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Si l’interprétation ne peut jamais s’achever, c’est tout simplement qu’il n’y a rien à
interpréter. Il n’y a rien d’absolument premier à interpréter, car au fond tout est déjà
interprétation, chaque signe est en lui-même non pas la chose qui s’offre à
l’interprétation, mais l’interprétation d’autres signes. »

1Quel statut épistémologique peut-on donner à la théorie du fétichisme de la marchandise dans


l’œuvre de Marx ? Bien que, formellement, cette théorie ne soit esquissée que sur quelques pages à
la fin du chapitre 1 du Livre 1 du Capital, on peut dire qu’elle « pèse » symboliquement bien
davantage dans la théorie de Marx et dans les interprétations auxquelles elle a donné lieu dans
l’analyse économique marxiste. Certes, en théorie sociale, la question du fétichisme ressortit à une
problématique plus large, celle des représentations que mobilisent ou qui font agir les acteurs
économiques. La fin du chapitre 1 du Livre 1 du Capital en analyse certaines, mais pas toutes, Marx
étudiant par exemple les représentations juridiques des échangistes dans le chapitre 2. Généralisant
la théorie du fétichisme, le philosophe Evgueni Pasukanis [1970 (1923)] a théorisé le droit en
l’envisageant comme partie intégrante d’un rapport de socialisation en tant qu’il fétichise les
sociabilités antagoniques qui sont au cœur de la société capitaliste [Vincent, 1970]. Notre
perspective sera ici plus restreinte. Nous ne traiterons que de la question du fétichisme des
marchandises stricto sensu, non pas pour dire que seul ce dernier est constitutif du mode d’être
social des phénomènes économiques qu’analyse Marx, mais pour montrer que dès lors qu’on le
remet au centre du jeu, il peut nous faire voir quelque chose de fondamental sur ces phénomènes.
2Pour ce faire, nous voudrions ici essayer d’éclairer cette question en deux temps : (1) D’abord en
proposant une distinction entre deux grands types de lecture possible, selon nous, des quelques
pages de Marx sur le fétichisme de la marchandise : ce que nous appelons la lecture essentialiste et
la lecture constructiviste de la théorie du fétichisme de la marchandise ; (2) Ensuite en développant
les implications radicales de la lecture constructiviste, notamment en ce qui concerne le problème
de l’illusion dans l’analyse économique marxiste. L’enjeu n’est pas de déterminer où est le « vrai »
Marx à ce sujet, mais d’explorer la tension entre ces deux lectures pour réfléchir sur la notion de
critique, Marx revendiquant d’avoir élaboré une critique de l’économie politique. En cela, nous
sommes tout à fait d’accord avec ce jugement d’Étienne Balibar à propos de Marx : « Le texte
philosophique porte à l’extrême des contradictions qui le dépassent, mais qui ne trouvent nulle part
ailleurs une formulation aussi contraignante. » [Balibar, 1997, p. 133]
3Avant de développer cette hypothèse de lecture, quelques mots sur le statut de notre contribution.
La distinction que nous proposons est évidemment discutable, tant sur le plan de sa consistance
analytique que sur celui de sa pertinence au regard du texte de Marx et de la tradition d’économie
marxiste qui s’est développée à partir de lui (ou parfois contre lui). Si nous allons, dans ce qui suit,
étayer cette distinction en argumentant sa consistance, sa pertinence ainsi que la formulation de ses
termes, il n’en reste pas moins qu’elle n’épuise pas le sens du texte de Marx et n’a pas non plus
vocation à classer de façon définitive les interprétations auxquelles a donné lieu ce texte. Plus
modestement, notre hypothèse de lecture tente d’affronter le texte de Marx au niveau fondamental
de l’ontologie sociale [2][2]Par ontologie nous entendons, suivant Aristote, la partie…, niveau sur
lequel fait fond et peut ensuite se déployer toute analyse « économique », suivant des modalités qui
lui sont propres et qu’explicite un questionnement épistémologique. C’est précisément parce que la
perspective ontologique sur le social ne va pas de soi chez Marx, comme va nous le montrer
singulièrement l’analyse de sa théorie du fétichisme de la marchandise, qu’il faut doubler la
perspective ontologique d’une épistémologie critique.

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