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Annales du Midi : revue

archéologique, historique et
philologique de la France
méridionale

Introduction. Pour une histoire de l’aménagement des espaces


ruraux
Patrick Fournier

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Fournier Patrick. Introduction. Pour une histoire de l’aménagement des espaces ruraux. In: Annales du Midi : revue
archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 122, N°272, 2010. Aménager les espaces
ruraux dans la France méridionale (époques moderne et contemporaine) pp. 469-476;

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Patrick FOURNIER

INTRODUCTION.
POUR UNE HISTOIRE
DE L’AMÉNAGEMENT
DES ESPACES RURAUX

Aménagement, environnement, expertise : ces trois concepts sont au cœur du


renouvellement des savoirs sur l’espace, mais l’historiographie française a
longtemps hésité à les employer et à les interroger, préférant laisser d’autres
disciplines s’en emparer, comme la géographie ou la sociologie. L’enracine-
ment récent des études environnementales dans le champ historique est le
phénomène le plus frappant, en lien avec des préoccupations sociopolitiques
majeures de notre temps et dans la lignée de travaux développés depuis une
quarantaine d’années, principalement aux États-Unis et en Europe septentrio-
nale1. L’environnement n’en reste pas moins un concept difficile à définir tant il
peut se prêter à des interprétations variées : d’« objet » à étudier dans ses carac-
téristiques à la fois physiques et sociales, donc souvent confondu avec le milieu,
il est devenu l’occasion de réfléchir à la porosité des limites entre nature et
culture, dans une perspective qui doit beaucoup aux apports de l’anthropologie
sociale2. Or, dans cette perspective, l’environnement ne se réduit pas à la
relation objective entre l’homme et ce qui l’environne – relation dont il ne s’agit
nullement de nier la réalité – mais intègre aussi les systèmes de représentation
qui permettent de penser cette relation, et donc d’agir sur elle et de la modifier,
dans une dynamique qui transforme à son tour les représentations.
L’environnement ainsi entendu permet de mieux appréhender l’aménage-
ment des territoires dans la longue durée. Appliqué à des périodes antérieures à
la formation des États modernes et à leur conception d’un territoire structuré et
articulé dans sa globalité, le concept d’aménagement peut sembler anachro-
nique. Effectivement, les historiens du monde rural ont évité de l’employer de

1. MASSARD-GUILBAUD (G.), « Quelle histoire pour l’environnement ? », Annales des Mines, 48,
octobre 2007, p. 30-36 ; LOCHER (F.), QUENET (G.), « L’histoire environnementale : origines,
enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 56-4,
octobre-décembre 2009, p. 7-38.
2. DESCOLA (P.), Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
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manière trop fréquente, préférant étudier le « paysage » qui impliquait une


relation subjective à l’espace. Le paysage apparaît en effet comme le résultat
d’une anthropisation de la nature, le produit d’une adaptation progressive au
milieu en fonction de caractères liés à des traits de civilisation3.
L’influence de la géographie vidalienne sur le « possibilisme » défini par
Lucien Febvre a eu des effets sur la mutation de l’histoire rurale française dans
les années 1930. Roger Dion lie alors paysage rural et aménagement : « La part
de l’homme, dans la formation du paysage rural, c’est, avant tout, l’aménage-
ment des terroirs agricoles suivant un certain plan, qui régit non seulement la
forme et la disposition des champs mais aussi la répartition de l’habitat lui-
même4. » L’Essai de Dion est l’histoire de ces micro-aménagements, fondée
notamment sur l’étude des enquêtes agronomiques et des plans de la fin du
XVIIIe siècle. La méthode et le vocabulaire de Marc Bloch sont fort différents.
Le cofondateur des Annales d’histoire économique et sociale étudie les
« régimes agraires » qu’il définit ainsi : « Un régime agraire ne se caractérise
pas seulement par l’ordre de succession des cultures. Chacun d’eux forme un
réseau complexe de recettes techniques et de principes d’organisation
sociale5. » C’est en termes d’assolements et d’occupation des sols que réfléchit
Marc Bloch : point de « paysage » ni d’« aménagement » dans cette construc-
tion des caractères de la France rurale, ce qui peut étonner tant les travaux de
Roger Dion et les siens ont été rétrospectivement associés dans le renouvelle-
ment des études d’histoire rurale. Or, il y a dans ce renouvellement une diffé-
rence entre la vision plus sociale et technique de Bloch, qui étudie la façon
dont les hommes se sont adaptés aux contraintes du sol pour atteindre un
équilibre dont l’apogée se situerait au XVIIIe siècle – avant les bouleverse-
ments de la « Révolution agricole » –, et la vision finalement plus dynamique
de Dion, reconstruisant une prise de possession et une organisation des terri-
toires par deux civilisations aux caractères opposés, l’une issue des peuples
germaniques, l’autre des Gallo-Romains, sans égard excessif aux contraintes
du sol.
Ces approches, l’une et l’autre dépassées par les changements de paradigme
et l’accumulation des recherches empiriques ultérieures, n’en ont pas moins
fortement influencé le vocabulaire et les enjeux de l’histoire rurale. Les
géographes ont largement contribué à développer l’approche dynamique de

