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Philip Stewart
DOI : 10.4000/books.enseditions.1964
Éditeur : ENS Éditions
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 30 janvier 2014
Collection : Métamorphoses du livre
ISBN électronique : 9782847884494
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 18 juin 2012
ISBN : 9782847883435
Nombre de pages : 336
Référence électronique
STEWART, Philip. Éditer Rousseau : Enjeux d’un corpus (1750-2012). Nouvelle édition [en ligne]. Lyon :
ENS Éditions, 2012 (généré le 24 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
enseditions/1964>. ISBN : 9782847884494. DOI : 10.4000/books.enseditions.1964.
ENS ÉDITIONS
INSTITUT D’HISTOIRE DU LIVRE
Éditer Rousseau
Enjeux d’un corpus
(1750-2012)
Philip Stewart
ENS ÉDITIONS
INSTITUT D’HISTOIRE DU LIVRE
2012
Éléments de catalogage avant publication
Éditer Rousseau. Enjeux d’un corpus (1750-2012) / Philip Stewart. – Lyon : ENS Éditions,
impr. 2012. - 1 vol. (336 p.) : ill. , couv. ill. ; 23 cm. - (Métamorphoses du livre, ISSN 1775-7053).
Bibliogr. : p. 319-322.-Index
ISBN 978-2-84788-343-5 (br.) : 28 eur
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représen-
tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen-
tement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à
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ISBN 978-2-84788-343-5
Averissement
Jusqu’à quarante ans je fus sage, à quarante ans je pris la plume et je la pose
avant cinquante, maudissant tous les jours de ma vie celui où mon sot orgueil
me la it prendre et où je vis mon bonheur mon repos ma santé s’en aller en
fumée sans espoir de les recouvrer jamais.8
Remarquons encore qu’il laisse de côté, dans ce schéma, ses premiers
ouvrages, même ceux qui ont été imprimés. Pourtant il ne les a pas com-
plètement oubliés.
Rousseau sait très bien que tout auteur est jusqu’à un certain point
un écrivain à gages, et c’est cela qui lui répugne ; même sous la forme
de mécénat, cet état impose des obligations, et en tant qu’auteur il n’en
veut point. Et puis, autre distinction importante, Rousseau est d’après
lui « le seul auteur de [s]on siècle et de beaucoup d’autres qui écrit de
bonne foi »9, cela suppose que tout « auteur » ordinaire écrit de mauvaise
foi, pour briller et jouer un certain rôle public : cela ne peut pas être lui.
Il dit plus tard avoir formé (vers 1759) « le projet de quitter tout à
fait la littérature, et surtout le métier d’auteur »¹0. Dans Rousseau juge
de Jean-Jacques, où il n’évoque ce « métier d’auteur » qu’avec dédain, il y
a pourtant un sens du mot qu’il assume volontiers, c’est de reconnaître
ses propres ouvrages ; pour lui c’est un principe : j’en suis l’auteur et je
signe toujours de mon nom¹¹. Ainsi, il se sert volontiers du mot pour
ses œuvres publiées : il est « l’auteur d’Émile et d’Héloïse », « l’auteur du
Devin du village », « l’auteur de la lettre sur la musique française¹² qui en
a fait ensuite un article du Dictionnaire, et suivi seulement par l’auteur
du Devin » (RJJJ, p. 66 et 76). S’il est question de s’avouer auteur ou de
« s’assurer parfaitement que ce que vous appelez ses œuvres sont bien ses
œuvres » (p. 153), alors auteur et œuvre sont admissibles.
Mais si Rousseau évoque ses « écrits » en précisant que ce « ne sont pas
[s]es œuvres »¹³, ce n’est pas seulement parce que le mot œuvres est pour
lui trop « artiste » : il préfère lui donner une autre acception. Dans Les
Confessions, il ne confond jamais ses écrits avec ses œuvres parce que ces
dernières sont des actes et non des artefacts langagiers. De même, dans
Rousseau juge de Jean-Jacques on a une abondance d’occurrences des mots
23 Yannick Séité, « Pour une histoire littéraire du livre », Dix-huitième siècle, no 30 (1998),
p. 67-86 ; p. 76.
Introducion 15
24 Voir à ce propos l’exemplaire étudié par Gauthier Ambrus et Alain Grosrichard dans « À
propos d’une édition des Œuvres de Rousseau », AJJR, no 49 (2010), p. 199-212.
Rousseau,
l’homme de ses livres
Vitam impendere libro ?
première parie
La construcion d’une œuvre
(1739-1764)
chapitre ı
les sciences et les arts, que l’Académie de Dijon vient de couronner, est
conié par Diderot sans contrat à son éditeur Noël Jacques Pissot², et
paraît en janvier 1751 sous la fausse rubrique de Genève, chez Jacques et
Jacques-François Barrillot³, moyennant quoi il obtient une permission
tacite. C’est encore Pissot qui édite en novembre Les Observations de
Jean-Jacques Rousseau de Genève sur la réponse qui a été faite à son discours,
et l’année suivante La Dernière Réponse de Jean-Jacques Rousseau. Ledit
Jean-Jacques se plaint dans Les Confessions que Pissot lui donnait « très
peu de chose pour [s]es brochures, souvent rien du tout », et que juste-
ment il n’avait touché « pas un liard de [s]on premier Discours » (p. 495 ;
OC I, p. 367).
Il n’empêche que Rousseau lui conie encore Le Devin du village
en 1753, pour la somme cette fois de 500 livres. Rousseau exigera de lui
encore 600 livres pour le Discours sur l’origine de l’inégalité. Entre-temps
il a rencontré à Paris Marc Michel Rey, protestant de Lausanne qui est
imprimeur-libraire à Amsterdam, et c’est à lui qu’il en conie le manus-
crit en 1754, quitte à rembourser à Pissot l’argent avancé4. Sans airmer
que les afaires de Rousseau s’arrangent, car il aura encore souvent des
soucis d’argent (Birn en tient compte de manière suivie dans le livre cité),
on voit qu’il avait appris à veiller à ses propres intérêts, ce qui voulait dire
aussi se méier en permanence des éditeurs. Mais comme Rey ne détient
pas de permission (et, étant étranger, n’en a pas le droit) pour vendre
le Discours en France, les éditions pirates retirent une bonne partie du
proit qu’il en a pu espérer à Paris. Pissot, qui est agréé par le directeur
de la Librairie Malesherbes pour servir de distributeur à Rey5, devan-
cera d’ailleurs tout le monde en sortant dès 1756 ce qu’il appellera les
Œuvres diverses de M. J.-J. Rousseau de Genève, même si à cette date les-
dites « œuvres » tiennent en deux volumes6. Nouveau désagrément pour
2 « Diderot le lui donna gratuitement », dit Rousseau dans Les Confessions (p. 495 ; OC I,
p. 367). Fils de libraires, Pissot était devenu maître libraire en 1747 : voir l’article « Pissot »
de Manuel Couvreur dans DJJR, p. 721-722.
3 Barrillot père et ils sont décédés, en 1748 et 1750 ; ils avaient imprimé en 1748 la pre-
mière édition de L’Esprit des lois. Le nom de la maison a été repris par Du Villard, mari
d’Olympe Barrillot, sœur de Barrillot ils.
4 Voir FR, p. 13-14 ; l’article « Rey » de Jérôme Vercruysse dans DJJR, p. 818-821 ; et l’article
« Marc-Michel Rey » du même auteur dans Histoire de l’édition française, t. II, p. 322-323.
5 Rousseau à Rey, CC 302, 19 juin 1755.
6 Une nouvelle édition en 1761 sera augmentée de la Lettre à D’Alembert. Un titre comme
Œuvres diverses à l’époque signiiait une collection provisoire sans impliquer la somme
de toute une vie comme les « Œuvres complètes » qui ne seront inventées que plus tard :
voir J. Sgard, « Des collections aux œuvres complètes, 1756-1798 », p. 1.
La construcion d’une œuvre 21
Conscient maintenant que le succès de ses premiers écrits l’« avait mis
à la mode »8, et déjà mécontent de la qualité d’impression qu’il avait
obtenue chez Pissot9, Rousseau surveille méticuleusement les épreuves
et proteste sans arrêt contre les fautes, les fontes, la disposition typogra-
phique, la ponctuation¹0, les retards. Il ne cache pas qu’il s’attend à une
intervention prompte et décisive de l’imprimeur :
Voici donc ce qu’il me semble que vous avez à faire. C’est de garder sur cet
écrit le plus profond secret qu’il vous sera possible […] et cependant d’user
en secret de la plus grande diligence pour l’imprimer et le répandre avant
toute tracasserie. Vous avez vu vous-même si j’ai d’autre motif en cela que
l’amour de la vérité et de la vertu ; mais j’avoue qu’autant j’abhorre la publi-
cation des livres dangereux, autant je hais la maligne discrétion des méchants
ou la pusillanimité des petits esprits. Vous voilà bien averti : c’est à vous
maintenant à vous conduire comme vous jugerez le plus convenable […].
(CC 255, 17 novembre 1754)
En contrepartie il il appâte Rey par de nouveaux ouvrages, lui propo-
sant son Dictionnaire de musique pour l’été suivant, avec toutefois cette
précaution : « Mais il faut que je voie l’exécution de ce que vous avez
entre les mains pour savoir à quoi m’en tenir à l’avenir » (CC 269, 3 jan-
vier 1755). Décidément il est résolu à tenir ferme contre lui, et à ne pas
le laisser l’oublier :
Vous reçûtes ce manuscrit au mois d’octobre et promîtes de le rendre public
au mois de janvier au plus tard. Vous m’écrivîtes aussi sur les instantes prières
que je vous avais faites, que l’édition serait sans faute. Au bout de huit mois
cet ouvrage qui devait être prêt en six semaines est encore à paraître, il est
hérissé de fautes de typographie, et après avoir imprimé le texte à votre mode
vous vous êtes avisé de m’envoyer des épreuves des notes, c’est-à-dire de la
partie dont je me souciais le moins. (CC 297, 29 mai 1755)
Quoique l’ouvrage en question soit encore fort loin d’avoir les dimen-
sions de Julie ou d’Émile, Rousseau, comme on voit, fait comme si l’ate-
lier de Rey n’avait afaire qu’à lui seul.
À cela il faut ajouter l’inconvénient d’avoir un imprimeur à Ams-
terdam quand on est à Paris, une distance équivalente à sept ou huit
jours de transport pour un paquet contenant un manuscrit ou un jeu
d’épreuves, qui doivent tous passer par la poste, ce qui entraîne des frais
et, aussi inévitablement, des délais. Or un délai en amène d’autres, à cause
d’une simple réalité matérielle inhérente à la profession : un imprimeur
ne possède pas assez de fonte pour composer plus qu’un nombre ixe de
formes ; il attend donc le retour des épreuves pour tirer ce qui est prêt à
être tiré, avant de casser les formes et de passer à la composition des sui-
vantes. Il faut travailler par tranches, car en tout – épreuves, corrections,
et éventuellement deuxièmes épreuves, moyennant ainsi quatre allers et
retours – on ne pouvait pas immobiliser plus de six feuilles (une feuille
correspondant à un cahier, ou seize pages pour un livre in-octavo) à la
fois¹¹, en attendant la redistribution des caractères pour enchaîner avec
les feuilles suivantes¹². Rousseau croit toujours que l’imprimeur atermoie,
sinon volontairement, du moins par manque de zèle.
Comme Rey l’explique à plus d’une reprise, le rythme des courriers
étant très juste pour l’organisation du travail dans son atelier, le moindre
retard pouvait tout déranger :
Soyez je vous prie exact à me renvoyer les épreuves, si vous manquez un cour-
rier nous perdons trois et même quatre jours, pour la raison qu’il n’y a pas assez
de fonte pour faire au-delà de six ou sept feuilles, et qu’il faut de nécessité
imprimer pour pouvoir distribuer et aller en avant […]. (CC 979, 3 mai 1760)
Je vous remercie de l’attention que vous avez de ne point retarder les épreuves,
tout est rangé ici qu’on attend la feuille au jour qu’elle doit être de retour et si
elle n’arrive pas les ouvriers sont à ne rien faire, au moins les pressiers, outre
qu’il ne sera pas possible de regagner le temps que ce renvoi nous aura fait
perdre. (CC 993, 19 mai 1760)
Rousseau ne paraît pas toujours comprendre que Rey est aussi pressé
que lui, et craint donc toute interruption des communications entre eux,
toujours possible, surtout en hiver avec le gel des canaux en Hollande.
11 « [I]l n’y a pas assez de fonte pour aller au-delà de six feuilles » (Rey à Rousseau, CC 978,
2 mai 1760).
12 Ces précisions sont extraites de la correspondance entre Rousseau et Rey par Dominique
Varry dans « Une collaboration à distance ».
La construcion d’une œuvre 23
ne regarde que vous, parce que je ne me consolerais jamais d’avoir fait faire
en ma vie une mauvaise afaire à un honnête homme. (CC 279, 23 février 1755)
La pirouette est adroite, représentative des tours par lesquels Rousseau
ofense et se concilie son éditeur presque au même moment.
D’ailleurs un auteur qui ne détenait pas lui-même le privilège pour
son ouvrage, et c’était le cas ordinaire, ne touchait pour ses peines que
le prix de vente du manuscrit, toute exploitation ultérieure du même
écrit étant entièrement la prérogative du libraire possesseur. Or Rousseau
conteste dès le début cet état de choses, se tenant, à la grande conster-
nation de Rey, pour libre de revendre son manuscrit pour peu qu’il l’ait
modiié par la suite, ou même s’il trouve tout simplement que c’est dans
son intérêt. Car Rey pense constamment aux rééditions : il s’agit, pour un
libraire, de rentabiliser son investissement s’il arrive à écouler les volumes
déjà imprimés. D’un côté Rousseau freine, et d’un autre il nourrit l’idée
de rééditions éventuelles, moyennant un remaniement des manuscrits
qui dépendrait évidemment de lui, et justiierait un nouveau contrat qui
en même temps assurerait mieux sa propre situation. C’est ainsi que les
deux discussions se trouvent mêlées et que Rousseau paraît concéder
la possibilité de rééditions quasi oicielles. Pour la Lettre à D’Alembert,
il demande 720 livres et pour mieux le tenter suggère aussi une « édi-
tion générale » augmentée de quelques inédits (FR, p. 17). Pour fournir à
cette in de nouveaux manuscrits, il demande 1 440 livres, plus 2 160 pour
Julie. Rey trouve que c’est trop, et répond qu’il est déjà propriétaire des
manuscrits publiés même si Rousseau devait les réviser : « Je comptais
que vous m’auriez fourni vos ouvrages, revu[s] et corrigé[s], gratis. S’il y
a des pièces nouvelles rien de plus juste que de les payer, mais une fois
payée tout est dit. Vous voyez que nous sommes éloignés du compte »
(CC 723, 31 octobre 1758).
Rousseau s’engage avec Rey pour Julie en mars 1759, mais la relation
n’est pas sans diicultés et il proposera en août de résilier leur accord.
Rey pour sa part n’est pas bien content du calibrage du texte en six par-
ties assez inégales¹³. Il s’adresse à Malesherbes, directeur de la Librairie,
pour la communication des épreuves sous franchise ministérielle¹4, ce qui
13 Rousseau à Rey, CC 873, 20 octobre 1759. La première partie est relativement lourde, la
troisième légère, les autres de longueur à peu près uniforme.
14 Rey à Malesherbes, CC 914, 24 décembre 1759. Sur Rousseau et Malesherbes voir les
articles de R. Birn dans Histoire de l’édition française, t. II, p. 80-81, et DJJR, p. 584-585.
La construcion d’une œuvre 25
La censure française
une façon de penser est généralement reçue dans un pays, fût-ce un pré-
jugé barbare, on ne doit pas taxer de barbarie celui qui suit le torrent et
qui s’y soumet. » À l’avis de Rousseau, ce souci des sensibilités françaises
et surtout catholiques va, dans le cas d’un roman, contre la logique de
la situation narrative : ce n’est pas parce que lui, auteur genevois, n’est
pas catholique, mais parce que ses personnages ne le sont pas, que « les
retranchements sur les idées des catholiques, ou même des réformés »
sont hors de propos²¹. Malesherbes lui en envoie la liste²².
En fait le ton du mémoire de Picquet n’est pas dur ; au contraire, il
supplie souvent Rousseau de bien vouloir adoucir un passage de manière
à ce qu’il puisse le garder. On y trouve plusieurs allusions aux théologiens
qu’il a trouvé bon de consulter (il dit souvent « nous » dans ses opinions) ;
aussi la plupart des objections sont-elles religieuses, en premier lieu parce
que les personnages du roman, en tant que protestants, tiennent par-
fois des propos susceptibles d’être considérés comme hérétiques, et puis
parce que les expressions des personnages – comme celles de l’« éditeur »
dans les notes, mais plus rarement – sont fortes. Par exemple, à l’occasion
d’une chicane sur des « privations pénibles et douloureuses qui blessent
la nature et dont son auteur dédaigne l’hommage insensé » (Ve partie,
lettre 2 ; OC II, p. 541)²³, Picquet commente avec sympathie : « On a
retranché dans l’édition française les sept derniers mots d’après l’avis de
quelques théologiens. Au reste si M. Rousseau y est attaché, je n’y insiste
point. » Le censeur admet que les personnages s’expriment comme les
Suisses et protestants qu’ils sont, mais il veille à ce que rien qui touche de
trop près à l’Église ne subsiste sans au moins quelque atténuation. Tous
les retranchements se rapportent d’ailleurs aux deux dernières parties du
roman, à l’exception d’un seul, qui est une note (II, 2 ; p. 194) faisant trop
clairement allusion à l’afaire La Bédoyère, célèbre esclandre judiciaire
au sein d’une grande famille brisée par la mésalliance²4.
Comme l’athée Wolmar a naturellement été scruté de près par les
lecteurs, plusieurs des réactions des censeurs le regardent, surtout les
25 « […] il n’avait trouvé de sa vie que trois prêtres qui crussent en Dieu » (V, 5 ; p. 589).
30 Éditer Rousseau
tolérée en France. » Enin, dans la phrase qui vient juste après – « sa raison
n’était plus accessible à la certitude, tout ce qu’on lui prouvait détruisant
plus un sentiment qu’il n’en établissait un autre, il a ini par combattre
également les dogmes de toute espèce, et n’a cessé d’être athée que pour
devenir sceptique » – les censeurs ont supprimé la proposition du milieu.
On a beau dire que Rousseau devait s’y attendre ; on comprend mieux
sa frustration quand on apprécie l’exact dosage que l’auteur y mettait d’hé-
térodoxie pour atteindre son but, qui n’était rien de moins que de réconci-
lier les camps religieux et philosophiques, surtout grâce au personnage de
Wolmar, comme il l’expliquera dans une lettre au pasteur Jacob Vernes :
Cet objet était de rapprocher les partis opposés par une estime réciproque,
d’apprendre aux philosophes qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite,
et aux croyants qu’on peut être incrédule sans être un coquin. On aurait
beaucoup fait pour la paix civile si l’on pouvait ôter de l’esprit de parti le
mépris et la haine qui viennent bien plus de suisance et d’orgueil que
d’amour pour la vérité. Julie dévote est une leçon pour les philosophes, et
Wolmar athée en est une pour les intolérants. (CC 1436, 24 juin 1761)
Cet équilibre fragile, clef d’une stratégie globale, est facilement com-
promis si le censeur procède comme un boucher. Rousseau sait très bien
ce qu’il a fait.
Dans le cas d’un autre passage qui a été rayé, où Wolmar justiie philo-
sophiquement son incrédulité par l’existence du mal, St Preux riposte en
attribuant le mal à « la nature de la matière » (V, 5 ; p. 595-596), réplique
que le censeur juge anémique, en ajoutant : « M. Rousseau verra ce qu’il
veut faire, peut-être au lieu de retrancher tout l’article, aimera-t-il mieux
afaiblir l’objection ou fortiier la réponse. » Enin, exceptionnellement,
il intervient pour modiier lui-même une phrase ; là où Wolmar avait
dit : « Si j’eusse été malade je serais certainement mort dans mon senti-
ment » (VI, 11 ; p. 713)²6, il atténue cette assurance : « je crois que je serais
mort dans mon sentiment » – toutefois avec la concession : « Cela n’est
pas bien important. »
St Preux dit de Wolmar, à la suite de la même discussion :
Ce n’est point, comme sainte hérèse, un cœur amoureux qui se donne le
change et veut se tromper d’objet ; c’est un cœur vraiment intarissable que
l’amour ni l’amitié n’ont pu épuiser, et qui porte ses afections surabondantes
au seul Être digne de les absorber. (V, 5 ; p. 590)
j’aime à passer avec eux celle-ci, et je sens que vous me convenez tous
mieux tels que vous êtes que si vous aviez le malheur de penser comme
moi » (VI, 4 ; p. 656-656), où il se contente d’une légère objection : « Ce
n’est pas un retranchement auquel on tienne beaucoup, on a trouvé cette
expression les croyants peu convenable. Il semble qu’on en parle comme
d’une secte, au reste M. Rousseau en fera ce qu’il voudra. » On retranche
sans un mot les propos sarcastiques de Julie (et une note) relatifs au
célibat et ses remèdes (VI, 6 ; p. 668), ceux de St Preux (et une note) par
rapport à la grâce (VI, 7 ; p. 684), en observant seulement : « Les censeurs
ont pu supprimer, mais ils n’étaient pas en droit de substituer un autre
texte. » On élimine une caractérisation des piétistes comme des « sortes
de fous qui avaient la fantaisie d’être chrétiens et de suivre l’Évangile à
la lettre » (VI, 7 ; p. 685), ain de ne pas s’aliéner les jansénistes.
L’autre sujet délicat concerne les attitudes peu orthodoxes, même
pour une protestante, exprimées par Julie, surtout à l’approche de la mort.
Sa coniance en un « Dieu clément, un père » (VI, 8 ; p. 696) doit être
rejetée dans la mesure où elle implique « le dogme de la tolérance, non de
la tolérance civile, mais de la tolérance théologique […], dogme réprimé
parmi nous »²7 ; telle autre note sur l’inconvenance du Cantique des can-
tiques (VI, 8 ; p. 697) provoque un rappel de la part du censeur qu’il s’agit
après tout d’un livre canonique, accompagné de cet indulgent reproche :
« Bien des gens parmi nous, même des théologiens, seront de l’avis de
l’auteur, mais tous lui conseilleront de sacriier cette note qui au fond
n’est pas neuve. » À de tels moments, le censeur a l’air de dire : Que vous
voulez que j’y fasse ? je suis navré, mais il me faut intervenir.
