SE SCULPTER UN CORPS

Éva Petit-Loizeau

ERES | « VST - Vie sociale et traitements »

2017/4 N° 136 | pages 100 à 103

ISSN 0396-8669
ISBN 9782749256931
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2017-4-page-100.htm
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 Praticable

100 Se sculpter un corps

Éva Petit-Loizeau
Psychologue clinicienne, cpea de Muzillac (56).

La création est omniprésente dans le travail clinique avec les enfants et adolescents,
le symptôme en lui-même est d’ailleurs une création inconsciente qui a son utilité
et ses effets délétères. Tim, dont je vais parler ici, est un adolescent « original », en
décalage, qui va petit à petit et au fil des séances se construire un corps ainsi qu’un
lien social qui lui est propre. Dans son cas, le corps ne va pas de soi et va se structurer
progressivement.

Un corps encombrant répétée, qui lui vaudrait de nombreuses

réflexions des autres en général, dont son
Je rencontre Tim alors qu’il est en fin de
père, ce qui ne fait qu’amplifier la toux. Il
6e dans le cpea 1 où je travaille, suite à une
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est toujours en tee-shirt, été comme hiver,
demande de ses parents concernant des
il ne semble pas ressentir les variations de
difficultés globales (scolaires et relation-
température ni avoir de prise sur son corps,
nelles) et un certain « décalage » avec les
son apparence ne revêt pas d’importance
autres. D’emblée, il se plaint de « réflexions
pour lui.
répétées » de la part de ses pairs, une
Il conclut le premier entretien par un :
phrase en particulier l’a marqué : un autre
« Vous êtes moins embêtante que les
lui a dit « tu es trop gros ». Il ajoute alors :
autres ! »
« Je me faisais une obsession que j’étais
Dans le cadre de nos rencontres, il s’agit
gros et j’ai commencé à faire du sport. »
pour lui de trouver un lieu où déposer ce
Cette phrase d’un autre sur son corps est
qui l’inquiète, par exemple dans la parole
venue ébranler Tim et est devenue vérité
des autres sur lui, ce qu’il ne comprend pas
absolue, sans possibilité pour lui de recourir
et le laisse perplexe. Il s’agit aussi de trouver
à la relativisation, à la distanciation par
un lieu où déplier ce qui l’anime et ce dont
rapport aux dires de l’autre qui s’imposent
il aime parler : le sport et la nutrition.
à lui directement, sans filtre.
Tim est passionné de rugby et souhaite le
Lorsque je le questionne sur sa scolarité,
pratiquer en tant que professionnel, le sport
Tim apparaît peu concerné, le discours
est une passion qu’il a en commun avec
devient flou, il ne semble pas acteur et peut
son frère, sa sœur et sa mère. Son frère de
dire « il faut travailler » comme une phrase
18 ans occupe une place identificatoire, sa
non vécue. Si mes questions sont trop
réussite en sport et sa passion pour le rugby
ouvertes ou vagues, il soupire et dit « je suis
amènent Tim à vouloir faire « comme lui ».
fatigué ». Les questions à choix multiples et
Son père, en revanche, n’est pas « sportif »
les phrases courtes semblent, en revanche,
selon Tim et serait même en surpoids,
lui permettre d’échanger plus facilement.
« mais ça ne le dérange pas ». Tim, lui, est
Lors des premières rencontres, Tim tousse
dérangé par un surpoids imaginaire, imposé
beaucoup, une toux rauque, bruyante et
par la parole d’un pair ; vont alors se lier
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pour lui sa passion pour le sport présente
depuis l’enfance et la nécessité impérieuse
de se dessiner un corps qui lui convienne.
L’énigme du lien social
Lors des entretiens suivants, Tim déplie
sa passion du sport mais également sa
perplexité dans son rapport aux autres.
Il y a beaucoup de choses qu’il dit ne pas
comprendre : l’utilité de Facebook, les jeux
vidéo en réseau, mais aussi les blagues…
il m’interroge alors : « Vous comprenez
vous ? » Tout ce qui paraît relever du
second degré, de l’avis subjectif de chacun,
de l’aléatoire relève de l’énigme pour Tim,
il lui manque des outils pour s’insérer a
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minima dans le lien social. En l’absence de
stratégies, il reste démuni, dans l’incom-
préhension, et peut à l’extrême se trouver
complètement pris par le discours des
autres sur lui.
Nous décortiquons donc ensemble les
blagues non comprises, notamment « les
chaînes » reçues par sms dont il ne sait que
faire et dont il ne comprend pas le sens.
