliques
situées en amont du delta, une exploitation agricole de la côte a plus ou moins de facilités
pour irriguer son territoire et le mettre en valeur. Ce fait, d’origine géographique, pèse
très lourd, comme nous le verrons, dans l’histoire des conflits agraires de la costa.
33
42 Cet étagement longitudinal des diverses zones naturelles le long de la vallée a son
importance du point de vue de la vie de relation dans les Andes et leurs piémonts.
Toutefois, à cause de la difficulté de suivre le fond des vallées coupées par les gorges et les
rapides qui raccordent les divers bassins les uns aux autres, c’est surtout à fleur de
versant ou par les crêtes que s’effectue traditionnellement la circulation andine. C’était
vrai du temps des Incas qui avaient établi leurs routes pavées sur les crêtes ou le long des
hauts versants. C’est vrai, encore de nos jours, pour les caravanes de mules, de lamas ou
de porteurs qui remontent la coca, le café, les fruits des basses terres chaudes, ou qui
descendent les pommes de terre et la viande séchée — le chuno, le charqui, la chalona —
nécessaires à l’alimentation des colons émigrés des Andes vers les terres tropicales. Ceci,
joint au fait que la circulation longitudinale aux vallées doit se faire sur d’assez longues
distances, explique que la mobilisation des ressources complémentaires des divers étages
écologiques se soit faite davantage transversalement aux vallées. Transversalement en
effet, sur quelques kilomètres, au maximum sur quelques lieues, se superposent les
ressources du fond de la vallée et des bas de versants — tropicales ou tempérées — les
cultures temporaires des hauts versants et les pâturages d’altitude situés sur les
épaulements et les interfluves. Il faut donc préciser sur ce point : le centre de l’unité
régionale agricole typique des Andes et de leurs piémonts est moins la vallée tout entière
(comme dans les Alpes européennes par exemple) que la section de vallée prise au sein
d’un des étages de culture, tropical, tempéré chaud, tempéré froid. Autour de ce noyau,
34
composé d’un ou plusieurs bassins communiquant entre eux et généralement dominé par
un centre « urbain » — centre culturel pré-incaïque, petite ville ou bourg à fonction
administrative, incaïque puis espagnol — s’organise un « pays » qui englobe les ressources
plus lâches étagées sur les versants et les plateaux situés dans la mouvance hydrologique
de ces bassins. Puis, au fur et à mesure qu’on s’éloigne du noyau intensément cultivé et
peuplé, les ressources se raréfient, se fractionnent ou disparaissent pour laisser la place
au désert, à la roche nue, à l’aridité ou, dans la selva, à la forêt dense. Le Pérou se présente
donc comme un archipel d’îles agricoles disséminées dans une mer de forêt ou d’aridité,
où les « îles » occupent 2 % du territoire, les franges pastorales 20 % et la « mer » des
terres incultes 78 % (cf. tableau p. 62). Une carte de la distribution des terres cultivées
(carte n° 1) comme de la population (carte n° 2) montre parfaitement cette disposition en
archipel. Doit-on s’étonner, dans des conditions géographiques aussi originales et aussi
contraignantes, que les ethnologues et anthropologues andinistes parlent, concernant les
formes traditionnelles de la vie andine et subandine, de mobilisation « polynésienne » des
ressources et de l’espace ?8 Encore faut-il expliquer pourquoi cette vie andine
traditionnelle ne s’est pas repliée exclusivement sur chacune de ces « îles ».
43 Car c’est un fait que ces « pays » que nous évoquions ci-dessus, axés sur une section de
vallée et associant les ressources de la culture sèche ou irriguée aux produits de l’élevage
extensif, pourraient, à la limite, se suffire à eux-mêmes et justifier cette réputation de vie
autarcique faite à bon nombre de provinces-vallées du Pérou par des observateurs hâtifs.
D’autant que cette « autarcie » est réelle si l’on se fie exclusivement à des critères socio-
culturels européo-centristes et si l’on se contente, pour mesurer les échanges, de ce qui
est commercialement comptabilisable. Ainsi, dans le département du Cuzco, au moins
jusque vers 1940-1950, il est certain que les provinces-vallées de Paucar-tambo,
Quispichanchis, Chumbivilcas offraient toutes les caractéristiques apparentes, avec leur
folklore et leurs coutumes concernant la masse de la paysannerie indienne comme la vie
de leurs frustes hacendados résidents, de « pays » vivant en auto-subsistance. Pourtant,
même dans ces cas précis, l’économie « autarcique » produisait en suffisance un excédent
commercialisable pour donner lieu à une vieille spécialisation régionale — céréales de
Paucartambo et Quispicanchis, chevaux et bovins de Chumbivilcas — et exigeait un
courant continu d’échanges, certes sous forme de troc ou de rétribution en nature, pour
alimenter les populations en produits cultivés dans les basses terres chaudes : alcool de
canne, feuilles de coca.
44 Donc, même dans le cas des « pays » aux ressources agricoles naturellement les plus
variées — vallées tempérées de la zone quechua des Andes — existe la nécessité de
mobiliser les ressources complémentaires d’autres zones, pourtant éloignées. A plus forte
raison pour les provinces isolées par la distance, par le relief, par le climat, dans des zones
dont les conditions écologiques sont beaucoup plus contraignantes et raréfient les
possibilités locales. C’est le cas, en particulier, des populations pastorales qui, depuis des
millénaires peut-être, sont liées à l’élevage de puna sur les hauts plateaux situés entre
3.800 et 4.500 m d’altitude, là où toute agriculture — même de quinoa ou de pommes de
terre — devient aléatoire. Dans de telles conditions, l’accès aux ressources
complémentaires des autres zones agricoles du pays — cultures vivrières des vallées
tempérées ; sel, alcool et coca des zones chaudes — est une question vitale que chaque
groupe rural andin a résolue dans le passé, et souvent continue de résoudre aujourd’hui,
35
soit en recourant à l’échange — monétaire ou non — dont le contrôle est aux mains
d’intermédiaires spécialisés — muletiers, colporteurs... — soit, le plus souvent, en
s’assurant par des systèmes d’alliance et de parenté jouant à des centaines de kilomètres
de distance, l’accès gratuit aux ressources complémentaires des îles agricoles d’autres
zones écologiques. C’est par ce biais qu’en 1964 les pasteurs de Paratia, dans le
département de Puno, se procuraient oranges, coca, maïs dans les vallées tropicales
boliviennes de Camacho ; blé, orge, maïs et sucre dans les oasis côtières du département
de Moquegua ; en échange de la viande séchée, des ponchos, de la laine, des cuirs et du
saindoux qu’ils avaient produits puis transportés pendant des jours à dos de mules ou de
lamas jusqu’au domicile de leurs « cousins » et « compères » habitant ces provinces 9. C’est
par ce biais qu’en 1567 les caciques du royaume de Lupacas — situé sur les punas
dominant l’ouest du lac Titicaca — procuraient à leurs sujets les denrées agricoles
produites par les lointaines terres de culture contrôlées par ces pasteurs dans les oasis de
la côte, dans les clairières défrichées de la ceja de montaña, située parfois à plusieurs
dizaines de journées de marche et cultivées pour eux par des communautés rurales
dépendantes ou asservies10. Parce que le milieu naturel péruvien est fractionné en îles
agricoles éloignées les unes des autres et réparties dans des zones aux ressources
complémentaires, la mobilisation à longue distance des produits de ces diverses zones —
l’organisation « polynésienne » de l’espace andin par les divers groupes ruraux
sédentaires — est une nécessité dictée par les conditions géographiques elles-mêmes.
C’est pourquoi, sous diverses formes, on la retrouve comme un trait structurel permanent
aux divers moments de l’histoire andine.
48 Parvenus à ce point, une question se pose à nous : par ses contrastes entre montagnes et
plaines, cimes et vallées, excès de végétation et aridité désertique qui raréfient et
fractionnent à l’extrême les sols cultivables, le Pérou agricole est-il riche ou pauvre ?
49 Constatant cette rareté des sols cultivables — à peine 2 % du territoire, rappelons-le — et
l’immensité des terres totalement incultes — plus de 78 % —, constatant les obstacles
naturels opposés à la mobilisation et à la circulation de ressources agricoles par le relief,
le climat, l’hydrologie, la végétation et la distance, beaucoup, Péruviens et étrangers, ont
donné une réponse pessimiste. Pourtant, de nombreuses fois dans son histoire millénaire,
lorsque toute autre ressource était stagnante ou ruinée, c’est l’agriculture qui a donné au
Pérou les bases de sa prospérité et permis de nourrir ses populations. Ce fut vrai, avant
l’arrivée des Européens, pour les différents empires autochtones qui se partagèrent la
préhistoire et l’espace péruviens. Ce fut vrai, au XVIIe siècle, lorsque le commerce avec
l’Espagne et l’activité minière se rétractant, les capitaux créoles s’investirent dans la terre
et l’artisanat rural. Ce fut vrai par deux fois au cours du XIXe siècle lorsque, après les
guerres de l’Indépendance et du Pacifique, il fallut construire ou reconstruire l’économie
exsangue du Pérou indépendant. Si le Pérou agricole avait été si pauvre, comment cela
aurait-il été possible ? D’emblée, nous pressentons donc que la réponse à la question, plus
que géographique, pourrait bien être historique : tout a dépendu de la manière dont les
hommes ont su interpréter et aménager les conditions naturelles que nous venons
d’examiner.
50 Ainsi, en 1862, en pleine période de prospérité financière liée à l’exportation du guano
péruvien vers l’Europe, à un moment où l’élite scientiste et positiviste du jeune
capitalisme péruvien ne pense qu’à attirer les capitaux étrangers et nationaux pour les
investir dans un vaste programme d’équipement du pays en ports, routes et chemins de
fer, il ne fait aucun doute pour le futur président civiliste du Pérou, Manuel Pardo, que le
pays est riche en hommes, en mines, mais aussi en produits agricoles qui ne demandent
qu’à être débloqués de leur autarcie locale pour envahir le marché national naissant,
voire le marché international. Ce credo optimiste, qui est celui de toute sa génération et
qui, pour la première fois dans l’histoire du Pérou indépendant, donnera à la jeune
bourgeoisie financière péruvienne l’audace nécessaire pour renvoyer les caudillos
militaires à leurs casernes, c’est tout le sens de sa fameuse étude sur la province de Jauja,
sise pourtant dans une zone d’accès particulièrement difficile des Andes centrales 13.
51 Un siècle plus tard, au contraire, la bourgeoisie financière et foncière péruvienne,
constituée en groupe de pression autour de la « Société Nationale Agraire », multiplie ses
cris d’alarme au terme d’un demi-siècle fertile en crises, économiques et agraires. La
vision officielle et officieuse de l’espace péruvien, particulièrement de son espace
agricole, est passée de l’optimisme au pessimisme. Dans ses livres et articles publiés dans
« La Vida Agricola », organe de la Sociedad Nacional Agraria, Oswaldo Gonzalez Tafur
dénonce les carences de l’agriculture péruvienne en matière de production de denrées
alimentaires dont le poste augmente sans cesse dans le chiffre annuel des importations du
Pérou14. Sans se prononcer tout à fait explicitement, il en rend responsable la nature
péruvienne, trop pauvre, hostile à l’activité agricole. Dans les conversations des salons de
l’oligarchie terrienne, dans les discussions avec les étrangers, il est alors de bon ton
38
57 Il y a seulement des difficultés, très réelles mais non insurmontables, que la géographie
très originale du Pérou oppose aux entreprises des hommes. Comment ceux-ci, en
aménageant cet espace difficile, au cours de quatre millénaires et quatre siècles, ont su
créer les agricultures et les agriculteurs du Pérou contemporain ? C’est ce que nous allons
analyser maintenant.
(d’après Ministerio de Agricultura — Estadística agraria 1964 — Lima 1965, 440 p.)
58 Le Pérou est une des plus vieilles terres humanisées et civilisées de l’Amérique. Les
gisements humains les plus anciens découverts par l’archéologie y remontent à plus de
10.000 ans. Les traces des débuts d’occupation sédentaire du sol et de l’agriculture y
remontent à plus de 4.000 ans. Pourtant, faute de témoignages écrits utilisables dans
l’état actuel de nos connaissances, l’histoire proprement dite du Pérou ne commence
qu’avec l’arrivée des Espagnols, en 1532 après J.-C. Par la force des choses, mais contre
toute justice, ce sont donc les quatre derniers siècles et demi de la longue évolution
humaine du Pérou que l’historiographie classique a dû privilégier. Nous mesurons là à
quel point il est impossible d’écrire la véritable histoire des peuples andins si l’on ne sort
d’une problématique historique traditionnelle, européo-centriste. C’est donc une
exigence, méthodologique et de principe, si nous voulons entrevoir ce que furent la
préhistoire et la proto-histoire des civilisations rurales péruviennes, de rendre compte
des connaissances fournies par l’ethnologie et l’archéologie en ce qui concerne l’évolution
des établissements ruraux et des institutions rurales, mais aussi par l’archéologie et
l’hématologie par exemple, qui nous renseignent, en étudiant la propagation des hybrides
des plantes cultivées et domestiquées par tel groupe ethnique ou les traces des anciens
groupes sanguins dans le sang des populations actuelles, sur ce que furent les migrations,
les contacts et les conflits, les métissages enfin qui se sont produits au sein des anciennes
populations andines et subandines.
40
62 Aussi, les premiers gisements humains découverts par les archéologues dans les Andes
sont-ils des établissements de chasseurs paléolithiques. Cardich, à Lauricocha, près des
sources du Marañon, à 4.200 m d’altitude, a découvert dans un abri sous roche des
témoignages de la présence de chasseurs de cervidés qui dateraient d’une dizaine de
millénaires. Des gisements semblables ont été trouvés dans le sud, à ïoquepala, et en
lisière de l’altiplano péruano-bolivien.
63 Plus tard, environ 6.000 ans avant J.-C, le climat continuant de se réchauffer et de se
dessécher progressivement, on trouve à Lauricocha, au-dessus du premier horizon habité,
des couches renfermant des os de « guanacos » (lamas sauvages) associés à des outils d’os
et de pierre taillée plus élaborés. Vers le même moment, sur la côte — où le climat
41
65 Lentement, mais inexorablement, les ressources naturelles dont les premiers hommes
péruviens vivaient en prédateurs, se rétractent. Les zones humides de la côte se raréfient
cependant que, proportionnellement à la surface et aux ressources, la population
s’accroît. La sierra à son tour commence d’être atteinte par l’aridité. Le climat, en effet, y
est de plus en plus dominé par une longue saison sèche, par une plus courte et moins
abondante saison humide. Les glaciers se réfugient en altitude, et avec eux la végétation
et la faune périglaciaire qui doivent s’adapter définitivement aux zones-refuges
d’altitude. Le débit des rivières diminue, surtout celles descendant vers le Pacifique. Les
pluies sur le versant occidental des Andes, déjà aléatoires, disparaissent quasi totalement.
En altitude, les zones arides et semi-arides s’étendent. Les beaux pâturages et les forêts
qui soutenaient l’existence de cervidés et d’auquénidés sauvages dont vivaient les
chasseurs font place à des steppes rares et sèches pendant une partie de l’année. La costa
comme la sierra prennent leur physionomie climatique définitive, telle que nous la
connaissons encore aujourd’hui, dominée par la sécheresse. La végétation dense se
réfugie dans quelques « îles » : deltas humides ou ennoyés de la côte, fonds de vallées et
42
bassins des Andes. Seules la selva et la ceja de montana continuent d’offrir leurs éternelles
ressources végétales. Peut-être est-ce de cette époque qu’il faut faire dater les débuts de
certains restes archéologiques particulièrement impressionnants, mais encore mal
étudiés, localisés en ceja de montana. Les villages ou villes-refuges de Cuelap et de Pajaten,
sur les confins nord de la selva et des Andes, dont les ruines impressionnantes témoignent
d’une existence millénaire, sont peut-être à l’origine des fondations décidées par des
populations fuyant l’ingratitude des nouvelles conditions de vie sur la côte et dans les
Andes ? Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : le dessèchement inexorable du climat,
corrélatif de la dernière période postglaciaire qui dure encore de nos jours, rompant
l’équilibre entre l’homme et le milieu naturel, raréfiant les zones utiles de la costa et de la
sierra, oblige une population de chasseurs nomades dans les Andes, de collecteurs et de
pêcheurs sur la côte pacifique et sur les contreforts amazoniens de la sierra à commencer
de se sédentariser et à trouver le complément d’une nourriture devenue difficile dans un
début d’activité agricole. De cette époque datent, dans l’ère andine, les premiers vestiges
systématiques de plantes cultivées qui voisinent dans les gisements avec les instruments
lithiques des chasseurs de facture plus ancienne, les ossements calcinés d’un gibier
devenu plus rare et les ultimes représentations pétroglyphiques d’une faune andine
autrefois abondante, aujourd’hui rare ou disparue. Cette difficile lutte qui commence
pour survivre dans des aires réduites, aux ressources restreintes, marquant le passage
d’une économie nomade de collecte à un commencement de ruralisation, de
sédentarisation, fonde le début de l’histoire agricole péruvienne proprement dite.
66 Ainsi commence une longue « période intermédiaire » — c’est ainsi que l’appellent
certains archéologues — qui se termine avec la « révolution » néolithique. Déjà, nous
l’avons vu, 6.000 ans avant J.-C, on commençait de récolter courges et tomates, poussées
spontanément ou plantées, dans les terrasses inondables des deltas côtiers. Un peu plus
tard, le coton apparaît à son tour, mais il faut attendre le IIIe millénaire avant J.-C. pour
trouver des tissus de coton. Entre le IV e et le III e millénaire, une population
dolichocéphale d’agriculteurs introduit sur la côte péruvienne une plante typique de la
diète amérindienne, le haricot, qui va fournir la base de l’alimentation pour plusieurs
millénaires. Dans les Andes, un nouveau produit cultivé commence de compter : le maïs.
A Kotosh (près de Huanuco) des archéologues japonais en ont trouvé des restes
correspondant à cette période.
67 Ces inventions agricoles coïncident avec de graves changements dans les modes de vie et
les rapports des groupes humains avec le milieu. Sur la côte, les sites des lomas se
dessèchent, sans doute par suite d’un réchauffement des eaux littorales et de la
disparition des brouillards. Les sites de prédateurs des lomas sont donc abandonnés. Par
contre, entre 1500 et 1400 avant J.-C, les pluies augmentent provisoirement dans les
Andes, enrichissant les ressources hydrauliques et agricoles des oasis situées à leur pied.
Quand cette tendance s’affirme jusqu’aux excès d’une pluviosité torrentielle dont les
dépôts de piémonts corrélatifs sont notables dans la morphologie actuelle de la costa,
certains sites d’oasis doivent être abandonnés. A cause de cela, ou bien à cause
d’épidémies corrélatives, ou d’invasions nouvelles, l’ancienne population des cultivateurs
de haricots de la côte disparaît, remplacée quelque temps plus tard par de nouveaux
venus, paysans brachicéphales, plus petits.
43
68 Mais pendant toute cette période, sur la côte comme en sierra ou en ceja de montana, se
produit la sédentarisation par étapes des clans jusque-là nomades ou semi-nomades. Sur
les terrasses non inondables des basses vallées de la côte, on construit des agglomérations
dont les maisons au soubassement de pierre sont édifiées avec des murs d’adobe (briques
crues) et des toits de roseaux ou de nattes. Du moins est-ce ainsi que les gisements de rio
Seco, au nord de Lima, et de Paraiso, près de l’embouchure du Chillon, nous révèlent les
premiers établissements sédentaires du littoral. Dans les Andes, à Kotosh toujours, les
premières maisons de pierre coïncident avec les premières poteries, encore grossières. A
Cuelap, dans l’actuel département d’Amazonas, la « ville » se fixe derrière un immense
mur d’enceinte dans de grandes maisons de pierre circulaires qui abritaient sous un
même toit un clan entier divisé en familles extensives à qui revenait un secteur
déterminé de la maison. Donc, entre 1800 et 1400 avant J.-C, des familles gentilices
extensives, jusque-là semi-nomades, se fixent définitivement dans des maisons
construites en dur, souvent à demi-souterraines. De la période précédente, elles gardent
leur organisation classique. Mais, sous l’effet de la sédentarisation et de la ruralisation de
leur activité, elles commencent déjà de se subdiviser en noyaux plus restreints. En même
temps, les techniques des sédentaires font leur apparition : tissus de coton fabriqués à la
main, premières céramiques. Sous les maisons, on retrouve des squelettes enterrés en
position foetale qui indiquent un culte familial voué aux morts et aux ancêtres. Les
représentations artistiques, graphiques ou sculptées indiquent des croyances animistes et
totémiques liées à la structure encore gentilice de ces sociétés fixées depuis peu au sol.
71 Toutefois cette évolution n’affecte, au début, que les groupes humains les plus avancés,
les mieux capables d’assimiler les nouvelles techniques et les nouvelles conceptions de
l’homme et du monde. D’importants contrastes de développement apparaissent entre les
divers groupes, dus aux hasards des contacts et des conflits de culture ou aux contraintes
du milieu géographique. Là où le climat, aride ou subaride, exige la solidarité étroite du
groupe et son intelligence créatrice pour survivre dans un milieu naturellement difficile,
l’évolution est plus rapide parce qu’elle est souvent une question de vie ou de mort. Au
contraire, dans la zone très arrosée de la jungle amazonienne où faune et flore se
renouvellent spontanément au fil des ans, où l’épaisseur végétale et l’immensité
entravent les contacts, toutes les conditions d’une stagnation technique en deçà d’un
certain niveau — paléolithique — sont réunies au sein des groupes semi-nomades qui
peuvent survivre sans grande innovation et de manière monotone au travers de leurs
générations successives et démographiquement stagnantes.
72 De tels contrastes ont donc pour conséquence un véritable « décollage » — technique,
démographique, culturel — de certains groupes de communautés de l’aire andine qui se
détachent de leur milieu humain traditionnel et se convertissent en noyaux diffuseurs de
civilisation centrée, au départ, sur l’unité géographique de base de l’ancien Pérou : le
segment de vallée, interandine ou subandine, encastrée en altitude entre de hautes sierras
ou s’abaissant, oasis côtière ou vallée subtropicale, vers l’océan Pacifique ou les affluents
de l’Amazone. Ce compartimentement du milieu naturel ajouté aux limites d’extension et
de complexité imposées par un mode de production encore rudimentaire aux formations
sociales naissantes dérivées de la révolution néolithique andine, explique la diversité des
civilisations de l’ancien Pérou. Elles se distinguent entre elles par les coutumes, les
conceptions artistiques et religieuses, les mille et un détails d’origine locale qui opposent
entre elles des cultures nées d’un milieu naturel et humain fragmenté en une véritable
« polynésie » de vallées et d’oasis séparées les unes des autres parfois par d’énormes
distances. Mais en même temps ces coutumes, ces décorations, ces religions et
cosmogonies dérivent toutes d’un fond commun de comportements, de formes et de
46
73 Avec la révolution néolithique qui se produit entre le Xe et le Ve siècle av. J.-C. commence
donc une nouvelle période dans l’évolution historique des civilisations agricoles andines
et subandines. Au sens classique et strict du mot, nous sommes encore dans la préhistoire
du Pérou. Au regard du contexte historique américain et de l’évolution probable des
recherches ethno-historiques andinistes dans les prochaines décennies, nous sommes en
fait dans une période intermédiaire où les documents — légendaires, ethnologiques,
archéologiques — deviennent à ce point abondants qu’il n’est pas interdit de penser, pour
un proche avenir, qu’on arrivera à reconstituer avec précision le détail des faits de
civilisation et la chronologie des événements. A condition, bien entendu, d’abandonner
enfin une conception étroitement européocentriste de l’histoire qui veut que seuls les
documents écrits et déchiffrés comptent en guise de documentation. A condition, bien
entendu, d’accorder plus d’importance aux faits de civilisation, aux phénomènes de
masses — reconstituables même avec des documents non écrits — qu’aux faits et gestes et
à la biographie exacte mais anecdotique de tel ou tel individu, fût-il le Grand Chimu ou
l’Inca. Pour toutes ces raisons nous considérons donc que la période de l’histoire
péruvienne qui s’étend de l’apparition de la première grande culture céramique au Xe
siècle av. J.-C. — la culture « Chavin » — à la conquête espagnole en 1532 ap. J.C. n’est déjà
plus de la préhistoire. Mais consignée par écrit bien que de manière légendaire dans les
chroniques espagnoles, retrouvée à travers des documents nombreux et dont certains,
devenant de plus en plus explicites avec l’avancement de la recherche, se révélèrent être
sans doute des formes d’écriture — cordelettes statistiques incaïques et pré-incaïques
(quipus), tissus aux décorations probablement hiéroglyphiques, etc. — cette période
entrera au contraire de plus en plus dans le champ de l’histoire proprement dite. Et l’on
s’apercevra qu’elle pèse, dans l’histoire moderne et contemporaine du Pérou, d’un poids
infiniment plus grand que tout ce que les historiens latino-américanistes traditionnels et
conservateurs pouvaient imaginer dans leur myopie d’érudits pour lesquels la matière de
l’histoire n’est faite que du monde clos et stratifié des archives de l’Amérique coloniale ou
néocoloniale.
47
74 Dès ses débuts, la révolution néolithique produit une grande civilisation dans les Andes.
Entre le Xe et le Ve siècle av. J.-C. en effet, une civilisation de paysans, cultivateurs de maïs,
se développe dans l’étage andin compris entre 2.000 et 3.500 m d’altitude. Elle est
marquée par la construction de grands édifices en pierre dans les sites de Chavin et de
Kuntur Huasi, et par des sculptures en bas-relief ou ronde-bosse aux motifs incisés. La
poterie « chavin », généralement noire, aux volumes simples, aux décorations également
incisées, s’étend dans les Andes du Santa et sur le littoral péruvien, témoignant du
rayonnement de ce centre culturel.
75 Suit une période pendant laquelle les paysans andins s’installent plus volontiers sur les
interfluves, les éperons dominant les parties moyennes des vallées, les versants. Ils
améliorent les conditions naturelles en aménageant les versants en terrasses de culture,
en procédant à de petits travaux d’irrigation. Du fond des bassins cultivés, l’agriculture
gagne donc les terrains en pente ou irrigués. Les villages, souvent édifiés sur les versants
et les parties hautes, sont faits de hautes maisons de pierre à plusieurs étages.
76 Peu avant l’ère chrétienne, les grandes vallées ennoyées et marécageuses de la côte,
jusque-là délaissées, sont enfin peuplées et commencent d’être drainées. Les différents
styles de poterie permettent de définir les principales aires culturelles de la côte en cette
époque. Au sud de Lima, on trouve les styles « Paracas » et « Nazca ». Sur la côte nord, la
poterie « Vicus » associée au premier grand art péruvien du bronze. Quelques siècles plus
tard, au début de notre ère succède à cette culture, la culture mochica, caractérisée par
des poteries à étrier dont les formes et les sujets représentés, peints ou modelés,
débordent tour à tour de réalisme, de fantaisie ou d’imagination. Cette culture mochica se
signale également par d’immenses travaux d’irrigation — gigantesques canaux allant
capter l’eau de hautes vallées lointaines — et par de grands monuments d’adobe —
pyramides, temples, villes, palais — aux parois parfois couvertes de fresques. Tout cela
témoigne de l’existence d’une collectivité nombreuse, organisée, hiérarchisée selon des
normes déjà très complexes.
77 A partir du Ve siècle ap. J.-C, sur la côte centrale et septentrionale du Pérou, de nouveaux
périmètres sont gagnés à l’agriculture par l’irrigation. Une population nombreuse vit en
hameaux dispersés bâtis sur des tertres non inondables, ou dans des villages et des villes
où des artisans spécialisés produisent une céramique de qualité et tissent avec art la laine
et le coton.
78 Cependant dans les Andes, entre le VIIIe et le Xe siècle ap. J.-C. apparaissent ou
réapparaissent de nouveaux centres de civilisation. Près de l’actuelle Ayacucho se bâtit la
ville mégalithique de Huari. Près de l’actuelle Puno, les chullpas de Sillustani — sépultures
en forme de tours — prouvent une maîtrise déjà parfaite dans l’art d’appareiller les blocs
de pierre. En même temps le vieux centre culturel de Tihuanaco, au bord du lac Titicaca,
diffuse ses poteries à l’ensemble des Andes et de la côte sud du Pérou.
79 Cette longue période qui mène du Ve siècle av. J.-C. au Xe siècle ap. J.-C. apparaît donc, à
travers ce que nous livrent l’archéologie et les légendes, comme une période d’invention
particulièrement féconde pendant laquelle se mettent en place les principaux traits de la
civilisation andine et subandine. Cette période invente les techniques de l’agriculture :
48
l’irrigation à grande échelle des oasis côtières, l’irrigation ingénieuse des bassins et
versants andins, l’aménagement des versants en terrasses, les principales formes de
l’habitat rural. Pendant cette période, sur le plan de la perfection des formes et des
procédés, les arts atteignent leur apogée : textile, poterie, art de la pierre polie et de la
pierre à bâtir, métallurgie, orfèvrerie, etc.. Enfin de cette période datent les grandes
intuitions concernant les formes d’organisation de la vie sociale andine. Pourtant, après
le Xe siècle de notre ère, ces brillants centres de civilisation qui ont rayonné
alternativement ou simultanément semblent subir une éclipse.
80 Ce n’est que dans les deux ou trois siècles qui précèdent l’arrivée des Espagnols qu’on
assiste à une renaissance. Elle est le fait de grands États qui, reprenant et systématisant
les inventions de la période antérieure, organisent, en fonction d’une rationalité politique
nouvelle, centralisatrice, de vastes ensembles démographiques et territoriaux.
81 Sur la côte nord du Pérou, l’empire chimu établit sa capitale à Chan-Chan, près de
l’actuelle Trujillo. C’est une ville immense, de plusieurs kilomètres carrés, au plan
quadrillé, dont les quartiers sont répartis fonctionnellement. Les ruines
impressionnantes, à’adobe, conservées par le climat désertique, témoignent de son apogée
vers le XIVe siècle de notre ère, quand sa population dépassait cent mille habitants. Elle
était la capitale d’un empire dont on retrouve les forteresses frontières à des centaires de
kilomètres du centre, comme à Paramonga par exemple.
82 Plus au sud, au contact de cet empire et des cultures de la sierra, le grand sanctuaire de
Pachacamac dominant l’oasis de Lurin, attirait et retenait des foules nombreuses. Ceux
qui habitaient Chan-Chan comme ceux qui desservaient le temple de Pachacamac
maîtrisaient parfaitement les techniques de l’irrigation dans les oasis, construisant des
canaux de dérivation longs de plusieurs dizaines de kilomètres. Le niveau atteint par la
production agricole devait être énorme puisqu’il permettait d’alimenter une population
urbaine considérable. Les Incas, quand ils conquirent ces terres, surent retenir les leçons
de leurs prédécesseurs.
83 Cependant, par la force ou par la diplomatie, une obscure fédération de tribus guerrières,
peut-être originaire des bords du lac Titicaca, s’imposait aux populations d’une haute
vallée andine et y fondait sa capitale, Cuzco. En quelques siècles, son agressivité et son
astuce lui permettent de subjuguer la région, de sédentariser ses fils en communautés mi-
rurales mi-guerrières autour de la vallée de l’Urubamba, de s’allier aux descendants des
vieilles castes militaires — sacerdotales de l’ancien empire de Tihuanaco, de conquérir
l’empire du Grand Chimu et de s’imposer par la force aux quelque soixante-dix groupes
ethniques qui, de l’Equateur à l’Argentine et au Chili actuels, composent le Tahuantinsuyu,
l’empire des Incas. Entre 1435 et 1440 ap. J.-C, l’Inca Pachacuti, le « réformateur du
Monde », assimilant les traditions gouvernementales de l’ancien empire de Tihuanaco,
organise définitivement les institutions de cet empire. Lorsque son descendant, Huayna
Capac, meurt à Quito peu avant l’arrivée des Espagnols, en proie à de sombres
pressentiments concernant la fin proche de son empire, celui-ci s’étend sur une longueur
de près de 4.000 km et une largeur variant entre 300 et 400 km. C’est dire l’immensité de
ce territoire et la complexité politique atteinte en son sein où les populations soumises à
l’élite quechua depuis des décennies ou des siècles, ont eu le temps de faire l’expérience
d’un État unique et centralisé. C’est dire aussi la diversité des traditions culturelles et
49
historiques qui, sous la façade de l’unité politique réalisée par les Incas, singularisait
chacun des groupes andins soumis au Cuzco.
84 Pourtant, cette diversité, issue de l’histoire mouvementée des contacts et des conflits
entre les diverses civilisations et les divers groupes qui se sont confrontés pendant un
millénaire et demi depuis la révolution néolithique dans l’ancien Pérou, repose en
définitive sur une activité agricole de base dont les institutions fondamentales et les
principaux « modèles », bien que de structure complexe et variée dans les détails, se
présentent en définitive en nombre restreint.
irrigué. Mais elle est aussi, forme la plus avancée d’organisation technique et sociale
atteinte par la société andine locale, un outil de pouvoir et de domination sur des groupes
humains techniquement moins avancés ou moins nombreux, qui n’ont pas accompli leur
révolution néolithique ou qui ne disposent pas de la richesse en produits des
communautés paysannes évoluées ou des communautés pastorales solidement
gouvernées des hauts plateaux. Ainsi, sur la côte, voit-on les centres ruraux densément
peuplés, villages ou villes, s’imposer non seulement à la population éparse des
cultivateurs habitant des hameaux dispersés, mais aussi à des groupes qui, sur le littoral
ou dans les marécages marginaux, en sont restés à l’économie de pêche ou de
recollection, antérieure — technologiquement sinon chronologiquement — à la révolution
néolithique. De même — et ceci, parfois, jusqu’en plein XXe siècle — des communautés
andines dominent-elles à de très longues distances, en jouant tour à tour des rapports de
parenté ou des rapports de sujétion exercés sur ceux qui sont en fait déjà de véritables
serfs — les yanaconas — les populations rurales éparses et peu nombreuses de certaines
oasis côtières ou de certaines vallées de yunga sur les contreforts tropicaux des Andes
amazoniennes. Dans tous ces cas, la condition de la force et du pouvoir des communautés
paysannes ou pastorales dominatrices, c’est le nombre de leurs membres et leur cohésion
politique interne. Elles en jouent alors, soit par la diplomatie — en étendant leur
parentèle, leurs dieux et leurs cultes, leurs goûts artistiques et les produits de leurs
artisans aux autres groupes ruraux moins avancés, soit par la force, en subjuguant ou
détruisant les groupes rivaux, en imposant leurs colons aux groupes dominés. En fait,
avec la division croissante du travail dans et hors de la communauté rurale andine, de
véritables rapports de classes apparaissent de groupe à groupe, qui exigent le
dépassement de la communauté rurale et son intégration dans un système social plus
complexe et plus vaste. Le problème des rapports de la communauté avec ses
superstructures est posé.
88 Ce n’est pas un hasard si, là où l’on retrouve les premières traces d’existence,
archéologiques ou légendaires, de la communauté rurale andine, c’est précisément dans
les premiers centres de diffusion culturelle, comme si la communauté n’était née qu’au
sein d’ensembles sociaux plus vastes qui ont aidé — et ont été aidés en retour — à sa
formation et à sa naissance.
89 Le problème est particulièrement sensible pour les oasis du désert côtier péruvien. Là, les
groupes humains, fondés sur la concentration des familles extensives ou au contraire
éparpillés en familles restreintes localisées sur des tertres dispersés au-dessus de la plaine
inondable, ont dépendu très tôt, pour leur existence, de vastes complexes hydrauliques —
drainage et irrigation — exigeant un haut degré d’organisation sociale. L’essor
démographique dans les grandes oasis de la côte, noté à partir du Ve siècle après J.-C, a dû
très vite, malgré l’augmentation de la productivité agricole, engendrer des conflits entre
familles et entre groupes à propos des limites territoriales et des droits d’eau. La nécessité
d’une régulation politique, après ou avant l’occupation du delta côtier irrigué ou à irriguer
était donc dictée par les conditions démographiques et naturelles. A la communauté
néolithique s’est superposé ici, très tôt, le pouvoir d’un clergé dépendant d’un temple
rayonnant sur l’ensemble du delta, ordonnant les travaux, arbitrant les conflits, ou une
monarchie de type « asiatique ». On peut même se demander si, dans certains cas, ce
processus n’a pas empêché l’apparition d’une véritable vie communautaire autonome. La
51
généralité d’un habitat protohistorique dispersé, dominé directement par des centres
« urbains » sur la côte péruvienne, nous oblige au moins à poser la question.
90 Dans la montagne andine, le problème, pour avoir été moins étroitement imposé par les
limites du milieu naturel face à l’essor démographique, n’en a pas moins joué un rôle
important. Là aussi, dans les centres les plus précocement évolués et peuplés — dès le Xe
siècle avant J.-C. à Chavin — les conflits ont dû se multiplier : entre communautés rurales,
sur les terres de pâture marginales de leurs terroirs ; au sein des communautés, entre
familles et parentèles sur les terres de cultures sèches ou irriguées. Ces luttes nouvelles,
nées de la fixation territoriale, devaient recouper plus d’une fois des luttes plus
anciennes, d’origine tribale et ethnique. Elles aussi ont exigé l’arbitrage d’une instance
supérieure érigée au-dessus des intérêts localistes des communautés et capable en retour,
en organisant une meilleure rationalité de l’ensemble — par exemple en aménageant des
systèmes d’irrigation moins grandioses que sur la côte, mais néanmoins importants —
d’améliorer la maîtrise agricole du milieu naturel. Selon les vallées, ce « gouvernement »
pouvait être le fait d’une caste sacerdotale groupée autour d’un temple ou d’un lieu de
pèlerinage — ce fut le cas, semble-t-il, à l’origine des centres de Chavin, de Tihuanaco I, de
Pachamac, ou d’un monarque ou d’un prince (curaca) d’origine guerrière —, les premiers
Incas, lors de l’installation de leur fédération tribale autour du Cuzco, ont dû jouer ce
rôle.
91 Tout semble donc indiquer que les conditions de développement de la communauté
andine — l’ayllu — ont engendré des superstructures politiques, territoriales ou religieuses.
Ces superstructures auraient même été, dans la généralité des cas, une condition
nécessaire de son existence. Nous voilà donc loin de l’ayllu éternel et immuable, autonome
et isolé, berceau et réceptacle du fond de la nationalité indienne du Pérou, qui aurait
traversé les millénaires et survécu, inchangé, à la conquête espagnole et à l’indépendance
du Pérou pour offrir aux indigénistes péruviens de la première moitié du XXe siècle la base
sur laquelle reconstruire le Pérou moderne contre quatre siècles de perversion hispano-
occidentale. Contre cette vision nationaliste métaphysique et mythique, à eux seuls les
faits de la protohistoire du Pérou s’inscrivent en faux puisqu’ils montrent au contraire un
ayllu, de tout temps et, sans doute, dès sa naissance, confronté et associé à d’autres formes
d’organisation sociale. Les unes, plus frustes, survivances de formes de vie
prénéolithiques. Les autres, extrêmement élaborées au contraire, soumettant la
communauté rurale andine, qui est leur cellule de base, aux nécessités de leur propre
rationalité, changeante au cours des siècles.
92 A travers le corps de légendes et de traditions orales léguées par la noblesse incaïque aux
chroniqueurs espagnols et vérifiées par l’archéologie et l’ethnologie, on distingue un
certain nombre « d’archétypes » autour desquels fonctionnaient — fonctionnent encore
de nos jours, souvent — les diverses sociétés agricoles héritées de la protohistoire andine.
Quant à savoir ce que furent les conditions d’apparition et de transformation de ces
« archétypes », si à la chaîne évolutive que nous croyons pouvoir reconstituer depuis la
révolution néolithique jusqu’à l’empire incaïque ne manquent pas des maillons essentiels,
c’est une chose encore difficile à dire dans l’état actuel de nos connaissances. Ce que nous
savons ramène l’ethno-histoire des sociétés agraires péruviennes au fonctionnement de
trois modèles principaux auquels seraient venus se superposer, à partir du XIIIe siècle de
l’ère vulgaire, les superstructures complexes de grands États centralisés. Le premier à
52
apparaître, dans l’ordre chronologique, est constitué par ce que certains auteurs
andinistes, hantés par Hésiode sans doute, n’ont pas hésité à appeler « l’âge des prêtres ».
Il commence avec les premiers signes de la révolution agricole et laisse des traces dans
l’organisation ethno-sociale andine jusqu’à nos jours. Le second modèle est constitué par
ce que ces mêmes auteurs appellent « l’âge des guerriers » et qui commencerait avec la
large diffusion du bronze et des techniques guerrières dans les Andes, entre 800 et 1200
après J.-C. Le troisième, enfin, que certains chercheurs sont tentés de rattacher au « mode
de production asiatique », concernerait exclusivement les sociétés d’irrigateurs de la côte.
93 Au cours du Ier millénaire avant J.-C, et jusque vers 800 après J.-C, apparaissent les
grandes cultures céramiques du Pérou. A travers leurs aires de diffusion, il est possible
d’entrevoir le caractère de ces premières civilisations andines. Dans les oasis côtières,
particulièrement celles de la côte nord du pays, dans les sites de Vicus, de Lambayeque,
etc., ce sont des sociétés déjà très hiérarchisées d’irrigateurs. Elles ne sont pas sans
entretenir des contacts avec les cultures de l’intérieur andin, apparues simultanément ou
avec une légère antériorité, diffusées spécialement à partir des centres connus de Chavin
et Tihuanaco I. Or, dans ces deux cas, sans doute sur le vieux fond de chamanisme
américain hérité par la communauté rurale sédentaire, nous avons affaire à des
fédérations de communautés — peut-être d’origine tribale — qui ont donné naissance à
une caste sacerdotale assumant le destin et la direction, religieuse et politique, de la
fédération.
94 Cette caste sacerdotale, non seulement règle les rapports des communautés fédérées et de
leurs membres avec les dieux, donc avec le milieu naturel — en organisant les
constructions, l’irrigation, le calendrier des travaux agricoles et des fêtes — mais elle
capte une partie du travail social à des fins culturelles qui ne desservent plus
immédiatement et directement les besoins de chacune des communautés. Par exemple,
en bâtissant des temples — constructions mégalithiques de Chavin et Tihuanaco, énormes
pyramides en briques crues des oasis côtières — dont la construction suppose d’immenses
mobilisations de main-d’œuvre, dépassant de loin les possibilités démographiques de
chaque communauté, voire celles de leur fédération — ce qui implique des rapports de
domination sur des ethnies associées ou subjuguées. Autour de ces lieux de culte afffuent
bientôt, en pèlerinages, des délégations de lointaines tribus et communautés alliées. Les
prêtres ainsi sollicités entretiennent des rapports diplomatiques à longue distance,
arbitrent des conflits, acquièrent une connaissance cosmique et politique de dimension
pan-andine. Cette vie de relation « delphique » entraîne sur place une accentuation de la
division du travail. Les paysans doivent produire plus pour soutenir l’alimentation des
prêtres et de leurs serviteurs, des foules de pèlerins. A l’ombre des temples, une
population d’artisans et d’artistes invente et diffuse une culture dont les produits —
poteries, tissus, statuettes, etc. — sont recherchés et imités par les groupes andins vivant
en relation avec ces centres culturels.
guerriers. Tout naturellement, ces guerriers, une fois qu’ils se sont imposés par la force,
subjuguant par les armes les communautés rétives, exterminant ou déportant en masse
les populations insoumises, imposant une langue et un ordre communs, doivent organiser
leur conquête et, pour cela, assimiler les traditions de gouvernement des castes
sacerdotales dont ils viennent de déplacer le pouvoir. Une question se pose en effet : celle
des rapports dans les Andes entre les vieilles sociétés agricoles sédentaires et les
nouveaux venus à la civilisation, semi-nomades et pasteurs. Nous savons que les hauts
plateaux de puna, même à l’époque proto-historique, n’ont pas toujours été déforestés
comme aujourd’hui. Au contraire, et malgré le desséchement certain du climat à la fin du
Quaternaire, on a des preuves (par l’analyse pollinique des sols, par exemple) qu’ils furent
fort tard couverts, en plus d’un endroit aujourd’hui steppique, d’une forêt claire dont les
vestiges ne se retrouvent plus que dans les ravins plantés de quinoas. Dans ce cas, la
disparition du couvert forestier serait donc œuvre humaine, et non conséquence
mécanique de l’aridité croissante. Elle serait liée à l’extension des populations pastorales
et leurs troupeaux d’auquénidés, en marge des zones de cultures irriguées avec lesquelles
elles étaient en relation, et participerait à l’essor agricole et démographique général qui
succède dans les Andes à la révolution néolithique. Ce processus, à terme, aurait donc
bouleversé l’équilibre entre sédentaires et nomades au profit de ces derniers, mieux
armés pour les guerres de conquête grâce à l’organisation encore tribale et guerrière de
leur société. Derrière leurs chefs de clans, ils se seraient imposés aux sédentaires, et ces
chefs, convertis en curacas désormais responsables d’un pouvoir territorial, auraient
suscité la fusion entre anciens et nouveaux agriculteurs, entre guerriers et sacerdotes, et
organisé une nouvelle caste dirigeante, politique et administrative. Ainsi s’expliquerait
l’histoire des Incas eux-mêmes dont l’un d’eux — Pachacuti — le « réformateur du
monde », d’après les légendes, fit alliance avec la caste sacerdotale de Tihuanaco pour
organiser et encadrer son empire. Ainsi s’expliquerait l’universalité de l’institution des
curacas et des caciques derrière lesquels étaient organisées les principales ethnies non
quechuas des Andes au moment de la conquête espagnole. Ces curacas assuraient la
domination de leur groupe — fédération territoriale de communautés rurales, agricoles
ou pastorales, généralement répartie autour d’un bourg ou d’une ville principale — sur
des groupes moins nombreux, moins forts, astreints à travailler gratuitement les terres
que ces curacas possédaient, par droit de conquête ou d’alliance, au sein de leurs
territoires agricoles. Les produits de ce travail gratuit, stockés, servaient à maintenir le
prestige des curacas en leur permettant de procéder à des dons en faveur du groupe
dominateur et de ses alliés. En retour, curacas et ethnies dominants assuraient la
protection des groupes dominés en cas de conflits avec des tiers. Ces rapports de
réciprocité complexe — du curaca avec son groupe ethnique, de ce groupe dominant avec
le groupe dominé — réglaient donc, à la suite d’une longue et encore obscure histoire de
conquêtes et d’alliances entre les groupes de communautés sédentaires et de tribus semi-
nomades, la question de la hiérarchie politique et des échanges de produits agricoles et
artisanaux à l’échelle régionale dans les Andes. Toutefois, le rôle des princes et des chefs
ne se réduisait pas à cela. Il concernait aussi directement l’organisation de la production
agricole elle-même. C’est ici qu’il nous faut étudier l’autre modèle d’État agricole andin :
la monarchie irrigatrice.
54
96 Sous des formes diverses, c’est cette forme d’État qui semble avoir dominé la proto-
histoire de la côte péruvienne. Très tôt, sans doute, les clergés réunis autour des temples
des oasis ont dû être impuissants, à eux seuls, à dominer le développement complexe des
sociétés d’irrigateurs. Car sur la côte, à la différence de ce qui se passait en sierra, la
solidarité territoriale des groupes d’agriculteurs confinés dans les limites étroites d’oasis,
encerclés par le désert et dépendant entièrement du système d’irrigation et de drainage,
exigeait une réglementation stricte des normes d’une vie sociale qui dut très vite
abandonner ses caractères conflictifs d’origine tribale. L’arbitrage d’une puissance
politique — et pas seulement religieuse et diplomatique, comme dans le cas d’une caste de
prêtres — était donc dans la nécessité des choses. C’était aussi une nécessité
technologique dès lors qu’au service de l’irrigation des deltas on mobilisait
artificiellement les ressources hydrauliques de lointaines vallées. Seul un pouvoir
territorial fort et unique pouvait résoudre cet ensemble de problèmes : réglementer la
distribution de l’eau, ordonner le calendrier agricole, procéder aux énormes
mobilisations de main-d’œuvre nécessaires aux grands travaux, construire les villes,
assurer la sécurité extérieure contre les populations nomades, résoudre les problèmes
complexes de production et de distribution des récoltes et des objets artisanaux dans des
sociétés où s’opérait une division croissante du travail entre villes et campagnes. Ainsi
s’expliquerait au Pérou l’originalité des cultures de la côte, dont le degré d’organisation le
plus élaboré fut atteint vers le XIVe siècle après J.-C. par l’empire Chimu, mais dont on
retrouve les caractères dans toutes les civilisations d’oasis de la costa. C’est à cette forme
d’organisation sociale qu’on doit le système d’irrigation par gravité des deltas côtiers
trouvé par les Espagnols au moment de la Conquête — et qu’ils laissèrent intact, se
contentant de l’utiliser à leur profit, comme avaient fait avant eux les Incas.
97 Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que cette organisation, où le pouvoir politique
assure un rôle directement productif en garantissant l’aménagement du milieu naturel, se
retrouve, même en sierra, assumée par des curacas dont l’origine historique, tribale et
guerrière, n’est pourtant pas douteuse. Dans la haute vallée de Chancay (département de
Lima), on a retrouvé par exemple, entre 3.000 et 4.000 m d’altitude, les traces d’un
complexe réseau d’irrigation datant d’avant la conquête incaïque. Or, le lien entre le
pouvoir des curacas qui dominaient ce bassin, et ce système d’irrigation est certain,
puisque c’est du jour où les Espagnols détruisirent ce pouvoir principal, préservé par les
Incas, que les réservoirs, barrages et canaux d’irrigation commencèrent d’être
abandonnés et parvinrent dans l’état de ruine où ils sont de nos jours. De même, des
canaux et andenes de Pisac et Ollantaytambo dans la vallée de l’Urubamba, aux travaux
d’irrigation accomplis dans le bassin de Cajamarca, les Incas, monarques guerriers et
souverains absolus, ont-ils très explicitement laissé leur marque dans l’aménagement du
milieu naturel montagnard et de la production agricole.
98 Mais leur apport le plus original a consisté sans doute, généralisant et systématisant les
inventions de leurs prédécesseurs, à régler de manière inouïe les problèmes de
mobilisation et de distribution des produits agricoles.
55
99 On le savait en France dès le temps de Montaigne, ou Marmontel, les Incas étaient des
maîtres dans l’art d’organiser la collecte et le stockage des produits et des récoltes. A leur
suite, et en partant à peu près des mêmes bases documentaires — les chroniqueurs
espagnols classiques de la conquête du Pérou — Louis Baudin18 nous a décrit comment, le
long de leurs extraordinaires routes pavées, traversant les gorges sur des ponts de cordes
suspendus, des tambos régulièrement approvisionnés par les soins de leurs
fonctionnaires, permettaient d’alimenter les chasquis (coureurs à pied assurant la
transmission rapide des ordres et des messages entre le Cuzco et les provinces) et les
armées en marche. Mais ce qu’on mesurait moins, c’est à quel point, sous leur direction
centralisatrice, toute l’organisation de la société péruvienne, à la veille de l’époque
moderne, visait au rendement agricole et démographique maximum dans le cadre des
technologies et des institutions agraires héritées de la période antérieure. Des recherches
récentes, effectuées tant par des Péruviens que par des Nord-Américains —
malheureusement encore en large partie inédites19 — permettent déjà de réviser une
bonne partie de nos idées reçues concernant le rôle agricole de l’État incaïque et
l’organisation de la société agraire péruvienne au moment de son entrée dans l’histoire
universelle, au début du XVIe siècle. Là où Louis Baudin, pour des raisons idéologiques
personnelles, se complaisait à imaginer un « socialisme » agraire inca — dans sa vision :
évidemment despotique, uniformisateur et spartiate, puisque « socialiste » — ces
recherches dégagent au contraire peu à peu l’image d’un empire qui, sous la volonté
unitaire et centralisatrice des Incas, laissait subsister la diversité des héritages culturels
et l’autonomie des communautés rurales et principautés indigènes dans la mesure où elle
ne contredisait pas le projet d’ensemble. Sur le plan agricole, cela signifiait le maintien
des diverses traditions agricoles pré-incaïques, un relatif respect des mécanismes sociaux
locaux ou régionaux pourvu qu’ils servissent les fins impériales ; mais, en même temps, le
contrôle politique strict de cette diversité et l’organisation de l’empire en une
gigantesque entreprise agricole et artisanale dont les moindres produits étaient en
principe répertoriés et comptabilisés sur des quipus envoyés au Cuzco d’où l’Inca, ainsi
informé, ordonnait en retour leur consommation, leur stockage sur place ou leur échange
avec d’autres groupes ethniques de l’empire, dont les ressources étaient différentes.
