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Valerio Coladonato
Genre et formes d’hégémonie dans les
études sur les stars
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Référence électronique
Valerio Coladonato, « Genre et formes d’hégémonie dans les études sur les stars », Genre, sexualité & société
[En ligne], 13 | printemps 2015, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 06 septembre 2015. URL : http://
gss.revues.org/3570 ; DOI : 10.4000/gss.3570
Éditeur : IRIS-EHESS
http://gss.revues.org
http://www.revues.org
Valerio Coladonato
Elle prend comme exemple plusieurs films produits à Hollywood entre 1944 et 1946,
dont les protagonistes sont d’anciens combattants de la deuxième guerre mondiale. Ces
héros masculins sont marqués par des mutilations corporelles qui remettent en cause leur
identification à une position dominante. Par conséquent toute la « réalité » sociale partagée
à laquelle ils appartenaient semble se désintégrer. Ces analyses montrent que l’identification
est le résultat d’une articulation de différents éléments (notamment, des fantasmes sur le
corps masculin qui lient « inviolabilité », puissance physique et domination) et qu’elle peut
donc être défaite (Silverman, 52-121). Bien que le livre de Silverman ne se penche pas sur
le fonctionnement du star-système, il nous offre un modèle théorique qui lie explicitement
l’identification cinématographique, la construction de l’hégémonie, et les questions de genre.
Mais la limite de ce travail est qu’il envisage seulement la défaite potentielle de l’identification
qui soutient l’hégémonie actuelle, plutôt que de traiter de possibilités identificatoires
permettant de construire une hégémonie alternative.
18 José Esteban Muñoz a également pris en considération les possibilités d’échec de
l’identification normative. Dans son livre « Disidentifications », à partir de certaines
performances culturelles des sujets queer et non-blancs, il théorise la « dés-identification »
comme « une stratégie de survie que le sujet minoritaire applique afin de négocier sa place
dans une sphère publique phobique » [ma traduction]16. (Muñoz, 1999, 4). Sa perspective se
centre sur les possibilités de s’identifier à une image qui articule des connotations idéologiques
ambivalentes. Ici, l’influence des théories queer est particulièrement évidente. On constate
plusieurs affinités avec la pensée de Judith Butler, qui montre dans « La Vie psychique
du pouvoir » (Butler, 1997) la nécessité pour chaque sujet d’être reconnu dans l’ordre
social et symbolique : l’accès aux normes établies par l’idéologie dominante est donc, d’une
certaine façon, nécessaire pour la formation de la subjectivité. Cependant, selon Butler,
l’identification n’est jamais une simple reproduction du modèle originel puisque dans sa
constante répétition, la norme est soumise à la possibilité d’être subvertie. Cette tension entre
les modèles « matériellement prescriptives » que circulent dans une culture et les nouvelles
possibilités qui s’ouvrent grâce à une identification non normative est l’élément central saisi
par l’approche théorique de Muñoz (1999, 30).
19 Parmi les exemples choisis dans son livre, on trouve l’essai de l’écrivain James Baldwin
intitulé The Devils Finds Work (Baldwin, 1976). Il s’agit d’une sorte de journal intime de
ses expériences en tant que spectateur queer et afro-américain face à un cinéma dominé par
les blancs. Ne se reconnaissant pas dans les corps brutalisés de ces films qui légitiment les
divisions raciales aux États-Unis, tels que Naissance d’une Nation (Birth of a Nation, David
W. Griffith, 1915), Baldwin repère une image qui lui parle de façon inattendue dans le visage
de l’actrice Bette Davis. Il s’approprie un signe particulier – les « yeux de grenouille »17 qui
ne correspondent pas aux critères de beauté imposés par Hollywood – pour percevoir dans
la star une étrangeté similaire à celle qu’il ressent. Évidemment, il ne s’agit pas de voir dans
cette anecdote une méconnaissance des différentes oppressions auxquelles Baldwin et Davis
étaient soumis. Néanmoins, l’exemple est pertinent parce qu’il montre que « la règle d’une
seule identité pour chaque corps » [ma traduction]18 peut être remise en question (Gaines, 2001,
34). Selon Muñoz, ce type d’identification revêt une importance politique car elle ouvre une
voie différente qui n’est ni une acceptation de l’idéologie dominante, ni une échappée utopique
aveugle aux contraintes matérielles des sujets subalternes : « la dés-identification n’est ni une
volonté ni un strict refus d’assimilation à une telle structure, mais plutôt une stratégie qui
travaille sur et contre l’idéologie dominante » [ma traduction]19 (Muñoz, 1999, 11). Les cross-
identifications dont il parle, dès lors, donnent à voir les éléments contradictoires et hétérogènes
qui composent une hégémonie et ouvrent des possibilités stratégiques pour une combinaison
différente de ces éléments. Alors que chez Silverman l’hégémonie s’appuie sur un processus
d’identification inconscient, les écrits de Muñoz permettent de poser la question du lien entre
identification, conscience et hégémonie. L’identification n’est évidemment pas réductible à
une question de choix ; c’est l’idéologie dominante qui fournit les conditions structurelles
des fantasmes identificatoires. La conscience réflexive de l’identification produit toutefois des
effets : certaines identifications peuvent être intensifiées là où d’autres peuvent êtres atténuées.
