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Kristjan TOOMASPOEG

Le grenier des templiers.


Les possessions et l’économie de l’Ordre
dans la Capitanate et en Sicile
L’historiographie contemporaine de l’ordre du Temple élabore, à travers
les travaux d’historiens comme Malcolm Barber et Alain Demurger, le
concept d’un « réseau templier » pour définir une série de possessions euro-
péennes de l’Ordre destinées à ravitailler ses activités en Terre sainte. Bien
qu’il soit possible et nécessaire de nuancer cette affirmation, il reste que
le but suprême des acquisitions patrimoniales des templiers en Occident
était le plus souvent de secourir l’Orient. Mais les modalités précises du
ravitaillement de la Terre sainte ne sont pas toujours connues avec préci-
sion, ce qui nuit à l’établissement d’un lien direct entre les possessions de
l’Ordre en Occident et celles du Proche-Orient.
Une heureuse exception est constituée par le royaume angevin de Sicile.
En effet, ainsi que les recherches de John Pryor 1, Judith Bronstein 2 et
plusieurs autres 3 l’ont montré, les ordres militaires exportaient du grain,
des légumes, des chevaux et d’autres biens depuis l’Italie du Sud vers leurs
1. John H. PRYOR, « In Subsidium Terrae Sanctae. Exports of Foodstuffs and War Materials from
the Kingdom of Sicily to the Kingdom of Jerusalem, 1264-1284 », dans The medieval Levant.
Studies in Memory of Eliyahu Ashtor ( 1914-1984 ), éd. Benjamin Z. KEDAR et Abraham
L. UDOVITCH, Haifa, 1988 ( Asian and African Studies, 22 ), p. 132-133.
2. Judith BRONSTEIN, The Hospitallers and the Holy Land. Financing the Latin East, 1187-1274,
Londres, 2005.
3. Kristjan TOOMASPOEG, « Le ravitaillement de la Terre sainte : l’exemple des possessions des
ordres militaires dans le royaume de Sicile au XIIIe siècle », dans L’Expansion occidentale ( XIe-
XVe siècles ). Formes et conséquences. XXXIIIe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de
l’Enseignement Supérieur Public ( Madrid, Casa de Velázquez, 23-26 mai 2002 ), Paris, 2003
( S.H.M.E.S., Histoire ancienne et médiévale, 73 ), p. 143-158.
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possessions en Terre sainte. Dans le cas des templiers, nous possédons des
sources confirmant l’exportation de plus de 14 000 hectolitres de froment
et de 5 500 hectolitres d’orge entre 1269 et 1274 4, soit en tout presque
deux millions de litres de grain 5, une bonne quantité, dans un temps rela-
tivement bref.
Il est nécessaire de donner quelques précisions sur la nature des sources
dont nous disposons et sur leur interprétation. Les chiffres sont fournis
par les licences d’exportation, les franchises concédées par la cour de
Charles Ier d’Anjou aux ordres religieux de Terre sainte et aux ambassa-
deurs des autres États 6, sans oublier les exonérations de nature
commerciale, octroyées par les Hohenstaufen et les Anjou périodiquement
aux Génois, Vénitiens et autres 7.
En réalité, il s’agit de sources incomplètes, car les registres de la cour sici-
lienne ne sont conservés qu’à partir de l’époque angevine, à de rares excep-
tions près. Nous ignorons tout de ce qui précéda la prise du pouvoir par
Charles Ier en 1266 8. En théorie, les ordres militaires bénéficiaient tous de
privilèges et d’exemptions leur permettant de transporter à volonté des
biens et des personnes vers l’Orient, mais à une date inconnue, peut-être
dans les années 1220, au plus tard avec les réformes de 1231, Frédéric II
semble les avoir soumis au régime fiscal du royaume, dans lequel le grain

4. Les sources à notre disposition sont issues des registres de la chancellerie angevine, détruits
en 1943, mais reconstitués par les historiens napolitains. Il y est question de l’enregistrement
des mandats royaux suivants : 8 avril 1269, I registri della cancelleria angioina ricostruiti da
Riccardo Filangieri con la collaborazione degli archivisti napoletani, 2, 1265-1281, éd. Riccardo
FILANGIERI, Naples, 1951 ( Testi e documenti di storia napoletana pubblicati dall’Accademia
Pontaniana, Serie I, 2 ), p. 58, n° 206 ; 30 juin 1269, Ibid., p. 124, n° 473 ; 22 janvier 1270,
I registri della cancelleria angioina…, 3, 1269-1270, éd. R. FILANGIERI, Naples, 1951 ( Testi…,
3 ), p. 239, n° 715 ; 31 janvier 1271, I registri della cancelleria angioina…, 7, 1269-1272,
éd. Iole MAZZOLENI, Naples, 1955 ( Testi…, 7 ), p. 45, n° 198 ; 18 mars 1271, I registri della
cancelleria angioina…, 6, 1270-1271, éd. R. FILANGIERI, Naples, 1954 ( Testi…, 6 ), p. 140,
n° 706 ; 1271 ( ? ), Ibid., p. 199, n° 99 ; 22 janvier 1274, I registri della cancelleria angioina…,
11, 1273-1277, éd. R. FILANGIERI, Naples, 1958 ( Testi…, 11 ), p. 122, n° 145.
5. Par ailleurs, le 31 janvier 1271 ( cité dans la note précédente ), le templier frère Sabin obtient
le droit d’exporter pendant 4 mois à Acre des vivres dont on ne précise pas la quantité.
6. Gian Luca BORGHESE, Carlo I d’Angiò e il Mediterraneo. Politica, diplomazia e commercio inter-
nazionale prima dei Vespri, Rome, 2008 ( Collection de l’École française de Rome, 411 ), p. 150.
7. Voir à ce sujet la récente étude de Georges JEHEL, Charles d’Anjou ( 1226-1285 ), comte d’Anjou
et de Provence, roi de Sicile et de Jérusalem. Un capétien en Méditerranée, Amiens, 2005
( CAHMER, 18 ).
8. Sur les registres angevins : Stefano PALMIERI, La cancelleria del Regno di Sicilia in età angioina,
Naples, 2006 ( Quaderni dell’Accademia Pontaniana, 48 ).
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 95

était perçu comme une réserve stratégique, contrôlée directement par


le roi. Il faut rappeler qu’entre l’époque normande et celle des Staufen,
les taxes sur l’exportation du grain, par ailleurs soumise à une autorisation
préalable du roi, étaient comprises entre 10 % et un tiers de la valeur
totale 9 : ces sommes fournirent à la cour royale une bonne partie de ses
ressources 10.
Les sources peuvent, par conséquent, être interprétées de deux manières
différentes. La première supposerait que les templiers transportaient du
grain et d’autres vivres vers la Terre sainte depuis longtemps, non seule-
ment à l’époque de Frédéric II et de ses fils, mais aussi sous les rois
normands. Malheureusement, nous ne possédons aucune source pour
étayer la théorie d’une exportation régulière et il faut se contenter des
témoignages de la période angevine. Par ailleurs, une autre supposition,
toujours non documentée, serait que les franchises de Charles Ier ne
correspondaient pas à la totalité du grain exporté, car, comme il est connu,
l’administration sicilienne n’était pas toujours aussi efficace qu’elle pouvait
le laisser paraître 11. Il est aussi difficile d’expliquer l’absence d’informa-
tions sur les exportations templières après 1274 : les frères auraient-ils
obtenu le droit de ne pas demander une autorisation préalable au roi ?
L’autre interprétation – qui se rapproche par ailleurs de l’étude pré-
sentée par Marie-Anna Chevalier dans le présent volume – est que les
exportations des années 1260-1270 auraient constitué une exception, une
modalité appliquée dans le cadre de la politique de Charles Ier d’Anjou au
soutien de l’Orient latin en grande difficulté : cette action subira un
brusque arrêt à la suite des Vêpres siciliennes ( 1282 ) 12. En appui de cette