100 Dans un article désormais classique20, le géographe allemand Carl Troll avait dressé la
carte de la répartition des principales civilisations agricoles andines, en fonction du
milieu géographique (voir carte p. 69). Bien que sommaire, cette carte est éclairante en ce
qui concerne l’ancien Tahuantinsuyu et le Pérou moderne. On y voit d’abord comment
l’empire incaïque s’était étendu, en deux siècles de conquête, à l’ensemble de l’aire andine
cultivée selon les principes des plus hautes civilisations agricoles autochtones dérivées de
la révolution néolithique. Si l’on excepte, au nord, un certain nombre de royaumes
chibchas, indépendants — mais en rapport, diplomatique, culturel, commercial, avec
l’empire incaïque — et, au sud, les turbulents Araucans du futur Chili — souvent en guerre
contre l’Inca, ce qui était malgré tout une forme de rapport et d’influences réciproques —
56
on voit que le Tahuantinsuyu avait unifié en son sein toute la millénaire expérience
agricole andine. Si l’on s’attache à la région formant le cœur de l’empire — correspondant
plus au moins au bas et haut Pérou colonial, au Pérou et à la Bolivie actuelle — on
s’aperçoit qu’elle correspond presque exactement à l’aire d’extension des cultures
agricoles andines les plus évoluées, celles que Troll appelle les « cultures d’oasis de la côte
péruvienne », et les « cultures agricoles andines effectuées à la houe, associées à l’élevage
de grands animaux ». De ce point de vue, le Pérou colonial espagnol et le Pérou actuel se
sont constitués sur la partie agricole la plus riche de l’empire incaïque. Au terme de deux
ou trois millénaires de civilisations agricoles andines, quelles étaient donc les bases
technologiques de la prospérité agricole du Tahuantinsuyu à la veille de la conquête
espagnole ?
101 L’outillage, tant sur la côte qu’en sierra, peut paraître rudimentaire. A la taclla — bâton-
bêche servant à défoncer et retourner les sols en mottes superficielles — s’ajoutaient la
laucana — sorte de « râteau » à une dent servant à tracer des sillons peu profonds — et la
porra — bâton-marteau utilisé pour émietter les mottes. Ces outils de bois, rapidement
usés mais facilement remplacés, contre de fausses apparences, étaient finalement fort
bien adaptés aux nécessités de sols tropicaux, irrigués ou montagnards, dans la mesure
où, ne défonçant que l’horizon superficiel de sols souvent en pente, ils évitaient de créer
les conditions de la précipitation des sels minéraux en profondeur ou en surface et le
lessivage ou l’érosion par les eaux de pluie. De faible incidence superficielle, ils
correspondaient bien à des terroirs fractionnés en terrasses et parcelles cultivées
collectivement par des équipes d’agriculteurs travaillant en ligne, souvent au rythme des
tambours ou de la musique. La plupart des travaux de préparation des sols, de récolte et
de stockage se faisaient ainsi en équipes organisées volontairement ou sur ordre des
autorités communautaires.
102 Les connaissances agronomiques des populations agricoles andines étaient considérables au
sein du Tahuantinsuyu. Les rapports écologiques complexes entre des éléments aussi
différents que la météorologie, l’hydrologie, l’exposition au soleil ou à l’ombre, la
formation des sols, la croissance des animaux et des plantes, les équilibres biologiques
naturels ou artificiels étaient conceptuellement maîtrisés au sein de croyances magiques
ou religieuses à un degré que l’ethnologie et l’agronomie andines récentes commencent à
peine de mesurer. Tous ces éléments se combinaient en des systèmes de croyances
mythiques et de connaissances empiriques qui assuraient des rapports étroits entre les
paysans andins et le milieu agricole régi par les lois de divinités et de forces que les
communautés rurales incaïques cherchaient à se concilier. C’est pourquoi le travail
agricole baignait — baigne encore de nos jours, souvent, en plein XXe siècle — dans une
atmosphère de religiosité animiste qui, pour être en étroite adéquation avec l’originalité
du milieu naturel et les lentes et longues traditions technologiques andines, n’a pas pu
être exorcisée — même par l’Inquisition espagnole ou par la prédication positiviste des
instituteurs de village. Ces croyances et ces rites, pour autant que nous commencions à
pouvoir les reconstituer, impliquaient la profonde consubstantialité de l’individu à son
groupe — l’ayllu — et de son groupe au milieu agricole. Aucun travail collectif ne
commençait sans qu’au préalable l’équipe n’ait communié dans la mastication collective
de la coca, la plante sacrée qui allége l’effort. Aucune modification n’était apportée par le
travail agricole au milieu naturel — labour, irrigation, récolte, construction d’un silo ou
d’une maison — qu’on ne lui restituât de quelque manière, magique ou réelle, ce qu’on lui
enlevait. Avant d’être mises en terre, les semences de pommes de terre étaient trempées
57
dans le sang d’un lama sacrifié. Après la récolte ou avant les semailles — parfois sur un
tertre fraîchement construit au milieu du champ et rappelant peut-être les très
archaïques origines funéraires de l’agriculture andine, de la chicha (bière de maïs
fermenté) ou de la coca était offerte à Pachamama (la terre-mère), ou bien des statuettes
de pierre enterrées qui figuraient les produits (animaux, plantes, maisons, silos...) qu’on
allait retirer de son exploitation.
103 Toutefois, sur ce fond de connaissances et de croyances héritées de la plus lointaine
préhistoire andine, les systèmes de culture et les civilisations agricoles variaient beaucoup
en fonction du milieu géographique. Sur la côte, héritière de l’empire Chimu ou des
diverses civilisations proto-historiques des oasis, l’agriculture incaïque n’avait
probablement fait que respecter, pour l’essentiel, les traditions. Les systèmes
d’irrigations, base des systèmes de culture, sont attribués encore de nos jours, dans les
légendes et cosmogonies locales, non aux Incas, mais aux « ancêtres » — traduisons : à
ceux qui dominaient ces oasis AVANT l’arrivée des Incas et qui, comme tels, sont les
« vrais » ascendants des actuelles populations « indigènes » des oasis21. Il ne fait aucun
doute que le très haut degré de productivité agricole de ces oasis irriguées devait faire de
la côte une région privilégiée de l’empire incaïque.
104 En sierra, cœur historique du Tahuantinsuyu, c’est sur la zone et la population quechua —
celle des vallées tempérées situées entre 2.600 et 3.600 m d’altitude — que les Incas
avaient assis leur pouvoir. Toutefois, sur les dix millions d’habitants probables de leur
empire, trois millions seulement avaient assimilé la langue et la culture des derniers
envahisseurs. C’est assez dire que, malgré la communauté de culture matérielle, agricole
et artisanale, les différences ethnopolitiques subsistaient, très vives, malgré l’effort
assimilateur des monarques du Cuzco. Néanmoins, les ressemblances entre les systèmes
de culture de ces divers groupes ethniques montagnards expliquent les succès de
l’administration incaïque sur ces populations alliées ou conquises. D’un bout à l’autre des
Andes, les nobles et fonctionnaires de l’Inca contrôlaient les mêmes récoltes de maïs et de
pommes de terre ; dénombraient les mêmes troupeaux de lamas et d’alpacas paissant sur
les versants ou les hauts plateaux ; stockaient ou distribuaient vêtements, outils et objets
fabriqués par les artisans des diverses communautés andines. En marge de cette culture
agricole utilisant la taclla et associée à l’élevage de grands animaux, il ne faut pas oublier
que des régions entières et compactes de l’empire étaient vouées presque exclusivement à
l’élevage de puna. Particulièrement dans la région du collasuyu — l’actuel Collao,
correspondant à la zone continue de hauts plateaux steppiques entre Pérou et Bolivie —
des populations nombreuses, telles celle des Lupacas de Chucuito, vivaient surtout
d’immenses troupeaux d’auquénidés, utilisés à la fois pour la laine, la viande séchée, le
transport et les échanges à longue distance avec les populations d’autres zones
écologiques.
105 Enfin, non comprises dans l’empire incaïque, mais vivant à son étroit contact — soit pour
lui faire la guerre, soit pour procéder à des échanges —, le Pérou des Incas avait dans sa
mouvance les populations agricoles semi-nomades de la zone amazonienne. Celles-ci,
vivant en grande partie de collecte, de chasse et de pêche, trouvaient néanmoins un large
complément de ressources dans une agriculture effectuée sur basses terrasses alluviales
découvertes ou dans des clairières essartées, dont les « champs » irréguliers et inachevés
étaient abandonnés à la forêt après épuisement des sols au bout de quelques années. La
technologie rudimentaire de ces indiens de selva se réduisait surtout à la houe.
58
106 Elle leur suffisait toutefois à assurer leur récolte de fruits, de racines farineuses — de
tubercules et de maïs quelquefois, pour ceux qui avaient eu le plus de contacts avec les
populations andines. Un tel système de culture, collectif et itinérant, ne posait d’autres
problèmes de rapports de production que d’éventuels conflits surgis entre tribus pour la
possession disputée de femmes, de prisonniers ou de territoires de chasse pouvant
également servir de réserve pour de futures cultures sur brûlis.
107 Il en allait tout autrement dans le Tahuantinsuyu lui-même où les divers systèmes de
culture sédentaire impliquaient la possession stable des ressources naturelles et de la
terre cultivable par les agriculteurs et leurs communautés. En continuité avec toute la
proto-histoire andine, le régime agraire au sein du Tahuantinsuyu reposait sur la
possession de la terre par les ayllus ou communautés rurales de base. C’est collectivement,
compte tenu de sa technologie, de son héritage culturel et de sa structure sociale interne,
fondée sur des familles nucléaires étroitement intégrées au sein de familles extensives ou
de parentèles plus vastes, que l’ayllu andin, incaïque ou pré-incaïque, exploitait ses terres,
ses eaux d’irrigation, ses réserves proches ou lointaines de bois et de pâturages. C’est
donc collectivement qu’il possédait la terre. Cela se marquait, au début de chaque année
agricole, par la répartition des lots de terre aux chefs de famille nucléaires sur ordre des
autorités communautaires — assistées, le plus souvent, d’un fonctionnaire de l’Inca.
108 Certes, cette « répartition » pouvait être plus symbolique que réelle, la même parcelle
revenant toujours à la même famille au fil des ans, des rotations de culture, des
générations. Néanmoins, les droits de possession « éminente » de la communauté sur ces
champs individuels étaient, de cette façon, réaffirmés. En marge des lots de terre ainsi
individualisés et distribués, d’autres champs cultivés restaient indivis et travaillés en
minka — corvées collectives — dont les produits servaient aux autorités communales à
entretenir les indigents, à pourvoir les banquets rituels lors des fêtes, à troquer ces
produits du terroir contre les vivres exotiques élaborés par d’autres groupes ethniques.
Sur les hauteurs, ou en marge des oasis, les pâturages étaient aussi possédés
collectivement et le troupeau de lamas mis en commun, sinon collectif. Enfin, toute
œuvre agricole d’intérêt public — construction ou entretien d’un réservoir d’eau, d’un
canal d’irrigation, d’un chemin, d’un bâtiment communautaire — était également
accomplie selon le système de la minka.
109 Toutefois, cette possession collective des terres communales n’était pas sans entraîner
des conflits, sur les droits d’eau et les droits d’usage en particulier. Les communautés
pouvaient s’opposer entre elles et, à l’intérieur des communautés, les « moitiés » et «
partialités »22. Ces dernières, au nombre de deux, trois ou quatre à l’intérieur de chaque
ayllu, étaient un trait général de la société andine incaïque. Leur origine est sans doute à
rechercher dans des oppositions ethniques au sein des ayllus, mais surtout dans des
préoccupations de gouvernement. Cette bipartition des ayllus en « moitiés » règle
souvent, en effet, des questions de rapports de parenté, endogamiques et exogamiques.
Mais elle permet surtout un équilibre et un contrôle réciproque au sein des communautés
rurales, entre la « moitié d’en haut » — hanan saya — et la « moitié d’en bas » — hurinsaya
— qu’elle domine. Moyennant quoi, un État centralisateur — l’État incaïque ou les curacas
indigènes — peuvent intervenir pour arbitrer les éventuels conflits d’autorité entre les
59
deux parties. Au plan agraire, cela ne va pas sans susciter entre les deux « moitiés » des
luttes concernant l’usage des terres communales.
110 Cependant, par délégation des droits communaux aux chefs de familles privées, ceux-ci
jouissent de la possession de parcelles de terre à titre temporaire, viager ou héréditaire.
En principe, la communauté andine incaïque assure à chaque famille la possession et les
fruits d’un tupu23. Cette unité agraire, générale dans le Tahuantinsuyu, n’est pas une unité
de surface au sens strict. C’est une unité de production : un tupu, c’est la quantité et la
qualité de terre nécessaire à un agriculteur andin pour nourrir sa famille au moyen de
son travail. Les fonctionnaires de l’Inca veillent donc, en principe, à ce que chaque
communauté assure ainsi la subsistance privée de ses membres actifs.
111 C’est également par délégation des droits de la communauté sur ses réserves de terre
agricole que se constituent les droits de possession et d’usage des fruits qu’exercent les
couches supérieures de la société incaïque sur certaines terres de l’espace communal. On
a longtemps parlé, à la suite de certains chroniqueurs de la conquête du Pérou, de la
structure agraire tripartite de l’empire des Incas, dans laquelle la « propriété » dans
l’empire se serait divisée en « terres de l’Inca », « terres du Soleil » et terre des villageois.
Une telle systématisation est évidemment une vue de l’esprit, une rationalisation
effectuée a posteriori par des esprits juridiques européens sur des réalités agraires qu’ils
comprenaient mal et sur lesquelles, de bonne ou de mauvaise foi, ils se méprenaient, au
moins en partie. D’abord, parce qu’un tel schéma, donnant une fausse impression unitaire
du système, correspond mal à la diversité réelle des situations régionales au sein de
l’empire. Ensuite, parce que la « propriété », au sens romain et occidental du mot,
n’existait pas — ou rarement. Par contre, lorsque, au cours de leur longue histoire, les
ayllus andins se soumirent tour à tour, volontairement ou par contrainte, aux
superstructures que nous analysions plus haut, il est vrai qu’ils consacrèrent toujours une
part de leur force productive agricole collective et de leurs droits sur leurs terres à
honorer les contrats qui les liaient à ces superstructures tutélaires. Il y avait donc, en
effet, dans chaque ayllu, des terres cultivées au service des dieux et de leurs prêtres — les
« terres du Soleil » — et des terres cultivées au service de l’Inca, de ses fonctionnaires, des
gouverneurs et caciques régionaux — les « terres de l’Inca ». Donc, les élites de l’empire —
prêtres, fonctionnaires, nobles quechuas, caciques indigènes, courtisans du Cuzco,
princes — possédaient des terres dans les communautés rurales dont le contrôle social et
politique leur était imparti. Mais cette possession, même héréditaire, n’était pas une
propriété. D’abord, parce qu’elle dépendait — en principe — du bon vouloir de l’Inca.
Ensuite, parce que ces terres possédées n’avaient de valeur qu’à condition d’être cultivées
en mita — corvées collectives gratuites — par les membres de la communauté rurale, SUR
MANDEMENT du prêtre desservant le temple, du fonctionnaire de l’Inca, du cacique
indigène. Si, pour une raison ou une autre, le pouvoir de ces personnages venait à
s’affaiblir au point qu’ils ne soient pas en condition de notifier explicitement chaque
année leur demande, leurs terres au sein des communautés n’étaient plus cultivées24. On
voit les limites qu’un tel système, fondé sur un contrat tacite mais impératif de réciprocité
effective — travail de la mita et jouissance de la terre contre tutelle socio-politique
manifestée par des ordres explicites — apporte à l’exercice, non de la « propriété », mais
de la possession de terres communales par les élites sociales de l’empire Inca.
112 Ainsi, pour accroître l’indépendance de leur pouvoir économique, les curacas et
fonctionnaires impériaux durent-ils généraliser un autre système, en marge de la mita des
communautaires libres. Ils firent donc cultiver les terres dont les communautés dominées
60
leur avaient accordé la jouissance, non plus par des mitani — membres des équipes de
corvées communautaires — mais par des « indiens de service » que les communautés
tiraient de leurs rangs pour leur en offrir la force productive, non plus pour quelques
mois ou quelques années comme dans le cas des mitani, mais à vie et même de manière
héréditaire. Ces yanaconas, au sein desquels pouvaient venir se confondre des prisonniers
de guerre étrangers ou les membres de groupes ethniques jugés inférieurs25 et spécialisés
par force dans des activités agricoles méprisées ou ingrates — pêche, collecte des produits
de la jungle, garde des troupeaux dans les terres froides de puna — dépendaient non plus
des communautés, mais exclusivement de leurs maîtres. Selon qu’ils étaient exploitables à
merci ou qu’on leur laissait créer un foyer avec ses propres ressources agricoles, leur
statut oscillait entre celui d’esclave, de serf, de domestique ou de métayer. En se
développant, cette classe sociale naissante permettait aux caciques et nobles de se rendre
indépendants du système de la mita, donc de s’affranchir de leurs devoirs de tutelle
envers leurs communautés rurales. Ainsi se constituaient les conditions d’une
appropriation privée véritable de la force de travail et, inexorablement, de la terre elle-
même, possédée jusque-là de manière conditionnelle par délégation des droits de la
communauté rurale andine. En ce sens, il est certain que l’évolution interne des rapports
de production au sein du Tahuantinsuyu préparait la société péruvienne autochtone à
recevoir les institutions agraires ibériques fondées sur la propriété privée des moyens de
production. Mais il reste difficile, en l’état actuel de nos connaissances, d’établir avec
exactitude le degré d’avancement de cette évolution vers 1530.
113 C’est donc sur la base de ces civilisations agricoles et de ces rapports de production que
l’État incaïque avait étendu son empire et diffusé la civilisation élaborée autour du Cuzco
et de sa région. Pour cela, il avait dû mobiliser de nombreuses armées pour ses guerres de
conquête ou de défense, et de nombreuses équipes de travailleurs pour construire routes,
ponts, tambos, monuments, villes, forteresses et temples qui formaient l’infrastructure
d’équipement de l’empire. Il avait dû étendre, par assimilation de nouveaux groupes
conquis ou alliés, son propre groupe ethnique quechua, réduit au départ à quelques tribus
sédentarisées autour du Cuzco et de la vallée de l’Urubamba, et qui atteignait vers 1530
quelque trois des dix millions d’habitants du Tahuantinsuyu, selon certaines estimations.
Enfin, pour encadrer un empire aussi immense et aussi divers, l’État incaïque avait dû
étendre ses fonctions et organiser les élites sociales, indigènes ou incaïques, capables
d’assurer le relais entre la volonté de l’Inca et la masse des peuples qu’il avait soumis. Il
n’est pas dans notre propos d’analyser en détail comment fonctionnait la société politique
incaïque — d’ailleurs détruite par les Espagnols après la conquête. Mais il est
indispensable de comprendre les rapports réciproques des sociétés agricoles andines et
de l’État incaïque. Un si gigantesque effort de conquête et d’administration sur de telles
bases productives et de telles formes — segmentaires, locales, communautaires —
d’organisation sociale offre en effet peu d’équivalent dans l’histoire universelle, surtout
dans un tel milieu naturel. Or, les Espagnols, puis le Pérou républicain, créèrent, à partir
de ces rapports initiaux, leurs propres sociétés agraires.
114 Il suffit de parcourir la vallée de l’Urubamba pour comprendre à quel point l’État incaïque
naissant dépendait de sa base agraire. De Pisac à Ollantaytambo et Machu Picchu, partout
des andenes construites sur les versants, partout des canaux d’irrigation. On saisit alors,
visuellement, la lutte pour la survie livrée par les premières communautés de soldats-
61
paysans quechuas établies là par les premiers Incas, pour contenir les incursions des
indiens de la jungle amazonienne ou les rébellions des anciens occupants de la vallée. Ce
terrible effort agricole, démographique et militaire couronné de succès, le petit royaume
incaïque se trouva prêt pour de plus grands destins. Or, pendant les deux siècles de
conquête qui étendent l’empire à ses limites extrêmes, les souverains du Cuzco ne
procédèrent pas autrement qu’ils avaient fait au Cuzco et dans l’Urubamba : obtenir
l’alliance des groupes à absorber dans l’empire, ou bien les vaincre militairement, et
ensuite les pénétrer sinon les assimiler. Les élites indigènes passaient sous l’influence
culturelle et idéologique des Incas, et près des « partialités » des communautés
autochtones étaient établies, de gré ou de force, des partialités de mitmaqs incaïques —
colons quechuas, à la fois paysans et soldats — chargés de contrôler les précédentes et de
se fondre en leur sein sur le plan de la production agricole. Ainsi assurée la domination,
par le haut et par le bas, des communautés rurales, il restait à créer un centre urbain
administratif où nobles et fonctionnaires incaïques assistaient les autorités indigènes, et
les commandaient.
115 Cette lourde et souple machinerie, pour vivre, dépendait alors du surproduit agricole,
élaboré par les communautés rurales ainsi remaniées, et collecté selon les normes
traditionnelles locales. Donc, contrairement à ce qu’on pourrait croire en lisant les
auteurs classiques sur le Pérou, l’État incaïque contrôlait la production, le stockage et la
distribution des récoltes, surtout sur place, dans le cadre des institutions indigènes
traditionnelles. Sur son ordre, on remplissait ou vidait les tambos, pour la nourriture et
l’équipement des armées de passage, des hauts dignitaires et de leur suite, de la
population en période de disette, des élites locales en temps normal. Seuls des produits de
haute valeur, agricoles ou de collectes, étaient échangés sur ordre à longue distance ou
acheminés pour l’usage de l’Inca et de sa cour dans une de ses résidences au Cuzco, à
Cajamarca ou à Quito. Dans cet empire que Louis Baudin s’est plu à dénoncer comme
hypercentralisé, seule la comptabilité des hommes et de leurs produits l’était en vérité. Le
long des routes incaïques cheminaient aux mains des chasquis les quipus rendant compte
des récoltes plus que les récoltes elles-mêmes. Car les problèmes de production et de
consommation continuaient, pour l’essentiel, de se résoudre dans le cadre des régions
héritées de l’histoire pré-incaïque. Et ceci en raison même du caractère des rapports de
production agricole, fondés davantage sur la corvée collective des agriculteurs de
communautés sédentaires, la mita, que sur le prélèvement des produits en nature
malaisément mobilisables et transportables, le tribut. Celui-ci ne portait de ce fait que sur
les produits rares ou exotiques, des produits de luxe ou de signification rituelle,
possédant une haute valeur d’échange. L’État incaïque dominait donc la société agricole
péruvienne plutôt en s’assurant le contrôle de la force de travail humaine qu’en
accaparant à son profit la masse du surproduit agricole. Pour contrôler l’une, il suffisait
de bien comptabiliser l’autre, à distance. L’État incaïque, vaste entrepreneur agricole,
veillait donc, dans un souci d’efficacité politique et économique, à l’autonomie productive
des régions agricoles dans l’empire. Aussi celles-ci survécurent-elles à la destruction de
l’État incaïque par les Espagnols.
62
116 Nous verrons plus loin dans quelles conditions les institutions agraires coloniales
espagnoles se sont substituées ou superposées aux institutions agraires autochtones.
Chemin faisant, nous analyserons plus en détail comment les rapports de production se
sont modifiés pendant la Colonie. Mais dès maintenant, en conclusion du présent
chapitre, il est nécessaire de dire un mot de la manière dont la civilisation agricole du
Pérou moderne se place, ou non, en continuité avec les civilisations agricoles andines
précolombiennes que nous venons d’étudier. Certes, un tel parti-pris, essentiellement
ethno-anthropologique, est limité ; puisqu’il permet d’analyser la survivance ou la
transformation de formes culturelles concernant l’agriculture andine, non la raison de
cette survivance ou de ces transformations. Cette raison, il faudra en son temps la
rechercher au niveau de l’évolution des rapports de production. Mais à condition de
prendre ces faits de culture comme des symptômes, des indices de cette évolution, il n’est
pas inopportun de les évoquer au terme d’un développement sur l’originalité et l’origine
des agricultures du Pérou moderne.
117 En 1967, menant dans les Andes du Cuzco mon enquête en prévision de la rédaction de
cette thèse, j’ai vu dans une hacienda appartenant à l’une des plus vastes entreprises
agricoles andines, organisée financièrement selon les normes des plus modernes sociétés
anonymes par actions, s’opérer à la taclla et à la lampa le défonçage collectif du sol et la
récolte des pommes de terre. A quelques détails de costume ou d’outillage près — les
outils de bois étaient armés d’embouts en fer — j’avais sous les yeux un tableau vivant
63
droit sorti d’une planche dessinée de l’œuvre de Huaman Poma de Ayala26. C’étaient les
mêmes outils, le même travail collectif en ligne, les mêmes poses dans le travail pour
mastiquer la coca. En plein XXe siècle, à l’heure où il n’était question que de l’opportunité
de la réforme ou de la révolution agraire au Pérou, la base technologique de cette vaste
entreprise agricole capitaliste était restée, au moins en ce qui concernait ses cultures
vivrières, la même que du temps d’avant les Incas.
118 Ce phénomène de survivance des technologies précolombiennes dans la civilisation
agraire du Pérou moderne n’est pas un fait isolé. Au bord du lac Titicaca, près de
Huancané, dans le Calléjon de Huaylas, près de Yungay dans bien d’autres endroits encore,
il m’a été donné d’en voir les manifestations en regardant les paysans indiens d’haciendas
ou de communautés villageoises au travail. D’autres l’ont attentivement étudié et décrit 27.
Il est évidemment lié à la stagnation générale des moyens de production depuis quatre
siècles au sein de secteurs entiers de la paysannerie andine, de l’Équateur à l’Argentine. Il
est lié aussi à la très ancienne et très efficace adaptation, dans le cadre de ces rapports de
production, de cette technologie au milieu naturel andin. Cela explique donc la
permanence de l’outillage28, des procédés et des systèmes de culture fondés sur le travail
manuel et collectif, malgré les innovations apportées à cette culture vivrière andine dont
la force motrice essentielle est souvent demeurée la force corporelle humaine.
119 Au reste, cet héritage technique indigène, largement présent dans l’agriculture
péruvienne de la Colonie comme de la République, ne se limite pas aux seules opérations
agricoles. Les transports restent pour une bonne part effectués localement, encore de nos
jours, par portage à dos d’hommes ou de lamas. Au début de ce siècle, avant la
généralisation de la route et du camion, les minerais d’argent, de plomb, de cuivre des
Andes centrales du Pérou, collectés et expédiés dans le monde via le chemin de fer de la
Peruvian Corporation et le port du Callao, étaient apportés depuis les très hautes mines
(sises entre 4.500 et 5.200 m d’altitude) jusqu’aux gares par des caravanes de milliers de
lamas élevés dans les haciendas que les grandes entreprises minières avaient acquises
pour résoudre ainsi leurs problèmes de transports29. Qui plus est : les premières
opérations de fonte et de raffinage du minerai, effectuées sur place pour alléger les
charges du poids inutile de la gangue, employaient, faute d’autre combustible disponible
à ces altitudes, le crottin de lama séché, comme du temps de la métallurgie incaïque.
120 Sur ce fond de survivances technologiques précolombiennes, les rapports sociaux,
pourtant profondément modifiés au sein des institutions agraires coloniales ou
néocoloniales, ont continué jusqu’à nos jours d’emprunter certains de leurs mécanismes
ou de leurs structures au vieux fond de l’héritage précolombien. C’est une question sur
laquelle nous reviendrons de savoir si certaines institutions coloniales, que toute une
littérature américaniste a interprétée comme de simples extensions au nouveau
continent du droit espagnol — encomiendas et repartimientos copiés des épisodes de la
reconquête chrétienne sur les Maures de la péninsule ibérique ; reducciones et comunes de
indios imités des communes rurales de l’Espagne et de leurs fueros... — sont en fait des
créations originales, adaptées aux réalités indigènes de l’Amérique, différentes en cela de
leurs homologues ibériques et européennes. En tout cas, dès maintenant, nous pouvons
noter comme autant d’indices la persistance, sous couvert d’institutions espagnoles
importées au Pérou, de caractéristiques agraires andines dont on ne trouverait nulle
trace dans l’histoire agraire ibérique. Ainsi, dans les villages d’indiens regroupés par les
fonctionnaires coloniaux, réapparaît la division en partialités, antérieure à l’époque
incaïque30. De même, l’institution des caciques indiens, sans cesse attaquée et sans cesse
64
moulin à céréales, broyeuse de canne à sucre, etc. — est mû soit par la traction animale,
soit par une main-d’œuvre servile ou esclave, soit par la force hydraulique.
124 La société rurale issue des transformations coloniales du Pérou est une société dominée
par la ville, parce que l’élite colonisatrice dominante est installée dans les villes, parce
que les populations rurales elles-mêmes ont été le plus souvent regroupées dans des
villages imités de ceux de l’Espagne ou dans les rancherias des grandes propriétés.
L’apport espagnol a donc consisté à municipaliser la société rurale communautaire, et à
l’hispaniser dans des formes singulières : christianisation, occidentalisation des coutumes
et des costumes (ce que les folkloristes saisissent actuellement comme un folklore
« indigène » naît en général au XVIIe siècle de l’imitation forcée des habits et usages de
certaines parties de la vieille Espagne), apprentissage des mécanismes du marché
monétaire et des contraintes administratives et fiscales d’un État impérial moderne.
Captant à son profit la très ancienne tradition andine de réciprocité des obligations et des
services au sein de la paysannerie autochtone, l’Espagne la réinterprète dans le sens
d’institutions ibériques comme le compérage (compadrazgo). Bref, la fusion synchrétique
s’opère, voulue par la Couronne et l’Église, entre deux sociétés rurales héritières de la
révolution agricole néolithique, l’une andine et l’autre méditerranéenne, et qui
présentent de ce fait plus d’une similitude formelle au niveau de leurs mécanismes
intimes de fonctionnement. De ce métissage culturel en profondeur naît le peuple
indométis du Pérou contemporain qui, quoique trop souvent marginalisé dans des
rapports de production ruraux qui l’excluent de la communauté nationale, forme
néanmoins le fond de la nation d’où procèdent les nouvelles couches et classes sociales —
petite bourgeoisie rurale, prolétariat et sous-prolétariat agricole et industriel — en voie
de nationalisation et capables de transformer les anciennes règles du jeu social.
125 Dans leur sillage, et pour les besoins de leur exploitation du pays conquis, les Espagnols
amenèrent au Pérou esclaves africains et serviteurs asiatiques. Les premiers, rapidement
fondus dans le reste du peuple créole de la côte après l’abolition de l’esclavage en 1854,
n’ont laissé que peu de traces dans l’organisation de la civilisation agricole du Pérou
moderne. Leur statut d’esclave d’abord, leur fuite devant le travail abhorré des
plantations ensuite, leur nombre réduit enfin — une centaine de milliers au terme des
trois siècles coloniaux — leur ont interdit d’imprimer une marque originale dans le
paysage rural ou l’organisation villageoise. Au niveau du folklore du peuple paysan créole
de la côte, par contre, leur influence est indéniable : chansons, danses, contes et légendes,
comportements ludiques dans nombre de villages des vallées cotonnières ou sucrières de
la côte péruvienne ne s’expliquent qu’en tenant compte de traditions africaines. Enfin,
malgré les métissages, leur présence est encore discernable au niveau des traits physiques
de beaucoup de villages côtiers d’agriculteurs ou de pêcheurs.
126 L’apport asiatique s’est trouvé considérablement gonflé au XIXe siècle lorsque, pour
soutenir la première vague de développement de grandes plantations capitalistes, l’élite
créole péruvienne importa en masse de la main-d’œuvre chinoise en remplacement des
esclaves noirs libérés. Toutefois, et pour les mêmes raisons, cet apport ethnique,
parfaitement discernable au sein du peuple des villes de la côte, n’a pas laissé de trace au
niveau de l’aménagement rural péruvien : les descendants des coolies chinois, libérés de
leurs dettes, se sont empressés de fuir le travail des plantations. Les seuls Asiatiques qui
aient marqué le paysage rural au Pérou sont les moyens et grands entrepreneurs
66
agricoles japonais immigrés dans le pays entre les deux guerres mondiales. Au XXe siècle,
spécialistes des cultures irriguées intensives, ils ont joué un rôle important dans le succès
de la moyenne propriété agricole irriguée et hautement capitalisée. Cela ne touche
toutefois que quelques vallées côtières et un nombre restreint d’individus.
127 Sur les fronts pionniers situés à l’est des Andes, dans la jungle amazonienne, ce sont les
apports européens non ibériques qui ont marqué des traits les plus originaux la création
de nouveau terroirs conquis à l’agriculture péruvienne. Nous reparlerons en son temps de
l’aventure de la colonie allemande de Pozuzo, recréant en pleine jungle une communauté
bavaroise, endogame et patriarcale, au XIXe siècle. Nous reparlerons aussi de la
participation à l’effort agricole pionnier de cette région de nombreux Européens de
toutes nationalités, rejetés d’Europe par la Seconde Guerre mondiale, et venus là
recommencer leur vie en se mêlant aux colons créoles ou métis péruviens.
128 Mais tous ces apports postcoloniaux n’ont pas, par eux-mêmes, profondément modifié le
cours des transformations agricoles du Pérou. Car à ce niveau — sauf peut-être le cas de la
colonie allemande du Pozuzo — ce qui compte, ce n’est pas l’introduction au Pérou de
nouvelles traditions agricoles, mais la modification des moyens et des rapports de
production agricoles sous l’influence du capitalisme après 1850. Il ne s’agit plus là des
origines et originalités de la société agraire péruvienne, mais du sujet central de notre
étude : l’essor du capitalisme agraire au Pérou.
NOTES
1. Luis E. VALCARCEL, Tempestad sobre los Andes.
2. Cf. Olivier DOLLFUS, Le Pérou, Que sais-je, pp. 9-15.
3. Cf. Olivier DOUFUS, idem, pp. 17-18.
4. Estadistica agraria, Lima, 1964, pp. 18-21 et p. 201.
5. Ibid.
6. Olivier DOLLFUS, Le Pérou, introduction géographique, etc.
7. Cf. travaux en cours du Pr Ruffié sur les Andins de l’altiplano.
8. Cf. travaux en cours de John V. MURRA.
9. Pp. 131-135, Jorge A. Flores OCHOA, Los pastores de Paratia.
10. Visita hecha a la provincia de Chucuito por...
11. Ibid.
12. Cf. ARGUEDAS José Maria, Los comunidades de España y del Peru, U.N.M.S.M., Lima, 1968, 354 p.
13. PARDO Manuel, Estudio sobre la provincia de Jauja, Imprenta La Epoca, Lima, 1862, 66 p.
14. Cf. en particulier : GONZALEZ TAFUR Oswaldo, Peru, poblacion y agricultura, Lib. internacional,
Lima, 1952, 288 p. ; Gonzalez TAFUR Oswaldo, La agricultura peruana, problemas y posibilidades, Imp
Amauta, Lima, 1964, 312 p.
15. Cf. les divers documents émis à l’époque par les B.I.D., F.A.O., etc., et, plus près de nous,
certaines communications au colloque du C.N.R.S. d’octobre 1965 sur les problèmes agraires des
Amériques latines.
16. Cf. DOLLFUS, Le Pérou, pp. 25-28.
67
***
69
à l’origine, une entreprise d’État, réalisée par des militaires réguliers et payée avec les ressources
du Trésor public national. Les hommes d’État espagnols accueillirent avec réserve les projets de
Christophe Colomb... Même les premières nouvelles arrivées à la Cour sur l’extraordinaire
découverte d’îles mystérieuses que le destin avait placées sur les routes maritimes du premier
Amiral des Indes, ne provoquèrent pas une forte impression sur les gouvernants ni ne suscitèrent
l’enthousiasme des classes sociales aristocratiques. Ce furent les classes populaires qui, guidées par
le désir d’aventure et par un besoin pressant d’améliorations économiques et sociales prêtèrent
attention aux descriptions surprenantes et parfois imaginaires de Colomb et de ses compagnons, et
qui rendirent possible l’entreprise, permettant ainsi de continuer le processus de découverte. » 4
5 Du côté des gouvernants espagnols on discerna bien l’intérêt de l’entreprise de
découverte et de conquête. Mais la situation singulière de la société et de l’État espagnols
ne leur permettait pas de financer directement l’aventure. La structure particulièrement
militarisée de la féodalité espagnole reconquérante laissait échapper l’activité
commerciale et financière aux mains des étrangers — Européens, Mauresques et Juifs. La
bourgeoisie native, presque inexistante, pouvait difficilement soutenir le financement
d’un effort national autonome de découverte. Quant au Trésor royal, il souffrait de tous
les vices d’une fiscalité féodale : « L’indigence du Trésor public qui percevait ses recettes d’une
population rurale, pastorale... et qui, en même temps, octroyait des exonérations fiscales
considérables à la noblesse et à l’Église, empêcha les rois catholiques de continuer la colonisation de
l’Amérique à la charge de la Couronne ; et ceci malgré les investissements relativement faibles
exigés par l’entreprise ; la nécessité de faire appel à l’initiative privée, tant pour la découverte que
pour la conquête du Nouveau Monde, en transmettant aux mains des particuliers tout ce qui aurait
dû rester dans les mains de l’État, introduisirent dans l’entreprise américaine des éléments
anarchiques ou individualistes, lesquels jouèrent un rôle négatif dans le devenir historique des
colonies. »5 Pour toutes ces raisons, et malgré l’intérêt de principe de la Couronne
d’Espagne, la découverte et la conquête du Nouveau Monde furent d’abord une entreprise
dont l’initiative revient à des individus ou des groupes d’individus liés par l’intérêt
personnel.
6 La découverte de l’Amérique fut donc une affaire privée, accomplie sous licence royale et
financée par une société en commandite. Celle-ci regroupait les mises de fonds du Juif
valencien Nicer Luis de Santangel, — qui avait apporté un million des 1.500.000 maravedís
investis dans l’entreprise — et celle de Christophe Colomb lui-même — 187.500 maravedis
— qu’il avait empruntée à Martin Alonzo Pinzón, négociant armateur de Palos de Moguer 6
. A l’initiative coloniale le clergé ne laissait pas de prendre sa part : le chanoine Hernando
de Luque prêta 20.000 pesos à Francisco Pizarro lorsque celui-ci organisait à Panama son
expédition vers le sud du « rio Pirú ». Mais en accordant leurs lettres de créances — les
CAPITULATIONS — à ces entrepreneurs de découverte et de conquête, la Couronne
gardait un droit de contrôle éminent sur les résultats de ces entreprises — du moins, en
principe. Elle s’en donna bientôt les moyens en créant à Séville, en 1503, la Casa de la
Contratacioń, organisme chargé du monopole de l’organisation et du financement des
expéditions de navires, d’hommes, d’armes et de fournitures vers les Indes occidentales et
de la réception, au retour des flottes, des richesses exotiques, et en créant en 1524, à
Madrid, le Conseil supérieur des Indes chargé de connaître pour la Couronne toutes les
affaires juridiques, législatives, administratives et politiques concernant les colonies
d’Amérique. La découverte et la conquête de l’empire des Incas par Francisco Pizarro
intervint donc alors que les principales institutions coloniales de la métropole étaient
71
11 Une fois les explications platement racistes écartées — explications qui invoquent une
soi-disant infériorité « naturelle » de la « race » indienne face aux Espagnols —
l’extraordinaire rapidité de l’effondrement incaïque face aux envahisseurs européens
demeure un phénomène étonnant pour l’historien ; du moins à ne se fier qu’aux plus
superficielles apparences. En effet, en quelques mois, avec moins de deux cents hommes,
quelques chevaux et armes à feu, un seul et petit canon, Fernando Pizarre se rend maître
d’un immense empire peuplé selon les estimations de trois à dix millions d’habitants.
Même dans une étude sur la seule histoire agraire du Pérou il est nécessaire d’évoquer le
problème, non seulement parce que nous espérons nous faire lire d’un public français
généralement encore peu informé des antécédents, mais parce que les modalités de la
conquête du Pérou ont leur importance pour expliquer certains traits de cette histoire. A
preuve la résurgence de mouvements messianiques indiens réclamant en plein vingtième
siècle la restauration de l’empire des Incas dans le sud péruvien, ou bien l’étrange
absence, jusqu’à une date récente, de la grande propriété foncière d’origine coloniale
dans certaines régions des Andes, qui ne s’explique que par la primitive alliance contre
l’Inca réalisée entre les princes indigènes locaux et Pizarre, celui-ci s’engageant à
respecter leurs institutions traditionnelles en retour.
12 L’argument le plus sérieux généralement avancé pour expliquer la rapide et facile défaite
incaïque est celui de l’infériorité technologique de la civilisation du Pérou précolombien
face aux Espagnols. Une productivité du travail agricole et artisanal inférieure à la
péninsule ibérique faute d’employer l’énergie motrice animale, l’absence de la roue pour
les transports terrestres, la faible maîtrise des techniques de transports maritimes réduits
aux radeaux ou barques de roseaux — auraient limité l’assiette économique et sociale de
l’État incaïque à une société fractionnée en petites unités territoriales agraires, sans autre
solidarité entre elles que la commune oppression d’un État despotique et fragile. A la
superstructure de l’État incaïque près, la situation aurait finalement été la même, au
moment de la conquête espagnole, que celle décrite pour les Chibchas de Colombie : «
Mais le facteur le plus décisif pour la défaite (des Indiens) fut la structure sociale qui consistait,
dans la plupart des cas, en de simples groupements de familles peu cohérents entre eux, sans
pouvoir politique centralisé... De plus leur isolement en un complexe culturel indigène favorisait les
Espagnols. C’est pourquoi une poignée de gens put s’approprier de vastes territoires. » 8 Il y a dans
tout cela beaucoup de vrai et, en attendant des travaux plus précis sur la période, nous
pouvons retenir une bonne part de l’argument.
13 Toutefois, s’il est vrai que Pizarre et ses compagnons avaient derrière eux toute l’Espagne
— et, au-delà, une partie de la finance européenne — il ne faudrait pas surestimer l’avance
technologique des Espagnols par rapport aux Incas. Compte tenu de l’originalité du milieu
agricole andin, l’agriculture incaïque avait certainement atteint le degré le plus raffiné
d’adaptation au milieu dans les conditions de l’héritage néolithique, sauf qu’il lui
manquait des animaux de trait. Mais l’irrigation comme la mise en culture des pentes
étaient à ce point adéquates qu’elles ont survécu, fondamentalement inchangées,
jusqu’au XXe siècle. Quant aux transports terrestres, faut-il rappeler l’état souvent
déplorable des routes européennes à l’époque, qui exigeait — comme dans le Pérou
incaïque — que les échanges se fissent bien plus à dos d’animaux que sur des charrettes.
Simplement les mules ibériques supportaient-elles des charges un peu plus lourdes que
les lamas du Pérou. Quant à l’État incaïque, ni ce que nous avons décrit dans le chapitre I,
73
16 De telle sorte que les supplétifs de la petite armée espagnole conquérante sont fournis par
les alliés indiens, convaincus d’être du côté du plus fort. Dans nombre de batailles qui
jalonnent la conquête du Pérou ou la répression des premières tentatives de révolte, aux
premières lignes, des deux côtés, se battent avec leurs armes et tactiques traditionnelles
les sujets de l’Inca, les uns fidèles, les autres collaborateurs de l’envahisseur et réglant de
cette façon de vieux comptes avec l’oppression incaïque. Ce qui a permis de dire à
certains observateurs de la période que la conquête du Pérou avait été faite par les
Péruviens bien plus que par les Espagnols. Mais, pour juste qu’elle soit en réaction contre
une historiographie trop hispano-centriste, une telle formule ne rend toutefois pas
compte du rôle dirigeant éminent que surent toujours garder les Espagnols dans les
conflits, et qui seul explique le caractère de l’entreprise et qu’il s’agit bien d’une conquête
colonisatrice.
17 Faute d’être financés par la Couronne d’Espagne ou crédités par des organismes
financiers puissants, les Conquistadores du Pérou avaient dû s’endetter à très court terme
pour monter leur expédition. Comme tout le reste de l’Amérique espagnole, le Pérou fut
donc financièrement conquis « à la grosse aventure ». Cela, plus que des caractères
psychologiques douteux qui tiendraient à la « race » espagnole, explique la rapacité des
conquérants vis-à-vis des conquis : « L’urgence d’acquitter leurs créanciers amena (les
conquérants) à réaliser des expéditions précipitées, peu organisées, qui brimèrent les indigènes en
leur arrachant l’or et en les prenant comme esclaves pour les vendre. D’autre part, les conquérants
commirent des fraudes à l’égard du fisc, participèrent illégalement aux délibérations des
assemblées municipales, se livrèrent à des actes de violence contre les marchands ou abusèrent du
régime autoritaire... »10 On ne saurait mieux décrire un projet de conquête et de pillage.
18 De 1524 à 1526, poursuivant l’exploration de la route reconnue par Pascual de Andagoya
au sud de la baie du Choco, Francisco Pizzaro et Diego de Almagro emploient deux
moyens pour obtenir les richesses indigènes : le rachat et le pillage. La seconde opération
se passe d’explication. La première consistait primitivement à troquer sur une plage or,
perles et bijoux indigènes contre de la pacotille européenne. Mais très souvent l’opération
évoluait en rançon, c’est-à-dire qu’on faisait prisonniers hommes, femmes et enfants et, à
moins qu’ils ne paient leur remise en liberté, on les embarquait comme esclaves. C’est de
cette manière que ces deux conquérants se préparaient à gérer le royaume dont les
indigènes leur avait signalé l’existence au sud du rio Pirú. Une fois celui-ci conquis, les
exactions se donnèrent libre cours. On sait comment Pizarre, abusant Atahualpa fait
prisonnier à Cajamarca, lui promit la liberté à condition de faire converger depuis toutes
les provinces de l’empire de quoi remplir d’or la salle où l’Inca était retenu prisonnier.
C’est là sans doute le plus célèbre cas de rançon de l’histoire hispano-américaine. A cela
s’ajouta le pillage des trésors, particulièrement de ceux accumulés dans les palais et les
temples du Cuzco, la capitale incaïque. Et comme les trésors des vivants ne suffisaient pas,
on pilla ceux des morts. On exhuma les momies des ancêtres et sous les yeux horrifiés de
leurs descendants on les dépouilla de tous les objets précieux dont elles étaient revêtues,
au nom du droit de huaca. Rançon, pillage, huaqueria n’étaient pas les excès incontrôlés de
conquérants enivrés par le succès de leur entreprise. La Couronne d’Espagne réglementait
ces activités11 et prélevait en principe 50 % du bénéfice.
75
19 Lorsque les trésors furent ainsi pillés ou bien dérobés à la cupidité des conquérants par le
silence hostile et efficace des indiens conquis — silence qui dure encore de nos jours dans
les Andes face à l’enquêteur étranger ou au géologue prospecteur — les Espagnols
pensèrent à exploiter les hommes et les mines. Nous verrons tout à l’heure quelles
institutions ils se constituèrent à cette fin, et de quel poids elles pesèrent dans la
naissance de la propriété foncière. Mais dans l’immédiat après la conquête du Pérou, un
des moyens rapides de s’assurer des droits sur les richesses du pays conquis était
d’épouser les filles de ses princes. Beaucoup de conquérants firent ainsi souche dans le
Pérou conquis, inaugurant sous cette forme le métissage aristocratique. En dot, les
princesses indigènes apportaient souvent la révélation d’un gisement de métaux précieux
que leur nouveau seigneur, maître et époux s’empressait de faire exploiter par les sujets
de sa femme, les mitayos, ou par les indiens-esclaves qu’il avait conquis par droit de
victoire ou en les rachetant auprès des caciques indigènes.
20 En principe en effet la Couronne d’Espagne fut très vite hostile à la réduction des indiens
en esclavage — sauf comme mesure punitive contre des indiens particulièrement
« rebelles » et militairement vaincus. En fait, l’esclavage indien existait, à l’initiative des
conquérants, et parce qu’ils avaient eu la chance de trouver l’institution incaïque des
yanaconas, fort proche souvent d’un statut d’esclavage. Moyennant quoi, sans solliciter
beaucoup l’interprétation du droit indigène ou du texte des ordonnances madrilènes,
beaucoup de conquistadores ne se firent pas faute de comprendre l’institution à leur gré,
exploitant et trafiquant sur une main-d’œuvre indienne enchaînée et marquée. Ceci, joint
aux excès de la mita incaïque réinterprétée par les nouveaux maîtres en fonction de leur
appétit brutal, explique les charges incroyables qui s’abattirent sur les populations du
Pérou récemment conquises, et l’extraordinaire enrichissement de certains Espagnols
dans la période. Non seulement l’empire des Incas avait été riche en trésors disponibles
pour le pillage au cours des premières années de la conquête, mais à condition d’en
organiser sans scrupule l’exploitation, il continuait d’être capable de produire en masse
les métaux précieux, les produits exotiques et les richesses dont l’Espagne et les
Espagnols avaient besoin. Il fallait donc passer du pillage à l’exploitation de la terre
conquise — ou, pour mieux dire, au pillage institutionnalisé — et pour cela se donner les
institutions stables adaptées à ce but. Mais auparavant il fallait décider comment allait se
faire le partage de la conquête entre les différents pouvoirs capables de se la disputer.
21 Toutes les contradictions latentes entre les vainqueurs ressurgirent alors. Elles prirent un
tour particulièrement grave au Pérou où elles opposèrent les laïcs à l’Église, les
conquérants à la Couronne, les premiers colons à la seconde vague d’immigration
espagnole, les indiens révoltés aux blancs triomphants. Nulle part en effet comme au
Pérou, dans le reste de l’Amérique espagnole, les disputes soulevées par la conquête ne
prirent si rapidement et si intensément un tour à ce point conflictuel. Sans doute parce
que, Chili mis à part, la prise de possession de ce territoire fut la plus tardive ; et parce
que la résistance politique, sociale et culturelle de la population conquise fut la plus
profonde, la plus tenace, la plus continue dans l’histoire du Nouveau Monde.
22 Au moment où Pizarre débarque au Pérou pour le conquérir, il y a déjà plus de vingt ans
que le monde espagnol s’interroge, à travers son intelligentzia bureaucratique ou cléricale,
76
encomenderos hispano-péruviens. Dix ans seulement après qu’il ait été conquis, le Pérou
occupe hélas une place de choix dans la démonstration que fait, en 1542, le frère
Bartholomé de las Casas selon laquelle, au rythme où s’exerce le pouvoir des
encomenderos, la population indienne du Pérou aura bientôt disparu, comme avant elle
celle des Caraïbes13.
24 Le conflit devint donc, plus rapidement qu’ailleurs, inévitable entre les encomenderos du
Pérou et l’Église, entre les encomenderos et la Couronne d’Espagne. Les encomiendas
accordées à partir de 1536 l’étaient souvent pour deux vies. Tout poussait donc à ce
qu’elle devinssent héréditaires. Or, non seulement elles tendaient ainsi, dès l’origine, à la
perpétuité, mais elles tendaient au monopole. Très vite, en effet, les premiers
encomenderos, en essayant d’accaparer TOUTE la population indigène et ses territoires,
tentaient de reconstituer au Pérou une caste fermée à la semblance de celle des Grands en
Espagne. Mais, entre temps, de nouveaux colons continuaient d’affluer. Ils devaient donc,
ou se mettre au service des premiers et renforcer ainsi les caractères « féodaux » de la
société naissante, ou s’appuyer sur la bureaucratie coloniale montante, hostile aux
premiers conquérants, ces « anciens de la terre » comme ils s’appelaient parfois eux-
mêmes. Certes, l’imprécision des titres et des limites territoriales des premières
encomiendas permettait quelquefois aux nouveaux venus de se tailler leur part. D’où ces
redistributions périodiques des encomiendas dont le nombre, les dénominations et les
limites varient dans certaines régions du Pérou pendant tout le XVIe siècle14. Mais pour les
autres immigrants, laissés pour compte, pour les fonctionnaires coloniaux avides et
jaloux de leurs prérogatives, le heurt avec les encomenderos est inévitable dans la mesure
où on cherche à leur reprendre une partie des pouvoirs régaliens qu’ils exercent sur les
populations et que la Couronne leur avait d’abord imprudemment concédés. Aussi,
lorsque cet effort de récupération du pouvoir royal aboutit, en 1542, aux « nouvelles lois
des Indes », protectrices des indiens et restrictives de l’encomienda, il produit au Pérou la
rébellion des encomenderos. Au Cuzco, Gonzalo Pizarro et Almagro dirigent le
soulèvement. Et il faut la longue et habile campagne de reconquête menée par La Gasca
jusqu’en 1548 pour que Madrid reconquière sa propre colonie contre ses propres colons.
