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Une Grue Prend son Envol

Par D. G. Laderoute

Le désespoir s’accroche à une armée vaincue comme un voile de fumée.


Doji Hotaru le sentait, aussi tangible que la fumée épaisse et âcre qui viciait l’air du campement
militaire du Clan de la Grue, en provenance d’une myriade de cantines, de forges et de feux de sen-
tinelles. Cela faisait maintenant des heures qu’elle s’y frayait un chemin, suivie par ses gardes et offi-
ciers. Des heures à s’arrêter pour discuter avec des escouades de soldats maussades, les yeux fixés
dans les flammes, les visages fermés et distants, se repassant en boucle le rôle, pourtant insignifiant,
qu’ils avaient joué dans la défaite face aux Lions. À chaque fois, elle avait essayé de leur insuffler une
nouvelle force, et de disperser ce nuage de désespoir. Elle avait parlé aux soldats de la Grue de la
fierté de leurs ancêtres, de leur importance au sein du clan, du caractère éphémère de la défaite, qui
n’était qu’une épreuve permettant de purifier l’armée et de la renforcer, le tout illustré de citations
appropriées du Livre de Sun Tao. Et, à chaque fois qu’elle était partie, les soldats avaient semblé un peu
moins abattus, et le voile de désespoir s’était légèrement dispersé autour d’eux.
J’étais ce vent purificateur…
Mais l’étais-je vraiment ?
Hotaru et sa suite s’approchèrent du groupe de soldats suivant, l’un des derniers. L’un des derniers
sans compter les groupes de guerriers renfrognés et sordides agglutinés au loin autour de différents
feux, en-dehors du campement principal. Et elle ne les comptait pas. Il s’agissait de rōnin. Plusieurs
avaient été recrutés par la Grue en tant que mercenaires.
Hotaru leur jeta à peine un regard. Des chiens sans honneur… et probablement des bandits lors-
qu’ils ne sont pas payés pour se battre. La seule inspiration dont ils ont besoin est l’or de mon clan…
L’or de la Grue. Les réserves s’amenuisaient de jour en jour. Et elle devait le gâcher pour de vul-
gaires brutes, des soldats de fortune. Mais l’armée du Clan de la Grue, qui n’était déjà pas la plus
imposante parmi celles des Clans Majeurs, avait subi de lourdes pertes dans les batailles autour de
Toshi Ranbo, et n’avait pas eu d’autre choix que de recruter des mercenaires. Et cela nécessitait de l’or.
La sculpture, intitulée Une Grue prend son envol, avait été emballée afin d’être livrée aux mar-
chands du Conseil Commerçant Daidoji. Elle avait toujours vu la statue au même endroit, à Kyūden
Doji, dans l’angle d’un couloir. Quelqu’un (elle ne se souvenait plus qui) lui avait dit qu’elle avait été
sculptée par l’un des artistes les plus brillants du Clan de la Grue, à l’époque où le Clan de la Licorne
était revenu à Rokugan, trois siècles auparavant.
Et elle allait quitter le clan, vendue par un décret signé de sa main, pour payer des mercenaires…
Mais les regrets étaient un péché. L’important était son clan. Son peuple et ses sujets ne pouvaient
pas se nourrir d’œuvres d’art, et si cette vente permettait au Clan de la Grue de conserver les fertiles
Plaines d’Osari, elle continuerait ainsi, et sacrifierait jusqu’à la dernière pièce de valeur du clan s’il
le fallait.
Mais qu’en aurait pensé Satsume ?
Hotaru accéléra le pas, et contourna les rōnin, dont elle distinguait les silhouettes près de leur feu
de camp, pour se diriger vers son poste de commandement. Sur son chemin, elle passa, avec sa suite,

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devant une tente médicale entourée de soldats morts sur des civières. Le chant d’un shugenja solitaire
résonna depuis l’intérieur de la tente, mais ses prières ne recouvraient pas les gémissements des bles-
sés qui s’en élevaient. L’écho de la douleur n’était-il finalement pas une bénédiction, quand face à lui
pesait le silence éternel ?
Elle n’avait pas la réponse.
L’herbe qui entourait l’entrée de la tente était devenue plate et boueuse. Quelle quantité de sang
composait cette fange ? Elle pourrait s’arrêter, discuter avec les blessés…
Les regrets sont un péché…
Mais elle continua son chemin.
Le vent purificateur était retombé, et elle avait encore beaucoup à faire.