3. CURSENTE (B.), « Les villages et paysages du Midi médiéval en recherche (1971-2001) »,


Habitats et territoires du Sud, Paris, CTHS, 2004, p. 15-29 ; ANTOINE (A.), Le paysage de l’histo-
rien. Archéologie des bocages de l’Ouest de la France à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2002.
Benoît Cursente et Annie Antoine se livrent à une lecture critique de la notion de paysage telle
qu’elle est utilisée – pas si fréquemment cependant – par les historiens, sous l’influence de la
géographie.
4. DION (R.), Essai sur la formation du paysage rural français, Tours, impr. Arrault, 1934, p. 1.
5. BLOCH (M.), Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Oslo, Institut pour
l’étude comparative des civilisations, 1931, rééd. Paris, Armand Colin, 1952, p. 35-36.
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Roger Dion, notamment avec les travaux de Georges Bertrand6 et de Jean-


Robert Pitte7. Souvent cités et utilisés, ces auteurs ont eu pendant longtemps
une influence relativement réduite sur la manière dont les historiens conce-
vaient les études rurales, malgré le texte majeur que le premier donna en ouver-
ture de l’Histoire de la France rurale8. C’est que l’espace rural n’était alors
que l’étendue dans laquelle se déployaient des phénomènes économiques :
abstrait, modélisé, réduit à un ensemble de localisations, il était toujours pris
dans une construction davantage attentive au sol, à ses productions et à sa
valeur, qu’à l’agencement des territoires à différentes échelles – en témoignent
les grandes thèses régionales sur la France rurale dont plusieurs concernent le
Midi de la France9. Ces travaux évoquent des aménagements : irrigations,
drainages, défrichements…, mais ces opérations ne sont pas étudiées pour
elles-mêmes et semblent relativement secondaires. Leur valeur économique se
mesure dans les allivrements cadastraux mais est finalement minimisée par
rapport aux innovations culturales et aux modifications des assolements qui
sont présentées comme les causes principales des phénomènes de croissance au
cœur des interrogations de ces historiens. L’épuisement relatif de l’histoire
rurale au cours des années 1970 résulte en partie de la difficulté à tirer les
leçons de la géographie des paysages et de l’environnement telle que la définit
Georges Bertrand.
Dans le même temps, l’aménagement devient objet d’histoire, principale-
ment à partir des études urbaines. C’est à un géographe que fut demandé, par
des historiens, ce renouvellement du regard : dans l’Histoire de la France
dirigée par André Burguière et Jacques Revel, Marcel Roncayolo réalise une
importante synthèse sur l’aménagement du territoire qu’il fait débuter dans la
seconde moitié du XVIII e siècle10. Les campagnes y sont décrites dans la
dépendance des villes : presque rien n’y est dit, même pour des périodes
récentes, des transformations qui affectent les pratiques rurales elles-mêmes.
Les campagnes ne sont que le support d’aménagements qui les traversent, sans