24 C’est aussi en guise de « protestation désespérée » [ma traduction] (Hansen, 1991, 249) contre
le rôle subalterne qui leur avait été traditionnellement assigné que les spectatrices font naître
le culte de Valentino. L’industrie cinématographique, délaissant temporairement l’idéologie
patriarcale, se met à nourrir la popularité de cette star afin d’en tirer un maximum de profit à
court terme. Mais la circulation, à grande échelle, d’une image d’homme aux traits exotiques
et ouvertement féminins provoque bientôt un tollé (Bertellini, 2005). L’identité de Valentino
était également perçue comme troublante parce qu’elle semblait fabriquée par les femmes –
une projection de leur désir d’affirmation ainsi que de la reconnaissance du plaisir sexuel :
« À partir de sa découverte par June Mathis, la scénariste qui lui procura son rôle dans Les
Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, Valentino fut perçu comme une création des, pour, et par
les femmes »21 [ma traduction] (Hansen, 1991, 261). La masculinité incarnée par Valentino, en
effet, n’était pas seulement transgressive parce que conçue pour un désir féminin, mais aussi
parce qu’elle s’éloignait d’un modèle devenu hégémonique depuis peu.
25 La masculinité hégémonique au sein de la société états-unienne traversait une importante
transformation. À partir des dernières décennies du XIXe siècle, les hommes appartenant à la
classe moyenne avaient dû renégocier la légitimité de leur place dominante, d’autant plus que
les changements économiques menaient à davantage de mixité et remettaient en cause leur
statut. Dans « Manliness & Civilization », Gail Bederman (1995) retrace les représentations
culturelles liées à une « crise » de la masculinité telle qu’elle était perçue durant la période
1880-1917. La rigueur morale, l’autodiscipline, le contrôle exercé par l’esprit sur le corps et
l’indépendance économique avaient été les valeurs intrinsèquement masculines définies par
l’idéologie victorienne. Mais suite à une forte bureaucratisation de l’économie états-unienne,
de nombreux hommes se reconvertirent en tant qu’employés. Cette transformation fut perçue
comme une « féminisation » qui engendra, chez les hommes, une « insatisfaction envers les
idéologies de la maîtrise de soi masculine » [ma traduction]22 (Bederman, 1995, 84) et qui se
traduisit entre autres par la popularité croissante des activités physiques et sports d’extérieur.
Les hommes blancs états-uniens essayaient ainsi de se réapproprier, du moins en partie, les
éléments « primitifs » et « instinctuels » qui avaient été jusque-là attribués exclusivement aux
femmes et aux sujets racisé-e-s (Bederman, 1995, 77-120). La puissance physique et un corps
athlétique et musclé devinrent, par conséquent, le nouveau signe visible de la « supériorité »
de l’homme blanc de classe moyenne par rapport aux autres groupes sociaux.