La suite d’Hotaru se dispersa lorsqu’elle s’approcha de son poste de commandement, constitué


d’une poignée de tentes sur une colline proche du centre du campement. Elle entra seule dans la
tente de commandement, puis s’arrêta net. Un homme s’y trouvait déjà, il l’attendait. Daidoji Netsu :
le général qui avait perdu la bataille de ce jour, pour le plus grand malheur du Clan de la Grue.
Hotaru retira négligemment la veste haori qu’elle portait pour se protéger de la fraîcheur de la nuit.
Elle prit quelques instants pour laisser ses yeux s’habituer à la lumière des lanternes, qui l’éblouissait,
malgré sa faiblesse, en comparaison à l’obscurité de l’extérieur. Daidoji Netsu s’agenouilla face à elle,
tournant le dos à la table sur laquelle une carte représentait la répartition des troupes de la Grue et
du Lion autour de Toshi Ranbo. Lorsque leurs regards se croisèrent enfin, Netsu s’inclina, et posa son
front sur le parquet en bois de cèdre de la tente.
« Levez-vous, Netsu-san », dit Hotaru, « et expliquez-moi ce qui s’est si mal passé aujourd’hui. »
Netsu se redressa, mais il resta à genoux. Il ne portait pas d’armure, juste un kimono bleu et gris,
et il avait placé son daishō sur le sol, à sa gauche, prêt à être dégainé pour défendre son seigneur.
Hotaru remarqua un morceau de papier plié sous le wakizashi.
« J’ai engagé la réserve trop rapidement, Doji-ue », affirma Netsu. « En conséquence, quand la
flanc-garde des Lions est apparue et que nos forces de droite ont défailli, je n’avais plus aucun soutien
à lui apporter. »
Hotaru regardait attentivement la carte sur la table. La situation stratégique à plus grande échelle
autour de Toshi Ranbo qui y était représentée semblait faire de cette bataille perdue un simple détail,
tellement les pièces en bois symbolisant l’ensemble des troupes Lions et Grues étaient nombreuses
par rapport à celles engagées. Néanmoins, en l’emportant ce jour, les Lions avaient forcé le Clan de la
Grue à se retirer d’un village appelé Trois Arbres. Les Lions devaient déjà l’avoir pris et fortifié, ce qui
coupait une nouvelle route vers Toshi Ranbo. Le Clan de la Grue se retrouvait ainsi dans une posi-
tion précaire : il ne restait en effet qu’une seule route vers Toshi Ranbo, qui partait du palais Kyūden
Kyotei de la famille Tsume, vassale des Grues, dans la vallée de Kintani. Elle permettrait de ravitailler
la garnison qui tenait toujours Toshi Ranbo.
Observant toujours la carte, Hotaru demanda  : «  Pourquoi avez-vous engagé la réserve à ce
moment, Daidoji-san ? »
« J’ai décelé une faiblesse au centre de l’armée des Lions », répondit Netsu, « et j’ai voulu l’exploi-
ter. » Hotaru entendit l’homme se déplacer dans son dos. « J’ai failli. Et cet échec est la raison de ce
que j’ai préparé, Doji-ue. »
Elle se retourna et vit que Netsu tenait le papier qui avait été placé sous son wakizashi.