9. Raffaele MORGHEN, L’età degli Svevi in Italia, Palerme, 1974 ( Storia, 1 ), p. 213.
10. En 1265-1266, l’office du secret et maître portulan de la Sicile ( sans Messine ) obtenait envi-
ron 90 % de ses revenus de la vente et de la taxation du grain : Helene ARNDT, Studien zur
inneren Regierungsgeschichte Manfreds. Mit einem Regestenanhang als Ergänzung zu Regesta
Imperii, Heidelberg, 1911 ( Heidelberger Abhandlungen zur mittleren und neueren Geschichte,
31 ), p. 177-187.
11. À ce sujet, voir : Eduard STHAMER, « Aus der Vorgeschichte der Sizilischen Vesper », dans
Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken, t. 19, 1927, p. 262-372
( rééd. dans Eduard STHAMER, Beiträge zur Verfassungs- und Verwaltungsgeschichte des
Königreichs Sizilien im Mittelalter, éd. Hubert HOUBEN, Aalen, 1994, p. 325-436 ).
12. Michel BALARD, « Carlo I d’Angiò e lo spazio mediterraneo », dans Le eredità normanno-sveve
nell’età angioina. Persistenze e mutamenti nel Mezzogiorno. Atti delle quindicesime giornate
normanno-sveve, Bari, 22-25 ottobre 2002, éd. Giosuè MUSCA, Bari, 2004 ( Centro di studi
normanno-svevi. Università degli Studi di Bari. Atti, 15 ), p. 85-100 ; Kristjan TOOMASPOEG,
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théorie, les exportations des hospitaliers et des teutoniques sont documen-


tées par les mêmes sources et pour une période plus ou moins identique 13.
Pendant la période antérieure, le ravitaillement de la Terre sainte pouvait
avoir des modalités différentes. Il est vrai que l’image d’Épinal des ordres
militaires transportant du blé vers l’Orient affamé peut être nuancée.
Ainsi, dans le cas de l’ordre teutonique, une partie du grain était vendue
en Italie afin de financer les expéditions maritimes vers la Terre sainte 14.
Dans le même temps, lorsqu’il concède des franchises au Temple et aux
autres ordres militaires, le souverain angevin prend soin d’éviter l’aspect
commercial de ces exportations. Les envois sont soumis au contrôle et à la
responsabilité ( et à la réputation ) des maîtres des trois ordres militaires
( ainsi, dans le cas des templiers, les garants sont le maître des hospitaliers
et celui des teutoniques ), et, le 30 juin 1269, le roi ordonne à ses fonc-
tionnaires de contrôler que les vivres ( froment et orge ) destinées à Acre
soient effectivement produits par les templiers 15 ( et donc, non achetés sur
place pour être vendus par la suite, en jouant sur la différence des prix ).
Il n’est pas du tout à exclure que les ressources agricoles du Sud aient servi
en grande partie pour produire de l’argent comptant, destiné toutefois
toujours au secours de l’Orient.
Quelle que soit l’interprétation des sources angevines, il ne fait pas de
doute que le royaume de Sicile doit être considéré comme une réserve
économique importante, un vrai et propre grenier des templiers, où l’ap-
pareil productif s’accompagne de la présence de ports placés dans les
nœuds stratégiques de navigation entre l’Orient et l’Occident. Il est donc
utile de confronter les informations dont nous disposons sur le ravitaille-
ment de la Terre sainte par les templiers de l’Italie du Sud avec des indices
sur l’origine des denrées envoyées à Acre 16.

« Charles Ier d’Anjou, les ordres militaires et la Terre Sainte », dans As Ordens Militares. Freires,
Guerreiros,Cavaleiros. Actas do VI Encontro sobre Ordens Militares. Palmela, 10 a 14 de março de
2010, éd. Isabel Cristina FERREIRA FERNANDES, Palmela, 2012, II, p. 761-777.
13. Une exception est constituée par l’autorisation, donnée en 1282-1283 aux hospitaliers de
Capou, d’exporter des chevaux ( provisio pro extractione equorum ) : I registri della cancelleria
angioina…, 26, 1282-1283, éd. I. MAZZOLENI et Renata OREFICE, Naples, 1979 ( Testi…,
26 ), p. 14, n° 97.
14. K. TOOMASPOEG, Le ravitaillement…, p. 153-154.
15. 30 juin 1269, I registri della cancelleria angioina…, 2, 1265-1281, éd. R. FILANGIERI, Naples,
1951 ( Testi…, 2 ) p. 124, n° 473.
16. La destination finale des exportations de l’ordre du Temple comme des autres ordres militaires
était en général la ville d’Acre. Nous connaissons cependant quelques rares exceptions : ainsi,
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 97

Au XIIIe siècle, les ressources agricoles des ordres militaires présents en


Italie méridionale sont principalement concentrées dans deux zones géo-
graphiques, la Sicile et la Capitanate, c’est-à-dire la partie septentrionale
des Pouilles 17. Dans les deux cas, il s’agit de régions où l’histoire des
templiers est relativement bien connue 18 et il ne s’agira à présent que de
nuancer et compléter les informations disponibles.
L’installation de l’Ordre dans le royaume de Sicile suit un processus lent
et beaucoup plus tardif que dans le reste de l’Occident, en raison du conflit
qui opposa pendant dix années le pape Innocent II et saint Bernard à
Anaclet et au roi Roger II, couronné par lui en 1130. Les templiers souf-
frirent aussi de la concurrence des hospitaliers de Saint-Jean, qui les avaient
précédés et qui bénéficiaient du soutien des Amalfitains puis des Génois.
L’arrivée des templiers n’était donc pas antérieure aux années 1140, à
l’exception toutefois des dons qu’ils auraient reçus à Spinazzola en 1137
mais dont nous ne conservons pas la trace 19. En 1144, le pape Célestin II
demanda aux prélats du royaume de Sicile de soutenir le Temple 20, mais
ce document ne suffit pas pour y confirmer la présence de l’Ordre. Le pre-
mier témoignage concret date du mois de juillet 1146 lorsque la famille de
Bubly confirme aux templiers la possession de terrains à Scordia, en Sicile