On ne maintient pas les mots du pasteur de Julie qui dit lui avoir
« quelquefois trouvé sur certains points des sentiments qui ne s’accor-
daient pas entièrement avec la doctrine de l’Église » (VI, 11 ; p. 713-714),
même si l’Église ainsi mise entre parenthèses n’est pas romaine. La tran-
quille résignation de Julie dans son agonie donne lieu à de nombreuses
déclarations que les censeurs ne peuvent lui passer²8, y compris deux ali-
27 Pour la même raison, les censeurs suppriment un long passage de la même lettre de Julie,
allant de « Je vous avoue que j’ai été longtemps sur le sort de mon mari » à « Le vrai chré-
tien c’est l’homme juste ; les vrais incrédules sont les méchants » (VI, 8 ; p. 698-699). En
fait, toute mention de la notion de tolérance est exclue, et même ces mots plutôt ano-
dins : « Non que l’idée de la tolérance divine m’ait rendue indiférente sur le besoin qu’il
en a. Je vous avoue même que tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela
diminuer mon zèle pour sa conversion » (ibid. ; p. 700).
28 Cette « profession de foi de Julie mourante », comme le censeur la qualiie, aurait ce
défaut général : « La sérénité de ses derniers moments ne peut point s’accorder avec une
La construcion d’une œuvre 33
néas sur ses croyances intimes, se terminant ainsi : « Si je suis dans l’er-
reur, c’est sans l’aimer ; cela suit pour me tranquilliser sur ma croyance »
(VI, 11 ; p. 714-715) Requête du censeur : « M. Rousseau pourrait-il sans
sacriier ces passages en entier au moins les adoucir ? »
Enin est signalé un commentaire ironique du pasteur, portant sur
l’appareil sinistre auquel sont souvent soumis les mourants, et passant
ensuite aux rites catholiques : « Un catholique mourant n’est environné
que d’objets qui l’épouvantent, et de cérémonies qui l’enterrent tout
vivant. Au soin qu’on prend d’écarter de lui les Démons, il croit en voir
sa chambre pleine ; il meurt cent fois de terreur avant qu’on l’achève »
(VI, 11 ; p. 717). Il faut, assure le censeur, que ce passage soit au moins
adouci : « Un calviniste peut le dire dans son pays mais il ne faut pas qu’il
l’imprime en France en termes si clairs. » À l’égard d’un autre, compre-
nant une note sur Platon (VI, 11 ; p. 727-728), il airme : « On a retranché
dans l’édition française toute cette dissertation sur l’état des âmes sépa-
rées des corps […]. Je crois cependant qu’elle ne scandalisera personne,
ainsi M. Rousseau peut rétablir tout ce passage s’il veut. »
Un seul des retranchements relève d’un point politique trop sensible.
Voici la phrase en question, où Julie parle de St Preux, censurée sans com-
mentaire : « Avec cela fût-il le dernier des hommes, encore ne faudrait-
il pas balancer ; car il vaut mieux déroger à la noblesse qu’à la vertu, et la
femme d’un charbonnier est plus respectable que la maîtresse d’un prince »
(V, 13 ; p. 633). Rousseau expliquera dans Les Confessions que, s’étant rendu
compte après l’impression du livre qu’on pouvait en faire l’application à
Mme de Pompadour, il avait été jusqu’à substituer prince à roi ; Males-
herbes fait insérer un carton dans l’exemplaire qui est destiné à la mar-
quise. Mais elle a appris la supercherie, et cet épisode aurait par consé-
quent contribué, selon Rousseau, au commencement de ses persécutions²9.
Le roman comporte aussi une note sur l’absolutisme :
[T]out prince qui aspire au despotisme, aspire à l’honneur de mourir d’ennui.
Dans tous les royaumes du monde cherchez-vous l’homme le plus ennuyé du
pays ? Allez toujours directement au souverain ; surtout s’il est très absolu.
C’est bien la peine de faire tant de misérables ! Ne saurait-il s’ennuyer à
moindre frais ? (VI, 8 ; p. 694)
Le censeur sympathise, sans pouvoir se permettre de passer outre : « Je
conscience coupable ; et c’est de la part de l’auteur une doctrine qu’il approuve hautement
que celle qu’il donne pour le principe adopté par son héroïne à l’instant de sa mort. »
29 Confessions, p. 667-668 ; OC I, p. 512.
34 Éditer Rousseau
là, j’y consens. Qu’on en substitue un autre équivalent, si l’on peut, pourvu
que ce mot substitué soit court, serré, dans les principes de Wolmar ; qu’il
ne gâte pas l’harmonie de la phrase, et que la réponse de St Preux puisse s’y
rapporter. (CC 1350, mars 1761)
Par ailleurs, Rousseau consent à ce que soient adoucis plusieurs passages
par la substitution de formules à peu près équivalentes. Mais pas toujours.
En général il accepte qu’on supprime une note plutôt que de la modiier.
Il permet qu’on ôte quelquefois une ligne, comme celle qui proposait que
le Cantique des cantiques soit supprimé dans la Bible (VI, 8l ; p. 697).
En somme, la censure, si on est Rousseau et qu’on soit protégé par
Malesherbes, peut jusqu’à un certain point se négocier ; du moins il y a
quelque souplesse dans les critères et un certain dialogue est possible.
Plus largement, la censure étant une condition de la publication rigou-
reusement légale (avec permission) en France, c’est un mal qu’on accepte
pour un bien qu’on escompte. Quoique d’autres choix soient possibles,
le marché parisien est attirant pour l’auteur et le libraire à la fois ; s’y
engager représente pour l’un comme pour l’autre un compromis pratique.
On peut n’être pas satisfait du résultat mais on a donné son consente-
ment ; le problème dans le cas de Rousseau est qu’il n’a jamais entiè-
rement accepté cette condition. Un auteur ne trouve pas bien qu’on
estropie son texte, même quand il avance des propositions téméraires :
c’est normal ; mais lui plus qu’un autre, et de plus en plus avec le temps
qui passe, est inquiet, et inalement presque terriié, par le manque de
maîtrise que cela représente. Le censeur devient implicitement le sym-
bole de l’ennemi caché qui arrive à subtiliser son ouvrage pour mettre à
la place de ce qu’il voulait dire quelque chose qu’il ne reconnaîtra plus.
Autorité d’auteur
Une seule règle lui paraît vraiment acceptable, c’est qu’en aucun cas
un autre que l’auteur, serait-ce pour corriger une erreur, n’ait le droit de
toucher au texte. Il y revient à plusieurs reprises dans des lettres adres-
sées à Rey :
Je ne suis pas assez fou pour exiger une édition sans faute, je n’en sache point
de telle ; mais je voudrais qu’on ne corrige pas mes fautes à moi, sans savoir
s’il me convient qu’elles soient corrigées, ce qui n’empêche pas, comme je
vous le répète de bon cœur, qu’à tout prendre, je ne sois fort content, sur-
tout de votre complaisance et de votre bonne volonté. (CC 675, 23 juillet 1758)
On suivra exactement mon manuscrit, l’orthographe, la ponctuation, même
les fautes, sans se mêler d’y rien corriger. (CC 788, 14 mars 1759)
Au besoin, Rousseau demande lui-même qu’une faute soit corrigée à la
main :
[C]omme il n’est question que d’une s à ajouter et que cela se peut faire aisé-
ment en pliant la feuille, vous m’obligerez d’y faire faire cette petite correc-
tion. (CC 267, 3 janvier 1755)
Je vous abandonne toutes les autres fautes des 11 premières feuilles à condi-
tion que vous aurez soin de faire corriger exactement ces trois-là dans tous
les exemplaires, soit à la main, soit avec des cartons. (CC 278, 20 février 1755)
Ce n’est pas que toutes ses objections aillent dans le même sens ou soient
dépourvues d’ambiguïté. Voici ce qu’il avait écrit à Rey à propos des
épreuves du Discours sur l’inégalité :
Les fautes de ponctuation sont innombrables. Quand j’ai désiré qu’on suivît
exactement le manuscrit je n’entendais pas parler de la ponctuation qui y
est fort vicieuse. Priez M. l’abbé Yvon de vouloir bien la rétablir dans les
épreuves suivantes. (CC 267, 3 janvier 1755)
On a beau relire plusieurs fois cette phrase, elle n’est pas parfaitement
claire pour qui n’a pas en main les épreuves corrigées ; si elle l’était pour
Rey et Yvon, je ne saurais le dire. Est-ce la ponctuation du manuscrit
ou celle d’Yvon qui est vicieuse ? Dans un cas antérieur il avait écrit :
« Je remarque qu’il y a […] des fautes qu’on ne peut corriger qu’en fai-
sant attention au manuscrit parce qu’elles mutilent la période sans ôter
le sens ; vous aurez la bonté d’engager l’abbé Yvon de ne point corriger
sans consulter le manuscrit » (CC 256, 22 novembre 1754).
Souvent c’est le rythme qui est en question : il rejette une correc-
tion proposée par Rey parce que « la phrase est tellement cadencée que
l’addition d’une seule syllabe en gâterait toute l’harmonie » (CC 1015,
15 juin 1760). Il peut suire d’une lettre pour faire une syllabe de plus
La construcion d’une œuvre 39
– et de trop, par exemple quand il trouve, dans les épreuves de la Lettre
à D’Alembert, un singulier rendu pluriel :
[…] je n’avais point mis cette s, ôtez-la ; vous me direz qu’elle est fort indif-
férente, et vous avez raison quant au sens ; mais outre que le singulier est
plus élégant, ce pluriel ajoute dans la phrase une syllabe qui en gâte absolu-
ment l’harmonie, et l’harmonie me paraît d’une si grande importance en fait
de style que je la mets immédiatement après la clarté, même avant la correc-
tion. (CC 667, 8 juillet 1758)
Il lui arrive de s’écrier, exaspéré : « En vérité, je ne sais plus si je suis un
auteur qu’on imprime ou un écolier qu’on corrige » (CC 673, 20 juillet
1758). Mais une telle modiication, comme lui-même le remarque parfois,
pourrait aussi passer inaperçue ; c’est en partie pour cela qu’il se méie au
plus haut point de toute suggestion de remaniement, quelle qu’en soit la
cause ou la justiication :
Vos bonnes feuilles sont pleines de fautes énormes dont plusieurs font des
contre-sens qui me désolent, et ce qu’il y a de plus étonnant c’est que je suis
sûr que plusieurs de ces fautes n’étaient point dans les épreuves. Je juge qu’on
les aura faites en remaniant. (CC 1101, 14 septembre 1760)
C’est ce qu’il airme encore le plus véhémentement possible en écrivant
à Jean Néaulme qui est en train d’imprimer l’Émile :
Page 51 ligne 11, « se déie de lui » : on a ajouté même³¹. Et de quel droit, mon-
sieur, a-t-on fait cette addition ? A-t-on pu croire que ce n’était là qu’une
faute d’impression ? N’a-t-on pas dû voir dans l’autre lui-même qui est deux
lignes auparavant, la raison qui me l’avait fait retrancher ici ? N’a-t-on pas dû
voir que n’y ayant qu’un substantif dans la phrase, j’avais jugé que le relatif du
pronom ne pouvait être équivoque ? Il est donc clair que c’est l’auteur qu’on a
voulu corriger. Quoi donc monsieur ! je ne pourrai pas faire des fautes quand
il me plaira dans mes ouvrages ? Il faudra qu’ils soient écrits à votre mode et
non à la mienne, et cependant qu’ils portent mon nom ? Cela n’est pas juste.
Commencez donc par ôter au moyen d’un carton ce mot même que vous avez
ajouté sinon mal à propos, du moins contre ma volonté ; ôtez encore le mot
de que vous avez ajouté de même deux lignes plus haut, et ne prenez plus
la liberté d’altérer le texte ; ou bien ôtez mon nom de l’ouvrage ; sans quoi
tenez-vous assuré que je protesterai publiquement contre votre édition, et je
ne ferai rien en cela qui ne soit dans les plus étroites règles de la justice. Eh
Dieu ! si vous continuiez à me traiter ainsi jusqu’au bout, mon livre serait à la
prends à mes dépens qu’à moins de leur être absolument vendu, l’on ne
gagne rien à les ménager.³³
Ici, comme on le voit, ce qui préoccupe Rousseau est moins la concur-
rence que la falsiication de son texte. Il se montre prompt à s’afoler,
s’imaginant aux prises avec des forces obscures dont l’objectif est, en
contrefaisant Rousseau, d’imposer au public, à sa place, un auteur qui
n’est pas lui mais risque de s’y substituer pour de bon. Dans le contexte,
justement, d’une édition générale qui servirait à concrétiser et garantir
son œuvre contre toute atteinte, ce larcin, qui s’efectue presque sous ses
yeux, lui inspire une horreur de toute altération de ses textes : ce sera là
le thème de toutes ses hantises jusqu’à sa thématisation circonstanciée
dans Rousseau juge de Jean-Jacques.
Que de tels allers-retours entre auteurs, censeurs et libraires suscitent
de multiples diicultés, personne ne l’a mieux compris que Malesherbes
lui-même ; on devine toute la méiance et la frustration qui l’ont amené
à rédiger, à propos de Julie, ce mémoire pour Coindet :
M. Rousseau ne peut pas dire que c’est contre son gré qu’on a fait à Paris
une édition de son ouvrage parce que cela n’est pas vrai.
Mais il peut dire aussi haut qu’il voudra qu’il désavoue cette édition, qu’il
ne l’a point revue et qu’elle contient des fautes qui déparent son ouvrage,
puisque cela est vrai.
Au reste cette déclaration sera assez inutile attendu que quand elle paraîtra
le public aura selon les apparences les deux éditions entre les mains et en
jugera.
Mais elle ne fera aucun tort aux libraires qui alors auront sûrement débité
l’édition de Paris et à qui il sera très indiférent qu’on dise du mal de leur
édition pourvu qu’elle soit vendue.
Ainsi non seulement M. Rousseau peut en sûreté de conscience recevoir
la rétribution qui lui est due légitimement malgré son désaveu, mais je ne
sais pas si les libraires ne lui seront pas encore redevables de ce désaveu qui
leur facilitera la vente d’une troisième édition qu’ils feront faire quelque part
sans retranchements et qui se vendra bien mieux quand la première qui aura
été faite à Paris sera décriée.³4
Comme le suggère Malesherbes ici, les sommes proposées à Rous-
seau par les libraires et, on le suppose, les chifres de vente commencent
à monter. Rey l’aura payé jusqu’ici en tout 2 160 livres, Robin-Grangé
35 Rey à Rousseau, CC 786, 22 février 1759. Sur toute cette question voir J.-F. Perrin, « Ceci
est mon corps : J.-J. Rousseau et son “Édition générale”».
La construcion d’une œuvre 43
36 Une allusion dans sa lettre à Rey du 12 juillet 1757 (CC 670) renverrait (selon la note f, mais
sans référence) aux discussions qu’ils avaient eues en novembre, selon lesquelles Rousseau
serait venu en Hollande « surveiller l’impression d’une édition complète de ses Œuvres ».
37 J.-F. Perrin, art. cité, p. 86.
44 Éditer Rousseau
dû supposer que bonne ou mauvaise, cette édition ne passerait pas sans être
désavouée, vous avez pris votre parti là-dessus, et l’envoi que vous voulez me
faire d’un exemplaire me paraît la chose la plus inutile. (CC 1471, 9 août 1761)
Enin, en 1762 Rey s’ouvre à nouveau à Rousseau au sujet d’une « édi-
tion complète de [ses] ouvrages », en vue de laquelle Néaulme lui laisse-
rait partager son privilège pour Émile (CC 1689, 22 février 1762). Cela ne
devrait pas soulever de diicultés mais, d’abord, il voudrait à cette in que
Rousseau lui fournisse un nouveau manuscrit corrigé et éventuellement
modiié pour chaque œuvre, et ensuite, la question se pose d’œuvres iné-
dites qui seraient peut-être déjà sur le métier. Rey est un peu consterné
d’apprendre que Rousseau, tout en lui concédant le droit de rééditer les
manuscrits dont il est déjà propriétaire, soutient en même temps qu’il
est libre lui-même de les revendre à qui il veut, surtout en France où
Rey ne détient pas de privilèges. C’est un contentieux sérieux dans ce
que Raymond Birn appelle leur « menuet » (FR, p. 31-35), une épreuve de
volontés, mais en même temps pour Rousseau un déi au système qui
refuse normalement aux auteurs tout droit sur un ouvrage une fois qu’ils
l’ont vendu. Un encore plus grand obstacle réside dans le fait qu’Émile
est prohibé en Hollande comme à Paris. Rousseau ne s’en remet pas :
Mon cher Rey, je vous suis sincèrement attaché, mais je le suis plus encore
à mon honneur ; j’ai plus de ierté que leurs hautes puissances, et une ierté
plus légitime. Je ne consentirai jamais que le recueil de mes écrits s’im-
prime en Hollande, qu’il ne s’y imprime avec approbation, et que l’injuste
afront qui m’a été fait ne soit réparé par un privilège authentique et aussi
honorable que la précédente révocation [à Paris] a été insultante. (CC 2219,
8 octobre 1762)
Quoiqu’il évite pendant longtemps de renoncer à une entente éven-
tuelle avec Rey, on peut se demander si ce n’est pas cette raison qui l’em-
pêche en déinitive de se mettre d’accord avec lui. Il repense fréquem-
ment pourtant à Rey quand d’autres projets le déçoivent ou le révoltent :
Vous savez sans doute que M. Néaulme fait mutiler mon Émile pour le labo-
rieux M. Formey qui ne craint pas, par une entreprise inouïe jusqu’ici dans
la littérature, de s’emparer de mon vivant de mon propre bien, pour l’estro-
pier et le déigurer à son gré et peut-être y fourrer sous mon nom ses sottes
pensées. Voilà les brigands qui s’appellent chrétiens, et moi qui chéris la jus-
tice et respecte en tout les droits d’autrui, je suis l’impie et l’homme abomi-
nable. Ils ont raison, s’ils sont chrétiens, je ne le suis pas.
On dit que M. l’abbé de La Porte et M. Duchesne ont entrepris tout
ouvertement une édition générale de tous mes écrits en douze volumes
46 Éditer Rousseau
en-8o. Ainsi me voilà loin de mon compte sur l’édition générale par laquelle
je comptais inir pour avoir du pain. Au défaut de cette ressource il en faudra
chercher je ne sais où ; car pour mendier et recevoir l’aumône de qui que ce
soit, je suis parfaitement déterminé à mourir de faim plutôt que de jamais
en venir là. Ce qui me console est que ces Messieurs n’ont ni les additions
ni les pièces manuscrites en assez grand nombre, qui pourraient faire valoir
mon édition.
Vous savez sans doute qu’on a fourré sous mon nom dans une édition
contrefaite du Contrat social une lettre à laquelle je n’ai aucune part et que
je n’ai même jamais vue. On fait aussi courir je ne sais combien de lettres
manuscrites qu’on m’attribue, et qui sont ou supposées ou falsiiées par mes
ennemis au point d’être méconnaissables. Voilà, mon cher Rey, les hon-
nêtes gens à qui j’ai afaire. Cependant cette séquelle voltairienne s’est telle-
ment emparée de tous les journaux, de toutes les gazettes, mercures et autres
papiers publics, qu’il n’y a de place que pour leurs insultes et calomnies, et
que la voix de l’opprimé ne saurait y pénétrer. (CC 2427, 8 janvier 1763)
Rousseau ne cesse toutefois de songer à ce projet, et surtout à la manière
de l’organiser, d’autant qu’il lui devient de plus en plus urgent de l’exé-
cuter. Il souhaite encore, dit-il, donner la préférence à Rey :
[N]os anciennes liaisons renforcées par l’honneur que vous m’avez fait en me
choisissant pour compère4², la générosité dont vous avez usé envers Mlle Le
Vasseur, et encore une certaine bienséance pour vous et pour moi me font
désirer beaucoup que le parti vous convienne et qu’ayant été jusqu’ici mon
libraire vous continuiez à l’être jusqu’à la in. (Ibid.)
Le mémoire qu’il envoie préconise une nouvelle édition in-quarto en
6 volumes – ou en 18 volumes in-douze – ornée de 18 à 20 planches4³. On
verra dans la suite qu’il sera souvent question, chez diférents éditeurs,
avec ou sans la participation de Rousseau, de lancer simultanément une
édition en deux formats, et ce malgré les frais supplémentaires de com-
position, l’un étant plutôt élégant, de préférence illustré, et l’autre plus
abordable pour atteindre un public plus large.
La répartition des œuvres ne manque pas d’intérêt parce que celle
que Rousseau établit à cette occasion sera le modèle au moins général
de plusieurs autres éditions. Le premier volume sera consacré aux œuvres
de philosophe et de morale, autrement dit (les titres n’en étant pas pré-
cisés) aux deux Discours, à la Lettre à D’Alembert et au Contrat social ;
les tomes II et III à « l’Héloïse » ; les deux suivants à Émile ; et enin un
44 Dès 1751 le premier Discours est imprimé avec la réfutation de Le Cat (voir la notice biblio-
graphique de B. Gagnebin, OC III, p. 1856) et dès 1753 on trouve un Recueil de toutes les pièces
qui ont été publiées à l’occasion du discours de M. J. J. Rousseau […] (ibid., p. 1857-1858).
48 Éditer Rousseau
chapitre ıı
souci de leur intégrité, car sans qu’il soit sur place pour les protéger en
personne, ses « ennemis » auront les mains libres pour falsiier à volonté
son message et son art. Mais avec la préoccupation de sa survie immé-
diate s’impose celle aussi d’un avenir plus lointain qu’il faut pourvoir
d’une manière ou d’une autre, surtout s’il veut réaliser son ambition
de ne plus dépendre de personne. L’édition déinitive de ses œuvres se
transmue en provision d’avenir, le sien et encore plus peut-être, selon les
événements, celui de hérèse.
L’édiion Duchesne
2 Il s’agit sans doute du Véritable Émile annoncé par (et portant le nom de) Samuel Formey ;
peut-être est-ce la même chose que L’Émile chrétien (Berlin, Jean Néaulme, 1763). Formey
est également l’auteur d’un Anti-Émile (Berlin, J. Pauli, 1763).
3 Gazette d’Amsterdam du mardi 25 janvier 1763, p. 4 ; Leigh reproduit le texte dans CC 2435
(Rey à Rousseau), 15 janvier 1763, alinéa 10, note g ; voir aussi CC 2475.