Au terme de cette guerre civile, le pouvoir de la nouvelle aristocratie coloniale est
définitivement subordonné au pouvoir royal de Madrid et à ses représentants locaux, les
fonctionnaires et magistrats du vice-royaume du Pérou. La capitale incaïque, Cuzco, est
déclassée par la capitale coloniale, Lima, dont la situation côtière indique assez son
caractère étranger par rapport au pays indigène contrôlé par les encomenderos. Un réseau
de villes dont les dates de fondation marquent les étapes du contrôle espagnol sur
l’espace régional de l’ancien empire des Incas sert de relais entre le vice-roi et le pays
dominé. Entre leurs murs, les vecinos15, propriétaires terriens, commerçants, membres des
professions libérales, forment la base pyramidale de la société blanche dominatrice et
sont chargés du contrôle direct de la population conquise.
25 Dans ce contrôle, l’encomienda perd son rôle prépondérant, surtout après 1570. D’autres
institutions de domination et d’exploitation de la population indigène apparaissent alors,
favorisées par la Couronne d’Espagne soucieuse de casser ou d’en limiter le pouvoir
absolu en matière administrative, juridique, religieuse ; les encomenderos voient leur
puissance se privatiser et se réduire à un rôle essentiellement économique. L’encomienda
laisse peu à peu la place à l’hacienda, forme de la propriété PRIVÉE du sol et du sous-sol,
confirmée par les titres obtenus lors des diverses composiciones de tierras, particulièrement
nombreuses après 1590-1620. Non contents de cela, les vice-rois prévoient la disparition
78
27 Dans le cadre de cette évolution institutionnelle qui se produit entre le XVIe et le début du
XVIIe siècle, il nous faut appréhender maintenant les conséquences économiques et
sociales de la conquête du Pérou. Là encore, nous retrouvons d’abord le caractère
destructeur de cette conquête ; particulièrement, concernant la population indigène, sur
le plan démographique et social.
cacicat de ses princes indigènes reconnus et protégés par la Couronne d’Espagne subit,
malgré ces conditions favorables, une chute brutale de 1525 — date du dernier
recensement incaïque consigné dans les visites et chroniques espagnoles — à 1571. La
tendance à la baisse se poursuit au moins jusqu’au recensement fiscal de 1754 et, malgré
une reprise, la population indigène ne retrouve vraiment son niveau d’avant la conquête
qu’à la fin du XIXe siècle, après le recensement national républicain de 1876 19.
Rapprochons cela de l’étude faite par l’Instituto de Estudios Peruanos sur Santa Lucia de
Pacaraos20, où nous voyons que la population des Hanan-Pircas voit son chiffre baisser
encore de 30 % entre 1570 et 1650, ne remonter au niveau initial qu’en 1780, retomber
après 1820 et ne se stabiliser vraiment qu’entre 1876 et 1902 pour doubler ou tripler après
cette date jusqu’en 1940. Pour ponctuels qu’ils soient, et incomplets, de tels témoignages
confirment donc le mouvement général de baisse démographique de longue durée
pendant les deux premiers siècles de la période coloniale, tendance qui ne s’inverse
définitivement que cent ans plus tard, à l’extrême fin du XIXe siècle. Ces témoignages
confirment aussi la chute démographique brutale qui se produit entre 1532 et 1570, et qui
se prolonge, tenace, au moins jusque vers 1650. Ils prouvent que la « légende noire » de la
conquête espagnole ne fut donc pas qu’une « légende » créée de toutes pièces par des
polémistes opposés au colonialisme espagnol, mais qu’il y eut bien, comme le proclamait
en son temps Las Casas, un danger pur et simple de génocide concernant la population
conquise du Pérou. A cela, on pourra objecter que les statistiques de l’époque, d’origine
fiscale, ne reflètent que la population administrativement contrôlée, et non toute la
population — laissant en particulier échapper la population déracinée ou celle qui fuit
devant le travail obligatoire et l’impôt. Mais, outre que cela ne contredit pas la tendance
d’ensemble, car les chiffres de référence incaïques correspondent également à une
population administrativement contrôlée à des fins fiscales — donc également tentée de
se dissimuler hors des statistiques — ces témoignages sur l’évolution démographique du
vice-royaume du Pérou correspondent trop bien à ce que nous pouvons savoir par ailleurs
des causes d’une situation aussi catastrophique.
30 Car la conquête a signifié, pendant les trente ou quarante premières années de
l’occupation tumultueuse du Pérou par les Espagnols, une véritable désorganisation —
sinon l’anéantissement, dans les cas locaux les plus extrêmes — de la société et de la
culture conquises. Il y eut d’abord les massacres et les pillages des premiers conquérants,
bientôt suivis des épisodes de répression des premières révoltes indiennes. A chaque fois
dans les deux camps, allié ou ennemi des Espagnols, des milliers d’indiens étaient tués,
blessés, capturés, arrachés à leurs villages d’origine. Pendant la révolte de Gonzalo
Pizarro et Almagro, ce sont encore les indiens qui meurent en grand nombre dans les
batailles chargées de vider la querelle qui oppose les encomenderos à l’application des
nuevas leycs de indias. La société conquise est donc victime à tout coup. Ses chefs
traditionnels ne sont plus obéis, ou bien sont domestiqués. Les villages sont désertés ou
décimés par la guerre, la rançon, le saccage, le recrutement forcé de la main-d’œuvre
nécessaire aux portages et travaux obligatoires à longue distance. Dans le sillage des
conquérants, une masse croissante de Yanaconas, esclaves ou serviteurs indiens au statut
mal défini, mais personnellement attachés à leurs maîtres et arrachés à leur structure
sociale d’origine, forme une nouvelle classe, instable et sans racine, qui ne laisse pas
d’inquiéter les autorités coloniales par son nombre et sa soumission aux encomenderos.
31 Enfin, dans ces sociétés andines qui avaient vécu loin du monde eurasiatique et de ses
épidémies, le contact biologique avec les Espagnols est, lui aussi, mortifère. Les nouveaux
80
venus apportent avec eux des vices et des germes contre lesquels les populations
incaïques ne sont pas immunisées. Comme tout l’équilibre traditionnel entre les hommes
et les ressources agricoles est atteint, à cause de la baisse de l’activité agricole vivrière et
de la ruine de l’économie des stocks alimentaires qui était le fondement de l’économie
incaïque, il se produit, lors des années de mauvaises récoltes, de graves crises
alimentaires. Les nouvelles maladies sévissent alors en épidémies redoutables qui
achèvent de compromettre des populations dont l’équilibre démographique est déjà très
menacé. Dans la période, la variole et la rougeole frappent particulièrement en 1566 et
1588 ; la lèpre en 1646. Cependant, au Potosi, à Porco, à Huancavelica, dans les grands
centres miniers où se concentrent dans de déplorables conditions sanitaires et techniques
des masses considérables de mineurs amenés là sous la contrainte de la corvée — la MITA
— le taux de mortalité est également très élevé, à la fois à cause des conditions de vie et
des conditions de travail. Ajoutons, pour achever de brosser ce sombre tableau, que les
conditions de regroupement et de « christianisation » — menées très souvent sous la
forme terroriste et brutale de « l’extirpation des idolâtries »21 — de la population ainsi
décimée et traumatisée enlève à certains des indiens survivants jusqu’au goût de vivre.
Les missionnaires se plaignent dans leurs rapports de l’apathie généralisée et du goût de
suicide qu’ils ont eux-mêmes, après tant d’autres, contribué à provoquer au sein de la
population conquise en détruisant non seulement ses moyens de vivre, mais également
ses raisons de vivre en rompant soudain sa solidarité culturelle et religieuse avec sa terre,
ses dieux et ses ancêtres.
* L’ESCLAVAGE
* LA MITA
* LE TRIBUT
36 Mais la mita, ainsi réinterprétée, aux fins de l’exploitation coloniale, n’intervient que dans
cette partie de l’économie directement gérée et orientée par les entrepreneurs espagnols.
Il reste qu’à ses marges subsistent une société et une économie indigènes dont la fonction,
à l’intérieur de l’ordre colonial en gestation, n’est pas seulement de produire et
reproduire gratuitement la main-d’œuvre indienne nécessaire aux entreprises coloniales,
mais également de libérer un surproduit agricole et artisanal qui, collecté dans l’empire
incaïque pour reconstituer les stocks d’État, est accaparé — directement ou indirectement
— sous une forme fiscale par les conquérants et leurs descendants. Utilisant à leur profit
les mécanismes du TRIBUT incaïque, encomenderos ou fonctionnaires coloniaux prélèvent
ce surproduit, en nature pour commencer, en espèces quand l’économie de marché
régional cesse d’être le fait de la seule société hispano-créole urbaine dominante pour
s’étendre, sous des conditions de tutelle et de contrôle strictes, aux villages indigènes
eux-mêmes. Dans l’un et l’autre cas, le colonisateur, en prélevant l’excédent de
l’économie rurale indigène, participe à l’accumulation coloniale de capital sous la forme
de RENTE FISCALE, privée quand elle est versée à l’encomendero, publique quand elle est
versée au corregidor chargé d’administrer directement pour l’État la société indigène
dominée.
37 Pour avoir une idée de ce que représente à ses débuts le tribut colonial, et mesurer à quel
point il restait étroitement dépendant des ressources de l’économie rurale indigène et de
ses cycles annuels, voici les prestations que doit la population des Chupachos de Huanuco
à son encomendero, le capitaine Gomez Arias Davila, en 1549, d’après la Visite de Juan de
Meri y Garcia Ortiz de Espinoza :
• par mois : 200 mantes et chemises, 12 jarres de miel ;
• par quinzaine : 20 sacs de toile, 50 pains de cire, 40 paires de sandales, 40 pains de sel (en été),
20 pains de sel (en hiver) ;
83
* L’ENCOMIENDA
40 Dans cette liste, non seulement l’encomienda prélève sous la forme d’une rente fiscale une
rente en produits de l’économie rurale indigène, mais elle prélève également une rente en
travail tout à fait considérable et qui fait l’objet de la seconde partie du texte. Notons
d’abord comme à cette fin il utilise des institutions sociales dont la dénomination comme
l’origine sont typiquement pré-colombiennes : yanaconas, mitimaes. Concernant ce dernier
terme, précisons qu’il s’agit là d’un statut sans doute proche de celui de yanacona, mais
touchant peut-être un groupe socio-ethnique distinct des Chupachos, en tout cas
composé également de domestiques ou valets personnellement soumis à l’encomendero. Le
mécanisme de cette rente-travail implique que l’encomendero vive non seulement en
rentier sur la production de la population qui lui est répartie mais que, jusqu’à un certain
point, lui aussi se convertisse en entrepreneur. Entrepreneur-manufacturier tout d’abord,
qui emploie à son service près de 60 tisserands, potiers et charpentiers. Entrepreneur
agricole ensuite, qui organise la production de blé, coton, coca sur des champs dont le
régime de propriété n’est pas précisé, qui fait élever des porcs acclimatés et ordonne la
pêche en rivière en fonction des nouvelles normes de consommation d’une société en voie
de christianisation. Gérant domanial enfin, qui utilise la force de travail d’environ 70
domestiques, employés et valets de ferme mentionnés dans la rubrique yanaconas ou
mitimaes. Dans de telles proportions, il est difficile de penser que toute cette production
84
collectée par le tribut ou livrée par le travail gratuit serve uniquement à la consommation
domestique de l’encomendero, de sa famille ou de sa clientèle. Force est donc bien de
considérer que l’encomienda joue ici un rôle non seulement administratif, politique et
fiscal — concédé par grâce du pouvoir royal — mais aussi un rôle directement économique
en orientant les productions indigènes en fonction des normes fiscales et en intervenant
dans les rapports de production eux-mêmes. Certes, cela ne va pas encore jusqu’à rompre
la solidarité du groupe dominé puisque l’embryon de contrat de travail, implicite dans la
dernière partie du texte mentionné, reste un contrat collectif passé entre l’ensemble du
groupe ethnique et son encomendero. Mais c’est déjà, sans conteste, l’amorce des futurs
contrats tacites qui régleront, au XVIIe siècle, les rapports de production entre l’hacendado
et la main-d’œuvre communautaire asservie au système.
41 En ce sens, l’encomienda est certainement le maillon de transition entre le cacicat indigène
précolombien et l’hacienda, telle qu’elle s’établit sur les restes des groupes ethniques
régionaux intégrés et déstructurés du début du XVIIe siècle. Du curaca indigène, l’
encomendero hérite la responsabilité d’assistance économique du groupe dominé en gérant
— en principe — ses ressources, en organisant une production dirigée dont les produits —
vêtements, sandales, stocks alimentaires — doivent servir à subvenir aux besoins du
groupe indigène dans les périodes difficiles. Du futur hacendado il a le privilège, se situant
à l’articulation de deux types d’économies — l’une, indigène, non pas autarcique, mais
largement exclue du marché monétaire ; l’autre, espagnole, intégrée au contraire dans
une économie naissante de marché — de disposer du surplus de cette production rurale. Il
peut le réaliser sur le marché local, en le vendant aux vecinos des villes coloniales, et
prélever ensuite sur les bénéfices la part du fisc espagnol. Ou bien, quand l’économie
monétaire s’étend à la société indigène elle-même, commencer de lever le tribut
directement en espèces. De toute façon, le mécanisme fondamental reste le même.
42 Lorsque la Couronne d’Espagne, surtout après 1570, reprend aux encomenderos une grande
part de ses pouvoirs régaliens préalablement concédés, l’encomienda se « privatise » en
perdant peu à peu son exorbitant cumul de pouvoirs politique, judiciaire, administratif.
De politique, sa puissance se convertit en économique et l’institution évolue vers l’
hacienda. Mais l’essentiel des caractères économiques de la nouvelle institution était déjà
fixé dans ce qui, de l’encomienda, relevait d’une économie d’entreprise gérée en faire
valoir direct. Succédant à l’encomendero, l’ hacendado cesse de percevoir le tribut ou
d’organiser la mita au nom du roi ; mais il continue de prélever sur les populations
asservies à son entreprise la rente-produit et la rente-travail qui restent la base de
l’économie interne pré-capitaliste de nombre d’haciendas péruviennes du XVIe au XXe
siècles. Seul changement consommé dans l’intervalle, au début du XVIIe siècle : l’hacendado
doit transformer l’initiale grâce royale de pouvoir ethno-territorial .l’encomienda) en une
grâce royale de terre possédée en propriété privée (l’hacienda). A ce prix, il continue
d’exercer un pouvoir monopolique sur la population indigène asservie.
avancé, elle est chargée de fournir gratuitement aux entreprises minières les vivres, le
cuir, les sacs de toile et les animaux de bât nécessaires à leur fonctionnement et au
transport du minerai. Dans l’économie générale du Haut Pérou minier du XVIe siècle, elle
n’intervient que pour abaisser les coûts d’exploitation des entreprises de pointe non
agricoles, auxquelles elle est intégrée. Dans de telles conditions, on comprend que pour
les grands entrepreneurs de mines comme pour les grands encomenderos la question de la
propriété du sol agricole non immédiatement situé dans le voisinage des villes reste
longtemps une question subalterne. Dans cet immense espace andin ouvert aux premières
entreprises coloniales, le contrôle des populations et de leurs ressources rurales par l’
encomienda compte infiniment plus que la possession privée des terrains non urbanisés
qui, en eux-mêmes, n’ont encore que peu de valeur. On cherche donc à contrôler les
hommes, leurs excédents de ressources, leur territoire, leurs troupeaux ; on cherche à
avoir accès par adjudication royale aux ressources du sous-sol ; on ne cherche pas à être
propriétaire du sol. Cette situation, presque typique d’une économie de « frontière », ne
change qu’à la fin du XVIe siècle. A quelles nécessités répondent alors les formes
d’appropriation privée d’un sol jusque-là surtout exploité extensivement et sans
entrave ?
47 • LE MODÈLE AGRAIRE IBÉRIQUE. — Ce qui nous amène à poser la question de savoir quelles
étaient les principales caractéristiques de la structure agraire de l’Espagne au moment où
ses fils les plus entreprenants projettent ses institutions sur le Nouveau Monde. Quelques
chiffres vont nous en donner une idée.
48 A la fin de la Reconquista et au début du XVIe siècle, la structure agraire de la Castille —
cœur du pouvoir espagnol — se caractérise d’abord par l’existence de 85 % de paysans non
propriétaires, assujettis par une multitude de contraintes féodales aux grands
propriétaires fonciers qui représentent seulement 1,64 % de la population castillane.
Ceux-ci possèdent 98 % des terres. Seuls 2 % de terres allodiales échappent encore à leur
monopole28, et seulement 13,36 % de la population castillane — petits propriétaires
allodiaux, peuple urbain — ne lui sont pas directement soumis.
49 Qui sont ces grands propriétaires ? D’abord la Couronne elle-même, qui a confisqué les
terres reconquises sur les Maures et s’est constitué un domaine de terres realengas.
L’Église aussi, qui a bénéficié des donations de la part de la précédente et s’est constitué
un domaine dit abolengo. La caste militaire, bien sûr, composée de grands capitaines ou de
simples caballeros, qui a reçu de la Couronne, en récompense de ses services pendant la
Reconquête, les terres solariegas (manoriales). L’élite urbaine, enfin, noble ou roturière,
qui exerce son pouvoir foncier à travers ses cabildos (conseils municipaux) sur les ejidos
(terrains communaux) possédés en commun ou lotis et adjugés par le Conseil aux
personnes privées. Par le biais des institutions féodales, dérivées de l’originaire
encomienda wisigothique, moins de 23.000 familles exercent un pouvoir quasi
monopolique sur 85 % de la population et 98 % du territoire. Cette élite foncière se
décompose ainsi : 500 familles (0,07 % de la population castillane) appartiennent à la
noblesse et au clergé ; 10.000 familles (0,72 %) à la caste militaire ; 12.000 familles (0,85 %)
aux caballeros29. Parmi les plus grands de ces propriétaires, d’après les chroniques du
grand compteur royal, le Marquis de Villena possède 25.000 km2 et dispose en encomienda
de 150.000 personnes ; et un autre grand d’Espagne, Alfonso de Quintanilla, dispose de
100.000 personnes30.
50 Monopole d’une minorité seigneuriale sur l’immense majorité de la population et la
presque totalité des terres : tels sont donc les traits essentiels du modèle agraire ibérique
87
qui inspire les Conquérants et leurs descendants lorsqu’ils veulent organiser le régime
agraire du Pérou conquis. Quoi d’étonnant s’ils y reconstituent, par le biais de l’
encomienda au XVIe siècle, de l’hacienda au XVIIe siècle, l’essentiel des traits de ce modèle
ibérique, mais aggravé par les conditions coloniales.
51 • CARACTÈRES DE LA CONFISCATION DES STRUCTURES AGRAIRES INDIGÈNES PAR LES ESPAGNOLS . —
Cela apparaît très tôt dans la manière dont, sur les dépouilles des structures agraires
incaïques consfisquées par les Conquérants, se constitue dans les premières années
suivant la conquête, sinon une structure agraire au sens strict, du moins une division du
pouvoir territorial exercé sur le sol, ses hommes et ses produits. Afin de justifier
juridiquement les modalités de cette confiscation, chroniqueurs et juristes espagnols font
effort pour ramener la diversité des structures agraires indigènes régionales à un modèle
unique et abstrait qui voudrait que toutes les terres incaïques aient été divisées avant la
Conquête en terres communales, terres du Soleil et terres de l’Inca. Par cet artifice
juridique, on rapproche le modèle agraire indigène du modèle hispanique où les terres
des grands domaines sont divisées entre terres de l’Église, terres de la Couronne et terres
laïques privées. Moyennant quoi, dans les premiers établissements territoriaux espagnols
au Pérou, en particulier dans les oasis des deltas côtiers, on voit le sol agricole et ses
populations « répartis » entre les encomenderos, l’Église et la Couronne. Les terres de l’Inca
restent dans le domaine royal (tierras realengas) ; celles du Soleil et des clergés locaux
passent aux Églises et aux couvents (tierras abolengas) ; le reste est concédé en encomiendas
ou en ejidos aux cabildos des premières villes fondées pour contrôler les populations
conquises.
52 Deux exemples, sur lesquels nous reviendrons, nous donneront une idée de l’inégalité de
cette répartition. En 1573, dans l’oasis de Chiclayo, un quart seulement de la terre
agricole est aux mains de la population indigène regroupée en villages concentrés, et les
trois quarts restants sont accaparés par les grandes exploitations espagnoles, laïques ou
ecclésiastique31. En 1605, dans l’Oasis d’Ica, 80 % de la population rurale est soumise au
régime seigneurial ou esclavagiste de la grande exploitation agricole, et 20 % seulement
de la population possèdent en propre leurs terres communales autonomes32. Ainsi, très
tôt, la hiérarchie du pouvoir territoral reflète la division réelle des pouvoirs entre colons
et conquérants, et prépare la future structure agraire du Pérou colonial, fort proche du
modèle ibérique.
53 Toutefois, les similitudes formelles entre ce pouvoir territorial naissant et la structure
agraire hispanique du XVIe siècle ne doivent pas nous faire oublier l’originalité coloniale
du Pérou par rapport au modèle métropolitain ; par exemple, concernant la nature et la
fonction de l’encomienda. Celle-ci, qui est un outil institutionnel du monopole social
exercé par les grands propriétaires fonciers sur les paysans sans terre de l’Espagne, prend
un caractère fort différent dans le Vice Royaume du Pérou. En traversant deux océans,
l’institution — du moins dans les premières décennies, avant qu’elle ne soit stabilisée puis
concurrencée par les fonctionnaires coloniaux — est moins un outil de monopole social
stable, comme en Espagne, qu’un outil de domination politique d’une population
étrangère et vaincue — ceci pour la Couronne — ou un moyen d’ascension économique et
sociale rapide — ceci pour les encomenderos. Cela explique et l’instabilité et la précarité de
l’encomienda péruvienne, par opposition avec la stabilité de l’ encomienda hispano-
visigothique pendant le Moyen Age ibérique.
54 Très tôt en effet le conflit éclate, comme nous l’avons vu, entre l’encomienda coloniale,
constituée par concession du pouvoir territorial sur des terres realengas, et la Couronne
88
d’Espagne, désireuse de reconstituer son domaine et sa puissance sur les terres conquises.
Cela aboutit, dès 1548, à la défaite militaire des encomenderos révoltés ; et cela compromet
définitivement l’avenir de l’institution dans la Colonie puisque, péruvienne, la Couronne
refuse dès lors de concéder les encomiendas au-delà d’un maximum de trois vies. A partir
de ce moment il est donc manifeste que l’encomienda péruvienne ne peut pas jouer, au XVIe
siècle, le rôle stabilisateur d’une élite foncière comme elle l’a fait en Espagne. Cela se
vérifie non seulement dans la disproportion des forces au niveau du conflit avec la
Couronne, mais dans l’instabilité même de l’institution au Pérou. Pendant tout le XVIe
siècle, les encomiendas péruviennes ne cessent de changer de titulaires et de voir se
modifier leurs limites et leurs compétences sur les territoires et les populations réparties.
Dans la vallée côtière de Lurin, près de Lima, par trois fois au moins en quarante ans, ces
changements de mains exigent des représentants de la Couronne qu’ils procèdent à la
redistribution des encomiendas, respectivement en 1534, 1544, 1575 33. Dans la sierra
centrale, à Huánuco, les mêmes fluctuations persistent pendant tout le XVIe siècle. A
travers les actes de repartimientos ou les visites générales on voit comment le nombre des
encomiendas du district de Huánuco passe de 21 à 17 avant 1542, puis de 33 à 37 de 1542 à
1550. Cependant, le nombre des indiens tributaires ainsi répartis varie de 14.720 avant
1542 ; à 22.230 en 1542 et à 18.089 en 159234. En moins de soixante ans, plus de cinq
changements substantiels dans le régime des encomiendas de cette région ! Cela manifeste
assez la mobilité et le manque d’intérêt des premiers colons bénéficiaires d’encomiendas
pour « faire souche » dans le pays d’accueil. Cela prouve que dans l’économie spéculative
« ouverte » du Pérou au XVIe siècle l’encomienda n’est qu’un moyen parmi d’autres — et
non obligatoirement le plus rapide — pour faire fortune. Donc, sur ce plan aussi, il faut
attendre la fin du XVIe siècle pour voir se stabiliser une élite coloniale attachée au sol et
enracinée dans la région ; et encore, seulement dans les régions d’agriculture riche
échappant aux à-coups de l’économie minière spéculative. Ailleurs, en effet, l’instabilité
de l’élite régionale reste un trait structurel dominant même lorsque les institutions
agraires sont définitivement fixées à la fin du XVIIe siècle. Entre 1690 et 1760, sur 11
haciendas de la région de Huancavelica, une seule reste dans les mains de la même famille,
et sept d’entre elles sont vendues et revendues plus de trois fois dans la période35.
droit et le devoir de cultiver ces terres pendant un délai minimum de quatre ans. Au
Pérou, ces distributions initiales se firent essentiellement autour des premières villes
fondées dans le souci d’assurer la cohésion urbaine de la société coloniale espagnole face
à la société indigène rurale dominée ; et de permettre le contrôle, militaire, politique,
fiscal, économique de la seconde par la première. Lors d’une fondation de ville, le chef de
l’expédition, en présence de ses hommes réunis à cet effet, prenait possession du
territoire au nom des rois d’Espagne et de la religion catholique. Il le symbolisait en
plantant l’étendard royal et une croix de bois ; en arrachant des herbes et remuant des
pierres. Il lançait alors un « défi » aux adversaires, s’il y en avait — les caciques indigènes
par exemple. Puis, avec des volontaires, il traçait l’emplacement de la place principale,
des terrains de l’église, des bâtiments publics, des rues. Il distribuait alors les terrains à
bâtir (solares) à ceux qui voulaient devenir vecinos de la nouvelle ville, et traçait les limites
de l’ejido, terrain communal. Il nommait les premières autorités communales et le nom de
la ville était officiellement proclamé après la célébration d’une messe solennelle.
57 L’ejido entourait la ville et se composait de deux parties distinctes. La première, la plus
proche, était destinée à l’accroissement des biens de propios. Autrement dit, elle faisait
partie des ressources publiques administrées par le cabildo. Elle était souvent destinée à
servir de terrain à bâtir lors de l’extension, prévue et souhaitée, de la ville. La deuxième
partie, extérieure aux biens de propios, était vouée à l’exploitation commune du « plat
pays » par les habitants de la ville ; par exemple, au pâturage des animaux, à
l’exploitation du bois, de l’eau, des roches. Ce régime d’appropriation communale de la
terre urbaine et suburbaine est prévu par la Cédule Royale du 29 mai 1525 qui précise : «
Les terrains à bâtir doivent être distribués d’abord et l’ejido doit être déterminé après. Celui-ci doit
avoir une extension suffisante afin qu’il y ait, d’une part une zone destinée au pâturage abondant
pour le bétail des habitants, d’autre part des réserves de terrain en prévision de l’accroissement de
la ville. » Nous trouvons un exemple de la manière dont le cabildo usait de ces droits sur l’
ejido à propos du terrain dit des pampas de los Castillos de Ica. Au XVIIIe siècle, le cabildo d’Ica
louaient ces terrains au gremio (corporation) des muletiers d’Ica, contre 500 pesos. Ledit
gremio y faisait pâturer ses bêtes, coupait le bois, utilisait les sables et les argiles pour
fabriquer des briques, cultivait le coton, la vigne et les fruits sur les quelques parties
fertiles de cette étendue semi-désertique située aux confins de l’oasis, à 15 km de la ville 37.
On le voit, ces terres urbaines ou suburbaines pouvaient être extrêmement étendues et
pourvues de ressources agricoles.
58 Mais là ne s’arrêtait pas l’appropriation du sol rural par les villes. Afin de soutenir leur
train de vie, il était inévitable que les vecinos obtinssent la possession de moyens de
production agricole. Au-delà des limites de l’ejido, il était donc prévu, pour ceux d’entre
eux qui ne jouissaient pas au départ d’autres ressources, qu’il leur serait distribué de la
terre en fonction de leur statut social : une peonía s’ils étaient simples soldats ou simples
colons, une caballería s’ils devaient honorer un statut militaire ou social plus élevé. La
peonía était une concession de cent fanègues accordée contre l’obligation de la faire
cultiver en blé ou en orge, en maïs, en fruits et légumes ; d’y élever des porcs, des chèvres,
des vaches, des chevaux et des moutons. La caballería représentait, en surface et en
production, le quintuple de la peonía. Ces droits de possession sur le sol rural ne pouvaient
s’exercer qu’aux deux conditions de morada (résidence) et de labor (travail). La morada
obligeait le titulaire à prendre possession matérielle du terrain dans les trois mois suivant
l’attribution, et à l’occuper pendant au moins quatre ans. La condition de labor exigeait la
mise en valeur effective. Ces deux conditions étaient précisées dans l’ordonnance 107 de
90
Philippe II (loi III des Indes occidentales) qui stipulait : « Les personnes qui acceptent des
accords de “ peonías ” ou de “ caballerías ” sont obligés de bâtir le terrain, d’habiter la maison, de
labourer le champ, de cultiver des plantes et d’élever du bétail dans les délais établis... sinon elles
risquent de perdre le bénéfice de l’exploitation de leurs terres et seront condamnées de plus à une
amende en maravédis destinée au Trésor Royal... »38 On ne saurait plus explicitement
souligner le caractère contractuel de la concession de terre faite sur le domaine royal au
profit des habitants des villes coloniales, et le caractère précaire de la possession privée
ainsi garantie. Précarité qui est le fait non seulement de la Couronne, mais des intéressés
eux-mêmes, comme le prouve cette clause qui ordonne un minimum de temps de
résidence. Il faut donc croire — et ce que nous savons de ce qui se passait au Mexique à la
même époque nous le donne à croire39 — que la mobilité sociale et spatiale était un des
traits caractéristiques des colons de toute l’Amérique espagnole au XVIe siècle, et que peu
d’entre eux devenaient définitivement vecinos des villes nouvelles. Pour le Pérou, cela
coïncide tout à fait avec ce que nous savons déjà de l’instabilité de l’encomienda.
59 Car l’encomienda venait compléter le pouvoir de ces villes sur le pays rural. Nous l’avons
vu dans le cas de Huánuco, les principaux encomenderos étaient en même temps vecinos,
habitants de la ville. Le pouvoir conféré par l’encomienda sur la population indigène et son
territoire — de caractère politique et fiscal — venait donc s’articuler sur la possession
urbaine de l’espace rural exploité par les principaux vecinos. Ainsi, soit directement sur le
territoire approprié collectivement (ejido) ou possédé à titre privé (solares, peonías,
caballerías), soit indirectement sur le territoire réparti en encomienda, le pouvoir des
principaux vecinos s’exerçait finalement sur l’ensemble de la région dont la ville coloniale
était le centre et la tête. De surcroît les mitayos ou autres yanaconas et mitimaes que la
population indigène répartie était tenue de fournir à ses encomenderos fournissaient la
main-d’œuvre gratuite qui, seule, permettait de mettre en valeur les champs que l’accord
de peonía ou caballería leur faisait une obligation de cultiver. De sorte que l’encomienda
était la condition nécessaire du fonctionnement des entreprises agricoles gérées par les
colons urbains en leur fournissant leur main-d’œuvre gratuite. Elle procurait ainsi non
seulement le tribut dont vivait la bureaucratie coloniale urbaine et ses clientèles, mais la
force productive nécessaire à l’activité agricole ou minière servant de base économique
privée au reste de la société urbaine. En retour elle était le canal du pouvoir de tutelle
privé exercé par les principaux vecinos, encomenderos, sur les populations indigènes
réparties. Selon que les villes coloniales avaient été fondées pour gérer et administrer des
régions pacifiées et prospères, ou au contraire pour contrôler et contenir des populations
indigènes massives et mal soumises, leur caractère était dominé par les éléments
aristocratiques, cléricaux ou militaires. Déjà Lima et Trujillo commençaient d’étaler leur
luxe qu’Arequipa, Cuzco ou Ayacucho vivaient encore en camps retranchés. Les sociétés
coloniales locales voyaient donc leurs caractères varier, mais le principe de leur existence
et du rapport ville-campagne restait le même partout, fondé sur l’exploitation d’une
main-d’œuvre indigène et rurale mise sous la tutelle de l’encomienda.
60 • LA POSSESSION DU SOL PAR LES INDIGÈNES. LA POLITIQUE DE « RÉDUCTION » VERS 1570 . — Dans une
telle organisation de la société et de l’espace, quels droits la population descendant des
premiers occupants continue-t-elle d’exercer sur le sol ? Nous avons vu précédemment
quelles agressions elle souffre après la conquête. Résumons quelles en sont les
conséquences sur le plan agricole afin de dresser le tableau de la situation agraire
indigène au terme de trois ou quatre décennies d’occupation coloniale du Pérou, vers
1560-1570.
91
61 En droit, toutes ses terres sont passées, par droit de conquête, au domaine royal de la
Couronne d’Espagne qui en dispose, soit pour les concéder à des Espagnols, soit en
tolérant que les anciens occupants en gardent la jouissance de fait. Cet usufruit indigène
est, de toute façon, considérablement réduit par rapport à la possession traditionnelle de
la terre garantie par le droit coutumier précolombien. D’abord, parce que le domaine
indigène a été amputé d’énormes territoires qui, sous prétexte qu’ils étaient « terres du
Soleil et de l’Inca », sont confisqués et retenus par l’Eglise et la Couronne. Ensuite, parce
que la prodigieuse rétraction démographique autochtone laisse, même sur les terres
restantes, de nombreuses parcelles vacantes dont les anciens usufruitiers communaux
indigènes sont morts, ont disparu ou se sont exilés sans retour à la suite des guerres ou du
service lointain de la mita. Quand on sait qu’entre 1532 et 1570 certains villages ou
groupes de hameaux indiens tombent au quart, au cinquième, voire au dixième de leur
population, on comprend ce que cela veut dire concernant l’occupation du terroir
indigène traditionnel. Des champs et des terrasses naguère soigneusement cultivés
retournent en friche ; de savants ouvrages d’irrigation sont abandonnés faute d’autorité
et de main-d’œuvre suffisantes pour les entretenir, diminuant d’autant l’ancienne surface
irriguée et cultivée40. Enfin, malgré l’interdiction de principe qui leur en est faite, des
Espagnols s’installent dans les villages indiens et, bénéficiant de leur supériorité de
statut, accaparent les produits et les services traditionnellement attachés à certaines
terres indiennes. C’est souvent le premier pas vers l’accaparement pur et simple de ces
terres elles-mêmes, surtout si elles sont vacantes et sans possesseurs héréditaires. Aussi, à
l’intérieur des territoires indigènes, répartis ou non aux encomenderos, la tendance est-elle
dans la période à la concentration aux mains des Espagnols des droits, des biens et des
services traditionnellement liés à la terre. Ceci, joint aux conséquences de la chute
démographique, explique que les autorités coloniales envisagent bientôt de concentrer
les populations indigènes jusque-là souvent dispersées en chaumières et hameaux, ceci à
la fois pour sanctionner l’évolution objective vers la rétraction des terroirs cultivés,
faciliter l’accaparement des terres laissées vacantes au bénéfice des Espagnols, améliorer
le contrôle et l’assimilation de la population indienne regroupée dans des villages
concentrés semblables à ceux de la péninsule ibérique.
62 Ainsi naît au Pérou la politique dite des REDUCCIONES, prévue par Provision royale du 9
octobre 1549, et qui trouve son expression officielle après 1570 dans les Ordonnances du
Vice-Roi Francisco Toledo. Chargé d’informer l’administration royale sur les conditions
d’application de sa politique coloniale, voici comment en 1567 l’Auditeur Juan de
Matienzo définit la philosophie agraire de cette politique dans les instructions qu’il
propose aux juges-visiteurs chargés d’organiser ces réductions :
« CHAPITRE XV. — Des terres que le visiteur doit attribuer en propriété aux indiens,
aux caciques et principaux (principales) à la communauté indienne (común de
indios) ; de celles qu’il doit attribuer aux Espagnols, des terres du Soleil et de l’Inca.
» Le visiteur, lors de sa visite d’un repartimiento, doit le délimiter et attribuer les
terres, d’abord aux caciques et principaux (s’il se trouve qu’ils n’en étaient pas
nantis auparavant), ensuite au commun, appréciant qu’ils en aient en suffisance
afin de pourvoir aux nécessités que je préciserai plus bas, et enfin à chaque indien à
raison de plusieurs topos (unités de surface) dont il sache et comprenne qu’ils sont
à lui et que personne n’a le pouvoir de lui prendre, et qu’on lui attribue toujours le
double des terres dont il a normalement besoin. On attribuera également des terres
aux Espagnols qui voudraient vivre dans les villages d’indiens, terres dont je
préciserai plus loin la nature, et qui ne doivent ni jouxter les terres indiennes ni
s’intercaler entre elles, mais bien être situées à part, afin que les Espagnols ne
92
s’emparent pas peu à peu des terres indiennes en profitant de leur position de force
face aux indiens.
» De posséder des terres en propre les indiens bénéficieront grandement, car c’est
de cette manière qu’ils s’adonneront au travail et seront des hommes et ils se
détourneront de la paresse, car jusqu’ici ils n’avaient pas possédé de terres propres
puisque le cacique les répartissait comme il voulait.
» Ce ne sera pas un préjudice pour les indiens d’assigner au sein du repartimiento
des terres pour les Espagnols, car il y en a en surplus dans chaque repartimiento, y
eût-il six cents indiens et plus. Ce leur sera au contraire un bénéfice, car étant tous
regroupés, le bétail ne viendra pas fourrager dans leurs cultures puisqu’on pourra
nettement séparer les terres de pâture des terres d’indiens. Ils profiteront aussi des
terres possédées en commun car avec les biens communaux ils pourront pourvoir
l’hôpital et acheter des lamas pour le service des tambos (relais de poste) et autres
services.
» Toutes ces terres, le visiteur doit les délimiter et borner et il ne devra permettre
qu’aucune terre indienne, privée ou collective, puisse être vendue à des Espagnols.
Par contre, les terres particulières pourront être vendues à d’autres indiens, mais
pas les terres communales qui ne pourront en aucun cas être aliénées.
» Le visiteur doit aussi vérifier quelles sont les terres dédiées au Soleil ou à l’Inca,
afin de les répartir aux Espagnols lesquels en contrepartie, après avoir payé les
décimes (diezmos), paieront un autre dixième en part de fruit à Sa Majesté, car Sa
Majesté est le successeur des Incas dans ces royaumes, et donc leur Seigneur
légitime, comme je l’ai prouvé dans le Chapitre II...
» Et afin que les indiens puissent cultiver plus facilement leurs terres que jusqu’à
maintenant — ils les cultivaient avec leurs pieds et des bâtons et une grande
dépense de travail — qu’ils possèdent vaches et bœufs en communauté qu’ils
prêteront aux pauvres jusqu’à ce que ceux-ci soient en position de pouvoir en
acheter. Pour garder les bœufs de labour, que chaque indien serve de pasteur à son
tour (por sus mitas) au jour dit, dans le but de protéger les cultures de ce bétail... » 41
63 Ce texte, un des plus représentatifs de la pensée juridique « colonialiste » (Matienzo,
contre l’avis de Madrid, était favorable à la perpétuité de l’encomienda au Pérou) est tout à
fait révélateur des intentions coloniales concernant la politique de réduction. En clair, il
s’agit :
1. De fonder, en rupture avec l’héritage coutumier précolombien, sauvegardé malgré de graves
altérations au sein du repartimiento ou de l’encomienda, une paysannerie coloniale à partir des
restes regroupés — réduits — de la population indienne jusqu’alors en partie dispersée sur le
territoire traditionnel du groupe ethnique — cacicat, chefferie, principauté, etc. — respecté
pendant les premières décennies de la colonisation.
2. Pour cela, de fonder les nouvelles normes, économiques et sociales, de communautés
villageoises indiennes — les réductions — imitées des institutions villageoises ibériques et
cependant héritières d’une partie des traditions locales, incaïques ou pré-incaïques.
64 Sur le plan agraire, auquel s’attache particulièrement notre texte, cela signifie :
1. A l’intérieur de la communauté indienne (común de indios) ainsi fondée, de définir la propriété
communale absolue sur le modèle du droit rural communautaire ibérique. Ce qui implique,
d’une part, la délimitation stricte de l’ensemble du territoire communal et, à l’intérieur, une
répartition nette et définitive des communaux ; d’autre part, la délimitation des parcelles
privées attribuées en possession à chaque chef de famille sur la base du double de l’unité
familiale andine traditionnelle, le topo ;
2. A l’extérieur de ce terroir ainsi réduit aux seuls besoins de terre présents ou prévisibles de
chaque famille ou de l’ensemble de la communauté, disposer des terres laissées vacantes au
sein de l’ancien repartimiento en faveur des Espagnols. En effet, le regroupement de la
population autochtone laisse libres non seulement les terres du Soleil et de l’Inca,
93
confisquées en principe dès le début, mais les terres collectives ou privées en excédent .« car
il y en a en surplus dans chaque repartimiento ») fiscalisées par la Couronne qui les redistribue,
contre redevances, aux bénéficiaires espagnols, éleveurs pour la plupart — d’où l’argument
de la nécessaire séparation des terres de culture (indiennes) et des pâtures espagnoles.
65 Dans la mesure où ces recommandations de Matienzo ont été reprises pour l’essentiel
dans les Ordonnances de Toledo, vers 1570, on voit à quel point ce texte est éclairant
concernant la définition de l’appropriation communale de ce qui reste des terres
indigènes. Il l’est aussi concernant les conditions d’apparition de l’appropriation des
terres vacantes par les Espagnols. Mais, avant d’analyser ce point, il importe d’évoquer
rapidement les conséquences agraires de cette politique de réduction concernant la
paysannerie indienne.
66 • L’APPLICATION DE LA POLITIQUE DE RÉDUCTION APRÈS 1570 : LA COMMUNAUTE INDIENNE COLONIALE .
— Voici donc instituée officiellement, après 1570, une nouvelle société indigène réduite —
en nombre, en extension territoriale, en dynamisme — par rapport à la société andine
d’avant la conquête. Cette société indienne, distincte de la société espagnole et dominée
par elle, est organisée juridiquement et administrativement en une multitude de petites
« républiques » villageoises — réductions ou communautés indiennes — sans liens
institutionnels entre elles et placées sous l’étroite tutelle privée de l’encomendero ou la
tutelle officielle et pesante du corregidor. Pour un temps, les solidarités originelles de ces
groupes humains, avec leur ancien territoire et avec les autres villages de même origine
ethnique dérivés du même repartimiento, peuvent survivre. Mais, à terme, la politique de
reduccion, comme le vocable l’indique, aboutit à réduire non seulement le terroir
disponible, mais aussi l’horizon socio-culturel d’une société indigène qui a perdu ses chefs
régionaux traditionnels et n’a plus affaire qu’à des caciques et curacas locaux, étroitement
contrôlés par l’autorité espagnole. Le souvenir des vieilles solidarités tribales ou
impériales s’estompe au profit de l’esprit de clocher. Cependant, le recul démographique
se poursuit, la fiscalité et l’économie de marché diffusent la monnaie et contribuent à
l’apparition d’une mentalité nouvelle, « indienne » face aux valeurs espagnoles, mais déjà
fort éloignée des origines culturelles précolombiennes.
67 Ce processus, nous pouvons le suivre au travers de quelques cas concrets. En 1532, les
Hanan Pircas, qui habitent une haute vallée côtière andine près de Lima, habitent plus de
13 villages au nombre de 3.000 ou 4.000 habitants. En 1570, ils ne sont plus que 2.500, dont
464 tributaires, « réduits » en un village chef-lieu (la future Santa Lucia de Pacaraos) et
quatre ayllus dépendants. Un siècle plus tard, en 1650, leur population tombe encore de
plus de 40 %, il n’y a plus que 175 tributaires parmi eux, et ils achèvent de perdre leur
identité ethnique : le « repartimiento des Hanan Pircas », mentionné dans les archives du XVI
e siècle, disparaît des documents et laisse la place à la « doctrina y repartimiento de Pari
Pacaraos »42. Même évolution concernant les Atavillos, leurs voisins. En 1532, ceux-ci
occupent 40 villages et hameaux et comptent de 3.500 à 4.000 membres. En 1570, ils sont
« réduits » en deux villages — San Pedro de Pallac et San Agustin de Pariac — contrôlant
respectivement 11 annexos et 5 ayllus43. En 1589, une épidémie de rougeole décime d’un
coup 9 % de la population qui tombe à 2.272 habitants44. En 1650, il n’y a plus de 1.650
habitants ; et en 1689, lors d’un procès municipal, le nom même des « Atavillos » disparaît
des documents45. La vie villageoise s’est définitivement municipalisée. Les Atavillos ont
perdu leur identité... et beaucoup de terres.
68 Cette évolution est peut-être plus frappante encore dans les oasis de la côte. Dans l’oasis
de Lurin-Pachacamac, Pizarre trouve, en 1533, un Señor del Valle regroupant sous son
94
autorité une population dispersée dans toute l’oasis et répartie entre quatre ayllus :
Pachacamac, Manchay, Caringa, Quilcaycuma. Ces quatre ayllus sont dirigés chacun par
un curaca obéissant au Señor del Valle. En 1573, trois de ces ayllus sont « réduits » dans le
village de San Salvador de Pachacamac, soit 698 habitants distribués à quatre
encomenderos, dont Diego de Carbajal et Francisco Angulo. En 1601, la population dispersée
du quatrième ayllu est réduite à son tour et forme le village de San Pedro de Quilcay (futur
Lurin) qui sera absorbé par les grandes propriétés espagnoles en 168446. Dans la vallée
d’Ica, un peu plus au sud, sur la côte péruvienne, les chiffres sont plus éloquents encore.
En 1556, le delta compte 1.591 parcialidades — bourgs, hameaux, écarts — indigènes. Après
1570, cette population est réduite seulement à deux bourgs : Hurin Ica — futur San Juan
de Bautista — et Hanan Ica — future Ica. Cependant, la masse croissante de population
indienne déracinée ou non autochtone augmentant sans cesse dans l’oasis, cela oblige de
la regrouper dans un troisième centre, Santa Ana, après 168147.
69 Tous ces faits le prouvent : la politique de reduccion a été la conséquence, mais aussi la
cause, de la rétraction démographique et culturelle des sociétés indigènes au Pérou. Elle a
consommé une rupture avec leur passé ethnique en les enfermant dans des institutions
communales nouvelles, qui ne reprenaient qu’une partie des mécanismes des coutumes
précolombiennes. En concentrant leurs restes décimés sauvés des premières décennies
d’une occupation coloniale anarchique, cette politique a contribué à les stabiliser et à les
« protéger » des excès les plus voyants. Elle les a dotés d’institutions stables. En les
« urbanisant » sur le modèle villageois ibérique, en introduisant des cultures nouvelles et
les techniques du labourage méditerranéen, elle leur a permis de faire face à la rationalité
économique coloniale. Enfin, elle a garanti leur possession d’un terroir — certes
considérablement réduit lui aussi — et leur régime agraire interne, fondé sur la possession
à la fois privée et collective de la terre. Bref, elle a assuré les bases agraires d’existence de
cette « république des indiens » dont le système colonial avait besoin pour assurer la
stabilité et la permanence de sa domination au Pérou. Adaptée à ce but stratégique
durable, l’institution devait rester stable, malgré les menaces qui l’entouraient jusqu’au
dix-neuvième siècle. Car elle avait, en réduisant les terres et les populations indiennes au
sein des communautés villageoises, laissé suffisamment de « terres vacantes » pour que la
grande propriété foncière coloniale puisse s’y étendre à l’aise quand vint son heure à la
fin du XVIe siècle.
70 Nous abordons là un phénomène dont il est plus facile, dans l’état actuel de nos
connaissances, de mesurer les effets que de discerner avec certitude les causes. Ceci non
seulement parce que les informations nous manquent encore pour le Pérou, mais parce
que même dans les pays où elles existent, elles suscitent un débat qui, faute d’une
méthode assez ferme dans ses buts et ses moyens, ne s’est pas donné jusqu’ici les
instruments permettant de le trancher de manière scientifiquement sûre. Il y a en effet
une incompatibilité totale entre l’hypothèse implicite dans l’ouvrage de François
Chevalier48 et la polémique soulevée dans les ouvrages — superficiels et hâtifs comme la
plupart de ces livres largement diffusés et mis à la mode dans le public intellectualisé
95
juridique. Car s’il est bien certain qu’en fait les encomenderos perpétuent les vieux abus
jusqu’au XVIIIe siècle, il reste que leurs pouvoirs sont en droit perpétuellement menacés.
Leur puissance légale a été rognée, limitée dans le temps, limitée dans l’espace, depuis
qu’elle cesse où commencent les pouvoirs autonomes des ciudades, des reducciones, des
corregidores et des Audiencias. Leur monopole initial est détruit. De plus en plus, des
pouvoirs, des territoires et des populations qu’ils convoitaient leur échappent
définitivement. La jouissance des indiens et des repartimientos qui leur revenaient devient
précaire. La fuite devant le tribut et la mita, la rétraction démographique à l’intérieur des
repartimientos font le reste. Pour les encomenderos désireux de pérenniser leurs pouvoirs, il
est devenu nécessaire, après les Ordonnances de Francisco de Toledo, de trouver d’autres
formes que l’encomienda pour garantir un statut social à leur lointaine descendance.
75 Vers 1590-1620, l’encomienda n’est donc nullement une institution détruite, mais une
institution « déplacée », marginalisée par l’évolution de la position juridique de la
Couronne d’Espagne qui sanctionne en cela une évolution politique, économique et
sociale profonde. Désormais, pour se survivre à long terme, le droit privé sur la terre et
les hommes doit trouver d’autres canaux par lesquels s’exercer : ceux que procure la
propriété privée absolue du sol.
76 • DE LA FIÈVRE MINIÈRE DU XVIe SIÈCLE A LA PROSPÉRITÉ MERCANTILE DU XVII e SIÈCLE . — Entre
temps les besoins économiques de l’Espagne changent par rapport au Vice-Royaume du
Pérou, modifiant la place de l’agriculture dans l’économie de la colonie. On a suggéré qu’à
la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, la conjoncture minière du Nouveau Monde se
ralentit, voire se renverse. Une moindre quantité de métal précieux se déverse à Séville.
Par voie de conséquence, dans toute l’Europe, la conjoncture économique se rétracte et
exacerbe le protectionnisme mercantiliste des grands États. Pour le Pérou, comme pour
l’ensemble de l’Amérique espagnole, cela a été interprété comme engendrant un
ralentissement catastrophique de l’activité minière, base de l’activité économique
coloniale au XVIe siècle. Du coup, ruinés ou appauvris, des maîtres de mines ou leurs
associés se seraient retournés vers ces terres dont l’encomienda leur avait accordé la
jouissance et qu’ils avaient jusque-là sous-employées, consolidant leurs titres de
propriété et se reconvertissant en seigneurs de la terre. Nous ne nous trompons
certainement pas beaucoup en disant que ce schéma sur les conditions d’apparition de la
grande propriété foncière traîne encore dans beaucoup de têtes, concernant le Pérou,
bien qu’il n’ait jamais été démontré.