en 1272-1273, les hospitaliers envoyèrent des vivres vers l’Achaïe : I registri della cancelleria
angioina…, 9, 1272-1273, éd. R. FILANGIERI, Naples, 1957 ( Testi…, 9 ), p. 30, n° 47.
17. Il existe, bien sûr, des exceptions, ainsi les possessions des hospitaliers en Campanie et
ailleurs : Mariarosaria SALERNO, Gli ospedalieri di San Giovanni di Gerusalemme nel
Mezzogiorno d’Italia ( secc. XII-XV ), Tarante, 2001 ( Melitensia, 8 ).
18. Fulvio BRAMATO, Storia dell’Ordine dei Templari in Italia, I, Le fondazioni, Rome, 1991 ;
Hubert HOUBEN, « Templari e Teutonici nel Mezzogiorno normanno-svevo », dans Il
Mezzogiorno normanno-svevo e le Crociate. Atti delle quattordicesime giornate normanno-sveve,
Bari, 17-20 ottobre 2000, éd. Giosuè MUSCA, Bari, 2002 ( Centro di studi normanno-svevi.
Università di Bari. Atti, 14 ), p. 251-288 ; Litterio VILLARI, Templari in Sicilia, Latina, 1993 ;
K. TOOMASPOEG, Templari e Ospitalieri nella Sicilia Medievale, Tarante, 2003 ( Melitensia,
11 ) ; Id., « Gli insediamenti templari, giovanniti e teutonici nell’economia della Capitanata
medievale », dans Gli insediamenti templari, giovanniti e teutonici nell’economia della
Capitanata medievale. Recenti ricerche storiche e archeologiche. Atti del Convegno internazionale
( Foggia-Lucera-Pietra Montecorvino, 10-13 giugno 2009 ), éd. P. FAVIA, H. HOUBEN et
K. TOOMASPOEG, Galatina, 2012 ( Acta Theutonica, 7 ), p. 183-214.
19. H. HOUBEN, Templari e Teutonici nel Mezzogiorno…, p. 257-258.
20. 9 janvier 1144, Milites Templi Ierosolimitani, répétée mot pour mot par Eugène III le 13 novem-
bre 1145 ou 1146 : Cartulaire général de l’Ordre du Temple ( 1119-1150 ). Recueil des chartes et
des bulles relatives à l’Ordre du Temple formé par le Marquis d’Albon, Paris, 1913, n° XIV, p. 383.
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Fig. 15 - Carte des lieux cités dans les Pouilles.

sud-orientale, reçus peu de temps auparavant 21. À la même époque,


l’Ordre commence à s’étendre dans les Pouilles. La présence des templiers
est attestée dans les années 1140 à Trani et à Molfetta, mais son principal
lieu d’installation reste la ville de Barletta. En 1158, la maison templière
obtient la restitution d’une église dans le territoire de la ville 22.
Les templiers se sont installés dans les années 1160-1190 dans une série
de centres urbains de la Capitanate voisine, comme Ascoli, Satriano 23,
Dragonara 24 et Vaccarizza 25 et, à la même époque, dans d’autres villes de

21. Juillet 1146, Carlo Alberto GARUFI, I documenti inediti dell’epoca normanna in Sicilia, I,
Palerme, 1899, n° 23, p. 54-56.
22. Sabino LOFFREDO, Storia della Città di Barletta con corredo di documenti, Trani, 1893, I, p. 184.
23. Abbazia di Montevergine. Regesto delle pergamene, éd. Giovanni MONGELLI, I, Rome, 1956,
n° 520, p. 151.
24. Le cartulaire de S. Mattero di Sculgola en Capitanate ( Registro d’Istrumenti di S. Marie del
Gualdo ) ( 1177-1239 ), éd. Jean-Marie MARTIN, Bari, 1987 ( Codice Diplomatico Pugliese,
30 ), I, n° 2, p. 7-8.
25. Les chartes de Troia. Édition et étude critique des plus anciens documents conservés à l’Archivio
Capitolare, I, ( 1024-1266 ), éd. J.-M. MARTIN, Bari, 1976 ( Codice Diplomatico Pugliese, 21 ),
p. 49 et n° 88, p. 265-270.
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 99

la côte adriatique. Ils y bénéficiaient aussi bien du soutien de la population


locale, très sensibilisée à la suite de la chute de Jérusalem de 1187, que de
celui des communautés vénitiennes. Il est possible que, grâce à l’aide des
Vénitiens, les templiers se soient également installés à Messine, en Sicile, à
la fin de l’époque normande : la présence d’une de leurs maisons dans la
ville est confirmée en 1209 26.
Les possessions du Temple en Sicile et dans les Pouilles restèrent toute-
fois encore très isolées et éparpillées avant l’arrivée des Hohenstaufen.
L’empereur Henri VI fut le premier roi de Sicile à concéder des biens aux
templiers. En avril 1195 il confirma à Godefroi, précepteur des maisons
du Temple dans les Pouilles – peut-être ce Godefroi, fils d’Étienne, qui
avait été maître templier en Angleterre 27 –, la possession du fief de Lama
Ciprandi 28, reçu l’année précédente par legs testamentaire 29.
D’après Michele Gattini – qui cite une source seulement connue de
lui –, le Temple aurait aussi reçu à cette époque de Conrad de Lutze-
linhardt, marquis de Molise et homme de guerre au service d’Henri VI
durant la conquête du royaume, l’église de Sainte-Marie de Vulgano avec
ses dépendances 30. Ce site est identifié par les historiens comme celui
d’Alberona, principal domaine agricole des templiers dans la Capitanate,
situé à une dizaine de kilomètres de la ville de Tertiveri, l’un de ces petits
diocèses-cités fréquents dans le nord des Pouilles. Alberona n’est pas
connu dans les sources avant le XIIIe siècle et on ne peut que soutenir les
érudits locaux qui attribuent aux templiers la création et le peuplement de
ce site, né ex nihilo, puis devenu un tenimentum, habité en 1248-1249 par
au moins une cinquantaine de personnes et muni d’une buccaria, d’un

26. 4 septembre 1209, Giuseppina PECORELLA, I Templari nei manoscritti di Antonino Amico,
Palerme, 1921, p. 50.
27. Marie-Luise BULST-THIELE, « Templer in königlichen und päpstlichen Dienste », dans
Festschrift Percy Ernst Schramm, éd. Peter CLASSEN et Peter SCHEIBERT, Wiesbaden, 1964, I,
p. 289-308, ici p. 293.
28. 29 avril 1195, Acta Imperii inde ab Heinrico I. ad Heinricum VI. usque adhuc inedita, éd. Karl
Friedrich STUMPF-BRENTANO, Innsbruck, 1865-1881, n° 510, p. 711-712 ; Johann Friedrich
BÖHMER et Julius FICKER, Regesta Imperii, IV, 3, 1, éd. Gerhard BAAKEN, Cologne-Vienne,
1972, n° 433.
29. H. HOUBEN, Templari e Teutonici nel Mezzogiorno…, p. 262.
30. Michele GATTINI, I priorati, i baliaggi e le commende del sovrano militare ordine di s. Giovanni
di Gerusalemme nelle provincie meridionali d’Italia prima della caduta di Malta, Naples, 1928,
p. 6 ; F. BRAMATO, Storia dell’Ordine…, p. 139.
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cambium, et d’une platea con dogana, considéré à la fin du siècle comme


