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Écrivains-scientifiques entre Europe et Amérique latine : le cas de Lugones et

Quiroga

Magdalena Bournot

Lors de son célèbre essai, “El escritor argentino y la tradición”, Jorge Luís Borges fait
référence à la position-limite ou de frontière qu’habite la littérature argentine par
rapport à celle de l’Europe : l’écrivain argentin est orphelin au même temps qu’il
intègre cette tradition ; et c’est précisément parce qu’il se trouve dans cette marginalité
qu’il a, non seulement l’opportunité, mais surtout l’obligation, de jouer avec ses
référents. Au delà des enjeux qui meuvent Borges à soutenir cette thèse –enjeux
politiques, culturels–, nous pouvons lui accorder le privilège de l’évidence. Ne
trouvons-nous une situation pareille dans la plus grande partie de la production littéraire
de l’Amérique latine? La langue inscrit ces traditions dans les marges de la littérature
portugaise et espagnole, tandis que leur contexte revendique autonomie et caractère. En
quête de leur auto-affirmation, les littératures latino-américaines, viseront à brûler les
ponts qui les rattachent à leurs respectives métropoles pour établir un rapport non pas
avec l’Espagne ou le Portugal, mais avec l’ensemble de culture européenne. La tension
entre l’héritage et la naissance des identités va se manifester dans un intérêt actif et
persistent envers les événements culturels et politiques du vieux continent, ainsi que
dans les voyages quasi obligatoires des intellectuels en Europe. Nous pouvons
considérer cette réalité comme une évidence des origines globales de la littérature
latino-américaine ; autrement dit, la littérature de l’Amerique latine est en essence une
littérature mondialisée et mondialisante.

Par la suite, nous viserons à illustrer brièvement cette idée moyennant un cas
spécifique : la présence du discours scientifique dans l’œuvre de Leopoldo Lugones e
Horácio Quiroga, maîtres à juste titre, de la narration brève du Rio de la Plata. Ses
contes, souvent aussi différents dans ses thématiques et son style, partagent une
interrogation profonde du fantastique qui implique simultanément une question autour
de l’élément scientifique dans le texte littéraire.

Pour quoi nous servons-nous d’un terme aussi vague que ‘élément scientifique’ au lieu
de parler tout simplement de science-fiction ? D’abord parce que celui-ci est un genre

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complexe et difficile à définir que la théorie littéraire à du mal à décrire. Selon le travail
tout aussi récent que complet de Fernando Angel Moreno, la science-fiction, serait un
« Género de ficción proyectiva basado en elementos no sobrenaturales »1. Comme
d’autres théoriciens de ce genre, Moreno, met l’accent sur la qualité futuro-centrique du
Sci-fi. Ce n’est que rarement que nous trouvons un élément prospectif dans les contes
des auteurs qui nous intéressent : tout au plus, nous pourrions souligner quelques
exemples qui s’accorderaient à la définition de Moreno, tels que « El hombre artificial »
de Horacio Quiroga.
Or, si la conjonction la plus évidente entre fantastique et scientifique ne nous
paraît pas pertinente dans notre étude, comment pouvons-nous aborder cette question ?
Noé Jitrik soutient que les produits du positivisme dans la littérature rioplatense
cohabitent malgré leur diversité : « naturalismo en literatura, al principio, psiquiatría,
sociología, espiritismo, fantaciencia, literatura fantástica, constituyen el clima en los
medios cultos tanto como populares »2. Certainement, la science apparaît de plusieurs
manières dans les textes de Lugones et Quiroga. Toutefois, dans notre approche, nous
allons privilégier un point de vue qui tient à l’étrange tel que ce concept est développé
par Todorov3 dans son œuvre de référence sur la littérature fantastique, à savoir, dans un
monde merveilleux, ce qui se présente comme improbable sans être impossible.
Gaspar Pío del Corro a interrogé la notion du fantastique dans les contes de
Lugones pour soutenir que « Las leyes naturales pueden ser una cosa, y la experiencia
de la naturalidad puede ser otra »4. C’est-à-dire, plusieurs phénomènes réels peuvent
avoir une explication scientifique qui, aux yeux du lecteur, se présente plutôt du côté du
fantastique.
Certains contes de Quiroga manifestent cette question de manière claire. Ainsi,
dans « El almohadón de plumas », le narrateur nous raconte l’histoire d’une femme qui,
après trois mois de mariage, commence à s’amincir et pâlir violemment. La faiblesse et
les hallucinations l’attachent au lit jusqu’à ce que la mort lui arrive. C’est alors que son
mari découvrira, à l’intérieur de l’oreiller de sa femme, « un animal monstruoso »5 qui