26 C’est justement ce dernier modèle que Valentino remit en cause. Il faut rappeler, par exemple,
l’importance de ses capacités de danseur de tango dans la naissance de sa renommée : selon
Gaylyn Studlar, en engageant son corps athlétique dans une activité de loisir – non liée au
renforcement de la masculinité – Valentino mélangea des éléments du féminin et du masculin
et « fragilisa le ‘‘culte du corps’’ à la base de l’idéal masculin » [ma traduction]23 (Studlar,
1993, 34). Les danses dites exotiques récemment importées, comme le tango, permettaient une
nouvelle proximité physique entre hommes et femmes, une nouvelle façon de faire la cour. Le
tango devint alors un moyen pour les femmes de l’époque d’exprimer leur recherche active
du plaisir : cette danse « offrait une surprenante transformation des normes de genre à travers
des configurations androgynes du corps masculin et une inversion des rôles sexuels » [ma
traduction]24 (Studlar, 1993, 33).
27 Si l’on considère un film qui a contribué à faire de l’acteur d’origine italienne un mythe, comme
Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (The Four Horsemen of the Apocalypse, réalisé par Rex
Ingram, 1921), cet aspect troublant des catégories de genre devient évident. Dans la trajectoire
narrative, le personnage joué par Valentino accepte progressivement une série de qualités
centrales pour l’homme américain. Caractérisé initialement comme un latin lover par le film, le
protagoniste accepte ensuite une union monogame ; et avec son entrée dans l’armée, il renonce
à la recherche du plaisir individuel à la faveur d’un idéal patriotique. La mise en scène et la
promotion du film, en revanche, soulignent d’autres éléments. « [m]algré le récit complexe
du film, centré sur la famille, la plupart des publicités ciblait ce qui était considéré comme la
principale attraction du box office » [ma traduction]25, c’est à dire le tango (Studlar, 1993, 28).
Et dans la célèbre séquence de présentation du protagoniste Julio, la construction du champ-
contrechamp entre lui et sa partenaire de danse prend des traits bien particuliers. Le visage de
Julio reçoit un éclairage diffus, ce qui était généralement réservé aux stars féminines ; de plus,
la danseuse répond au regard pénétrant de Valentino, cette expression de désir la mettant en
relation avec la spectatrice du film. Hansen écrit que « les films de Valentino subvertissent la
hiérarchie classique de domination dans les rôles sexuels en dissolvant les dichotomies entre
sujet et objet dans une réciprocité érotique. »26 [ma traduction] (Hansen, 1991, 287)
28 Dans l’élaboration du modèle du film « classique », l’industrie hollywoodienne utilise des
stratégies de représentation qui endiguent le plaisir féminin et en limitent fortement les
options. Ce processus s’insère dans une plus vaste tentative de créer un public de masse, dans
lequel les différences sociales, ethniques et communautaires n’influencent pas l’expérience
de visionnage des films (Hansen, 1991, 90-125) : le spectateur idéal du film « classique »
a une expérience individuelle et « privée » du monde imaginaire, à la différence du cinéma
des premiers temps qui prévoyait une expérience collective plus proche d’autres formes de
spectacle comme le vaudeville ou le théâtre populaire. L’avènement de ce nouveau système de
représentation hégémonique implique aussi que le film s’adresse prioritairement à une position
spectatorielle masculine hétérosexuelle : Hansen souligne le paradoxe qui consiste « d’une
part, en l’importance croissante des femmes pour l’industrie du cinéma en tant qu’admiratrices
et consommatrices et, d’autre part, en l’imposition systématique, au niveau textuel, de formes
de la subjectivité masculine, d’une chorégraphie patriarcale de la vision » [ma traduction]27
(Hansen, 1991, 121). Le culte de Valentino provient de ce conflit, et il nous montre que
l’emprise du regard masculin sur le cinéma hollywoodien n’est pas déterminé à l’avance : il
est l’issue d’une bataille culturelle.
29 Même si dans son livre Hansen n’utilise le terme « hégémonie » que dans un sens large (en
l’associant à l’influence croissante des formes de représentation du cinéma hollywoodien),
son analyse repose sur une conception des rapports entre publics et stars comme champ de
bataille dont l’enjeu est la naturalisation ou la contestation du patriarcat et du capitalisme. Il
y a, me semble-t-il, deux aspects centraux que cette perspective permet de saisir autour du
culte de Valentino. Premièrement, comme nous l’avons déjà remarqué, il s’agit d’une forme de
contestation d’un modèle de masculinité hégémonique qui venait de s’installer au début du XXe
siècle : c’est l’une des premières analyses à retracer la transformation historique des identités
masculines au cinéma. En outre, en discutant la manière dont le système de représentation
du cinéma « classique » adopte une subjectivité particulière comme cible idéale, Hansen met
l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une réaction défensive contre les avancées obtenues par les
femmes (Hansen, 1991, 122). Les composantes formelles du cinéma classique et la place
privilégiée du regard masculin sont liées, dans cette lecture, à une lutte concrète entre différents
acteurs sociaux.
ensemble d’éléments flottants et la possibilité de leur articulation aux camps opposés » (Laclau
et Mouffe, 2009, 246).