6. BERTRAND (G.), « Le paysage entre nature et société », Revue de géographie des Pyrénées et
du Sud-Ouest, 1978, n° 2, p. 239-258.
7. PITTE (J.-R.), Histoire du paysage français, Paris, Tallandier, 1983, 2 vol.
8. BERTRAND (G.) et BERTRAND (C.), « Pour une histoire écologique de la France rurale.
L’impossible tableau géographique », dans DUBY (G.), WALLON (A.) dir., Histoire de la France
rurale, Paris, Seuil, 1975, t. I, p. 39-118.
9. Une approche globale et synthétique de cette méthode est fournie dans LE ROY LADURIE (É.),
« Dérive, reconstitution et crise de l’écosystème (1600-1660) », Histoire des paysans français. De
la peste noire à la Révolution, Paris, Seuil, 2002, p. 315-422. Ce texte fut publié originellement
dans L’histoire économique et sociale de la France en 1970. On cherche en vain dans ce gros
chapitre un écosystème au sens écologique du terme : c’est un système économique qu’analyse Le
Roy Ladurie selon un modèle parfaitement maîtrisé mais occultant les données spatiales et
environnementales.
10. RONCAYOLO (M.), « L’aménagement du territoire, XVIIIe-XXe siècle », Paris, Seuil, 1989,
rééd. coll. « Points Histoire », 2000, p. 365-554.
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que soit étudié l’impact de ces aménagements sur les espaces ruraux. Et
lorsque l’histoire de l’aménagement émane des ingénieurs spécialisés dans ce
domaine, notamment ceux du corps des Ponts et Chaussées, la vision est la
même11, ce qui ne va pourtant pas de soi tant l’intervention des ingénieurs sur
les espaces ruraux fut historiquement forte, y compris dans le domaine
agricole. Cette lacune s’explique cependant aisément : pour le géographe de la
ville comme pour l’ingénieur contemporain, il s’agit d’expliquer le fonctionne-
ment du territoire de son époque en se fondant sur les processus historiques qui
se sont progressivement imposés au détriment de ceux qui, sans totalement
disparaître, ont été marginalisés. Or cela renvoie à une vision bien précise et
historiquement datée de l’aménagement, celle qui a été mise en place après la
Seconde Guerre mondiale dans le cadre de la planification et qui entend
achever le lent processus d’intégration du territoire national au profit du
développement économique censé dynamiser l’ensemble des territoires. C’est
donc à une planification rigoureuse conçue globalement par une superstructure
étatique que renvoie l’aménagement ainsi présenté, avec des antécédents qui
plongent dans l’économie politique des Lumières et surtout dans le saint-
simonisme du XIXe siècle.
Il est donc facilement compréhensible que les historiens du monde rural aient
continué à user d’une grande prudence dans le maniement des concepts.
L’archéologie a contribué au débat en replaçant le paysage au cœur de ses
approches, avec une attention très précise à l’histoire des formes : Gérard
Chouquer plaide ainsi pour une morphologie qualitative et dynamique12 ; Aline
Durand étudie les modalités de l’anthropisation dans le Languedoc médiéval à
travers la co-évolution du peuplement et de la végétation 13. Le concept
d’aménagement est réintroduit à travers le débat sur l’auto-organisation des
paysages et des structures agraires qui oppose notamment les tenants de
l’archéogéographie – dont Gérard Chouquer – aux historiens qui revendiquent
une prise en compte plus nette de la place des pouvoirs et de la société dans
l’organisation des territoires14.
Ce débat qui porte essentiellement sur les périodes antique et médiévale,
lorsque les textes paraissent insuffisants pour éclairer seuls les transformations
paysagères, conserve un grand intérêt pour les périodes plus récentes car il
attire l’attention sur le caractère hybride de l’aménagement : l’acte d’aménager