Vers une édiion « générale » 51
J’ai lu avec surprise, mon cher Rey, l’article que vous avez mis sous mon nom
dans la gazette. Cet article est, surtout relativement à Duchesne, d’une vio-
lence et d’une indécence qui n’a rien d’égal ; vous m’y faites compromettre le
magistrat même, d’une manière qui ne peut que m’attirer sa haine et m’ôter
tous les amis qui m’étaient restés en France. […] Je vous avoue que dans les
disgrâces qui m’accablent, je ne m’attendais pas à celles qui me viennent de
vous. (CC 2470, 5 février 1763)
Quant au projet de Duchesne, Rousseau « ne voit pas l’afaire d’un bon
œil », comme l’indique Frédéric S. Eigeldinger : « Mais craignant que
l’édition projetée ne contienne des textes qui ne sont pas de lui et qu’on
lui attribue, il accepte de collaborer de façon lointaine pour être au cou-
rant du contenu. »4 Il écrit aussitôt au libraire, en efet, pour regretter
cette déclaration que Rey avait publiée, et notamment le fait qu’il sem-
blait s’attribuer, au nom de Rousseau lui-même, un droit exclusif qu’il ne
possède pas. C’est ce que Rousseau explique à Duchesne :
[Il implique] qu’il est le seul qui puisse faire l’édition générale de mes écrits,
au lieu que j’ai stipulé très expressément avec lui à chaque ouvrage que je lui
ai cédé (et j’en ai la preuve dans vingt de ses lettres) la même réserve qu’avec
vous, et d’après cela je persiste à vous déclarer que si mon édition générale
peut se faire à Paris et que vous vouliez vous en charger vous aurez la préfé-
rence, et je ne ferai rien en cela que de juste et dont je n’aie le droit, comme
je puis même le prouver. (CC 2471, 6 février 1763)
Rassuré d’apprendre que l’édition projetée par Duchesne n’est pas com-
mencée, Rousseau lui propose son Dictionnaire de musique, et paraît en
efet l’encourager dans son projet ain de mieux en inluencer le contenu :
Si l’article de la gazette ne fait pas l’efet que je crains et qu’on vous laisse
faire votre édition, il y aura quelques retranchements et changements à faire
dans vos trois tomes qui suivent le premier, et je vous fournirai de quoi sup-
pléer aux retranchements, et même au-delà. De sorte que tout ira pour le
mieux, et je me propose même d’écrire à M. l’abbé de la Porte une lettre
de remerciements qu’il sera le maître d’insérer dans l’édition s’il le juge à
propos, car je suis réellement très sensible à l’honneur qu’il me fait. À l’égard
du tome 4e vous pouvez le laisser tel qu’il est, en ôtant seulement le nom de
M. Grimm […]. (Ibid.)
Après avoir recommandé aussi un article publié dans le Mercure au titre
de « Réponse aux observations sur le Discours de Dijon », il continue :
Vous ne parlez que de 4 vol. : le reste n’y sera-t-il donc pas ? On ne peut pas
dire qu’on donne le recueil de mes écrits quand on n’y met pas les plus consi-
dérables. Ce serait faire croire au public que je désavoue ceux que je m’ho-
nore le plus d’avoir faits. Ne pourriez-vous m’éclaircir cela sans vous com-
promettre ? un mot suit. (Ibid.)
Et puis, deux mois plus tard, il adresse une lettre à La Porte. D’abord il
prend du recul par rapport à toutes les entreprises qu’il renie :
Vous pouvez savoir, monsieur, que je n’ai jamais concouru ni consenti à
aucun des recueils de mes écrits qu’on a publiés jusqu’ici, et par la manière
dont ils sont faits on voit aisément que l’auteur ne s’en est pas mêlé. Ayant
résolu d’en faire moi-même une édition générale en prenant congé du public,
je le vois avec peine inondé d’éditions détestables et réitérées qui peut-être le
rebuteront aussi de la mienne, avant qu’il soit en état d’en juger.
Ensuite il spéciie le caractère limité de ses engagements avec le libraire
Rey :
En apprenant qu’on en préparait encore une nouvelle où vous êtes, je ne pus
m’empêcher d’en faire des plaintes ; ces plaintes, trop durement interpré-
tées, donnèrent lieu à un avis de la gazette d’Hollande que je n’ai ni dicté
ni approuvé, et dans lequel on suppose que le sieur Rey a seul le droit de
faire cette édition générale ; ce qui n’est pas. Quand il en a fait lui-même un
recueil avec privilège, il l’a fait sans mon aveu ; et au contraire en lui cédant
mes manuscrits je me suis expressément réservé le droit de recueillir le tout
et de le publier où et quand il me plairait. Voilà, monsieur, la vérité.
Enin il en vient à l’édition nouvellement annoncée :
Mais puisque ces éditions furtives sont inévitables et que vous voulez bien
présider à celle-ci, je ne doute point, monsieur, que vos soins ne la mettent
fort au-dessus des autres ; dans cette opinion, je prends le parti de diférer la
mienne, et je me félicite que vous ayez fait assez de cas de mes rêveries pour
daigner vous en occuper. […]
Je vous remercie, monsieur, d’avoir bien voulu m’envoyer la note des pièces
qui doivent entrer dans votre édition ; vous êtes le premier éditeur de mes
écrits qui ait eu cette attention pour moi. Entre celles de ces pièces dont je
ne suis pas l’auteur, j’y en trouve une qui ne doit être là d’aucune manière :
c’est Le Petit Prophète5. Je vous prie de le retrancher, si vous êtes à temps,
sinon de vouloir bien déclarer que cet ouvrage n’est point de moi et que je
n’y ai pas la moindre part. (CC 2593, 4 avril 1763)
Non seulement il dément l’avis de Rey dans la Gazette d’Amsterdam, mais
il désavoue le recueil que Rey a sorti avec privilège, pour reprendre son
vieux refrain sur son indépendance à l’égard des droits d’édition : « […] il
l’a fait sans mon aveu ; et au contraire en lui cédant mes manuscrits je me
suis expressément réservé le droit de recueillir le tout et de le publier où et
quand il me plairait. » On remarque d’ailleurs que Rousseau présente son
projet d’édition comme un geste d’adieu (« en prenant congé du public »),
symptôme de sa détresse d’exilé (il écrit de Môtiers). Pour avoir été ainsi
prévenu, il ne « difère » pourtant pas sa propre édition. Dans sa réponse,
La Porte lui promet ceci : « [R]ien ne sera inséré dans ce recueil que de
votre aveu. » Il lui demande en même temps un exemplaire de la Lettre à
Christophe de Beaumont, qu’il ne connaît pas encore, et à l’égard de laquelle
il n’est même pas sûr que quelqu’un n’ait pas « imité [sa] manière » (CC
2643, 25 avril 1763). Dans sa réponse, La Porte lui promet ceci : « [R]ien
ne sera inséré dans ce recueil que de votre aveu. » Il lui demande en même
temps un exemplaire de la Lettre à Christophe de Beaumont, qu’il ne connaît
pas encore, et à l’égard de laquelle il n’est même pas sûr que quelqu’un
n’ait pas « imité [sa] manière » (CC 2643, 25 avril 1763)6.
Le titre de l’édition de Duchesne (en collaboration avec Pierre Guy
à Amsterdam), portant la fausse rubrique de Neufchâtel, se présente par
son titre, autant qu’on l’ose, comme une édition quasi oicielle : Œuvres
de M. Rousseau, de Genève, nouvelle édition, revue, corrigée, et augmentée de
plusieurs morceaux qui n’avaient point encore paru. Ses 9 volumes in-douze
seront datés de 1764 à 17697.
L’Avertissement du premier volume suit une ligne volontairement
ambiguë :
Nous avions déjà diférentes éditions des Œuvres de M. Rousseau ; mais
elles sont si défectueuses qu’elles ont excité les justes plaintes de l’auteur, qui
les désavoue, et du public, qui n’y retrouve pas toutes les pièces qu’il connaît.
Le recueil qu’on lui présente aujourd’hui, sans avoir été imprimé sous
les yeux de M. Rousseau, n’en n’a pas été fait avec moins de soin. On a
recueilli dans cette édition non seulement tous les ouvrages connus de cet
auteur, mais encore plusieurs écrits qui n’avaient point encore paru. On a cru
aussi devoir y faire entrer diférentes critiques que M. Rousseau a jugé[es]
digne[s] d’une réponse ; et à l’égard de cette multitude de brochures aux-
quelles ses ouvrages ont donné lieu, elles n’y sont insérées que par extrait.
En efet, l’expression « plusieurs écrits qui n’avaient point encore paru »
6 La réputation de l’abbé dans le monde des lettres est suggérée par une remarque dans les
Mémoires secrets selon laquelle il « ne traite des lettres que comme un genre de commerce
plus honnête » (MS, 29 juillet 1764).
7 Il y aura un tome X en supplément en 1779.
Vers une édiion « générale » 55
13 La table est interrompue à la page 288 et une autre ajoutée à la in pour les 4 dernières
feuilles, qui ont dû être imprimées séparément.
58 Éditer Rousseau
Le tome VI, sans indication de tomaison, est une compilation par l’abbé
de La Porte avec sa propre page de titre : Esprit, maximes, et principes de
M. Jean-Jacques Rousseau, de Genève (Neuchâtel, Libraires associés, 1764). Il
renferme, outre une « Introduction préliminaire, contenant quelques par-
ticularités de la vie de M. J. J. Rousseau de Genève », des « Pensées » clas-
sées par sujets : religion, morale, politique, littérature sciences et arts, sans
indication de provenance. Un avantage de cette démarche était de faire
admettre des passages tirés d’au moins deux des ouvrages condamnés¹4. Il
existe aussi des exemplaires comportant, aux tomes X et XII, le Diction-
naire de musique.
L’« édition Duchesne » est paradigmatique de ce que Ralph A. Leigh
appelle une tap edition (édition « robinet »), comprenant une série de per-
mutations successives dont la résultante bibliographique « est extrême-
ment complexe et n’a jamais été entièrement tirée au clair ». Voici, d’après
lui, les caractéristiques de ce type d’édition :
(1) L’édition peut être élargie ou étendue à volonté, dans ce sens que de nou-
veaux volumes peuvent y être ajoutés, et ce de trois manières : (a) une œuvre
nouvelle peut s’ajouter à l’édition au moment de sa parution ; (b) des œuvres
existantes ou des réimpressions d’œuvres déjà parues au même format peuvent
y être incorporées. Dans les deux cas il suit d’imprimer exprès un faux-titre,
ce dont pourtant on se dispense quelquefois ; et (c) une œuvre qui a paru sous
un autre format peut être réimprimée exprès sous le format requis.
(2) Chaque œuvre ou volume inclus dans l’édition est vendu séparément :
en ce cas le faux-titre de l’édition collective est supprimé.
(3) Chaque volume ou œuvre faisant partie de l’édition est réimprimé, en
général ligne par ligne, au fur et à mesure que les stocks s’épuisent, ce qui
arrive de temps à autre à cause de la demande variable pour les diférents
volumes. Puisque les réimpressions sont souvent exécutées avec la même
fonte et les mêmes ornements ou d’autres fort semblables, et portent quel-
quefois la même date, elles présentent un problème bibliographique épineux
et souvent méconnu.¹5
Ainsi, un exemplaire « complet » et « sincère » ou relativement uniforme
(encore suivant la terminologie de Leigh) de l’édition Duchesne com-
porterait en in de compte un minimum de 20 volumes dont les Œuvres
diverses de 1764 (5 volumes) ; les œuvres prohibées : Du contrat social,
Lettre à Christophe de Beaumont, Lettres écrites de la montagne (5 volumes,
imprimés clandestinement quelques années plus tard) ; Julie et Émile
Le projet de Môiers-Neuchâtel
16 Pour des raisons de saturation du marché, Les Confessions n’y seront jamais ajoutées (p.80-81).
17 C’est-à-dire la Contre-prédiction au sujet de la Nouvelle Héloïse, roman de M. Rousseau de
Genève de Panckoucke, d’ailleurs déjà parue dans le Journal encyclopédique, juin 1761, p. 102-
114 ; il s’agit d’une riposte à la Prédiction tirée d’un vieux manuscrit sur la Nouvelle Héloïse,
roman de J. J. Rousseau, satire de Charles Borde publiée dans le même journal (mai 1761,
p. 88-99). Elle est reproduite dans Jean-Jacques Rousseau : mémoire de la critique, Paris,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 229-234.
18 Samuel Fauche (1732-1803), l’un des fondateurs en 1769 de la Société typographique de
Neuchâtel qu’il est obligé de quitter en 1773, spécialiste de livres savants et libertins (voir
Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs/libraires (vers 1500 -
vers 1810), Bibliothèque nationale de France, 2004, no 1946).
60 Éditer Rousseau
19 Il en parle également à Duchesne à la même époque : « L’ardent désir que j’ai de prendre
congé du public par une édition générale de mes ouvrages, après laquelle, quoi que vous
en puissiez croire, je tâcherai du moins de mourir en paix » (CC 3746, § 5, 16 décembre
1764).
20 Voir aussi B. Mély, Jean-Jacques Rousseau : un intellectuel en rupture, p. 220-221.
Vers une édiion « générale » 61
Plus encore, Du Peyrou, selon qui Fauche n’est pas « assez solide pour
lui conier votre repos et votre indépendance », est prêt à se porter garant
des intérêts inanciers de Rousseau ; en somme, il se met à son service,
l’invitant à disposer de lui « comme un père dispose de son ils ». Pour
dédommager Pierre Guy, associé de Duchesne à Amsterdam²¹, Rous-
seau lui promet la primeur du Dictionnaire de musique, « le fruit de seize
ans de travail d’un crocheteur », pour un prix de 200 louis (4 800 francs)
ou 100 louis d’acompte et une rente viagère de 300 francs²².
Sur ce, Rousseau expédie à Du Peyrou (CC 3921, 24 janvier 1765)²³
une mise au point de son programme pour l’édition in-quarto. Rousseau
suit toujours à peu près la même répartition, qui est plus thématique que
chronologique, mais le plan cette fois est beaucoup plus précis²4. En y
ajoutant les dates de composition (supposées, cela va sans dire), on peut
voir d’un coup d’œil à quel point il se permet de jouer chronologie contre
rapprochement thématique :
Tableau 1. Répariion du projet de Môiers-Neuchâtel.
« N.B. Les articles précédés d’une étoile sont encore en manuscrit », pré-
cise-t-il : preuve, si besoin était, qu’il a toujours plusieurs ouvrages en
chantier (plus un « fragment ») qu’il compte encore achever dans un
proche avenir et tient quelquefois en réserve ; toutes les œuvres ainsi
désignées paraissent être à cette date déjà achevées. Pour un écrivain qui
« prend congé du public », combien d’écrits encore en manuscrit, et par
conséquent quelle aubaine pour un libraire !
Voilà donc le tableau que Rousseau a brossé de son œuvre. On ne
peut savoir s’il établit une hiérarchie, mettant en tête ce qui est le plus
réussi, le plus important, ou le plus universel. Toujours est-il que la place
d’honneur revient au Discours sur l’inégalité dans ce volume phare, cam-
pant symboliquement Rousseau en premier lieu comme philosophe poli-
tique, avec les ouvrages traitant de l’inégalité, de l’économie politique, de
la paix perpétuelle, de la polysynodie. Tout cela tient – ou à peu près –
dans la période qui précède les deux grands ouvrages qui occupent les
Vers une édiion « générale » 63
25 Est-ce qu’il veut dire précisément les articles « Musique » et « Opéra » ? Ce serait un peu
surprenant, aucun des deux n’étant très long (11 et 15 pages respectivement dans OC V).
26 Voir les actes du colloque La Notion d’œuvres complètes, J. Sgard et C. Volpilhac-Auger éd.,
Oxford, Voltaire Foundation (SVEC, nº 370), 1999.
64 Éditer Rousseau
Après Neuchâtel
29 Rousseau à Ray, CC 4157, 18 mars 1765 ; voir aussi R. Birn, « Les œuvres complètes de Rous-
seau sous l’Ancien Régime », p. 231-264.
30 Lettre datée du 14 octobre, L’Année littéraire, 1768, t. VII, p. 4-27.
66 Éditer Rousseau
ailleurs ; mais je n’ignorais pas qu’elle était fautive, et je n’ai jamais pensé
que vous y prendriez ni la prophétie ni aucune pièce qui ne soit pas de moi.
Ne cherchez pas à grossir votre recueil, n’imprimez que ce que j’ai fait, et
c’est par là précisément que votre édition sera recherchée. Je n’oublierai pas
La Reine fantasque, et si je vous vais voir nous pourrons reparler de tout cela.
(CC 4736, 18 octobre 1765)
31 Il devait y avoir des réémissions au moins partielles de cette collection en 1772, 1773 et 1776.
32 Voir A. Schinz, « Jean-Jacques Rousseau et le libraire-imprimeur Marc-Michel Rey »,
p. 126-129 ; et Y. Séité, Du livre au lire : « La Nouvelle Héloïse », roman des Lumières, p. 34-36.
Rey avait fait plusieurs éditions d’après celle de 1763, partiellement corrigée par Rousseau,
où manquaient 55 des 165 notes infrapaginales.
Vers une édiion « générale » 67
Depuis lors il s’est convaincu aussi, par ses propres yeux, que les réimpres-
sions de Rey contiennent exactement les mêmes altérations, suppressions, fal-
siications que celles de France, et que les unes et les autres ont été faites sur
le même modèle et sous les mêmes directions. Ainsi ses écrits, tels qu’il les a
composés et publiés, n’existant plus que dans la première édition de chaque
ouvrage qu’il a faite lui-même, et qui depuis longtemps a disparu aux yeux du
public, il déclare tous les livres anciens ou nouveaux qu’on imprime et impri-
mera désormais sous son nom, en quelque lieu que ce soit, ou faux ou altérés,
mutilés et falsiiés avec la plus cruelle malignité, et les désavoue, les uns comme
n’étant plus son ouvrage, et les autres comme lui étant faussement attribués.³³
La pensée obsédante des œuvres fausses ou traiquées, réelles ou ima-
ginées, ne le quittera plus. Ne lui attribuait-on pas une traduction du
Tasse qui n’était pas de lui³4 ? N’y avait-il pas des « recueils frauduleux »
publiés « journellement sous son nom » (RJJJ, p. 362) ? Ses ennemis n’ont-
ils pas « insolemment farci les recueils de ses propres écrits de […] noirs
libelles » (p. 373) ? « Le Français » de Rousseau juge de Jean-Jacques, pour se
familiariser avec ses idées, est allé passer quelques mois à la campagne en
y portant « les écrits de J. J. autant qu’[il] en [put] faire le discernement
parmi les recueils frauduleux publiés sous son nom » (p. 362).
Un des thèmes de ces dialogues est en efet que, dans l’impossibilité
de démêler les vrais ouvrages de Jean-Jacques d’avec les faux, on ne peut
savoir non plus lequel des divers Jean-Jacques qui se proposent ou sont
proposés est le vrai. On en a un nouvel écho dans le résumé compatis-
sant qu’en donne le Français :
Ses livres, dites-vous, transmis à la postérité, déposeront en faveur de leur
auteur. Ce sera, je l’avoue, un argument bien fort pour ceux qui penseront
comme vous et moi sur ces livres. Mais savez-vous à quel point on peut les
déigurer, et tout ce qui a déjà été fait pour cela avec le plus grand succès ne
prouve-t-il pas qu’on peut tout faire sans que le public le croie ou le trouve
mauvais ? Cet argument tiré de ses livres a toujours inquiété nos Messieurs³5.
Ne pouvant les anéantir, et leurs plus malignes interprétations ne suisant
pas encore pour les décrier à leur gré, ils en ont entrepris la falsiication, et
cette entreprise qui semblait d’abord presque impossible est devenue par la
connivence du public de la plus facile exécution.
33 Déclaration datée du 23 janvier 1774, parue dans la Gazette de littérature, des sciences et des
arts du 19 février 1774 : le texte en est donné dans OC I, p. 1186-1187 et CC Annexe 633,
t. XXXIX. Voir aussi R. Trousson, « Déclaration relative à diférentes réimpressions de ses
ouvrages », DJJR, p. 193-194.
34 Voir RJJJ, p. 393 : une « nouvelle traduction » anonyme de la Jérusalem délivrée parue en
1774 est en fait de Charles François Le Brun, duc de Plaisance.
35 C’est-à-dire les chefs du complot contre Rousseau.
68 Éditer Rousseau
36 Rousseau sait que l’édition en question est, comme le remarque Jean Sgard, une « impos-
ture typographique » : « Le seul tort de Rousseau est de croire qu’il soit seul à soufrir de
cette pratique : elle est courante ; dans ce domaine, le libraire fait ce qu’il veut, dans une
impunité à peu près totale » (« Des collections aux œuvres complètes », p. 3).
Vers une édiion « générale » 69
les yeux de l’auteur que des épreuves correctes et de tirer à son insu les
feuilles destinées pour le public, et où le texte eût été accommodé selon
les vues de nos Messieurs. Rien n’eût été si facile par la manière dont il est
enlacé que de lui cacher ce petit manège et de le faire ainsi servir lui-même
à autoriser la fraude dont il devait être la victime et qu’il eût ignorée, croyant
transmettre à la postérité une édition idèle de ses écrits. Mais soit dégoût
soit paresse soit qu’il ait eu quelque vent du projet, non content de s’être
refusé à la proposition, il a désavoué dans une protestation signée tout ce qui
s’imprimerait désormais sous son nom. L’on a donc pris le parti de se passer
de lui et d’aller en avant comme s’il participait à l’entreprise. L’édition se fait
par souscription et s’imprime, dit-on, à Bruxelles en beau papier beau carac-
tère belles estampes. On n’épargnera rien pour la prôner dans toute l’Eu-
rope et pour en vanter surtout l’exactitude et la idélité, dont on ne doutera
pas plus que de la ressemblance du portrait publié par l’ami Hume. Comme
elle contiendra beaucoup de nouvelles pièces refondues ou fabriquées par
nos Messieurs, on aura grand soin de les munir de titres plus que suisants
auprès d’un public qui ne demande pas mieux que de tout croire, et qui ne
s’avisera pas si tard de faire le diicile sur leur authenticité. (p. 391-392)³7
C’est sûrement par assimilation générale et non sur preuves pertinentes
que Rousseau accuse Boubers de faire sciemment partie du complot,
mais il n’a peut-être pas tort d’entretenir des doutes sur son caractère ;
après la mort de Rousseau, le marquis de Girardin parlera du « peu scru-
puleux Boubers, qui sous la direction de la moderne philosophie multi-
pliera plutôt les vilenies qu’il ne refusera d’en faire »³8.
En guise d’introduction, l’édition de Boubers débute par une « Prédic-
tion faite sur l’auteur de la Nouvelle Héloïse par un anonyme », grand dithy-
rambe de Panckoucke³9 déployant le genre de rhétorique messianique que
l’on trouvera plus tard chez Moultou et Du Peyrou. Quant aux nouveautés,
il faut avouer que Boubers remporte un certain succès en dépit de Jean-
Jacques : c’est lui qui ofre la première parution d’Iphis, de La Découverte
du Nouveau Monde, de l’Épître à M. Parisot, et de la Vision de Pierre de la
Montagne, tous au tome VIII. Ayant obtenu des œuvres de jeunesse40 et
des lettres déposées chez Mme de Warens, il tenait à donner à sa clientèle
l’impression qu’il détenait de même les manuscrits inédits de la in.
écrivain : « Souvent on a la fureur d’insérer dans les éditions qu’on publie des ouvrages
d’un auteur après sa mort, quantité de productions qu’il avait jugées indignes de lui, et
qui lui ôtent une partie de sa réputation. Ceux qui sont à la tête de la Librairie ne peuvent
apporter trop de soin pour prévenir cet abus ; ils montreront par leur vigilance dans cette
occasion qu’ils ont à cœur l’honneur de la nation et la mémoire de ses grands hommes »
(article Édition, Encyclopédie, t. V, 1755, p. 396).