Ces chaînes sont la plupart du temps des
blagues à renvoyer à un grand nombre de
personnes. Tim y répond à sa façon avec
des annonces d’objets à vendre qu’il ne
possède pas ; il peut par exemple envoyer
à ses contacts « je vends une machine à
laver », ce qu’il trouve très drôle.
L’incompréhension est présente en cours
également. La mère relate un effondrement
survenu un soir après les cours, Tim a ouvert
son bulletin de notes et a alors « pété un
câble » avec des pleurs, dans une sidéra-
tion totale devant ces chiffres proches de
zéro. Tim ajoute : « Ça m’a énervé contre
moi. » Quelques semaines après, ses notes
vont revenir autour de la moyenne, il peut
alors dire : « C’est beaucoup mieux car les
mauvaises notes ça entamait tout. » Les
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Se sculpter un corps
chiffres imprimés sur la feuille prennent une
valeur angoissante, déconnectée de la réus- 101
site ou des difficultés préalables dans les
matières. Le bulletin de notes renvoie une
énigme, ne prend pas sens pour Tim.
Suite à plusieurs absences de sa part, les
rencontres s’arrêteront.
Une invention structurante
Je revois Tim en juin 2015, il termine alors sa
3e et a demandé à me revoir, il dit : « Parce
que vous, ça vous dérange pas que je parle
du sport et de la nutrition. » Ces deux
domaines sont annoncés d’emblée comme
une passion définie par Tim. Ses connais-
sances dans le domaine de la nutrition
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sont impressionnantes et les chiffres sont
centraux dans son discours (quantité de
nourriture, composition, temps de sport…).
Tim calcule, organise son emploi du temps
de la semaine, qui est structuré en fonction
de ses passions. Ce qui apparaissait désor-
donné et énigmatique auparavant paraît se
structurer par l’intermédiaire du chiffrage
précis, tout d’abord de la nourriture, mais
également de sa vie en général, à partir de
l’axe central du sport. Tim imprime sa propre
logique qui vient organiser son quotidien et
prend alors le pas sur la logique des autres
qui le laissait perplexe. Cette invention
amène un premier ordonnancement.
Le sport semble susciter un certain intérêt
pour le challenge en général, par exemple
en maths où Tim veut « réussir les exercices
difficiles », ainsi que dans le jeu d’échecs
avec son frère. Le reste des matières
scolaires semble totalement le désintéresser
et Tim ne regardera même pas ses résultats
au brevet des collèges.
L’emploi du temps que Tim s’impose est
strict, et la musculation devient envahis-
sante, il peut d’ailleurs dire « on a fait la
bêtise d’acheter le matériel ». Lui et sa
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102 mère ont en effet été acheter tout un
arsenal pour la musculation et ce maté-
riel (haltères…) crée des exigences envers
Tim, il l’oblige à s’astreindre à de longues
heures, seul, à « soulever des poids trop
lourds » – ce sont ces mots. Je questionne
sur l’existence de cours collectifs, dans une
salle, mais ce sport coûterait trop cher. Tim
peut dire qu’il a du mal s’arrêter. Il cherche
toujours à se surpasser, à aller plus loin,
dans une compétition avec lui-même, et
une certaine exaltation devant la difficulté :
« Je fais du skate sur deux roues, ça travaille
plus les abdominaux. »
Il apparaît important d’aider Tim à struc-
turer son invention en limitant le côté
délétère de celle-ci qui l’amène à être pris
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au piège, obligé de faire du sport avec un
caractère hors limite.
Apparition de l’apparence
La parole du médecin traitant pourra
amener une limite sur le nombre d’heures
d’exercice physique par semaine, avec
l’argument : trop de sport égal = zéro
croissance. Cette logique scientifique, Tim
peut s’en saisir, elle viendra mettre une
limite pour lui, car depuis peu, il exprime le
souhait d’être grand « comme son frère ».
Son corps a sa logique propre et régit le
quotidien. C’est ce corps qui a trop faim
et qu’il convient de limiter en comptant les
calories, lui qui est avide de sommeil, qui
doit grandir et donc bien manger, qui doit
se défouler et surtout « être dessiné » au
niveau musculaire. L’esthétique, l’appa-
rence deviennent importantes pour Tim, il
souhaite un corps qui se tienne et qui ait
une forme claire. L’image lui permet de
définir son corps.
Le corps doit aussi être protégé de l’exté-
rieur et Tim adapte maintenant sa tenue