11. DESPORTES (M.), PICON (A.), De l’espace au territoire. L’aménagement en France, XVIe-XXe
siècle, Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 1997.
12. CHOUQUER (G.), L’étude des paysages. Essai sur leurs formes et leur histoire, Paris, Errance,
2000 ; Quels scénarios pour l’histoire du paysage ? Orientations de recherche pour l’archéo-
géographie, Coimbra-Porto, CEAUCP, 2007.
13. DURAND (A.), Les paysages médiévaux du Languedoc (Xe-XIIe siècle), Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 1998.
14. CURSENTE (B.) et MOUSNIER (M.) dir., Les territoires du médiéviste, Rennes, PUR, 2005.
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n’aboutit pas forcément au résultat escompté et les formes créées évoluent en


fonction de facteurs multiples qui échappent à leurs concepteurs, phénomène
évidemment accentué dans la longue durée et qui pousse à s’interroger sur les
formes de résilience ; mais l’idée d’auto-organisation ne doit pas conduire à
négliger les relations sociales et les configurations de pouvoir qui agissent sur
le phénomène, au risque d’en revenir à une approche qui ne concevrait
l’environnement que dans sa dimension d’une adaptation aux contraintes du
milieu. Dans une synthèse récente sur les campagnes françaises qui entend
insister sur les mutations, afin de répondre aux critiques de plus en plus
nombreuses émanant d’autres disciplines sur le caractère relativement figé de
la présentation du monde rural avant le XIXe siècle, Jean-Marc Moriceau
reprend et analyse tous les concepts classiques de l’histoire rurale : « systèmes
agro-techniques », « espace, environnement et paysages ruraux » y occupent
une place importante 15. Le concept d’aménagement permet de mettre en
lumière certaines réalités, avec notamment une longue analyse consacrée à
« l’aménagement des zones humides », un chantier de recherche émergeant. Le
drainage des zones humides et la lutte contre la divagation des cours d’eau
seraient donc les formes les plus anciennes d’actions concertées pouvant être
qualifiées d’aménagement : « La mise en valeur des zones humides dictait des
formes collectives d’intervention dans un esprit de développement durable16. »
Les travaux de Jean-Loup Abbé sur les étangs médiévaux du bas Languedoc,
achevés postérieurement à la synthèse de Jean-Marc Moriceau, viennent
confirmer l’ancienneté de cet aménagement et en font mieux connaître les
modalités17.
Dans la continuité de ces travaux, l’objectif des articles qui suivent est de
mieux cerner ce que recouvre ce concept d’aménagement appliqué aux sociétés
rurales de la France méridionale, principalement entre les XVIe et XIXe siècles,
avant que l’aménagement du territoire ne devienne un enjeu politique majeur
après la Seconde Guerre Mondiale et sans que la continuité entre ces formes
d’aménagement puisse être postulée a priori. Il ne pouvait être question de
tracer une typologie exhaustive des aménagements, mais le choix s’est porté
sur des opérations qui concernaient directement l’espace rural et les sociétés
rurales, qu’il s’agisse de travaux de grande envergure – assèchements de zones
humides, irrigation par des canaux – ou de pratiques de micro-aménagement à
l’échelle des terroirs ou de parties de terroirs. L’articulation entre ces échelles
est bien mise en évidence dans le cadre forestier, où Pierre Cornu étudie la
façon dont les ingénieurs des Eaux et Forêts tentent d’appliquer des solutions

15. M ORICEAU (J.-M.), Terres mouvantes. Les campagnes françaises, du féodalisme à la


mondialisation, XIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 2002, p. 25-33 et 54-146.
16. Ibid., p. 92 ; l’aménagement des zones humides occupe les pages 92-99.
17. ABBÉ (J.-L.), À la conquête des étangs. L’aménagement de l’espace en Languedoc méditer-
ranéen (XIIe-XVe siècle), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006.
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globales à des espaces spécifiques à la fin du XIXe siècle. Certes, la limite