41 Parmi les graveurs, l’élite de l’époque, on trouve Saint-Aubin, Chofard, Dambrun,
Leveau, Delaunay, Lemire, et Martini : voir Maurice Boissais et Jacques Deleplanque, Le
Livre à gravures au xvıııe siècle, Paris, Gründ, 1948, p. 153.
42 Le reliquat des volumes de Boubers feront en 1790 le noyau de l’édition de Denis Vol-
land en 16 volumes in-4o (R. Birn, « Les œuvres complètes de Rousseau sous l’Ancien
Régime », p. 248).
Vers une édiion « générale » 71
Toutes les pièces suivantes n’ont jamais été imprimées, un heureux hasard
nous les a procuré[es] et nous les donnons au public, d’après les originaux,
la plupart écrites de la main même de l’auteur. Ces productions de sa jeu-
nesse sont sans doute inférieures à celles qui lui ont acquis depuis une si
grande célébrité ; mais telles qu’elles sont on les lira avec plaisir, puisqu’on
y verra quelle était dans la jeunesse la manière de voir et de sentir de leur
auteur ; et que peut-être il en sortira quelques traits de lumières, qui feront
connaître au lecteur le vrai caractère de cet homme devenu depuis si inté-
ressant pour le public.
Les œuvres inédites sont les suivantes :
La Découverte du nouveau monde
Fragments d’Iphis, tragédie
In nuptias Caroli Emanuelis, invictissimi Sardiniæ Regis […], ode. Traduction
Le Verger des Charmettes
Êpitres à M. de Bordes, à Parisot
Énigme
À Madame la baronne de Warens, virelai
Vers pour Mme de Fleurieu ; pour Mlle h.
Mémoire à son excellence, monseigneur le gouverneur
Mémoire remis le 19 avril 1742 à M. Boudet
[seize] lettres à Mme de Warens
[six] autres lettres4³
Les choses en sont là lorsque Rousseau disparaît en 1778. Sa mort devait
naturellement entraîner à nouveau une profusion d’éditions44, et grâce
justement à cette mort, c’était à qui dénicherait le plus de nouveaux
documents, des lettres inédites, voir des ébauches d’ouvrages restés frag-
mentaires. Et ce sera la course aux « œuvres posthumes ».
45 Rey à Rousseau, CC 1619, 31 décembre 1761 ; il y revient dans d’autres lettres, CC 1642
(18 janvier 1762), CC 1661, etc. ; voir aussi S. Kuwase, « Les Confessions » de Jean-Jacques Rous-
seau en France (1770-1794), p. 28-29.
46 Rousseau à Rey, CC 4157, 18 mars 1765.
Vers une édiion « générale » 73
47 David Hume, Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume et M. Rous-
seau, Londres, 1766, p. 123-124. Dès réception de la lettre de Rousseau du 10 juillet 1766
(CC 5274), Hume a tout de suite supposé que Rousseau allait la publier : « I fancy he intends
to publish it » (Hume à Richard Davenport, CC 5283, 15 juillet 1766). L’épisode a été consi-
déré comme un chaînon important dans la formation de l’opinion publique comme phé-
nomène social : voir Dena Goodman, « he Hume-Rousseau afair : from private querelle
to public procès », Eighteenth-Century Studies, vol. 25 (1991-1992), p. 171-201.
La Collecion complète de Genève
(1778-1789)
chapitre ııı
Rousseau était encore en vie que la question de ses mémoires était sur
toutes les lèvres. En sont témoins les Mémoires secrets, généralement bien
informés, qui nous fournissent une sorte de chronique des premières
semaines de cette obsession publique manifestée peu après son départ
de Paris – pour on ne sait où :
On conirme l’existence des Mémoires de la vie de Jean-Jacques Rousseau ;
on prétend qu’il y révèle ingénument beaucoup de choses peu honnêtes
et même des crimes dont il est coupable, comme vols, etc. On ajoute que
M. Le Noir l’a envoyé chercher, lui a demandé s’il avouait ce livre et les
faits qui y étaient contenus¹ ; et qu’à tout il a répondu, sans aucune tergi-
versation et catégoriquement, oui ; que là-dessus le lieutenant de police lui
a conseillé de quitter Paris et de se soustraire aux recherches qu’on pour-
rait faire : que telle est la cause de son évasion. Tout cela est si singulier et si
absurde, qu’on ne le rapporte qu’à cause du personnage fort cynique, et des
auteurs de ce récit qui, par leurs liaisons avec le ministre, semblent mériter
quelque créance. (MS, 26 juin 1778a)
En efet, le mystère de son « évasion », vite éclairci, paraît secondaire par
rapport à la question de savoir où en sont les mémoires de Rousseau, le
bruit circulant qu’il en existe peut-être déjà des éditions :
Par les informations qu’on fait journellement sur le compte de Jean-Jacques
Rousseau, on a tout lieu de croire que ses mémoires prétendus dont on parle
n’existent encore que manuscrits. Il n’est point hors du royaume, comme on
l’avait dit ; il est toujours chez un M. de Girardin, fameux par ses jardins
1 Jean Charles Lenoir (1732-1807) est lieutenant de police depuis 1734 ; sur cet entretien, voir
CC, t. XL, appendice A664, p. 282 et 284.
76 Éditer Rousseau
anglais, qui lui a prêté un asile chez lui, où il botanise, et se livre à son goût
pour la campagne et la retraite. (MS, 3 juillet 1778b)
Ces deux histoires sont pendant quelque temps étroitement liées, comme
on le voit par la notice du surlendemain :
Le fameux Jean-Jacques Rousseau n’a pas survécu de longtemps à Voltaire ;
il vient de mourir² dans le lieu de sa retraite à Ermenonville.
On dit aujourd’hui que les bruits qui ont couru sur lui et ses mémoires,
viennent d’un Supplément à ses œuvres, en efet imprimé, et où il y a beau-
coup de choses singulières. (MS, 5 juillet 1778b)
Il est vrai que les circonstances de la mort de Rousseau restent à élu-
cider ; c’était, apprend-on le 7 juillet, une attaque d’apoplexie, et c’est le
marquis de Girardin qui « lui a rendu les honneurs funèbres » :
[…] son corps, après avoir été embaumé et enfermé dans un cercueil de
plomb, fut inhumé le samedi suivant 4 du présent mois, dans l’enceinte du
parc d’Ermenonville, dans l’île dite des Peupliers, au milieu de la place d’eau
appelée le petit lac, et située au midi du château, sous une tombe décorée et
élevée d’environ six pieds. (MS, 7 juillet 1778a)
Mais ses mémoires ? On découvre soudain que leur existence est
connue et attestée depuis plusieurs années déjà³ :
L’existence des mémoires de Rousseau en manuscrit n’est plus douteuse ;
M. Le Mierre atteste lui en avoir entendu faire la lecture en 1771. Ce fut en
faveur du prince royal de Suède, alors à Paris ; elle eut lieu chez M. le mar-
quis de Pezay, et ce fut le philosophe genevois qui lui-même en régala l’as-
semblée peu nombreuse. La lecture dura depuis sept heures du matin jusqu’à
onze heures du soir, sauf l’intervalle du dîner et du souper ; en sorte qu’on
voit que l’ouvrage est long, et doit faire deux volumes bien conditionnés.
Il passe pour assez constant encore que Rousseau étant malade dangereu-
sement, craignant de mourir, et envisageant le sort funeste de Mademoiselle
Le Vasseur, sa femme, lui dit de ne point s’aliger sur ce qu’elle deviendrait
après lui ; qu’il lui donna en même temps la clef de son secrétaire, lui en it
tirer un paquet, en lui apprenant que c’étaient ses mémoires manuscrits,
qu’elle pourrait vendre et dont elle tirerait bon parti. Si l’on en croit la suite
de l’anecdote, elle se serait laissé séduire par les ofres d’un libraire étranger
qui lui en aurait donné mille louis, qui en aurait même imprimé un volume ;
2 Le 2 juillet.
3 Il faut noter que les Mémoires secrets sont une sorte de registre des événements et non
une source originale ; ils empruntent quelquefois leurs informations aux autres journaux,
comme on le verra en consultant l’édition critique indiquée dans la liste des abréviations
en début d’ouvrage.
La Collecion complète de Genève 77
4 Voir sur cet épisode F. Moureau, « Les inédits de Rousseau et la campagne de presse de
1778 », p. 411-425.
5 Voir aussi la notice des MS du 9 mars 1779b.
78 Éditer Rousseau
6 MS, 29 mai 1779d. Cette liste est à peu de chose près la même, dans le même ordre et avec
les même gloses, que celle donnée dans le Prospectus annoté par Du Peyrou (CC 7462,
8 février), ne retenant que ceux des titres qui sont encore en manuscrit.
La Collecion complète de Genève 79
avaient déjà été imprimés, ce n’était pas dans des « éditions » proprement
dites, et tous seront édités en efet soit dans la Collection complète, soit
dans les Œuvres posthumes de la même Société7. Les Confessions portent
maintenant leur propre nom, même si le public va longtemps ignorer que
les « six livres » n’en représentent que la moitié.
Les dépositaires
12 Du Peyrou connaît-il déjà le passage au livre XII des Confessions (p. 777 ; OC I, p. 602-603)
qui le traite peu généreusement ?
13 Citation de Rousseau par Girardin dans une lettre à Du Peyrou, CC 7209, 22 juillet 1778.
82 Éditer Rousseau
14 Discours sur l’origine de l’inégalité, « Avertissement sur les notes », OC III, p. 128.
15 Sur les interminables problèmes posés par les Confessions en particulier, voir H. de Saus-
sure, Étude sur le sort des manuscrits de J.-J. Rousseau, p. 14-20.
La Collecion complète de Genève 83
Batailles d’hériiers
20 « Quant aux Confessions il me semble comme à M. de Malesherbes qu’il convient dans
l’édition qu’on se propose d’en faire, de supprimer les noms propres, ou de se borner à la
première lettre de ces noms, et cela sans exception de personne » (Du Peyrou à Moultou,
CC 7556, § 7, 5 juin 1779).
21 Girardin à d’Angiviller (?), CC 7237, début août 1778.
La Collecion complète de Genève 85
32 Celle de la Chambre des députés à Paris, passée par d’Angiviller, et celle de la bibliothèque
universitaire et publique de Genève.
33 Deleyre à Girardin, CC 7351, 12 novembre 1778.
34 Deleyre à Girardin, CC 7405, 18 décembre 1778.
35 hérèse Levasseur à Du Peyrou, CC 7681, 6 mars 1780. Ce manuscrit est aujourd’hui
conservé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale, ayant été « donné par l’auteur à une
dame de la famille de Cramayal, qui le donna elle-même à M. de Clérigny ancien admi-
nistrateur général des domaines de la Couronne ». Cette dame était Élisabeth Josèphe de
La Borde, sœur de Françoise Monique de Cramayel, que d’Angiviller épousa en 1781.
36 Dans l’édition de Genève les mots « mes confessions et » sont supprimés.
88 Éditer Rousseau
papiers qui restent entre mes mains, et desquels on peut tirer un jour de
grandes lumières sur ma destinée » (RJJJ, p. 426). Or, il n’y a qu’une per-
sonne à qui Rousseau ait conié à la fois cet écrit et ses Confessions, c’est
Moultou. Celui-ci n’en parle à personne avant mars 1779³7.
Pourquoi ce silence ? C’est peut-être pour la même raison qui incite
d’Angiviller à ne pas croire l’ouvrage, comme on l’a vu, « de nature à
être imprimé » : abstraction faite des indiscrétions personnelles suscep-
tibles d’embarrasser les éditeurs, le texte semblait, en raison de sa nature
obsessionnelle (démentielle selon certains), fort préjudiciable à la répu-
tation de Rousseau. Ils s’en considèrent les dépositaires autant que de
l’œuvre elle-même. Peut-être d’Angiviller a-t-il veillé à ce que la copie
fût expurgée, copie dont Girardin d’ailleurs ne dit mot ; en tout cas,
la révélation du manuscrit de Moultou l’ayant rendu superlu pour les
besoins de l’édition, il ne l’a peut-être même pas conservée. De toute
façon les éditeurs n’ont plus guère eu de choix une fois que Boothby a
publié son manuscrit, de son propre chef et à ses frais : il fallait impé-
rativement publier les dialogues en entier avant qu’un autre ne le fasse,
ou ils risquaient de perdre tout leur avantage et la coniance du public.
Mais ce ne fut pas sans compromis : à la demande de Moultou,
non seulement de nombreux noms propres sont réduits à des initiales
– notamment ceux de Choiseul et de tous les philosophes –, mais plu-
sieurs allusions à Genève ou à certaines institutions sont silencieusement
escamotées. Le problème ne se posait, à vrai dire, que pour les nouveaux
ouvrages ; les scandales que les autres pouvaient avoir ressuscités étaient
passés et l’on n’y songeait plus. Ce qui gêne les éditeurs amis de Rous-
seau, c’est donc surtout Rousseau juge de Jean-Jacques et plus tard Les
Confessions. On se passe de l’anecdote de « la ille d’un seigneur anglais »
(RJJJ, p. 327 note)³8, de l’invasion de la Corse, et l’entreprise de la ville
de Versoix (p. 375 note), de la division de la France (p. 399), de l’odieuse
connivence de Voltaire et de D’Alembert (p. 373-374), et du ralliement
des prêtres et des médecins au parti philosophique (p. 404). Une men-
tion des oratoriens de Montmorency, ces « dangereux ennemis », dispa-
raît ainsi qu’une allusion au roi de France dans l’Histoire du précédent
écrit (p. 334 et p. 417, note), une mention de Dusaulx (p. 320), et les griefs
37 Juste avant son départ pour Ermenonville en mai 1778 Rousseau avait conié à Paul
Moultou, avec une copie des Confessions et d’autres manuscrits, un manuscrit de Rousseau
juge de Jean Jacques (voir FR, p. 88).
38 Voir le commentaire de R. Osmont, OC I, p. 1710, note 3.
La Collecion complète de Genève 89
40 Girardin à Du Peyrou, CC 7453, § 6, 3 février 1779 ; voir aussi FR, p. 116, note.
La Collecion complète de Genève 91
que Girardin avait descellé, lu et re-scellé le sien sans rien dire à per-
sonne, Moultou, quand il conie à Du Peyrou ce qu’il possède, et permet
à son secrétaire d’en prendre copie, lui demande de n’en rien dire à
Girardin4¹. Du Peyrou de son côté a gardé sous scellé tous les paquets
que Rousseau lui avait coniés en dépôt ou expédiés d’Angleterre ; quand
enin il les examine, il trouve que l’un d’eux contient les trois premiers
livres des Confessions et le début du quatrième « ainsi que des liasses des
pièces justiicatives »4², pourtant il n’en dit rien à Girardin ; et il ne sait
toujours pas où peuvent se trouver d’autres copies. Sans oublier qu’il
faut encore distinguer entre trouver et publier ; car Du Peyrou se lais-
sera bientôt persuader que même si Les Confessions II étaient trouvées,
il serait inconvenant de les inclure dans la Collection complète (FR, p. 82).
Entre-temps, Girardin a appris, sans doute de hérèse, que Rous-
seau en avait conié une copie à Moultou, et par conséquent il se méie
encore plus de lui :
M. de M. dissimule avec nous. Il a de grands égards et des ménagements à
conserver pour des personnes qui ont bien des liaisons avec le camp ennemi.
J’étais moralement sûr qu’il avait la totalité des papiers secrets et notamment
des C. J’en ai maintenant la certitude physique puisqu’elles ont été lues en
entier pendant son dernier séjour à Paris et il est bien singulier qu’il voulût
nous induire à croire que la 2e partie avait été brûlée par l’auteur lui-même.
D’un autre côté il nous soutient que la publication des dialogues doit être
renvoyée après le siècle […].4³
C’est un fait que Moultou, ancien pasteur genevois, entretenait des rela-
tions avec Voltaire, même s’il n’avait pu lui rendre visite à Paris en 1778
quand il a vu Rousseau, et connaissait aussi Turgot, Bufon et d’autres
individus qui pour Girardin se rangeaient déinitivement dans le « camp
ennemi »44 : on comprend que, de son point de vue, il était prudent
de se méier beaucoup de Moultou. Celui-ci s’eforcera peut-être, à la
diférence des deux autres, de veiller d’abord aux intérêts de certains
de ses amis mondains, surtout par rapport aux Confessions II. Ce qui
confère tout de même un certain prestige relatif à Moultou aux yeux de
Du Peyrou, c’est son pouvoir d’arbitre par procuration :
C’est alors que hérèse lui aurait dit que la totalité du même ouvrage
aussi bien que d’autres avaient été coniés à Moultou environ un mois
avant que Rousseau s’installe à Ermenonville. hérèse l’enjoint de garder
scrupuleusement le secret vis-à-vis même de Du Peyrou, « ainsi qu’à
M. M. jusqu’à ce qu’il eût avoué le premier le dépôt dont il était chargé ».
Elle aurait ensuite tout recacheté. Maintenant Girardin demande conseil
à Du Peyrou sur la manière dont il faut procéder.
Or si Moultou cache encore son jeu, c’est que le manque de coniance
est absolument réciproque ; le secret mutuel se perpétue en se renforçant
pour des raisons qu’on comprend au moins en partie. Enin, Moultou
informe Du Peyrou en juin 1780, à condition encore qu’il n’en révèle
rien, qu’il possède un manuscrit complet des Confessions et qu’il le gar-
dera en réserve jusqu’à ce qu’arrive le moment propice de sa publication
dans sa totalité :
[La veuve] nous a jetés dans un vilain tracas en nous associant avec M. de G.
et je ne sais trop comment tout cela inira. J’ai réclamé en mon propre nom
le manuscrit des Confessions, et je suis attendant sa réponse. S’il se refuse à
ma demande il faudra bien alors lui annoncer une poursuite au nom de la
veuve, et sans doute que la crainte d’un éclat aussi désagréable le forcera à se
rendre. […] Au surplus je trouve que vous avez raison, monsieur, de vouloir
garder votre secret. Mais M. de G. paraît si convaincu que vous avez en main
la copie du tout, que je crains qu’il n’en ait trouvé la certitude dans quelques
notes de Rousseau. (CC 7721, 14 juin 1780)
Ainsi s’installe une sorte de lutte en sourdine et en permanence entre les
trois collaborateurs dont chacun – sans oublier hérèse – se considère
comme au moins en partie le dépositaire privilégié des volontés de Rous-
seau, la question centrale devenant immédiatement : faut-il publier Les
Confessions, et si oui, quels ménagements convient-il de pratiquer ? Sho-
jiro Kuwase explique patiemment le paradoxe selon lequel Du Peyrou et
Moultou, au nom de la même idélité à Rousseau qui les rend scrupuleux
sur l’établissement des textes, en viennent à retrancher ce qu’ils estiment
que Rousseau lui-même aurait retranché, deux mouvements motivés par
« la même afectivité »49. Ainsi, le texte des Confessions qui plairait le
mieux aux intimes amis de Rousseau n’est peut-être pas la meilleure
version à donner au public parce qu’il peut donner prise à ses critiques.
Les suppressions des noms propres, assez limitées jusqu’au livre IV,
« se multiplient au fur et à mesure que le héros avance en âge et qu’il fait
connaissance avec des hommes et des femmes de qualité »50. Outre l’iden-
tité de certaines personnalités, il y a aussi des reproches de goût à craindre.
Les éditeurs ont ainsi rayé, par exemple, avec quelques passages faisant
allusion à l’homosexualité ou à la masturbation5¹, certaines expressions :
– dans le récit sur Mlles Vulson et Goton :
Mais à mon grand regret mon secret fut découvert, ou moins bien gardé de
la part de ma petite maîtresse d’école que de la mienne, car on ne tarda pas à
nous séparer, et quelque temps après, de retour à Genève, j’entendis, en pas-
sant à Coutance, de petites illes me crier à demi-voix : Goton tic tac Rous-
seau. (p. 96 ; OC I, p. 27)
– une boutade sur les livres érotiques :
Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et fades, mon
bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux : non que la Tribu,
femme à tous égards très accommodante, se fît un scrupule de m’en prêter ;
mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mystère qui me
forçait précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte ; et le hasard
seconda si bien mon humeur pudique, que j’avais plus de trente ans avant
que j’eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu’une belle dame
de par le monde trouve incommodes, en ce qu’on ne peut, dit-elle, les lire
que d’une main. (p. 111 ; OC I, p. 40)
– sur Mme de Warens, l’incise :
Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge, et
s’ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire
autant, qu’ils s’attachent à elle pour le repos de leur vie, fût-elle au reste la
dernière des catins. (p. 274 ; OC I, p. 178)
– sur Mme de Larnage :
Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous séparer, et
j’avoue qu’il en était temps, non que je fusse rassasié ni prêt à l’être, je m’at-
tachais chaque jour davantage ; mais, malgré toute la discrétion de la dame, il
ne me restait guère que la bonne volonté, et avant de nous séparer, je voulus
jouer de ce reste, ce qu’elle endura par précaution contre les illes de Mont-
pellier. (p. 360 ; OC I, p. 254)
Sur le plan de la difusion de l’édition, le principal déi pour la Société
typographique de Genève est de tenir en échec les éditions pirates
50 Ibid., p. 97.
51 Voir ibid., p. 95. Par exemple, dans le passage sur Corvesi, on supprime l’allusion aux
« goûts ultramontains » qui lui rendaient sa femme « inutile » (Confessions, p. 206 ; OC I,
p. 119).
La Collecion complète de Genève 95
54 « […] ses confessions [que vos Messieurs] appellent ses mémoires » (RJJJ, p. 331).
55 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 136-140.
56 Poinçot à la Société typographique de Neuchâtel, CC 7814, 8 mai 1782.
57 Compte rendu de [ J. L.] Geofroy du livre de Jean Michel Servan, Rélexions sur les
« Confessions » de J.-J. Rousseau (1783), L’Année littéraire, t. V, 1783, p. 95-112 ; p. 95 et 99-100.
58 Voir S. Kuwase, « Les Confessions »…, p. 153-154.
La Collecion complète de Genève 99
59 Sébastien Mercier, « Des Confessions de J.-J. Rousseau », dans Mon Bonnet de nuit, t. III,
Lausanne, Jean-Pierre Heubach, 1785, p. 153-156.
60 Il cite ici les dernières phrases du livre IV des Confessions.
100 Éditer Rousseau
61 S. Mercier éd., Œuvres complètes de J. J. Rousseau (première édition à s’intituler ainsi),
Paris, Poinçot, 1788-1793, t. I, p. 23-26. Il revient sur ce thème dans De J. J. Rousseau consi-
déré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution, Paris, Buisson, 1791, 2 volumes, t. II,
p. 342-343.
62 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 119-120. Je ne parlerai ici que du quarto ; voir les
tableaux en in de chapitre pour la répartition des œuvres en volumes sous les trois formats.
63 Ibid., p. 119.
La Collecion complète de Genève 101
64 C’est Moultou qui devait d’abord écrire une « préface » qui selon Hermine de Saussure
n’a pas abouti (voir Rousseau et les manuscrits des « Confessions », p. 337) ; Birn en revanche
lui attribue cet avant-propos (FR, p. 158).