77 Car la corrélation entre la baisse du flux monétaire entre le Pérou et l’Espagne d’une part,
et la baisse de l’activité minière dans les mêmes proportions n’a jamais été définitivement
établie pour la période. Certes on voit bien, à Huancavelica par exemple50, comment les
premières haciendas foncières se constituent au XVIIe siècle autour d’entrepreneurs de
mines ; mais on ne voit pas que ces entrepreneurs ralentissent pour autant de manière
catastrophique leur activité extractive. Les mines de mercure de Huancavelica restent des
centres économiques actifs. D’autre part si la naissance de la grande propriété foncière au
Pérou coïncidait chronologiquement avec un déclin de l’économie monétaire et des
entreprises non agricoles — minières, manufacturières, commerciales — comment
expliquer l’essor des obrajes péruviens au XVIIe siècle dont le volume de production textile
dépasserait, selon certains observateurs, celui de l’Espagne à la même époque, et surtout
comment expliquer le prodigieux essor d’une bourgeoisie marchande hispano-péruvienne
capable, dès 1613, d’arracher à Madrid le partage du monopole colonial sur le commerce
entre Pérou et Espagne par la création du Tribunal du Consulat de Lima. Vers 1650-1660, les
97
cochenille... — dans d’autres cas, pour le marché colonial urbain, local ou régional, les
produits de consommation de luxe — vins, alcools, huile d’olives, farine de froment...
Ainsi commencent de s’opérer, au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, de véritables
spécialisations régionales. Les oasis de la côte nord du Pérou, autour de Trujillo,
s’orientent vers la canne à sucre, autour de Piura, vers l’élevage extensif. Sur la côte
centrale, coton, canne à sucre, olives, vignes voisinent avec l’élevage extensif des terres
arbustives marginales des montes. En sierra, l’élevage des chevaux, des mules, des lamas
complète et alimente l’activité minière. Des vallées tempérées — Paucartambo,
Quispicanchis — se spécialisent dans les céréales. Des vallées tropicales fabriquent l’alcool
de canne et cultivent la coca.
81 Un exemple local nous permettra de saisir cet essor agricole dans la région côtière. L’oasis
d’Ica se spécialise très tôt dans la production viticole. Voici comment évolue cette
production dans la période. En 1574, l’oasis produit 24.000 1 de vin ; en 1590 : 1.800.000 1 ;
en 1605 : 6 millions de litres ; en 1639 : 8 à 10 millions de litres. En 1605, 600 ha sont
plantés en vigne, produisant de 62 à 75 hl/ha52. Or, dès 1605, l’appropriation privée de la
terre agricole est un processus déjà largement avancé. Les caciques indigènes, chefs de la
population originaire de la vallée, possèdent déjà en propriété plus de 180 ha ; et l’
hacienda « Huamani » est déjà constituée, qui couvrira bientôt 2.100 ha de terres cultivées,
et 60.000 ha de montes53. Cette évolution affecte la structure agraire de la vallée non
seulement au niveau de la propriété ou de la possession du sol, mais au niveau des
rapports de production eux-mêmes, comme le prouve le tableau ci-après (p. 154) 54.
82 Ce tableau est révélateur à plus d’un titre. D’abord il confirme — dans la mesure où nous
pouvons accorder notre confiance aux chiffres proposés par Hammel — l’extraordinaire
chute démographique qui se produit ici comme partout au XVIe siècle. De la conquête à
1630, en un siècle, la population indigène tombe au sixième, voire au dixième de son
chiffre initial. Malgré les apports africains et européens, la population globale de l’oasis
diminue de la moitié ou des deux tiers. Entre 1534 et 1605, comme nous l’avons vu 55, les
1.591 parcialidades de l’oasis sont regroupées autour des deux réductions de Hurin Ica et
Hanan Ica. Or, entre ces deux dates, la population originaire conservée dans ces
réductions tombe de 12.400 à 2.530 âmes, soit une diminution de 80 %. Cependant une
partie de la population indienne, directement assujettie aux encomenderos et hacendados de
la vallée, vient grossir la masse des 1.600 yanaconas soumis aux entreprises agricoles
privées. En 1777, cette population indienne des grands domaines dépasse la population
des réductions.
83 Mais ce tableau révèle que la grande exploitation agricole compte surtout sur la main-
d’œuvre africaine, esclave. Celle-ci est composée de 8.000 à 10.000 âmes dès 1605, à un
moment où la population hispanisée des villes reste encore extrêmement faible. Notons
d’ailleurs comme cet équilibre est ensuite bouleversé, au dix-huitième siècle, par la
diminution de la population noire, par l’augmentation de la population hispanisée grossie
par l’immigration péninsulaire, les métissages et la croissance naturelle.
84 Retenons de tout cela pour notre présent propos qu’à travers ces chiffres se dessine, entre
1534 et 1630, la victoire définitive de la grande exploitation agricole coloniale sur la
propriété communale indigène d’une part, sur la propriété communale urbaine espagnole
d’autre part. En 1605, sur 12.000 à 14.500 habitants de la vallée, 10.000 à 12.000 . yanaconas
indiens ou esclaves noirs — sont soumis aux rapports de production de la grande
entreprise agricole ou viticole — soit 80 % de la population. 2.530 indiens continuent d’y
échapper, protégés par le système de la réduction — soit 20 % de la population. Une part
99
(D’après Eugène-Alfred HAMMEL, Wealth, authority and prestige in the Ica valley, Peru, pp. 33 , 51, 102,
103.)
91 Yungay : 8 estancias57.
92 On comprend mieux alors le soin que Matienzo prend, dans le texte cité plus haut, de bien
spécifier la nécessité de délimiter strictement les terres des réductions indiennes. Non
seulement leurs cultures sont menacées en permanence par les empiètements du bétail
de cet élevage typiquement espagnol, extensif et vagabond ; mais leurs champs sont
menacés par les propriétaires de ce bétail et les grands agriculteurs, avides de terres
riches et d’eau pour les irriguer. Représentants d’une économie en pleine expansion, les
colons espagnols ne peuvent que s’impatienter des résistances que la réduction indienne,
en principe garantie par la Couronne depuis 1570, oppose à leur volonté d’expansion
territoriale. Ainsi, vers 1590, aucune terre n’est encore en droit appropriée, ni du côté
espagnol, ni du côté indien — du moins en terme de droit romain — et déjà tous les
conflits se manifestent entre la grande exploitation coloniale en expansion et la petite
exploitation indienne, individualisée ou communautaire, qui résiste opiniâtrement mais
dans un combat en retraite. Et déjà dans les oasis d’Ica, de Chicama, de Lima, comme en
Castille, la grande exploitation agricole à tendance monopoliste contrôle de 70 à 80 % de la
population laborieuse. Pour consolider cette tendance, face à la crise institutionnelle de l’
encomienda et à la résistance des communautés indiennes, la grande exploitation agricole
doit se transformer en grande propriété foncière afin de garantir les avantages acquis.
Pour contenir cette tendance qui s’exerce aux dépens de son propre domaine, la
Couronne d’Espagne doit exiger la constitution de titres de possession légaux et
reprendre les terres indûment acquises.
que vous signalerez à cet effet, chacun présente devant vous et devant les
personnes de lettre, science et conscience que vous désignerez à cet effet (les titres
de possession) des terres, fermes, métairies et “ caballerias ” qu’il détient, que vous
protégiez les terres possédées en vertu de titres et de cautions valables et que l’on
me restitue les autres pour que j’en dispose à ma volonté, sans qu’il y ait ou qu’il
puisse y avoir de contestation contraire à la déclaration faite par vous ou par les
personnes mandatées par vous ; pour l’application (de cette disposition) je vous
donne et concède le pouvoir nécessaire et suffisant requis.
» PHILIPPE II, Roi d’Espagne, des îles et des terres des Indes. »
94 Ce texte est très clair concernant les intentions de la couronne d’Espagne. Considérant les
abus commis dans l’interprétation et la mise en pratique des grâces de terre (mercedes de
tierra) précédemment consenties par les représentants légitimes du roi sur le Nouveau
Continent, Philippe II exige la vérification des titres de possession et la récupération, en
faveur du domaine royal, des terres realengas accaparées sans droits. La mesure est donc
avant tout régalienne — et non pro-indigéniste, comme on la présente souvent. Elle vise à
affirmer les droits de la Couronne, non ceux des indiens ; même si, accessoirement, elle
mentionne qu’il faudra réserver « tout d’abord ce qui vous paraîtra nécessaire pour les...
villages et “cabildos” habités... et après avoir distribué aux indiens ce dont, en toute bonté ils ont
besoin... » En soutenant la possession communale, espagnole ou indienne, des villes et
villages, la Couronne ne fait pas autre chose que s’appuyer sur ses alliés naturels dans sa
lutte contre la tendance au monopole des grands accapareurs de terre. Déjà, en réaction
contre les excès de l’encomienda, elle avait favorisé la résistance des reducciones et des
cabildos urbains. A nouveau, en réaction contre la grande exploitation agricole
envahissante bénéficiant de la complicité active de la haute bureaucratie coloniale, la
Couronne entend contenir la vague en défendant leurs droits et les siens. La Cédule signée
au Pardo par Philippe II, répétons-le, n’a donc rien d’une « réaction indigéniste » comme
certains l’ont suggéré. Elle n’est que la confirmation, sous une forme nouvelle, de la
politique d’équilibre poursuivie, en Amérique comme en Espagne, par le pouvoir royal
entre la grande et la petite exploitation rurale — politique « d’équilibre » dans laquelle la
grande exploitation domine à huit contre deux en moyenne. Car observons bien que la
Cédule vise les excès du système — surtout ceux de lèse-majesté — non le système lui-
même. Bien plus : elle prévoit explicitement de le reprendre et l’étendre — « que toute la
terre restante soit libre POUR LA DONNER EN BÉNÉFICE et pour en disposer à ma volonté » — à
condition que cela se fasse à son gré et sous son contrôle strict. Il n’est donc pas étonnant
que l’application et la réglementation de cette Cédule, loin de bouleverser la structure
agraire naissante au Pérou à la fin du XVIe siècle, n’aient fait que la consolider.
95 Ce même 1er novembre 1591, Philippe II signe également au Pardo une disposition de
réglementation autorisant le système dit de « composition » des terres (composición de
tierras).
96 La Cédule que nous venons d’analyser prévoit en effet que « chacun présente devant vous et
devant les personnes de lettre, science et conscience, que vous désignerez à cet effet (les titres) des
terres, fermes, métairies et “caballerias ” qu’il détient, etc. » En application de cette
stipulation, le système de « composition » est le suivant : les possesseurs de terre
remplissant les conditions de labor et morada attachées à la jouissance des « grâces de
terre » qui leur avaient été consenties par la Couronne, sont confirmés dans leur
possession initiale. Si, entre temps, ils ont étendu leurs activités agricoles à d’autres
terres, plus vastes que celles primitivement accordées en grâce — donc possédées sans
titres — ils peuvent couvrir l’irrégularité de leur situation moyennant paiement au Trésor
102
aide à comprendre cette filiation. Mais ce qui ressort implicitement de nos documents,
c’est que l’utilisation et l’accaparement du sol, bien qu’intervenant sans titre de
propriété, se sont faits très tôt aux dépens du territoire de la population des encomiendas
et repartimientos. Comment expliquer autrement ces chacras possédées en fait, sinon en
droit, à titre déjà privé par tel encomendero de Huánuco dès 1549 ? 63 Comment expliquer
que dès 1573, près de l’actuelle Chiclayo, les populations des repartimientos de Collique et
Xintu, regroupées dans la réduction de Collique, ne possèdent plus qu’un quart des terres
de l’oasis alors que déjà les trois quarts restants, bien que possédés sans titre,
appartiennent déjà aux grandes exploitations coloniales qui vont devenir haciendas peu de
temps après ? En 1593, lorsque Toribio de Mogrovejo, dans sa Visita déjà citée, décrit la
situation agraire dans cette région et qu’il emploie pour la première fois le terme
d’hacienda dans un document officiel — précisant qu’une hacienda naît de la réunion de
plusieurs estancias, elles-mêmes composées chacune de plusieurs cabanas ou canchas de
ganado — bien que constituées sans titre, ce sont déjà DIX haciendas qui existent en fait
dans ces oasis64
101 Revenons, une fois de plus, à l’oasis d’Ica. Le 10 août 1534, la haute vallée d’Ica (Hanan Ica)
est donnée en encomienda à Juan de Barrios, en présence des caciques Yungas Coyoculica et
Xapana. Les termes de cette grâce (merced) prévoient que les mitayos devront travailler
dans les « entreprises et fabriques, mines et granges » de l’encomendero bénéficiaire. Voici
ces termes : « A Juan de Barrios se le depósita el cacique Coyoculica y el cacique Xapana, caciques
de yungas de una tierra que se llama Ica, con mil y trescientos indios. Los cuales dichos indios os
deposito conforme a los actos que estan en el libro del depósito para que de ellos os sirvais en
nuestras HACIENDAS Y LABRANZAS, MINAS Y GRANJERIAS (souligné par nous, N.D.L.R.), pues
para todo ellos os doy licencia poder y facultad, entre tanto que se hace el repartimiento general y
yo provea otra cosa que el servicio de Su Majestad convenga con tanto que seais obligado a los
doctrinar y enseñar las cosas de nuestra santa fe católica, y hacerles buen tratamiento, y a cumplir
las ordenes que para y por su bien se hiciaren, etc.. »65. Or, soixante-quatre ans plus tard,
disposant de ces « haciendas y labranzas, minas y granjerias », le successeur de Juan de
Barrios dans cette encomienda, procède aux premières ventes de ces terres, agissant en
véritable propriétaire. En 1598, en effet, Francisco de la Cueva, en présence du cacique
d’Hanan Ica et de sa sœur, vend « tres fanegadas plantadas de viña » soustraites au territoire
de l’encomienda66. Au reste, cette pratique, résultant d’un accord privé entre encomendero
et cacique et prouvant l’évolution de fait vers la propriété privée des bâtiments et du sol
attenant, est sanctionnée très officiellement dans cette même oasis dès le 22 juin 1549, à
propos d’un relais de poste.
« Y o el licenciado don pedro de la Gasca del consejo de su magestad de la santa y
general inquisicion y su presidente de estos reinos y provincias del piru por quanto
soy informado que vos nicolas de ribera vecino de la ciudad de los rreyes en el valle
de Ica que es en los términos dellas teneis echa y edificada une casa para buestras
haciendas y granxerias en el camino rreal que ba de esta ciudad para los de
arequipa y cusco por donde continuamente caminan españoles y naturales que ban
con mercaderías a ganados y mantemientos... vos doy licencia y facultad para que
en la dicha casa que alli teneis echa edificada y en lo que mas hicieredes y edificares
en el dicho sitio donde esta podais vos a la persona que en vuestro nombre alli
residiere dar posada i mantenimientos a los caminantes que por alli pasaren
atentidos por sus dineros tasados...67
» ...y entendiendo ser cosa combiniente al servicio de Dios Nto Sr y de su magestad
y buen tratamiento y conserbacion de los naturales por la deminusion que dellos a
avido con desorden que en tiempos pasados hubo e proyvido mandadas para que
case el cargar de los naturales por cuya causa es cosa necesaria que al dicho
104
despoblado que esta en el dicho camino real en el dicho valle de Ica SE PUEBLE UNA
VENTA para que en ella aya acoximiento y proyvymiento para los que por dicho
camino rreal pasaren de aqui adelante por sus dineros a que en ella reside persona
que mire por la defensa de dichos naturales y se excuse algunas incumbinientes que
se podrian resibir en perxuicio dellos no estando poblado... » 68
102 Ainsi voit-on comment, des nécessités de pourvoir le réseau de communication routière
sans soumettre les indigènes aux exactions et aux réquisitions des voyageurs, naît une
appropriation privée des bâtiments, du personnel et de ses terres chargés de pourvoir aux
commodités de la route. Certes, cela n’est encore qu’une « grâce ». Mais le 6 octobre 1556,
puis le 30 octobre 1556, le vice-roi du Pérou en la reconfirmant par deux fois : « D. Hurtado
de Mendosa, Marques de Cañete... a vos pedro de las casas saved que en días pasados fueron por mi
confirmadas DOS VENTAS en el valle de Yca a Nicolas de ribera que alli tiene repartimiento de
yndios... »69, crée de véritables titres dont pourront se prévaloir les successeurs de Nicolas
de Ribera. Or, c’est un fait frappant que, dans beaucoup de cas, comme à Ica, les
transactions de « grâces de terre » sont intervenues très tôt, bien avant que ne soient
constitués par « composition » les titres de propriété. Il est probable que durant tout le
XVIe siècle les colons du Pérou se sont livrés à un véritable négoce des hommes et des
terres — de repartimiento, d’encomienda, de caballeria, de peonía, de mercedes, de ventas —
dont ils disposaient d’autant plus librement malgré le caractère personnel de la « grâce »
initiale et l’absence de titres, qu’ils les avaient souvent ACHETÉS auprès des
fonctionnaires royaux. De ce fait, tout dans leur comportement indique qu’ils se
considéraient propriétaires de fait bien avant d’être propriétaires en droit. La composition
de tierra, dans ces conditions, n’était qu’un moyen pour la Couronne de reconnaître
l’inévitable et de monnayer cette reconnaissance.
103 De ce processus, nous avons de nombreuses preuves. Par des « ventes » partielles,
effectuées entre 1643 et 1646, l’hacienda Nuestra Señora de la Natividad de Yanamarca se
constitue de divers morceaux assemblés dans la vallée de Mantaro. Or, elle n’est
composée, en faveur du cacique et gouverneur de Chinchaycoya, qu’en 1645 : une
première fois contre versement de 200 pesos comptant au Trésor royal ; une seconde fois,
le 3 août 1645, contre versement de 500 pesos et 8 reales. Augmentée de nouvelles
acquisitions, elle est revendue dans son extension définitive au curé de Tarma en 1649 70.
De même l’hacienda Ccapana, dans la province de Quispicanchis, est-elle constituée de 740
fanegadas achetées en vente publique en 1619 et n’est-elle composée qu’en 1620 ; puis
recomposée en 1662 après adjonction, entre temps, de nouvelles estancias71. Dans l’actuel
département d’Amazonas, l’hacienda Jumbilla constituée dès 1641 par l’achat auprès des
autorités de Lima de « 30 fanegadas de bacas » payées 100 pesos au comptant, n’est
finalement composée légalement... qu’en 173672.
104 Mais l’évolution la plus caractéristique à notre connaissance est sans doute celle de l’
hacienda Pomacocha, près d’Ayacucho. Elle est constituée dès 1577 lorsque le 22 août le
licenciado Francisco de Oré donne en grâce 50 fanegadas des terres de l’Inca restées
vacantes « en cabeza del Rey de España » à Gonzalo Isidro, écrivain royal du cabildo de
Huamanga. Suivent, en 1578, une série de transactions et d’échanges de terres données en
grâce entre ce dernier et une certaine Luisa Diaz de Rojas, veuve de Antonio de Oré, qui
prouvent des liens personnels entre juge-visiteur et bénéficiaire de cette terre. En 1586,
nous retrouvons Francisco de Oré, qui se fait confirmer la possession de ces terres
auxquelles il ajoute bientôt 50 fanegadas nouvelles qu’il se fait reconnaître en
« composition » par le juge-visiteur général Solano de Figueroa en 1594, contre versement
de 25 pesos. Sans doute, malgré ces beaux titres, des conflits surgissent avec les
105
communautés indigènes, car en 1596 il est nécessaire de réunir les caciques du lieu pour
qu’ils confirment que ces terres étaient de l’Inca. Le 19 juin 1624, Francisco de Oré cède au
monastère de Santa Clara, en dot de la Sœur Clara de Padilla, les loyers versés par les «
indios de mita y servicio repartidos en esos tierras ». Après de nouveaux conflits, mal précisés,
avec les indigènes, le juge-visiteur Gabriel Solano de Figueroa, invoquant le témoignage
de 1596 des caciques indiens, compose définitivement l’hacienda le 25 février 1627.
105 Mais l’histoire de la formation difficile de ce grand domaine andin sans cesse envahissant
ne s’arrête pas là. Le 17 juin 1648, nous retrouvons l’hacienda passée définitivement sous
la propriété du monastère de Santa Clara d’Ayacucho et agrandie de 80 fanegadas
nouvelles, probablement conquises aux dépens des indiens de la réduction de Vischongo,
puisque les documents nous précisent : « étant saufs 7 topos de terres aux indiens de
Vischongo ». Le tout est composé à cette date contre versement de 100 pesos et 80 reales à
la Couronne. Sans doute ces dernières acquisitions suscitent-elles des oppositions, car le
29 avril 1651 le Vice-Roi Garcia Sarmiento de Sotomayor, comte de Salvatierra, doit
approuver lui-même cette vente par provision vice-royale. Le 26 octobre 1664, usant (ou
plus probablement abusant) de ses pouvoirs sur les terres des réductions indiennes dont
il a la tutelle, le corregidor Cristoval de Sandoval y Rojas accorde au monastère un «
pedazo de tierra alrededor del molino » ; bientôt augmenté par le même procédé, le 11 mai
1668, de trois topos qui, joints au « pedazo de tierra » précédent, forment justement ces 7
topos qui, en principe, devaient être saufs en faveur des indiens de Vischongo dans la
décision du 17 juin 1648. Par chance pour ces derniers, ils ont à leur tête un cacique
combatif et, au terme d’une lutte qu’on devine longue et procédurière, ceux-ci se font
restituer ce dernier morceau de leur terre ancestrale ; en deux fois : l’une, en 1678, en
faveur de l’ensemble du común de Vischongo ; l’autre, en 1681, dans un lot dont font
partie « corrales y caserones » du cacique Francisco Pomalibia73.
106 A travers cet exemple typique on voit comment se constitue, de la fin du XVIe à la fin du
XVIIe siècle, un grand domaine péruvien. On devine quelles collusions se sont produites, à
l’intérieur de la société coloniale, entre grands propriétaires — laïcs ou ecclésiastiques —
et magistrats et fonctionnaires chargés — comme Francisco de Oré, Gonzalo Isidro,
Cristoval de Sandoval y Rojas et Gabriel Solano de Figueroa — de faire respecter en
principe les droits et possessions des indiens et de la Couronne. On voit comme les
compositions de terre interviennent après coup, pour ratifier les accaparements de fait
incessants auxquels se livre le grand domaine pendant tout un siècle. On mesure
comment cet accaparement a procédé, d’un bout à l’autre, aux dépens des terres
indiennes : au début, en confisquant les terres du Soleil et de l’Inca laissées vacantes par
la politique des reducciones ; ensuite, en empiétant sur les terres de ces réductions elles-
mêmes, jusqu’à les faire disparaître ; enfin, en disposant des terres, des hommes et des
produits de la société indienne en jouant sur l’ambiguïté des droits mal délimités attachés
à l’hacienda d’une part, à l’encomienda et au repartimiento d’autre part — droits en principe
distincts, mais confondus par la même personne, le grand propriétaire foncier, qui en
dispose à son arbitraire74.
107 On voit donc, dans ce cas précis, l’importance du grand domaine foncier dans
l’organisation de la société coloniale à partir du XVIe siècle. C’est désormais à partir de lui
— et non plus de l’encomienda — que la société espagnole s’assure la domination de la
population conquise. C’est autour de lui que, laïque ou ecclésiastique, publique ou privée,
l’aristocratie dominante règle en son sein le partage des pouvoirs. Cette évolution, un
auteur colombien l’a parfaitement caractérisée : « Au moyen de la “ composition ”, le
106
possesseur de terres, “ l’encomendero ”, agrandit ce qui déjà constituait son domaine, et le titre de “
l’encomienda ”, institution créée à l’origine en vue de la protection et de la civilisation des indiens,
acquit un rôle auxiliaire dans la formation de la propriété foncière... Pour des sommes
insignifiantes (l’encomendero) devint le maître de grands territoires... contigus à son “ encomienda
” sans contracter aucune obligation de les cultiver ni même de les occuper ; c’est le classique
LATIFUNDIO. »75 Ce rôle monopolique acquis, au Pérou comme dans le reste de l’Amérique
espagnole à partir du XVIIe siècle, par les propriétaires du grand domaine foncier, ou
latifundio, porte un nom : le latifundisme. C’est lui que nous allons étudier maintenant.
NOTES
1. Nathan WACHTEL, Rapport de mission présenté par... pour 1969-1970, Cuzco, 1970. Institut Français
d’Études Andines, pp. 7-8 (polycopié).
2. Cf. Emilio CHOY, « De Santiago Mata moro a Santiago Mata indio », in Rev. del Museo national,
Lima, 1966.
3. Vergara y Velasco, Javier, p. 111.
4. José Maria OTS CAPDEQUI, España en America, p. 47, Bogota, 1948.
5. Juan FRICDE, Historia extensa de Colombia, vol. II, p. 55, éd. Lerner, Bogota.
6. Abel Cruz SANTOS, Historia extensa de Colombia, vol. XV, t. I, p. 94, éd. Lerner, Bogotá.
7. Indalecio Liévano AGUIRRE, Los grandes conflictos sociales y economicos de nuestra historia, p. 13, éd.
Tercer Mundo ; .e éd., Bogota, 1966.
8. Juan FRIEDE, op. cit., p. 191.
9. L’autre ville, Huancavelica, siège d’importants gisements miniers de mercure, a suivi une
évolution très différente.
10. Juan FRIEDE, op. cit., p. 123.
11. La huaqueria est réglementée par la loi I, titre XII du livre VIII de la « Recopilacion de los Leyes de
India » ; et la rançon par l’Ordonnance royale du 25 juin 1530 qui prévoit y compris dans quelles
conditions les fonctionnaires publics pourront « rançonner » les indigènes !
12. Cité par Indalecio Liévano AGUIRRE, op. cit., p. 29, concernant le Pape Paul III.
13. Bartholomé de Las Casas, Brevisima relacion de la destrucción de los Indias, 1542.
14. Voir en particulier José VARALLANOS, Historia de Huánuco.
15. Vecinos : habitants blancs des villes, espagnols ou hispano-créoles.
16. Voir en particulier les travaux de Borah qui a commencé de s’intéresser, après le Mexique,
aux problèmes démographiques de la conquête au Pérou.
17. Voir les monographies ou travaux, publiés ou encore inédits, de Richard N. Adams, George
Kubler, John Rowe, de l’Instituto de Estudios peruanos ; et chez les Français, de Pierre Duviols,
Nathan Wachtel, etc.
18. Richard N. ADAMS, A community in the Andes Muquiyauyo, p. 12.
19. Voir figure 8, p. 311.
20. I.E.P., Cambios estructurales, etc.
21. Cf. thèse de Pierre Duviols.
22. Le jésuite Carlos de Orta décrit ainsi Cartagena : « C’est un grand marché de presque toutes les
nations. Elle traite des affaires avec Quito, le Mexique ; et jusqu’avec le Pérou et d’autres royaumes. On y
107
trouve de l’or et de l’argent. Mais la marchandise la plus commune est constituée par les esclaves noirs. »
Cité par Indalecio Liévano AGUIRRE, op. cit., p. 306.
23. Cf. COLLIN-DELAVAUD, op. cit., p. 104.
24. La Cédule Royale du 22 février 1549 l’interdit par exemple dans les mines du Nouveau
Royaume de Grenade. Mais la mesure, inappliquée, est rapportée dès 1568.
25. 1 fanègue = 55 litres 1/2.
26. D’après Archivo General de Indias, Seville, Seccion Justicia Legajo 397, cité dans « La visita de
los indios Chupachas, 1549 », in Travaux de l’Institut Français d’Études Andines, 1955-1956, vol. I,
pp. 24, 39, 40, repris par José VARALLANOS.
27. José VARALLANOS, op. cit.
28. Cf. Juan FRIEDE, op. cit., p. 101.
29. Cf. Juan FRIEDE, op. cit., p. 127.
30. Cf. Juan FRIEDE, op. cit., p. 127.
31. Cf. Claude COLLIN-DELAVAUD, Le Piémont côtier...
32. Cf. Eugène-Alfred HAMMEL, Wealth authority and prestige in the Ica Valley, etc., p. 33.
33. José MATOS MAR, José Portugal, El valle de Lurin y el pueblo de Pachacamac.
34. José VARALLANOS, Historia de Huánuco.
35. Cf. Henri FAVRE, Evolucion y situacion de los haciendas en la regioń de Huancavelica, p. 3.
36. Claude COLLIN-DELAVAUD, Le piémont côtier..., p. 92.
37. Cf. Porfirio MENDOZA TIPIANA, Et aspecto historico juridicio del derecho de propiedad de las pampas de
los castillos de Ica, thèse, U.N.M.S.M., droit, 1955, 124 p.
38. Cité par Indalecio Lievano Aguirre, op. cit., p. 193.
39. Cf. François CHEVALIER, La formation des grands domaines au Mexique.
40. Des preuves de cet abandon des travaux hydrauliques précolombiens dans la période sont
mentionnées, concernant les hautes vallées de Chancay et de Canta, dans les travaux de l’Inst. de
Estudios Peruanos. Cf. en particulier San Agustin Huayopampa et Santa Lucia de Pacaraos.
41. Juan de MATIENZO, Gobierno del Perú, 1567, pp. 57-58.
42. Cf. Santa Lacia de Pacaraos, I.E.P.
43. Cf. San Agustin Huayopampa, E.I.P., p. 13.
44. Cf. San Agustin Huayopampa, I.E.P., p. 14.
45. Cf. San Agustin Huayopampa, I.E.P., p. 16.
46. Cf. El valle de Lurin, etc., Matos, Portugal.
47. Cf. Sanchez Elias, Ica...
48. François CHEVALIER, Formation des Grands Domaines au Mexique.
49. Gunder FRANK, Capitalisme et sous-développement en Amérique latine.
50. Henri FAVRE.
51. Jorge BASADRE, Hist. de la Cam. de Comercio.
52. Cf. Eugène-Alfred HAMMEL, Wealth authority and prestige in the Ica valley Peru, pp. 102-103.
53. Ibid., p. 51.
54. Ibid., p. 33.
55. Cf. supra, pp. 137-138.
56. Le mot serait officiellement employé pour la première fois en 1593 dans une « Visite » de
Toribio de Mogrovejo, dans la vallée de Chicama.
57. Cf. José VARALLANOS, op. cit.
58. Cf. VARALLANOS, Hist. de Huánuco.
59. Cf. COLLIN-DELAVAUD, Le piémont côtier...
60. Cf. Henri FAVRE.
61. A.M.T.A.I. Voir par exemple les communautés de Cruz-Patz (province de Grau-Apurimac), paq.
290, exp. 10381 39 f, f. 26, de Chillihuani (prov. de Quipicanchis-Cuzco), paq. 290, exp. 10482, 74 f, f.
108
65 ; de Uchucarco (prov. de Chumbivilcas, Cuzco), paq. 17, exp. 999 ; de Huánuco (Chumbivilcas,
Cuzco), paq. 22, exp. 1230, 102 f, f. 2, etc.
62. Cf. haciendas de « El Tingo » (Huagayoc-Cajamarca), A.M.T.A.I., paq. 242, exp. 9688 ; Jumbilla
(Amazonas), A.M.T.A.I., paq. 2241, exp. 9060 ; Levanto (Chachapoyas-Amazonas), A.M.T.A.I., paq.
221, exp. 9061.
63. Cf. supra, José VARALLANOS, Hist. de Huánuco...
64. Cf. COLLIN-DELAVAUD , Le Piémont côtier..., pp. 100-101 : il s’agit des haciendas Patapo, Pampa
Grande, Saltur, Sipan, La Huaca, Pucala, Tuman. San Miguel, Calupe, Pomalca ; dont la plupart
appartiennent aux couvents franciscains de San Miguel de Picsi et de Chiclayo.
65. D’après Licenciado Polo de Ondegardo, cité par Julio Ezequiel Sanchez Elias, Cuatro siglos de
historia iqueña, Lima, 1957, pp. 2, 3, 4 et suivantes. Cf. Trad. in note 69.
66. Ibidem.
67. « Juan de Barrios reçoit en repartimiento les caciques Coyoculica et Xapana, caciques des yungas
(indiens des basses terres chaudes) d’une terre nommée Ica, avec mille trois cents indiens. Lesquels
indiens je vous répartis conformément aux actes du livre des répartitions afin que vous les utilisiez dans vos
entreprises et travaux, mines et granges, et pour tout cela vous donne licence, pouvoir et faculté dans le
cadre du repartimiento général, et je stipule en outre, conformément au service de Sa Majesté, que vous
soyez obligés de les endoctriner et de leur enseigner les choses de notre Sainte Foi catholique, de bien les
traiter, et d’accomplir les ordres qui seront édictés pour leur bien... »
68. Idem, pp. 6, 7 : « Moi le licencié Don Pedro de la Gasca, du Conseil des Indes de Sa Majesté, de la Sainte
et Générale Inquisition et de son président pour les royaumes et provinces du Pérou, étant informé que
vous, Nicolas de Ribera, habitant de la ville des Rois (Lima) dans la vallée d’Ica en laquelle vous avez édifié
un bâtiment destiné à vos entreprises agricoles sur le chemin royal qui va de cette ville à celles d’Arequipa
et de Cuzco, le long duquel cheminent incessamment Espagnols et naturels avec leurs marchandises, bétail
et vivres.
« ...vous donne licence et faculté, dans ladite maison que vous avez édifiée là, et dans celles que vous seriez
amené à édifier au même endroit en en donnant la possession à la personne de votre choix qui résiderait là
en votre nom, d’offrir l’hospitalité et les vivres aux voyageurs qui passeront par là contre rétribution en
espèces...
» ...et considérant qu’il convient au service de Dieu Notre Seigneur et à celui de Sa Majesté de bien traiter et
conserver les naturels à cause de la diminution de leur nombre intervenue au terme des désordres des
temps passés et qu’il est ordonné de cesser de les rançonner, il est nécessaire que dans ledit lieu dépeuplé
situé sur ledit chemin royal dans ladite vallée d’Yca on peuple une " Auberge " qui offre accueil et
nourriture contre rétribution aux voyageurs passant dorénavant par ledit chemin royal et qu’il y réside
une personne chargée de veiller à la défense des naturels et de prévenir les préjudices qui se pourraient
porter à leur encontre, le lieu n’étant pas peuplé... »
69. Idem, p. 7 : « D. Hurtado de Mendoza, Marquis de Cañete... à vous, Pedro de las Casas, vous savez que
deux " Auberges "ont été confirmées par moi, dans le passé, dans la vallée d’Yca, à Nicolas de Ribera qui
possède là un "repartimiento" d’indiens... »
70. José MATOS MAR, El valle de Yanamarca, in « Rev. del Museo Nacional », Lima, 1964, pp. 128-232.
71. R. de p. I. de CUZCO, t. LXXXVIII, f. 457.
72. A.M.T.A.I., paq. 221, exp. 9060.
73. R. de P. I. d’Ayacucho, t. XXI, f. 325 et suivantes.
74. Cette contusion intentionnelle seule explique qu’en 1624 Francisco de Oré puisse disposer en
faveur du monastère de Santa Clara des loyers versés par « los indios de Mita y servicio repartidos en
esas tierras » invoquant un droit dont on ne sait bien s’il est attaché aux terres repartidas (d’
encomienda) ou compuestas (d’hacienda).
75. Juan FRIEDE, op. cit., p. 240
109
fin — comme à Huamanga — ils réalisent, par des liens personnels et familiaux, la
solidarité étroite des différents pouvoirs locaux. Autour de la constitution et de la
conservation des grands domaines se tisse un réseau serré de complicités entre grands
propriétaires, laïcs ou ecclésiastiques, bureaucrates, magistrats et juges-visiteurs.
Cependant, vers le bas de la société régionale ainsi organisée en fonction des intérêts
d’une oligarchie foncière de notables résidant dans les ciudades hispano-créoles, on tente
d’éliminer tout facteur de résistance institutionnelle du côté indien, en limitant la portée
de la politique de reducción, en cherchant à défaire la cohésion communautaire
traditionnelle des ayllus ou celle, plus récente, des communautés indiennes regroupées et
organisées en villages par Toledo et ses successeurs.
3 Ce faisant, non seulement on annexe les terres des communautés rurales indiennes, et les
eaux nécessaires à leur irrigation, mais de surcroît on gagne une main-d’œuvre servile et
gratuite puisque les indiens, dépouillés de leurs champs, sont réduits à merci et n’ont
d’autre solution que de s’employer, dans un rapport de dépendance personnelle à l’égard
du patron hispano-créole, sur le grand domaine qui les a expropriés. Ils étaient les mitayos
du grand exploitant agricole du temps où il était leur encomendero, lui payant tribut et
accomplissant sur ses champs, dans sa ferme ou ses obrajes, le service de la mita. Ils
deviennent ses yanaconas, colonos ou mitimaes — ses SERFS — lui payant un loyer en travail
gratuit et en part de récolte pour la terre précaire qu’il leur concède par grâce sur une
partie marginale du domaine lorsqu’il est devenu hacendado après « composition » de
leurs anciennes terres. Là, où, face à l’ encomendero, ils pouvaient — en principe — se
prévaloir de la législation protectrice de la Couronne et en appeler contre l’arbitraire
auprès du corregidor ou du « protecteur des indiens » ; ils se retrouvent désormais sans
recours et totalement dépendants du paternalisme de leur patron, qui est en même temps
leur exploiteur et leur propriétaire.
4 Seule échappe à cette dépendance servile directe une partie — souvent minoritaire — de
la paysannerie indienne : celle qui, regroupée dans des réductions nanties d’institutions
officielles, est soumise à la tutelle des fonctionnaires des villes et villages proposés aux
affaires indiennes — corregidores, gouverneurs, protecteurs. C’est cette partie-là qu’en
principe la Couronne protège, parce qu’elle est l’assiette fiscale de l’administration
coloniale directe, celle qui fournit la mita pour les mines et le tribut pour le Trésor royal.
Encore est-elle, avec la complicité des fonctionnaires souvent, comme nous l’avons vu
dans le cas du corregidor Sandoval y Rojas, à Ayacucho, en permanence menacée par les
empiètements du grand domaine à l’extérieur, par ses divisions à l’intérieur. Ainsi
l’histoire du sol colonial péruvien est-elle faite, dans les archives des XVIIe et XVIIIe siècles,
du conflit permanent qui oppose l’hacienda à la communauté indienne. Selon la
conjoncture politique ou la personnalité des juges-visiteurs à chaque étape du conflit une
« composition de terre » et un bornage des terrains (deslinde) viennent sanctionner les
acquisitions de l’hacienda ou, plus rarement, la résistance de la communauté.
5 Dans la région de Cuzco et d’Apurimac, entre 1656 et 1659, le Juge Visiteur Fray Domingo
de Cabrera Lartaún arbitre ainsi une série de conflits surgis entre haciendas et
communautés, composant semble-t-il équitablement les terres contestées entre les unes
et les autres. Il tranche en particulier un conflit qui oppose, dans la province de
Chumbivilcas, la communauté de Huanaco aux haciendas Caiani et Pizquicocha à propos
111
d’une extension de 998 ha. En 1656, il confirme dans leur possession de ce terrain les «
principales y caciques de la doctrina ». Mais en 1660, la nouvelle propriétaire des haciendas,
Maria Martinez de Incapié, ayant su sans doute gagner ses faveurs, il compose au
contraire les terres contestées en faveur des grands domaines1. On voit donc à quel
arbitraire sont soumis les indiens.
6 Parfois, l’accaparement des terres indiennes se fait par le biais de leur annexion préalable
au territoire de l’ejido municipal espagnol, ensuite redistribué à titre privé. Le cas est
mentionné en 1716 lors d’une révision de titres effectuée à fin de composition dans le
Callejón de Huaylas par le curé et vicaire de San Jeronimo de Pampas, à propos de
pâturages constitués de prairies naturelles et d’une steppe à caroubiers nommés
« Pampas Grande ». Ce conflit provoque, de la part des indigènes, la pétition suivante :
« Pétition.
» Don Juan Fernando Guacam Huaman, cacique principal et gouverneur de la
partialité de Allanca Pomas ;
» Antonio Guacam Huaman, alcade ordinaire ;
» Pablo Guacam Huaman, principal ;
» en leur nom et au nom du commun de ladite partialité... nous disons :
» Que les enclos de cette partialité composés par le sieur don Juan Cadalzo Salazar,
par devant le sieur don Gonzalo Ramires de Baquedano, nous ont englobés dans ce
village en abusant de la bonne foi de nos ascendants, mais que nous en avons la
possession pleine et libre à l’exclusion de toute autre personne. Conformément à
quoi nous en appelons auprès de votre Grâce pour qu’elle use de son autorité à faire
procéder à une nouvelle délimitation qui tienne compte des enclos et des bornes
qui nous sont reconnus selon les droits et les témoignages... » 2
7 A propos d’une semblable affaire d’enclosure de pâturages communaux par le grand
domaine, nous voyons le conflit s’éterniser pendant deux siècles, près de Cajamarca,
entre l’hacienda Santa Ursula et les communautés riveraines. Le domaine est
officiellement composé en 1657. Mais en 1729, après avoir changé plusieurs fois de
propriétaires, il est « envahi » par ses voisins dont nous apprenons ainsi qu’ils ont été
dépouillés de leurs terres. Pourtant, en 1784, le juge-visiteur n’hésite pas à composer
encore 184 fanegadas en faveur du domaine. Le statut de cette hacienda n’est
définitivement fixé qu’en 1842, lorsque le monastère des Concebidas Descalzas l’acquiert
pour 10.224 pesos et le fait exploiter en faire-valoir indirect3.
8 Le résultat de tous ces empiètements aboutit souvent à l’absorption pure et simple des
communautés indiennes et de leurs terres par le grand domaine. Il n’est pas rare qu’une
hacienda, composée au départ d’extensions raisonnables de terres acquises par achat ou
grâce royale sur les terres vacantes du domaine royal — baldíos résultant de la
confiscation primitive par la Couronne des terres du Soleil et de l’Inca, des terres dites
« en excédent » des communautés indiennes réduites et regroupées — s’agrandisse
progressivement à l’ensemble du territoire et de la population du repartimiento
initialement contrôlé au titre de l’encomienda par le grand propriétaire. Abusant alors de
sa situation de force face aux communautés indiennes dont il a reçu le patronage et qui
échappent à la tutelle directe du corregidor, parce que non réorganisées en reducciones, le
hacendado-encomendero joue habilement de la confusion des pouvoirs en sa personne. Sans
jamais explicitement se faire « composer » les terres des ayllus qu’il contrôle comme
encomendero, il se comporte en fait comme si ces ayllus, leur population et leurs terres
faisaient partie intégrante de l’hacienda. Lorsque, après 1721, l’encomienda est légalement
supprimée au Pérou, l’habitude est prise : l’hacienda a absorbé en fait, sinon en droit, tout
ce qui faisait partie du repartimiento. Cette évolution explique l’ambiguïté qui souvent
112
règne sur les titres originels de propriété de certains grands domaines péruviens lorsque
surgissent en leur sein des conflits au XXe siècle. De ce processus nous ne prendrons qu’un
exemple, mais typique : celui de l’hacienda Laura-marca, l’une des plus grandes haciendas
de la province de Quispicanchis et du département du Cuzco.
9 D’après M. H. Kuczynski Godard4, cette hacienda est constituée à l’origine d’un terrain
acheté dans la basse vallée tropicale de Marcapata, près de l’actuelle « Quince Mil », sur le
versant oriental des Andes du Cuzco. Il s’agit du predio de Vilcabamba. A ce terrain s’ajoute
le terrain de Mama-bamba exploité en location. Enfin l’hacienda se « compose » — selon
des modalités que l’auteur ne définit pas — de six ayllus nommés Ttinqui, Lauramarca,
Ccolca, Andamayo, Icora, Tayamani, tous situés sur les hautes terres tempérées ou
froides, et qui subsistent comme centres habités composant la population de l’hacienda
lors d’un recensement effectué par M. H. Kuczynski Godard en 1946. L’auteur nous
apprend encore qu’en 1780, lors de la grande révolte de Tupac Amaru, le fond fut détruit
par les rebelles, ainsi que sa dépendance (caserío) nommée « Carhuayo »5. Or, si le
« Registre de la Propriété immobilière » du Cuzco ne nous a rien appris sur les origines du
fond nous avons pu, par contre, comparer les affirmations de Kuczynski Godard avec ce
que nous livrent les Archives du ministère du Travail et des Affaires indigènes 6.
10 Nous y apprenons que le fond est déjà constitué en 1678 puisqu’il est alors acquis à titre
privé, par vente et héritage. Lorsque l’hacienda est « composée » en 1712, par le « jues
privativo y licenciado » Gonzalo Ramirez de Baque-dano, c’est en fonction des titres de 1678
7
. D’après ces titres, au début du XVIIe siècle, ne subsistent, indépendants de l’hacienda, que
les seuls « ayllus » de Yanana, Ocongate, Ccarhuayo et Ccoñamuro. Les autres centres
recensés ne sont déjà plus — au dire des frères Saldivar, propriétaires de l’hacienda en
1922, qui rédigent alors un « Memorandum de règlement » constituant cette partie du
dossier — que les « estancias de colonos y arrendatarios ». Et de préciser — en 1922 — « Ellos
jamas han discutido esta situación legal »8. Or, une autre partie du dossier nous précise ce
que sont ces “ estancias ” de colons et locataires » en nous révélant qu’en 1713 un certain
Martin Cano de Ribera vend à Miguel Cano de Herrera les fonds « Vito Garrote et autres
fonds de la région tropicale avec leurs dépendances vouées à l’élevage et dénommées Lauramarca,
Andamayo, Ccolca, Icora, Tayancani, Puycabamba et autres... »9 A la même feuille nous
apprenons encore que Ccoñamuro — ayllu — et Pinchimuro — hacienda — n’appartiennent
pas au fond ainsi négocié.
11 Que pouvons-nous conclure de tout cela pour notre propos ? D’abord que la date tardive à
laquelle sont invoqués ces documents — en 1922 — et leurs obscurités sont à elles seules
révélatrices, jointes à l’absence de document accessible dans le registre public de la
propriété de Cuzco, de la manière dont le grand domaine foncier au Pérou sait garder le
mystère sur ses origines lorsqu’elles peuvent le gêner, au XXe siècle, dans ses conflits avec
le reste de la société nationale péruvienne. Ce qui est déjà un élément d’appréciation sur
la réalité des pouvoirs du latifundisme jusqu’à une date récente. Ensuite qu’une certaine
lumière peut être faite, malgré tout, à partir de cette information limitée. Le livre de
Kuczynski Godard et nos documents se recoupent en effet sur plusieurs points,
confirmant :
113
12 Que l’hacienda Lauramarca est centrée à l’origine sur les cultures tropicales de la basse
vallée de Marcapata — predios de Vilcabamba et Mamabamba selon notre auteur ; « Vito
Garrote et autres fonds de montaña » selon le document de 1713 ;
13 Que les six ayllus des hautes terres, voués à l’élevage extensif complémentaire de l’activité
agricole tropicale, ne sont que les annexes marginales de l’entreprise à l’époque coloniale.
Ils « composent » l’hacienda d’après Kuczynski Godard comme d’après les frères Saldivar
qui les assimilent à de simples « estancias de colonos y arrendatarios », hameaux ou villages
dispersés dans la haute steppe en fonction des nécessités de l’élevage extensif
complémentaire qui se pratique dans cette partie de l’immense territoire de l’hacienda ;
14 Que divers « ayllus » — ainsi sont-ils nommés — échappent au pouvoir de l’hacienda en
1712 : Yanana, Ocongate, Ccarhuayo et Ccoñamuro ; ainsi que l’hacienda Pinchi-muro. Ceci
nous est confirmé en 1713, concernant les deux derniers noms de lieu. Cependant, la
géographie actuelle de la région nous apprend qu’en effet Ocongate échappe au pouvoir
de l’hacienda puisqu’il est de nos jours un bourg indo-métis, chef-lieu de district,
descendant d’une ancienne reducción organisée en village selon les normes des
Ordonnances de Toledo. Reste le cas particulier de Ccarhuayo dont Kuczynski Godard nous
apprend qu’il est une dépendance de l’hacienda en 1780, lorsqu’il est rasé par les révoltés
qui suivent Tupac Amaru. Il faut donc admettre dans ce cas que cet ayllu, indépendant en
1713, a été absorbé par l’hacienda entre 1713 et 1780. Ce qui illustrerait dans ce cas
« l’impérialisme territorial » du grand domaine aux dépens de la communauté rurale
indienne au xviiie siècle.
15 Il reste que, dans l’ouvrage de Kuczynski Godard comme dans le volumineux dossier n
° 243 du ministère du Travail et des Affaires indigènes, nous ne voyons à aucun moment
apparaître des titres composant EXPLICITEMENT les six ayllus mentionnés dans notre
deuxième point en faveur du grand domaine. On nous confirme qu’à un moment ils font
partie du domaine — en 1712 et 1713 — et sont négociés avec lui. Mais de titres de
composition : point. Seuls apparaissent, explicitement achetées ou louées, les parties
tropicales du domaine ; predios de Vilcabamba et Mamabamba selon Kuczynski Godard ; «
fundos Vito Garrote y otros » dans le document de 1712 invoqué en 1922. Faute d’avoir pu
pousser plus loin l’enquête, que pouvons-nous avancer comme hypothèse la plus
plausible ? Ce que nous annoncions plus haut : l’annexion de fait par le grand domaine
composé primitivement d’un segment de vallée tropicale où se pratiquaient les cultures
les plus rentables — coca, canne à sucre, etc. — des hommes, des droits de pâture, puis des
pâturages eux-mêmes, avec leurs cultures vivrières annexes — maïs, pommes de terre,
quinua, etc. — des ayllus non regroupés et protégés dans la reducción d’Ocongate ; mais
répartis en encomienda en faveur des premiers possesseurs de la partie tropicale du
domaine. Sans doute ces encomenderos-hacendados ont-ils utilisé originellement dans leurs
basses terres la main-d’œuvre des mitayos fournis par les ayllus indiens d’en haut et ont-
ils fait garder en retour leur bétail sur les hautes steppes dépendant de ces villages. Puis
l’association encomienda-hacienda a duré au travers des changements de propriétaires,
parce qu’elle était fonctionnellement indispensable, et l’encomienda perdant peu à peu de
son sens et de son autorité primitive, a été progressivement englobée et reprise au sein de
l’institution désormais dominante l’hacienda. En 1712-1713, l’évolution est explicitement
achevée dans les documents. Le domaine, étendu en fait à tout l’ancien repartimiento, est
vendu globalement, avec ou sans titre de « composition » — la vente équivalant à un titre
et sanctionnant le fait accompli.
114
16 Vu du côté indien, cela signifie que les six ayllus « prétolédiens » qui constituent la partie
haute de l’hacienda n’ont échappé à la réduction que pour tomber sous le patronage de
l’hacendado, et se faire dépouiller de la possession éminente de leurs terres communales
en faveur d’une propriété de fait exercée par l’héritier des premiers encomenderos, devenu
propriétaire de la terre : autre forme de l’accaparement des terres de la communauté
indienne — traditionnelle — par le latifundio colonial péruvien.
17 Restons dans la vallée de Marcapata, près du Cuzco, et suivons le conflit qui oppose, de
1595 à 1742 — pour ressurgir d’ailleurs au XXe siècle — les communautés de Collasuyo et
Sahuancay aux vecinos hispano-créoles qui ont réussi à s’immiscer dans les affaires
intérieures des communautés10. D’après un témoignage invoqué du 28 août 1595, on
considère alors que la quebrada objet du litige, pour être trop encaissée et inaccessible, a
toujours été vide d’indiens. En conséquence de quoi on la cède en possession au curé
Rodrigo Hurtado. La même année, le 14 septembre 1595, le visiteur Diego de Villafana,
répartissant les terres aux indiens de Marcapata, considère également ces terres de
quebrada comme terres baldias et compose en faveur d’un certain Juan de Erencia les
lieux-dits « Incacancha », « Ccosccocucho », « Huaracconi » et « Carahayo », par-devant
notables et caciques du lieu, contre versement de 950 pesos au roi et 150 pesos « aux
notables » — sans doute au cabildo espagnol de Marcapata ?11 Ces lieux-dits, regroupés,
deviendront les haciendas « Incacancha » et « Huaraccone », telles qu’elles existent en
1926. Le 5 octobre 1637, Francisco Ramirez Gildo vend à cens à Antonio Ponce de Leon, du
Cuzco, des terres de ladite quebrada de Socapata produisant maïs, pommes de terre et
fourrages. Enfin, le 2 avril 1742, un certain Juan Bautista Mederos, ayant hérité de ses
parents, vend des terres situées dans la quebrada voisine de San Lorenzo, des terres
produisant des légumes, des pommes de terre, des céréales, du gros et du petit bétail,
pour 700 pesos. Tous ces titres, cités pour leur défense en 1926 par les hacendados,
semblent confirmer que nous nous trouvons là dans des terres possédées légitimement
par les vecinos de Marcapata ou du Cuzco parce que « composées » à l’origine sur des
terres vacantes du domaine royal.