entre ce qui concerne directement et indirectement les sociétés rurales n’est pas
forcément nette, comme le montre Raphaël Morera : le drainage des zones
humides au XVIIe siècle est d’abord l’affaire de financiers qui se soucient peu
de l’avis des sociétés locales et entrent fréquemment en conflit avec elles, y
compris avec une partie de leurs élites. La réalisation d’un canal de navigation
– canal des Deux-Mers et canal des étangs en Languedoc, les projets proven-
çaux et comtadins du XVIIIe siècle ayant échoué – perturbe aussi les équilibres
ruraux en fonction d’interventions extérieures.
Dans ces cadres différents, l’aménagement ne peut avoir une signification
unique. Tous les auteurs le soulignent et pas seulement en fonction de l’échelle
spatiale à laquelle se situent les travaux qu’ils étudient. Ainsi les grands
assèchements parviennent-ils à une forme d’aménagement grâce au soutien
juridique et politique de la monarchie et par la mise en œuvre de techniques
relativement homogènes, mais leur succès tient à l’entremise des financiers qui
servent les intérêts de la monarchie et bénéficient en échange d’une forme de
privatisation de vastes espaces pris sur les zones humides. La concession
féodale utilisée pour les canaux aboutit à un résultat similaire. Dans le cas du
canal de Craponne réalisé à la fin du XVIe siècle, des particuliers et les
communautés de l’espace concerné se réapproprient assez rapidement les
ouvrages et permettent ainsi de pérenniser la réussite des aménagements
réalisés, qui restent au début du XXIe siècle des instruments majeurs de la
gestion du territoire : ils ont pu s’adapter aux nouvelles conceptions de
l’aménagement, comme le montre l’approche de longue durée de Marylène
Soma-Bonfillon. D’autres canaux d’irrigation, en Comtat et en Roussillon
notamment, certains d’origine médiévale, pourraient illustrer ce phénomène18.
Toutefois, la cohérence des actions menées à partir de la fin du XVIe siècle,
et rendues plus ambitieuses par l’affermissement du pouvoir monarchique à
partir du règne de Henri IV, ne doit pas être sous-estimée. Mise en relation
avec les opérations urbanistiques de grande envergure, comme celles qui
touchent Aix-en-Provence au milieu du XVIIe siècle et avec la construction de
plusieurs canaux de navigation sur le territoire français (canal de Briare, canal
d’Orléans…), l’ampleur du phénomène apparaît frappante et permet de
mesurer à quel point le XVIIe siècle fut une époque d’entrepreneurs, loin de
l’image renvoyée par des élites sociales qui se contenteraient d’exploiter la
richesse « dormante » des campagnes. L’idée de bien public est alors constam-
ment utilisée : or l’intérêt public est bien au cœur de la genèse du concept
d’aménagement appliqué aux territoires.
La réappropriation de formes anciennes, accompagnée de lentes transforma-
tions, constitue un aspect plus modeste mais essentiel dans les procédures de

18. AUBRIOT (S.), JOLLY (G.), coord., Histoires d’une eau partagée. Irrigation et droits d’eau du
Moyen Âge à nos jours, Provence, Alpes, Pyrénées, Aix-en-Provence, Publications de l’université
de Provence, 2002.
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transformation de l’espace. S’agit-il d’aménagement ? Bruno Jaudon et Sylvain