                                                                                                               
1  Fernando  Ángel  Moreno:  Teoría  de  la  literatura  de  ciencia  ficción:  Poética  y  retórica  de  lo  
prospectivo,  Vitoria:  Portal  Editions,  2010,  pag.107  
2  cit.  en  Dario  Puccini:  “Horacio  Quiroga  y  la  ciencia”,  en  Horacio  Quiroga:  Todos  los  cuentos,  
Madrid:  ALLCA,  1996,  p.1342  
3  Tzvetan  Todorov:  Introduction  à  la  littérature  fantastique,  Paris:  Editions  du  Seuil  DL,  1976  
4  Gaspar  Pío  Del  Corro:  Lugones,  Córdoba:  Ediciones  del  copista,  2005,  p.128  
5  Horacio  Quiroga:  Cuentos  de  amor,  de  locura  y  de  muerte,  Buenos  Aires:  Losada,  1981,  p.58  

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se nourrissait du sang et de la vie de la défunte. En guise de conclusion, le narrateur
renversera l’effet fantastique, tout en ouvrant la narration à l’étrange. D’après ses mots :
« Estos parásitos de las aves, diminutos en el medio habitual, llegan a adquirir en ciertas
condiciones proporciones enormes. La sangre humana parece serles particularmente
favorable y no es raro hallarlo en los almohadones de pluma »6. Par un style propre au
botaniste, le côté sinistre de l’histoire emporte le lecteur. Celui-ci demeure terrorisé par
la possibilité du fantastique de s’approprier du réel. Dans ce contexte, le discours
scientifique –pour le lecteur identifié au discours réel et réaliste–, devient plus
fantastique que celui proposé par la littérature. Grâce à cet exemple, nous voyons la
différence entre la définition que nous proposions du Sci-Fi par rapport aux narrations
qui nous intéressent : ni Lugones ni Quiroga ne visent pas, à imaginer le futur par
moyen de la science, mais tout au contraire ils s’efforcent à dévoiler tout ce qu’il y a de
bizarre et d’étrange dans le réel.
Lorsque nous transcendons le texte pour appréhender ce fait littéraire dans son
contexte, nous voyons que celui-ci pourrait être lu comme une expression de la
fascination pour la science, aussi bien qu’un réflex d’un savoir en crise. Comme en
Europe, cette crise du savoir fut vécue par les cercles intellectuels argentins qui
suivirent avec intérêt et implication les nouvelles découvertes qui eurent lieu de l’autre
côté de l’Atlantique.
Théories comme celle de l’origine des espèces de Darwin ou celle de la relativité
d’Einstein, interrogent les frontières entre le réel et le fantastique telle qu’elles
pouvaient être tracées chez le publique : ma réalité quotidienne pourrait ne pas être telle
que je la perçois. Suite aux nombreux développements scientifiques, le XIXe siècle a
connu non seulement des grands progrès technologiques, mais aussi un stimulus
littéraire visible autant dans le thématique que dans le formel, ainsi qu’un intérêt
croissant pour la science de la part de l’intellectualité. Les « curieux », les inventeurs et
les collectionneurs se multiplièrent jusqu’à ce qu’ils se professionnalisèrent vers la fin
du XIXe siècle. Lugones et Quiroga, grâce aux voyages en Europe qu’ils firent, mais
aussi grâce à ses lectures, habitent ce climat intellectuel – ambiance qui, en même
temps, se transparente dans ces écrits. D’autant plus qu’ils s’inscrivent dans ce climat
par le biais et de ses œuvres et de ses biographies, en tant qu’ils suivent des modèles
d’approche à la science populaires à l’époque.