18 Cependant, le 19 avril 1623, voici qu’à propos de ces terres réputées vides d’indiens, nous
lisons :
19 « Don Garcia de Hurtado Mendoza, Marquis, par-devant le seigneur des provinces du Pérou, je me
suis constitué dans la partialité de Puica de Marcapata, pour faire restituer les terres de Puica aux
indiens dudit lieu (et de huit autres ayllus et estancias)… pour que les possèdent librement et
sans contradiction aucune tous les indiens du Tahuantinsuyo de Marcapata. »12 Et sans doute
parce que cet ordre n’est pas appliqué, le 9 juillet 1646 à Oropeza, le visiteur de
Marcapata, Juan Martin Melgarejo ordonne à nouveau la restitution aux indiens13. Dans
cet exemple on devine donc comment les résidents et notables espagnols de Marcapata
durent, au début du XVIIe siècle, s’intromettre dans les répartitions des terres
communales indiennes, non immédiatement comprises dans les terres de la « réduction »
115
de Marcapata, pour s’y tailler des fiefs qui devaient devenir plus tard des haciendas.
Prétextant qu’il s’agissait là de terres vacantes, vides d’indiens — traduisons : vides
d’indiens officiellement recensés par la reducción — ils les assimilèrent sans doute aux
terres de l’ejido du común de españoles de Marcapata, et les composèrent entre leurs
membres contre versement d’une somme dérisoire au conseil. Cette procédure, illégale au
regard des Leyes de Indias comme au jugement des visiteurs de 1623 et de 1646, garda
néanmoins force de loi jusqu’à ce que le conflit ressurgisse au XXe siècle. Vulgarisée à
travers tout le Pérou colonial, elle permit d’innombrables agressions, illégales mais
tolérées, contre les terres communales indiennes.
20 De cela nous retrouvons trace concernant la communauté de Levanto, près de
Chachapoyas, dans la sierra nord du Pérou14. Un premier conflit l’avait opposée,
concernant ses anciennes « terres du soleil », au couvent de la Merced, qui s’était terminé
par un accord en 1597. Ce qui n’empêcha nullement des contestations entre les pères du
couvent et les caciques de la communauté concernant divers champs en 1600. Mais après
cette date, c’est avec les habitants espagnols de Chachapoyas que les procès se
multiplient. En 1605 : procès d’un indien contre un vecino de Chachapoyas. En 1621 : un
acte — illégal — est signé entre deux notables de la même bourgade concernant une terre
de la communauté.
21 En 1813, le común de indios de Levanto est collectivement en conflit avec Agustin de La
Puerta, vecino de Chachapoyas.
22 Parfois, l’intervention du notable de village espagnol sur les terres de la communauté est
plus longue et plus médiate. Elle commence par exemple par la location en sa faveur
d’une extension de pâturages communaux, souvent immense. Au terme de plusieurs
années, le locataire, se prévalant de l’ancienneté de ce droit d’usage, dénonce le contrat
et revendique la propriété. Nous en trouvons un exemple dans la communauté de Moya
(département de Huancavelica), en 1740, où un certain Pedro de Loyos bénéficie ainsi,
depuis plusieurs années, d’un bail de location de 50 lieues carrées des pâturages
communaux. Il s’avise alors de ne plus payer le loyer. Vingt ans plus tard, le conflit
s’éternisant sans solution, les comuneros de Moya en appellent au vice-roi lui-même, qui
tranche en leur faveur. Mais cette décision n’est jamais appliquée. Et au XXe siècle ce
territoire contesté se retrouve englobé au sein de l’hacienda Tucle15.
23 Ainsi, commerçants, curés et petits notables des cabildos espagnols, résidant dans les
municipalités ou isolés dans les villages indiens, se taillent-ils des domaines aux dépens
de la communauté indienne. Ne bénéficiant pas au départ, comme les héritiers des
premières encomiendas et mercedes de tierras, d’un patrimoine foncier qui les avantage, ils
réussissent néanmoins, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, à se constituer de cette façon des
propriétés, moyennes d’abord, grandes à la longue. Ils participent donc pleinement, bien
que tard venus sur le terrain des conflits agraires du Pérou colonial, au caractère
envahissant du latifundisme ; mais en minant de l’intérieur les terres indiennes, faute de
pouvoir les investir de l’extérieur à partir d’une initiale situation de force foncière. A
leurs côtés, agissant également à l’intérieur de la communauté indienne, apparaissent
d’autres accapareurs de terre issus, directement ou indirectement, de la société indienne
elle-même.
116
24 Au fur et à mesure que l’identité ethnique des repartimientos initiaux se dissout dans les
nouvelles reducciones, doctrinas et comunes de indios restructurés par les Ordonnances de
Toledo, la personnalité indigène des communautés regroupées se dissout également au
contact des institutions, des hommes et de l’économie de marché de la civilisation
espagnole dominante. Au conseil de communauté se superpose la municipalité contrôlée
par les fonctionnaires espagnols ; aux échanges de produits fondés sur les rapports de
réciprocité, typiques de la société andine, se substituent les rapports du marché contrôlé
par des intermédiaires professionnels. Les contacts et les métissages, biologiques et
culturels, se multiplient donc au fur et à mesure qu’avance le XVIIe siècle. Bientôt
apparaissent, à côté des patronymes indiens, des noms espagnols dans les registres d’état
civil des paroisses « indiennes »16. Les métis indo-espagnols qui naissent de ces échanges
ont tôt fait de s’ériger en dehors et au-dessus du statut des comuneros de leur village. Ils
en profitent, souvent, pour s’accaparer des meilleures terres en bénéficiant de leur
situation d’intermédiaires indispensables entre les indiens et les espagnols.
25 Ainsi, à Santa Lucia de Pacaraos, après 1650, « se yntro-duce... en dichas tierras (dites terres
d’Acos, liées au service d’entretien du pont de Bilcachaca) une morena, por decir las habia
compuesto con el medidor de tierras, y por muerte de esta, un mestizo por hallarse este casado con
una Yndia principal de dicha doctrina, y que dicha morena se las dexo como su Albacea y heredero
(…) lo que no puede ser, porque el caso que la morena viviera, debia ser despojada de dichas tierras
según la Real Cedula de Su Majestad... para que los indios sean restituidos en las tierras que por
legítimos repartimientos tuviesen señalados — Pedro Sondor — Cacique principal y gobernador del
pueblo de Santa Lucia de Pacaraos »17.
26 Dans ce cas, de la collusion entre une étrangère à la communauté, l’arpenteur et une fille
de cacique complice, naît l’accaparement d’une importante superficie des terres
communales en faveur d’un métis. De cette spoliation surgit plus tard l’hacienda Rauri.
Parfois, les institutions qui en principe veillent à la défense de la communauté — le
cacique et l’assemblée générale communale ou común de indios — au lieu de s’opposer, se
font complices du dépouillement. En 1788-1789 par exemple, à Santa Fé de Jauja, un métis
et son épouse font avaliser une vieille exaction commise contre la commune de Jatunjuasi
de Pomamanta en se faisant reconnaître par le cacique et le común réunis la possession
définitive du fond Pomamanta18.
27 Mais l’agent le plus efficace de ces accaparements internes est encore le cacique indien
lui-même, chef traditionnel du groupe ethnique regroupé en « réduction » ou dispersé en
ayllus. Selon le cas il agit en faveur des Espa gnols extérieurs à la communauté, ou pour
son propre compte. C’est ainsi que dans la vallée du Mantaro l’hacienda Yanamarca est
composée à l’origine sur des terres communales accaparées par le cacique et gouverneur
indien de Chinchaycacha, le sieur Cristobal Tiesi Runa Atoc. En 1645, profitant du passage
du « juge de visite, ventes et compositions de terres et haciendas », il se fait « composer » par lui
un premier lot contre versement de 200 pesos au comptant Peu après, dans la même
année, il augmente la mise à 500 pesos à la condition que dans cette « propriété ».
possédée par lui depuis plus de cinquante ans, au dire de témoins complaisants, « il ne
doive s’établir aucune “ estancia ” ni aucun nouveau “ corral ” par quiconque et en quelque époque
que ce soit, à l’exclusion de ceux que je pourrais faire construire... et qu’on me fournisse toute l’eau
qui me serait nécessaire provenant de n’importe quelle lagune ou canal d’irrigation »19. Peu de
temps plus tard, usant de son droit de propriétaire absolu, ledit cacique revend en 1649
117
l’hacienda Yanamarca ainsi constituée au curé de Tarma afin qu’il en nantisse le Collège
Saint-Thomas-d’Aquin de Lima20.
28 Bien souvent, toutefois, le cacique garde pour lui-même l’hacienda qu’il s’est ainsi
constituée en jouant à la fois du droit espagnol et de son appartenance au monde indien.
Ainsi naît, à la fin du XVIIe et au cours du XVIIIe siècle, une véritable aristocratie foncière
indienne particulièrement après que la Couronne, pour des raisons fiscales pressantes
monnaye à tour de bras les composiciones de tierras en faveur des indiens comme des
créoles. On voit alors se répéter le processus qui avait permis au XVIIe siècle à nombre
d’hispano-créoles de se constituer une hacienda à partir de leur encomienda, sauf que cette
fois l’hacienda indienne se constitue à partir du cacicazgo. Nous le verrons plus loin, ce
grand domaine indien formera l’une des bases du mouvement de résistance culturelle de
l’aristocratie indienne face à la société hispano-créole dominante et posera de graves
problèmes au système colonial centralisateur exercé au XVIIIe siècle par Madrid sur le
Pérou. Mais en attendant, elle était un facteur supplémentaire de la crise foncière qui, à
partir de la fin du XVIIe siècle, commence d’affecter gravement certaines communautés
indiennes restées jusque-là indépendantes face à l’hacienda.
29 La conséquence de tout cela, c’est que la communauté indienne qui a réussi à échapper à
l’annexion pure et simple par le grand domaine — particulièrement en se faisant
reconnaître le statut villageois de reducción ou en bénéficiant de la protection d’un
cacique reconnu par la Couronne d’Espagne — voit néanmoins son existence menacée dès
qu’apparaît dans la région l’hégémonie économique et sociale du grand domaine. « La
géographie de l’indigénat ne s’identifie peut-être pas encore avec celle de la pauvreté à l’époque
coloniale, mais elle coïncide avec celle des terres marginales, pauvres en eau, mal desservies par de
trop rares canaux déjà asséchés par les grands domaines de l’amont. »21 Ce diagnostic qui
convient à la situation des réductions indiennes dans les oasis de la côte nord du Pérou
s’applique également, aux détails géographiques de caractère local près, à l’ensemble des
communautés indiennes du Pérou colonial. Partout les communautés indiennes, ou les
ayllus et « partialités » qui les composent, ont été rejetées par l’hacienda conquérante sur
les terres les plus médiocres, les plus mal situées du point de vue du climat, des
ressources naturelles, du relief ou de la vie de circulation. Dans les oasis irriguées de la
côte, les haciendas ont accaparé les meilleures terres et les têtes de vallée permettant le
monopole de l’eau d’irrigation. Dans les vallées interandines, les haciendas se sont réservé
les fonds de vallée ou les pieds de versants, là où passe la route et où viennent à point les
cultures spéculatives les plus riches. Aux communautés indiennes encore libres restent
les mauvais pâturages d’altitude ou les steppes des confins des oasis, les versants abrupts
des quebradas dans les Andes ou les bas deltas, trop ou trop peu arrosés selon la saison, sur
la côte. Et ceci existe, non au terme de l’évolution qui voit se créer et grandir l’hacienda,
mais dès le début de la politique de « réduction », dès 1570, alors même que les meilleures
terres réparties entre Espagnols ne sont pas encore toutes définitivement appropriées et
stabilisées.
118
32 Un cas nous aidera à comprendre cela. Le village indien de Muquiyauyo, dans la vallée du
Mantaro, définit l’extension de son terroir au travers de plusieurs répartitions et
délimitations de cette sorte durant période coloniale. La première intervient entre 1591
et 1604, et institue la réduction. La seconde, opérée entre 1642 et 1665, favorise un certain
Juan Martinez Franco, étranger à la communauté. Aussi une troisième délimitation,
intervenue entre 1722 et 1725, stipule-t-elle la réversion à la communauté d’une partie de
119
ces terres usurpées. Elles restent toutefois inutilisées par le commun et, en 1949, on les
retrouve aux mains des descendants de Juan Martinez. En 1742 enfin, une quatrième
délimitation règle le sort de pâturages communaux en litige entre Muquiyauyo et la
communauté voisine de Huari-pampa24. Ce cas illustre donc les spoliations dont sont
victimes les communautés indiennes au cours du XVIIe siècle ; mais nous montre aussi
comment, en 1742, apparaissent les conflits intercommunaux au XVIIIe siècle, quand se
produit la reprise démographique.
33 Parfois ce type de conflits entre communautés, symptômes et conséquences d’une
pression grandissante exercée par les hommes et le bétail sur les terres communales,
recoupe de vieilles querelles ethniques d’origine précolombienne ou, au contraire, résulte
de la rupture de vieilles solidarités ethniques par la politique de réduction, poursuivie
après Toledo. Nous en trouvons un témoignage dans la province de Canchis, du
département du Cuzco, au XVIIe siècle. En 1600, les « caciques principaux des diverses “
estancias ” et les “ mandones de puna ” du village de Checa-cupe » demandent auprès de
l’écrivain de Sa Majesté la restitution des « moyas »25 et punas dont ils ont été dépouillés
par les « indios casiquis del pueblo de Combopata » (les indiens caciques du village de
Combopata) avec l’accord du corregidor de la province26. Ce qui leur est accordé, le visiteur
précisant : « J’ai pris lesdits caciques (de Checacupe) par la main... et ils sont entrés dans les
chaumières en signe de possession et ils ont marché sur ces terres, lancé des pierres, le tout sans
contradiction de personne. »27 Pourtant le 4 juin 1660, à Ccollcca, une nouvelle réclamation
nous éclaire, malgré l’obscurité de son style, sur le fond du conflit :
« Au temps du sieur don Francisco de Toledo, vice-roi de ces Royaumes, furent
réduits les indiens de l’antique village de Ccollca Tuna, à raison de 160 originaires
de Ccollccatuna et les 60 restants originaires des villages de Checacupe et
Combopata. Et comme avant la réduction, au temps où ils vivaient et résidaient
dans lesdits villages de Checacupe, ils possédaient pro-indivis en ce lieu depuis des
temps immémoriaux, depuis les empires des Incas, les pâturages de puna et les
moyas de Paccuampata, Moccopata, etc., ils continuèrent d’exercer la possession
pro-indivise selon la coutume sur ces fonds qui étaient situés sur le territoire dudit
village de Checacupe, car ils étaient tous d’un même ayllu. » 28
34 Ainsi la reducción de Ccollcca (ou Ccollccatuna) s’est-elle superposée à la fin du XVIe siècle
aux trois ayllus incaïques de Ccollccatuna, Checacupe et Combopata. Les habitants,
regroupés à Ccollcca, des deux derniers ayllus continuèrent néanmoins d’exercer leurs
droits sur de vieilles possessions pro-indivises, selon la coutume d’origine
précolombienne, gardant ainsi le souvenir des vieilles répartitions territoriales et des
vieilles alliances et solidarités ethniques. Puis, le temps passant, l’individualisme espagnol
faisant son œuvre au sein du monde indigène, à la vieille possession pro-indivise se
substituent les rivalités villageoises entre ceux de Checacupe et ceux de Combopata sur
les terrains désormais contestés. Les habitants de Checacupe, plus « collaborationnistes »
à l’égard des Espagnols sans doute, se font confirmer la possession communale exclusive
par le corregidor de la province en 1600 puis en juin 167029.
simple jeu normal des échanges, des ventes et des héritages des lopins entre indiens.
Revenons à l’exemple de Muquiyauyo où, comme dans l’ensemble de la province de Jauja
à la même date, la population s’accroît de nouveau après 175430. Lors de la délimitation
des terres opérée en 1742, le común de indios — la communauté proprement dite — reçoit
1.690 topos de terre, à raison de 10 topos par chef de famille ; soit, en tout, environ 330 ha.
Par le jeu des divisions successorales, chaque famille indienne ne possède plus que 3 topos
en 1819. Par le jeu des métissages et des intromissions des blancs dans la vie du village, les
indiens de Muquiyauyo ne possèdent plus à eux tous que moins de 110 ha en 1904 31. Ce
sont là les premiers symptômes de la dégradation foncière d’une communauté indienne,
liés aux partages successoraux et à l’aliénabilité des parcelles individuelles, en principe
pourtant non négociables hors de la communauté indienne. Mais le tableau suivant, en
tenant compte des terres communales détournées de leurs fins communautaires dans
l’analyse de la structure agraire de Muquiyauyo est plus frappant encore. Dans ce tableau,
les terres dites des « confréries » (cofradias) échappent à la communauté pour passer sous
le contrôle de fait de l’Église ; les « terres privées » sont celles dont s’accaparent les
vecinos de la municipalité espagnole et métisse dont le pouvoir se superpose au común de
indios et le domine ; les terres du « commun » sont celles réparties individuellement aux
membres de la réduction indienne ; les terres communales de « Isla » celles possédées
indivises par les mêmes32.
36 De 1742 à 1819 nous assistons donc ici à la paupérisation foncière relative et absolue d’une
communauté indienne dont la population est pourtant en plein développement. Ses
terres diminuent des deux tiers au profit des terres contrôlées par l’Église ou accaparées
par vecinos espagnols ou métis, lesquels, de surcroît, s’emparent à travers le cabildo
municipal de la gestion des pâturages communaux de puna — terres indiennes à l’origine,
mais confisquées de fait en faveur de l’ejido municipal. On voit donc comment, au XVIIIe
siècle, la municipalisation des reducciones joue en faveur de la société hispano-métisse qui
domine la vie villageoise aux dépens de la communauté indienne proprement dite,
marginalisée sur son propre terroir par les Espagnols nouveaux venus ou par les métis
sortis de ses rangs.
121
37 Mais ce bilan, si négatif, le devient plus encore si on analyse en détail la structure agraire
de Muquiyauyo au terme de l’évolution coloniale, en 1819. Particulièrement, si on
distingue les terres de riego — terres basses, riches, irriguées — et les terres de secano —
terres d’altitude ou de versant, pauvres, sèches. Le tableau suivant précise donc le
précédent33 :
38 Ainsi, 2,9 % seulement des terres loties les plus productives appartiennent encore en 1819
à la communauté indienne, contre 51,5 % aux métis et vecinos ! Et ceux-ci ont accaparé
67,8 % des terres de cultures sèches ou de pâturages ! Par contre, là où la possession
collective a été maintenue — sur les communaux de « Isla » — la communauté a réussi à
retenir la totalité des terres irriguées communales, soit 45,1 % des terres de riego. Ceci
prouve l’efficacité de la possession collective face aux empiètements hispano-métis. Et
cela nous est confirmé par le fait qu’en 1904 ce sont ces terres de « Isla », préservées des
appétits étrangers grâce à leur possession indivise, qui seront distribuées à titre
individuel entre les membres de la communauté lorsque toute autre réserve de terres
loties sera épuisée.
39 A travers cet exemple on voit donc comment, dès l’époque coloniale, dans les
communautés indiennes les plus exposées aux institutions et aux entrepreneurs
espagnols, la privatisation interne de la propriété indienne joue en faveur de la
dépossession foncière — par vente, héritage et métissage des propriétaires entraînant
avec eux leurs lopins hors de la collectivité — de la communauté indienne. Ceci se faisant
à la fois sous l’influence de facteurs externes à la communauté — action des propriétaires
hispano-métis représentés dans les cabildos — et au terme d’une inexorable évolution
interne dans le sens de l’individualisme agraire. Ainsi apparaît, sous la menace obsédante
du latifundio sans cesse envahissant, la tendance à la parcellisation et au dépouillement
interne de la propriété foncière indienne, la tendance au fractionnement des
communautés en faveur du minifundio. Cette liaison structurelle entre le latifundio et le
minifundio qui s’opère à travers la dégradation du statut de la communauté indienne dans
les régions où elle est la plus exposée dès les XVIIe et XVIIIe siècles, c’est le fondement
122
40 Il est toutefois impensable de croire que les communautés indiennes ont subi le processus
sans réagir. A partir de la fin du XVIIe siècle les réclamations communales se multiplient
auprès des fonctionnaires et magistrats de la Couronne afin qu’ils enrayent une évolution
qui, à terme, aboutirait à la disparition pure et simple des communautés, absorbées par le
latifundio ou atomisées par le minifundio. Or, cette volonté défensive des communautés
indiennes rejoint un souci constant de la Couronne d’Espagne depuis la prédication de
Bartholomé de Las Casas et la consolidation de la « législation des Indes » : maintenir
l’équilibre entre les exigences foncières du grand domaine et la nécessité de conserver
dans les communautés indiennes une réserve de main-d’œuvre et de contribuables
nécessaire au fonctionnement du système colonial régalien ; et pour cela, protéger les
communautés des excès de fonctionnement du latifundisme, ce pouvoir privé à tendance
monopoliste qui entre fatalement en concurrence avec les intérêts du pouvoir colonial
centralisé de Lima et Madrid.
41 De cette politique nous trouvons un exemple concernant la communauté indienne de
Rocchac dans l’actuel département de Junin Huancavelica34. Dès 1693, la communauté est
en conflit avec l’hacienda Pecpispata et porte ses réclamations devant le gouverneur-
subdélégué concernant des terrains dont elle a été dépouillée. Le conflit rebondit le 26
janvier 1711 dans une pétition où l’exposé des motifs révèle que les tributaires et mitayos
de la doctrine de Santa Ana de Huaribamba (l’actuelle Rocchac) « sont dans l’incapacité de
payer le tribut et fournir la mita faute de terres, car ils ont été dépouillés par les Espagnols grâce
aux titres de vente que des curacas leur ont consentis à leurs fins particulières ». En conséquence
de quoi, afin de pouvoir honorer leurs obligations fiscales, ils réclament diverses terres de
vallées, montagnes et puna dont ils ont été dépouillés par le curé, les hacendados et divers
vecinos espagnols35.
42 Sensibles à ces arguments de caractère fiscal, les autorités judiciaires accèdent donc à
cette demande et procèdent à une composition de ces terres par adjudication en faveur de
la communauté le 21 février 1711, en présence du Marquis de Valdevivias, compositeur de
terre, des Espagnols du voisinage, de Pedro Huaman Musa, curaca intérimaire et de son
comûn de indios. Et à cette fin le compositeur de terre prend la main du curaca et lui donne
possession de la prairie qui se trouve devant l’église « où je lui donnai possession et tous
crièrent à haute voix : possession, possession, possession, et lancèrent des pierres et arrachèrent des
herbes et commirent d’autres actes de possession et de là nous passâmes à la vallée de Yana-naco et
ainsi de même la lui donnai de la même manière »36.
43 Parfois la même procédure est employée non plus afin de pourvoir en terre l’assiette
foncière du tribut ou de la mita, mais celle d’un obraje (atelier de travail obligatoire, textile
ou autre). C’est le cas pour les compositions de terres qui sont consenties en 1716, puis en
1782 et 1783, en faveur du village de San Juan Bautista de Michivilca, dans la province de
Tarma37.
44 A ces raisons fiscales de composer des terres en faveur des indiens, dont le caractère reste
permanent au cours des trois siècles d’occupation coloniale du Pérou, s’en joint au XVIIIe
siècle une autre, liée aux revers subis par la puissance espagnole en Europe pendant la
Guerre de Succession d’Espagne. En 1713, le traité d’Utrecht consomme l’abaissement de
123
l’Espagne comme puissance européenne et empiète même sur son pouvoir colonial
puisqu’elle doit consentir à la clause du « vaisseau de permission » qui permettra à
l’Angleterre de s’introduire officiellement dans le commerce inter-océanique entre
l’Europe et les colonies espagnoles. Cela a des conséquences financières catastrophiques
qui obligent le Trésor espagnol à brader ses privilèges territoriaux dans les colonies et à
consentir à la multiplication des « compositions de terre », en vendant contre espèces les
territoires baldios ou realengos — territoires des repartimientos non encore adjugés aux
haciendas, ou terres vacantes — dont il avait jusqu’ici jalousement eu soin de retenir la
propriété éminente. Dans sa détresse fiscale, Madrid consomme ainsi la disparition du
régime de l’encomienda au Pérou après 1721, et multiplie les compositions de terre après
1710 auprès de tous ceux qui se révèlent des acheteurs possibles, y compris les indiens. Bien
entendu, les principaux bénéficiaires sont les possesseurs de capitaux — grands
propriétaires créoles, grands caciques indiens, notables hispano-métis des cabildos — mais
nombre de communautés indiennes, profitant du mouvement, satisfont alors leurs
vieilles revendications de terre en se faisant consentir des composiciones.
45 Un sondage effectué à travers lectures et Archives du ministère du Travail et des Affaires
indigènes de Lima nous a permis de relever les dates des « compositions » consenties à
diverses communautés indiennes par la Couronne d’Espagne dans une cinquantaine de
cas répartis dans diverses régions du Pérou (voir TABLEAU). Compte tenu que ces
archives ont été centralisées à Lima au XXe siècle en fonction des demandes de
reconnaissance officielle des communautés indigènes par le ministère, ce tableau révèle
que la majorité des titres dont ces communautés se réclament ont été constitués au XVIIIe
siècle, à raison de plus de 55 %, entre 1710 et 1780 — période qui s’étend, en gros, du traité
d’Utrecht à la révolte de Tupac Amaru — et 20 % pour la fin de la période coloniale, de
1780 à 1825. Seuls 25 % des titres invoqués remontent au XVIIe siècle ou à la période
immédiatement postérieure aux Ordonnances de 1570 de Toledo.
46 Sans accorder une trop grande valeur de précision à ces chiffres, force est de reconnaître
qu’ils correspondent néanmoins à ce qui est généralement admis au Pérou de nos jours :
que la plupart des titres de propriété communale indienne se sont constitués par
« composition » dans la première partie du XVIIIe siècle. Ils confirment donc que la
politique permanente de tutelle exercée par la Couronne d’Espagne depuis 1570 sur les
communautés indiennes, politique fondée sur des considérations d’ordre fiscal, reçoit une
justification et une application particulières au XVIIIe siècle, en réaction contre les excès
commis par le latifundisme dans la période précédente.
47 Toutefois, si cette politique délibérée d’équilibre maintenu entre le grand domaine privé
et les communautés sous tutelle permet d’éviter la crise générale et l’effondrement du
latifundisme colonial sous l’effet de ses propres excès monopolistes, elle n’est ni
suffisante, ni suffisamment rigoureuse dans son application, pour éviter des crises locales
nées du malaise foncier et de l’oppression fiscale dont est victime la paysannerie indienne
et des contradictions concernant la répartition du pouvoir économique et politique au
sein de la classe des grands propriétaires fonciers eux-mêmes. C’est pourquoi le XVIIIe
siècle péruvien est à la fois un siècle d’apogée et de crise pour le latifundisme colonial.
124
Note38
Note39
Note40
Note41
Résumé chronologique des compositions
De 1570 à 1700 13 (25 %)
De 1710 à 1780 29 (55,7 %)
De 1780 à 1823 10 (19,3 %)
125
55 • L’ÉGLISE, PREMIER PROPRIÉTAIRE FONCIER DU PÉROU COLONIAL. L’EXPULSION DES JÉSUITES EN 1767 .
— Non moins grave est la division qui s’exacerbe au XVIIIe siècle entre certains membres
de l’Église et la Couronne. L’étendue de la propriété foncière — partant, du pouvoir
spirituel, social et politique au sein de la vice-royauté — en est l’enjeu. Depuis le XVIe
siècle en effet, l’Église s’est constitué une colossale fortune foncière pouvant atteindre
selon les régions du Pérou du quart à plus du tiers des surfaces cultivées. Au départ elle
avait bénéficié de la confiscation des terres et des troupeaux dédiés, au sein de l’empire
des Incas, aux dieux locaux ou au soleil. Une politique obstinée « d’extirpation de
l’idolâtrie »45 lui avait permis d’agrandir encore ce domaine initial aux dépens des terres
de principautés et communautés indiennes pendant les XVIe et XVIIe siècles. Cependant,
les curés et missionnaires s’employaient à doter églises, paroisses et confréries religieuses
de l’usufruit ou de la possession de nouvelles terres ou de nouveaux services gratuits
prélevés sur la masse des communautaires indiens, qui devaient verser de surcroît dîmes
et taxes ecclésiastiques. Du côté de l’élite blanche, hispano-créole, nombreuses étaient les
filles de famille qui, par soin de ne pas se mésallier racialement ou de ne pas démembrer
le majorat familial, devaient entrer au couvent, apportant en dot de substantielles
donations de terre qui venaient grossir la fortune foncière inaliénable — de « main
morte » — des divers ordres religieux. Ajoutons que pour assurer le salut de leur âme ou,
plus prosaïquement, pour garantir leurs emprunts contractés auprès de l’Église —
principal bailleur de fonds du Pérou colonial et véritable organisme bancaire — de très
nombreux latifundistes laïcs avaient constitué des rentes hypothécaires perpétuelles sur
leurs haciendas. Ainsi, sous le nom de censos, capellanías, obras pías, etc., une importante
partie de la rente foncière d’origine laïque profite en définitive aux divers ordres
religieux du Pérou colonial. Enfin, par le jeu des testaments arrachés sous la crainte de
128
esclaves, nous font travailler depuis deux heures du matin jusqu’à la nuit quand apparaissent les
étoiles, sans autre salaire que deux reales par jour ; à part cela, ils nous gratifient les dimanches
avec des corvées. »54 Il dénonce les corregidores qui usurpent les terres des indiens ou
abusent de leurs fonctions pour faire servir les indiens des communautés dans leurs
propres haciendas ou dans les champs de canne à sucre ou de coca appartenant à la
Couronne mais dont ils se réservent le bénéfice. Il dénonce les hacendados qui dépouillent
les pauvres indiens, et l’un de ses cris de guerre est : « Paysan, le patron ne vivra plus
désormais de ta misère ! »
67 Aussi les témoignages du temps mentionnent-ils tous les attaques dont eut à souffrir la
grande propriété foncière de la part des rebelles. « Rare est l’hacienda qui n’ait été mise à sac
», lit-on chez un chroniqueur de la révolte55. Le même mentionne des destructions
généralisées d’haciendas dans les régions de Paucartambo, Calca, Guaillabamba, Caicai 56. Il
précise que dans la province d’Ayaviri le rebelle « a détruit diverses estancias…, tuant tout le
bétail », et que dans le Collao ses troupes « mettent à sac estancias et haciendas... et que
certains jours quatre mille têtes de bétail ovin ne suffirent pas pour repaître les troupes rebelles ».
De même à Oruro, à Chuquisaca, à Yahuasahua où a été mise à sac l’estancia appartenant
au Couvent de la Merced57. Ainsi, tout le sud de l’actuel Pérou est pillé, les maisons et
édifices brûlés, le bétail et les stocks détruits dans les haciendas des provinces de Tinta,
Quispicanchis, Lampa, Azangaro, Carabaya, Paucartambo, Paruro, Calca, Lares,
Chumbivilcas. Partout on mentionne « la mort de beaucoup d’Espagnols et la désolation dans
toutes les haciendas et surtout les champs »58.
68 Mais la révolte antilatifundiste allait au-delà de la destruction pure et simple des moyens
de production de la grande propriété agricole. Elle exigeait le changement du régime de
propriété lui-même, s’il faut en croire un témoin du temps décrivant l’arrivée des
« alliés » indiens auprès des créoles révoltés d’Oruro : « Ces indiens étaient venus sous le
prétexte spécieux de porter secours à la ville et déclaraient qu’ils disposaient pour sa défense de
quarante mille hommes. Mais durant tout le temps qu’ils se maintinrent dans la ville ils se
préoccupèrent surtout d’exiger tyranniquement des hacendados de la cité cessions et
renoncements concernant leurs haciendas, et les propriétaires durent s’exécuter par écritures
publiques pour éviter la mort, préférant perdre leurs biens plutôt que leur vie. » 59
69 C’est donc d’une véritable insurrection agraire que Tupac Amaru, en 1780, a pris la tête.
Ses troupes, il les avait recrutées parmi les mitayos indiens asservis au travail dans les
mines, les obrajes, les haciendas. Mais surtout elles venaient de la masse paysanne des
communautés ou des serfs assujettis à l’hacienda. C’est ce que reconnaît le 17 mai 1781 le
Vice-Roi Areche lui-même qui écrit : « Les haciendas sont détruites, sans outil ni personne qui
les cultive car tous sont partis en guerre et beaucoup sont morts. »60 Ainsi, « comuneros, mitayos,
yanacomas de haciendas, pongos, mitayos, muleros » forment le gros des troupes qui se sont
enrôlées sous la bannière du Túpac Amaru, selon le témoignage de son lieutenant, Diego
Cristobal Túpac Amaru61. L’élite foncière de Cuzco ne se méprenait d’ailleurs nullement
sur le caractère agraire et anti-latifundiste du mouvement quand, quinze jours à peine
après la nouvelle du soulèvement, le corregidor et la junte de guerre de la ville paraient au
plus pressé en promettant que les intérêts des paysans « seront pris en considération au
cours d’une nouvelle répartition des terres et on leur en assignera en suffisance pour leur
subsistance »62.
132
c) CONCLUSION
70 Malgré les limites inhérentes à ce type de mouvement de révolte rurale dans les sociétés
d’ancien régime63, malgré l’échec militaire et politique du soulèvement et le meurtre de
tous ses dirigeants, la révolte de Tupac Amaru, à la suite de tant d’autres révoltes agraires
dans le Pérou du XVIIIe siècle n’a-t-elle eu aucun effet sur le système latifundiste contre
lequel elle était dirigée ? L’affirmer serait aller un peu vite, au moins pour ce qui
concerne la région du haut Pérou qui fut le théâtre des opérations, et pour la zone des
missions franciscaines réoccupées et détruites de 1742 à 1753 par les troupes de Juan
Santos Atahualpa, en aval de Tarma. Lorsque le XVIIIe siècle péruvien se termine, on peut
dire que ce sont là deux régions dont les grandes exploitations agricoles ont été
systématiquement dévastées ou détruites, dont les élites blanches ont été
systématiquement massacrées ou chassées. En ce qui concerne les missions franciscaines,
il faut attendre un siècle avant que l’ordre, à partir du couvent d’Ocopa, reprenne dans
cette région l’œuvre d’évangélisation et de colonisation agricole brusquement stoppée en
1742. Quant au haut Pérou, on peut dire que la révolte de Tupac Amaru a laissé des traces
durables dans l’organisation sociale de cette région, jusqu’à nos jours, en ayant rendu
extrêmement précaire l’équilibre entre une aristocratie foncière blanche ou métisse
numériquement réduite et socialement traumatisée face à une masse indienne énorme et,
depuis cette époque, agitée à chaque génération de mouvements de rébellion fiscale ou
agraire. Nulle part sans doute comme dans le sud andin, le caractère colonial et
oppresseur — donc précaire — du latifundio face aux masses indiennes n’apparaît au Pérou
avec autant d’évidence jusqu’à l’agitation agraire qui se produit vers les années 1950-1960
dans les départements actuels d’Apurimac, Cuzco et Puno ou dans la zone nord de la
Bolivie, entre Oruro, La Paz et Cochabamba. Or, ce fut justement dans ces régions que
s’étendit la grande révolte indienne de 1780-1782.
71 Pourtant, malgré ces crises régionales extrêmement graves, capables de compromettre
durablement les conditions de la domination du latifundio sur la vie locale, malgré les
rivalités internes qui divisent l’aristocratie foncière hispano-créole et se résolvent en
provoquant des déplacements de pouvoir au profit des secteurs de cette aristocratie qui
sont les mieux articulés à la bureaucratie d’État et le marché supra-régional, à aucun
moment les institutions agraires dans leur ensemble et la structure agraire globale du
Pérou colonial, dominées par l’hégémonie du grand domaine foncier, ne sont vraiment
menacées. Le latifundisme colonial péruvien s’avère en définitive parfaitement capable
d’absorber ses propres crises internes. C’est cette étonnante stabilité du latifundisme au
terme des trois siècles de la colonisation dont il nous faut dresser un rapide tableau dans
la période qui précède l’Indépendance du Pérou.
133
75 • D’origine indigène : la MITA rurale et les YANACONAS de la sierra. — Comme nous l’avons vu,
lorsque les Espagnols arrivèrent au Pérou ils trouvèrent devant eux une économie
collectiviste, prémonétaire mais centralisée, fondée sur le travail familial et
communautaire d’une population rurale dont l’excédent de force de travail était mobilisé
par curacas et orejones sous la forme de la mita — corvée obligatoire effectuée par tours.
Les conquérants eurent tôt fait d’accaparer à leur profit cette source collectiviste de
main-d’œuvre gratuite dans leurs diverses entreprises, minières, manufacturières ou
agricoles. Cela donna lieu à de tels abus et provoqua une telle catastrophe
démographique, que Toledo en réglementa l’usage après 1570. Au terme de ses
Ordonnances, ne devaient le service de la mita que les indiens adultes, libres de charges
d’autorité communautaires, à raison d’un homme sur sept dans chaque village indien —
d’où, les concernant, le nom fréquemment utilisé de septimas, synonyme de mitayos.
76 Ce système, ainsi réglementé, alimente en main-d’œuvre gratuite et forcée les entreprises
du Pérou colonial. Là où mines et obrajes n’absorbent pas toute cette main-d’œuvre, le
latifudio utilise à ses fins la mita rurale. Ainsi, englobée dans l’hacienda ou demeurée
juridiquement indépendante et protégée par le statut de reducción, la communauté
indienne fournit régulièrement par tour un septième de sa force de travail à l’économie
coloniale des blancs. L’hacienda andine l’utilise pour ses travaux saisonniers ou de durée
plus longue, à titre totalement gratuit dans la plupart des cas. Le hacendado hispano-
créole se retrouve ainsi l’héritier du cacique indigène, incaïque ou pré-incaïque. Quant au
mitayo, il n’appartient pas à l’hacienda, mais à son village : lorsque son temps de corvée est
terminé, il retourne dans sa famille et dirige son économie familiale au sein de sa
communauté.
77 Ce système de « conscription rurale » n’était pas toutefois sans offrir de graves
inconvénients pour les mitayos, particulièrement lorsque le nombre de septimas établi
pour un village ne correspondait plus au chiffre diminué de sa population. Ainsi, en 1622,
à Maras, près de Cuzco, les Espagnols n’ont plus droit qu’à un indien et demi de mita par
135
an, au lieu des huit dont ils avaient abusivement disposé jusque-là à partir d’une liste
établie plus de trente ans auparavant65. De même en 1746, la population de Lucanas ayant
notablement diminué, et la mita minière de Huancavelica absorbant un quart des
tributaires de ce village, les Espagnols du lieu ne disposent en définitive chacun que d’un
indien et quart par an au titre de la mita rurale. On voit à quelles complications un
système aussi rigide entraînait ; à quels abus aussi.
78 La mita ne pouvait fonctionner qu’avec la coopération des caciques indiens ou des
corregidores espagnols qui contrôlaient les communautés. Cette collaboration avec les
hacendados voisins se transformait facilement en complicité, exercée aux dépens des
villageois. En 1614, le marquis d’Oropesa, corregidor de Cuzco, nomme comme teniente
chargé de l’aider dans sa tâche, le hacendado Luis de Santayo. Comme on peut s’y attendre,
celui-ci abuse de sa charge pour faire travailler, sous prétexte de mita, les indiens de sa
circonscription dans ses propres haciendas. Enfin, chaque fois qu’on vient à manquer de
main-d’œuvre, la mita est un prétexte commode pour se procurer gratuitement des
travailleurs forcés, au mépris des lois et du calendrier agricole villageois. Qui plus est,
certains hacendados en viennent à considérer les mitayos comme appartenant à l’hacienda
et, comme tels, négociables avec elle. En 1807, le fonctionnaire Juan José Leuro demande à
ce propos la confiscation de la grâce de mita concédée en faveur de certains particuliers
qui, lors d’une division de leurs biens fonciers, avaient estimé chaque mitayo à 300 pesos
par tête dans leur contrat.
79 Cette tendance à fixer sur l’hacienda la force de travail, même indépendante, se révèle
également au sujet de ce qu’on appelle en sierra les yanaconas. L’institution s’était
développée, en faveur des curacas et orejones, dans la dernière période de l’empire
incaïque, en liaison avec une évolution générale vers la privatisation de la possession de
la terre comme de la force de travail au profit de l’aristocratie indigène. Prestation en
hommes des commuautés envers leurs princes — comme la mita — le yanacona incaïque
l’est d’abord à vie puis à titre héréditaire. En fait, au moment de la conquête du Pérou, les
yanaconas, qui étaient à l’origine des otages agricoles offerts par les ayllus aux curacas sont
déjà devenus des serfs ou des esclaves séparés de leurs communautés d’origine depuis
deux ou trois générations. Aussi, sans beaucoup interpréter l’institution, les conquérants
purent-ils l’utiliser d’abord comme un esclavage indien pur et simple. Mais devant
l’opposition de Madrid et la ruralisation de l’économie péruvienne au XVIIe siècle, le
yanacona andin devint rapidement un adscrito, un SERF. Au XVIIe siècle, Solorzano nous le
décrit « comme formant partie de l’exploitation et de l’héritage et, comme eux, transmissible à
n’importe quel possesseur ; car de même que ces indiens ne peuvent quitter ou abandonner ces
terres, de même les nouveaux propriétaires ne peuvent les déloger ou les congédier » 66. Ainsi,
malgré ses origines préincaïques, le yanaconazgo andin évolue-t-il vers le servage de type
médiéval européen. Le yanacona doit en effet au hacendado non seulement le service
personnel sur la « réserve » du domaine, mais sa famille est également astreinte à servir
gratuitement le maître. A Cámara, au début du XVIIIe siècle, les obligations du yanacona
consistaient à garder le bétail, veiller sur les agneaux nouveau-nés, procéder aux
semailles, labourages et récoltes, transporter la récolte depuis le domaine jusqu’au Cuzco,
concourir à la tonte des moutons et alpacas, soigner les mules, servir d’aide dans les
transports muletiers décidés par le patron. Contre ces services le hacendado versait à sa
place le tribut au roi et les dîmes à l’Église, lui fournissait la nourriture et trois brebis par
an.
136
81 Ainsi organisés malgré tout en fonction d’un marché et obéissant en dernière analyse à la
logique d’un système mercantiliste, il est impossible qu’à la longue les rapports de
production internes du grand domaine foncier péruvien ne finissent, peu ou prou, par
être eux-mêmes contaminés par l’économie monétaire. Car si l’essentiel du contrat qui lie
initialement le patron d’hacienda à sa main-d’œuvre est un rapport de caractère personnel
fondé sur un échange mutuel d’obligations et de services — assistance et protection
contre versement de travail ou de produits gratuits — cela n’interdit nullement, lorsque
l’économie de marché se généralise et avec elle l’apparition d’une main-d’œuvre libre ou
mal fixée à la terre à partir du XVIIe siècle, des rapports non encore capitalistes mais d’où
tout échange monétaire n’est pas exclu à l’intérieur même de l’exploitation agricole.
82 • Les tenanciers précaires du grand domaine. — A la différence des rapports de production que
nous venons d’étudier, il s’agit ici de contrats transitoires de travail ou d’exploitation
d’une partie du grand domaine passés entre patron et tenanciers libres — du moins, en
principe. Même si ces contrats peuvent en fait être dans certains cas viagers, voire
héréditaires, ils sont résiliables, donc plus proches d’une certaine mobilité moderne de la
terre et de la main-d’œuvre. Même si leurs clauses ne prévoient souvent aucune forme de
prestation ou de rétribution monétaire, en portant sur des productions agricoles souvent
spéculatives, ils permettent une plus forte accumulation de capital aux mains du
propriétaire bien sûr, mais parfois aussi du tenancier. Bref, il s’agit là de rapports de
production plus proches du métayage et du fermage que du servage médiéval. Ils sont
très variables d’une époque à l’autre, d’un propriétaire à l’autre. Mais partout ils sont une
réponse au décalage grandissant qui existe dans le Pérou colonial entre la propriété du sol
137
monopolisée par l’aristocratie foncière et une masse de population rurale libre et sans
terre — indienne, métisse, mulâtre — qui cherche ainsi à se nourrir et à s’employer.
83 L’arriendo, au sens le plus vague et le plus général, prévoit soit la rétribution d’un service
régulier rendu au propriétaire par l’usage d’une tenure prélevée sur le territoire marginal
de l’hacienda ; soit le paiement du loyer d’une tenure de cette sorte concédée par grâce du
propriétaire en services gratuits. Dans le premier cas, l’usage de la tenure est une forme
non monétaire de salaire. Dans le second cas, les services rendus sont une forme non
monétaire de loyer de la terre. C’est pourquoi les documents du temps distinguent
souvent le premier — arriendo de gracia — du second — arriendo simple. L’hacienda de San
Regis, près de Lima, nous offre une juxtaposition fort significative de ces deux types de
location en 1775. Sur 49 locataires, un muletier travaillant pour le maître est rétribué par
l’usage d’une fanegada de terre, et un employé préposé à l’entretien du canal d’irrigation
par deux fanegadas « et pour ce motif on leur a fait la grâce de leur donner les dites terres sans
pension ». Tous les autres ont reçu leur terre « par charité ». Le visiteur qui nous décrit cela
nous précise qu’on leur a concédé ces terres « eu égard à leur pauvreté et parce qu’il est de
coutume de concéder de telles terres de la part des maîtres des grandes haciendas, compte tenu
des grandes portions de terre qu’ils considèrent comme inutiles pour se trouver trop loin des
installations centrales »67.
84 Souvent ces locations de terre prévoient, surtout dans les oasis de la côte péruvienne
entre Ica et la vallée du Santa, qu’en plus des services gratuits rendus à l’hacienda par l’
arrendatario, le tenancier verse une part de sa récolte personnelle s’il s’agit d’un produit
commercialisable et spéculatif.
85 Ce contrat, qui se généralise au XVIIIe siècle concernant les plantations de COTON, est à
l’origine de ce qu’on appelle sur la côte péruvienne les yanaconas. Il s’agit bien entendu de
yanaconas fort différents de ceux de la sierra : non pas des serfs liés héréditairement au
patron et à la terre, mais plutôt de métayers disposant d’une tenure moyenne capable de
libérer un surproduit agricole facilement commercialisable par le hacendado, c’est-à-dire
assurant un taux de rente foncière, en nature, infiniment supérieur au taux de la rente
féodale sur l’hacienda andine.
86 Parfois l’arriendo est payé en argent, que ce soit pour de petits lots de terre loués 6 pesos
par an comme sur l’hacienda « Ninabamba », ou qu’il s’agisse d’un véritable fermage déjà
presque capitaliste comme sur l’hacienda « Pacoyán » où le locataire, contre un loyer de
3.000 pesos par an, élève 23.443 moutons sur le territoire d’un domaine qui ne lui
appartient pas. Mais curieusement, même dans ce cas, le caractère personnel de la
transaction est maintenu puisque le locataire doit fournir en plus dudit loyer 24 pièces de
viande séchée (cecina) et 10 arrobes de laine blanche pour l’usage domestique du
propriétaire68.
87 • Le « salariat » agricole colonial : PEONES et EMPLEADOS.
88 Les peones
89 C’est à dessein que nous maintenons le mot « salariat » entre guillemets car, comme nous
allons le voir, une partie seulement du salaire était payée en argent, et encore avec
beaucoup de restrictions. Dès la fin du XVIe siècle, une masse de plus en plus considérable
d’indiens ou de métis qui ont été arrachés à leurs communautés d’origine sans être pour
autant réduits à l’état de yanaconas, colonos ou arrendatarios pauvres des haciendas, forment
une véritable armée de réserve du travail agricole au Pérou. N’étant ni mitayos ni serfs,
leur unique chance de pouvoir payer le tribut ou d’échapper au vagabondage — mal social
138
endémique dans le Pérou colonial — est de vendre leur force de travail à l’hacienda qui
accepte leurs services. Ce faisant, même s’ils continuent de résider dans leurs
communautés et d’en partager les contraintes collectives, ils se convertissent en
véritables prolétaires agricoles. Au Mexique ce sont les gañanes, mais de manière plus
générale au Pérou et dans toute l’Amérique espagnole, ce sont les peones69. Face à
l’hacienda qui les emploie, ce sont des hommes libres — du moins tant qu’ils ne sont pas
endettés.
90 Ils peuvent être simples journaliers — jornaleros — et n’intervenir que pour des travaux
saisonniers, comme main-d’œuvre complémentaire. Ainsi, en 1767, l’hacienda La Huaca les
utilise seulement de mai à septembre, pour la récolte, en plus de son habituelle main-
d’œuvre esclave noire. Sur la côte, en général, ces peones salariés sont très conscients de
leurs droits dès le XVIIIe siècle. Aussi les hacendados cherchent-ils à en limiter le
recrutement, non seulement parce qu’ils doivent leur payer un salaire élevé pour
l’époque — 6 réales par jour sur l’hacienda viticole Santo Domingo — mais de plus les
nourrir dans de bonnes conditions : deux repas par jour avec « viande fraîche, pommes de
terre bien assaisonnées et épices » en plus du pain et du vin ! Non contents de cela, les peones
de la côte se révoltent en cas de mauvais traitements. En 1802, à Caucato (Ica), les
quarante peones indiens se rebellent parce qu’on leur imposait le même horaire et la
même nourriture qu’aux esclaves70.
91 Toute autre est la situation des peones en sierra. Ici, la main-d’œuvre est plus isolée
socialement, donc plus facilement exploitable. Si le salaire est en principe compté en
espèces, le hacendado ou son régisseur s’arrange pour retenir à l’avance le prix des
produits de consommation que le magasin de l’hacienda est seul à fournir aux ouvriers
libres. Les livres de compte des haciendas — ou Libros de Jornales, ou Punchaos, ou Quillcas —
tiennent ainsi à jour pour chaque peon une comptabilité en partie double où sont inscrits
au moyen de bâtons (rayas) les recettes et les dépenses de la main-d’œuvre libre. Grâce à
cela, l’hacienda ne verse que le solde — ce qui réduit au minimum la part de capital
consacrée au salaire — et ce qui permet, dans les périodes de pénurie de main-d’œuvre,
de retenir le peon endetté sur l’hacienda jusqu’à l’improbable extinction de la dette. Ainsi,
en combinant le régime interne différentiel des prix, le paiement des services en espèces
et non en argent, la consommation forcée des produits comme l’alcool et la coca,
l’endettement des peones enfin, l’hacienda andine réduit au minimum ses dépenses
salariales et attache en fait, sinon en droit, la main-d’œuvre salariée sur sa terre. Du
premier fait nous trouvons trace en 1768 sur l’hacienda Vicho (Cuzco) qui rétribue 22
peones indiens lui ayant fourni 1.273 jours de travail avec seulement 74 pesos. Du second fait
nous retrouvons les traces dans l’obraje de Cacamarca, en 1770, où 210 peones doivent, au
terme de leur contrat, 5.934 pesos et 7 réaies au patron ; et à Pichnichuro, en 1768, où ils
doivent au hacendado de 3.000 à 14.307 pesos. Ainsi, grâce à l’endettement des peones,
comme dit un document de l’époque, « se compra el salario » (« On achète le salaire »
92 — c’est-à-dire l’homme). Dans un tel système, avancer la somme nécessaire aux dépenses
de consommation des peones est pour le hacendado un investissement parmi d’autres, mais
de première importance pour s’assurer une main-d’œuvre fixe, docile et bon marché. De
plus, la dette contractée est souvent héréditaire.