Olivier, sans refuser a priori le terme, préfèrent mettre en avant le rôle des
compoix languedociens dans la régulation des terroirs pour des aspects aussi
essentiels de la vie rurale que la gestion de l’élevage, de l’eau, des défriche-
ments, et pour la définition des limites entre communautés ou des marges des
territoires. D’autres documents peuvent être mobilisés, comme j’essaie de le
montrer dans un autre article de ce numéro. Mais la distinction entre grands et
micro-aménagements me semble devoir être relativisée dans la mesure où il
existe une gradation des interventions et différentes échelles de « planifica-
tion » : l’aménagement est-il forcément le résultat d’une volonté extérieure,
étatique ou provinciale ? Posée ainsi, la question occulte un aspect fondamental
des processus d’aménagement : la rencontre entre les grands aménagements
planifiés et leur réappropriation par les sociétés locales, dans un cadre commu-
nautaire ou sous la forme d’associations spécifiques. Des recherches restent à
mener pour réconcilier l’histoire économique avec l’histoire de l’espace. Ainsi
les cadastres provençaux pourraient-ils fournir la base d’une étude attentive à
la manière dont les grandes opérations d’aménagement – assèchement des
marais et irrigation de la Crau – servent de support à une réappropriation de
l’espace et à des transformations économiques dans le cadre des communautés.
Les canaux d’irrigation sont les vecteurs d’aménagements multiples qui tradui-
sent les évolutions des configurations sociales à des rythmes variables. Les
micro-aménagements n’obéissent pas à des lois immuables résultant d’un
projet sous-jacent, mais ils ne peuvent être pleinement compris que par la
confrontation avec un regard plus global sur l’espace, qui tient compte par
exemple des exigences de la fiscalité étatique, de la mise en place de grands
équipements (routes, canaux), des échanges économiques et de l’intervention
de groupes sociaux venus de l’extérieur des terroirs concernés.
Cette confrontation permet d’introduire un troisième concept lié à ceux
d’aménagement et d’environnement : l’expertise, dont traitent spécifiquement
deux articles de ce numéro (Patrick Fournier, Pierre Cornu). Lorsqu’on examine
précisément la situation de la période moderne, une ambiguïté est déjà présente
puisque les concessions à des particuliers ou à des associations, qu’elles soient
réelles ou souhaitées, brouillent la frontière entre différentes formes d’expertise
et donc de pouvoir sur l’espace. La maîtrise du territoire par un État incarnant
l’intérêt public ne se manifeste que lentement. Dans l’espace étudié, la situation
est rendue plus complexe par l’autonomie relative de provinces dotées d’États
ou d’assemblées des communautés qui possèdent leurs propres experts chargés
des travaux publics, situation qui se renforce au XVIIIe siècle. La confrontation
et la négociation entre les pouvoirs – État monarchique, pouvoirs provinciaux,
pouvoirs locaux – contribuent à transformer la nature de l’expertise : face aux
experts maîtrisant des techniques sophistiquées et liés à un pouvoir financier
soutenu par les pouvoirs supérieurs, l’expertise locale, émanant de groupes au
sein des usagers de l’espace, est toujours capable de se faire entendre, même si
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elle est placée dans une situation de dépendance croissante par rapport à cette
expertise globalisante.
Alors que s’affirme au XIXe siècle un discours rationaliste et techniciste,
dans un État nettement plus centralisé dont le dispositif législatif de gestion de
l’espace s’est étoffé et qui accorde aux ingénieurs un rôle croissant, l’affronte-
ment entre l’expertise globalisante de ces derniers et les usages des « paysans »
semble s’inscrire dans la continuité de conflits anciens. Cependant, l’exemple
des forêts ardéchoises étudié par Pierre Cornu entre 1860 et 1910 rend compte
au contraire d’une rupture. En effet, de la confrontation entre des principes
universels de gestion forestière et les formes de résistance locale à leur mise en
œuvre – résistance liée à la fois à la difficile définition de la forêt ardéchoise et
aux refus des populations de se plier à des changements brutaux de leurs
pratiques de l’espace – naît un nouveau savoir qui est celui des ingénieurs de
terrain ou plutôt sur le terrain.
La leçon de cette longue genèse de l’aménagement de l’espace et de l’exper-
tise technique ramène donc à l’environnement. Aménager concrètement
l’espace, c’est immanquablement faire naître de nouveaux savoirs, de
nouvelles formes de rationalité qui doivent tenir compte de la complexité des
usages locaux et de l’organisation sociale. Et ces nouveaux savoirs contribuent
à leur tour à la transformation des usages de l’espace par les compromis qu’ils
obligent tous les acteurs sociaux à élaborer. Il est légitime de considérer que
ces questions environnementales ont toujours existé car il fallut constamment
gérer l’utilisation et le partage des ressources. Cependant, le développement
d’une pensée concertée de l’aménagement, qui ne définit plus seulement des
droits sur l’espace, mais des modalités jugées pertinentes de sa transformation,
fait apparaître progressivement un nouveau regard qui porte en germe le
concept d’environnement. Bien avant que celui-ci ne soit formulé et assumé
dans le dernier tiers du XXe siècle – s’y opposaient auparavant la parcellisation
des domaines du savoir et la difficulté de l’État à assumer ses propres limites –,
les discours et les pratiques de l’expertise avaient commencé à prendre en
charge la nécessaire requalification sociale et culturelle des savoirs techniques
à l’œuvre dans les opérations d’aménagement ou de régulation de l’espace.

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