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«  Il s’agit de mon poème funéraire, ma
Dame. Je vais évidemment m’infliger les
trois entailles pour expier cet échec. »
Hotaru accepta le papier mais ne le
déplia pas. Elle se retourna vers la table por-
tant la carte et laissa son regard se promener
sur cette dernière. Netsu était toujours age-
nouillé, et attendait qu’elle accepte son offre
de faire seppuku.
Un long moment passa, durant lequel
seuls les bruits incessants et lointains du
campement de l’armée se faisaient entendre.
L’héritage de la Grue – cédé pour financer
la survie du clan.
N’avons-nous pas payé assez cher ?
Hotaru plaça le poème funéraire, tou-
jours plié, sur le lieu qui représentant les Trois Arbres sur la carte.
Les regrets sont un péché.
« Non », dit-elle, en se retournant vers Netsu. « Je ne vous autorise pas à faire seppuku. » Le visage
de Netsu commença à se durcir sous le choc, mais Hotaru leva la main. « Je ne souhaite pas vous
empêcher de retrouver votre honneur, Netsu-san. En réalité, c’est exactement le contraire. Je voudrais
que vous retrouviez votre honneur en menant notre armée à la victoire à la prochaine bataille. »
« Ma Dame… »
« Vous avez engagé la réserve parce que vous pensiez pouvoir ouvrir une brèche dans les lignes
Lion, n’est-ce pas ? »
« Oui, ma Dame. »
« Vous cherchiez donc une opportunité qui nous aurait fait remporter la bataille. Mais la consé-
quence est que vous n’avez pas pu nous éviter de perdre ce combat, c’est cela ? »
« Je… j’imagine que c’est exact, Doji-ue. »
« Akodo-no-Kami n’a-t-il pas affirmé, dans son grand ouvrage Commandement, que “défendre ne
signifie qu’espérer, quand attaquer signifie l’emporter” ? »
« En effet, ma Dame. »
«  Je préfère un général qui commande mon armée en cherchant à gagner de façon agressive,
Daidoji-san, qu’un commandant qui se bat dans l’unique but de ne pas perdre. »
« Je comprends, Doji-ue. Mais cela ne change rien au fait que j’ai failli, et que je n’ai été à la hauteur
ni de vous, ni de notre clan… »
« J’espère que vous garderez cet échec à l’esprit, et que cela ne se reproduira pas, Daidoji-san. »
Netsu leva quelques instants le regard vers Hotaru, puis s’inclina. « Je ne mérite pas la confiance
que vous m’accordez, ma Dame. Je ferai tout mon possible pour en être digne. »
« Je n’ai aucun doute à ce sujet. » Elle regarda la carte, les yeux posés sur le papier placé à Trois
Arbres. « En attendant, je laisserai votre poème funéraire là où il se trouve. Je vous le rendrai après
votre victoire face aux Lions, lors de la prochaine bataille. »

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Et si vous perdez de nouveau, je lirai votre poème, et vous ferez seppuku, Daidoji-san. Elle ne pro-
nonça pas ces mots, car cela ne servait à rien. Ils savaient tous les deux que le seppuku de Netsu n’avait
été que reporté, et pas annulé.
L’homme ouvrit la bouche pour dire autre chose, mais une agitation soudaine, à l’extérieur de la
tente, le coupa. Des voix s’élevèrent, puis une exclamation, et enfin une silhouette dissimulée sous
une grande cape fonça dans la tente. Netsu se jeta immédiatement sur son katana, mais il s’arrêta net
lorsque l’intrus retira sa capuche.
Hotaru… fixait l’homme en silence.
Debout dans l’entrée, il esquissa un sourire dans sa direction.
« Salutations, ma sœur », déclara Doji Kuwanan. « Je vois que vous ne vous attendiez pas à me voir. »