93 Bien entendu, pour fonctionner, un tel système exige que le hacendado puisse exercer le
droit de suite contre le peon endetté et fugitif. Par chance, curacas et corregidores ont le
plus souvent partie liée avec le hacendado pour ramener les brebis égarées au bercail. Il va
sans dire qu’une telle oppression provoque la révolte des exploités. En 1760, sur l’hacienda
139
jésuite de Pichnichuro, la révolte des peones endettés provoque pour 25.000 pesos de
destructions. Révolte de peones également en 1759 sur les haciendas Carabamba et Julián
(Huamachuco), et en 1794, près de Huanuco, derrière le leader paysan Berrocal 71. Il n’en
demeure pas moins que la vie de peon était la meilleure à laquelle un paysan indien
pouvait prétendre sur le latifundio colonial. Bien souvent, en s’y mêlant à d’autres groupes
ethniques
94 — métis, blancs, esclaves —, il y apprenait l’espagnol et s’y acculturait, quoique dans une
proportion moindre qu’au Mexique où le phénomène a permis de dire à Woodrow Borah
que « les peones endettés ont contribué à former la nation mexicaine »72.
95 Les empleados
96 Comme toute entreprise économique complexe, le latifundio colonial péruvien a ses
employés et ses agents de maîtrise, en principe salariés. Certains de ces employés ont un
statut directement lié aux problèmes précédemment évoqués de la main-d’œuvre. Les
guatacos, dans le sud andin péruvien, « sont ceux qui attachent les gens et les amènent à
l’hacienda ». Autrement dit, ce sont les sergents recruteurs, les enganchadores, chargés de
pourvoir de cette façon expéditive le grand domaine en peones et mitayos. Dans l’autre
sens, le buscador est chargé de poursuivre les fugitifs — peones endettés, serfs en rupture,
etc. — touchant en plus de son salaire une prime par indien capturé.
97 Mais le personnage le plus important de cette hiérarchie des empleados, c’est le
MAYORDOMO ou ADMINISTRADOR. En l’absence du propriétaire, qui réside le plus
souvent dans la capitale provinciale, c’est lui qui dirige l’hacienda. Il est un des rares dont
le salaire soit garanti par contrat écrit, soit sur le libro de jornales, soit par écriture
publique. En 1770, les administrateurs des haciendas Cacamarca et Nina-bamba recevaient
respectivement 1.600 et 1.500 pesos par an. Mais dans des haciendas pauvres, leurs
homologues pouvaient ne toucher que 175 pesos. Le plus souvent, le majordome ou
administrateur était un blanc, plus rarement un métis, et il veillait à maintenir la distance
socio-raciale entre lui et les travailleurs de l’hacienda73.
98 Bien souvent, en marge de sa charge salariée, l’administrateur profitait de son
omnipotence en l’absence du propriétaire pour faire fructifier ses propres activités
économiques dans ou hors du latifundio. En 1770, à Chota, le majordome de Jalca voyait les
deux tiers de son revenu annuel provenir d’une entreprise de transport muletier et de
l’exploitation du sol de l’obraje. Dans une économie encore très en marge de la circulation
monétaire, le salaire de ces employés était d’ailleurs souvent payé en nature. Le
majordome obtenait alors une concession de terre sur l’hacienda, ou bien des
gratifications composées de sucre, miel de table, viande fraîche, pain, fromage. En 1689, le
majordome de l’hacienda Molino (Pisac) recevait ainsi 70 pesos par an, plus douze
fanègues de blé et vingt-quatre moutons. Dans bien des cas, il semble que ce paiement du
salaire, partie en argent, partie en nature, était la règle74.
99 Le plus souvent, l’administrateur y trouvait son compte, en se convertissant ainsi à la fois
en conducteur direct de l’hacienda et en locataire d’une partie de l’hacienda pour son
bénéfice personnel. Voici comment, en 1732, le père jésuite Sebastian de Villa nous décrit
l’administrateur de Camara, hacienda andine d’élevage :
100 « Le majordome, quand c’est un séculier dans cette estancia, est un prince, car il est près
du Cuzco, à quatre lieux de Vicos, et il mange la meilleure viande de mouton, faisant vivre
toute la famille qu’il désire, ne rendant que les comptes qui lui plaisent, et rarement
inspecté…, servi par tous les indiens de l’estancia. Il élève des troupeaux de mules
140
considérables pour son bénéfice sur les rares pâturages que nous possédons là ; nos
indiens sont les pasteurs de ses mules et ils doivent les lui payer si elles se perdent. Avec
ces mules il fait le trafic vers Potosi et les champs de coca en réquisitionnant nos indiens
pour ces voyages, et il a ses champs... travaillés par nos indiens, les payant ou non. Il a ses
ateliers de tissage de la laine, d’excellents poulets, des fromages, du beurre et du lait et un
sous-majordome sur lequel il se décharge, en plus de son bon salaire. Voilà ce qu’est le
majordome... »75
101 Si l’on ajoute que sous sa direction se mouvait toute une hiérarchie d’employés
subalternes, on devine quel prix coûtait aux propriétaires jésuites du fond cette
exploitation hybride entre le faire-valoir direct et indirect, et quelles charges ce type de
rémunération en grande partie non monétaire des employés faisait peser sur les paysans
indiens de l’hacienda. Le « salariat » agricole colonial reste donc très proche des rapports
de production prémonétaires, sinon féodaux.
102 • L’esclavage dans les plantations tropicales. — Les deltas côtiers et les vallées tropicales du
versant oriental des Andes péruviennes appartiennent à la zone afro-américaine qui s’est
créée à partir du XVIe siècle par importation et acclimatation d’esclaves noirs adaptés aux
dures conditions de productivité des plantations de coton, canne à sucre, etc… Bien qu’il
n’existe pas d’évaluation précise, on peut estimer à 80 ou 100.000 le nombre d’africains
arrivés jusqu’au Pérou pendant la colonisation. Mais, à cause des métissages, on n’en
dénombre plus que 40.336 en 179176, répartis surtout dans les oasis de la côte centrale et
septentrionale de l’actuel Pérou et dans les vallées tropicales orientales du centre el du
sud où s’élaborent l’alcool de canne, la mélasse et le sucre. En dehors de quelques esclaves
domestiques, la plupart de ces esclaves noirs sont engagés dans la production agricole
spéculative, ce qui compense le prix élevé des esclaves au Pérou et assure les haciendas
d’une main-d’œuvre stable et robuste, bien adaptée au rendement en milieu tropical.
103 L’Instruction Royale de 1789, inspirée du Code Noir édicté en France en 1685, réglemente
l’utilisation des esclaves dans l’Amérique espagnole et vise à l’humanisation de leurs
conditions de vie. Mais plus que la loi, c’est l’évolution économique qui tend alors à
libéraliser le régime de l’esclavage colonial. Les charges afférentes à l’entretien d’une
main-d’œuvre totalement servile poussaient en effet les haciendas péruviennes à ne
garder que les adultes productifs. Les vieillards étaient souvent affranchis pour ne plus
être une charge inutile. Et lorsque les cours du sucre baissaient sur le marché, il était
souvent plus avantageux de « chaser » l’esclave sur une tenure de l’hacienda, à charge
pour lui de payer son loyer en part de récolte. Ainsi apparaissent au XVIIIe siècle sur les
haciendas sucrières des trapicheros noirs et sur les domaines cotonniers des yanaconas
(métayers), toujours esclaves de leur maître en droit, en fait tenanciers du latifundio
quant à leur statut économique réel.
104 Mais pour une énorme masse d’esclaves, le travail quotidien effectué sous la direction
rugueuse d’un capataz restait excessif. C’est ce travail servile, semblable à celui de toutes
les plantations esclavagistes du Nouveau Monde, qui entretenait la prospérité des
haciendas les plus riches du Pérou. Malgré la forte somme investie dans l’achat et
l’entretien de ce cheptel humain, le propriétaire y trouvait son compte grâce à la haute
valeur du produit élaboré et à la réduction au minimum des frais d’entretien de sa main-
d’œuvre africaine. Il la logeait, la nourrissait, la vêtait, mais ne lui payait que de très bas
salaires — ou pas de salaires du tout. Tel quel, néanmoins, par les sommes investies dans
chaque tête noire, l’esclavage supposait le plus haut degré de capitalisation effectué sur la
terre dans le Pérou à la veille de l’Indépendance77. Quoi d’étonnant dans ces conditions si
141
les planteurs de sucre et autres propriétaires d’esclaves péruviens sont réticents face à la
politique de l’Angleterre qui cherche à limiter le trafic négrier après 1807, et s’ils
s’opposent après 1825 et l’Indépendance aux mesures de Bolivar et de ses successeurs
visant à éteindre progressivement et sans indemnités l’esclavage au Pérou.
105 4. Conclusion : caractère précapitaliste dominant des rapports de production internes du
grand domaine colonial péruvien.
106 A la fin du XVIIe siècle, le vice-roi duc de la Palata rédige un Arancel de Salarios (1687),
précisant qu’il s’agit d’un tableau du « travail pour les Espagnols »78. Il en ressort qu’au
travers des neuf régions géo-économiques entre lesquelles il divise le Pérou, la répétition
des mêmes catégories de travailleurs agricoles prouve, malgré la variété des
combinaisons locales, une normalisation certaine des rapports de production à travers le
vice-royaume. Sans doute ceci est-il l’effet d’une certaine généralisation de l’économie de
marché, et d’une certaine forme d’identité ethnique originelle de la population indienne ;
mais c’est surtout la conséquence de la tendance unificatrice de la législation et de
l’administration espagnoles concernant les institutions économiques coloniales.
107 De cette liste de contrats de travail il ressort qu’une sorte de compromis s’est établi,
confirmé par ce que nous venons d’analyser au XVIIIe et au début du XIXe siècle, entre une
pénétration très incomplète de l’économie monétaire dans la production agricole et la
diversité des apports ethno-historiques qui ont contribué à la création des rapports de
production sur le grand domaine foncier. Tout cela contribue au Pérou au
fonctionnement d’une rente foncière composite et originale, de caractère essentiellement
précapitaliste. Car ce qui tend à dominer ce sont, à l’intérieur du domaine, des rapports
prémonétaires correspondant à diverses étapes de l’évolution économique précapitaliste.
On y trouve des rapports de production de type collectiviste — la MITA — ou
précapitalistes plus modernes — esclavage de plantations coloniales, métayages et
fermages dont les loyers sont largement payés en nature ou en services gratuits,
« salariat » hybride entre l’économie monétaire et l’économie naturelle. Mais surtout,
pour toute une masse de la paysannerie indienne andine liée par des rapports personnels
et héréditaires à l’hacienda, on y trouve des rapports de production de type seigneurial ou
féodal. On voit donc à quel point est aventureuse la thèse unilatérale de Gunder Frank
selon laquelle l’hacienda latino-américaine serait représentative purement et simplement
d’un « capitalisme colonial ». Est-ce à dire que l’hacienda péruvienne n’existait pas dans le
cadre et en fonction du capitalisme colonial mercantiliste ? Évidemment non, comme
nous allons le voir. Mais encore fallait-il auparavant bien distinguer le domaine de la
production de celui du financement et de la réalisation commerciale.
108 De ce qui précède ne concluons pas que le monde rural colonial était, à quelques
exceptions près, un monde archaïque et féodal au sens le plus médiéval du mot. Née d’une
entreprise mercantiliste de colonisation, l’agriculture coloniale péruvienne ne pouvait
qu’obéir aux motivations mercantilistes — capitalistes primitives — de son temps.
L’analyse que nous venons de faire des rapports de production sur le grand domaine
colonial ne serait pas complète si nous ne faisions intervenir deux autres facteurs
capables de modifier le sens de ces rapports de production : l’équipement technique —
c’est-à-dire l’investissement agricole — et la recherche du rendement — c’est-à-dire le
142
fonctionnement de la rente foncière. Qu’en 1807, comme nous l’avons vu79, des
propriétaires de domaine songent abusivement à chiffrer la valeur des mitayos desservant
leur domaine à 300 pesos par tête, voilà qui en dit long sur l’évolution des mentalités non
tant dans le sens du féodalisme — attacher la main-d’œuvre à la terre — que dans celui du
mercantilisme — valoriser la main-d’œuvre de l’entreprise. De même, que les peones
soient asservis à l’hacienda par un système de dettes estimées en fonction de la valeur
monétaire du salaire et de la consommation prouve également, malgré la « féodalisation »
du salariat que cette pratique entraîne en fait, que le latifundio péruvien n’existe en droit
que par rapport à une économie monétaire dominante qui reste son cadre de référence
permanent. Cela se révèle encore plus si nous entrons dans le détail de l’investissement
réalisé sur le grand domaine foncier colonial.
109 • L’investissement agricole. — Certes, l’investissement technologique reste faible dans la
plupart des cas, surtout en sierra. Là, en effet, où le latifundio andin est cultivé grâce aux
prestations de service gratuites des mitayos, yanaconas et autres adscritos, ceux-ci ont
souvent à charge de fournir leurs outils — « coranas », tacllas incaïques — en plus de leur
force de travail. Dans ces cas extrêmes, mais fréquents, l’investissement technologique
consenti par le propriétaire est donc nul. Ainsi, en 1770, l’hacienda « Guaray-pata »,
spécialisée dans les cultures vivrières traditionnelles, pour laquelle ne figure aucun outil
de fer dans les listes d’inventaire ! Visiblement, dans ce cas, les pères jésuites,
propriétaires du fonds, se sont contentés de se substituer à l’encomendero, lui-même
successeur direct du curaca incaïque, sans rien changer au mode de production
traditionnel. Au contraire leurs haciendas de canne à sucre, toutes proches, de
« Pachachaca » et « Mollemolle », possèdent respectivement, à la même date, l’une 114 et
l’autre 40 bêches, en plus de bœufs de labour et de transport80. Si faible soit cet
investissement technologique à nos yeux modernes, il implique néanmoins pour une
vallée andine un changement très important des rapports de production, technologique
— plus haut rendement — et social — la bêche implique l’emploi non de mitayos ou
yanaconas, mais de peones ou arrendatarios. Toutefois, l’investissement technologique était
à ce point faible et peu différencié dans nombre d’haciendas que très souvent l’outillage
n’est mentionné dans les inventaires de biens qu’à son poids de fer ! Ceci est vrai presque
aussi souvent sur la côte que dans les Andes81.
110 Pourtant, certains fonds agricoles atteignent à une véritable capitalisation. C’est le cas, en
sierra, des domaines d’élevage où pâturent d’immenses troupeaux d’ovins, bovins, équidés
et auquénidés, pouvant atteindre des dizaines de milliers de têtes. Même si cet élevage
reste largement extensif et vagabond, il est à lui seul une forme de capitalisation
médiatisée qui fait des grands éleveurs de très puissants personnages de la sierra et du
Pérou colonial. De même, dans les Andes, certains domaines de vallées tempérées ou
chaudes voués à des cultures spécialisées — coca, canne à sucre, blé, maïs — ont investi
une part de leur capital dans un machinisme rudimentaire mais différencié — moulin à
eau ou à traction animale, magasins, étables et écuries, araires et charrues, moyens de
transports — qui en font de véritables entreprises manoriales dont la rente foncière est
relativement élevée par comparaison avec les haciendas voisines.
111 Mais c’est sur la côte et dans les plantations tropicales du versant oriental des Andes que
se trouve la véritable agriculture manufacturière, précapitaliste mais déjà hautement
capitalisée. Dans une enquête de 1813, Gaspar Rico estime que la valeur des domaines
sucriers péruviens se situe selon les cas entre 100.000 et 1.200.000 pesos, et il calcule qu’ils
représentent pour tout le Pérou un investissement de 37 à 40 millions de pesos.
143
Cependant, de l’autre côté des Andes, une hacienda de la région de Celendin (Cajamarca)
voit son capital constant composé de douze fours, huit corrales et champs clos pour le
bétail, une pampa de canne à sucre produisant 5.000 arrobes de sucre, des pâturages et des
bois de grande étendue, deux chapelles et une belle maison seigneuriale « avec de jolies
portes et fenêtres ». Et les Marquis de Bellavista, à eux seuls, possèdent presque toute l’oasis
de la vallée de Virú, au sud de Trujillo, soit près de 15.000 ha irrigués 82.
112 Certes, l’accumulation de terre n’est pas à elle seule un signe de richesse, bien que le
majorat des Lecca de Trujillo, étendu à plus de 500 fanegadas, prouve l’importance de cette
forme de capitalisation. En effet, beaucoup d’haciendas visent davantage au monopole
territorial plutôt qu’à l’exploitation réelle de leur territoire. Le tableau suivant, établi
d’après des inventaires du temps, montre la part énorme de terres en friche sur les
grands domaines vers 1760-177083.
113 Néanmoins, la grande propriété de la terre, à elle seule, est une forme de capitalisation
dans la mesure où la terre est valorisée, et surtout elle est une condition de la
capitalisation à partir du XVIIIe siècle où elle est la garantie hypothécaire indispensable de
tout emprunt contracté auprès de l’Église ou des commerçants et financiers hispano-
créoles. Pour maintenir leur rang, les principaux hacendados sont donc obligés de se
convertir, peu ou prou, à l’esprit d’entreprise. Ce qui fait dire d’eux à un contemporain
que « leur nord est le profit » (su norte es la ganancia) tout comme pour l’armateur-
importateur des marchandises de Castille ou l’armateur monopoliste du Callao,
importateur du blé chilien. Encore faut-il que la terre possédée soit productive, c’est-à-
dire efficacement travaillée. C’est pourquoi — signe d’une économie agricole en voie de
capitalisation — le problème de la main-d’œuvre devient un problème majeur à la veille
de l’Indépendance du Pérou, et pourquoi une part plus importante du capital investi est
vouée à résoudre ce problème. Voici comment raisonne un espagnol établi à Lima en
1813, en des termes que ne renierait pas le mercantiliste ou le physiocrate le plus
orthodoxe :
114 « L’homme au sens économique est la marchandise la plus précieuse qui existe dans
l’univers et vaut en raison de sa rareté ou de son abondance. Évaluée celle que nous
possédons et pouvons distribuer aujourd’hui dans nos possessions, NULLE PART ELLE N’A
AUTANT DE VALEUR QUE DANS CE TERRITOIRE. »84
115 Au Pérou, à la veille de l’Indépendance, ce sont ceux qui comprennent le plus vite cette
tendance révélatrice de temps nouveaux qui s’imposent dans la classe des grands
propriétaires fonciers. Plus que les possesseurs d’antiques majorats descendants des
144
143 Ainsi l’entreprise, pour la seule région de Chiclayo, bénéficiait d’un noyau fixe de main-
d’œuvre servile de 73 esclaves, créoles ou d’importation récente. Pour la seule hacienda
Pomalca, cela représentait presque 30 % du capital ; cependant qu’un peu plus de 30 °/o
représentaient la valeur de la terre ensemencée. Le reste se répartissait entre les
troupeaux, les bâtiments fixes, la petite fonderie de cuivre, les machines et les outils. Plus
de 60 % du capital fixe étaient donc immobilisés dans la terre et la main-d’œuvre. Une petite
partie seulement l’était dans l’équipement technologique proprement dit.
144 On comprend alors la signification essentielle de l’esclavage pour la grande plantation
péruvienne à la veille de l’Indépendance. On devine aussi le rôle joué par cet esclavage
dans la rapidité d’accumulation du capital pour que de 1775 à 1790 Juan José Muñoz de
Pinillos ait pu faire fructifier ses 500 pesos initiaux au point de devenir propriétaire des
haciendas Pomalca et Collud. Ce qui nous amène à poser le problème du rendement du
capital investi sur le grand domaine dans la terre, les hommes et les outils.
145 • Le rendement agricole et la rente foncière. — Toujours d’après Gaspar Rico que nous citions
tout à l’heure, ce rendement est faible. Selon lui, il atteint en 1813, dans les régions
agricoles plus riches du Pérou, 3 % du capital près de Lima et 5 % près de Trujillo. Pablo
Macera met en doute ces chiffres d’après ses propres calculs effectués sur neuf
entreprises agricoles jésuites au moment de leur confiscation, entre 1762 et 1766 87. Il
révèle qu’en cinq ans, sur cet échantillon où sont représentées des haciendas associant les
cultures vivrières et l’élevage, la vigne et l’élevage, ou la canne à sucre et l’élevage, le
produit brut moyen oscille entre 24,6 % et 64,9 % du capital investi, soit un rendement
annuel variant de 5 à 13 % — ce qui est évidemment très supérieur aux estimations
pessimistes de Gaspar Rico. Certes, les jésuites utilisaient les méthodes de gestion les plus
avancées du temps dans le vice-royaume, mais il n’y a pas de raison de refuser de croire
qu’à la veille de l’Indépendance ces méthodes se soient diffusées dans l’ensemble de la
classe des grands, et même des moyens propriétaires.
146 Car le Pérou, comme l’Europe à la même époque, commence d’être touché dès la fin de la
période coloniale par ce qu’on a appelé la « révolution agricole ». Même d’humbles
communautés indiennes introduisent après 1750 la fève et la luzerne dans leurs rotations
de culture, ce qui entraîne des conséquences économiques et sociales discrètes, mais
considérables, en consolidant la base diététique de la population — donc ses possibilités
démographiques — en libérant des possibilités nouvelles pour l’élevage des bovins — donc
pour la force de traction animale et l’alimentation en protéines — et en valorisant la
culture de nouvelles terres que cherchent à s’approprier les plus riches : métis des
communautés indiennes ou grands propriétaires fonciers. De ce processus nous avons des
preuves dans l’étude faite sur le village indien de sierra de Santa Lucia de Pacaraos 88. Pour
la première fois vers 1780 cette réduction retrouve son niveau démographique d’avant la
conquête, et en 1803 on a la preuve que ses rotations de culture comprenaient maïs et blé
irrigués, fèves, luzernes, piments, pommes de terre et légumes divers. Or, en 1789, éclate
un conflit entre le village et son gobernador qui, sur des terres communales laissées en
friche depuis le temps de la reducción vers 1750, s’est taillé une propriété personnelle en
dénonçant ces terrains comme baldios. Ce mouvement de reconquête du saltus, général
semble-t-il dans tout le Pérou à la fin du XVIIIe siècle, accompagné de création de hameaux
à l’écart des villages de réduction — parfois sur l’ancien site des ayllus désertés — est le
signe le plus sûr d’un véritable essor agricole lié à l’augmentation de la production, de la
population et des échanges. Même s’il est encore difficile, dans l’état actuel — quasi nul —
des recherches, de reconstituer ce mouvement, il est néanmoins certain qu’il fournit la
146
151 Qu’on en juge. Sur l’hacienda « La Molina », près de Lima, pèsent en 1804 sept censos et
capellanias équivalant à un capital de 92.000 pesos, hypothéquant ainsi près de 45 °/o du
fonds93. Sur l’hacienda « Casablanca » de Cañete, constituée de 320 fanegadas d’oliviers,
pâturages et prairies évaluées à 400.000 pesos (320.000 soles) pèsent encore en 1903 plus de
138.000 pesos d’hypothèque, soit près de 40 % de la valeur, composés de censos, capellanias et
obras pias constitués en faveur de divers monastères et collèges religieux entre 1767 et
177694 ! Quel acheteur, ou quel conducteur du fonds en faire-valoir indirect ne rêverait
dans ces conditions de s’affranchir de ces charges qui bloquent l’évolution de la rente
foncière vers une forme de l’accumulation capitaliste ? L’un des problèmes essentiels
auxquels s’attaqueront les Libertadores et leurs héritiers au Pérou sera donc celui de la «
desamortización » de la terre des grands domaines, sous toutes ses formes.
152 • Structure agraire et conjoncture économique. — Ainsi, à la fin du Siècle des Lumières et au
début du Siècle des Révolutions, les institutions agraires du Pérou colonial entrent-elles
en contradiction avec les nouvelles tendances du développement économique
contemporain. Cela se manifeste par un décalage entre la structure de la propriété et la
structure de l’exploitation des grands domaines, d’autant plus prononcé que le latifundio
appartient à une région agricole plus touchée par les effets de la conjoncture
économique, c’est-à-dire plus intégrée à l’économie de marché. Cela est vrai des haciendas
de cultures vivrières et d’élevage de sierra situées dans la dépendance des mines de
Huancavelica et Potosi, qui entrent inexorablement en décadence au XVIIIe siècle 95. Cela
est plus vrai encore de celles des grandes plantations tropicales qui ne parviennent pas à
s’adapter aux temps nouveaux.
153 Les changements qui affectent le commerce monopoliste colonial au cours du XVIIIe siècle
ont, entre autres, pour effet de marginaliser sur le continent sud-américain la production
minière péruvienne, et de modifier les débouchés de la production agricole spéculative.
Ainsi le Pérou devient-il dans la période beaucoup moins dépendant de l’Espagne pour ses
exportations agricoles, mais beaucoup plus dépendant des pays tempérés du « cône sud »
américain. Il importe une part grandissante de son blé depuis le Chili, et exporte en
retour une grande partie de son sucre et des produits de son élevage côtier vers ce pays.
Ces modifications provoquent souvent des chutes des cours, qui ont leur répercussion sur
la structure agraire péruvienne.
154 Ainsi, vers 1767, dans la région de Chiclayo et Lambayeque, le prix du sucre tombe de 18 à
12 reales par arrobe, soit une diminution de plus de 33 %. Du coup la rente foncière tirée
de l’exploitation des domaines sucriers en faire-valoir direct diminue, et nombre d
’haciendas sucrières sont alors dans un véritable état d’abandon, telles les haciendas
Palomino, Pepan, Sipan ou San Nicolas près de Lambayeque. D’autres sont en très mauvais
état, comme San Juan, Cayalti, San Cristobal, Cajal, Chumbenique, la Otra Banda, La Viña 96
. La cause en est, au dire du fonctionnaire espagnol qui nous décrit la situation,
l’abondance des petits fonds sucriers (trapichitos) voués à la production au détail de la
canne à sucre, de l’eau-de-vie et du miel de canne (aguardiente y chancaca). Vers 1754 nous
trouvons une situation tout à fait semblable près de Huanuco, dans la doctrina de Huacar,
où à côté de dix-sept grandes exploitations sucrières (Cañaverales) existent vingt-sept
petits fonds dits « huertas de cañaverales » ou « pedazillos de cañaveral »97.
155 Que faut-il en conclure ? Que là où s’était imposé le latifundio sucrier aux XVIe et XVIIe
siècles, celui-ci est entré en crise face à l’effondrement des cours du sucre, conséquence
des changements introduits dans la structure du marché au XVIIIe siècle. Aussi, pour les
grands propriétaires traditionnels, est-il plus avantageux de diviser l’exploitation du
148
domaine en trapichitos loués aux trapicheros qui versent un loyer FIXE, en produit ou en
espèces, dont le montant est indépendant des fluctuations de prix du marché
suprarégional. Du coup, l’économie agraire se régionalise en fonction du marché local et
de ses besoins — eau-de-vie, mélasse, sucre au détail — marché plus réduit mais
garantissant une rente foncière relativement stable. Beaucoup de latifundistes se
déchargent ainsi des responsabilités de l’exploitation en faire-valoir direct, et se
convertissent en rentiers du sol, disponibles pour les jeux politiques ou les spéculations
commerciales. Entre ces grands propriétaires absentéistes et les embryons de marchés
régionaux des produits ruraux en voie de développement, une masse d’intermédiaires
ruraux, non propriétaires de la terre, mais petits entrepreneurs — arrendatarios,
trapicheros, yanaconas de la côte, arrieros et petits intermédiaires commerciaux —
retiennent à leur profit une partie du surproduit agricole qui n’est plus versé tout entier
au service de la rente foncière aristocratique. La propriété se détache de l’exploitation du
grand domaine, et dans l’espace ainsi créé une partie de la capitalisation agraire alimente
l’essor d’une couche d’intermédiaires. Ceci, joint aux nombreuses charges hypothécaires
— censos, capellanias, etc. — dont nous avons vu qu’elles grevaient la grande propriété
laïque, crée les éléments d’une crise agraire, non généralisée mais latente, dans nombre
de régions agricoles spécialisées du Pérou colonial à la veille de l’Indépendance.
156 L’hégémonie locale du grand propriétaire foncier n’est donc ni universelle ni absolue à la
fin de la période coloniale. Elle commence d’être compromise par l’évolution économique
récente alors qu’elle n’avait jamais réussi à s’affirmer totalement dans le passé. C’est
pourquoi la structure agraire du Pérou colonial, difficile à restituer en l’absence d’un
cadastre, est très variable selon la région. Elle diffère considérablement d’une vallée à
l’autre comme le prouve l’exemple des deux oasis les plus riches de la région de Trujillo
où la répartition des propriétés s’établit ainsi en 1763 K.
157 Est-ce la présence de la ville de Trujillo qui fractionne dès le début de la colonisation la
possession territoriale dans la vallée de Moche (Chimú) alors que la vallée de Chicama
n’appartient au départ qu’à un seul encomendero ? Toujours est-il que la moyenne
propriété caractérise la première, et la très grande propriété monopolise la seconde
vallée — opposition d’autant plus frappante que les deux oasis sont voisines, et également
vouées surtout à la culture de la canne à sucre.
158 Plus au sud, autour de l’oasis de Chancay, une Visita de 1785 nous révèle que la vallée elle-
même est dominée par 43 haciendas et 5 cañaverales, mais que les vallées annexes de
Huacho et Vegueta, à part une seule hacienda, sont le domaine exclusif de la petite
propriété métisse et des communautés indiennes98. La structure agraire est donc très
variable, même sur la côte, qui est pourtant la région du Pérou la plus complètement
149
caractère féodal, car elle n’assume pas un rapport direct de résidence et de dépendance à
l’égard de ses grands domaines. Historiquement elle n’est pas issue de la terre péruvienne
— sauf les hacendados qui sont des caciques indiens — mais elle s’est implantée, de
l’extérieur, dans la terre péruvienne, au milieu d’hommes qu’elle exploite, esclaves ou
serfs, qui ne sont ni de sa race ni de sa civilisation. Ses ancêtres ou fondateurs sont des
soldats, des prêtres, des juristes, des bucreaucrates venus d’Espagne, qui étaient sans
terre à l’origine. Sa propriété foncière, elle ne l’exerce que par un initial droit de
conquête fondé sur la force et maintenu par la force, soutenu juridiquement par une
« grâce de terre » émanant d’un pouvoir royal étranger au pays. Son pouvoir de caractère
territorial exercé sur la population exploitée dépend toujours, trois siècles après la
conquête — la répression récente de la révolte de Tupac Amaru l’a bien prouvé — de sa
force armée et de sa capacité à terroriser ensuite les âmes des vaincus. C’est pourquoi son
pouvoir reste souvent, à la veille de l’Indépendance, un pouvoir plus militaire et
inquisitorial que patriarcal domanial. Plutôt que féodale, sa position reste de domination
coloniale face à l’espace et à l’homme péruviens. Étrangère à l’un et l’autre, elle garde la
distance à l’égard de la campagne qui la fait vivre et réside en ville, entre Espagnols,
ignorant le paysage péruvien100. De ses domaines elle ne veut connaître que les récoltes et
les domestiques gratuits qui arrivent jusqu’à ses résidences citadines et lui permettent de
soutenir son train de vie et son prestige social, dont tous les symboles sont ceux d’une
civilisation urbaine101. Dans ses domaines, elle réside le moins de temps possible, au
moment des récoltes. Le reste de l’année, selon la conjoncture, elle délègue son pouvoir
de gestion à un majordome ou bien vit en rentière du loyer fixe, en nature ou en argent,
payé par un arrendatario ou des tenanciers pauvres. Ainsi déchargée des préoccupations
de la gestion agricole, elle est disponible pour ses tâches urbaines : judiciaires, religieuses,
universitaires, militaires, socio-culturelles. Sauf exception, ce n’est pas une classe
d’entrepreneurs. Cela est vrai de l’Église — premier propriétaire foncier du Pérou colonial
— comme des laïcs, même si cette aristocratie ne se désintéresse pas d’augmenter parfois
le rendement de la rente foncière. Ses disponibilités de temps et d’argent, la majorité de
ses membres les gaspille en dépenses non productives. Seule une minorité plus inquiète
s’en prévaut pour améliorer la gestion du domaine (certains ordres religieux comme les
jésuites, certains hacendados physiocrates sans le savoir) ; acheter des charges de l’État et
s’occuper ainsi de la chose publique en alliance ou en concurrence avec les fonctionnaires
chapetones venus d’Espagne, s’occuper de commerce, de mine ou de frapper monnaie
enfin, au sein de diverses corporations privatives privilégiées (tribunal du consulat,
maisons de la monnaie, etc.). Le plus souvent ses rapports concrets avec ses grands
domaines sont réduits au minimum, sous la forme abstraite de la rente foncière ou sous la
forme limitée du service domestique effectué par ses pongos prélevés sur la main-d’œuvre
du latifundio. C’est ce qui explique que les voyageurs étrangers, qui faisaient affaire avec
cette aristocratie foncière, nous aient laissé des récits de voyage où apparaît la maison
créole urbaine, mais jamais l’hacienda102.
166 Pourtant c’est sur cette dernière qu’à travers le majordome, ce commis de l’aristocratie
foncière, s’exerce son véritable pouvoir social. Délégué du propriétaire et maître à bord
en son absence, le majordome ou administrateur est le véritable dominus sur l’hacienda.
Voici comment à Cacamarca, en 1774, il exerce son autorité à la tête de la table de maître,
d’après un témoignage du temps :
167 « L’administrateur dressait la table pour manger et ne s’y asseyaient que le chapelain, les
majordomes de cet OBRAJE et les secrétaires — car ceux-ci étaient des sujets de
152
distinction par leur qualité et leur emploi — et également les hôtes qui manquaient
rarement. Aux employés tels que le premier et le second portier, le barbier, le boulanger
et le magasinier, il donnait à manger séparément parce que leurs charges sont des tâches
de service, mais il ne s’asseyait pas avec eux, ni eux avec lui. »103
168 Ce soin mis à maintenir la distance sociale dans les actes de la vie quotidienne du
domaine, justifié par la nécessité « d’éviter la familiarité » (para evitar llanesa) reproduit
exactement au plan local la hiérarchie des castes de la société coloniale : en haut de table,
le maître blanc — majordome ou hacendado résidant —, partageant ses prérogatives avec
ceux de sa caste — chapelain, agents de maîtrise, secrétaires : clercs et chefs — ; au-
dessous, les castes subalternes, libres mais métisses, vouées à servir les premiers ; en bas,
exclus de la salle, les esclaves noirs ou les serfs indiens. La société coloniale des castes
reflète donc, au niveau global, la hiérarchie sociale et raciale instituée au sein du
latifundio. Cela indique assez l’hégémonie culturelle traditionaliste exercée sur cette
société par l’aristocratie des grands propriétaires fonciers qui a fait de sa propre
hiérarchie du pouvoir domanial concret le modèle de la légitimité socio-culturelle du
Pérou colonial, imposant que « créolisme » et « latifundisme » soient deux termes
synonymes. Cette « tradition » péruvienne104 fixée au XVIIe siècle en même temps que se
stabilisaient le latifundio et l’aristocratie foncière urbanisée qu’il soutenait, atteint sans
doute son apogée dans la Lima et les grandes villes coloniales du second tiers du XVIIIe
siècle. Peut-être le Pérou du Vice-Roi Amat et de la Périchole est-il le sommet du
raffinement atteint par la société créole aristocratique ? Cependant, cette époque
cristallise déjà toutes les contradictions auxquelles va se heurter bientôt le pouvoir
latifundiste face aux nouvelles tendances économiques, sociales et politiques de son
temps : Amat quitte le Pérou en 1776, en 1780 éclate la rébellion de Tupac Amaru.
169 • Terre et pouvoir dans le Pérou colonial. — Il est certain qu’au XVIIe siècle, lorsque se produit
une relative mais sensible rétraction de l’économie minière et du commerce
transocéanique vers l’Europe, la propriété de la terre, partant le contrôle de l’économie
rurale — agricole et manufacturière — devient une source privilégiée de pouvoir pour les
descendants des premiers encomenderos. Consolider leur latifundio par « composition de
terre » et assurer ainsi le monopole de leur classe sociale sur les terres agricoles les plus
riches et les mieux situées revient, face à la population indigène dominée comme face aux
fonctionnaires d’Espagne, à se constituer en aristocratie plus ou moins fermée, maîtresse
du pouvoir territorial local et régional. Toutefois, ce pouvoir n’est pas seul. Face à lui, en
dehors de lui, subsiste le pouvoir de l’Église, des marchands, de l’État madrilène. Et il n’est
pas indépendant, même au XVIIe siècle. A plus forte raison au XVIIIe siècle et à la veille de
l’Indépendance quand l’économie et la société coloniales péruviennes se diversifient et
s’enrichissent dans et hors de la terre. D’où un jeu historique complexe entre divers types
de pouvoir tout au long de la colonisation espagnole, dans lequel le pouvoir territorial
foncier de caractère privé ne parvient jamais tout à fait à se rendre indépendant. Ce que
caractérise un auteur péruvien : « dans les pays tels que le nôtre, il existe plusieurs sphères de
pouvoir, qui parfois s’organisent dans des hiérarchies intercommuniquées, parfois s’isolent dans
des frontières réciproquement respectées, parfois se heurtent en des conflits plus ou moins graves »
105
.
170 Quels sont ces pouvoirs ? Dans une société coloniale dominée par des ambitions politiques
centralisatrices et des intérêts commerciaux et financiers mercantilistes, ce sont des
pouvoirs fondés simultanément ou séparément sur l’État, l’argent et la terre. Du premier
relève le pouvoir du vice-roi, de sa cour, de sa magistrature et de sa bureaucratie. Du
153
NOTES
1. A.M.T.A.I., paq. 22, exp. 1230, 102 f, f. 2 et suivantes.
2. « Petición »
Don Juan Francisco Guacam Huaman, cacique principal i gobernador de la parcialidad de Allauca Pomas :
Antonio Guacam Huaman, alcade ordinario : Pablo Guacam Huaman, principal ; en sus nombres, en el del
común de dicha parcialidad... decimos :
» — que los circuios de esta parcialidad compuestos por el señor don Juan Cadalzo Salazar, ante el señor
don Gonzalo Ramirez de Baquedano, se nos ha comprendido en este mismo pueblo por la sencillez de
nuestros antecesores, pero gozamos maestra posesión libre y sin introducción de persona. En cuya
conformidad ocurrimos a vuestra Merced par que por medio de su autoridad se nos haga nuevo deslinde
segun los linderos i mojones que tenemos reconocidos de nuestros derechos i bajo de testigos... » (sic), in
A.M.T.A.I., paq. 27, exp. 1510.
3. R.P.I. de Cajamarca, t. II, f. 165 et suivantes.
4. M. H. KUCZYNSKI GOOARD, Un latifundio del sur. Una contribución…
5. Idem, p. 261.
6. Cf. A.M.T.A.I., paq. S, exp. 243, 183 f.
7. Idem, f. 56.
8. Idem, f. 56 : « Ils n’ont jamais mis en cause cette situation légale. »
9. « los fundos Vito Garrote y otros fundos de la montana juntamente con sus dependencias ganaderas
denominadas Lauramarca, Andamayó, etc.. » Idem, f. 11.
10. A.M.T.A.I., paq. 17, exp. 953, 230 f.
11. Ibid., f. 93 et suivantes.
12. Idem, ff. 35-36 : « Don Garcia de Hurtado y Mendoza, Marquez, ante el sr de las villas del Perú, me
constitui en la parcialidad de Puica de Marcapata, para hacer restituir los tierras de Puica a los indios de
aquel lugar (...) para que posean libremente y sin contradicción alguna todos los indios de Tahuantinsuyo
de Marcapata. »
13. Idem, f. 37.
14. A.M.T.A.I., paq. 221, exp. 9061.
15. Cf. Silvio LAGO MATOS, Los comunidades indígenas de Huancavelica ante el método historico-cultural
(tesis). U.N.M.S.M., fac. de derecho, 1936, 47 f, p. 21.
16. Par exemple entre 1690 et 1700 dans le village de San Agustin-Huayopampa. Cf. I.E.P., San
Agustin-Huayopampa, etc., pp. 16 et suiv.
17. « ...une mulâtresse s’introduit sur lesdites terres, prétendant que l’arpenteur les lui avait composées, et
à sa mort (s’introduit) un métis se prévalant de son mariage avec une indienne cacique de ladite doctrine,
et que ladite mulâtresse avait institué comme son héritier et exécuteur testamentaire (...) ce qui ne saurait
être car dans le cas où la mulâtresse aurait vécu elle aurait été dépouillée de ces terres en vertu de la Cédule
Royale de Sa Majesté... afin que soient restituées aux indiens les terres qui leur avaient été assignées par
légitime répartition — Pedro Sondor — Premier cacique et gouverneur du village de Santa Lucia de
Pacaraos », in « Archivo Comunal de Pacaraos ». Cité in I.E.P., Santa Lucia de Pacaraos, etc., pp. 7-8.
18. A.M.T.A.I., paq. 221, exp. 9057.
19. Cité par José MATOS MAR, El valle de Yanamarca…, p. 163 : « …noha de haber sitio de estancia
ninguna, ni se ha de hacer nuevos corrales en dichas tierras por ninguera otra persona ahora ni en ningún
otro tiempo. sino los que yo hiciere... (y que) le han de dar todo el agua que fuera necessaria y pudiera llevar
de cualquier acequia y puquio ».
20. Idem, p. 164.
155
Bautista Perez y Barros en el año pasado de 1790 », consulté à Trujillo dans les archives familiales
privées, en 1966, grâce à l’obligeance d’un des descendants de la famille Pinillos.
86. Cf. Pablo MACERA, op. cit., pp. 14-15.
87. I.E.P., Cambios estructurales y limitaciones ecológicas : proceso historico de la comunidad de Santa
Lucia de Pacaraos.
88. Pablo MACERA, op. cit., p. 15.
89. R.P. de Lima, t. LV, f. 41.
90. Henri FAVRE, La evolución y ta situación de las haciendas en ta región de Huancavelica, I.E.P., Lima,
1966, p. 3.
91. Ibid., pp. 3-4.
92. R.P. de Lima, t. XXXIX, f. 203.
93. R.P. de Lima, t. L, f. 355.
94. Cf. Tibor WITTMAN, « El papel de la intendencia de Potosi en la crisis del banco de San Carlos
(1795-1810) », in Acta Historia, tomus XXXV, Hungaria, Szeged, 1971, pp. 45-60.
95. Cf. Pablo MACERA, op. cit., p. 10.
96. Ibid.
97. Miguel FEYJÓO DE SOSA , Relación descriptiva de la ciudad y provincia de Trujillo, Madrid, 1763, cité
par Pablo Macera, op. cit., p. 10.
98. Pablo MACERA, op. at., p. 13.
99. George KUBLER, The indian caste of Peru, 1795-1940 : a population study based upon tax records and
census reports, Washington, 1952.
100. Cf. Paul PORRAS BARRENECHEA, El paisaje peruano.
101. Idem et 1. DESCOLA, La vie quotidienne au Pérou au temps des Espagnols.
102. Ibid.
103. Pablo MACERA, op. cit., pp. 20-21.
104. Cf. Ricardo PALMA, Tradiciones peruanas.
105. Jorge BRAVO BRESANI, « Le mythe et la réalité de l’oligarchie péruvienne », in Colloque d’Études
Péruviennes (Annales de la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, n° 61, 1967, p. 33). Cf. aussi Jean
PIEL, « L’oligarchie péruvienne et les structures du pouvoir », in La Pensée, n° 131, février 1967, 7 p.
Cf. aussi Jean Piel, « Sur l’évolution des structures de domination interne et externe dans la
société péruvienne », in L’homme et la société, Anthropos, n° 12.
106. Pablo MACERA, op. cit., p. 4.
107. Jorge Bravo BRESANI, op. cit., p. 35.
158
1 I. Les réalistes : l’aristocratie créole. — Jamais, comme à la fin de la période coloniale, les
éléments les mieux avertis de l’aristocratie créole péruvienne — foncière, bureaucratique
ou financière — n’ont été en aussi bonne situation pour nourrir en leur sein des ambitions
à la fois commerciales et politiques concernant le contrôle global du territoire et des
hommes du futur Pérou indépendant. Certes, sa situation privilégiée au sein de
l’Amérique du Sud ne lui fait pas souhaiter la rupture avec la « mère patrie », qui garantit
ses privilèges et son monopole aux dépens des autres provinces de l’empire colonial et
des autres castes de sa propre société ; mais elle lui permet d’aspirer à la réforme du
système de dépendance envers la métropole à son bénéfice. Réformer politiquement et
économiquement le pacte colonial sans le détruire, voilà au fond son rêve qu’elle
n’abandonne qu’à contrecœur, sous la pression des nécessités, et longtemps après les
premiers combats de l’émancipation sud-américaine. Plus de six ans après les premiers
soulèvements du continent, voici en effet comment raisonne en 1816 l’un des
correspondants péruviens de San Martin, José de la Riva Agüero, aristocrate créole et
futur président de la République péruvienne indépendante :
« L’actuelle guerre intestine d’Amérique qui dure depuis plus de six ans aurait été
sûrement évitée si les mandataires de l’ancien gouvernement avaient abandonné un
peu de leur goût immodéré de gouverner au mépris des lois, ou avaient eu une
meilleure connaissance de la politique. Une réflexion politique leur aurait fait
adopter des principes politiques. Gouverner une colonie extrêmement éloignée de
159
la métropole, dont la population active est presque triple de celle de la mère patrie
qui la dirige, empêchée d’exercer l’industrie et l’agriculture avec toute l’amplitude
nécessaire, dont la caste la plus nombreuse, celle des indiens, a été humiliée par la
dévastation de la conquête, où les Espagnols américains sont mécontents de ne pas se
faire rendre justice, où tous les habitants de l’Amérique sont blessés enfin par la
nonchalance avec laquelle leurs plaintes étaient prises en considération à la Cour
d’Espagne et par l’oppression subie de la part des gouverneurs et “audiencias”,
toutes ces choses pèsent lourd, faute d’avoir été prises mûrement en
considération. »1
2 Au-delà des passages soulignés par nous, révélateurs des timidités de l’aristocratie des «
Espagnols américains » face au projet d’émancipation — plus sensible encore si l’on tient
compte qu’il s’agit ici d’un pamphlet — manifeste de l’Indépendance au sein de cette
classe au Pérou — ce texte est caractéristique du réformisme créole péruvien au début du
XIXe siècle. C’est à regret qu’on accepte le fait de la guerre civile américaine et que l’on
constate la faillite du despotisme éclairé dans les colonies — qui aurait autrement satisfait
cette caste. Mais en même temps on est parfaitement conscient d’avoir acquis une
position irremplaçable, celle d’être désormais un intermédiaire indispensable dans le
contrôle d’une « population active... presque triple de celle de la mère patrie ». Du coup, bon gré
mal gré, on se trouve investi d’une fonction dirigeante et d’un destin historique qu’il ne
faut pas laisser échapper et qu’on peut négocier sur le plan économique et international
afin de rompre le monopole colonial, non de rompre la dépendance extérieure. Très
explicitement, l’auteur poursuit à propos du Nouveau Monde :
« Son commerce actuel, bien que plein d’entraves, soutient l’Espagne non
seulement par ses taxes, mais aussi par le monopole que celle-ci exerce sur
l’Amérique. Tôt ou tard, les puissances européennes ouvriront leurs yeux sur leur
propre intérêt, et alors disparaîtra comme d’un souffle le monopole de ce très
intéressant commerce, dont elles ne peuvent faire abstraction. Les intérêts des
Américains sont d’une certaine façon liés à ceux de l’étranger, et particulièrement à
l’Angleterre. (Souligné par nous, N.D.L.R.) Tout ceci n’a pas suffi pour que l’Espagne ait
rectifié son erreur. »
3 Autrement dit, à travers son porte-parole, l’aristocratie créole progressiste tient aux
métropoles économiques du monde le discours qu’elle n’a jamais cessé de leur tenir
jusqu’à nos jours, et qui résume toutes les limites de son « nationalisme » : « Nous
détenons les clés d’un marché trop vaste pour qu’il ne vous intéresse pas. Aidez-nous à
l’affranchir du monopole colonial qui vous en prive. Nous serons alors inévitablement sur
place vos intermédiaires indispensables. »
4 Car, face à cette situation créée par son conservatisme et ses carences, l’Espagne ne fait
plus le poids :
« Située à tant de distance de l’Europe, l’Amérique n’a pas grand-chose à craindre
de l’Espagne. Il faudrait une armée nombreuse pour dominer sept millions d’âmes
civilisées. Le terrain de la lutte est immense, du Venezuela au Rio de la Plata et à la
côte du Pacifique. L’Espagne n’a ni réserve ni argent pour poursuivre la lutte. Ni
hommes ni argent. C’est un pays en faillite, dont la dette publique atteint quatre
cents millions de pesos lourds. »2
5 Et Riva Agüero conclut — contraint peut-être, mais lucide :
« Toute l’Amérique doit dire à l’Espagne : ta faiblesse rend tes efforts inutiles, car tu
n’as pas assez de force pour dominer un continent si étendu et si peuplé. » 3
6 On ne saurait plus clairement signifier que la vocation émancipatrice dirigeante — tardive
— des éléments les plus progressistes de l’aristocratie créole péruvienne naît moins de
leur propre désir que de la banqueroute coloniale espagnole qui rend inévitable une
160
relève du pouvoir. Cette relève, la caste supérieure de la société autochtone n’a aucune
intention d’en perdre le contrôle dès lors qu’elle est inévitable. Internationalement avec
les « puissances européennes... et particulièrement l’Angleterre », localement avec les indiens
et les autres classes de la société péruvienne naissante, elle est prête à négocier son
pouvoir dans l’espoir qu’il se convertisse en pouvoir nationalement dirigeant. Mais pour
cela il lui faut passer un compromis avec ceux qui dominent le marché capitaliste libéral
international — d’où ses emprunts auprès de l’Angleterre — avec les armées américaines
de libération —, d’où ses tractations avec San Martin, puis avec Bolivar. Enfin, localement,
il lui faut composer avec des classes sociales qui se sont montrées plus radicales et plus
précoces qu’elle dans le projet d’émancipation et qui, à cause de cela, sauront imposer
quelques-uns de leurs individus à la fonction dirigeante. Il s’agit bien sûr de la naissante
petite bourgeoisie métisse, civile et surtout militaire, encadrant la masse des soldats
péruviens de l’Indépendance, guerilleros indiens ou esclaves noirs enrôlés. Il s’agit aussi
des intellectuels et des créoles de petite ou moyenne fortune dont les talents et le
dévouement à la cause émancipatrice leur donnent un rôle singulier dans la geste
libératrice du Pérou.
7 II. Les idéalistes : les créoles non aristocrates. — Exclus des privilèges et monopoles dont
bénéficient riches péninsulaires et aristocrates créoles, exclus en particulier de la très
grande propriété foncière, ces créoles pauvres ou de fortune médiocre n’ont, pour la
plupart, rien à perdre et tout à gagner avec l’Indépendance américaine. Ils sont donc
naturellement enclins au radicalisme politique et cela, historiquement, très tôt dans le
cours du XVIIIe siècle. Le plus représentatif de ces créoles péruviens exclus des privilèges
de la haute aristocratie, est, sans aucun doute, l’intellectuel jésuite Juan Pablo Vizcardo y
Guzmán.