31 Le débat sur le signifié politique de cette popstar inclut des acteurs très différents, parmi
lesquels des intellectuels appartenant aux mouvements féministes et antiracistes ; des
commentateurs culturels qui écrivent dans des revues spécialisées ; des opérateurs de
l’industrie du spectacle ; des bloggers et activistes web ; des fans ; et Beyoncé elle-même29.
On trouve ici un cas concret de la variété des acteurs qui participent à la définition du sens
commun : cet exercice herméneutique collectif a lieu à différents niveaux de systématicité et
de spécialisation intellectuelle, selon des alliances qui ne sont pas déterminées par des facteurs
identitaires.
32 Des observateurs défendant par ailleurs des positions politiques opposées se rejoignent
paradoxalement sur une même conception des médias et de la célébrité comme vecteur de
domination et d’influence négative. D’un côté se situe Bill O’Reilly, journaliste conservateur
préoccupé par l’hyper-sexualisation de Beyoncé qu’il voit comme la cause potentielle de
grossesses non désirées chez ses fans adolescentes – même si les paroles de ses chansons
placent toujours l’activité sexuelle au sein d’une union monogame. De l’autre se trouve bell
hooks, intellectuelle engagée dans le féminisme et l’antiracisme, pour qui « une partie de
Beyoncé est, en effet, anti-féministe – terroriste – notamment en ce qui concerne son impact
sur les jeunes filles. » (citée dans Berlatsky, 2014). À contrario, d’autres voix mettent l’accent
sur l’autodétermination sexuelle de la popstar. Ses performances de chant et de danse, ainsi
que ses vidéos, rompent avec la « rhétorique de la respectabilité » – c’est à dire l’idée qu’une
femme noire ne puisse accéder à une position de classe privilégiée qu’à condition de se
distancier de façon active des stéréotypes négatifs sur sa sexualité, « dans une société où les
corps noirs sont toujours marqués comme déviants » [ma traduction]30 (Durham, 2012, 37).
La revendication de Beyoncé, qui ose être fière à la fois de son corps sexualisé et de son statut
social, est donc mise en relation avec une histoire concrète et particulière, retravaillée par les
images du genre musical hip hop. Dans le contexte états-unien qui est le sien, Beyoncé est
perçue comme une artiste qui a un certain niveau d’engagement politique : elle fait partie
d’une « tradition d’expression musicale de malaise politique et personnel par des femmes
noires » [ma traduction] (Brooks, 2006).
33 Mais si le phénomène est observé à une échelle globale, on note que l’auto-identification
de Beyoncé au féminisme présente de profondes ambivalences. Selon l’hypothèse de Nancy
Fraser, le néoliberalisme est en train d’intégrer certains idéaux féministes dans une perspective
individualiste qui n’est pas incompatible avec la logique du marché (Fraser, 2009). Le
féminisme de Beyoncé s’inscrit-il dans ce cadre ? Dans l’hégémonie néolibérale, on assiste à
l’émergence d’une « politique néo-libérale d’ « égalité » – une forme d’égalité épurée, non-
redistributive, conçue pour la consommation mondiale au XXIe siècle et compatible seulement
avec une redistribution continue des ressources vers le haut » [ma traduction]31 (Duggan,
2003, xii). Dans cette perspective, l’engagement politique de la popstar est décidemment sujet
à controverse, puisque la demande d’égalité formulée ne se concentre jamais directement
sur des formes de redistribution. La position de domination de l’industrie par une célébrité
noire et féministe est un événement remarquable, à forte valeur symbolique. Le succès de
célébrités issues de groupes sociaux subalternes n’a toutefois un effet de propagation qu’à
la condition que celui-ci remette en cause les facteurs structurels de l’oppression. Ainsi,
au sujet d’une dynamique similaire, à savoir le succès des joueurs de basket noirs aux
États-Unis, Raewyn Connell soutient que « la célébrité et la richesse des stars individuelles
n’ont pas d’effets en cascade ; elles ne confèrent aucune autorité sociale aux hommes noirs
dans leur ensemble » (Connell, 2014, 79). Comme beaucoup de célébrités contemporaines,
Beyoncé légitime une forme de subjectivité qui met l’accent sur la valeur de l’individu, de
l’autodiscipline, de la compétitivité (Rojek, 2001), aspects qui entrent en conflit avec les
projets d’émancipation collective caractéristiques des mouvements féministes.