« Kuwanan », Hotaru lui adressa un grand sourire après avoir congédié Netsu. « Vous êtes vivant ! »
Kuwanan renifla. « À moins que vous ne pensiez que je suis un shiryō venu vous hanter, on dirait
bien que oui, chère sœur ! »
Le sourire d’Hotaru flancha un instant face à la dureté des mots de son frère. Des fantômes…
Satsume était-il venu la hanter ? Était-ce lui qui réduisait à néant ses efforts pour faire traverser au
clan ces temps difficiles ?
C’est idiot, se reprocha-t-elle. Il est bel et bien mort.
«  Tout ce que nous savions  », réussit-elle à répondre, «  est que vous aviez disparu après une
escarmouche à Shirei Mura. Aucun corps n’a été trouvé, mais comme nous n’avions pas de piste, nous
craignions le pire. »
« J’ai été capturé par une bande de rōnin. Heureusement, j’ai réussi à leur échapper. Je me suis
rendu à Kyūden Kakita, où j’ai appris que vous vous trouviez ici. »
Hotaru observa la carte. Enlevé par une bande de rōnin. Tout comme ceux déployés par l’armée de
la Grue… Pourraient-ils être … ?
Elle chassa la pensée de son esprit et regarda de nouveau Kuwanan. « Je remercie les Fortunes que
vous soyez revenu, mon frère. Je suis très heureuse de vous revoir. »
Kuwanan retira sa cape de voyage en paille, la plaça sur un tabouret de camp, puis réchauffa ses
mains sur un braséro rempli de braises rougeoyantes. Il posa son regard sur la carte.
« Notre situation n’est pas très encourageante », finit-il par dire, avant de froncer les sourcils en
apercevant le papier plié sur les Trois Arbres. « De quoi s’agit-il ? »
« Du poème funéraire de Daidoji Netsu-san », expliqua Hotaru. « Il souhaitait faire seppuku, pour
expier notre défaite face aux Lions aujourd’hui. »
« Je vois. Quand cela aura-t-il lieu ? Nous devons être présents. »
« Cela n’aura pas lieu. J’ai refusé. »
Kuwanan lança un regard interrogateur à Hotaru. « Pourquoi ? »
« C’est un général talentueux, notre clan a besoin de ses compétences. Je l’ai donc chargé de rem-
porter notre prochaine bataille, ce qui constituera un meilleur moyen d’expier sa défaite. »
« Mais il a été vaincu aujourd’hui. »
« Oui, mais… »
« Mais, rien du tout ! » aboya Kuwanan. « Il a mené notre armée à la défaite, et la position straté-
gique dans laquelle il nous laisse… » Il fit un geste en direction de la table. « … n’est pas juste difficile,
elle est intenable. Nous avons des soldats, des sujets, et mêmes des otages, qui pèsent dans la balance.