un fief 31. Les origines d’Alberona remonteraient donc à la donation de
Conrad de Lutzelinhardt et il s’agirait d’un morceau du domaine royal,
concédé à l’Ordre qui y aurait formé, d’une manière plus ou moins légale,
une grande réserve agricole 32.
Au début de l’époque souabe commencent à prendre forme les structu-
res du Temple en Italie du Sud. Barletta est désormais sa maison principale
dans la partie continentale du royaume de Sicile. En 1196, au moins neuf
frères y résident et, en 1199, le pape Innocent III choisit Barletta pour
arbitrer un conflit entre les hospitaliers et les templiers 33. Comme nous
l’avons vu, il existe désormais un maître du Temple dans les Pouilles
qui réside à Barletta alors qu’à la même époque, en 1197, Hugues de
Rocquefort est intitulé précepteur des maisons du Temple en Sicile 34,
ce qui suppose que la partie insulaire possède déjà son propre supérieur.
Les templiers, tout comme les hospitaliers et les teutoniques, ont
constitué leur patrimoine dans le royaume au cours des désordres qui
accompagnèrent la minorité de Frédéric II ( 1198-1212 ), souvent au détri-
ment du domaine royal. Sur le continent, ils bénéficient de la faveur de
Gauthier de Palearia, évêque de Troia, puis archevêque de Palerme et chan-
celier du royaume 35. Cet homme était lié aux templiers et, déjà en 1196,
il leur avait confié un hospice pour les pauvres à Troia 36. En avril 1202,
lorsque le pape Innocent III prit le contrôle de la Capitanate, il se plaignit
des activités de Gauthier de Palearia, son ennemi, qui avait pillé le trésor
du royaume et qui, grâce à la garde du sceau royal, avait aliéné les biens du
domaine pour son propre compte 37. Tout porte à croire que les templiers
ont figuré parmi les bénéficiaires de ces concessions. En échange, le pape
31. F. BRAMATO, Storia dell’Ordine…, p. 139.
32. Voir l’histoire du site dans Gaetano SCHIRALDI, Storia di Alberona dalle origini al XIX secolo,
Lucera, 2012.
33. Friedrich BAETHGEN, Die Regentschaft Papst Innocenz III im Königreich Sizilien, Heidelberg,
1914 ( Heidelberger Abhandlungen zur mittleren und neueren Geschichte, 44 ), p. 24.
34. J. F. BÖHMER, J. FICKER, Regesta Imperii, IV, 3, n° 584, p. 236.
35. F. BAETHGEN, Die Regentschaft Papst Innocenz III…, et H. HOUBEN, « Gualtiero di Palearia,
arcivescovo », dans Dizionario Biografico degli Italiani, t. 42, 1993, p. 798-799.
36. 30 juillet 1196, Les chartes de Troia…, n° 120, p. 347-349.
37. Die Register Innocenz’ III., V, 5. Pontifikatsjahr ( 1202/1203 ). Texte, éd. Othmar HAGENEDER,
Christoph EGGER, Karl RUDOLF et Andrea SOMMERLECHNER, Vienne, 1993 ( Publikationen
des Historischen Instituts beim Österreichischen Kulturinstitut in Rom, Abteilung II. Quellen,
1. Reihe ), n° 20, p. 41-42.
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 101

Fig. 16 - Carte des lieux cités en Sicile.

désigna trois maîtres camériers chargés de résoudre la situation. Parmi eux


se trouvait le templier Guillaume, probablement Guillaume de Saint-Paul,
commandeur de l’Ordre dans les Pouilles 38. La portée des usurpations
réalisées par les templiers était donc en substance vérifiée par eux-mêmes.
En Sicile, les templiers bénéficièrent du soutien de plusieurs feudataires
de la cour qui leur concédèrent non pas tant des alleux que des fiefs tenus
de la part de la couronne, un procédé « hors la loi ». Parmi ces hommes se
distingue Payen de Parisio, comte de Butera et d’Avellino, personnage très
puissant de la cour de Frédéric II entre 1208 et 1213. Grâce à lui et à
d’autres, comme Raynaud, comte de Modica, Gérard d’Ocra et Gauthier
de Caltagirone, les templiers s’installèrent en peu d’années dans la partie
sud-orientale de l’île, entre Syracuse, Aidone, Agira, Caltagirone et
Butera 39.

38. Ibid.
39. Sur l’installation des templiers dans le sud-est de l’île, voir L. VILLARI, Templari… ;
K. TOOMASPOEG, Templari e Ospitalieri…, p. 61-62 ; Id., « Le patrimoine des grands ordres
militaires en Sicile, 1145-1492 », dans Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge,
t. 113-1, 2001, p. 313-341.
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Dans cette zone, où il était le principal ordre militaire présent, le Temple


chercha visiblement à construire un domaine compact, ainsi qu’il avait
procédé quelques décennies auparavant au Portugal, dans la Beira basse 40.
Une fois que Frédéric II eut réussi à réformer son royaume, le Temple
pouvait à juste titre craindre la réaction impériale puisque ses domaines
du Sud s’étaient essentiellement constitués au détriment de la couronne.
Dans l’immédiat, les possessions contestées par la cour, comme le fief de
Partenico en Sicile, furent peu nombreuses 41. Toutefois, plusieurs conces-
sions de biens en faveur des ordres militaires ne furent pas confirmées par
Frédéric II qui limita par ailleurs le droit des ordres à l’achat de biens
fonciers car, selon les affirmations de Matthieu Paris, il craignait que les
chevaliers achètent en peu de temps toutes les terres du royaume 42.
En septembre 1229, enfin, dans le cadre d’une tentative d’apaisement avec
l’Ordre, l’empereur lui confirma une grande partie des biens acquis en
Sicile orientale 43.
Une source très utile, le Quaternus de excadenciis et revocatis
Capitinatae 44, liste des propriétés immobilières séquestrées en Capitanate
et dans le Molise, datable de 1249, donne une série d’informations sur les
biens des templiers révoqués dans le domaine royal dans un laps de temps
d’environ deux ans avant la rédaction de la dite liste. Ce document a été
utilisé pour illustrer le conflit entre Frédéric II et les ordres militaires, bien
présents dans la liste, alors qu’en réalité, il s’agissait surtout de mesures des-
tinées à reprendre en main les finances de la cour royale, sans intentions
particulières à l’encontre des templiers et des autres ordres militaires. Les
biens du Temple ici énumérés sont moins nombreux qu’ils ne l’étaient en
réalité. Il y est question de possessions de deux natures différentes, d’une

40. K. TOOMASPOEG, « L’Ordre du Temple en Occident et au Portugal », dans A Extinção da


Ordem do Templo, éd. José ALBUQUERQUE CARREIRAS, Tomar, 2012, p. 17-61.
41. L. VILLARI, Templari…, p. 26-27.
42. Matthieu PARIS, Chronica majora, éd. Henry RICHARD LUARD, III, Londres, 1880 ( Rerum
Britannicarum Medii Aevi scriptores, LVII, 3 ), p. 556.
43. Septembre 1229, R. PIRRI, Sicilia Sacra disquisitionibis et notis illustrata. Editio tertia
emendata, auctore Vito M. Amico, Palerme, 1733, II, p. 936 ; Jean-Louis Alphonse HUILLARD-
BRÉHOLLES, Historia diplomatica Friderici secundi, Paris, 1859-1861, III, p. 240.
44. Quaternus de excadenciis et revocatis Capitinatae de mandato imperialis maiestatis Frederici
secundi nunc primum ex codice casinensi cura et studio monachorum Ordinis Sancti Benedicti
archicoenobii Montis Casini in lucem profertur, Mont-Cassin, 1903 ; Giuseppe de TROIA,
Foggia e la Capitanata nel Quaternus excadenciarum di Federico II di Svevia, Foggia, 1994.
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 103

part les terrains que la cour avait loués aux templiers et dont les baux ont
été révoqués, d’autre part, les biens acquis de manière illégale. La plus
importante des propriétés saisies est le fief d’Alberona pour lequel il
n’existe en effet aucun document relatant les circonstances de son acquisi-
tion par les templiers. Plus tard, Charles Ier remit le Temple en possession
d’Alberona, sans se soucier de vérifier ses droits 45.
L’étendue des biens séquestrés du Temple dans la Capitanate a été
surévaluée par l’historiographie 46, ce qui oblige à présenter ici une liste
synthétique des sites et catégories de biens concernés. À part Alberona, le
patrimoine séquestré était essentiellement concentré à Foggia, avec 88
casalina, petites parcelles uniformes de terres agricoles, 2 maisons, 9 vignes
et 14 autres terrains, avec un revenu d’ensemble d’au moins 13,4 onces
d’or 47. À Siponto, il y avait 6 casalina, 12,5 maisons, 3 salines, 2,5 jardins,
une vigne et un autre terrain, avec des revenus aussi bien en argent
comptant ( environ 3 onces d’or ) qu’en produits agricoles 48. Dans des
localités mineures, on trouvait des biens jadis templiers à Montecorvino
( 4 terrains, une vigne, une maison ) 49, San Chirico ( 3 maisons, une
vigne, 2 oliveraies et 2 autres terrains ) 50, Montesantangelo ( une maison
et un quart d’une autre ) 51, Villa Nova ( 2 terrains ) 52, Castelfiorentino
( une vigne ) 53, Casalnuovo ( plusieurs terrains dédiés à une agriculture
mixte de vigne, fruits et oliviers, 2 maisons et 2 autres terrains ) 54, Civitate
( 2 jardins et 2 vignes ) 55.
Le Quaternus reste une source utile mais ne peut suffire à donner l’état
complet du patrimoine du Temple dans la Capitanate au milieu du
XIIIe siècle. Si les biens séquestrés y sont énumérés avec quelque précision,