8 Né en 1748 et expulsé du Pérou avec son ordre religieux après 1767, il est en Italie
lorsqu’éclate la rébellion de Tupac Amaru. Immédiatement il se sent solidaire, malgré la
différence de race et la distance, du grand rebelle. Il cherche — auprès du consul anglais à
Florence — à lui gagner des appuis internationaux. Méditant ensuite l’épisode et son
échec, et ce qu’il signifie pour le destin du Pérou et de l’Amérique, il écrit une « Lettre aux
Espagnols américains » qui est publiée en 1799, un an après sa mort, à Londres. Grâce à lui,
c’est donc à un créole péruvien qu’il revient de formuler, moins de vingt ans après la
révolte de Tupac Amaru et plus de dix ans avant les premiers soulèvements de
l’indépendance définitive de l’Amérique espagnole, le programme de l’émancipation sud-
américaine. Intellectuel et coupé de toute source de pouvoir véritable, il le fait
évidemment dans les termes idéologiques abstraits qui sont ceux de l’intelligentzia créole
non oligarchique, sur laquelle s’appuiera largement Bolivar après l’échec de San Martin
au Pérou. Ce que son manifeste y perd en réalisme politique, il y gagne en prophétisme et
en universalité. Il déclare notamment :
« Le Nouveau Monde est notre Patrie, son histoire est la nôtre et c’est à partir d’elle
que nous devons examiner notre situation présente afin de nous déterminer à
prendre le parti nécessaire à la conservation de nos droits propres et de ceux de nos
héritiers. »
9 Il ajoute :
« Notre histoire depuis trois siècles... est si uniforme et si évidente qu’elle pourrait
se réduire à ces quatre mots : ingratitude, injustice, servitude et désolation. »
10 Il montre comment toutes les classes de la société coloniale — créoles, indiennes, métisses
— ont eu à souffrir de la domination espagnole. Cherchant un terme d’alternative
161
politique à cette sujétion, il croit trouver une classe politique dirigeante parmi les
« Espagnols américains », créoles idéalisés par lui, généreux avec les indiens et en retour
recevant l’adhésion de ceux-ci. Exclus les chapetones — les Espagnols colonialistes
péninsulaires — tous les groupes sociaux du Pérou colonial « forment un tout politique »
dont la hiérarchie verticale est évidemment dominée par les créoles. L’exemple de
l’émancipation récente des colonies anglaises prouve que cela est possible : cette société
est grosse d’une « révolution émancipatrice » affectant un « continent infiniment plus grand
que l’Espagne, plus riche, plus puissant, plus peuplé, qui ne doit pas dépendre de ce royaume, non
seulement à cause de son éloignement mais parce qu’il lui est rattaché par la plus dure des
servitudes ».
11 Vizcardo y Guzmân réclame donc hautement l’indépendance américaine, plus
explicitement que Tupac Amaru lui-même ne l’avait fait. Mais il se refuse à tirer la leçon
de l’échec des tentatives du grand rebelle pour rapprocher créoles et indiens en un front
commun contre l’Espagnol. Radical et idéaliste, Vizcardo y Guzmân annonce à la fois le
radicalisme et l’échec final du programme politique des alliés créoles pauvres de Bolivar
au Pérou.
12 III. Les troupes : miliciens métis, francs-tireurs et soldats noirs et indiens. — Décapitée de ses
cadres ethniques après la répression féroce qui suivit la grande révolte de 1780, la
« république des indiens » reste néanmoins sur pied d’insurrection latente jusqu’en 1820.
Un profond mouvement séculaire la pousse naturellement contre le système colonial dont
elle est la principale victime. Certes, à sa tête, l’élite indienne des curacas a trahi dans sa
masse les espoirs soulevés par Tupac Amaru en collaborant avec les Espagnols et en les
aidant dans leur œuvre de répression. Mais même parmi cette élite collaboratrice il se
trouve des hommes qui, après avoir lutté contre Tupac Amaru, se soulèvent à leur tour
contre l’oppression coloniale. En 1814, le brigadier Pumacahua, curaca de Chincheros,
près du Cuzco, prend la tête d’une très grave rébellion indienne qui agit en collaboration
avec des conjurés créoles d’Arequipa. En 1812, les alcades indiens de Huanuco provoquent
également une insurrection locale dirigée contre les excès fiscaux de l’administration et
contre le « mauvais gouvernement ».
13 Cependant, dans les plantations les esclaves noirs supportent de plus en plus difficilement
l’esclavage. Beaucoup s’échappent, forment des bandes plus ou moins armées. Parmi ceux
qui restent, beaucoup seront prêts à s’enrôler dans les armées de libération pour fuir leur
condition servile. Dans les villes, les corporations d’artisans métis et de cholos ne sont pas
sûres, et la possibilité de les armer en milices urbaines est considérée comme un danger
par les fonctionnaires coloniaux. Voici d’ailleurs le diagnostic établi à ce sujet par le Vice-
Roi Pezuela dans une lettre au ministre espagnol de la Guerre peu avant l’Indépendance :
« Les indiens, spécialement ceux qui se sont soulevés contre la cause et les droits du
roi, manifestent beaucoup de répugnance à se soumettre à la contribution qui a
remplacé le tribut, et il a fallu employer la force armée pour la rétablir dans
beaucoup d’endroits. Ils sont naturellement enclins à toutes sortes de perversités.
La religion catholique, selon moi, ils l’ignorent. Leur aversion envers l’autorité du
roi et l’adhésion à leurs Incas sont indélébiles et aussi enracinées en eux qu’aux
premiers temps de la conquête. C’est pour cela qu’ils sont toujours disposés à
écouter et à suivre les suggestions des pervers qui les poussent à la rébellion et qui
si férocement haïssent les Espagnols qui s’opposent à leurs idées. Les Cholos (qui
sont une caste métisse) sont un peu moins mauvais que les indiens de pure race et
ils ne se solidarisent pas avec eux, bien qu’ils se retrouvent souvent ensemble
contre les Espagnols... Les cholos composent la plupart des régiments de milice. Il y
en a beaucoup, avec une certaine instruction et discipline, se réunissant
162
officiellement et toujours prêts à agir chaque fois que leurs chefs les poussent à se
soulever. De là vient qu’en beaucoup d’endroits se sont produites des explosions
d’insurrection, presque simultanées, en des points très éloignés. Et le risque sera
dorénavant toujours plus grand car tous, soit dans notre armée, soit parmi les
rebelles, ont reçu une formation militaire complète qui peut être fatale à l’État. » 4
14 Nombreux sont donc ceux qui, après 1816, lorsque les troupes de San Martin puis de
Bolivar envahissent le Vice-Royaume du Pérou, sont prêts à se soulever en armes,
agissant indépendamment en francs-tireurs, en guerilleros ou en montoneros, ou
s’engageant dans les armées de libération venues d’Argentine ou de Grande Colombie. Des
régions entières du Pérou échappent ainsi au contrôle des autorités espagnoles pour
passer sous le contrôle des libertadores ou de chefs guerilleros locaux favorables à
l’Indépendance. Vers 1820-1824, les montoneros contrôlent ainsi, à partir de leur base
sociale paysanne ou populaire, des provinces situées près de Chincheros, Junin, Yauyos,
Huarochiri, Ayacucho, Paramonga, Supe, Huarmey, Ica, Ancash, Huancavelica, Arequipa,
Apurimac, etc…
15 A ce soulèvement en masse, inégalement réparti et organisé à travers le Pérou, San
Martin puis Bolivar tenteront de donner une organisation et de l’intégrer au sein d’une
armée régulière. Ainsi, des corps entiers des armées libératrices — le bataillon de
cavalerie « Grenadiers à cheval du Pérou », créé le 20 février 1821 ; le bataillon
d’infanterie « Leales del Perú » — eurent pour origine le soulèvement spontané du peuple
indien, métis et mulâtre du Pérou, à l’appel de l’idéal de libération. De cette origine
populaire et spontanée ils devaient garder des traits héroïques et pittoresques que nous
décrit un contemporain, militaire de profession, à propos des corps de cavalerie
péruvienne de l’armée de San Martin :
« Leur apparence était grotesque. Les uns montaient des mules, les autres des
chevaux, certains avaient des bonnets de fourrure, d’autres des casques, d’autres
des shakos et beaucoup utilisaient des chapeaux de laine de vigogne. Quelques-uns
les ornaient de plumes, mais c’était l’exception. Leurs uniformes n’étaient pas
moins variés : vestes de hussards, casaques d’infanterie ou pelisses, enlevées sur les
cadavres royalistes et tout cela mêlé aux uniformes des soldats de la patrie...
Certains utilisaient des bottes, d’autres des sandales, et il ne manquait pas de ceux
qui allaient pieds nus. Pour une chose, il y avait uniformité entre eux : tous
portaient le poncho, s’en couvrant selon l’usage ou bien enroulé à la ceinture. » 5
16 Et pourtant ce fut cette cavalerie qui, réorganisée en « Régiment des Hussards du Pérou »,
remporta la célèbre bataille de Junin, en août 1824.
17 IV. L’encadrement, l’ascension des militaires. — Il est connu que la guerre, en se prolongeant,
engendre sa propre dynamique sociale et transforme la société qu’elle affecte. Or, à cause
de la date tardive de son indépendance définitive, le Pérou eut à soutenir — au service des
Espagnols, puis au service des Libertadores — près de quinze ans d’effort de guerre
continu. Cela ne pouvait pas ne pas affecter la constitution même de la société péruvienne
héritée de la colonie, particulièrement en favorisant, en marge de la domination de
l’Espagne ou de la nouvelle aristocratie civile créole, l’ascension politique et sociale des
officiers des armées en conflit. Du côté des troupes royalistes, cela devait rester sans effet
majeur pour le Pérou puisque, vaincues, elles durent se rembarquer vers l’Europe. Peut-
être cela simplement accéléra-t-il la fuite des cadres créoles compromis avec l’Espagne,
puisque la plupart des officiers de l’armée coloniale battue à Junin puis Ayacucho
n’étaient pas espagnols, mais venaient de familles créoles péruviennes.
163
18 Par contre, du côté des armées de libération, cela devait avoir des effets sociaux durables.
D’abord en péruanisant des officiers étrangers, américains ou européens, qui s’étaient
signalés au service de l’Indépendance et qui, récompensés en titres, charges et terres par
la nouvelle République péruvienne, se voyaient offrir la possibilité de faire souche dans le
pays et de partager le prestige de l’aristocratie créole indépendante. Ensuite et surtout
parce que la guerre avait favorisé l’ascension aux plus hauts grades d’officiers dont
l’origine sociale ou ethnique leur aurait interdit de rêver pareille fortune du temps de la
colonie. Des généraux créoles d’humble origine et des généraux métis à la peau fortement
basanée, grâce au rôle politique décisif pris par l’armée dans la constitution sociale du
Pérou indépendant, se retrouvaient soudain investis d’un pouvoir de fait qu’ils allaient
négocier avec l’aristocratie blanche, ou lui imposer par la force. Cette montée des caudillos
militaires, qui va peser si lourd dans l’histoire républicaine du Pérou, est prévisible dès
1821 quand, comme le dit un auteur péruvien :
« Il n’y a pas, probablement, d’allégorie plus représentative de l’air nouveau
apporté par l’Indépendance, que le salut que doit rendre l’ancien marquis à
l’officier à la peau foncée et aux manières rudes qui, depuis les champs de bataille,
s’est rendu maître de ce qui avait été le palais des vice-rois. » 6
un prêt de 200.000 pesos. Toutefois, outre qu’une partie des membres de ce nouvel
organisme venait de l’ancien Tribunal du Consulat, ce dernier ne fut pas purement et
simplement dissout. A cause des liens entre ses membres et la nouvelle classe dirigeante
créole. A cause aussi d’une des clauses de la capitulation d’Ayacucho signée après l’ultime
victoire des forces émancipatrices, qui stipulait que l’État péruvien indépendant
reconnaissait la dette intérieure contractée auprès des particuliers et des institutions par
le gouvernement vice-royal déchu. Sur les 12.200.000 pesos de dette globale ainsi
reconnue, 7.767.000 pesos revenaient au Tribunal du Consulat dont l’importance et la
personnalité juridique étaient du même coup reconnues.
23 Ainsi, parce qu’il voulait rallier à lui l’aristocratie péruvienne, le nouvel État indépendant
s’engageait-il à rembourser à une institution notoirement conservatrice les sommes qui
avaient servi à lutter contre l’Indépendance et à retarder, au Pérou plus que partout
ailleurs, le moment de son avènement. A ce prix, bien entendu, le secteur commercial et
financier de l’aristocratie créole consentait à se rallier à la nouvelle République et à
passer d’une économie de monopole à une économie de libre échange : elle avait pris des
garanties en se faisant reconnaître comme une créditrice du Nouvel État.
24 II. L’aristocratie foncière loyaliste et ses clientèles. — Mais ces commerçants et financiers
créoles du Tribunal du Consulat n’étaient pas les seuls à avoir soutenu, au sein de l’élite
sociale du Pérou colonial, la cause du roi d’Espagne jusqu’au dernier moment. Les
divisions entre loyalistes et partisans de l’Indépendance passaient aussi au sein de
l’aristocratie foncière. Nombreux étaient ses fils qui s’étaient enrôlés dans le corps des
officiers royalistes, et il n’était pas rare, lors de la bataille d’Ayacucho par exemple, de
voir des frères officiers dans les deux camps adverses.
25 Localement, ces fidélités aristocrates créoles au roi d’Espagne avaient entraîné les
clientèles que les grands seigneurs fonciers se sont toujours constituées en tous temps et
en tous pays sur la base de leur parentèle et des services personnels qui leur sont dûs par
leur main-d’œuvre. Cela explique que s’il y eut au Pérou de nombreuses montoneras
soulevées en faveur de l’Indépendance, il y en eut aussi, et fort nombreuses, qui
combattirent pour le roi d’Espagne, mises sur pied de guerre par les hacendados locaux et
soutenues par une tardive mais réelle politique indigéniste des derniers vice-rois, qui
cherchaient à se rallier ainsi la masse de la paysannerie contre les Libertadores.
26 L’émancipation péruvienne eut donc ses chouans, dirigés selon les cas par des nobles, des
roturiers sortis du rang, des curés fidèles à la monarchie. Vaincus après la bataille
d’Ayacucho et abandonnés par leurs cadres qui plièrent devant le nouveau cours des
choses ou se rembarquèrent pour l’Espagne, certains continuèrent pourtant de lutter sans
espoir. En 1830, à Huanta, près d’Ayacucho où fut définitivement acquise l’Indépendance
du continent, des montoneros indiens et métis continuent de lutter contre la République
péruvienne au nom du roi d’Espagne.
27 III. Les derniers curacas. — La fonction et le rôle de cette aristocratie indienne étaient
demeurés équivoques au cours du XVIIIe siècle. D’une part, à l’intérieur du système de
domination coloniale de la masse indienne, les curacas servaient de relais indispensables
pour l’administration espagnole dont ils recevaient en retour distinctions et privilèges.
D’autre part, ces privilèges — et parmi eux celui d’une culture indo-métisse aristocratique
— contribuaient à en faire les chefs naturels de la République des indiens et les
dépositaires d’une tradition incaïque en large partie reconstruite a posteriori, mais qui
jouait son rôle dans la définition d’un certain « nationalisme » quechua — donc péruvien
165
séquestrés par le nouvel État péruvien, atteignent une valeur d’un million de pesos
d’après le ministre des Finances péruvien Larrea y Loredo.
33 Elle opposa, plus que des Péruviens à des Espagnols, ou des indiens à des blancs, des
Américains à des Américains, des Péruviens à des Péruviens. Les principales forces
sociales du Pérou à venir hésitèrent longtemps entre les deux camps, selon leurs fidélités
personnelles ou locales et les hasards de la guerre. Au sein de l’aristocratie créole comme
au sein du corps des officiers supérieurs — les deux éléments principaux de la future
classe dirigeante du Pérou indépendant — les hommes et les familles se répartirent
également dans les deux camps jusqu’à la décision finale. Au sein du peuple péruvien et
des castes intermédiaires, les réseaux contradictoires des recrutements et des clientèles
orientèrent ou égarèrent les soldats et les guerilleros dans l’un ou l’autre camp. Dans
cette indécision, beaucoup cherchèrent à rester hors du jeu. Mais cependant que les
classes populaires souffraient des marches et contre-marches des armées, du saccage, de
l’insécurité et de l’incertitude ; en haut de la société en gestation, l’aristocratie financière
du Tribunal du Consulat et la caste des grands nobles créoles propriétaires de latifundia
savaient en définitive merveilleusement tirer leur épingle du jeu non pas en subissant le
cours de l’histoire, ni en cherchant à l’orienter, mais en en profitant avec astuce et
opportunisme. D’abord remparts des forces royalistes sur le continent, ils surent changer
à temps de camp lorsqu’il devint évident que la cause espagnole était perdue. A ce
moment-là les frères ennemis se réconcilièrent, contre l’Espagne, pour le Pérou — mais
pour le Pérou créole et militaire, dont le peuple de la terre (indien ou noir) était exclu.
Pourtant c’est celui-ci qui avait fourni le gros des troupes et de l’effort de guerre, au
service de l’un ou l’autre camp, qui avait versé son sang et qui avait montré l’exemple, sur
les champs de bataille, des réconciliations possibles.
34 La dernière et décisive bataille de l’Indépendance hispano-américaine, gagnée par Sucre à
Ayacucho le 9 décembre 1824, est à cet égard significative. Vaincue l’armée « espagnole »
par une défection intervenue au sein de ses soldats péruviens recrutés par force,
lorsqu’on fit les comptes des prisonniers on s’aperçut que sur cinq cents officiers
« espagnols » faits prisonniers, moins de 20 % étaient d’origine européenne — peut-être
même moins de 6 % selon certaines estimations. Quant aux soldats « espagnols » qui
avaient décidé du sort de la bataille en lâchant leurs officiers, tous ou presque étaient
péruviens ou américains7. Ainsi se terminait une longue guerre civile, péruvienne et
continentale, où les soldats et les officiers autochtones, lassés de se battre pour une
métropole qui ne savait plus que les sacrifier, scellèrent leur réconciliation avec les
armées des Libertadores.
35 Des divers points de rébellion anti-espagnole apparus sur le continent américain en 1810
ne subsiste en 1812 que le foyer nord argentin où San Martin procède à l’organisation de
son armée continentale de libération. Depuis Lima et le Cuzco, les armées vice-royales
167
39 Pendant ce temps, l’aristocratie péruvienne en laquelle San Martin avait tant espéré, loin
de prendre des initiatives politiques et militaires en faveur de l’écrasement définitif des
troupes espagnoles retirées en sierra, se divise et se déchire pour ou contre la monarchie
espagnole et au gré des ambitions personnelles des politiciens qui tentent de la diriger. En
cette circonstance, on voit de quoi les représentants de cette aristocratie réunis en
Congrès sont capables, ou plutôt sont incapables. L’armée laissée sans direction, soutenue
par le peuple de Lima, exige un chef pour la mener au combat. Le Congrès liménien laisse
Riva Agüero prendre la présidence de la nouvelle République, dont l’audience se limite
aux seules régions libérées des troupes espagnoles. Au lieu de mener la guerre à outrance,
le nouveau président, accédant aux demandes de la classe des grands propriétaires
fonciers côtiers inquiets de perdre leur main-d’œuvre noire à la faveur des opérations
militaires, décrète l’interdiction de recruter des soldats parmi les esclaves nègres des
plantations et traite avec Bolivar, s’engageant à soutenir matériellement les 6.000 soldats
de Grande Colombie que celui-ci voudrait bien envoyer au Pérou.
40 Le Congrès péruvien suscite alors un rival au président en la personne du Marquis de
Torre Tagle, ex-grand dépositaire de l’État colonial espagnol et représentant les intérêts
des grands planteurs de la côte nord du Pérou. Débordé, Riva Agüero traite avec l’ennemi,
bientôt suivi dans son exemple, face aux difficultés militaires, par nombre de
congressistes. En février 1824, Lima tombe aux mains des forces royalistes espagnoles :
aboutissement logique des carences, des lâchetés ou des trahisons des hommes politiques
sortis des rangs de l’aristocratie créole péruvienne face au projet de l’Indépendance.
Bolivar en tire les conséquences en ne comptant que sur ses propres forces militaires et
en s’appuyant plus délibérément sur les forces sociales non aristocratiques, mais plus
radicales, du Pérou. En utilisant comme agents politiques des créoles pauvres ou des
métis des villes ; en faisant couvrir les manœuvres de ses troupes en sierra par les
guerillas de masse dont il n’hésite pas à solliciter le concours, il remporte d’importantes
victoires — décisives. Il réoccupe Lima. Il inflige un désastre aux Espagnols à Junin. Sous
la direction de son lieutenant, le général Sucre, est scellée par la victoire d’Ayacucho
l’indépendance définitive de l’Amérique espagnole et du Pérou au soir du 9 décembre
1824. Les dernières garnisons royalistes se rendent alors les unes après les autres à
l’annonce de cette ultime déroute. Bolivar est investi par le Congrès péruvien de pouvoirs
dictatoriaux afin d’organiser définitivement la nouvelle république. Le 22 janvier 1826, la
garnison royaliste du Callao rend les armes, au prix d’un compromis en faveur des civils
qui avaient accompagné jusqu’à la fin ces soldats perdus, leur reconnaissant des droits et
une place au sein de la nouvelle nation, cependant que beaucoup de soldats et petits
officiers libérateurs de la première heure, démobilisés, se retrouvent sans ressource ou en
situation de demi-soldes.
41 I. L’échec politique des défenseurs des privilèges coloniaux. — Pourtant, malgré ses compromis
et tergiversations, l’émancipation du Pérou représente bien une révolution, politique et
juridique — bien que non sociale. Alternant victoires militaires et concessions politiques,
les Libertadores obtiennent finalement ce qu’ils avaient cherché dès le début de leur action
libératrice : le ralliement de l’aristocratie créole, privilégiée au sein de la société
169
la place de Londres par des émissaires de San Martin —, soit indirectement, par
l’intermédiaire des nations latino-américaines déjà libérées et participant aux campagnes
émancipatrices du Pérou. Le Pérou se retrouve ainsi, à la fin du conflit, débiteur du Chili
— pour trois millions de pesos —, de la Colombie, de l’Équateur et du Venezuela — pour
cinq millions de pesos —, des États-Unis — pour trois cent mille pesos. De plus, rien que
d’intérêts, il doit verser 600.000 pesos par an à l’Angleterre8.
46 A l’intérieur, le Pérou indépendant se retrouve également largement endetté auprès
d’individus ou d’institutions qui représentent le capitalisme commercial et financier. Le
12 juin 1827, la dette intérieure se monte à 7 millions de pesos d’après le rapport du
ministre des Finances J. Morales y Ugaldo. Cette dette couvre les emprunts intérieurs
lancés par San Martin, entre 1821 et 1823, auprès des corps constitués et des corporations
artisanales. Elle couvre les 480.000 pesos empruntés sur place aux commerçants anglais
intéressés à l’Indépendance du Pérou ; et les 300.000 pesos prêtés par la toute nouvelle
Chambre de Commerce créée pour concurrencer le vieux Tribunal du Consulat9.
47 Cependant, ledit Tribunal avait prêté au gouvernement vice-royal plus de 17.217.000
pesos pour couvrir les frais de ses opérations militaires contre les Libertadores. Une des
clauses de la capitulation d’Ayacucho, après la victoire de Sucre, prévoit que le nouvel
État indépendant s’engage à reconnaître les dettes du gouvernement déchu, soit,
concernant le Consulat, un reliquat de 7.767.000 pesos représentant près de 64 % des
dettes officielles de l’État vice-royal10.
48 Afin de servir les intérêts de cette dette, les décrets suprêmes des 22 septembre 1826 et 1 er
avril 1827 affectent les biens fonciers au pouvoir de l’État et les revenus des douanes dont
le contrôle, dès le 31 octobre 1823, était déjà remis aux commerçants créditeurs de l’État,
créoles ou anglais, « afin qu’ils procèdent aux altérations qu’ils désirent » et prélèvent les deux
tiers de ces revenus au titre de prime et d’amortissement de l’emprunt consenti. C’est
donc un État largement hypothéqué au bénéfice des puissances économiques,
commerciales et financières capables de promouvoir le libéralisme économique dont
hérite, par fait de guerre, la nouvelle aristocratie dirigeante péruvienne. Pour la partie
d’entre elle qui, dès 1819, avec Riva Agüero, souhaitait cette évolution, il n’y a là aucun
scandale. Pour sa partie politiquement la plus conservatrice, récemment encore
regroupée autour de la Cour vice-royale et du Tribunal du Consulat, il y a là l’occasion et
la possibilité — fructueuses — de se reconvertir et de passer du capitalisme financier
monopoliste au capitalisme libéral. Le Pérou est mûr pour entrer dans la sphère
d’influence mondiale du libre échange et, endetté comme il est auprès des puissances
financières nationales et internationales, il n’a pas d’autre choix possible.
49 III. Le programme économique libéral des Libertadores au Pérou. — Aussi les premières mesures
économiques des Libertadores au Pérou consistent-elles à promouvoir l’extension des
principes du libre-échange au commerce péruvien. Le 28 septembre 1821, San Martin
édicte un « Règlement provisoire de commerce » en remplacement des règlements coloniaux
de 1773 et 1778. D’après ce nouveau règlement peuvent entrer au Pérou, dans les ports du
Callao et de Huanchaco, tous les navires des pays amis ou neutres, en plus des
commerçants péruviens eux-mêmes. Les étrangers, pour débarquer leur cargaison,
doivent agir en liaison sur place avec un consignataire péruvien. Les marchandises
provenant du Rio de la Plata, du Chili et de Colombie jouissent de droits préférentiels. Les
douanes intérieures sont abolies. Le cabotage le long des côtes est réservé à des
Péruviens. Les instruments, outils, machines et biens d’équipement importés aux fins de
travaux dans l’agriculture, les mines, les arsenaux, les fabriques et les travaux publics ; les
171
59 I. Suppression des statuts personnels privilégiés. — Nous avons vu comment, dès 1821, en
créant l’Ordre du Soleil, San Martin intègre à la nouvelle aristocratie républicaine
l’ancienne aristocratie coloniale. Mais du même coup la nouvelle république ne reconnaît
plus en droit le statut personnalisé et privilégié des ci-devant comtes et marquis de la
173
vice-royauté du Pérou — même si, socialement, l’exhibition de ces anciens titres leur
confère toujours du prestige dans la nouvelle société.
60 En vertu de la même inspiration, et considérant que la Constitution « ne reconnaît pas
d’inégalité entre les citoyens », Simon Bolivar signe au Cuzco, le 4 juillet 1825, le décret
suprême suivant :
61 « Considérant :
62 » 1° Que la Constitution de la République ne reconnaît pas d’inégalité entre les citoyens ;
63 » 2° Que sont abolis les titres héréditaires ;
64 » 3° Que la Constitution ne confère aucune autorité aux caciques,
65 » J’ai été conduit à décréter et je décrète :
66 » ARTICLE PREMIER. — Le titre et l’autorité des caciques sont abolis.
67 » ART. 2. — Les autorités locales exerceront les fonctions des ci-devant caciques.
68 ART. 3. — Les anciens caciques devront être traités par les autorités de la République comme des
citoyens dignes de considération, dans la mesure où cela ne porte pas préjudice aux droits et
intérêts des autres citoyens.
69 » ART. 4. — Le Secrétaire Général intérimaire est chargé de l’exécution et de l’accomplissement de
ce décret... »
70 Ainsi se trouve ratifiée par la République péruvienne naissante une longue évolution qui,
depuis la répression de la révolte de Tupac Amaru, visait à liquider le rôle privilégié de
l’élite aristocratique indienne au sein de la société péruvienne. Le monde indien, ainsi
privé de ses chefs ethniques traditionnels, ne pourra plus compter désormais pour
l’encadrer que sur ses « alcaldes de indios » dont l’autorité, limitée au territoire d’un village
ou d’un quartier, n’égalera jamais celle des anciens curacas.
71 II. Suppression des mesures discriminatoires. — La société de castes coloniale était fondée sur
des critères de ségrégation sociale et raciste. Le nouvel état libéral péruvien s’emploie
donc non seulement à supprimer en haut les privilèges juridiques, mais aussi, en bas, les
mesures discriminatoires excluant la majorité du peuple péruvien de la libre citoyenneté.
Cela est vrai en ce qui concerne la libération prévue des esclaves noirs. Cela est vrai, plus
généralement, concernant toute institution coloniale dont la fonction visait à enfermer la
population rurale dans des statuts particuliers d’exploitation par les privilégiés ou par
l’État, à la réduire à des conditions de vie infamantes.
72 Dans cet esprit, les Libertadores s’emploient à faire disparaître du droit péruvien tous les
rapports personnalisés des citoyens et de l’État concernant par exemple l’obligation de
services personnels ou l’obligation d’une fiscalité particulière. Par décret suprême du 16
octobre 1821, San Martin interdit la peine de flagellation en châtiment des fautes
professionnelles commises par les travailleurs agricoles, esclaves noirs ou serfs indiens.
Cela implique, à terme, la suppression pure et simple du système des castes et de la
ségrégation de la société péruvienne en fonction de critères raciaux. Quelques grands
décrets sont tout à fait significatifs à cet égard.
73 I. Les décrets suprêmes de San Martin des 27 et 28 août 1821 supprimant tribut et
services personnels des indiens :
174
93 » Considérant :
94 » I. Que l’égalité entre tous les citoyens est la base de la Constitution de la République.
95 » II. Que cette égalité est incompatible avec le service personnel qu’on exigeait par la force des
naturels indigènes et avec les exactions et mauvais traitements qu’ils ont dû, à cause de leur
misérable état, souffrir en tous temps de la part des chefs civils, curés, caciques et même de la part
des hacendados.
96 » III. Que dans la répartition de certaines taxes et services publics les indigènes ont été
injustement surchargés d’obligations.
97 » IV. Que la rétribution du travail auquel ils ont été contraints de gré ou de force, que ce soit dans
l’exploitation des mines comme dans le travail des terres et des ateliers, les a volés de diverses
manières.
98 » V. Qu’une des charges les plus lourdes dans leur existence est le paiement des droits excessifs et
arbitraires qu’on a communément l’habitude de leur faire payer contre l’administration des
sacrements,
99 » J’ai été conduit à décréter et je décrète :
100 » ARTICLE PREMIER. — Aucun individu de cet État ne peut exiger, directement ou indirectement, le
service personnel des Péruviens indigènes sans fixer par un contrat libre le prix de son travail.
101 » ART. 2. — Il est interdit aux Préfets des départements, Intendants, Gouverneurs et Juges, aux
prélats, ecclésiastiques, aux curés et à leurs aides, aux hacendados, maîtres de mines ou d’ateliers,
d’employer des indigènes contre leur volonté dans des “ faenas ”, “ septimas ”, “ mitas ”, “
pongajes” et autres classes de services domestiques et coutumiers.
102 » ART. 3. — Pour les œuvres d’utilité publique que le Gouvernement ordonnerait, la charge ne
retombera pas uniquement sur les indigènes comme c’était le cas jusqu’ici ; tous les citoyens
devront y concourir proportionnellement à leur nombre et à leur richesse.
103 » ART. 4. — Les autorités politiques, au travers des alcaldes et municipalités villageoises,
procéderont à la répartition des bagages, vivres et autres services pour la troupe ou tout autre
objet d’intérêt public sans charger les indigènes plus que le reste des citoyens.
104 » ART. 5. — Les salaires des travailleurs des mines, ateliers et haciendas, devront être payés au
prix de contrat, en argent comptant, sans les obliger contre leur gré à être rétribués en nature ou à
des prix qui ne soient pas ceux du marché courant.
105 » ART. 6. — La stricte application de l’article précédent est confiée à la vigilance et au soin des
intendants, gouverneurs et députés territoriaux des mines.
106 » ART. 7. — Les indigènes ne devront payer en guise de droits paroissiaux que les quantités
prescrites par les barèmes existants ou ceux qui seront fixés ultérieurement.
107 » ART. 8. — Les curés et leurs aides ne peuvent fixer ces droits avec les indigènes sans
l’intervention de l’intendant ou du gouverneur de village.
108 » ART. 9. — Toute faute ou omission dans l’accomplissement des articles antérieurs provoquera
une action populaire et sera un motif de poursuites et d’emprisonnement.
109 » ART. 10. — Le Secrétaire général intérimaire est chargé de l’exécution de ce décret.
110 » Fait au Cuzco, 4 juillet 1825. »
176
113 I. Le décret :
114 « Simon Bolivar, Libérateur, Président de la Colombie, Chargé du pouvoir dictatorial de la
République du Pérou, » Considérant :
115 » 1° Que la décadence de l’agriculture dans ces provinces provient en grande partie de la
négligence avec laquelle on travaille les terres parce que la plupart d’entre elles sont possédées à
titre précaire ou en faire-valoir indirect ;
116 » 2° Que rien n’est plus juste que d’admettre à composition et de vendre toutes les terres qui
forment le surplus de celles qui ont été vendues, composées ou adjugées conformément à la loi ;
117 » 3° Que l’État, à qui elles appartiennent toutes en tant que propriété nationale, se trouve sans
fonds pour mener à son terme l’actuelle lutte poursuivie contre la domination espagnole et sauver
le pays conformément au vœu national ;
118 » 4° Que la Constitution politique de la République repose sur le progrès de l’industrie et le
développement des branches productives afin de diminuer les impôts personnels,
119 » J’ai été conduit à décréter et je décrète :
120 » Article premier. — On vendra pour le compte de l’État toutes les terres en sa possession, un
tiers au-dessous de leur valeur officielle.
121 » ART. 2. — Ne sont pas comprises dans l’article précédent les terres possédées par les dénommés
indiens. Au contraire, on les déclare propriétaires de leurs terres, afin qu’ils puissent les vendre ou
aliéner sous n’importe quelle forme.
177
122 » ART. 3. — Les terres dites de communauté seront réparties conformément aux ordonnances entre
tous les indiens qui ne possèdent aucune terre, devenant propriétaires d’icelles conformément à
l’article 2, et on vendra les terres restantes conformément à l’article 1er.
123 » ART. 4. — Cette répartition sera effectuée en tenant compte de la situation de chaque
bénéficiaire, en donnant toujours plus à l’homme marié qu’à celui qui ne l’est pas, de telle manière
qu’aucun indien ne puisse se retrouver sans sa part de terre respective.
124 » ART. 5. — Cette délimitation se fera en tenant compte de circonstances locales de chaque
province, en réduisant à l’extension correspondante les terres qui, aux dépens des uns, ont été
destinées à d’autres par voie de possession.
125 » ART. 6. — Pour les ventes prévues aux articles 1er et 3, seront préférés ceux qui actuellement les
possèdent, habitent ou détiennent en location.
126 » ART. 7. — Pour la vente et la répartition ordonnées par le décret seront nommés des visiteurs
dans toutes les provinces du Pérou libéré afin que tout se passe avec l’exactitude, l’impartialité et la
justice voulues.
127 » ART. 8. — Cette disposition s’étend aux haciendas qui appartiennent légalement à l’État, leur
terrain sera vendu par lots afin que, par ce moyen, soit à la fois stimulée l’agriculture, alimenté le
Trésor, et qu’on puisse fonder de nouveaux villages.
128 » A publier, faire circuler et insérer dans la gazette.
129 » Fait à Trujillo, le 8 avril 1824.
130 Simon BOLIVAR.
131 » Par ordre de S.E. :
132 » José Sanchez CARRIÓN. »
133 II. Commentaire. — Tel est le texte fondamental qui, décrété pour des raisons
circonstancielles — alimenter le trésor de guerre du nouvel État péruvien indépendant en
vendant les terres domaniales — fonde en vérité l’essentiel du régime de la propriété
foncière du Pérou républicain jusqu’au début de la seconde moitié du XXe siècle. Parce que
ses diverses clauses s’articulent étroitement les unes aux autres, se complétant et
s’éclairant réciproquement, il est nécessaire de s’attarder un peu sur son contenu.
134 Le décret entend fonder la société civile et la prospérité publique sur « le développement
des branches productives » et de l’agriculture plutôt que sur les « impôts personnels ». Cela
implique d’universaliser l’exercice de la propriété privée à l’ensemble du corps social, en
particulier à ceux qui en étaient jusque-là exclus par le régime colonial, les indiens (art.
4 : « ...de telle manière qu’AUCUN indien ne puisse se retrouver sans sa part respective »). La
République péruvienne telle que la fonde Bolivar par décret sera une république de
citoyens-propriétaires. Mais cette propriété privée, pour s’étendre, exige de liquider deux
secteurs de la propriété de la terre qui lui échappent encore : les terres domaniales de
l’État, « propriété nationale », et les terres possédées collectivement par les communautés
indiennes, qu’on prend bien soin de distinguer des précédentes (art. 2 : « Ne sont pas
comprises dans l’article précédent les terres possédées par les dénommés indiens. ».
135 Comme nous l’avons vu, le législateur espagnol et la coutume précolombienne avaient
fondé, au sein des communautés indiennes coloniales, un régime de possession du sol mi-
privé, mi-collectif. Les parcelles familiales et individuelles, plus ou moins selon l’état de
pénétration du droit individualiste espagnol, tendaient vers une forme de propriété
178
136 Toutes ces clauses du décret prévoient donc la transformation des indiens en petits
paysans propriétaires, la disparition de la propriété collective et son corollaire, le
démembrement ou la confiscation des biens communaux mis à la disposition de l’État. Il
consomme donc, en droit, la fin du régime foncier des communautés indiennes héritées
de la Colonie au profit de la petite propriété privée indienne.
137 Dans le même temps, le décret renforce et favorise la grande propriété foncière blanche
ou métisse. En vendant à bas prix les terres domaniales de l’État (art. 1er : « ...un tiers au-
dessous de leur valeur officielle ») aux personnes privées capables de les acheter. En
agrandissant les terres ainsi affectées des terres communales dites « en excédent » après
répartition des biens communaux en parcelles privées au sein des communautés. Ce
mouvement de terres ainsi provoqué par le décret porte sur des extensions foncières
considérables si l’on tient compte des nombreux biens séquestrés par l’État colonial
(haciendas des jésuites par exemple) ou républicain (un million de pesos confisqués aux
émigrés), qui viennent s’ajouter aux traditionnelles réserves de terres « realengas »
retenues par l’État espagnol et aux nouvelles réserves de terre soudain libérées en faveur
de la grande propriété foncière aux dépens des anciens biens communaux démembrés. En
ce sens ce décret bolivarien est l’expression catégorique de la volonté de doter de terres,
fréquemment additionnelles, tous ceux qui ont de l’argent — et à bas prix puisque l’offre
de terre soudain gonflée sur le marché baisse sa « valeur officielle » et que l’article 1 er
prévoit la vente aux deux tiers seulement de cette valeur. A lui seul, et en s’en tenant
strictement à ses clauses explicites, ce décret constitue donc une prodigieuse impulsion
donnée à la grande propriété foncière. Il est l’acte de naissance du néolatifundisme
républicain.
138 Il l’est davantage si l’on considère qu’en rompant l’institution collectiviste de défense des
terres indiennes — la communauté — il favorise l’individualisme foncier au sein d’une
caste sociale mal préparée à jouer son rôle dans le conflit minifundio-latifundio. En
érigeant les indiens en petits propriétaires absolus de leurs parcelles, avec possibilité « de
les vendre ou aliéner sous n’importe quelle forme » (art. 2) on favorise à terme les transferts de
propriété des faibles aux forts, des mains indiennes aux mains latifundistes. Enfin, ce
décret favorise la constitution d’une nouvelle aristocratie latifundiste républicaine par
une autre voie, en permettant aux grands exploitants de terre en faire-valoir indirect
d’exercer un droit de préemption sur les terres cultivées au moment où elles sont mises
en vente par les visiteurs et agents de l’État (art. 6). En universalisant au sein de la
population indienne la petite propriété individuelle ; en renforçant au sein de
l’aristocratie créole ou de la nouvelle bourgeoisie rurale métisse l’assiette foncière de la
179
139 I. Le décret suprême du 4 juillet 1825 concernant les terres des anciens caciques. — Au sein des
communautés indiennes, un facteur important d’inégalité est la survivance des privilèges
fonciers des anciens caciques et curacas coloniaux. Bolivar prévoit donc d’en réglementer
et diminuer l’importance, reprenant ainsi l’essentiel des principes énoncés dans son
décret de Trujillo :
140 « Considérant :
141 » — qu’en dépit des dispositions des lois anciennes, on n’a jamais vérifié la répartition des terres
dans la proportion convenable ;
142 » — que la majorité des naturels a manqué de la jouissance et possession des susdites ;
143 » — qu’une grande partie des terres applicables aux dénommés indiens ont été usurpées sous
divers prétextes par les caciques et collecteurs d’impôts ;
144 » — que l’usage précaire que leur avait concédé le gouvernement espagnol a été extrêmement
préjudiciable aux progrès de l’agriculture et à la prospérité de l’État ;
145 » — que la Constitution de la République ne reconnaît pas l’autorité des caciques mais celle des
Intendants et Gouverneurs des divers districts,
146 » J’ai été conduit à décréter et je décrète :
147 » ARTICLE PREMIER. — Qu’on mette à exécution ce que je commandais dans les articles 3, 4 et 5 du
décret publié à Trujillo le 8 avril 1824 sur la répartition des terres de communauté.
148 » ART. 2. — Que dans la masse à répartir on inclue les terres dont s’étaient emparé les caciques et
les collecteurs d’impôts en raison de leur office, à charge pour les commis-sionnés de les définir
pour les vendre et les distribuer.
149 » ART. 3. — La mesure, répartition et vente de terres dans chaque province seront exécutées par
des personnes réputées pour leur probité et leur intelligence dont la liste sera établie par le Préfet et
la Junte départementale après son installation sous sa responsabilité, ces personnes décidant du
montant des droits et indemnités qu’elles toucheront pour l’exécution de cette charge.
150 » ART. 4. — Ne sont pas compris dans l’article 2 les caciques héréditaires et ceux qui justifient de
titres légitimes pour lesquels seront déclarés en propriété absolue les terres qui leur ont été
assignées lors des répartitions.
151 » ART. 5. — Les caciques qui ne possèdent pas de terres en propre recevront, pour leur femme et
chacun de leurs enfants, une mesure de cinq topos de terre ou une quantité équivalente dans les
régions où la mesure du topo n’est pas connue.
152 » ART. 6. — Chaque indigène, sans distinction de sexe ou d’âge, recevra un topo de terre dans les
parties fertiles et irriguées.
153 » ART. 7. — Dans les parties incultes ou non irriguées ils recevront deux topos.
180
154 » ART. 8 — Les indigènes qui furent dépouillés de leurs terres sous le gouvernement espagnol, pour
récompenser grâce à elles les dénommés “ pacificateurs ” de la révolution de l’année 14, recevront
en compensation, lors de la répartition des terres de communauté, un tiers de terrain en plus de ce
que recevront ceux qui n’ont pas souffert ce préjudice.
155 » ART. 9. — Que toute la propriété absolue déclarée aux dénommés indiens dans l’article 2 du
décret cité, s’entende avec la limitation de ne pas pouvoir l’aliéner avant l’année 50 et jamais en
faveur de mainmorte, sous peine de nullité.
156 » ART. 10. — Le Secrétaire général intérimaire est chargé de l’exécution de ce décret et qu’à cette
fin on l’imprime, le publie et le fasse circuler.
157 » Fait au Cuzco, le 4 juillet 1825.
158 Simon BOLIVAR.
159 » Par ordre de S.E. :
160 » Felipe Santiago ESTENÓS. »
161 Bolivar précise donc ici le fonctionnement des répartitions de terres communales
stipulées dans le décret publié à Trujillo en 1824. Il prévoit la réversion aux personnes
privées ou à l’État des biens communaux accaparés par caciques illégitimes et coqs de
village (collecteurs d’impôts) sous prétexte de rétribution de leurs charges sous la
colonie, ainsi que des terres confisqués par les autorités espagnoles aux patriotes qui
avaient suivi le soulèvement de Pumacahua en 1814. Au contraire pour les caciques
légitimes, descendants de la noblesse incaïque et fondés en titre dans leur propriété
foncière, celle-ci leur est reconnue.
162 II. Réglementation de la propriété indienne. — L’article 9 introduit toutefois deux nouveautés
par rapport au décret de Trujillo. Il suspend la libre disposition de la nouvelle propriété
indigène jusqu’en 1850. Il interdit la vente des terres indiennes en faveur de biens de
mainmorte. La seconde mesure s’entend comme une protection contre l’immobilisation
du capital foncier aux mains de l’Église ou autres institutions d’Ancien Régime s’opposant
à la libre circulation de la terre ou des richesses. Elle est conforme à l’esprit du
libéralisme. La première, au contraire, immobilise provisoirement — plus ou moins pour
une génération — la propriété foncière indienne. C’est que Bolivar s’est rendu compte des
dangers de son décret de Trujillo en ce domaine, qui favorise la reconcentration des
terres indiennes aux mains d’hacen-dados et acheteurs peu scrupuleux qui profitent de
l’ignorance des indiens pour leur imposer des contrats de vente trompeurs. La clause est
donc une mesure conservatoire chargée de protéger le naissant et fragile instinct de
propriété privée au sein de la population indienne, qu’il s’agit de réaffirmer et garantir
par l’éducation — œuvre qui portera sur une génération, jusque vers 1850, dans l’esprit du
législateur. Cette intention apparaît clairement dans le décret suprême du 27 mars 1826 :
163 « Considérant :
164 » — que la Justice et l’Intérêt public exigent d’élever indigènes et métis à la catégorie de
propriétaires ;
165 » — que la tutelle sous laquelle ils ont vécu dans le système colonial ne permet pas à tous de
disposer actuellement de leurs biens sans courir le risque d’être lésés ;
166 » — que l’Instruction primaire est le moyen le plus efficace pour les sortir de cet état,
167 » Je décrète :
181
168 » ARTICLE PREMIER. — La nation reconnaît lesdits indiens et métis comme propriétaires, en pleine
propriété, des terres qu’ils occupent actuellement par répartition et sans contestation. Ne sont pas
compris dans cette déclaration de propriété ceux qui occupent des terres en rémunération de leurs
charges.
169 » ART. 2. — Aux indigènes et métis qui sont actuellement sans terre on assignera les terrains
correspondants comme il résulte des statistiques formées par les Juntes départementales dans leurs
territoires respectifs.
170 » ART. 3. — Concernant les terres affectées par l’article 2, une partie des terres en surplus sera
destinée aux fonds de l’Instruction publique dans les villages eux-mêmes... »
171 Donc, les mesures visant à restreindre le plein exercice du droit de propriété par les
indiens et métis ne compromettent en aucun cas l’essentiel : la constitution de la
propriété privée indienne par démembrement de la propriété communale traditionnelle.
Précisant les modalités d’application de ces divers décrets, la circulaire aux préfets du 1 er
septembre 1826 la confirme :
« ...à l’occasion de la révision qui doit être effectuée dans les provinces afin
d’asseoir les nouveaux impôts, vous ordonnerez qu’on procède à l’extension du
bénéfice concédé par ces décrets en répartissant les terres en surplus aux individus
qui ne jouissent pas de propriété... Je n’ai pas besoin d’insister auprès de vous sur
l’importance de ces mesures, car vous savez parfaitement combien il est important
d’augmenter le nombre des propriétaires et des producteurs, d’améliorer le sort des
indigènes, de mettre en circulation et en culture une richesse endormie et stérile, de
préparer de nouvelles ressources à la richesse publique et de former des citoyens à
partir de la masse de nos malheureux prolétaires... » (Les passages soulignés le sont par
nous, N.D.L.R.)
172 La circulaire du 2 novembre 1826 revient sur cette volonté de créer à tout prix des
propriétaires et des producteurs indépendants capables de constituer un marché national
à partir de la masse indigène :
« Le gouvernement désire seulement que les terres en excédent de ce département
soient mises en culture sans porter préjudice à personne, en les répartissant à ceux
des Péruviens qui sont sans propriété légale, sous l’obligation précise qu’ils les
travaillent dans un délai d’un an et sans possibilité de les aliéner. »
173 Ces propriétés indiennes et métisses ainsi constituées, il faut les garantir. Cela est du
ressort, non des visiteurs eux-mêmes, qui répartissent les terres de communautés, mais
de l’État. La circulaire du 19 octobre 1826 le précise, les visiteurs « en aucun cas ne pourront
délivrer les titres de propriété que le gouvernement s’est réservé de décerner lui-même... »
174 A cette fin, les Juntes départementales doivent constituer, à partir des indications des
visiteurs de terre, des statistiques des parcelles réparties afin de prévenir tout abus futur.
Ce « cadastre » des compositions républicaines de terres indiennes est stipulé à nouveau
dans la loi du 31 mars 1828 et la circulaire du 5 août 1829, malgré (ou à cause de) son peu
d’application par les organismes intéressés. Pour prévenir les négligences ou les exactions
des intermédiaires et aider l’effort officiel, le gouvernement en appelle directement à la
vigilance de la population péruvienne dans un avis qu’il lui dirige en août 1826 et dont
nous citions plus haut la première phrase :
« La propriété est une des bases primordiales sur lesquelles s’appuie la société
civile, et la protéger est un des devoirs essentiels du gouvernement. Mais les soins
paternels de l’administration ne parviendront pas à la fin poursuivie si les citoyens
submergés dans une vile apathie, ne réclament pas opportunément contre la
violation de leurs droits. Les habitants du Pérou sont donc invités à rendre compte
au gouvernement de toute action illégale, qu’elle soit en argent, en effets, en
182
récoltes, en bétail ou en fourrage, qui leur serait imposée par des individus ou par
des autorités à quelque classe qu’elles appartiennent ; en conséquence de quoi, au
cas où l’État aurait besoin de disposer d’urgence de la propriété privée, il ne pourra
le faire que moyennant un ordre compétent et écrit, et en payant son juste prix ; les
infractions qui pourraient se commettre seront punies avec la sévérité voulue. »
175 A travers cette proclamation visant à prévenir par l’État les exactions de ses propres
agents contre la propriété privée — indienne — établie par lui, on pressent les
contradictions et les difficultés auxquelles se heurte l’œuvre institutionnelle des
Libertadores et de leurs héritiers politiques immédiats. Mais avant d’aborder ce point, il
nous faut analyser pour finir leur œuvre législatrice visant à établir la libre circulation de
la propriété foncière souveraine et privée ainsi instituée.
186 Aussi une résolution suprême du 1er décembre 1829 lui porte le premier coup en refusant
aux majorats péruviens le droit d’invoquer leur inaliénabilité pour ne pas respecter des
contrats engageant les biens de leurs propriétaires. Le 20 décembre 1829, une loi
supprime cette inaliénabilité, qu’elle soit celle des majorats ou plus généralement de ce
qu’on appelle les vinculaciones laicales — biens inaliénables laïcs. Cette loi déclare en effet
que toutes les vinculaciones laicales sont aliénables, sauf en faveur de biens de mainmorte.
Elle prévoit leur extinction progressive par décroissance arithmétique au travers des
successions à venir — une moitié seulement du patrimoine continuant d’être inaliénable
aux mains de l’héritier d’un mayorazgo. Une autre clause stipule que les biens religieux
eux-mêmes — terres d’église, de couvents, de monastères — sont aliénables après enquête
du juge séculier, intervention de la hiérarchie ecclésiastique intéressée et sur licence
expresse du Gouvernement Suprême. En cas de vente ou aliénation de ces biens de
mainmorte, les capitaux engagés sur la terre pour servir des pensions, censos et
capellanias, seront saufs, mais ne pourront servir des intérêts supérieurs à 2 % sur les
biens rustiques et 3 % sur les immeubles urbains.
187 Cette importante loi du 20 décembre 1829 fonde donc l’aliénabilité de toutes les terres
péruviennes. Elle couronne un effort commencé dès le début du XIXe siècle par Madrid,
qui tentait déjà de limiter l’extension des vinculaciones laicales dans sa Novísima
Recopilacion de Leyes de Indias. Pendant leur éphémère existence, les Cortes de Cadix avaient
également promulgué en 1820 une Ley general de desvinculación. Mais elle n’avait pas eu le
temps d’être appliquée au Pérou. A son tour, la loi du 20 décembre 1829 reste sans
application immédiate. Mais c’est elle qui inspire les mesures ultérieures du Pérou dans
ce domaine.
188 Dans l’immédiat, pressés de trouver des ressources pour le Trésor et des terres pour leurs
clientèles, les Libertadores n’avaient pas hésité à s’en prendre aux terres de l’Église. Le 28
septembre 1826, un décret suprême ordonnait la confiscation des biens de tout couvent
ne justifiant pas de la présence minimale de huit religieux dans ses murs et n’obéissant
pas au contrôle des diocèses. Ces biens confisqués devaient passer aux établissements
d’éducation ou aux sociétés de bienfaisance. Fidèle à cet esprit, un autre décret suprême
du 5 janvier 1830 affirme le principe de la libre aliénation des biens réguliers, et une loi
du 13 février 1833 autorise la nationalisation de ces biens. Une réaction se dessine
toutefois à l’instigation de l’Église. Un décret suprême du 26 octobre 1833 confirme dans
ses droits fonciers le couvent de la Buenamuerte de Lima et le décret suprême du 5
janvier 1830 est annulé en 1834. Toutefois, le décret suprême du 5 août 1837, en plaçant
les biens des couvents sous la juridiction exclusive des diocèses contrôlés par des évêques
nationaux dévoués à l’État, permet d’assouplir les décisions restrictives précédentes et de
revenir au « réga-lisme » initial de l’État républicain12.