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Kakita Asami…  » Il s’interrompit, puis se
ressaisit avant de continuer. « Cette bataille
est primordiale, et vous allez encore laisser
cet homme mener nos forces  ?  » Kuwanan
observa le poème funéraire, avant de poser
son regard sur Hotaru. «  Vous auriez dû
accepter son seppuku, et ne pas en attendre
moins de lui. C’est ce qu’exige le Bushidō ! »
Hotaru se força à ne pas perdre la face
vis-à-vis de son frère et de son regard accu-
sateur. Il n’avait aucune idée de ce que son
devoir de chef de clan lui imposait. «  Le
Bushidō exige qu’il en fasse la demande, mon
frère. Il l’a fait. Mon devoir de Championne
est de l’accepter, ou pas. »
Kuwanan jeta un œil sur le papier plié et acquiesça. « Il en est donc ainsi. » Il regarda de nouveau
Hotaru. « Cependant, il est déplorable que vous vous accommodiez de ce genre de… compromis. »
Que savez-vous des compromis, mon frère, vous qui n’avez jamais eu de choix à faire ?
Ils restèrent un moment en silence. Seul le subtil crépitement des braises résonnait. Elle ne pou-
vait pas se laisser insulter ainsi. « Des compromis ? »
Kuwanan, le regard toujours fixé sur le papier, soupira lentement. « Vos choix n’ont aucun sens à
mes yeux, ma sœur. Vous placez un général incapable à la tête de notre armée, alors qu’une défaite de
plus aura pour conséquence la perte de Toshi Ranbo. » Il se tourna et plongea ses yeux dans ceux de
sa sœur. « Et vous ne faites rien à propos de la mort de notre père. »
« Les Magistrats d’Émeraude… »
« Enquêtent, certes. C’est ce qu’on m’a dit à Kyūden Kakita. Et qu’ont-ils donc appris ? »
« Ils n’avaient pas encore rendu leur rapport quand j’ai quitté Otosan Uchi. »
«  Ils n’ont donc rien appris. Doji Satsume meurt, les semaines deviennent des mois, et pas le
moindre interrogatoire, pas d’arrestation, aucune charge ne pèse contre personne ! »
Hotaru serra les poings. « Pour qu’il y ait des suspects, mon frère, il faut qu’il y ait un meurtre. Les
Magistrats d’Émeraude ont pour l’instant conclu que sa mort était naturelle. »
« Satsume n’aurait donc pas été tué ? »
« M’écoutez-vous quand je parle ? Je viens de dire… »
«  Vous ne faites aucun effort pour essayer vous-même de connaître la vérité  !  » l’interrompit
Kuwanan, qui commença à faire les cent pas dans la tente. « Vous devez vous assurer que justice lui
sera faite, pour notre famille et pour notre clan. Il faut trouver les meurtriers de notre père, et se
venger. » Il s’interrompit, puis ajouta : « C’est probablement ce que notre honorable père attendrait de
vous… et c’est ce qu’il aurait fait à votre place. »
Comment osez-vous ! Vous n’avez jamais eu à vivre ce que j’ai enduré !
Hotaru avait de nouveau les dents serrées. Elle décrispa délibérément sa mâchoire. « Mais ce n’est
pas notre père qui prend ces décisions. C’est moi. »
Kuwanan se retourna vers elle. « C’est bien la seule chose dont nous sommes sûrs. Vous prenez ces
décisions. Et ce ne sont certainement pas celles que Père aurait prises. »