45. L’étendue du fief, situé à environ 40 km de Foggia et 20 de Lucera, fut évaluée plus tard par
Michele Gattini à environ 3 360 hectares : M. GATTINI, I priorati, i baliaggi e le commende…,
p. 5.
46. Ainsi les chiffres fournis par F. BRAMATO, Storia dell’Ordine…, I, p. 171-172, sont sans fonde-
ment.
47. Quaternus de excadenciis…, p. 19-31.
48. Ibid., p. 49-50. Ibid., p. 31-32.
50. Ibid., p. 51.
51. Ibid., p. 52-53.
52. Ibid., p. 60-62.
53. Ibid., p. 65.
54. Ibid., p. 67-74.
55. Ibid., p. 74-79.
104 Kristjan Toomaspoeg

les possessions de l’Ordre, à Foggia et ailleurs 56, étaient beaucoup plus


importantes.
Bien que l’acquisition du patrimoine templier entre 1196 et 1212 soit
suffisamment documentée, une étude de la gestion des biens acquis pose
quelques difficultés, surtout dans le cas sicilien.
Dans l’île, les templiers possédaient plusieurs grands domaines agrico-
les ( comme les fiefs de Magrentino et Murro ), situés principalement dans
les territoires d’Agira, Caltagirone, Lentini, Scordia et Syracuse. À l’excep-
tion de Messine, Syracuse et Lentini, il s’agissait de commanderies rurales,
bien reliées aux bourgs et villes des environs. La majorité du patrimoine se
concentrait au sud-est de la Sicile, à l’exception notable de la maison-mère
de la province templière, située à Messine et qui, de fait, se trouvait dans
une position très isolée. En 1259, le maître du Temple, Thomas Bérard,
dans le cadre d’une réorganisation des possessions européennes de l’Ordre
( il effectua une opération du même genre aussi à Rome ), céda aux
dominicains le seul domaine agricole des templiers dans le territoire de
Messine 57. Par la suite, la maison-mère de Sicile fut déplacée de Messine
à Lentini, plus près du noyau principal du patrimoine. L’église templière
de Messine fut en grande partie abandonnée à son sort et, en 1305, elle se
trouvait dans un état de délabrement avancé 58.
Nous savons que les fiefs templiers de Sicile étaient basés sur l’agricul-
ture intensive, la céréaliculture et l’élevage. Grâce aux ressources en eau, ils
avaient développé la pêche 59, possédaient des moulins et d’autres installa-
tions qui ne furent probablement pas gérés directement par les frères mais
concédés à bail.

56. Ainsi à Termoli ( le Quaternus sort quelquefois des frontières de la Capitanate proprement
dite ), on ne mentionne pas de biens séquestrés du Temple, mais, dans le même temps, on
trouve dans les descriptions des confins d’autres territoires des indices sur la présence d’un
patrimoine templier : ibid., p. 79-83.
57. Vladimír J. KOUDELKA, « Pergamene del convento domenicano di Messina ( 1218-1397 ) », dans
Archivum Fratrum Praedicatorum, t. 44, 1974, p. 61-92, ici n° 26, p. 83-84.
58. K. TOOMASPOEG, « La fine dei Templari in Sicilia ( 1305-1327 ) », dans Religiones Militares.
Contributi alla storia degli Ordini religioso-militari nel Medioevo, éd. Anthony LUTTRELL et Francesco
TOMMASI, Città di Castello, 2008 ( Biblioteca di Militia Sacra, 2 ), p. 155-170, ici n° 1, p. 163.
59. Ainsi, le Temple posséda avant 1210 des ressouces aquatiques sur le fleuve Lentini, avec une
barque de pêche : J. L. A. HUILLARD-BRÉHOLLES, Historia diplomatica…, I, p. 168-169.
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 105

Si les hospitaliers tirèrent des revenus importants des anciennes posses-


sions templières de la Sicile, nous ignorons tout de leur rentabilité au
XIIIe siècle. Nous sommes en effet mal informés sur ces aspects en raison de
la disparition des archives siciliennes du Temple. Parmi les rares sources
sur la question, citons une exonération donnée au nom de Frédéric II en
1210, libérant la maison templière d’Aidone du paiement d’une taxe
d’une once d’or et de six salmes ( 16,5 hectolitres ) de froment et d’orge 60,
chiffre qui indique des activités intenses dans le domaine de la céréalicul-
ture. Un privilège de la reine Constance II libéra en 1216 les habitants de
Paternò d’une taxe sur l’utilisation des ressources aquatiques afin de faire
cesser un conflit entre ces habitants et les templiers, déjà exonérés de la
taxe 61. On peut supposer dans ce cas l’existence de moulins à eau appar-
tenant à l’Ordre. Enfin, en juin 1285, les templiers cédèrent à bail un
terrain du fief de Murro, à condition que le preneur y construise un
moulin 62. Pour le reste, il ne subsiste que quelques actes relatifs à la
possession de domaines urbains et il est très difficile de trouver plus
d’éléments permettant d’estimer de manière fiable les revenus forcément
importants que produisait le patrimoine du Temple en Sicile.
Malgré son potentiel économique, le patrimoine sicilien de l’ordre du
Temple n’a visiblement pas eu un rôle dans les exportations vers la Terre
sainte à l’époque angevine. Sur ce point, le cas des templiers est identique
à celui des teutoniques. Quant aux hospitaliers, ils n’ont utilisé que le port
de Messine pour leurs envois vers l’Orient. À la différence du Temple et de
l’ordre teutonique, l’Hôpital était très présent à Messine et concentrait son
patrimoine agricole dans la région de Val Demona dont cette ville était le
principal centre urbain.
Les franchises de Charles Ier d’Anjou nous renseignent sur un autre
réseau logistique templier. Le grain était embarqué sur les bateaux à
Barletta ( ou à Manfredonia ) et acheminé à Brindisi d’où il partait pour
Acre 63. Cette route maritime était basée sur la coexistence d’une réserve

60. Octobre 1210, ibid., I, p. 177-178.


61. Avril 1216, Acta imperii inedita saeculi XIII et XIV. Urkunden und Briefe zur Geschichte des
Kaiserreichs und des Königreichs Sizilien, éd. Eduard WINKELMANN, Innsbruck, 1880 ( rééd.
Aalen, 1964 ).
62. 20 juin 1285, K. TOOMASPOEG, Templari e Ospitalieri…, n° 150, p. 178.
63. Cet itinéraire est indiqué sans équivoque le 8 avril 1269 ( I registri della cancelleria angioina…,
2, 1265-1281, éd. R. FILANGIERI, Naples, 1951 ( Testi…, 2 ), p. 58, n° 206 ) et le 22 janvier
1270 ( I registri della cancelleria angioina…, 3, 1269-1270, éd. R. FILANGIERI, Naples, 1951
106 Kristjan Toomaspoeg