65 La ponctuation a été modernisée, hormis les points d’exclamation et de suspension.
102 Éditer Rousseau
66 C’est Diderot qui est visé ici. Craignant des propos vengeurs sur son compte quand paraî-
traient les mémoires de Rousseau, il avait évoqué dans sa Vie de Sénèque (décembre 1778) la
« turpitude secrète d’une vie cachée pendant plus de cinquante ans sous le masque le plus
épais de l’hypocrisie », en concluant par cette apostrophe : « Détestez l’ingrat qui dit du
mal de ses bienfaiteurs ; détestez l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens
amis » (Essai sur les règnes de Claude et de Néron, J. Assézat éd., Œuvres complètes, Paris,
Garnier Frères, 1875, t. III, p. 91). La première version du texte contenait bien l’expression
« artiicieux scélérat » aussi.
La Collecion complète de Genève 103
rant sur l’aveuglement des hommes, leur pardonnas le mal qu’ils t’avaient
fait, et leur tins compte de tout celui qu’ils ne te faisaient pas, ils t’appellent
Ingrat...... Eux qui jouissent de l’existence, et voudraient anéantir l’Auteur
de toute existence.
Toi dont le cœur toujours inaccessible à la cupidité, à la haine, à l’envie,
déploya sans crainte et sans personnalité sa foudroyante éloquence contre
ces passions atroces ; Toi dont l’âme ne fut jamais fermée à l’aligé, ni la
main à l’indigent ; Toi qui consacras tes talents et ta vie entière à rappeler
tes frères à la raison et au bonheur, qui rafermis dans la carrière les pas
chancelants de l’homme vertueux et ramenas celui qui s’égarait, ils t’appel-
lent Scélérat............ Eux qui donnant l’exemple et le précepte, sapent par
les fondements le principe des mœurs67, le lien des sociétés, et travaillent de
sang-froid à délivrer l’homme puissant du seul frein qui l’arrête, à priver le
faible de son unique appui, à enlever à l’opprimé son recours, à l’infortuné
sa consolation, au riche sa sûreté, au pauvre son espérance.
Soulage et puriie tes yeux en les portant sur ces groupes d’Enfants rendus
heureux à ta voix, de Mères rappelées à la nature, de Citoyens encouragés
au culte des lois et de la liberté. Entends ce cri de reconnaissance que tous
les cœurs honnêtes élancent vers toi. Il atteste à la terre que la vertu n’y est
pas tout à fait étrangère. Perce l’avenir, et vois nos arrière-neveux devenus
meilleurs par tes Écrits, les méditer en bénissant ton nom, et célébrer ta
mémoire en pratiquant tes leçons. Contemple enin tes amis pleurant sur ta
tombe, pleins de ton souvenir, nourris de tes maximes, ne trouver, ne cher-
cher de consolation que dans leur union fraternelle, et leur zèle pour ta
gloire. Écoute et reçois le vœu sacré qu’ils te renouvellent ici par ma bouche,
d’aimer par-dessus tout, à ton exemple, la justice et la vérité.
Neufchâtel, 1779
Du Peyrou
L’édition est sans aucun doute un monument, réunissant un nombre
impressionnant d’inédits dont ceux-ci68, en suivant l’ordre de leur
tomaison :
t. I Considérations sur le gouvernement de Pologne69
t. III Les Amours de milord Édouard Bomston70
67 Cette rhétorique de rectitude morale, quoique éloignée ici de connotations religieuses, rap-
pelle celle de Lefranc de Pompignan qui s’était attiré l’ire de Voltaire dans les années 1760.
68 Voir le tableau complet en in de chapitre.
69 Édition incomplète ; la première publication intégrale de ce texte sera chez Didot en 1801.
70 Cette histoire intercalée dans Julie igure en même temps dans les Œuvres posthumes.
Selon la note : « Cette pièce qui paraît pour la première fois a été copiée sur le manus-
crit original et unique de la main de l’auteur qui appartient et existe entre les mains
de Madame la maréchale de Luxembourg, qui a bien voulu le conier » (Collection com-
plète, in-8o, t. VI, p. 350). Dans cette même édition, Les Amours paraissent être, grâce à
104 Éditer Rousseau
t. V Émile et Sophie
t. VI Réponse à un mémoire anonyme
t. VII Traduction du Ier livre de Tacite
t. VII Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque
t. VII Lettres sur la botanique
t. VII Fragments pour un dictionnaire de botanique
t. X Les Confessions [I]
t. X Les Rêveries du promeneur solitaire7¹
t. XII Jugement sur le projet de paix perpétuelle
t. XII La Polysynodie
t. XII Jugement sur la polysynodie
t. XIV (Supplément II) Projet pour l’éducation de M. de Sainte-Marie
t. XIV (Supplément II) Oraison funèbre
Néanmoins, ne pouvant tout contrôler, Du Peyrou est déçu par les
anomalies que l’édition comporte ; on le voit dans le ton de certaines de
ses lettres : « Il est d’abord bien démontré que la plus grande négligence
a accompagné cette première livraison, et ce n’est pas le moyen de s’at-
tirer ni la coniance du public, ni l’approbation des amis de l’auteur. »7² Il
manquait la préface d’Émile. Le format des Amours d’Édouard Bomston
les faisait paraître comme une continuation de la sixième partie de Julie ;
de même Les Solitaires par rapport au livre V d’Émile. Divers signes lais-
sent deviner une certaine distraction : au tome VI, par exemple, après
le faux-titre, « Mélanges, tome premier », la page de titre n’indique que
Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont et les
Lettres écrites de la montagne ; quant à la Lettre à D’Alembert, elle est pré-
cédée de sa propre page de titre, quoique la pagination soit continue.
L’in-quarto ne sera jamais garni des images espérées par Du Peyrou et
Girardin : les planches ne sont pas faites à temps, si bien qu’elles inis-
sent par être vendues séparément, et seules des éditions ultérieures en
proitent. Du Peyrou s’est progressivement désintéressé de l’entreprise
face aux bourdes typographiques et à la qualité inférieure du papier7³.
On sent d’ailleurs la gêne, la consternation même des éditeurs devant
Les Solitaires74, qu’ils font précéder d’un avis où, s’eforçant d’emprunter
l’utilisation du même titre courant, une extension de la VIe partie de Julie, quoiqu’on lise
en bas de la page qui les précède : « Fin de la sixième et dernière partie » (t. VI, p. 349).
71 Intitulé aussi La Seconde Partie des « Mémoires ». Comme pour Les Confessions, la Société
typographique de Genève it trois éditions de formats diférents (voir plus haut, p. 83).
72 Du Peyrou à Moultou, CC 7756, 13 septembre 1780.
73 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 120.
74 Même Daniel Mornet, dans le chapitre sur Émile de son Rousseau, passe sous silence
La Collecion complète de Genève 105
Émile et Sophie, jugeant qu’au livre V de l’Émile Rousseau « est déjà en retard sur tout son
siècle et [qu’]il n’y avait aucune chance pour qu’il fût écouté » (Rousseau, p. 141).
106 Éditer Rousseau
Il est résulté de leur scrupuleuse attention : 1o que l’on ne trouve pas dans
cette Collection plusieurs pièces relatives aux ouvrages de l’auteur, qui ayant
occasionné des réponses de sa part, peuvent être regardées comme néces-
saires à l’intelligence des écrits auxquels elles se rapportent, et qui en efet
ont été insérées dans tous les recueils de ses œuvres qui ont paru jusqu’à
présent. 2o Que plusieurs personnes qui avaient dans leurs portefeuilles des
lettres ou autres écrits de M. Rousseau dont lui-même n’avait pas gardé de
copie, ayant eu l’honnêteté de nous les communiquer depuis que notre entre-
prise fut connue, ces pièces, quoique très authentiques, n’ont pu entrer dans
la Collection avouée par les éditeurs ; par les mêmes motifs ils n’y ont point
inséré plusieurs ouvrages imprimés depuis sa mort, qui étaient le fruit de sa
jeunesse, et que peut-être il avait lui-même oubliés.
Ainsi, à bien des égards, cette Collection ne peut pas encore être regardée
comme complète.77
Ils vont donc ofrir hors abonnement un recueil de « tout ce qui est relatif
76 Une addition « non avouée par les amis de l’auteur », comportant entre autres choses les
œuvres de jeunesse, était envisagée dès le début de 1779 (voir Du Peyrou à la Société typo-
graphique de Genève, CC 7450, § 5, 30 janvier 1779).
77 Avis de la Société typographique de Genève (12 pages in-4o) sur un Supplément à la Col-
lection des Œuvres de Jean-Jacques Rousseau, en 2 volumes in-4o et 4 volumes in-8o et in-12.
108 Éditer Rousseau
78 Du Peyrou déclarera que Moultou avait apporté avec lui à Neufchâtel « en particulier les
Dialogues, qu’on n’eût point imprimés alors, si M. Brooke Boothby, dépositaire du pre-
mier de ces dialogues, ne se fût obstiné à le publier, malgré nos sollicitations » (Seconde
partie des Confessions, Neuchâtel, Fauche-Borel, t. IV, p. x).
79 Omis dans les OC en Pléiade : voir note t. I, p. 1615.
80 Jean-François Perrin prend note de toutes ces diférences, mais du point de vue d’un lec-
teur situé sur un plan synchronique ; il n’en tire donc aucune conclusion par rapport à
l’établissement d’un texte, qui exige une hiérarchie diachronique (« S’écrire en tierce per-
sonne : Rousseau juge de Jean-Jacques », p. 16-18).
La Collecion complète de Genève 109
les dernières nouveautés, voici une table des tomes X à XII de cette
prétendue continuation de l’édition de Boubers intitulée Œuvres pos-
thumes de J. J. Rousseau.
Tableau 3. Les Œuvres posthumes de Boubers.
D’après le récit du ils cadet de Moultou, Rousseau avait remis à son frère
Pierre des manuscrits qu’il coniait à leur père, le liant par la même pro-
messe pour le cas où le père viendrait à mourir :
La Collecion complète de Genève 111
Rousseau, sentant alors approcher sa in, donna tous ses manuscrits à mon
père, à l’exception d’une copie des Confessions, qu’il garda ; il n’y avait que
mon frère de présent à la remise de papiers si précieux ; l’un et l’autre m’ont
souvent parlé de la solennité de cet instant et de l’émotion qu’ils éprouvèrent
en recevant un pareil trésor. Rousseau en éprouva lui-même, et, tout en priant
mon père et mon frère de ne faire paraître la seconde partie des Confessions
que dans le dix-neuvième siècle et après la mort de ceux qui y sont étaient
nommés, il laissait à leur prudence de juger du moment propre à la faire
connaître du public, et il ajouta plusieurs fois que, si quelques circonstances
imprévues exigeaient que cette publication se fît avant l’époque qu’il avait
ixée, le dépositaire de ces manuscrits pouvait la devancer sans être arrêté par
la phrase qui était contenue à la in du dernier livre des Confessions.8³
Étant donné la précision de cette injonction et la solennité de l’engage-
ment, il est hors de question que Paul Moultou eût jamais cédé préma-
turément ce manuscrit des Confessions. Pierre cependant, après sa mort
survenue en juin 1787, ne sent pas le même scrupule : sans consulter
Du Peyrou ni Girardin, il vend Les Confessions II à deux libraires gene-
vois, Jean-Paul Barde et Garpard Joël Manget, qui les publient en 1789
avec de nombreux remaniements, en guise de « second supplément » de
la Collection complète (tomes XXXI-XXXII in-octavo) mais en fait sans
relation avec elle84. En supprimant certains mots jugés impudiques et
d’autres passages susceptibles d’ofenser des personnes encore vivantes,
Barde et Manget, d’après Kuwase, « ont interprété et mutilé l’œuvre de
Rousseau selon les même normes que Moultou et Du Peyrou dans leur
édition de 1782 »85.
Du Peyrou, stupéfait, et ignorant où Barde et Manget ont pu obtenir un
manuscrit de cette suite, craint qu’on ne lui impute la responsabilité de ce
qu’il ne peut voir que comme une trahison de Rousseau et des accords pré-
alables établis avec ses partenaires. Sa propre copie tenue sous clef aurait-
elle été subtilisée86, ou Girardin aurait-il cédé celle qu’il s’était appropriée ?
Il décide d’insérer dans Le Mercure de France une « Déclaration relative
87 Rousseau et hérèse s’étaient « mariés », sans prêtre mais avec témoins, le 30 août 1768 :
voir son annonce à Mme Boy de la Tour, CC 6411, [31] août 1768.
88 Du Peyrou au Mercure, CC 7963bis, 27 octobre 1789, lettre parue dans le Mercure du
21 novembre 1789, p. 63-68.
La Collecion complète de Genève 113
[…] pourriez-vous sans regrets, je dirai même sans remords rendre cette
délicatesse [des nouveaux libraires] inutile en contribuant de sens froid à
une nouvelle édition de ces maudites Confessions qui n’auraient jamais dû
voir le jour, dans laquelle nouvelle édition vous rétabliriez le texte original
dans toute sa pureté c’est-à-dire les lâches et grossières insultes dans toute
leur intégrité, car je sais de bonne part qu’il n’y a pas d’autre diférence ?95
Pierre Moultou pour sa part défend sans concessions à la fois le prin-
cipe de ses droits en tant que propriétaire du manuscrit, et les mesures
que Barde et Manget ont prises de concert avec lui, comme relevant de
son devoir envers Rousseau :
Sachez, monsieur, que celui qui, seul légitime propriétaire de ces Mémoires,
en eface les noms des personnes qui y sont spéciiées d’une manière dure
et pénible ne fait aucun tort à l’auteur, ne falsiie pas les choses, ne commet
point d’inidélités ; que celui qui retranche quelques expressions que l’auteur
en proie au chagrin et consumé de mélancolie a laissé échapper dans des
moments d’amertume, contre des personnes qu’il croyait être la cause de ses
malheurs, ne corrige pas pour cela son style, mais fait ce que l’auteur lui-même
eût voulu faire s’il eût été de sang-froid. Mais que celui qui, au contraire,
empruntant le masque de la vérité, et trahissant la coniance d’un ami, veut
immoler sur la tombe de Rousseau une foule de victimes, ne sait point
honorer la mémoire de ce grand homme, se rend coupable d’une méchan-
ceté froide, et doit être justement accusé d’un vil traic.96
Pour lui, les éditeurs évitent la calomnie en protégeant la réputation
de gens estimables et encore en vie comme Coindet, Mme d’Épinay
et Grimm ; tout autre procédé serait la véritable trahison. Cherchant à
saturer le marché aussi rapidement que possible, Barde et Manget ont
imprimé 3 formats de suppléments assortis à ceux de la Collection com-
plète de Genève, plus 2 autres volumes correspondant à l’édition auto-
nome de Genève de la première partie – qu’ils ont de surcroît repro-
duite – sans compter 3 volumes in-douze pour compléter l’édition de
Kehl97 et 5 volumes in-dix-huit pour compléter celle de Cazin98.
Il s’ensuit que Du Peyrou s’estime obligé de produire en hâte le texte
authentique et intact de Rousseau. En in de compte, c’est après tout lui
104 Du Peyrou à Charrière, Lettre 677, Œuvres, édition citée, t. III, p. 170 ; il précise que cette
expression est d’elle.
105 Voir la in du livre VIII des Confessions.
La Collecion complète de Genève 117
Seconde lettre…
remarques, etc.
Troisième lettre relative
à M. J. J. Rousseau
XXVIII 1782 445 Supplément IV Exposé succinct de la contestation…
Déclaration de D’Alembert
aux éditeurs
Justiication de Rousseau dans
la contestation qui lui est survenue
avec M. Hume
Observations sur l’exposé succinct…
Plaidoyer pour et contre Rousseau
et Hume
Le Docteur Pansophe
XXIX 1782 455 Supplément V*
XXX 1782 461 Supplément VI La Vertu vengée par l’amitié
extraits de L’Année littéraire
d’autres lettres, extraits, observa-
tions, etc.
XXXI 1789 439 2e supplément Les Confessions [II]
XXXII 1789 403 2e supplément Les Confessions [II]
lettres
Le Lévite d’Éphraïm
Lettres à Sara
La Reine fantasque
Le Persileur
XIV 1782 535 Mélanges IV Traduction du premier livre de l’histoire
+ table de Tacite
Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque
Épisode d’Olinde et Sophronie traduite
du Tasse
Fragments pour un dictionnaire des termes
de botanique
Lettres élémentaires sur la botanique
Lettres à M. D. M. sur la formation
des herbiers
XV 1782 416 Pièces de Narcisse ou l’amant de lui-même
+ planches théâtre et L’Engagement téméraire
musique ouvrages Les Muses galantes
de poésie Le Devin du village
+ table Lettre à M. le Nieps
Pygmalion, scène lyrique
Pièces en vers
Lettre sur la musique française
Lettre d’un symphoniste
XVI 1782 437 Diverses Projet concernant de nouveaux signes
pièces sur de musique
la musique Dissertation sur la musique moderne
+ table Essai sur l’origine des langues
Lettre à M. l’abbé Raynal
Examen de deux principes avancés
par M. Rameau
Lettre à M. Burney, suivie d’une réponse
du petit faiseur
XVII 1782 405 Dictionnaire 1er volume du Dictionnaire de musique
de musique I
XVIII 1782 400 + Dictionnaire 2e volume du Dictionnaire de musique
planches de musique II
XIX 1782 348 Confessions 4 premiers livres des Confessions
de J. J. Rousseau
XX 1782 432 Confessions 2 derniers livres des Confessions
Les Rêveries du promeneur solitaire
XXI 1782 387 Rousseau Rousseau juge de J. J., 1er dialogue
juge de et partie du second
Jean-Jacques Avertissement de l’éditeur du premier
dialogue
Table des matières, etc.
126 Éditer Rousseau
chapitre ıv
a été question de les exclure, au moins dans l’esprit des trois partenaires
de Genève, ce scrupule ne pouvait plus subsister longtemps.
Rousseau n’avait jamais admis que des ouvrages qui n’étaient pas de lui
soient mêlés à ses propres écrits. Boubers, qui n’avait aucune raison de se
laisser déterminer par ce principe-là, avait déjà avec la Lettre à D’Alembert
donné l’article Genève de l’Encyclopédie, l’« Extrait des registres de la véné-
rable compagnie des pasteurs et professeurs de l’Église et de l’Académie de
Genève », et d’autres extraits et lettres rédigés par d’autres que Rousseau ;
Fauche aussi avait imprimé un résumé de l’article Genève et le mande-
ment de Christophe de Beaumont. Un compromis a permis à Du Peyrou
et Moultou de ne pas mêler de tels textes complémentaires aux écrits du
maître : c’était de reléguer ceux-là aux volumes du Supplément, de manière
à ce que la Collection complète proprement dite ne soit pas altérée.
Mais quand le moment arrive où les derniers dépositaires des volontés
de Rousseau ont eux aussi quitté la scène, il n’y a plus de règle obligatoire.
Alors que les imprimeurs d’éditions bon marché se bornent presque tou-
jours, par parcimonie, aux écrits de Rousseau, ceux au contraire qui tien-
nent à fournir au lecteur tout ce dont il peut avoir besoin pour bien com-
prendre les controverses autour des diférents ouvrages, y ajoutaient un
ensemble variable d’autres documents qui souvent à leur tour devinrent
plus ou moins canoniques, comme les réponses du roi de Pologne, de
D’Alembert, et de Voltaire, le mandement de l’archevêque, le décret du
parlement de Paris, et ainsi de suite. C’est une licence que personne ne
peut interdire, mais que certains éditeurs, y compris ceux de la Pléiade,
ne se sont pas octroyée.
1 « Nul doute que l’édition de Kehl des œuvres de Voltaire publiée à grand bruit par Beau-
marchais de 1785 à 1789 n’ait donné à Mercier l’idée d’ofrir à Rousseau un monument
La consécraion révoluionnaire 129
et fait pour durer plus longtemps que le marbre et l’airain »², comme il le
déclare dans l’introduction de l’édition qu’il procure de 1788 à 1793 avec,
comme collaborateurs, l’abbé Gabriel Brizard, François de L’Aulnaye, et
Pierre Le Tourneur. Elle est vendue par souscription sous le titre complet
de : Œuvres complètes de J. J. Rousseau. Nouvelle édition, classée par ordre de
matières, et ornées de quatre-vingt-dix gravures³ ; ses 43 planches d’après
Gravelot, Moreau, Marillier, Monnet et d’autres sont glanées dans des
éditions antérieures et inement regravées.
L’ample introduction que Mercier place en tête de la collection sou-
ligne d’abord, comme l’avait fait Moultou, l’idée fort répandue que c’est
essentiellement par le sentiment intime et non par l’intellect que Rous-
seau atteint son lecteur :
Nous n’analysons point le génie de ce grand homme, nous le sentons ; il
laisse toujours dans l’âme une impression durable, soit lorsqu’il subjugue
l’entendement par sa force supérieure, soit lorsqu’il séduit le cœur par ce
prestige qui ne fut donné qu’à lui ; enin lorsque, dans la discussion, il fait
valoir les droits de la vérité, alors il anéantit jusqu’à la pensée de pouvoir lui
résister. (t. I, p. 3)
Tout l’ouvrage s’inscrit au service de cette expérience de possession
mystique ou métaphysique, de cette transiguration, qu’on la désire et la
recherche ou qu’on la subisse comme une osmose bienfaisante. Les édi-
teurs non moins que l’auteur agissent par devoir envers l’humanité :
Pour remplir ce devoir, nous nous proposons de publier une nouvelle édi-
tion de tous les écrits qui sont sortis de sa plume, et dont plusieurs n’ont
jamais paru avec un ordre que jusqu’à présent on n’a point observé. C’est
avec raison que l’on s’est plaint du mélange confus qui règne, même dans
les dernières éditions. Voulant éviter un défaut si choquant, et quelque-
fois si nuisible, nous avons rassemblé avec soin, sous un même point de
vue, les ouvrages marqués du même caractère. Le génie de l’auteur ayant
employé des couleurs diférentes, mais toujours analogues aux objets divers
qu’il a traités, il était essentiel de réunir les ouvrages qui ont entre eux une
connexion frappante ; c’est ce qu’on n’avait point fait, et ce que nous ferons ;
ainsi le morceau sur l’Économie politique, le Contrat social et les Lettres de la
montagne seront intimement liés avec toutes les pièces relatives à la fameuse
afaire de Genève. (p. 26-27)
Mercier pèse ses mots, dont plusieurs sont capitaux pour désigner les am-
bitions de son entreprise. Si on promet « une nouvelle édition de tous les
écrits qui sont sortis de sa plume », c’est évidemment pour reprocher à
ses prédécesseurs, et en particulier à Du Peyrou et ses associés, de s’être
trop souvent contentés de reproduire des textes qui sont déjà pour ainsi
dire (du moins en termes pratiques, et non en droit) dans le domaine
public. Mais ce principe interdit en même temps toute sélection4. Mer-
cier y reviendra plus loin :
Il y aurait une sorte d’inconséquence à ne pas recueillir dans une édition
complète de ses œuvres, ses romances5, cette partie précieuse de ses produc-
tions dans un art qui a fait une des grandes consolations de sa vie, et dont
la partie mécanique a été une des ressources de sa pauvreté. Elles n’ont été
publiées dans aucune édition. (p. 54-55)
L’originalité d’un classement par « ouvrages marqués du même carac-
tère » ain d’éviter tout soupçon de « mélange confus » est discutable.