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Car je ne suis pas lui, et je n’ai aucune envie de l’être. Mais Kuwanan ne le comprendrait pas. Il
n’était pas prêt à accepter qu’elle ait pris la place de leur père. Peut-être qu’il ne le serait jamais.
Elle répondit simplement : « Tout ce que nous savons est que notre père est mort, Kuwanan. Les
Fortunes ont très bien pu décider que l’heure était venue pour lui de rejoindre la Roue Karmique. Les
Magistrats d’Émeraude… »
«  Ne sont pas la Grue  ! Ils ne sont pas notre famille  !  » Kuwanan se rapprocha d’Hotaru, les
traits toujours durs, mais adoucis par un air de supplication. « Ne le comprenez-vous pas, ma sœur ?
L’honneur exige que nous… que vous appreniez ce qui lui est vraiment arrivé, quoi que ce soit. Et s’il
a été assassiné, vous devez lui rendre justice. »
Hotaru regarda la carte sur la table, mais elle ne voulait pas voir son message désespéré, et se
tourna vers le braséro.
Tout est si simple pour vous… Vous n’êtes pas Champion de Clan. Notre père n’a jamais attendu de
vous ce qu’il a attendu de moi. Vous n’avez jamais failli notre père, car vos actions n’avaient pas d’im-
portance. Êtes-vous donc incapable de vous en rendre compte ?
Face à son silence, Kuwanan lui jeta un regard noir. « Peut-être que vous ne voulez tout simple-
ment pas enquêter sur la mort de Satsume, Hotaru. Peut-être que la vérité ne vous importe pas… ou
que vous préférez ne pas la connaître. »
Hotaru serra les poings et la mâchoire en même temps cette fois. Elle se retourna vivement vers
le regard de feu de son frère, les ongles plantés dans les paumes de ses mains. « Comment osez-vous
dire une chose pareille ? »
« Je le dis, car je pense, ma sœur, que la mort de notre père ne vous a pas attristée. Vous lui en
voulez toujours pour le suicide de notre mère… »
« Si je lui en veux », lança sèchement Hotaru, « c’est parce qu’il l’a poussée à le faire. Mais même
si cela était vrai, comment osez-vous affirmer que mon jugement en est altéré, ou que je fuis mon
devoir ? »
« Et pourtant, vous ne faites rien. »
Hotaru prit une grande inspiration… puis soupira. Cette conversation prenait une direction telle
qu’il serait ensuite impossible de revenir en arrière. Elle se força à parler d’une voix calme. «  Les
Magistrats d’Émeraude, comme vous l’avez reconnu, enquêtent sur cette affaire depuis des semaines.
Ils n’ont rien trouvé qui suggérait que Satsume ait été assassiné. Pensez-vous qu’ils mentent, ou qu’ils
sont incompétents ? »
« Ce que je pense », répondit vivement Kuwanan, « c’est que cela vous arrange de laisser d’autres
personnes que vous s’occuper de tout cela, quelles que soient leurs compétences ou leur honnêteté. »
Il se tut, les lèvres serrées, le regard toujours fixé sur sa sœur. Il finit par ajouter : « Les Scorpions ont
beaucoup gagné de la mort de notre père. J’ai entendu dire que Bayushi Aramoro avait été finaliste
du Tournoi d’Émeraude. C’est certes Akodo Toturi qui a fini par l’emporter, mais cela ne change rien
au fait que cette perte pour notre clan a profité aux Scorpions. À Bayushi Kachiko en particulier. »
Hotaru se dirigea vers la table où se trouvait la carte. Ils avaient perdu de vue la guerre. Que
Kuwanan aille jusqu’à sous-entendre que Kachiko était impliquée dans la mort de Satsume était si
répréhensible qu’elle avait envie de le frapper.
« … certains suggèrent que sa mort n’est ni naturelle ni accidentelle… » Voilà ce qu’avait affirmé
Shizue lorsqu’Hotaru était arrivée à la capitale impériale « et que désormais, la place de Champion
d’Émeraude est disponible pour ceux qui la convoitaient. »