au temps et au contexte environnant. Les
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ressentis corporels, peu présents aupara-
vant, ou totalement étrangers pour Tim,
sont désormais perçus, et son invention lui
amène des possibilités de limiter ce qui peut
être envahissant.
Un traitement du lien à l’autre
Le corps est envisagé comme un ensemble
de muscles qu’il convient de limiter, de faire
fonctionner, de dessiner, et non pas comme
possiblement érotisé pour le regard de
l’autre féminin, il peut d’ailleurs dire : « Y
a beaucoup de filles qui s’intéressent à moi,
c’est des inconvénients ça. » La rencontre
avec l’autre, qui devient potentiellement
sexuelle à l’adolescence, ne semble pas à
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l’ordre du jour pour Tim qui parvient à s’en
protéger, à la mettre à distance grâce à sa
passion qui l’amène à être essentiellement
dans un milieu masculin, ou alors en place
de « coach en nutrition » pour le régime
des filles !
Avec les autres, ses passions permettent
un lien apaisé, Tim donne des conseils, se
définit comme « sportif et coach en nutri-
tion ». Il s’identifie aux profs de sport, et
a une identité définie au collège : « les
dames de la cantine me connaissent », « les
autres me demandent des conseils ». Il peut
« aider le groupe » en cours d’eps, et pour
les sports collectifs qu’il pratique de plus en
plus, il dit « faire à plusieurs, c’est mieux ».
Son invention lui permet donc d’être en
lien, et sa trouvaille suscite de l’intérêt chez
les autres, les échanges sociaux deviennent
possibles, moins énigmatiques. Il se sent
reconnu par les autres grâce à ses passions,
une stabilisation de son image se produit,
il n’apparaît plus soumis aux aléas de la
parole des autres. Son identité imaginaire
se constitue.
La place du masculin est importante, dans
la recherche de modèle (profs de sport),
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dans le choix de projets professionnels iden-
tiques à celui de son frère (filière marine
au lycée)… La parole du père, souvent
dans l’humour ou le reproche, amène en
revanche de la perplexité – « je m’y perds ».
Le regard masculin revêt son importance,
notamment dans la reconnaissance de
ses efforts sportifs et de son changement
corporel depuis la 6e par ses pairs mascu-
lins. Ces regards d’approbation et non
empreints d’évaluation négative sur son
physique semblent le valoriser et renforcer
son identité, son image corporelle. Cette
sensibilité au regard de l’autre montre
toutefois la fragilité du dispositif inventé,
qui ne met pas Tim à l’abri d’une parole
blessante.
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Tim peut aujourd’hui faire la fête avec ses
amis même s’il évite les « aliments trop
caloriques ou l’alcool » ; il oublie même
des séances individuelles de musculation. Il
se donne des missions en soirée, « faire la
limite » pour les autres quand ils ont trop bu
par exemple, les autres étant des copains ;
il s’occupe d’eux avec une importance du
lien à certains amis, dans une recherche de
fonctionnement en duo.
Lors des entretiens, j’appuie sur ce lien
aux autres dans le conseil, la transmission
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de savoir, sur le plaisir du sport à plusieurs,
de la coopération. Accueillir l’invention de 103
Tim semble lui permettre un décodage de
la relation aux autres et une possibilité de
lien social apaisé, grâce au savoir qu’il se
constitue et qu’il peut transmettre.
Grâce à son support solide de centres d’in-
térêt, Tim est parvenu à se constituer un
corps imaginaire dont découle une forme
d’identité par identifications qui permet
un lien aux autres apaisé. Cette construc-
tion fine et lente reste néanmoins fragile
et ne le met pas à l’abri d’une mauvaise
rencontre, potentiellement déstabilisante
ou déstructurante.
Note
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1. Centre psychothérapeutique pour enfants et
adolescents.
Résumé
Tim est un adolescent « original » pour qui la
question du corps ne va pas de soi, tout comme
le lien aux autres qui le laisse perplexe. À partir
de ses centres d’intérêt, sport et nutrition, qu’il
va travailler en psychothérapie, son corps va petit
à petit se structurer, se dessiner, tout comme son
rapport aux autres. 
Mots-clés
Adolescent, corps, centres d’intérêt, sport.
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