Fig. 17 - Acre, vue générale.

agricole ( la plaine de la Capitanate ), de deux ports locaux ( Barletta et


Manfredonia ) et d’un centre pour ainsi dire névralgique dans les activités
du Temple qui était le port de Brindisi. Un schéma similaire s’observe dans
le cas des hospitaliers et des teutoniques mais, quelquefois, ces derniers
chargeaient leurs vivres directement à Barletta ou Manfredonia pour
Acre ( fig. 17 ). Par ailleurs, bien que propriétaires d’une flotte sur la
Méditerranée, les templiers eurent parfois recours au service des bateaux
vénitiens, ce qui était la pratique habituelle des teutoniques, privés d’une
flotte propre. Ainsi possède-t-on une liste des navires, loués par les
templiers à Barletta en 1272 64.
La Capitanate, où était concentré le patrimoine agricole de l’ordre du
Temple, avait été fortifiée par les Byzantins au cours du XIe siècle afin de
protéger la frontière avec les Longobardes 65. Il s’agit d’une série de sites,

( Testi…, 3 ), p. 239, n° 715 ). Dans les deux cas cités, le point de départ est Barletta, alors que
le 22 janvier 1274 ( I registri della cancelleria angioina…, 11, 1273-1277, éd. R. FILANGIERI,
Naples, 1958 ( Testi…, 11 ), p. 122, n° 145 ) il est question du grain provenant de portu Baroli
seu Manfridonie.
64. Codice diplomatico sui rapporti Veneto-Napoletani durante il regno di Carlo I d’Angiò, éd. Nicola
NICOLINI, Rome, 1965 ( Regesta Chartarum Italiae, 36 ), p. 47-48, n° 59.
65. Sur l’histoire de la Capitanate, voir avant tout J.-M. MARTIN, La Pouille du VIe au XIIe siècle,
Rome, 1993 ( Collection de l’École française de Rome, 179 ), maintenant aussi Federico II e i
cavalieri teutonici in Capitanata .
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 107

peuplés par les Byzantins et munis en général d’un siège épiscopal, qui se
trouvent sur les collines préapennines et entourent une vaste plaine, à
l’origine peu habitée. Au nord, la Capitanate englobe la haute plaine de
Gargano et, au sud-est, elle jouxte la côte adriatique dans une zone maré-
cageuse près de Canne et Barletta. Au XIIe siècle, la plaine fut mise en
valeur par les habitants des collines, avec pour conséquence la formation
de nouveaux centres de peuplement comme à Foggia 66. Sous Frédéric II,
la réalité géographique de la Capitanate était suffisamment réelle pour
justifier le statut d’unité administrative, d’un iustitieratus. À partir des
années 1220, la région joua un rôle central dans la vie du royaume lorsque
Frédéric II y accomplit de fréquents séjours, amenant avec lui les fonc-
tionnaires et les institutions de la cour 67.
La plaine de la Capitanate est particulièrement bien adaptée pour
l’agriculture, car – fait rare en Italie méridionale – il s’agit d’une zone très
bien irriguée par une série de fleuves et de ruisseaux provenant de la
montagne. Au début du XIIe siècle, on assiste à une véritable ruée sur
les terres de la part des grands établissements monastiques des collines,
à l’image de la Sainte-Trinité de Venosa qui fit une guerre sans merci à
l’abbaye Sainte-Sophie de Bénévent 68. Les bénédictins, les cisterciens, les
chanoines augustins de Saint-Léonard de Siponto, tous participèrent à la
colonisation des terres, bientôt rejoints par les ordres militaires.
Prenons un seul exemple. Peu avant 1149, les hospitaliers reçurent de
l’évêque d’Ascoli, Satriano, une église et des terrains à Corneto. Ils débutè-
rent aussitôt des activités économiques très intenses, en défrichant des
terrains et en peuplant le territoire. Ils entrèrent alors en conflit avec
l’abbaye de Venosa, qui possédait la juridiction sur ces terres, et furent
condamnés à cesser le peuplement de la zone 69. Mais, avec le temps,
le monachisme traditionnel ne put résister au dynamisme des ordres mili-
taires.

66. J.-M. MARTIN, Foggia nel Medioevo, Galatina, 1998.


67. E. CUOZZO et J.-M. MARTIN, Federico II. Le tre capitali del Regno di Sicilia. Palermo, Foggia,
Napoli, Naples, 1995.
68. H. HOUBEN, Die Abtei Venosa und das Mönchtum im normannisch-staufischen Süditalien,
Tübingen, 1995 ( Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom, 80 ).
69. H. HOUBEN, Die Abtei Venosa…, n° 127, p. 360-361.
108 Kristjan Toomaspoeg

En 1214, les templiers conclurent un accord avec les chanoines de


Saint-Léonard de Siponto dont le Temple avait occupé deux églises,
Sainte-Marie de Lama et Saint-Ange de Versentino. Les templiers se virent
confirmés dans la possession de ces églises en donnant aux chanoines des
terres en compensation 70. Peu après, en 1219, Honorius III mentionna,
parmi les excès commis par l’abbé de Sainte-Marie de Pulsano, un conflit
avec les templiers qui aurait causé de grandes dépenses à son monastère 71.
En 1225, les bénédictins de Saint-Pierre de Torremaggiore, qui avaient
dans un premier temps occupé le fief de Lama Ciprandi – celui qui avait
été concédé au Temple par Henri VI –, durent céder et payer à l’Ordre une
compensation si importante qu’elle fut à l’origine des grandes difficultés
du prieuré de Torremaggiore 72. En 1226 enfin est signalé un procès entre
les templiers et les cisterciens au sujet de la possession de biens près de
Lucera 73.
Les templiers et plus encore les autres ordres militaires furent favorisés
par la crise du monachisme traditionnel en Italie du Sud et finirent par
s’imposer sur leurs concurrents dans la seconde moitié du XIIIe siècle.
La victoire définitive de la « nouvelle économie » représentée par les ordres
militaires est symbolisée par la concession pontificale d’une série
d’établissements religieux aux templiers, aux hospitaliers et aux
teutoniques dans les Pouilles, la Basilicate et la Calabre. Parmi ces
établissements, qui possédaient tous un patrimoine très étendu, deux
avaient leur siège principal en Capitanate : Saint-Léonard de Siponto,
concédé en 1260 par Alexandre IV aux teutoniques pour les secourir
après la défaite de Durbe face aux Lituaniens 74, et Saint-Pierre de
Torremaggiore dont nous avons déjà parlé, centre d’un prieuré bénédictin,