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Hotaru avait alors pensé à Shosuro Hametsu, le frère de Kachiko, qui était un maître des poisons
hors-pair. Et il y avait eu ses propres mots, en réponse à Shizue ce jour :
« … chaque jour qui passe, l’emprise des Scorpions sur la Cour Impériale se resserre… »
Kuwanan fit un pas pour venir à ses côtés. « Sœur, écoutez-moi. Je pense que nous – vous, moi
et bien d’autres – sommes manipulés. Quelqu’un nous utilise comme des marionnettes pour satis-
faire ses caprices. » Il se pencha vers Hotaru. « La mort de Satsume… ma capture par des rōnin…
le Tournoi d’Émeraude… tout ceci n’est qu’une pièce de théâtre, écrite par la main d’un dramaturge
dont nous ignorons l’identité. Il peut s’agir de la Conseillère Impériale. » Il leva la main, alors qu’elle
ouvrait la bouche pour lui répondre. « Et il peut s’agir de quelqu’un d’autre. Mais nous devons nous
assurer de le savoir. Et je ne suis pas le seul à penser la chose possible. »
Hotaru regarda son frère. La flamme de colère indignée qui l’avait soudain animée s’était éteinte,
mais elle désirait toujours simplement qu’il… se taise.
« Quelles sont les preuves de ce que vous avancez ? » lui demanda-t-elle.
« Des preuves ? » Kuwanan haussa les épaules. « Pour l’instant, je n’en ai aucune. Mais cela ne
signifie pas que j’ai tort, et que cette manipulation n’existe pas. »
« Tout peut être vrai, s’il suffit de dire que ça l’est. »
« J’ai affirmé ne pas avoir de preuves pour l’instant, sœur. Je n’ai plus qu’à en trouver. » Il se pencha
de nouveau vers elle. « Laissez-moi m’en charger, Hotaru. Permettez-moi de trouver cette preuve.
Laissez-moi révéler ce complot et faire juger les conspirateurs. »
Hotaru regarda de nouveau la carte sur la table. Elle avait grandi avec Une Grue prend son envol
installée toujours à la même place, affirmant sa présence solide et constante. Elle avait failli briser la
sculpture un jour, alors que Kuwanan et elle-même, encore enfants, se couraient après dans le cou-
loir. Elle avait trébuché sur la statue, qui avait vacillé, prête à s’écraser au sol, mais Kuwanan l’avait
rattrapée, et ils étaient restés tous les deux les yeux dans les yeux, ébahis et hébétés face à ce désastre
évité de justesse.
Mais la sculpture n’appartenait désormais plus au clan, et cet obscur coin du palais était vide.
Les traits de la carte se troublèrent. Hotaru cligna des yeux jusqu’à ce que la représentation des
fortunes des Grues redevienne nette.
Les regrets sont des péchés.
Le poème funéraire de Daidoji Netsu attira son attention. Elle avait refusé son seppuku parce que
la Grue avait besoin de lui. Le clan avait assez dépensé de ses richesses en déclin... assez de son héri-
tage et de ses objets de famille. Assez de ses vies. Il ne pouvait plus se le permettre.
Tout comme avec Netsu quelques instants plus tôt, elle se retourna vers Kuwanan et lui répondit :
« Non. J’ai besoin de vous ici, Kuwanan. Vous devez m’aider à stabiliser notre situation stratégique,
puis à organiser la contre-offensive qui permettra de consolider Toshi Ranbo et d’y maintenir notre
position. »
Kuwanan se contenta de fixer longuement sa sœur. Tout comme lorsqu’ils étaient enfants, Hotaru
vit son regard se durcir, et une défiance résolue s’y installer. S’il l’avait éduqué comme elle, Satsume
se serait assuré que cette insoumission disparaisse après l’enfance et ne passe pas l’âge adulte, mais ce
n’était pas le cas…
Kuwanan secoua la tête.
Non, s’il vous plaît, Kuwanan-kun, ne faites pas ça…

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« Vous me demandez d’effectuer des tâches qui sont simplement nécessaires, ma sœur. » Il reprit
sa cape en paille et l’enroula sur ses épaules. « Mais je dois faire ce qui est juste. Je suis désolé que vous
ne puissiez pas le comprendre. »
Elle pouvait l’arrêter. Le placer sous la surveillance de gardes. Mais elle n’en fit rien. Elle connais-
sait les sautes d’humeur de son frère par cœur. Elles étaient comme les bourrasques de pluie qui
balayaient souvent Kyūden Doji, en provenance de l’océan. Il avait beau rechigner à obéir à ses ordres,
il n’était au final mû que par le devoir, tout comme elle.
Kuwanan passa derrière le rabat de la tente et disparut dans la nuit.
Qu’il découvre la vérité à laquelle il tient tant. Je sais que ce n’était pas Kachiko.
Kachiko avait déjà favorisé Hotaru face à son propre clan dans le passé. Elle n’aurait pas assassiné le
père d’Hotaru, sauf si elle avait pensé que cela puisse être la volonté de sa fille.
L’était-ce ? Était-elle heureuse maintenant ?
Non, c’était impossible. Je dois être épuisée pour ne serait-ce qu’envisager une chose pareille.
Non. Elle subissait depuis la mort de son père encore plus de pressions pour engendrer un héri-
tier avec Kuzunobu. L’alliance de son clan avec le Clan du Renard, qui détenait peut-être le secret de
l’équilibre élémentaire que ses terres avaient perdu, en dépendait.
Mais quelle importance sa succession aurait-elle s’il ne restait plus rien à léguer ? Elle ne comp-
tait pas laisser à son enfant un clan dans un état aussi déplorable que celui dont elle avait hérité de
son père.
Nos sacrifices ne seront pas vains.
Au loin, le tonnerre gronda sur les plaines.
Et je n’aurai aucun regret.

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