34 Il existe une autre convergence entre le rôle médiatique des célébrités contemporaines et
l’hégémonie néolibérale : nous pouvons la mettre en relief en comparant les modalités de
production et de promotion du star-système à l’époque de Rudolph Valentino et à notre
Conclusion
36 En quoi le concept d’hégémonie permet-il de mieux comprendre les rapports entre les stars et
leur public ? En ce qu’il désigne un processus de naturalisation de l’ordre social, le concept
d’hégémonie permet de penser le culte des stars comme un lieu où se joue la légitimité, entre
autres, du capitalisme et du patriarcat. Cette légitimité des idéologies est envisagée comme
un terrain de lutte ; par conséquent, les changements historiques des modèles incarnés par les
stars sont considérés en fonction de ce conflit, et des valeurs promues par les acteurs sociaux
qui, à une époque donnée, s’opposent.
37 Tout d’abord, grâce au concept d’hégémonie nous pouvons éviter l’écueil d’une vision
unidirectionnelle que suppose la domination du public par l’industrie. Même lorsque le codage
de l’image d’une star promue par l’industrie présente une forte adéquation avec l’idéologie
dominante, l’efficacité de l’interpellation des spectateurs et spectatrices n’est jamais garantie.
Si la fonction d’une star consiste à articuler ensemble des valeurs auparavant inconciliables
(par exemple individualisme/féminisme dans le cas de Beyoncé ; athlétisme/érotisation du
corps masculin dans le cas de Valentino), cette chaîne de signification peut être désarticulée
par le processus de réception. La lecture oppositionnelle (Hall, 2008, 183) d’une star produit
un décodage qui remet en cause l’idéologie dominante, sans que cela empêche nécessairement
un attachement et une identification avec la star en question.
38 Deuxièmement, si l’on reconnait que, selon les périodes, les stars incarnent diverses formes
de subjectivité, le concept d’hégémonie permet de formuler une hypothèse sur le lien entre
changements sociaux et produits médiatiques : le star-système joue un rôle pédagogique
puisqu’il facilite l’adaptation à de nouvelles formes de la subjectivité, ainsi que leur
reconnaissance publique. Les stars proposent des modèles de genre légitimes adaptés aux
différentes phases du capitalisme : quand une certaine conception de la masculinité ou
de la féminité n’est plus fonctionnelle, de nouvelles configurations viennent la remplacer.
Dans le même temps, il est possible que ce travail de légitimation soit rendu inefficace par
des contradictions irréconciliables. La popularité d’une star peut aussi surgir d’un conflit
exceptionnel entre les intérêts du patriarcat et ceux du capitalisme : comme nous l’avons vu
par rapport à Rudolph Valentino, l’inclusion des femmes dans le public aide l’expansion de
l’industrie cinématographique, mais elle mène à une crise temporaire du lien entre plaisir
sexuel, masculinité et pouvoir. En outre, les éléments contradictoires qui composent l’image
d’une star sont lus différemment selon le cadre de référence (par exemple, la valeur politique
de Beyoncé est interprétée différemment si l’accent est mis sur le conflit racial ou sur
l’idéologie néolibérale). Puisque la construction d’une hégémonie prévoit la composition d’un
bloc historique hétérogène qui s’organise autour d’une idéologie – elle aussi marquée par des
tensions internes – il ne sera jamais possible de « fixer » une interprétation politique univoque
d’une star.