70. Regesto di S. Leonardo di Siponto, éd. Fortunato CAMOBRECO, Rome, 1913 ( Regesta
Chartarum Italiae, 10 ), n° 158, p. 100 ; H. HOUBEN, « “Iuxta stratam peregrinorum” : la cano-
nica di S. Leonardo di Siponto ( 1127-1260 ) », dans Rivista di Storia della Chiesa in Italia,
t. 56, 2002, p. 323–348, ici p. 338-339.
71. 20 novembre 1219, Documenti vaticani relativi alla Puglia, I, Documenti tratti dai registri vati-
cani ( da Innocenzo III a Nicola IV ), éd. Domenico VENDOLA, Trani, 1940, n° 111, p. 101-102.
72. Le cartulaire de S. Mattero di Sculgola…, p. 490.
73. 16 juin 1226, Documenti vaticani relativi alla Puglia, I, n° 160, p. 139-140.
74. San Leonardo di Siponto. Cella monastica, canonica, domus Theutonicorum. Atti del Convegno
internazionale ( Manfredonia, 18-19 marzo 2005 ), éd. H. HOUBEN, Galatina, 2006 ( Acta
Theutonica, 3 ).
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 109

concédé en juillet 1295 par Boniface VIII aux templiers 75. Dans sa lettre
Superni roris ordo vester, le pape motiva son aide au Temple, qui avait tant
souffert de la chute de Saint-Jean-d’Acre, en relatant les mérites de l’Ordre
et la tragique défaite en Terre sainte.
Les ordres militaires finirent par mettre la main sur une partie impor-
tante du patrimoine monastique de la Capitanate à la fin du XIIIe et au
début du XIVe siècle. Deux autres monastères concédés par la papauté aux
hospitaliers, Sainte-Trinité de Venosa 76 et Saint-Ange de Palazzo 77, situés
en dehors de la région, y possédaient de nombreux biens. Les concessions
papales soulignent chaque fois le mauvais état des institutions monas-
tiques données aux ordres militaires, totalement ruinées sur le plan
économique et spirituel. Par ailleurs, il semble que la population se
montra favorable à ce transfert de propriété. En 1288 déjà, les habitants
d’un centre voisin avaient eux-mêmes demandé au pape la concession de
Saint-Pierre de Torremaggiore aux templiers 78. Les difficultés de
Torremaggiore étaient surtout dues à un déficit monétaire tel que le
prieuré avait contracté plusieurs dettes auprès de banquiers romains 79.
Le succès des templiers était certes basé sur une organisation centralisée
et sur une disponibilité de fonds monétaires qui pouvaient être transférés
d’une partie du réseau templier à l’autre, mais aussi sur des stratégies
économiques agricoles. Dans la Capitanate, nous sommes mieux docu-
mentés sur leurs activités qu’en Sicile, surtout grâce au Quaternus de
Excadenciis et aux matériaux du procès du Temple – car dans les Pouilles

75. 9 juillet 1295, Les registres de Boniface VIII ( 1294-1303 ), éd. Georges DIGARD, Maurice
FAUCON, Antoine THOMAS et Robert FAWTIER, Rome, 1884-1939 ( Bibliothèque des Écoles
françaises d’Athènes et de Rome, IIe série : Registres et lettres des papes du XIIIe siècle, 14 ), I, n° 264,
p. 97 ; Documenti vaticani relativi alla Puglia, II, Documenti tratti dai registri vaticani
( da Bonifacio VIII a Clemente V ), éd. Domenico VENDOLA, Trani, 1963, n° 2, p. 4-5 ;
Tommaso LECCISOTTI, Il “Monasterium Terrae Maioris”, Mont-Cassin, 1942, n° 68, p. 100-
102.
76. 22 septembre 1297, Cartulaire général de l’Ordre des Hospitaliers de S. Jean de Jérusalem,
éd. Joseph Marie Antoine DELAVILLE LE ROULX, Paris, 1894-1904, III, n° 4386, p. 721-722.
77. 22 septembre 1297, ibid., III, n° 4387, p. 722-723.
78. 8 août 1288, T. LECCISOTTI, Il “Monasterium…, n° 63, p. 97-98.
79. Riccardo BEVERE, « Notizie storiche tratte dai documenti conosciuti con il nome di Arche in
carta bambagina », dans Archivio storico per le provincie napoletane, t. 25, 1900, p. 241-275 et
389-407, ici p. 406.
110 Kristjan Toomaspoeg

il y eut un procès contrairement à la Sicile 80 – qui nous informent sur


les biens séquestrés des templiers. En comparant les notices fournies par
le Quaternus avec les sources postérieures, on arrive à la conclusion que,
de toute évidence, les templiers surent s’adapter à l’évolution générale
de l’agriculture de la Capitanate et de ses environs vers le latifondisme,
la céréaliculture et l’élevage, au détriment de l’agriculture intensive du vin,
de l’huile et des fruits.
La plaine de la Capitanate se transforma définitivement au cours du
XIIIe siècle en une zone d’élevage et de culture du grain, où les vastes
espaces agricoles ne contenaient que peu de centres habités, des villes et
bourgs qui fournissaient la main-d’œuvre aux grands domaines 81. Nous
savons qu’en 1296, templiers, hospitaliers et teutoniques avaient occupé
illégalement des terrains aux environs de Barletta pour y faire paître leur
bétail 82 et que, cette même année, les intérêts du Temple se heurtèrent à
ceux d’un autre grand propriétaire terrien, le chevalier musulman Abd al-
Aziz de Lucera. Il s’agissait alors de droits de pâturage aux environs du fief
templier d’Alberona qui n’avaient pas été respectés par Abd al-Aziz 83.
Durant le procès du Temple, Robert d’Anjou donna au chantier de l’église
de Sainte-Marie de Lucera 40 bœufs et des buffles, séquestrés sur les
templiers, probablement à Alberona 84. Nous ignorons si les templiers
pratiquèrent la transhumance du bétail entre les Abruzzes et les Pouilles,
comme le firent plus tard les hospitaliers. Cette possibilité n’est pas à
exclure, vu la présence de maisons templières au-delà de la frontière
septentrionale du royaume de Sicile, qui auraient pu servir d’appui pour
le déplacement des animaux.

80. Sur le procès dans les Pouilles, voir Giovanni GUERRIERI, I Cavalieri Templari nel Regno di
Sicilia, Trani, 1909, et Syllabus membranarum ad Regiae Siclae archivum pertinentium, II,
A Caroli II ad Roberti regnum, éd. Antonio DE APREA, Naples, 1832-1845, 2, p. 204. Sur le
contexte général du procès dans l’Italie méridionale, voir K. TOOMASPOEG, « The Templars and
Their Trial in Sicily », dans The Debate on the Trial of the Templars ( 1307-1314 ), éd. Jochen
BURGTORF, Paul F. CRAWFORD et Helen J. NICHOLSON, Farnham-Burlington, 2010, p. 273-
283.
81. Voir par exemple Raffaele LICINIO, Masserie medievali. Masserie, massari e carestie da Federico II
alla Dogana delle pecore, Bari, 1989.
82. Pergamene di Barletta del R. Archivio di Napoli ( 1075-1309 ), éd. R. FILANGIERI DI CANDIDA,
Bari, 1927 ( Codice Diplomatico Barese, 10 ), n°155, p. 271-272.
83. Codice diplomatico dei Saraceni di Lucera, éd. Pietro EGIDI, Naples, 1917, n° 211, p. 80.
84. G. GUERRIERI, I Cavalieri, n° XIV, p. 108-109.
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 111

Comme cela a été dit, les templiers bénéficièrent dans la Capitanate


d’un avantage logistique par rapport à la Sicile, à savoir la présence des
grands ports adriatiques – ports de Siponto, déplacé au milieu du
XIIIe siècle à Manfredonia 85, et de Barletta – servant à la fois de soutien
logistique à la navigation vénitienne et de points de départ vers la Terre
sainte. Barletta était la capitale des templiers, mais aussi des hospitaliers et
des teutoniques dans la partie continentale de l’Italie du Sud, en raison de
sa position géographique favorable. Il s’agit de l’une des rares cités des
Pouilles, avec Foggia, dépourvue d’un siège épiscopal 86. Dans les autres
villes côtières, à Messine, Brindisi, Bari, les évêques locaux imposèrent des
restrictions aux activités des ordres militaires, perçus comme des concur-
rents. À Barletta, les templiers et les membres des autres ordres pouvaient
jouer du conflit entre les archevêques de Trani, supérieurs ecclésiastiques
de la ville, et l’Église locale 87. La maison du Temple et son église de Saint-
Léonard se trouvaient dans un bourg hors les murs 88. Les possessions de
l’Ordre étaient nombreuses aussi à Siponto, puis Manfredonia.
À travers ces ports passa la production des domaines agricoles du
Temple à Alberona, Versentino et dans beaucoup d’autres sites. Ainsi
trouve-t-on dans le seul territoire de Lucera, entre 1303 et 1306, les
domaines agricoles templiers de Casanuova, Sainte-Lucie de Rivamorto,
Macchia Pentericia et Saint-Martin-des-Pauvres 89. En plaine, le centre
urbain le plus important dans lequel les templiers possédaient un patri-
moine était Foggia, avec un bourg hors les murs dit suburbium Templi 90,