Mercier tient à inclure aussi les polémiques associées à chaque œuvre
pour mieux faire ressortir que « c’est en lui répondant qu’on désespé-
rait de pouvoir lui répondre, en voyant de plus près son accablante supé-
riorité » (p. 30). C’est par là qu’il est peut-être plus capable qu’ailleurs
d’étofer le « corpus » : le tome XXVII par exemple comprend les dossiers
Monmollin6 et Hume, et le tome XXVIII, qui s’intitule avec quelque
emphase : « Pièces diverses relatives aux calomnies publiées contre Rous-
seau et aux persécutions qu’a essuyées ce grand homme », paraît ne rien
contenir, pas plus que le tome XXVII, qui soit de Rousseau. On est loin
4 Sans doute ne faut-il pas interpréter trop sévèrement l’expression de Rousseau « sans
même excepter Narcisse, et sans qu’il en manque une seule ligne », déjà citée, comme impli-
quant la nécessité d’un tri, car Rousseau lui-même avait toujours compris Narcisse dans
ses projets d’« édition générale ».
5 Romance : « Une sorte de poésie en petits vers, contenant quelque ancienne histoire »
(Académie, 1762). On trouvera au tome XXXVII de l’édition en question « Les consola-
tions des misères de ma vie ou Recueil de romances » : voir p. 85 note 23. La Bibliothèque
de la Pléiade reprendra la rubrique au tome II pour un groupe de « Poésies d’une authen-
ticité douteuse » : un air pastoral, une chanson, deux « romances », Daphnis et Chloé, et Les
Consolations des misères de ma vie, classement repris par l’édition Slatkine-Champion en
2012 (voir Annexe).
6 Voir F. S. Eigeldinger, « Montmollin », DJJR, p. 614-616.
La consécraion révoluionnaire 131
de l’auteur qui tenait à écarter toute production étrangère à lui, loin déjà
aussi de l’éditeur-ami de Rousseau pour qui les intentions de l’auteur
sont censées être le dernier mot.
Si les éditeurs se permettent d’intervenir librement sur le plan bio-
graphique, avec l’idée de mieux éclairer le lecteur sur toutes les circons-
tances, explique encore Mercier, Rousseau est au-dessus d’un commen-
taire suivi de leur part :
Notre travail se bornera donc à donner un nouvel ordre aux écrits de Rous-
seau, à semer quelque notices pour mettre le lecteur dans le véritable point
de vue, pour indiquer quelque rapprochement d’idées, pour faire sentir dans
tel écrit le germe de tel autre, et lier par ce moyen les ouvrages de l’auteur :
nous y joindrons les rélexions que sa lecture et le sentiment nous ont ins-
pirées, et les anecdotes que nous pourrons réunir à celles que nous possé-
dons déjà. (p. 50)
C’est s’autoriser à efectuer un travail assez personnel, à confondre, en
quelque sorte, la réputation de l’auteur et celle du lecteur-éditeur in et
savant.
Mercier insiste beaucoup sur l’attrait artistique d’une édition qui
implicitement n’aura de rivale sur ce plan que celle de Boubers : typogra-
phie de Didot l’aîné, impression de la veuve Valade, 90 estampes d’après
Jean-Michel Moreau et Jean-Jacques Le Barbier sous la direction de
Nicolas Ponce, graveur ordinaire du cabinet du comte d’Artois. Détail
intéressant, il annonce l’intention d’« y faire les changements que les
variations du costume français ont rendu[s] indispensables », autrement
dit de rhabiller les personnages au goût du jour, spécialité de Moreau le
Jeune7. Une autre particularité de cette édition est la façon originale dont
Clément Marillier propose de composer les frontispices :
M. Marillier s’est chargé de la composition des cinquante-deux dessins ; cet
ingénieux artiste se propose de représenter dans des frontispices ornés de
médaillons qui seront placés au commencement de chaque volume les sujets
les plus intéressants que le texte de ces mêmes volumes pourra lui fournir ; il
y joindra aussi les portraits des principaux personnages qui ont eu des dis-
cussions avec Rousseau : on n’oubliera pas celui de ce grand écrivain, exé-
cuté d’après le tableau le plus ressemblant. Le surplus des dessins retracera
les sujets principaux contenus dans l’ouvrage. (p. 53-54)
L’emploi de médaillons libère l’artiste de la contrainte de choisir un
7 Il a fait notamment les grandes planches de Monument du costume (1789) avec textes de
Restif de la Bretonne.
3. C. P. Marillier, fronispice du tome I de Julie,
gravure de J. J. Habert. Paris, Poinçot, 1788.
4. C. P. Marillier, fronispice du tome IV de Julie,
gravure de A. C. Giraud. Paris, Poinçot, 1788.
134 Éditer Rousseau
Bohème par M. Grimm » : mais à quoi bon l’inclure ?) Tout un volume
(tome XXVII) est voué à l’afaire Hume, Rousseau juge de Jean-Jacques est
rangé dans les œuvres de philosophie, et le tome XXXVI, composé de
« maximes » détachées, n’est qu’une reprise de la compilation que l’abbé
de La Porte avait publiée en 1764 (voir chapitre 2). Les volumes datant
de 1793 (de XXI à XXXVIII) se ressentent de la hâte avec laquelle ils ont
dû être assemblés : il manque souvent une table des matières, la notion
d’une ordonnance méthodique est abandonnée, écrits de Rousseau et
documents accessoires s’entassant tant bien que mal…
XXVIII 1793 408 Pièces diverses La Vertu vengée par l’amitié (par
relatives aux Mme de La Tour)
calomnies […] Extrait de L’Année littéraire
Lettre de Mme de Saint-G*** à Fréron
Lettre d’une anonyme […]
[autres lettres et réponses]
J. J. Rousseau justiié envers sa patrie
Rélexions sur Rousseau et
Mme de Warens
Pensées de Mme de Warens
La décade Rousseau
15 Extrait de La Feuille du soir du 15 avril 1791, imprimé dans l’édition Poinçot, t. X, p. 8-9 ;
voir aussi la lettre de Poinçot à l’Assemblée nationale, CC 8066, 14 avril 1791.
16 Voir chap. 3, p. 102-103.
17 Œuvres de J. J. Rousseau, citoyen de Genève, Paris, Defer de Maisonneuve, 1793 - an VII,
18 volumes. À partir du tome III : Paris et Amsterdam, J. E. Gabriel Dufour, successeur
de Defer de Maisonneuve ; de l’imprimerie de Didot le Jeune, an VII.
18 Il y en avait deux, un partiel (la copie personnelle ne comportant que les parties IV à
VI) et le manuscrit Luxembourg ; mais la référence n’est pas sans ambiguïté : voir OC II,
p. lxxiv-lxxvii.
La consécraion révoluionnaire 143
(qui dans cette édition n’est pas utilisée pour Les Confessions), Rousseau
juge de Jean-Jacques et Les Rêveries du promeneur solitaire. En faut-il plus
pour illustrer ce qu’est une édition bigarrée ?
Deux éditions in-octavo en 1801 ont un lien curieux, sortant toutes
deux de l’imprimerie de Didot l’Aîné. La première est le travail de
Naigeon, Fayolle, et Bancarel¹9, qui revendiquent longuement leur
supériorité, insistant sur la qualité du texte qu’ils ont procuré œuvre par
œuvre ; surtout ils vantent le choix des manuscrits sur lesquels ils ont col-
lationné les textes dans tous les cas possibles ain de faire de leur édition
la meilleure en date de toutes et le modèle à l’avenir :
En publiant cette nouvelle édition des Œuvres de J. J. Rousseau, nous croyons
devoir rendre compte des eforts que nous avons faits pour qu’elle soit distin-
guée de toutes celles qui ont paru jusqu’ici, et qu’elle serve pour ainsi dire de
type à celles que l’on pourra donner à l’avenir. C’est dans cette vue que nous
n’avons épargné ni recherches, ni soins pour la rendre précieuse aux gens de
lettres par l’extrême pureté du texte, altéré trop longtemps, et par les entraves
que la censure mettait au génie de l’auteur à l’époque des premières éditions,
et par la négligence de plusieurs éditeurs qui les ont renouvelées, sans égard
pour la gloire d’un écrivain qui a tant illustré la littérature française.
Le Contrat social, et le Discours sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes,
ont été imprimés sur un exemplaire corrigé de la main de l’auteur, et donné
par lui au citoyen Romilly son compatriote, dont l’intime liaison avec Jean-
Jacques est prouvée par divers passages de la Correspondance. L’Émile a été
collationné avec le plus grand soin sur deux manuscrits autographes, entre
autres sur celui qui a servi à la première édition de cet immortel ouvrage.
Comme cette première édition a été imprimée sous les yeux de Rousseau,
nous avons été extrêmement réservés dans nos corrections, à cause des chan-
gements qu’il avait sans doute faits lui-même en revoyant ses épreuves ; mais
nous n’avons pas balancé à rétablir divers passages visiblement altérés, ou
tout à fait supprimés, pour lesquels on avait exigé les cartons qu’on remarque
dans les exemplaires de cette même édition, et dont l’auteur se plaint avec
tant d’amertume dans ses Confessions.
Nous avons eu la même réserve pour la Nouvelle Héloïse, dont le texte a été
aussi collationné sur deux manuscrits. Le premier avait été mis au net par
l’auteur pour servir à l’impression de l’ouvrage ; et le second est celui qu’il
avait fait avec tant de soins et de complaisance pour madame de Luxem-
bourg. Quoiqu’ils difèrent très peu, ils nous ont servi néanmoins à corriger
quelques-unes de ces fautes légères qui échappent à l’attention la plus sou-
tenue quand elle est partagée entre divers objets […]. (t. I, p. i-ii)
19 Œuvres de J. J. Rousseau, citoyen de Genève, Paris, P. Didot l’Aîné, an IX - 1801, 20 volumes in-8o.
La consécraion révoluionnaire 145
Les sources de Julie ici attestées, comme pour l’édition Defer de Maison-
neuve qu’on vient d’évoquer, semblent désigner la copie Rey et celle de
la maréchale de Luxembourg ; pourtant Henri Coulet, qui après Daniel
Mornet a bien étudié la question, n’en est pas sûr : « Ces éditeurs ont-
ils abusé le lecteur, ou se sont-ils abusés eux-mêmes ? » En tout cas ils
ne semblent pas avoir tiré de cette confrontation grand-chose de signi-
icatif, même pas un texte beaucoup plus correct que les précédents²0.
Du reste, il y a fort peu de notes ou d’explications dans les diférents
volumes. Sans utiliser de rubriques systématiques, ils suivent à peu près
l’ordre de la Collection complète. Les éditeurs s’eforcent pourtant de sou-
ligner les avantages qui en font une collection vraiment nouvelle, authen-
tiquement intégrale, qui donc implicitement, à plusieurs égards, dépasse
déinitivement la Collection complète. Ainsi, assurent-ils, ils ont eu la pos-
sibilité à maintes reprises de corriger et rétablir des textes grâce à des
comparaisons consciencieuses, en suppléant toutes les suppressions arbi-
traires dues aux éditeurs antérieurs, y compris Du Pérou :
Le texte des Confessions a été rétabli dans toute sa pureté d’après le manus-
crit que Rousseau avait enveloppé et cacheté pour n’être ouvert qu’en 1801,
mais que sa veuve vint ofrir, dès 1793, à la Convention nationale, qui lui
accorda un supplément de pension. On y remarquera plusieurs morceaux
assez considérables, qui avaient été supprimés par les éditeurs de Londres et
de Genève, à qui Jean-Jacques en avait conié des copies : on y lira les noms
des personnes dont parle l’auteur, et que les mêmes éditeurs n’avaient indi-
quées que par abréviations. (p. ii-iii)
Parmi leurs sources se trouvent certaines récemment découvertes, grâce
non seulement aux sollicitations oicielles mais aussi à des initiatives
individuelles :
Le citoyen Clos […] nous a généreusement ofert l’exemplaire des Lettres
de la Montagne, qu’il tient de l’amitié de Jean-Jacques, et dans lequel on
remarque plusieurs corrections de sa main, dont nous avons proité avec
plaisir et reconnaissance. Nous avons ajouté à ce volume la Vision de Pierre
de la Montagne, dont l’auteur parle dans ses Confessions.
Plusieurs morceaux inédits sont ajoutés au volume du héâtre, où toutes
les pièces se trouvent placées dans leur ordre chronologique.
Dans les volumes de Musique, on remarquera sans doute avec plaisir plu-
sieurs pièces adoptées par les troupes françaises et qui paraissent pour la pre-
mière fois d’après les manuscrits de Rousseau. Les 29 planches qui ornent ces
volumes ont été réduites à la plume par Ch. Baron, l’un des plus habiles écri-
vains de nos jours, et gravées par Richomme avec une perfection inconnue
jusqu’ici.
Le tome XVII de notre édition contient des Lettres à M. de Malesherbes,
postérieures aux Confessions ; les Rêveries, la Botanique, avec des Lettres iné-
dites sur cette science ; et une table des matières. (p. iii-iv)
Quant à la correspondance, « augmenténe de Lettres sur l’éducation,
les sciences, et les arts, écrites par l’auteur à divers savants et à madame
de Créqui », elle est « mise pour la première fois par ordre de dates ».
La peine que se donnent les éditeurs pour préciser les matières qui
étaient susceptibles d’amélioration ne peut manquer d’inspirer quelque
coniance, mais dans ce contexte il faut toujours se méier de ce qui se
donne « pour la première fois ».
Toutefois l’inluence de cette édition pourtant solide a été, selon une
remarque qu’on trouve dans une édition ultérieure, en somme limitée :
Au mérite d’une belle exécution typographique, cette édition joint celui
d’avoir été imprimée en partie sur les manuscrits autographes de Rousseau,
manuscrits dont quelques-uns étaient plus complets et plus corrects que
ceux qui avaient servi aux éditeurs précédents. Mais cette édition, tirée à un
trop petit nombre d’exemplaires, n’est pas d’un prix assez modique pour être
très répandue dans le commerce de la librairie.²¹
La contribution relative des diférents éditeurs reste d’ailleurs fort obs-
cure. Jacques André Naigeon (1738-1810) est un grand disciple de Diderot
et d’Holbach, riche d’expérience éditoriale²², ce qui tend à lui prêter le
rôle principal dans cette édition, d’autant plus qu’on ne sait à peu près
rien sur les compétences de Fayolle et Bancarel²³. Mais c’est aussi un
Naigeon en in de carrière, que la nécessité²4 a pu amener à se mettre au
service d’un auteur dont il ne peut avoir été un très grand admirateur. Il
ne s’en était pas caché en produisant les 15 volumes des Œuvres de Denis
deuxième parie
Le siècle de Musset-Pathay
(1817-1900)
chapitre v
1 Rapporté par L’Étoile du 9 juin 1825 ; Gustave Charlier les cite (Mme d’Épinay et J.-J. Rous-
seau, Bruxelles, M. Weissenbruch, 1909, p. 20) d’après le Mémorial catholique, t. III, 1825,
p. 270 et suiv. ; voir aussi A. Schinz, État présent des travaux sur J.-J. Rousseau, p. 14. Le
même intervalle vit 12 éditions des œuvres de Voltaire pour un total de 31 600 exemplaires
et 1 598 000 volumes.
2 J. Roussel, Jean-Jacques Rousseau en France après la Révolution, p. 429-430.
154 Éditer Rousseau
3 L. S. Mercier, Mon Bonnet de nuit, Lausanne, Jean-Pierre Heubach, 1785, t. IV, p. 19-23.
4 J. Roussel, ouvr. cité, p. 432.
5 Abbé Ganilh, Des abus de la liberté de la presse ou considérations sur la propagation des mau-
vais livres : sur l’impression des mauvais livres et notamment sur les nouvelles œuvres complètes
de Voltaire et de Rousseau, Paris, 1826 ; cité par A. Schinz, ouvr. cité, p. 15. Voir aussi Claude
Clausel de Montals, Questions importantes sur les nouvelles éditions des œuvres complètes de
Voltaire et de J.-J. Rousseau, Paris, Adrien Égron, 1817, et Étienne de Boulogne, Instruction
pastorale de Mgr l’évêque de Troyes sur l’impression des mauvais livres, et notamment sur les
nouvelles Œuvres complètes de Voltaire et de Rousseau, Paris, Adrien Le Clere, 1821.
Le siècle de Musset-Pathay 155
qu’un jour la postérité fasse la remarque aligeante, que celui qui avait pris
pour devise : Vitam impendere vero, n’aura peut-être pas laissé après lui une
vérité utile au genre humain ?6
Il y eut des polémiques virulentes pour et surtout contre Rousseau ; sa
pensée politique en particulier était vue d’un mauvais œil. De multiples
attaques seront lancées contre lui tout le long du siècle, et jusque par les
protagonistes de l’Action française, fondée en 1898.
Le nouvel essor des textes de Voltaire et Rousseau a ainsi un rap-
port clair avec les querelles idéologiques du temps, inclinant souvent les
éditeurs à une certaine prise de position et inspirant en même temps de
nouvelles recherches destinées à éclairer l’histoire des œuvres comme
celle de leur auteur, et l’établissement de textes plus iables en termes
approchant de nos normes d’édition scientiiques modernes. Les uns
insisteront sur l’excellence de Rousseau comme exemple, les autres sur la
supériorité de leurs méthodes, et c’est quelquefois les deux à la fois. Mais
on en trouve de toutes sortes. Je ne parlerai ici et au chapitre suivant que
des éditions qui paraissent introduire quelque nouveauté signiicative et
que je me trouve à même de décrire avec l’exactitude convenable.
L’idée de l’imprimeur Auguste Belin en 1817 est de donner une nou-
velle édition en 8 volumes in-octavo « qui fût à la fois correcte, complète,
et peu dispendieuse », préparée par Mathieu Guillaume Villenave (1762-
1846), qui montrera son admiration pour Rousseau par un petit recueil
d’aphorismes intitulé : Pensées d’un esprit droit, et sentiments d’un cœur
vertueux7, et l’historien Georges Bernard Depping, qui édite aussi les
Œuvres complètes de Fontenelle en 3 volumes (1818). Ils vont reprendre
les textes de 1801 de Didot l’Aîné, « mais en adoptant une nouvelle dis-
tribution qui [leur] a paru plus convenable ». En tête de chaque ouvrage
ils placeront « un résumé rapide des jugements portés par les principaux
écrivains du temps ou de l’époque suivante, et de tout ce qui tient à l’his-
torique de l’ouvrage »8.
Ce n’est pas tout ; ces petites notices relèvent d’un souci moral, à
l’intention des esprits trop peu formés pour afronter certaines sortes
de matières, dans un climat un peu surchaufé par les débats autour des
grands philosophes :
C’est ainsi que s’il se trouve dans les écrits de Rousseau des passages dont la
lecture puisse n’être pas sans danger pour quelques esprits, on les verra dési-
gnés et combattus d’avance. Nous faisons remarquer cette précaution par-
ticulièrement aux personnes qui se sont efrayées à la simple annonce de
notre entreprise ; qui, en tonnant dans la chaire et dans la tribune contre les
nouveaux éditeurs de Voltaire et de Rousseau, leur ont prêté des intentions
qu’ils sont loin d’avoir. Il ne faudrait donc réimprimer ni Rabelais, ni Mon-
taigne, ni Montesquieu !…
Ici l’idée n’est pas d’opposer Rousseau à Voltaire, mais d’aider à bien
démêler chez Rousseau lui-même le bon grain de l’ivraie :
Nous ne méconnaissons pas l’esprit paradoxal et même sophistique qui règne
dans les écrits de Rousseau ; mais faut-il condamner pour quelques passages
répréhensibles la collection entière des œuvres d’un écrivain qui seul a retrouvé
dans la philosophie morale cette grande éloquence que la religion avait ins-
pirée aux écrivains du siècle de Louis XIV, et dont le génie mêlé de quelques
erreurs est depuis longtemps apprécié par toutes les nations éclairées ?
(p. ix)
Ils joignent à l’édition, par arrangement avec Pougens et Michaud9, les
lettres de Rousseau que ceux-ci avaient publiées en 1798 et 1803, adressées
à la maréchale de Luxembourg, à Malesherbes, à D’Alembert, à Mme de
La Tour et à Du Peyrou, « et un grand nombre d’autres¹0 qui n’ont jamais
été publiées, ou qui sont disséminées dans divers recueils périodiques »
(p. x), 812 lettres en tout.
Il n’y a pas, à part cela, d’introduction générale, mais les notices don-
nées au fur et à mesure pour les œuvres séparées ne sont pas négligeables,
comptant souvent plusieurs pages, 7 et 9 par exemple pour Julie et Émile
respectivement. À quoi s’ajoutent des notices générales pour toutes les
œuvres comprises dans le volume, qui sont réparties de cette manière :
9 Lettres originales de J.-J. Rousseau, à Mme de..., à Mme la maréchale de Luxembourg, à M. de
Malesherbes, à D’Alembert, etc. [71 lettres], Charles Pougens éd., Paris, Charles Pougens,
1798 ; Correspondance originale et inédite de J.-J. Rousseau avec Mme La Tour de Franqueville
et M. du Peyrou [251 lettres], Paris, Giguet et Michaud, 1803, 2 volumes.
10 En fait, neuf seulement, selon l’index donné par la CC (t. LI, p. 37).
Le siècle de Musset-Pathay 157
L’affaire d’Épinay
17 Le projet de Mme d’Épinay avait été, sur le modèle de Julie, d’écrire « une sorte de roman
qui fût l’histoire de sa propre vie » (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, édition citée, 10 juin
1850, p. 146-147).
18 L’édition des Confessions de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (OC I) cite d’Épinay
plusieurs fois en note, surtout au livre IX, pour permettre des comparaisons : voir par
exemple p. 482, note 2.
19 Paris, Hachette, 1909, traduction par Georges Roth de Jean Jacques Rousseau : a New Cri-
ticism, Londres, Chapman and Hall, 1906.
20 G. Charlier, Madame d’Épinay et J.-J. Rousseau, p. 10 et 18.
21 F. Macdonald, « Rousseau and his children », Jean Jacques Rousseau : a New Criticism, p. 139-
181 ; l’argument est repris dans he Legend of Rousseau’s Children : a Reply to Some of My
Critics, brochure tirée de la Humane Review, janvier 1909.