39 Enfin, dans les recherches évoquées ici le concept d’hégémonie est toujours mobilisé pour
qualifier négativement une situation. Or ce concept peut aussi avoir une visée stratégique,
orientée vers un projet politique et culturel émancipatoire (Laclau et Mouffe, 2009). Dans
cette perspective, il ne s’agit plus seulement de détruire l’hégémonie actuelle ; il s’agit
également d’en construire une nouvelle, différente. Les formes de subversion ou de résistance
à l’hégémonie actuelle qui traverse l’identification aux stars sont-elles condamnées à rester
isolées ? Ou peuvent-elle s’organiser et participer à la formation d’une hégémonie future, dans
le cadre d’un projet politique d’émancipation ? Ces questions de recherche n’ont pas encore
été posées en tant que telles dans le domaine des études sur les stars.
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Notes
1 Je remercie les évaluateurs/trices anonymes pour leurs observations et remarques qui m’ont permis
d’améliorer ce texte.
2 « I am. This is my life, today, over the years – through my eyes ». La traduction de cette citation et
des suivantes est de moi-même. La page Tumblr fait maintenant partie du site http://iam.beyonce.com/ ;
ceci a été publié le 4 avril 2012.
3 « Take a moment and think about your reaction when you first saw these photos. Were you a) pissed ;
b) jealous ; or c) just wanted to join the party ? ».
4 « [T]he organisation of consent ».
5 « [T]he ways in which “popular” knowledge and culture developed in such a way as to secure the
participation of the masses in the project of the ruling bloc ».
6 « [A]ny attempt to make a difference was doomed to be assimilated and to validate the system ».
7 « Much of the interest of Hollywood lies in this process of contradiction and its “management” and
those moments when hegemony is not, or is only uneasily, secured ». Le passage se trouve à la page 3
de l'édition originale (1979) ; il n'est pas présent dans l'édition française du livre.
8 « [A]ffinity with Gramscian Marxism ».
9 Nous utilisons ici la traduction français disponible sur http://www.debordements.fr/spip.php ?
article25. Une traduction partielle est parue dans VINCENDEAU Ginette, REYNAUD Bérénice (dir.),
CinémAction, « Vingt ans de théories féministes sur le cinéma », 57, 1993.
10 « Identification can only be made through recognition, and all recognition is itself an implicit
confirmation of the ideology of status quo. The institutional sanction of stars as ego ideals establishes
normative figures, authenticates gender norms. Here we are left with a question that is unerringly
political. Identification enforces a collapse of the subject onto the normative, a compulsion for sameness,
which, under patriarchy, demands critique ».
11 « Denial of difference ».
12 Il est possible de dépasser cette vision au sein même d’une réflexion sur la spectatorship (« condition
spectatorielle »), sans nécessairement convoquer les études empiriques auprès des publics effectifs du
cinéma. Cette réflexion sur la condition spectatorielle repose sur l’analyse des identifications sollicitées
par le « texte » cinématographique. L’ethnographie des publics constitue une autre branche importante
des recherches sur les stars, que nous laissons ici de côté. Nous renvoyons à titre d'exemple à deux travaux
centrés sur les questions de genre : Dyer, 2004b ; Stacey, 1994. À propos des articulations entre cultural
studies et gender studies en études cinématographiques, voir Sellier, 1998.
13 « Dominant fiction ».
Référence électronique
Valerio Coladonato, « Genre et formes d’hégémonie dans les études sur les stars », Genre, sexualité &
société [En ligne], 13 | printemps 2015, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 06 septembre 2015.
URL : http://gss.revues.org/3570 ; DOI : 10.4000/gss.3570
À propos de l’auteur
Valerio Coladonato
Docteur en Études cinématographiques
Département d’Histoire de l’Art et du Spectacle, Université de Rome « La Sapienza »
valerio.coladonato@gmail.com
Droits d’auteur
© Tous droits réservés
Résumés
L’article montre l’utilité du concept d’hégémonie pour saisir les enjeux politiques qui
traversent le culte des stars, en mettant l’accent sur les questions de genre. L’usage de ce
concept dans le domaine des études sur les stars intervient dans trois types de questionnements
1. Quelle est la valeur politique de l’identification aux stars ? 2. Quel est le lien entre les
transformations socio-économiques et l’évolution des modèles de genre incarnés par les stars ?
3. Comment définir le signifié principal d’une star ? L’utilité du concept d’hégémonie est
d’abord démontrée à travers la lecture critique de modélisations théoriques du lien entre
identification cinématographique et rapports de pouvoir. La démonstration est prolongée par
deux études de cas : le culte de l’acteur Rudolph Valentino et la signification politique de
Beyoncé.
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