85. Francesco VIOLANTE, « Da Siponto a Manfredonia : note sulla ‘fondazione’ », dans Storia di
Manfredonia, I, Il Medioevo, éd. Raffaele LICINIO, Bari, 2008, p. 9-24.
86. Sur cette problématique, voir Norbert KAMP, Kirche und Monarchie im Staufischen Königreich
Sizilien, I, Prosopographische Grundlegung : Bistümer und Bischöfe des Königreichs 1194-1266,
Munich, 1973-1982 ( Münstersche Mittelalter-Schriften, 10/I, 1-4 ) et K. TOOMASPOEG,
« La pauvreté du clergé : le cas exemplaire des diocèses-cités du royaume de Sicile ( XIe-XVe siè-
cle ) », dans Puer Apuliae. Mélanges offerts à Jean-Marie Martin, éd. Errico CUOZZO, Vincent
DÉROCHE, Annick PETERS-CUSTOT et Vivien PRIGENT, Paris, 2008 ( Collège de France-CNRS.
Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Monographies, 30 ), II, p. 661-689.
87. Sur ce conflit : Decimae. Il sostegno economico dei sovrani alla Chiesa del Mezzogiorno nel
XIII secolo. Dai lasciti di Eduard Sthamer e Norbert Kamp, éd. K. TOOMASPOEG, Rome, 2009
( Ricerche dell’Istituto Storico Germanico di Roma, 4 ), p. 242-254.
88. Raffaele IORIO, « Uomini e sedi a Barletta di Ospedalieri e Templari come soggetti di organiz-
zazione storica », dans Barletta crocevia degli Ordini religioso-cavallereschi medioevali. Seminario
di Studio, Barletta 16 giugno 1996, Tarante, 1997 ( Melitensia, 2 ), p. 71-119, ici p. 81.
89. F. BRAMATO, Storia dell’Ordine…, p. 131.
90. Quaternus de excadenciis et revocatis Capitinatae, p. 19.
112 Kristjan Toomaspoeg

mais l’Ordre était présent au moins dans une vingtaine d’autres villes et
bourgs. Alors qu’en Sicile les ordres militaires s’étaient partagé le territoire
– Val di Mazzara ( Sicile occidentale ) aux teutoniques, Val Demona ( nord-
est ) aux hospitaliers, Val di Noto ( sud-est ) aux templiers –, ils peuplaient
tout le territoire de la Capitanate de manière assez homogène. Dans les
deux cas, il nous manque des informations sur un éventuel conflit entre les
templiers et les autres ordres militaires. Les ennemis communs furent les
évêques, les autres grands propriétaires terriens et les autorités citadines,
parfois aussi la cour royale, mais jamais les autres ordres militaires dont on
prenait garde de se tenir à distance en Sicile et avec lesquels on cohabitait
dans la Capitanate.
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Les informations à notre disposition sont relativement éparpillées et ne
permettent pas une analyse complète et exhaustive de l’économie templière
dans le Midi italien. Toutefois, il apparaît de façon évidente que les templiers
firent des choix très précis, dans la seconde moitié du XIIe siècle, autour de
deux zones d’installation – qui seront par ailleurs les principaux noyaux de
leur patrimoine dans toute l’Italie du Sud – : la Capitanate et le sud-est de la
Sicile. Comme les autres ordres militaires, ils parvinrent à briser l’économie
traditionnelle, représentée par les ensembles monastiques bénédictins,
cisterciens et augustins.
La stratégie économique des templiers était d’investir dans l’agriculture
expansive du grain et du bétail, en suivant et quelquefois en anticipant
l’action des autres grands propriétaires terriens, à commencer par la cour
royale. Il est peu probable que les domaines du Temple aient été en gestion
directe et tout porte à croire que les chevaliers les confiaient aux soins des
entrepreneurs locaux.
Les denrées envoyées en Terre sainte provenaient donc des fiefs du
Temple dans la Capitanate et étaient acheminées vers les grands ports de
la côte adriatique, dans un premier temps à Barletta et Manfredonia, puis
à Brindisi d’où on embarquait pour Acre.
La rareté des sources laisse deux grandes questions sans réponse.
D’abord, on constate une différence entre la Capitanate et la Sicile
sud-orientale. Dans l’île, bien que les templiers aient investi beaucoup
d’énergie pour l’élaboration de leur patrimoine, aucun envoi de vivres vers
la Terre sainte n’est documenté. On pourrait expliquer ce point par le
Les possessions et l’économie de l’Ordre dans la Capitanate et en Sicile 113

contexte politique et économique général – après 1220, la Sicile se trouve


dans une position périphérique par rapport à la Capitanate, fréquemment
habitée par Frédéric II –, par la meilleure position géographique de la côte
des Pouilles dans la navigation vers l’Orient et par la faiblesse morpholo-
gique du patrimoine templier dans l’île, l’Ordre étant peu présent à
Messine, principal port de départ pour la Terre sainte.
La seconde question découle de la première. Jusqu’à quel point
l’absence de sources conditionne-t-elle notre perception de la réalité ?
Le fait que les franchises de l’époque angevine ne mentionnent pas la
Sicile ne doit certainement pas pousser à négliger le rôle de l’île dans le
ravitaillement de la Terre sainte. De même, comme cela a été dit, les
sources angevines peuvent être interprétées de différentes manières.
Existait-il une rupture chronologique et peut-on penser que les années
1260-1270 ont été une époque spéciale pour les envois maritimes vers
l’Orient ? Enfin, quel était le poids de l’économie monétaire dans le
soutien fourni à Acre ?
Ces questions sont probablement destinées à rester sans une réponse
unique et satisfaisante. Toutefois, cette étude de la présence templière dans
le royaume de Sicile permet aussi d’arriver à une conclusion certaine : la
formation du patrimoine et les activités économiques du Temple en Sicile
et dans la Capitanate sont des phénomènes qui ne laissent aucune place au
hasard. Il s’agit du résultat d’une planification consciente et d’une stratégie
de longue haleine qui permit de construire une base économique pour la
Terre sainte.
Dans les deux cas, on note un pragmatisme évident. Ainsi, en Sicile,
lorsque Messine est abandonnée pour d’autres localités où le Temple est
plus solidement implanté, ou, en Capitanate, lorsque les terrains en
culture intensive sont progressivement remplacés par des pâturages et des
champs de blé. Il ne fait pas de doute que l’installation et les activités
économiques des templiers auraient pu suivre d’autres chemins et d’autres
modèles, par exemple en se concentrant davantage sur les riches villes
portuaires de la côte adriatique ou sur les centres urbains siciliens comme
Messine et Catane. Les modalités finalement choisies correspondaient
aux intérêts de l’Ordre qui considérait le Midi italien comme le fer de
lance d’un réseau logistique et comme un grenier, source de richesses
aisément transportables en Terre sainte.

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