Le siècle de Musset-Pathay 161
La cause de Musset-Pathay
Nous n’imiterons point les éditeurs qui croient devoir ajouter l’éloge ou la
critique au texte de l’auteur, notre but n’étant que de reproduire ce texte dans
toute sa pureté. Rousseau nous paraît être du petit nombre de ces écrivains qui
causent de fortes émotions, et sur le compte desquels il semble qu’on ne puisse
s’exprimer de sang-froid. Du moins avons-nous remarqué qu’en général on ne
l’admirait pas sans enthousiasme, comme on ne le dépréciait pas sans excès ;
tant il est diicile d’être juste. Il fut une époque où l’on pouvait diviser les lec-
teurs de J.-J. en deux partis bien prononcés, composés l’un, de ses admirateurs ;
l’autre, de ses détracteurs : tous également exclusifs. Ceux qui se tenaient dans
un juste milieu étaient en si petit nombre que l’exception ne devait pas être
portée en ligne de compte. Des intérêts plus chers et d’un résultat bien plus
important calmèrent bientôt cette espèce d’efervescence.
L’objet que nous nous proposons n’est donc ni de combattre ni d’approu-
ver les opinions de J.-J., ni même d’ajouter aucun commentaire à ses écrits.
Notre intention est de les présenter dans un nouvel ordre, adoptant autant
que possible un classement fondé sur l’analogie.
Mais il se présente une question : c’est de savoir s’il est préférable de faire
connaître un auteur avant ses ouvrages ou de commencer par ceux-ci ? Presque
tous les éditeurs prennent le premier parti : J.-J. seul a jusqu’à ce jour été
excepté, et le recueil de ses œuvres est terminé par les particularités de sa vie.
Nous pensons qu’ayant expliqué dans ses Confessions les motifs qui lui irent
prendre la plume, et faisant l’histoire de ses écrits, il leur donne ainsi lui-même
une espèce d’introduction. On se rend mieux compte de leur lecture ; on la fait
avec plus de fruit ; on le juge avec moins de prévention. D’après cette remarque,
résultat de notre propre expérience, nous croyons devoir ofrir d’abord, sous le
titre de Mémoires, toutes les productions de Rousseau relatives à sa personne,
à ses opinions, à sa conduite, à ses ouvrages. (p. v-xvii)
Dans plusieurs de ses ouvrages, plus particulièrement dans ceux que nous
avons réunis sous le titre de Mémoires, J.-J. excite quelquefois la curiosité,
sans la satisfaire ; tantôt ce sont des réticences, tantôt des allusions. Le lec-
teur est obligé de faire des recherches, ou de rester dans l’ignorance. Ces
recherches, nous les lui avons épargnées : des notes en présentent le résultat.
Nous avons fait ce que nous désirerions qu’on eût fait avant nous.
Nos obligations consistent donc à suivre l’ordre que nous avons indiqué,
en faisant précéder chaque ouvrage d’une notice historique et d’observations
qui rappellent les circonstances dans lesquelles il fut écrit, l’efet qu’il pro-
duisit, et l’inluence qu’il eut sur la destinée de l’auteur. Nous ajoutons, sui-
vant le besoin, quelques notes explicatives. (p. xii-xiii)
Polysynodie et jugement
Lettres à Butta-Foco
Considérations sur le gouvernement
de Pologne
XIII 1819 635 Mélanges I : Lettre à D’Alembert
littérature De l’imitation théâtrale
polémique Lettre à Christophe de Beaumont
Lettres écrites de la montagne
Vision de Pierre de la Montagne
XIV 1819 654 Mélanges II : Pièces de théâtre et vers
littérature Mélanges en prose
variée Lettres sur la botanique
XV 1819 372 Musique I Notice (p. 5-13) signée VDM (défen-
sive) + Dictionnaire de musique, A-L
XVI 1820 360 Musique II Dictionnaire de musique, M-Z
+ planches A à N
XVII 1820 364 Écrits sur la Dissertation sur la musique moderne
musique Essai sur l’origine des langues
Lettre sur la musique française
Examen de deux principes
Lettre à M. Burney
Lettre à Grimm
XVIII 1820 489 Correspon- Correspondance
dance Notice + Lettres 1-263
1733-1762
XIX 1820 479 Correspon- Lettres 264-514
dance
1763-1766
XX 1820 407 Correspon- Lettres 515-666
dance Table générale des matières
1767-1778 correspondance
Table des noms
Table analytique des œuvres
de Rousseau
Table chronologique
XXI 1820 291 Correspondance de Rousseau et
de Mme de La Tour de Franqueville
XXII 1820 206 Lettres à M. Du Peyrou
libraires qui cherchent autre chose qu’une division par matières est de
savoir où ranger les œuvres autobiographiques, car Les Confessions par
leur chronologie diégétique, abstraction faite de l’époque à laquelle elles
ont été écrites, recoupent toutes les époques de la vie, sauf la toute der-
nière qui se partage entre Rousseau juge de Jean-Jacques et Les Rêveries du
promeneur solitaire. De toute façon, ouvrir une édition par Les Confessions,
comme le font beaucoup d’éditeurs-directeurs, suppose (ou propose) que
la vie de l’auteur fournit la clef de son œuvre, ou tout au moins que dans
son cas particulier la vie est bien l’entrée la plus féconde de l’œuvre ; il
faut tôt ou tard passer par l’homme pour avoir pleinement accès à la
signiication de ses écrits. (C’est bien là une des propositions fondamen-
tales de Rousseau juge de Jean-Jacques.) Cette clef, il importe d’autant plus
de la trouver que le contexte exact est la seule défense contre l’« inidé-
lité » inhérente à toutes les citations et à tous les extraits de Rousseau,
dont sa réputation est sans cesse l’otage :
La plupart sont tronqués. Ceux qui sont textuels ne présentent pas, remis
à leur place, le sens qu’on leur a donné en les isolant. […] [D]ans le très
grand nombre de pièces que j’ai vues, il n’y a pas une seule exception. Cette
constance à dénaturer ne suppose pas un complot, comme le croyait Jean-
Jacques, parce qu’il est impossible qu’on se soit concerté ; mais elle prouve
une chose plus triste, c’est le manque de bonne foi. L’intention de n’en point
avoir a été commune à tous.³0
C’est sur le plan de cette déformation généralisée qu’opèrent la véritable
menace et la véritable conspiration tacite.
Les éditeurs de la Collection complète avaient partagé en principe cette
attitude ; mais pour un contemporain de Rousseau, sa réputation ayant
été établie par toute une série d’autres ouvrages, il aurait semblé illo-
gique de mettre les œuvres de la in de sa vie en tête même si l’insoluble
dilemme des Confessions II n’avait tendu à les tenir longtemps en réserve.
Et c’est bien l’avis de Mussay-Pathay, mais il est arrêté par un dilemme
pratique : c’est qu’on ne saurait commencer par la grande trilogie, non
seulement en raison de son ampleur, mais encore une fois parce qu’elle
appelle avec la même logique la présence de la correspondance ; or ce
choix devient réellement impossible, ce serait diférer pendant plusieurs
volumes toute l’œuvre théorique.
Voici enin, pour les grandes divisions, l’ordre dans lequel il propose
au moins provisoirement de les présenter :
30 Ibid., t. I, p. 287.
168 Éditer Rousseau
t. I « La Nouvelle Héloïse »
t. II Les Discours
t. III Émile
t. IV Écrits relatifs à l’économie politique
t. V Mélanges, dont deux divisions : littérature polémique, littérature
variée
t. VI Dictionnaire de musique et ouvrages qui ont rapport à cet art
t. VII Mémoires et correspondance³¹
Suivent des notices historiques pour chaque œuvre.
Aussitôt cette édition parue, Louis Germain Petitain sort en efet chez
Lefèvre en 1819-1820 une édition en 22 volumes in-octavo³², dérivant de
l’édition de Genève à l’exception du texte des Confessions II et de la cor-
respondance³³. Petitain cite les nouvelles sources utilisées par Naigeon et
ses collaborateurs en 1801, mais propose, à la diférence de tous les autres
éditeurs depuis lors, de ne pas suivre leurs leçons. En confrontant une
par une les éditions originales au texte de 1801, il nie le bien-fondé des
corrections qu’il intégrait et critique les manuscrits qui ont été pris pour
les meilleurs. Il a pu corriger aussi, airme-t-il, beaucoup de dates dans
la correspondance, et éviter mainte répétition. Trouvant de peu d’impor-
tance la question de l’ordre de présentation à suivre dans la mesure où,
pour lui, toutes les œuvres majeures appartenant plus ou moins à la même
catégorie, il se contente de reproduire à peu près celui de 1801 sauf pour
Les Confessions, qu’il met en tête sous prétexte que l’explication qu’y ofre
successivement Rousseau de ses ouvrages évite par la suite des notes répé-
titives destinées à en expliquer à chaque fois les circonstances. Les Rêve-
ries suivent immédiatement Les Confessions et les lettres à Malesherbes
(aux tomes I à III) ; Rousseau juge de Jean-Jacques, en revanche, ne igure
qu’au tome XVI, à la suite du Dictionnaire de musique.
Beuchot, qui était manifestement au courant de toutes ces questions,
fait une cinglante critique de l’édition de Petitain dans la Biographie uni-
verselle, en la qualiiant de « très défectueuse » et en citant des exemples
concrets portant principalement sur son traitement de la correspondance :
34 Œuvres complètes de J. J. Rousseau, Villenave et Depping éd., Paris, A. Belin, 1817, 8 volumes
in-8o.
35 Adrien Beuchot, « Petitain », Biographie universelle, t. XXXIII, 1823, p. 502-503.
170 Éditer Rousseau
38 Œuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des
éclaircissements, Paris, P. Dupont, 1823-1824, 22 volumes + table générale et supplément de
2 volumes (certaines bibliothèques indiquent 25 volumes, ces derniers volumes ayant été
numérotés par le relieur).
Le siècle de Musset-Pathay 173
Je crois qu’on doit toujours rendre compte des motifs qui font prendre la
plume, et du but qu’on se propose en écrivant. Je vais satisfaire à ce double
devoir.
À l’âge où l’on commence à sentir, à comprendre, je lus une partie des
œuvres de Rousseau ; je fus vivement ému ; les bornes de mon intelligence
me parurent reculées : par un résultat naturel, j’éprouvai de la reconnaissance
pour celui qui produisait en moi cet efet. J’admirais ses ouvrages et j’aurais
aimé sa personne s’il eût encore vécu.
Je mettais, entre l’auteur et ses écrits, un rapport nécessaire, parce que
l’objet dont il s’occupe constamment, existe pour être bien traité, une intime
persuasion, ainsi qu’une conviction profonde. Il est impossible de faire aimer
la vertu, d’ébranler, en parlant d’elle, toutes les facultés de l’âme, sans l’aimer
soi-même, sans éprouver sa puissance et ses charmes. Or, les ennemis même
de Rousseau conviennent qu’il produit ces impressions. La conclusion me
paraissait facile à tirer.
Étonné de voir, dans la sphère où je vivais, si peu de personnes de mon
avis, je is des rélexions, et comme l’enthousiasme empêche de juger saine-
ment, je modérai le mien.
Je connaissais un homme d’un grand mérite qui ne partageait pas mes sen-
timents. Il m’annonça que j’en changerais quand l’expérience m’aurait donné
ses utiles, mais tristes leçons ; quand, éclairant de son lambeau les objets qui
me séduisaient, elle les placerait à leur véritable point de vue.
En attendant cette époque, je relus Jean-Jacques. Ce n’était pas le moyen
de me corriger… Il avait jusqu’alors parlé plus à mon cœur qu’à mon esprit :
je le compris mieux dans le sentir moins. Je vis un nouvel horizon ; j’entrai
dans un nouveau pays, et je connus alors la force de mon guide et son génie.
(t. I, p. v-vi )
Ce qui est frappant dans ce texte, c’est évidemment l’impression de plé-
nitude morale qui conquiert « les ennemis même » de Rousseau. Décidé-
ment, Du Peyrou a trouvé son véritable successeur. Il peut sembler dif-
icile aujourd’hui de saisir en quoi consiste au juste cette « vertu » qu’on
« aime » en le lisant, comme si on ne pouvait lire Rousseau avec plaisir et
proit sans s’en sentir envahir et posséder. Le problème n’est pas séman-
tique, les mêmes mots résonnent encore ; c’est de savoir exactement, si
c’est possible, à quoi ce mot de vertu réf ère. À quoi la reconnaît-on, en
dehors d’un contexte religieux qui n’est justement pas applicable ici ? C’est
sans doute une question d’époque, et avec Musset-Pathay nous sommes
efectivement en pleine ère romantique³9. Pour lui comme pour beaucoup
39 Sur la jeunesse romantique de Musset-Pathay et ses premiers écrits, voir J. Roussel, Jean-
Jacques Rousseau en France après la Révolution, p. 454-467.
174 Éditer Rousseau
que 812. Dans sa troisième partie (t. II, p. 1-350) il dresse un index des
contemporains de Rousseau qui lui permet de réfuter tout ce qu’ils en ont
dit de mal, ou d’approuver tout ce qu’ils en ont dit de bien. Enin, dans
la quatrième partie (t. II, p. 351-474), il retrace l’historique des ouvrages,
l’un après l’autre.
Pour sa propre édition, l’ordonnance des œuvres est donc la grande
préoccupation de Musset-Pathay et c’est sur cela qu’insiste son titre :
Œuvres complètes […] mises dans un nouvel ordre. Les divisions proposées
au départ sont les suivantes :
I. Philosophie : 1) discours philosophiques ; 2) Émile ; 3) écrits sur l’éco-
nomie politique ; 4) « l’étude de la nature dans celle du règne végétal ».
II. Littérature : 1) « La Nouvelle Héloïse » et les aventures de milord
Édouard ; 2) Mélanges en prose et en vers : Le Lévite d’Éphraïm, la
traduction de quelques fragments de Tacite, etc. ; Le Verger des Char-
mettes, L’Allée de Sylvie ; pièces de théâtre.
III. Beaux-Arts : Dictionnaire de musique, écrits sur l’art.
IV. Mémoires et correspondance : Les Confessions, dialogues, Les Rêveries ;
un précis de la vie de Rousseau après Les Confessions. (Œuvres complètes,
t. I, p. x-xi.)
Ces quatre rubriques, qui ne seront pas strictement respectées dans la
succession des volumes eux-mêmes, ofrent « un moyen facile et prompt
de trouver l’écrit que l’on cherche, et de disposer les matières pour celui
qui voudrait faire une étude suivie des œuvres philosophiques de Jean-
Jacques » (p. x). Malgré les attraits d’une organisation chronologique, il
faudrait y renoncer chaque fois qu’une série cohérente risquerait d’être
interrompue, par exemple :
L’Émile et le Contrat social, qui marchèrent de front, parurent en même
temps, devraient être séparés par La Reine fantasque ; et les Lettres sur la légis-
lation de Corse le seraient nécessairement des Considérations sur le gouverne-
ment de Pologne, par les Lettres à Sara, le Dictionnaire de musique, Pygmalion,
et les Éléments de botanique. (t. I, p. vii)
Ce serait introduire dans un ordre pourtant strict une impression de
désordre, d’où l’impossibilité de suivre un train de pensée. Que l’on ne
retienne pourtant point une notion trop rigide de ces catégories, car « [p]eu
de divisions sont tellement justes et précises qu’on ne puisse enlever
de l’une un ouvrage pour le placer dans une autre. Le sujet ou le genre
motive la classiication, et chacun des deux peut également le déter-
miner » (p. vi). Ainsi, l’éditeur interviendra parfois en début de volume
(tomes V et X) pour justiier le groupement d’ouvrages qu’il renferme :
Le siècle de Musset-Pathay 177
L’usage où l’on est de conserver dans une édition générale toutes les produc-
tions d’un homme célèbre nous imposant la loi de ne rien retrancher, nous
avons dû nous y conformer. Mais ain de mettre les lecteurs à même de juger
des progrès de l’auteur, et de le comparer à lui-même, nous avons fait des
recherches pour constater l’époque précise où chaque pièce fut composée.
Toutes sont rangées d’après l’ordre chronologique à l’exception de quelques-
unes dont nous n’avons pu découvrir la date. Elles sont de peu d’importance,
et même il en est qui n’ont de remarquable que le nom de l’auteur.
Ce recueil contient donc tous les écrits qui n’appartiennent à aucun genre,
ou qui sont en trop petit nombre pour en former un. Tels sont trois comédies
et un fragment informe […]. (t. X, Avis de l’éditeur, p. ii-iii)
Musset-Pathay n’a pas des notions moins fermes concernant les
devoirs d’un éditeur, qu’il tient à énumérer explicitement :
1o Mettre de l’ordre dans les ouvrages ; en reproduire le texte dans toute sa
pureté ; et, quand il a besoin de quelques éclaircissements, les donner.
2o Faire, autant que possible, connaître l’auteur lorsqu’on n’est point d’ac-
cord sur sa personne, son caractère, ses intentions, ou l’objet qu’il s’est pro-
posé. (t. I, p. v)
Comme si la « pureté » du texte ne présentait guère de problèmes, Musset-
Pathay, donnant la priorité à l’ordre, n’a rien à dire sur ses sources et se
contente à la in de signaler qu’il a « choisi » l’édition Lequien (t. XXII,
p. 425). Ceci à une époque où beaucoup d’éditeurs insistent sur le soin par-
ticulier avec lequel ils ont établi leurs textes… Ses priorités sont exacte-
ment l’inverse de celles de Petitain, qui se piquait de son établissement des
textes tout en considérant l’ordre comme étant de moindre importance.
Mais même si son premier point ne suscitait pas d’objection, le deu-
xième a de quoi surprendre. N’être « pas d’accord » avec l’auteur est un
critère qui permet une grande part de licence subjective, et implique
d’avance au moins une légère distance idéologique. Ainsi, les interven-
tions, quand il y en a, obéiront en partie à un parti pris philosophique, ce
qui explique sans doute pourquoi la deuxième lettre tronquée d’Émile et
Sophie est suivie au tome IV d’un rapide « Dénouement des solitaires » de
Pierre Prevost, plus optimiste, emprunté par Musset-Pathay aux Archives
littéraires de l’Europe40.
Le reste de la préface est une pure apologie d’un auteur encore pour-
suivi (p. xii), à l’intention de lecteurs « qui n’ont pas de prévention, ou
40 Archives littéraires de l’Europe, t. II, 1804, p. 206-208 : voir OC IV, p. clxiii ; Musset-Pathay
cite la source, sans en nommer l’auteur.
178 Éditer Rousseau
que la passion n’aveugle pas » (p. xv). Pour lui, Rousseau est un héros
persécuté et mal compris, et c’est ainsi qu’il le représente : « Nous ne
saurions trop faire remarquer la légèreté avec laquelle on répète les
mêmes accusations sans examen, sans savoir sur quel fondement elles
reposent ; enin comme si elles étaient incontestables » (p. xxi). Surtout
il cherche à réfuter le portrait de Rousseau brossé par Meister d’après
Grimm4¹.
Comme certains de ses prédécesseurs, Musset-Pathay fait état des
nouveautés fournies par ses lecteurs, par exemple « le récit des événe-
ments de sa jeunesse que it Rousseau pour M. de la Martinière, secré-
taire de l’ambassade française à Soleure » (Confessions, livre IV), plu-
sieurs lettres inédites, et « un Journal curieux de visites à Jean-Jacques
par un de ses amis » (t. XIV, p. xxx, note). Il promet dans la correspon-
dance (des lettres de Rousseau seulement), qui sera répartie « en cinq
grandes époques, prises dans le changement arrivé, soit à la destinée,
soit à la position de Rousseau » (t. XXII, p. 467), plusieurs lettres iné-
dites annotées.
Les interventions de Musset-Pathay révèlent le caractère très décidé
de sa propre personnalité, il ne s’en cache pas ; il se veut en même temps
passionnément engagé et objectivement au-dessus de tout reproche,
parce qu’il croit toujours que la certitude de son point de vue est démon-
trable comme un plus un font deux. L’appréciation à la fois généreuse et
agacée de Morin n’est pas sans pertinence :
Son travail contient beaucoup de détails inédits, les uns futiles, les autres
d’une importance décisive. Du reste, sa critique littéraire est si faible, son
style si médiocre que, sans quelques injures du parti rétrograde qui le irent
un peu valoir, son ouvrage, précieux pourtant sous bien des rapports, n’eût
pas même été remarqué. Honnête, bienveillant, modéré, mais supericiel,
méticuleux et parfois prévenu, Musset-Pathay n’avait ni assez de zèle, ni
une connaissance assez approfondie de l’homme qu’il voulait décrire, pour
inspirer seulement à ses lecteurs les dispositions consciencieuses qui avaient
présidé à ses recherches […].4²
41 Grimm, raconte Meister, « se lia de la manière la plus intime avec Diderot à qui dans la
suite il eut le bonheur de rendre de grands services ; avec J. J. Rousseau dont il supporta les
bizarreries plus longtemps qu’aucun autre de ses amis, mais qui se laissant aller à la sus-
ceptibilité de son caractère, irrité encore par des jalousies et des tracasseries de femmes,
n’en devint pas moins son plus mortel ennemi, avec Duclos, D’Alembert, le baron d’Hol-
bach et tout le parti des encyclopédistes » ( Jacob Henri Meister, Mélanges de philosophie,
de morale et de littérature, Genève - Paris, J. J. Paschoud, 1822, t. II, p. 87).
42 G. H. Morin, Essai…, p. 1-2.
Le siècle de Musset-Pathay 179
43 Se réclamant du Voltaire qui aurait volontiers vu des éditions épurées et corrigées de Cor-
neille, Molière… (Lettres philosophiques, lettre XIV), Naigeon se lamentait de même, en
éditant Diderot en 1798, du précédent qui l’obligeait à donner la « Préface » de La Reli-
gieuse : « Les lettres suivantes ne se trouvent point dans le manuscrit autographe de La
Religieuse, et je les aurais certainement retranchées si j’avais été le premier éditeur de ce
roman. » Il en proite pour qualiier de ridicule un public qui réclame « indistinctement
tout ce qu’un auteur célèbre a écrit », ajoutant que si cela dépendait de lui, il aurait réduit
Jacques le fataliste à cent pages et supprimé dans La Religieuse « la peinture, très idèle sans
doute, mais aussi très dégoûtante des amours infâmes de la supérieure » (avertissement
de la « Préface » de La Religieuse, texte de l’édition de 1821-1834, Paris, J. L. J. Brière, t. VII,
p. 261-265).
180 Éditer Rousseau
Rousseau contre tous ceux qui ont dit du mal des Confessions, notamment
Marmontel, Servan44, Grimm et Bovier, ou l’exécrable La Harpe45.
Morin se montre un peu plus indulgent, cependant, lorsqu’il resitue
Musset-Pathay dans un contexte politique où on peut voir que tout de
même ses prises de position ne manquaient pas de courage :
Le premier ouvrage de Musset-Pathay parut en 1821, au moment où les
eforts de la faction ultra-royaliste préparaient déjà le coup d’État de 1830
et la chute d’un trône. Musset-Pathay, partisan modéré de l’opposition libé-
rale, évita sagement d’attirer sur lui les colères des inquisiteurs de l’époque.