Censos de Indios — il est non moins certain qu’on voit mal, dans l’état de difficultés
monétaire et financière où se retrouve le Pérou peu de temps après son indépendance,
comment l’absence de numéraire aurait pu favoriser un vaste mouvement en ce sens. Au
contraire, dès que les archives commencent de nous fournir des indications — pour une
époque postérieure à 1860 — on voit bien que la plupart des censos, capellanias, obras pias et
autres charges d’origine coloniale sont demeurées intactes, plus de quarante ans après
l’Indépendance. Le plus plausible — en l’absence de documents qui restent à explorer, s’ils
existent — est de penser que, passée la courte période où les moyens monétaires affluent
sur le marché péruvien grâce aux emprunts extérieurs ou intérieurs (jusque vers 1826), la
législation sur les vinculaciones laïques ou ecclésiastiques est demeurée sans effet sauf en
ce qui concerne l’extinction progressive des majorats et la nationalisation des biens
fonciers appartenant à couvents et monastères désertés.
190 II. Contradictions dans la pratique des ventes de terres indiennes. — Sur ce point, la seule
analyse des constitutions, décrets et directives administratives successives révèle les
hésitations et contradictions du législateur, déjà du temps où les Libertadores dirigent
directement le Pérou. Le décret suprême du 8 avril 1824 prévoit, rappelons-le, la
constitution d’une propriété indienne et métisse, privée et aliénable. Mais le 4 juillet 1825,
l’article 9 du décret suprême affectant les terres des anciens caciques interdit aux indiens
de pouvoir aliéner leurs parcelles avant 1850, temps jugé nécessaire à leur complète
scolarisation. Ce qui est confirmé dans la circulaire du 2 novembre 1826 afin d’éviter que
ces parcelles « demeurent en peu de mains ». De même, le 3 août 1827, le Congrès décrète la
suspension de « toute vente de terres de communautés en attendant les nouvelles résolutions en
la matière ».
191 Le danger de la concentration néo-latifundiste des terres indiennes ainsi privatisées et
relevant du droit commun sur la propriété a donc été perçu — bien que, précisons le, la
circulaire du 2 novembre 1826 n’étant pas rétroactive, elle entérine les nombreux transferts
de terres indiennes qui se sont produits entre 1824 et 1826. Mais cette circulaire n’est qu’un
court répit, puisque dès le 31 mars 1828 une nouvelle loi du Congrès autorise à nouveau
les indiens « à disposer désormais de leurs biens » et reconnaît « les dénommés indiens et métis
comme propriétaires, en toute souveraineté, des terres qu’ils occupent avec ou sans contradiction ».
192 Ainsi le droit républicain péruvien inaugure-t-il une longue tradition d’incertitude et de
contradictions concernant la protection à apporter à la propriété indienne qu’il a lui-
même instituée, tradition dont nous n’avons pas fini d’étudier les formes et les effets.
Mais notons-le, dès le début, c’est à chaque fois le néo-latifundisme qui gagne puisque,
dans leur principe, les mesures protectrices et conservatoires de cette propriété indienne
privée ne sont conçues, dès le début, que comme des décisions provisoires qui ne peuvent
en aucun cas suspendre définitivement le principe libéral de l’aliénabilité de toute
propriété.
193 III. Violations du droit dans la répartition des biens communaux. — L’avis à la population d’août
1826 nous prévient que l’application de la clause de répartition des terres communales
par les visiteurs de terre ne se faisait pas sans problème. En en appelant à la vigilance du
peuple contre ces agents de l’État, le législateur reconnaît qu’en leur personne l’État a violé
son propre droit, moins de deux ans après avoir institué lui-même ce droit.
194 C’est ce que confirme la circulaire de février 1827 qui déclare :
« ...le gouvernement a été informé que certains visiteurs ont abusé de leurs
pouvoirs... et comme il n’est ni tolérable ni convenable de la part d’une
administration juste et jalouse du bien public de consentir à des excès contrevenant
186
197 I. Les reculs sur la question de l’esclavage. — Le décret suprême du 12 août 1821, comme la
Constitution de 1823, disposaient également que « personne ne naît esclave au Pérou » et
prévoyaient l’interdiction d’importer des esclaves africains. A terme, de telles
dispositions entraînaient l’extinction progressive de l’esclavage, par vieillissement et
187
indiens, supprime le tribut indigène. Par son décret suprême du 11 août 1826, Bolivar
vainqueur et cherchant les moyens fiscaux de construire un état aux finances ruinées,
crée la contribution des indigènes. L’émancipation fiscale des indiens n’aura duré que deux
ans et demi.
204 Qui plus est, la nouvelle Contribución des Indígenas sera levée selon les critères de la
réglementation coloniale du tribut de 1784 ! Violant ses propres principes, Bolivar
rétablit lui-même la fiscalité coloniale discriminatoire qu’il avait prétendu supprimer. Il
change seulement la dénomination. Venant d’aussi haut, un tel exemple ne manque pas
d’être suivi, et les exactions des nouveaux collecteurs d’impôts dans les villages s’ajoutent
aux exactions des répartiteurs de terre promus par l’Indépendance. Comment s’étonner,
après cela, si des paysans indiens abusés par de vieilles fidélités, se soulèvent contre la
jeune République péruvienne et la combattent au nom du roi d’Espagne et de la
législation tutélaire coloniale encore après 1830 ?13
205 Toutefois, ces violations flagrantes des principes énoncés au départ par les Libertadores
ne suffisent pas encore à subvenir aux besoins financiers du nouvel appareil d’État. Il faut
trouver d’autres ressources. On s’inspire encore de l’exemple colonial. Le 9 juillet 1829, un
décret suprême rétablit la contribución de castas — contribution personnelle pesant sur les
anciennes castes de sangs mêlés de la période coloniale. En 1830, l’État péruvien collecte
ainsi 430.000 pesos au titre de la contribution des indigènes et 1.000.000 de pesos au titre
de la contribution des castes.
206 Pris dans les contradictions de leur politique de classe et des données économiques
internationales de leur temps, les Libertadores ne trouvent donc pas d’autre moyen
d’alimenter le Trésor de l’État péruvien naissant que de rétablir en fait, par voie
législative ou dictatoriale, le vieil ordre fiscal — en contradiction absolue avec leur propre
légalité constitutionnelle affirmée entre 1821 et 1824.
207 Non seulement cela va peser très lourd dans les premières décennies de vie indépendante
du Pérou, pour l’évolution des lois et du droit, mais cela va contribuer à perpétuer pour
un temps encore long les caractères coloniaux de la société péruvienne indépendante. Il
est vrai que la cause est elle-même conséquence : dans une société héritée d’un monde
colonial fondé sur le privilège et la discrimination sociale liés à des modes de production
essentiellement précapitalistes sinon féodaux, le droit libéral promu par les Libertadores
se heurte fatalement aux limites que lui impose une telle société. Il ne dépend pas que du
droit libéral et des Libertadores que cette société se transforme, il faut en dernière
analyse que les lois économiques et sociales du capitalisme libéral y travaillent aussi. Ce
qu’un auteur péruvien formule excellemment : « Parce que le capitalisme libéral présida à
l’Indépendance américaine, celle-ci devait instaurer l’égalité devant la loi, les respect de la
personne humaine et le juste salaire pour tout travail fondamentalement libre. Ces principes
trouvèrent leur expression dans toute la législation des premiers jours de la République (jusque
dans la Constitution). Mais comme ce capitalisme libéral était un produit d’importation, qui
n’agissait encore que dans quelques régions et secteurs de notre économie, ces grands principes ne
furent que très partiellement appliqués, et leur application dépendit de l’expansion du capitalisme
lui-même. »14. L’application du droit libéral dans la campagne péruvienne exige donc la
haute conjoncture économique du capitalisme libéral qui ne se produit vraiment au Pérou
qu’après 1850.
189
211 Pour plusieurs décennies dans les régions économiquement les plus progressistes du
Pérou, pour plus d’un siècle dans le reste retardataire du pays, les caractères coloniaux de
la société agraire péruvienne se perpétuent contre le droit constitutionnel officiel, ou en
biaisant au niveau de la réglementation législative ou de l’application administrative de
ce droit. Un écart grandissant apparaît entre l’esprit des grands décrets agraires des
Libertadores et la pratique des agents du gouvernement compromis dans la société locale.
Cela apparaît à l’évidence dans la littérature législative et administrative péruvienne, au
moins jusque vers le milieu du XIXe siècle.
214 Cependant, rien de nouveau n’est fait dans cette période, sur le plan législatif, pour
accélérer la disparition ou le rachat par les exploitants des rentes et loyers perpétuels qui
pèsent sur la terre des grands domaines susceptibles de modernisation. La législation
reflète le mouvement économique réel. Elle est stagnante.
215 II. Faiblesse des mesures prises en faveur du développement agricole. — Dans un tel contexte
économique, le législateur montre peu d’empressement à légiférer en faveur du
développement agricole. Quelques lois pourtant indiquent que cette préoccupation n’est
pas absente de la pensée des caudillos militaires qui dirigent le Pérou dans la période. Elles
restent de portée limitée.
216 Le plus important peut-être — pour l’avenir — est le décret suprême du 31 juillet 1845 qui
autorise les acquéreurs étrangers des terres péruviennes à ne pas obligatoirement se faire
naturaliser. Ainsi tombe un obstacle qui entravait l’exploitation agricole du pays par des
capitalistes internationaux peu soucieux de faire souche au Pérou. La mesure est donc
destinée à attirer leurs capitaux et leurs talents, particulièrement dans les nouvelles
terres de colonisation de cet « Oriente » qui commence, au-delà des Andes, à préoccuper
les esprits au point que certains croient y voir la « frontière » du futur Pérou.
217 C’est finalement en faveur de la colonisation de ces terres de montaña que le législateur
fait le plus gros effort dans la période. Le 21 novembre 1832 est édictée la première des
lois dites « de montaña » par le gouvernement de Gamarra. Elle proclame son désir de
gagner les tribus indiennes de la jungle à la civilisation, et de favoriser pour cela leur
réduction en villages et missions et la colonisation des terres vierges par des immigrés
étrangers. A cette fin, elle crée le nouveau département d’Amazonas, au nord-est du
Pérou, sur le cours moyen du Huallaga et du Marañon, en milieu de forêt tropicale —
équatoriale dense. Elle confie la responsabilité des réductions indiennes au préfet et à un
collège de douze missionnaires religieux dotés d’une rente de 2.000 pesos par an, afin
d’équiper ces indiens d’outils agricoles. Enfin, elle prévoit de doter les immigrants
étrangers de lots de terre sur les territoires considérés comme vierges afin de favoriser le
peuplement.
218 Le 20 juin 1846, une loi réglemente l’usage des terres de colonisation des basses vallées
orientales de Paucartambo et Marcapata. La loi du 15 novembre 1847 procède de même
pour la région de Chanchamayo, située à l’orient des Andes centrales et de Lima. Ainsi se
met en place un appareil juridique destiné à favoriser l’ouverture de la région frontière
orientale aux initiatives d’une agriculture de colonisation liée à l’expansion naissante du
marché intérieur péruvien et à l’immigration étrangère. Mais tout cela reste encore limité
et peu appliqué. La seule loi correspondant à un mouvement de colonisation effectif et
massif dans la période est peut-être celle du 24 mai 1845 réglementant l’affectation de
terres de colonisation dans la forêt en faveur des indiens de Huanuco. Mais s’agit-il là,
concernant les indiens de communauté, d’une véritable extension de l’agriculture liée au
marché ?
219 Car en matière de législation et de réglementation sur les terres indiennes, une ambiguité
fondamentale ne cesse de peser jusque fort tard dans l’histoire républicaine du Pérou
entre la volonté de promouvoir la propriété privée indienne en droit et le désir de
protéger cette propriété à peine promue contre les agressions du latifundio qui a partie
192
liée avec les autorités locales et tend à détruire et dépouiller les collectivités rurales
indiennes. Durant toute la période républicaine — au moins jusqu’au milieu du XXe siècle
— cette contradiction née entre les principes libéraux du droit péruvien et les intentions
néo-coloniales qui président à son application ne trouve pas sa solution.
220 De 1830 à la fin du XIXe siècle, en effet, toute une série de lois, résolutions et circulaires,
considérant les exactions commises par les autorités et les personnes privées à l’encontre
de la libre possession par les indiens de leurs terres ancestrales, s’élèvent contre ces abus
et prétendent protéger cette possession. Malgré leurs apparences « pro-indigénistes », ces
textes restent extrêmement équivoques puisque, s’ils garantissent la propriété indienne
face à telle ou telle agression externe précise, ils ne disent rien — sauf exception — du
régime interne de la propriété indienne ainsi conservée. Communale et collectiviste ou
villageoise et privée ? Ils ne tranchent pas, mais se contentent de sauvegarder un
« domaine indien » face aux abus commis dans l’application du décret bolivarien de 1824,
utilisé pour déclarer illégalement « en excédent » des terres communales et les accaparer
pour les répartiteurs et leurs amis hacendados. Si ces mesures sauvent en fait les terres des
communautés menacées, fortifiant en cela leur existence, elles ne s’opposent nullement
en droit à leur possible évolution ultérieure vers l’appropriation privée, à l’intérieur de la
communauté, donc à leur possible aliénation, mais différée, hors de la communauté, en
faveur du latifundio. Ces textes ne contredisent donc pas dans leur principe au décret
bolivarien de 1824. Ils en diffèrent seulement l’application là où elle est jugée contraire
aux intérêts immédiats de la paysannerie indienne en voie de formation. Ils limitent les
excès du latifundisme, mais ne lui interdisent pas de s’étendre dans l’avenir, à condition
de respecter les formes constitutionnelles.
221 C’est dans cette perspective seule qu’on peut résoudre l’apparente contradiction qui
existe entre les deux séries de texte dont l’analyse va suivre. Les premiers visent à
protéger les communautés contre les abus des répartitions et des répartiteurs ; les
seconds à dissoudre les communautés en promouvant en leur sein l’appropriation privée
de leurs terres.
222 I. Mesures protectrices de la propriété indienne (communale). — Le 14 octobre 1830, une
résolution suprême émanée de José Maria Pando, ministre des Finances, statue sur des
terres communales qu’un sous-préfet voulait accaparer en faveur d’établissements
d’instruction publique. Elle déclare notamment :
« Le Ministre des Finances aux Préjets,
» Le Gouvernement Suprême, au vu de l’exposé du sous-préfet de Conchucos
concernant la possession des terres qu’indigènes et métis de cette province
occupent à titre précaire afin de la destiner à l’entretien des établissements
d’instruction publique..., par décret du 12 courant a résolu, d’accord avec l’exposé
du Procureur de la Cour Suprême, de vous dire que ceux-ci étant, par la loi du 31
mars 1828, en pleine possession desdites terres, on ne peut retenir la proposition
émise par ledit sous-préfet. »
223 Cette résolution est importante à plus d’un titre, dans la mesure où elle réglemente
l’interprétation à donner des décrets bolivariens et de la loi du 31 mars 1828. D’abord
parce qu’elle fait intervenir le dépositaire suprême de l’interprétation du droit
constitutionnel : le Procureur de la Cour Suprême. Ensuite parce que, adressée à tous les
préfets, elle a valeur nationale. Enfin et surtout parce qu’elle définit le régime transitoire des
terres communales encore non réparties en vertu du décret de 1824. Contre la thèse du sous-
préfet de Conchucos qui en fait des terres occupées « à titre précaire » — c’est-à-dire sans
droit de propriété, ni de possession — elle confirme que dans l’attente de leur répartition
193
en lots privés, les indiens et métis sont « en pleine possession desdites terres ». L’application
du droit peut donc être différée, ce n’est pas une raison pour que les autorités abusent
d’un statut juridique transitoire incertain ; dans l’attente de leur division officielle en
lopins et en terres excédentaires, la possession communale coutumière est garantie.
224 Dans le même sens tranchent les résolutions suprêmes des 15 janvier et 30 avril 1849 en
faveur des indiens de Huarochiri et du Cuzco. Celle du 15 janvier, dans un conflit qui
oppose les villages de la communauté de Huarochiri15 à la municipalité de Chaclacayo,
déclare que cette dernière n’a aucun droit à s’accaparer des terres communales indiennes
sous prétexte qu’elles ne se sont pas constituées en propriété relevant du nouveau droit
républicain car ces communautés, justifiant de leur « possession immémoriale » de ces
terres en ont donc la possession pleine et entière.
225 Le 2 juin 1858, Francisco Garmandia, alcade constitutionnel du Cuzco, adresse la demande
suivante au ministre de l’Intérieur (Ministro de Gobierno) :
« Monsieur le Ministre,
» Bien que l’honorable corporation que je préside ait à l’esprit les lois et les décrets
qui déclarent que les indigènes qui ont été contribuables sont propriétaires de la
terre qu’ils ont occupée par répartition dans leurs communautés respectives ;
comme ils ne se considèrent eux-mêmes pas tels, sinon simples usufruitiers, par le
fait qu’aucun d’entre eux n’a pu aliéner ses terres ni davantage les faire passer à ses
héritiers après la mort du possesseur, mais qu’au contraire elles ont été
redistribuées indistinctement à d’autres au cours de nouvelles répartitions, soit par
les visiteurs, soit par les caciques ou leveurs d’impôt, l’honorable municipalité
doute avec raison de savoir si de tels indigènes sont, ou non, propriétaires. Ajoutez
à cela, Monsieur le Ministre, cette circonstance importante qu’ils ne sont plus
désormais contribuables (“la contribution” des indigènes a été supprimée en 1854) et
qu’ils n’ont su ni ne savent jusqu’aujourd’hui ni lire, ni écrire, et vous verrez que le
doute du corps municipal n’est pas dénué de fondement. En conséquence de quoi, et
conformément avec ce qui a été convenu lors de la session du 28 mai dernier, j’ai
l’honneur de m’adresser à vous afin que vous acceptiez de présenter cette lettre
consultative à l’Excellentissime Conseil des Ministres afin d’obtenir dans les plus
brefs délais une déclaration catégorique sur la question de savoir si les indigènes
auparavant contribuables sont ou non propriétaires des terres qu’ils occupent, aux
fins des effets légaux en la matière invoquée et très particulièrement pour
l’explication de l’article 2 de l’actuelle loi des élections populaires.
» Dieu vous garde, Monsieur le Ministre.
» Francisco GARMANDIA, Alcalde constitutionnel. »
226 Cette « lettre consultative » est décisive si l’on veut comprendre les difficultés concrètes
auxquelles se heurtent, de bonne ou de mauvaise foi, les agents de l’État et les autorités
locales dans l’application du droit concernant les terres indiennes. Au-delà des
circonstances historiques précises qui compliquent encore le problème, suppression
récente de la contribution indigène privant soudain les indiens des reçus fiscaux qui leur
tenaient lieu de titre de possession de leurs terres, et doute afférant concernant dans ces
conditions leur droit de vote en « application de l’article 2 de l’actuelle loi des élections
populaires » , la question de fond reste la même qu’en 1830 ou 1849 : la difficulté
d’accorder le droit constitutionnel sur les terres communales avec le droit coutumier
pratiqué en fait, avec la tolérance des autorités, à l’intérieur des communautés. Par cette
lettre, nous apprenons en effet qu’au moins pour le département du Cuzco la coutume —
coloniale ou pré-incaïque — de répartir les terres communales en fonction du vieux droit
collectiviste subsiste, contre l’esprit du décret de 1824, en 1858. Les indigènes continuent
de se considérer « simples usufruitiers » de leurs lopins individuels, lesquels à leur mort ne
194
sont pas hérités, mais repris par la communauté et « redistribués indistinctement à d’autres
au cours de nouvelles répartitions, soit par les visiteurs, soit par les caciques ou leveurs d’impôts ».
Certes, cela n’est pas en complète contradiction avec la pensée de Bolivar puisqu’à la
lettre il y a bien « répartition » des terres communales. Mais elle n’est jamais
définitivement acquise au possesseur et à ses héritiers, ce qui empêche la naissance d’une
véritable appropriation privée et souveraine des parcelles et perpétue ainsi le droit
indigène coutumier pré-républicain. On devine le danger d’une telle contradiction : si les
indigènes ne sont pas constitués en propriétaires en considération de la carte
constitutionnelle de la République, n’est-on pas fondé à les dépouiller en droit de terres
possédées sans titres, donc « en excédent ». Pour prévenir une telle interprétation, le
ministre répond le 2 décembre 1858 aux « perplexités » de l’Alcalde :
« 2° Un tel doute n’existe pas, parce que la loi du 31 mars 1828 ne déclare pas les
indigènes propriétaires parce qu’ils sont contribuables, mais pour la raison qu’ils
sont des indigènes qui possédaient le domaine utile ; en conséquence de quoi pas
même V.E. ne peut prétendre consulter le Congrès sur ce point car votre demande
serait sans fondement.
» 3° Le fait que les indigènes jusqu’à maintenant n’aient pas mis en pratique leur
droit d’entière propriété ni ne l’aient exercé en faveur de leurs héritiers n’argue en
rien contre la loi, car les faits ne détruisent pas le droit. Quant aux procédés des
leveurs de taxes, caciques et visiteurs, leurs abus ne peuvent servir de précédent
contre la loi. En conséquence de quoi, ce ministère juge bon que V.E. retire sa
demande comme étant inappropriée, vous envoie une copie de cette décision et
espère votre accord avec le vœu que des demandes de cette sorte ne se
reproduisent plus. »
227 La réponse de l’exécutif est donc claire : il y a non-lieu car c’est aux indigènes eux-mêmes
de décider souverainement du moment où ils voudront appliquer à la lettre le droit
républicain dans la répartition de leurs terres communales. En attendant, personne n’a
droit de les forcer ou de jouer des contradictions juridiques pour commettre des abus à
leur encontre — cette personne fût-elle une autorité officielle (leveur de taxe, visiteur) ou
traditionnelle (cacique) au sein de la communauté. Le gouvernement prévoit donc, pour
des raisons d’opportunité sociale, l’ajournement de sa propre légalité par les intéressés
eux-mêmes. Cette décision, qui fait jurisprudence, explique seule la survivance
anticonstitutionnelle des communautés indiennes jusqu’au début du XXe siècle.
228 Pourtant il faut encore y revenir, contre les sollicitations pressantes des autorités et des
latifundistes provinciaux. Ainsi, le 17 décembre 1867, Mercado, le préfet du Cuzco, exige
des indiens le versement de 4 pesos contre des titres de propriété garantissant la
possession de leurs terres de communauté. Les 7, 8 et 9 octobre 1868, le Sénat ordonne
après débat l’annulation de cette mesure afin de préserver la possession communale
contre cette agression caractérisée. Et le 8 mai 1869 une résolution suprême confirme la
décision du Sénat cependant que Mercado est poursuivi pour avoir contrevenu à la
volonté du gouvernement de préserver les terres indiennes.
229 II. Mesures promotrices de la propriété indienne (privée). — La volonté de promouvoir la
propriété privée indienne n’est pas abandonnée pour autant. Ainsi, en 1839, l’exécutif
prévoit-il que peones et yanaconas, libérés de leurs contraintes sur les haciendas de leurs
anciens maîtres, auront droit, dans le cas où il vivent dans des communautés indiennes et
métisses encerclées par le latifundio, d’acheter leur tenure au hacendado.
230 De même, une loi d’août 1846 prévoit la réversion des terres indiennes aliénées sous les
gouvernements de José Luis de Orbegoso et Andrès Santa Cruz. Cette mesure, qui porte
195
237 I. Permanence de l’esclavage noir jusqu’en 1854. — Contre les déclarations de principe de San
Martin et Bolivar et les premières constitutions péruviennes, une forte opposition animée
par les grands planteurs de coton et canne à sucre de la côte s’oppose à l’extinction
prévue de l’esclavage au Pérou.
238 En 1833, José Pando publie sa « Déclaration des droits lésés des hacendados » dans laquelle à
l’article 152 de la Constitution de 1828 qui déclare que « personne ne naît esclave dans la
République », il oppose l’article 165 du même texte selon lequel « le droit de propriété est
inviolable. Si le bien public légalement reconnu exigeait la propriété de quelque citoyen, celui-ci
serait préalablement indemnisé du montant de sa valeur ». Considérant que les esclaves noirs
des plantations, et leur descendance, sont la propriété des planteurs, José Pando exige
donc, ou le maintien de l’esclavage pour les enfants d’esclaves, ou l’indemnisation de leur
valeur au propriétaire pour prix de leur libération en vertu de l’article 152. A travers leur
publiciste, les planteurs péruviens se plaisent donc à relever les contradictions du droit
constitutionnel et en proposent une interprétation qui, sans s’opposer à la lettre de la loi,
leur permette de sauver les capitaux agricoles qu’ils avaient investis dans l’achat ou
l’entretien d’une main-d’œuvre servile.
239 En 1845, au nom de cinquante-trois hacendados de la côte, Francisco Calvo revient à la
charge en exigeant le rétablissement du trafic négrier extérieur, en principe interdit
depuis l’Indépendance. Cela leur est d’abord refusé. Mais en 1846, malgré l’opposition
anglaise et arguant le manque de capitaux de l’agriculture péruvienne, Paz Soldán insiste
en ce sens. L’importation des esclaves depuis l’Afrique demeure interdite, mais elle est à
nouveau autorisée depuis d’autres pays d’Amérique du Sud. L’esclavage au Pérou, jusqu’à
son abolition effective en 1854 par Ramon Castilla, en sort donc renforcé.
197
240 II. Hésitations concernant le droit de vote des indiens. — Cependant pour la plus grande masse
de la population péruvienne, la paysannerie indienne, les textes officiels hésitent à
reconnaître que, selon la formule de San Martin « tous les habitants du Pérou sont des
Péruviens ». Cela se note particulièrement à propos du droit de vote aux indiens.
241 La Constitution de 1828, en exigeant le versement minimum d’un impôt personnel annuel
de 800 pesos ou une formation intellectuelle équivalente au moins à celle d’un maître
d’école pour exercer le droit de vote, exclut les indiens du droit de voter dont ils
bénéficiaient — en principe — depuis la Constitution de 1823. La Constitution de 1834
revient toutefois en partie sur ces restrictions en accordant le droit de vote aux indiens
qui payent la contribution des indigènes... et sont donc déjà propriétaires à titre privé. Et
l’article 3 de la loi du 11 octobre 1847, plus permissif, précise :
« Le Congrès, usant de ses attributions, habilite dans l’exercice de la citoyenneté les
indigènes et métis qui, mariés et âgés de plus 25 ans, ne savent ni lire ni écrire, afin
qu’ils exercent le droit de suffrage dans les élections, jusqu’à ce qu’on ait procédé à
la réforme de l’article constitutionnel. »
242 La loi du 9 décembre 1853 est plus restrictive, limitant l’électorat aux propriétaires
payant des contributions et nommant à la tête des municipalités des alcades directement
responsables devant le préfet ou le président de la République. Ce qui est confirmé par la
loi de 1867 qui accorde le droit de vote à qui paye la nouvelle « contribution
personnelle ». Toutefois, celle-ci ne pesant pratiquement que sur les indiens, peut-être
est-ce une manière d’étendre l’électorat plutôt que de le restreindre.
243 On aura pourtant une idée des réticences véritables qui s’opposent tout au long du XIXe
siècle à la libre participation des indiens au suffrage universel inscrit dans les
constitutions si l’on fait référence aux déclarations du député Alzamora au Congrès
péruvien en 1890. Opposé au vote indien, il s’en justifie en faisant observer que l’indien
« manque de la capacité d’exercer ses droits constitutionnels car il n’est pas assimilé à la vie
nationale »16.
244 III. Réapparition d’une politique officielle de tutelle des indiens. — Conséquence de ce diagnostic
qui inspire le législateur durant tout le XIXe siècle, la politique coloniale de tutelle des
communautés et des personnes indiennes ne tarde pas à réapparaître contre les généreux
désirs libéraux des Libertadores. Dès lors que, comme nous l’avons vu, les gouvernements
péruviens suspendent ou diffèrent l’application des mesures visant à faire disparaître les
communautés indiennes traditionnelles pour un temps plus ou moins long, comme celles-
ci ne bénéficient d’aucune existence constitutionnelle, il faut bien prévoir des
intermédiaires entre elles et les organismes chargés de faire appliquer le droit. La
République péruvienne réinvente donc, à cette fin, une politique de tutelle obéissant en
partie aux mécanismes de la période coloniale.
245 La Constitution de 1828 établit ainsi la tutelle des Juntes départementales — composées de
notables et de grands propriétaires fonciers — sur les finances communautaires
indiennes, afin de prévenir l’immixion dans leurs affaires de personnes étrangères
intéressées. Notons que cette décision revient à une reconnaissance de facto, dans la
Constitution, de l’existence des communautés indiennes par ailleurs ignorées ou niées par
la loi.
246 Le 9 mai 1836, un décret suprême crée la fonction du « Protecteur des Indiens », mais il
est abrogé par Santa Cruz en 1838 à la fois parce qu’inconstitutionnel et parce qu’encore
198
supprimé, et malgré les changements d’étiquette, le tribut colonial continue de peser sur
la paysannerie indienne durant tout le XIXe siècle, en violation du programme défini par
les Libertadores.
254 II. Survivance anticonstitutionnelle des corvées et services personnels gratuits. — Mais là ne
s’arrête pas la ségrégation fiscale dont sont victimes les indiens au sein de la nation
péruvienne. D’autres charges pèsent sur eux, non plus en argent ou en nature, mais en
travail gratuit dont ils doivent le service à l’État ou à ses représentants provinciaux. Ces
obligations, anticonstitutionnelles dans leur principe, donnent lieu à d’innombrables abus
contre lesquels les textes officiels ne cessent de lutter. Mais leur répétition même indique
assez leur inefficacité ou leur insuffisance tout au long de l’histoire républicaine du
Pérou.
255 Cette longue lutte gouvernementale contre l’inapplication de son propre droit se
manifeste dans une circulaire aux préfets du 12 juin 1834 qui déclare :
« Le Gouvernement a été informé que dans certaines régions de la République,
particulièrement dans les villages de l’intérieur, se perpétuent toujours les
pernicieux abus qui ont contribué directement au dépeuplement du pays et à
inspirer aux indigènes l’aversion pour le travail qui a été si funeste au moral de
cette partie importante des Péruviens. Parmi ces abus, votre attention est réclamée
particulièrement sur le manque de méthode et d’équité avec lesquelles on exige
leur travail personnel et la fraude dont ils sont victimes de la part de certains
propriétaires qui exigent d’eux leurs services ; et surtout la scandaleuse coutume
d’exiger d’eux des travaux forcés, toutes choses auxquelles ils ne doivent pas se
considérer obligés, sous quelque motif que ce soit. Pour remédier à ces maux qui
portent préjudice en définitive au bien public, S.E. me charge de vous recommander
de redoubler de vigilance concernant le strict accomplissement des circulaires du
13 juin 1826 et du 3 septembre 1833, nos 9 et 152, et en général de toutes les mesures
édictées avec le salutaire objet d’améliorer les conditions des indigènes, de cette
classe sujette par tant de titres à une spéciale considération de la part des
autorités. »
256 Au-delà de la rhétorique employée — qui manifeste en définitive une étonnante
« courtoisie » face aux exactions dénoncées et aux « carences » probables des préfets
auxquels on s’adresse — il est intéressant de constater que ce texte confirme la
permanence des abus coloniaux de la mita, treize ans après l’Indépendance, à l’initiative
des autorités sans doute, mais au bénéfice « de certains propriétaires qui exigent d’eux leurs
services ». La collusion du néo-latifundisme avec la « tolérance » coupable des autorités
officielles prolonge les abus du latifundisme colonial que les Libertadores prétendaient
initialement détruire.
257 Le 1er octobre 1845, une nouvelle circulaire aux préfets confirme et élargit ces griefs aux
agents de l’État eux-mêmes, et à l’Église :
« Le Gouvernement a appris que les sous-préfets et gouverneurs de la plupart des
départements de la République emploient à leur service beaucoup d’indigènes sous
le prétexte spécieux qu’en les servant ils accomplissent les tâches subalternes du
service public. Cet abus perpétué jusqu’à nos jours depuis l’époque de la colonie est
une attaque directe à la liberté individuelle que S.E. le Président de la République ne
peut admettre ni laisser de prendre toutes les mesures nécessaires à leur
extinction.
» Mais comme il pourrait bien se faire que les rapports communiqués au
Gouvernement souffrent d’exagération sinon d’inexactitude, S.E. le Président de la
République désire que vous vérifiiez par tous les moyens possibles quel est le
nombre d’indigènes employés par les sous-préfets et gouverneurs dans les diverses
provinces de ce département, et les dénominations et titres prétendus avec
200
280 » ART. 6. — Les habitants des nouvelles réductions ne paieront aucune contribution, qu’elle soit
civile, ecclésiastique ou judiciaire, ni aucun droit paroissial... Les curés seront dotés sur les fonds
publics. La durée de cette grâce sera de vingt ans à compter depuis la publication de la présente
loi...
281 » ART. 8. — La présente loi s’étend à toutes les missions, réductions et villages existants ou qui
viendraient à se former, construire ou promouvoir dans la République, le Gouvernement accordant
dans chaque cas ce qui est convenable... »
282 Castilla prévoit donc deux types de rétribution par l’État sur les zones de colonisation : un
SALAIRE en espèces pour le travail lui-même, une exploitation agricole exemptée pour vingt
ans de toute imposition et possédée en propriété absolue. Mais de ces principes à
l’application il y a loin, comme le prouvent les textes relatifs aux plaintes des indigènes
de Panao mobilisés en 1867 dans la construction de ce chemin de colonisation du Pozuzo à
Mayro. Pour commencer, voici la pétition des indigènes eux-mêmes, qui déclenche
l’affaire :
283 « Monsieur le Colonel Préfet de la Province,
284 » Vincente Sandoval, Syndic procurateur du village de Panao, sur les instances et au nom du
commun du village que je représente devant votre notoire intégrité respectueusement,
conformément au droit, je déclare :
285 » — qu’il y a déjà longtemps, plus ou moins il y a six ans, que les indigènes de Panao ont été obligés
au travail forcé pour la construction du nouveau chemin du Pozuzo à Mayro, tous les moyens
coactifs ayant été employés à cette fin, la violence et la rigueur, et sans même leur laisser le temps
minimum indispensable au travail de leurs champs et céréales, pourtant si nécessaire à l’entretien
de leurs nombreuses familles. Ainsi que, sans exagération Monsieur, les indiens de Panao, à cause
de ce travail si énorme et si constant effectué sous les intempéries les plus rigoureuses de la saison
des pluies, soit ont été réduits à la plus épouvantable misère, soit gisent sur un lit de souffrance
sans aucun moyen pour leur venir en aide, ni ressources pour subvenir à leurs besoins les plus
élémentaires.
286 » Évoquer tout ce qu’on souffert les malheureux indiens durant ces six années de travail constant
serait conter l’histoire la plus triste et distraire votre haute attention. Qu’il me suffise pour l’heure
de vous assurer que dans ledit travail les indiens ont perdu leur vie, leur santé et leurs maîtres
biens. Enfin, Monsieur, ni au temps de la colonisation, ni sous le funeste et despotique
gouvernement de l’Espagne, ils n’ont jamais été aussi violentés, vexés et humiliés qu’aujourd’hui.
287 » Heureusement la Divine Providence, qui veille sur les malheureux, a permis que l’actuel
gouvernement, ému par notre triste situation, nous ait tendu sa main bienfaisante et protectrice,
pour nous libérer de l’oppression et du plus dur esclavage. Avec de si honorables sentiments
d’humanité et de philanthropie, il a ordonné par décret suprême du 28 août de cette année que l’on
porte à la connaissance de MM. les Préfets de la République la nécessité de la plus stricte
application du décret du 4 juillet 1825 dans lequel il est ordonné qu’aucun membre de l’appareil
d’État n’exige, directement ou indirectement, le service personnel des Péruviens indigènes.
288 » Mes mandants se sentant concernés par les susdits décrets, avec cette circonstance d’avoir servi
tant d’années seuls, comme s’il n’y avait pas eu d’autres villages dans la province, se jugent
habilités à vous demander qu’on les exonère de ce travail, afin de rétablir leur santé et de se
consacrer à leurs travaux domestiques.
289 » A cette fin je Vous supplie instamment que, conformément aux décrets cités, vous ordonniez ce
jour même que les habitants de Panao soient exonérés dudit travail, ainsi que de tous les services de
203
guide forcés et des réquisitions gratuites dont nous sommes victimes de la part des trafiquants du
Mayro, car c’est justice qu’ils espèrent ainsi obtenir...
290 » Huanuco, 4 septembre 1867. »
291 Et voici la version du préfet, présentée au ministère de l’Intérieur après enquête :
292 « Préfecture de la province littorale du Huanuco, 11 octobre 1867.
293 » Monsieur le Ministre d’État,
294 » En m’occupant de l’organisation des travaux du chemin du Pozuzo au Mayro, j’ai tiré la
conclusion que l’un des principaux motifs de la quasi démoralisation des indigènes de Panao qui
répugnent à continuer de prêter leurs services à cette œuvre, vient de ce que le salaire n’étant que
de 3 réales (30 centimes) par jour, et que ne pouvant apporter avec eux tout l’équipage nécessaire à
la quinzaine fixée pour chaque “ tour ” (en espagnol : turno ; en quechua : mita — confirmation
de la survivance de la mita coloniale et incaïque sous la République) de travail, ils ont dû par
conséquent ne recevoir au cœur de la jungle que des rations extrêmement réduites et du mais à des
prix exorbitants ; de sorte qu’en faisant leurs comptes ils se sont cru exploités (sic) par les
mandataires et les autorités, et comme le climat de la jungle est hostile, ce motif a pris pour eux un
caractère très grave.
295 » Si l’on ajoute à cela que parfois le manque d’exactitude dans la rotation des équipes a provoqué la
permanence de certains individus pendant 24 ou 30 jours, au notable détriment de leur santé, et
que pour d’autres qui se sont enfuis au terme de la quinzaine on n’a pas pu régler le salaire à cause
de leur manque de constance dans l’assiduité au travail (sic), vous pouvez vous former une idée
exacte de l’état en lequel se trouvent ces indigènes et du bon droit qui les assiste lorsqu’ils adressent
à la Préfecture les plaintes contenues dans la pétition dont j’ai l’honneur de vous envoyer une copie
pour votre information.
296 » Javier DE MESA. »
297 Coercition, travail forcé, mauvais traitements, mauvaises conditions sanitaires, quasi
gratuité de la corvée, irrégularités et abus dans la répartition du travail : telles sont les
conditions concrètes dans lesquelles l’État exploite la main-d’œuvre indigène de ses
travaux publics, de l’aveu même de son représentant sur place. Ajoutons les exactions
commises par les intermédiaires privés — trafiquants du port fluvial de Mayro vendant
les produits de consommation de base à un cours forcé, endettant les travailleurs et se
remboursant du crédit en réquisitionnant illégalement leur maigre équipage et les
laissant démunis dans un milieu naturel hostile — et l’on commencera d’entrevoir ce
qu’est pour les intéressés la corvée d’État obligatoire. Encore, dans le cas précis qui nous
occupe la loi est-elle formellement respectée à la lettre puisqu’on paye plus ou moins
régulièrement un salaire — ô combien dérisoire ! — de 30 centimes par jour. Mais il n’en
est même pas toujours ainsi. Nous pouvons imaginer ce qu’est alors le service personnel
gratuit des indiens aux mains d’entrepreneurs privés qui n’ont, eux, aucun compte à
rendre à l’État.
298 Dans cette affaire des indiens de Panao, une décision du préfet du 10 octobre 1867 en
termine avec les irrégularités et abus constatés dans la répartition des tours de corvée et
décide d’augmenter les salaires à 40 centimes par jour, d’améliorer les rations
alimentaires en y introduisant de la viande, de faire construire par l’entreprise des
baraques pour protéger le repos des travailleurs pendant la saison des pluies en forêt
tropicale.
204
***
Fig. 9. — Évolution de la population indienne du Pérou au XIXe siècle (d’après George KUBLER).
301 I. Renforcement numérique de la caste indienne dans la nation. — Si l’on en croit les
recensements de population, effectués sur le terrain (en 1862 et en 1876) ou à partir de
sources fiscales (en 1795, 1836 et 1850), la population péruvienne croît lentement mais
sûrement entre la fin de la période coloniale et le premier grand recensement national
républicain de 1876. Si l’on tient compte que le recensement colonial de 1795 exclut de ses
listes la province de Puno, il faut corriger son chiffre — 1.076.123 habitants dans les
limites coloniales du Pérou de 1876 — ce qui donnerait un chiffre définitif de 1.249.723
habitants recensés. Compte tenu de la tendance spontanée d’une population rurale à fuir
les recensements à finalité fiscale, les chiffres qui vont suivre sont fatalement sous-
estimés par rapport à la réalité. Ils donnent néanmoins le sens d’une progression valable,
au-delà de la population fiscale recensée, pour l’ensemble de la population péruvienne.
Voici cette progression :
302 1795 : 1.076.123 habitants (1.249.123 avec Puno).
303 1836 : 1.373.736 habitants.
304 1850 : 2.001.203 habitants.
305 1862 : 2.387.916 habitants.
306 1876 : 2.704.998 habitants18.
307 Si nous rapportons ces chiffres à la progression de la population INDIENNE recensée dans
la même période, on s’aperçoit que le rythme de croissance de la seconde est supérieur à
celui de la population globale : le pourcentage de la population indienne par rapport à la
population totale augmente dans la période : « pour l’essentiel la composante indienne de la
206
population péruvienne a gagné en force de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au troisième quart du XIXe
siècle »19.
308 Une courbe et une carte vont nous aider à comprendre ce qui se passe, dans le temps et
dans l’espace. Sur la courbe établie par George Kubler (voir figure n° 8), l’auteur figure la
diminution moyenne de la population enfermée à l’intérieur du statut indigène pendant
la période coloniale, de 1586 à 1795. Il prolonge en pointillé cette courbe au-delà de 1795,
figurant ainsi la décroissance spontanée de la caste indienne du Pérou telle qu’elle aurait
dû naturellement se produire aux XIXe et XXe siècles si rien n’était venu modifier son
statut et son nombre dans la nation. Or il apparaît, à partir des recensements fiscaux et
listes de contributions républicaines étudiées par Kubler entre 1826 et 1854 ; puis des
recensements nationaux de 1876 et 1940, que la courbe d’évolution réelle (en trait plein)
suit un destin fort différent. De 1795 au troisième quart du XIXe siècle, non seulement
cette courbe réelle se détache de la courbe induite à partir de l’évolution coloniale,
retardant à 1876 la reprise différée du rythme colonial de décroissance, mais elle montre
que le pourcentage de la population indienne augmente de 1795 à 1860 environ. Les
pratiques fiscales visant à recréer la personnalité juridique indienne portent donc leurs
fruits dans les premières décennies de vie indépendante du Pérou. Elles accusent la
ségrégation de type colonial dont est victime la majorité de la nation. Cette courbe le
prouve à l’évidence : le Pérou traverse, de 1826 à 1860 environ, une période de véritable
restauration néo-coloniale de la caste indienne.
309 Gardons-nous de croire qu’elle soit égale dans tous le pays. La carte (fig. n° 8) établie à
partir des travaux de Kubler nous démontre l’inégale portée du processus selon les
régions. Les provinces tôt intégrées à l’économie libérale de marché voient leur
population indienne diminuer dans la période. C’est le cas des régions des plantations
côtières (Lambayeque, Trujillo, Lima), et, en sierra,
des secteurs où l’élevage commercial — pour le lait, la viande et surtout la laine et les
cuirs — provoque une appropriation privée des terres communales indiennes diminuant
d’autant la population juridiquement « indigène » (Callejón de Huaylas, régions lainières
de Cuzco et Puno commandées par les firmes exportatrices anglo-créoles d’Arequipa).
Mais partout ailleurs, et surtout dans la sierra centrale et une grande partie de la sierra du
sud, le pourcentage indien augmente au contraire dans des proportions variant
approximativement entre 4 et 15 %.
310 IL L’exploitation néo-coloniale des indiens par le Pérou créole et métis. — Cette masse indienne
ainsi grossie, en valeur absolue et relative, dans les cinquante premières années du Pérou
républicain supporte, rappelons-le, le plus gros du poids de la nouvelle société
péruvienne.
311 L’État, dirigé par des caudillos militaires aristocrates ou métis, vit de leur imposition.
Jusqu’en 1854 avec la « contribution des indigènes », après 1866 avec la « contribution
personnelle », les indiens financent le coût de fonctionnement de l’appareil d’État en
payant la presque totalité des contributions directes. Ils payent aussi une large part de la
« contribution foncière » qui pèse sur leurs petites parcelles, individuelles ou
communales. Us fournissent, grâce à la corvée, la main-d’œuvre forcée et presque
gratuite de la politique de travaux publics de l’État ou de ses petits satrapes locaux, sous-
préfets et gouverneurs. Seuls, ils supportent la conscription militaire. Par des réquisitions
diverses, justifiées ou non, ils doivent soutenir le train de vie des autorités et
fonctionnaires locaux, ainsi que la soldatesque en déplacement. Ils assurent les portages
officiels et le service de postes.
207
312 Ils soutiennent les églises et les curés de campagne par les dîmes, prémisses et autres
taxes ecclésiastiques qui financent la présence cléricale en milieu rural.
313 Abusés par les tinterillos (tabellions), lésés légalement ou illégalement par les arpenteurs
et visiteurs lors des répartitions de terres communales, floués par les juges de paix et
Conseils municipaux, ils doivent laisser échapper une part considérable de leurs terres
communales déclarées « en excédent ». Elles vont grossir le domaine national ou sont
revendues aux possesseurs de capitaux désirant se convertir ainsi en néo-latifundistes en
opérant à leur profit un gigantesque transfert de biens fonciers aux dépens des terres de
la caste indienne.
314 Ainsi exploitée et lésée, celle-ci ne bénéficie même pas de ses droits civiques pour se
défendre. Ses communautés et confréries religieuses, seuls organismes collectifs de
défense dont elle dispose, n’ont pas de personnalité juridique. Force lui est donc de subir
la tutelle des notables, « protecteurs des indiens » ou membres des Conseils municipaux
ou des juntes départementales. On lui mesure l’exercice de son droit de vote, sous
prétexte qu’elle ne sait ni lire ni écrire et qu’elle ne possède pas ses terres en propriété
individualiste absolue. Ainsi, pendant cinquante ans au moins, la masse grandissante des
indiens du Pérou fait les frais d’une indépendance nationale acquise sur les champs de
bataille par le sang versé de ses pères — sans compensation.
319 Loin d’être une loi de confiscation, cette mesure fonctionne au contraire dans le sens
d’une consolidation de l’appropriation privée des biens nationaux, sauf pour les clientèles
politiques contre lesquelles elle est dirigée : celles du gouvernement de la Confédération
Pérou - Bolivie du maréchal Santa-Cruz. La loi prévoit en effet que tous les biens
nationaux cédés ou vendus au nom de la Confédération sont confisqués, mais que tous les
biens cédés ou vendus au nom du service public sont confirmés dans leurs titres.
320 Même la situation irrégulière des acquéreurs de biens appartenant en principe à des
institutions publiques ou reconnues par l’État — collèges, sociétés de bienfaisance,
communautés religieuses reconnues officiellement — en sort renforcée. Pour ces terres
en effet, vendues depuis le 15 juillet 1835, elles ne devront être restituées que si l’État
verse, par sa Caja de Arbitrios (Caisse des Litiges), 6 % par an de leur prix de vente aux
acquéreurs. Comme le Trésor est souvent à court de monnaie, ce sont les acquéreurs au
contraire qui deviennent propriétaires définitifs en versant ces 6 % à titre de
dédommagement aux institutions lésées.
321 II. Difficulté d’évaluer l’importance de ces transferts de fonds rustiques. — Une chose est
certaine : de l’Indépendance du Pérou au troisième quart du XIXe siècle, tout ce
mouvement de confiscations, séquestres et reventes aux particuliers par l’État des biens
nationaux ainsi constitués affecte des portions de terres agricoles considérables.
Malheureusement, à cause de l’irrégularité de beaucoup de ces transactions, les
bénéficiaires et leurs complices dans l’appareil judiciaire et l’appareil d’État préfèrent
faire disparaître les archives compromettantes. C’est ce qui rend impossible une véritable
étude de la grande propriété foncière au Pérou dans la période, qu’elle soit globale ou de
détail. On peut avoir un ordre de grandeur toutefois si l’on tient compte que les seuls
biens séquestrés des Espagnols émigrés après 1821 se montaient au moins à un million de
pesos21. Or les terres affectées dans la période — terres indiennes « en excédent », biens
de communautés et institutions religieuses et d’ancien régime, etc. — sont infiniment
supérieures en nombre et en étendue aux seuls terres des partisans du roi d’Espagne.
C’est ce que résume un texte officiel de la fin de la période considérée, évoquant le
problème des transferts de propriété effectués pendant les cinq premières décennies de la
vie indépendante du Pérou :
« L’État a fait siennes toutes les propriétés qui avaient appartenu aux couvents des
Jésuites, à la Caisse des Rentes indiennes, à la Caisse de Jérusalem, des Captifs, de
l’Inquisition, de l’Escorial, de Cacicats et toutes celles qui appartenaient aux
couvents supprimés en plus des biens séquestrés pendant le conflit de notre
émancipation, lesquels n’ont pas été dévolus, mais au contraire ont été reconnus et
payés. Aujourd’hui... la plus grande partie a été aliénée de la manière la plus
irrégulière et la plus préjudiciable aux intérêts fiscaux. En général la façon de
contrôler leur transfert a été celle-ci : évalué un fonds par des experts, l’acheteur a
donné en paiement des titres de crédit non au prix courant mais à leur valeur
nominale... les propriétés de l’État ont été dépréciées lors de leur estimation et on a
amorti grâce à elles des documents publics de crédit qui s’obtenaient avec un
décompte dans le commerce. Beaucoup de ces propriétés ont été aliénées en faveur
des fonctionnaires mêmes qui étaient chargés de leur administration. La plupart
des documents qu’on a donnés en paiement ont disparu des archives. » 22
322 III. Les nouveaux latifundistes républicains. — Ce texte est éclairant sur la nature de la
nouvelle classe de grands propriétaires fonciers qui apparaît après l’Indépendance. Si l’on
tient compte que toutes les opérations décrites sont acquittées, de la part des acquéreurs
de biens nationaux, en billets du Crédit public à leur valeur nominale alors que leur
valeur réelle est tombée sur le marché à moins de 10 % dès 1837, on comprend que le néo-
209
NOTES
1. In Cesar GARCIA ROSELL, « Riva Agüero y sus 28 causas », in La causa de la Emancipación del Perú,
P.U. Católica, cité par Virgilio Roel Pineda, Los libertadores, Editorial Labor, Lima, 1971, p. 75.
2. Ibid., p. 76.
3. Ibid., p. 76.
4. Cité in Mariano Felipe Paz Soldan, Historia del Perû independiente, Insti-tuto Sanmartiniano,
Buenos Aires, 1962, pp. 51-52.
5. Cf. MILLER, Memorias del general Miller, t. II, pp. 120-121.
6. In Virgilio ROEL, Los Libertadores, p. 332.
7. Cf. Virgilio ROEL, Los Libertadores, p. 292.
8. Cf. Virgilio Roel, Los Libertadores, pp. 312-313.
9. Ibid., pp. 311-311.
10. Ibid., pp. 311-311.
11. Selon Virgilio Roel, Los Libertadores, p. 326.
12. Comme nous le verrons, la « loi de consolidation de la dette intérieure » en 1850 prévoit
d’alimenter la Caisse par les biens nationaux prélevés sur les biens des couvents et communautés
religieuses parvenus à extinction ou supprimés par la loi. C’est donc la tendance à la
sécularisation des biens réguliers qui triomphe en définitive dès la première moitié du XIXe siècle
dans la législation et le droit péruviens.
210