                                                                                                               
6  Ibíd.  p.59  

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Lugones était un humaniste : un homme à un énorme éventail d’intérêts parmi
lesquels il faudrait faire mention à la science. Malgré qu’il ne fut pas aussi centrale dans
sa production que la littérature, la science constitua un foyer d’intérêt tout au long de sa
carrière : autodidacte, il écrira plusieurs traités qu’il divulguera lors de conférences et
colloques en Europe et à l’Argentine. Lors d’un congrès il arrivera même à connaître
Einstein – de l’effet produit par cette rencontre naîtra l’un de ces traités les plus
importants : El tamaño del espacio. Cependant, il faudrait ajouter à cet intérêt pour la
science de l’époque, une passion pour les sciences occultes, peut-être à la base de son
approche à la science moyennant un style littéraire, voire une tendance à littérariser la
science. (v. « La fuerza es extraña »)
Du côté de Quiroga, nous ne trouvons pas un seul traité scientifique. Son intérêt
est plutôt celui du curieux et de l’inventeur que celui du scientifique. En effet, la
fascination quiroguienne pour la science est inséparable de la technique et des
inventions ; l’application, donc, de son savoir scientifique s’exprima plutôt dans des
laboratoires de recherche et expérience et dans des inventions folles que dans des essais.
Parmi les plusieurs écrivains du XIXe siècle qui s’intéressèrent à la science,
nous trouvons tout particulièrement la figure d’Edgar Allan Poe, auteur de référence et
pour Quiroga et pour Lugones. L’influence de Poe fut souvent soulignée par eux
mêmes : l’œuvre Edgar Allan Poe in hispanic literature7 en fait une synthèse. En maître
de la narration courte, Poe était lui aussi un curieux. Cette passion pour la science s’est
traduite dans une œuvre scientifico-littéraire telle qu’Eureka, bien qu’elle soit à trouver
dans plusieurs de ses contes. A l’encontre de notre lecture de Lugones et Quiroga,
l’introduction de la science dans l’œuvre littéraire relève aussi d’une perspective
fantastique effleurant toujours l’étrange.
Nous aimerions bien développer les détails de l’influence entretenue par Poe sur
les deux auteurs qui nous intéressent ou, encore, sur la réélaboration de certains thèmes
présents dans l’œuvre de l’écrivain Américain dans des recueils de Quiroga.
Cependant, ces démarches dépasseraient les contraintes proposées à cette intervention.
Disons, pour conclure, que la perméabilité entre ces auteurs et la culture européenne par
le biais de leur intérêt scientifique est le sujet qui nous occupe actuellement.

                                                                                                               
7  John  Eugene  Englekirk:  Edgar  Allan  Poe  in  hispanic  literature,  New  York:  Instituto  de  las  Españas  
en  Estados  Unidos,  1934.  
 

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Bibliografia
DEL CORRO, Gaspar Pío: Lugones, Córdoba: Ediciones del copista, 2005
ENGLEKIRK, John Eugene: Edgar Allan Poe in hispanic literature, New York:
Instituto de las Españas en Estados Unidos, 1934.
LUGONES, Leopoldo: Las fuerzas extrañas, Madrid: Cátedra, Cop. 1996
PUCCINI, Dario: “Horacio Quiroga y la ciencia”, en Horacio Quiroga: Todos los
cuentos, Madrid: ALLCA, 1996, p.1340
QUIROGA, Horacio: Cuentos de amor, de locura y de muerte, Buenos Aires: Losada,
1981
-Quiroga íntimo: Correspondecia. Diario de un viaje a Paris, Madrid: Páginas de
Espuma, cop, 2010
SARLO, Beatriz: “Horacio Quiroga y la hipótesis técnico-científica” en Horacio
Quiroga: Todos los cuentos, Madrid: ALLCA, 1996, p.1274
TODOROV, Tzvetan: Introduction à la littérature fantastique, Paris: Editions du Seuil
DL, 1976

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