Il en fut quitte pour une ample portion d’injures et de sarcasmes de la part
des écrivains absolutistes. On le traite de grand-prêtre de Rousseau, de garçon
philosophe, mais personne ne le réfuta. Quant à son travail, s’il laisse à désirer
sous quelques rapports, il n’en a pas moins le rare et durable mérite d’être
la première et la seule apologie complète de Rousseau, et d’avoir été publié
dans un moment où il y avait réellement du courage à prendre sa défense.46
Il n’est pas en efet hors de propos de saluer l’immense travail qu’il
avait accompli et de reconnaître que c’est le dernier travail vraiment
sérieux de son siècle sur l’ensemble de l’œuvre de Rousseau.
44 Joseph Michel Antoine Servan (1737-1807), ancien avocat général du parlement de Gre-
noble, auteur des « Éclaircissements sur la vie et les écrits de Jean-Jacques Rousseau », parus
dans plusieurs numéros du Journal encyclopédique entre février et mai 1783 (t. I, p. 453-465 ; t. II,
p. 58-81, 272-287, 453-472 ; t. III, p. 82-94 et 288-298) et réunis dans un livre intitulé : Rélexions
sur les « Confessions » de J.-J. Rousseau, sur le caractère et le génie de cet écrivain […], Paris, 1783.
45 Voir Jean François de La Harpe, « De J. J. Rousseau », Mercure de France, 5 octobre 1778
(p. 7-28), repris sous le titre de « Rélexions sur J. J. Rousseau et ses ouvrages » dans Le
Lycée, ou cours de littérature, 1798-1804, 18 volumes, t. XVI, p. 333 et suiv.
46 G. H. Morin, Essai…, p. 481.
Le siècle de Musset-Pathay 181
Enin, il ne faut pas passer tout à fait sous silence, ne serait-ce que
pour prendre acte de leur abondance, un certain nombre de collec-
tions complètes qui, sans vraiment faire date, sont quelquefois citées.
Il serait excessivement fastidieux de les décrire toutes en détail, mais
mentionnons :
1820-1824 : Paris, Didot l’aîné, 21 volumes.
1822 : Paris, Tomine et Fortic, 1822-1823, 24 volumes.
1823 : Paris, T. Desoër, éd. Aignan, 1823-1824, 20 volumes.
1824 : Paris, P. Dupont (nouvelle émission de l’édition Musset-Pathay).
1824-? : Paris, Dalibon, 25 volumes. Selon Musset-Pathay, cette édi-
tion est calquée sur la sienne – en fait essentiellement piratée :
l’Avant-propos signé [P. R.] Auguis « ofre un mélange de lam-
beaux mal cousus. Ce sont des extraits du Cours de littérature
de La Harpe, et de l’Histoire de J. J. Rousseau ; extraits copiés
littéralement et tressés les uns dans les autres, de manière que
la série des idées est interrompue à chaque instant. Les cinq
volumes qui ont paru, contiennent plusieurs notes de nous, pas
une seule du nouvel éditeur. La partie principale de notre tra-
vail n’y est point insérée ; et s’il est vrai que quelques personnes
184 Éditer Rousseau
Mais c’est ce qui arrive après 1830 qui est frappant, car ce n’est plus à
ses Œuvres que Rousseau devra son importance en librairie mais à Julie
seul. Non moins signiicatif est le fait que Julie est précédé dans la liste
de 1836 à 1840 par les Lettres d’Héloïse et Abélard (en 21e place), preuve s’il
en fallait que la mode de Julie est liée au culte toujours puissant d’Abé-
lard et d’Héloïse dont la consécration était renouvelée avec, entre autres
choses, le transfert de leurs dépouilles de l’abbaye du Paraclet au tom-
beau gothique du cimetière du Père-Lachaise en 1817. Ni leurs préten-
dues lettres ni Julie ne igurent plus dans cette liste après 1840.
48 Ces planches sont reprises dans une édition sans autre distinction en 1856, Œuvres com-
plètes de J.-J. Rousseau réimprimées d’après les meilleurs textes, sous la direction de Louis Barré
(Paris, J. Bry aîné, 12 volumes).
9. Œuvres complètes de J. J. Rousseau.
Paris, Alexandre Houssiaux, 1852, t. I.
10. Johannot/Rével, La Confiance des belles âmes.
Paris, Alexandre Houssiaux, 1852, t. II.
188 Éditer Rousseau
qu’à force d’être éloquents ; les vérités qu’il proclame deviennent, sous sa
plume, irrésistibles. Il semble qu’elles lui appartiennent, tant il excelle à les
entourer d’évidence. Il n’a pas découvert la vérité ; il l’a armée. Ce n’est pas
un créateur ; c’est un apôtre. (p. xx)
I discours Discours
Émile
IX Les Confessions
Rousseau juge de Jean-Jacques
Les Rêveries
écrits en forme de circulaire
X-XII Correspondance
mélanges
XIII Table
Le siècle de Musset-Pathay 191
Le succès a dépassé toutes mes espérances : des voix émues m’ont crié :
Courage ! des mains amies ont pressé les miennes pour me remercier. Ce n’a
pas été une médiocre satisfaction pour moi que d’avoir soulevé, par quelques
paroles, tant d’applaudissements autour d’une mémoire illustre, et d’avoir
senti battre tant de cœurs au frémissement du mien.
Non, la France n’est pas tout entière embourbée dans les soucis des inté-
rêts matériels, comme le croient de nobles esprits trop prompts à se décou-
rager ; non, le foyer de son enthousiasme n’est pas éteint ; non, sa passion
pour l’humanité n’est pas morte. Je n’en veux pour témoin que les acclama-
tions dont elle accompagne ceux qui lui parlent le ier langage de la justice
et de la liberté proscrites. (p. v-vi)
Pour l’essentiel c’est une vie de Rousseau, mais vie à l’envers, commandée
par son orientation idéologique : le premier chapitre – sur la statue votée
par la Convention mais jamais érigée à la gloire de Rousseau – s’ap-
pelle en efet : « Jean-Jacques Rousseau et la Révolution française », et le
second : « Les ennemis et les calomniateurs de Jean-Jacques Rousseau ».
Sous le Second Empire, l’anti-rousseauisme serait la marque des réac-
tionnaires, une répudiation des idéaux de la Révolution :
Quand il révéla au monde étonné les vérités immortelles que la Révolution
française devait se charger de réaliser, au moins en partie, nombre de per-
sonnes applaudirent, croyant applaudir à de purs paradoxes ; mais lorsqu’elles
virent passer du domaine de la spéculation dans celui de la pratique ces théo-
ries dont la nouveauté et la hardiesse les avaient tout d’abord émerveillées,
elles ne manquèrent pas de crier au scandale, et leurs exclamations d’en-
thousiasme se changèrent en cris de fureur. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore
Jean-Jacques Rousseau n’a pas de calomniateurs plus ardents, plus intré-
pides que les représentants, plus ou moins sincères, de l’ancien régime, que
les vétérans de la réaction, tout conits en dévotion comme Tartufe, et qui,
pour le triomphe des vieux abus et des vieilles idées qu’ils ont pris sous leur
garde, mettraient l’univers à feu et à sang. (p. 355-356)
Albert Schinz décrit une attaque violente venue d’un autre côté, c’est
J.-J. Rousseau et le siècle philosophique de L. Ignace Moreau (Paris, Palmé,
1870)56, qui aurait traité Rousseau de charlatan.
Le centenaire de la mort de Rousseau en 1878, malgré certaines com-
mémorations57, ne s’accompagne d’aucune édition nouvelle de ses œuvres
complètes. Comme c’est également le centenaire de celle de Voltaire,
Charles Barthélemy publie un Voltaire et Jean-Jacques Rousseau jugés l’un
Quoi qu’il en soit, souvent nous pourrons les éclairer l’un par l’autre ; mais
parfois aussi leurs assertions contraires seront pour l’historien une cause
d’embarras. Entre les deux, nous croyons pourtant que c’est le récit de
Rousseau qui mérite la préférence. Ainsi la correspondance qu’il eut avec
Mme d’Épinay en a fait la preuve sur les manuscrits, qui sont conservés à la
bibliothèque de Neufchâtel. (t. I, p. 341)
Or de ces prétendus mémoires d’Épinay, il sera de nouveau question au
début du siècle suivant…
Le méier d’éditeur
chapitre vı
Imiter, répéter
1 À vrai dire, il en va de même depuis qu’il existe des photocopies, qui servaient de manière
analogue de texte de travail. Et avant elles, les pages d’une édition antérieure…
Le méier d’éditeur 199
2 Lettres persanes, Paris, Classiques Garnier, 1960, p. 7. Pierre Barrière airme qu’elle était
« quelque peu boiteuse » (Un grand provincial : Montesquieu, Bordeaux, Delmas, 1946, p. 23).
3 « Montesquieu ne peut s’empêcher de glisser [dans la préface] une plaisanterie facile : “Je
connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on la regarde”, il s’agit
de la sienne ! » (P. Barrière, « Les éléments personnels et les éléments bordelais dans les
Lettres persanes », RHLF 51 (1951), p. 17-36 ; p. 19). Voir aussi Montesquieu, OC, t. I, p. 67.
200 Éditer Rousseau
Montesquieu. »4 Nul doute que d’autres leur aient emboîté le pas5, et c’est
ainsi que se font les « traditions » éditoriales, une intuition sans fonde-
ment passant subrepticement à l’état de fait bien connu.
Musset-Pathay, par exemple, tout en airmant qu’il établit les textes
à nouveau sur les manuscrits, continue d’utiliser la rubrique générale
de « Mémoires » pour englober Les Confessions, Rousseau juge de Jean-
Jacques, et Les Rêveries du promeneur solitaire, rubrique qu’il n’a trouvée
dans aucun écrit émanant de Rousseau. (Car si Rousseau fait allusion,
en concevant le projet, à ses « mémoires », au cours de l’écriture, il les
appelle toujours ses « confessions ».) Il le fait pour deux raisons : d’abord,
elle conforte sa manière d’envisager la présentation de l’œuvre, toutes les
formes de « mémoires » faisant partie d’un ensemble naturel (et, peu s’en
faut, Julie aussi) ; mais surtout, on la trouve dans la Collection complète (et
encore seulement in-quarto), donc il en fait autant.
On a déjà vu comment Du Peyrou, pour le texte du premier dialogue
de Rousseau juge de Jean-Jacques, avait préféré copier l’édition de Boo-
thby, Dieu sait pourquoi, plutôt que de suivre son propre manuscrit. De
même Musset-Pathay donne à la première partie de Rousseau juge de
Jean-Jacques le sous-titre « Du sujet et de la forme de cet écrit », qu’il n’a
trouvé sur aucun manuscrit mais seulement dans la primitive « Table des
matières » qui igurait dans les deux manuscrits les plus anciens (ceux de
Condillac et de Boothby) qu’il ne connaissait d’ailleurs pas, et dans l’édi-
tion de Boothby. Il s’agit en fait d’un sous-titre que Rousseau avait aban-
donné entre-temps, et que tous les éditeurs sans exception ont néan-
moins répété depuis, et ce pour la seule raison qu’elle igurait dans la
première édition de Boothby, et à cause d’elle dans l’édition de Genève.
Pourtant, contradiction criante, aucun éditeur n’a emprunté les trois
autres sous-titres que la même table indiquait pour les trois dialogues
proprement dits, à savoir :
– Du système de conduite envers J. J. adopté par l’administration avec l’ap-
probation du public. Premier dialogue.
– Du naturel de J. J. et de ses habitudes. Second dialogue.
– De l’esprit de ses livres et conclusion. Troisième dialogue.
Il n’en va guère autrement de la dernière édition critique en date, celle
même manuscrit sous les yeux), c’est d’y suppléer, comme si on rendait
service à l’auteur en comblant ainsi un « manque »9. Il en va de même
de la devise « Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis », que Rous-
seau a sainement jugé inutile de reprendre, s’en étant déjà servi pour
le Discours sur les sciences et les arts. Osmont reconnaît bien que le titre
qu’il donne à la préface est « emprunté à la table des matières du manus-
crit de Londres » ; mais quelle était la nécessité, pour un éditeur tra-
vaillant sur un manuscrit, d’« emprunter » ailleurs un titre ? Comme si le
fait qu’il avait été bêtement repris « par tous les éditeurs » (OC I, p. 1616)
était une raison : Osmont ne révèle ici que son refus de raisonner indé-
pendamment et de suivre son manuscrit plutôt qu’un autre qui lui est en
fait antérieur. Ce qu’il faudrait dire à sa place, c’est que dans un premier
temps Rousseau avait utilisé un sous-titre, une épigraphe, et des titres
de chapitres, qu’il a ensuite supprimés ; on ne peut pas en même temps
airmer qu’on suit le manuscrit de Genève et incorporer ces éléments
qui lui sont étrangers. Rousseau, en déinitive, a désigné tout simplement
ses dialogues, premier, deuxième, et troisième, auxquels il a bel et bien
ajouté, très explicitement, l’« Histoire du précédent écrit ». Il n’a voulu ni
sous-titres, ni épigraphe¹0, ni table.
Quand un éditeur intègre ainsi des éléments étrangers à la source
explicitement désignée, c’est qu’il les considère, implicitement sinon
consciemment, comme des compléments d’information et non comme des
déchets. À ce titre, les rejeter coninerait à la négligence. Ainsi, dans le
cas présent, si le prologue manque de titre, pourquoi pas lui donner celui
d’un autre manuscrit, fût-il antérieur ? Si le premier manuscrit connu
comporte une table de matières qui a depuis disparu, pourquoi ne pas
la mettre à proit ? Le grand inconvénient de ce parti pris est qu’il nie à
l’auteur le droit de rien efacer ; tout ce qu’il supprime sera fatalement
ramassé par l’avide éditeur qui croit toute information pertinente, pour
en faire une grande compilation synchronique malgré que l’auteur en
ait. Il est bon que l’éditeur ait du respect pour l’histoire mais il est abusif
de tout mettre sur le même plan ; comme l’écrit Catherine Volpilhac-
Auger à propos de Montesquieu, « ce n’est plus le nombre des manuscrits
qui déinit la complétude du corpus, mais la capacité à les identiier et à
9 J’avoue avoir succombé au même rélexe absurde dans l’édition Champion classiques
(2011) de ce même ouvrage, erreur corrigée dans RJJJ.
10 Conséquence malencontreuse, ceux qui croient pouvoir résumer le sens de l’ouvrage en
fonction de son épigraphe présumée font fausse route…
Le méier d’éditeur 203
déinir leur statut »¹¹. En l’occurrence, il faut croire que Rousseau avait
décidé que son ouvrage pouvait se passer de cette superstructure. Cette
pratique machinale se justiierait s’il convenait de considérer un texte
comme un amalgame de tous les manuscrits disponibles. Mais cela n’ar-
rive pas : tous les éditeurs qui invoquent un quelconque manuscrit (et
alors, évidemment, il faut bien préciser lequel, et pourquoi) assurent au
contraire qu’ils l’ont idèlement reproduit. Et puis ils emboîtent le pas
à leurs prédécesseurs. C’est comme un rélexe mécanique ; que Dieu
leur pardonne, ils ne savent pas ce qu’ils font. Avoir recours aux autres
manuscrits revient à dire dans un grand nombre de cas qu’on a choisi les
variantes qu’on préfère, ou suivi, comme le décrit Jean Varloot, « alter-
nativement des sources diférentes en extrayant de l’une ou de l’autre
ce qui ponctuellement leur semblait “le meilleur texte”»¹². L’archaïsme
artiiciel de l’orthographe fait souvent partie intégrante de ce genre de
supercherie.
17 Mercure de France, mars 1761, p. 101 ; avril 1761, t. I, p. 66-85, et t. II, p. 108-124.
18 Journal encyclopédique, 15 février 1761, p. 61-72 ; 1er mars 1761, p. 38-54 ; 15 mars 1761, p. 45-66.
19 J’ai compté 13 fois Héloïse, 22 fois nouvelle Héloïse et 25 fois Julie.
20 Les éditions en question, en suivant le dénombrement de J. A. McEachern, sont 17A-C,
18A-B, 19 et 20, toutes datées de 1764.
208 Éditer Rousseau
certain que Rousseau n’était pour rien dans cette disposition cavalière
du titre. Lorsque par la suite, dans une collection des œuvres de Rous-
seau, le faux titre fait place à une page qui marque la tomaison dans la
collection²¹, le nom de l’héroïne disparaît du même coup du titre et le
roman ne s’appelle plus que La Nouvelle Héloïse. C’est ainsi que, essen-
tiellement par érosion, le titre de Julie – mais d’abord presque exclusive-
ment dans les éditions collectives – est décapité²². On peut trouver peut-
être de 6 à 8 autres pages de titre abrégées de la même manière sur les
50 à 70 éditions de Julie publiées entre 1780 et 1800²³. Toutes les autres
parmi les quelque 113 éditions ou réémissions entre 1761 et 1800 conti-
nuent de porter le nom de Julie avant sa lointaine âme sœur sur le faux
titre ou la page de titre.
L’acte de révision le plus lagrant, mais allant, pourrait-on dire,
au bout de la même logique, fut celui du traducteur anglais William
Kenrick, qui non content de conférer au roman le titre pur et simple
d’Eloisa²4, substitua partout ce nom à celui de l’héroïne, considérant que
c’était, comme il le dit dans sa préface, « une afaire sans importance pour
le lecteur ». Ainsi Julie s’éclipse complètement devant « Eloisa » avec qui,
comme on sait, elle n’est comparée qu’une seule fois dans le texte ori-
ginal (IV, 13 ; OC II, p. 500). Devenue Héloïse, elle cesse d’être la nou-
velle Héloïse ; ce que le sens métaphorique gagne en évidence, il le perd
en profondeur. En anglais la restitution sera faite dans une édition de
1773 intitulée Julia, or, the new Eloisa (Édimbourg, J. Bell, J. Dickson,
C. Elliot, 3 volumes), mais l’exemple n’est pas souvent suivi. En fait la
version intitulée Eloisa a été rééditée une quinzaine de fois jusqu’en 1810
et même a été sottement reprise par Woodstock Books à Oxford pour
un reprint en 1989.
Le glissement vers « La Nouvelle Héloïse » au lieu de Julie s’explique
peut-être en partie par un préjugé tacite contre les titres trop brefs. Julie
tout court, selon les usages de l’époque, pouvait sembler léger. Appeler
une œuvre La Princesse de Clèves ou Mémoires du comte de Comminge,
c’est une chose ; c’en est une autre de lui donner un nom inconnu, et pire
encore un prénom seul. Si La Vie de Marianne (1731) annonce un ano-
nymat saisissant, l’extension du titre – … ou les aventures de Madame la
comtesse de *** – apporte un contrepoids plus qu’adéquat, c’est-à-dire la
présence de quelqu’un derrière le prénom d’une jeune ille. Il est utile à
cet égard de se rappeler que Nivelle de La Chaussée avait fait sensation
en 1741 en donnant à une pièce le titre étonnamment banal de Méla-
nide : c’était évidemment un nom de femme, mais qui ? Ne signiiant
rien, il ne véhiculait aucune connotation. Va pour Médée, on la connaît,
mais Mélanide ? Un nom insolite, remarque Gustave Lanson, « un nom
de l’invention de l’auteur, ni symbolique ni grotesque, insigniiant, inco-
lore, qui n’annonçait ni l’intention morale de l’auteur, ni les caractères,
ni le sujet, on n’avait jamais donné de titre pareil à une comédie »²5. Julie
aussi contrevenait tout à fait aux conventions ; il lui manquait pour ainsi
dire le lest nécessaire pour une histoire aussi imposante.
Un nom sans contenu particulier, c’est sûrement ce que voulait Rous-
seau : un nom qui ne suggère à peu près rien sinon la simplicité alpestre
à laquelle fait écho l’anonymat tout aussi hardi de cet autre titre : Lettres
de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes. Ainsi la légè-
reté de Julie est aussitôt compensée par l’ajout d’un bel hémistiche qui
au contraire suggère toute la charge tragique du drame d’Abélard et
Héloïse, pour qui l’engouement au xviiie siècle est attesté par une multi-
tude de pièces de théâtre, de poèmes, et d’autres adaptations des lettres et
des célèbres soufrances des malheureux époux²6. « Héloïse » vient pon-
dérer un simple nom de jeune ille en revendiquant implicitement pour
elle quelque grandeur épique.
N’en doutons pas, c’est le rapport à Héloïse, tellement plus sulfu-
reux pour le lecteur de 1761 qu’aujourd’hui, qui a déterminé, même sur-
déterminé l’eicacité généralisée du sous-titre. Le nom d’Héloïse sent le
27 F. Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française, Paris, 1880-1903 ;
R. Doumic, Histoire de la littérature française, de nombreuses éditions à partir de 1890
environ ; G. Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, 1895.
28 Le Roman au dix-huitième siècle, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1898,
p. 248. Pour citer un autre cas semblable, Lanson a souvent évoqué les Lettres anglaises de
Voltaire, titre que n’avaient jamais porté les Lettres philosophiques : voir par exemple l’ar-
ticle Voltaire de La Grande Encyclopédie, Paris, Lamirault, 1886-1902, t. XXXI, p. 118,
2e colonne, et Voltaire, Paris, Hachette, 1960, p. 35, 49, 59, 67.
29 La Grande Encyclopédie, Paris, Larousse, 1886-1902, t. 28, p. 1064-1065. Il le donne sous la
même forme dans sa nouvelle édition revue du Manuel bibliographique de la littérature
française moderne en 1921 (Paris, Hachette, p. 785), et dans l’Histoire illustrée de la littérature
française (Hachette, 1923, t. II, p. 138).
30 Paris, Mellottée, s. d. (1929), p. 64.
212 Éditer Rousseau
31 Daniel Mornet dans une note de son édition (t. II, p. vii) constatait aussi ce titre sur le
manuscrit Luxembourg, sans apparemment prendre note de ce qu’il avait de remarquable.
32 Judith Still, Justice and Diference in the Works of Rousseau, Cambridge University Press,
1993, p. 259.
Le méier d’éditeur 213
l’œil est obligé de vraiment travailler pour identiier à qui Voltaire écrit
en lisant « Voltaire to Charles Augustin Feriol, comte d’Argental, and
Jeanne Grâce Bosc comtesse d’Argental » ou « Voltaire, Pierre Jacques
Claude Dupuits and Marie Françoise Dupuits to Beatrix de Choiseul-
Stainville, duchesse de Grammont, and Étienne Francois de Choiseul-
Stainville, duc de Choiseul ». Il ne s’agit pas d’établir un héritage mais
d’identiier un correspondant d’ailleurs bien connu. Il serait tellement
plus utile d’écrire « Voltaire à Choiseul ». Le modèle à suivre est celui du
Dictionnaire de la Presse³³ où le trait d’union n’est utilisé que dans le cas
des vrais noms doubles, du genre Jean-Baptiste ou Marie-Antoinette.
De l’intervenion éditoriale
On peut tenir pour postulat qu’aucune décision prise par un éditeur n’est
neutre. Les meilleurs protocoles scientiiques comme les approches les
plus désinvoltes ont leurs conséquences ; dès qu’on veut établir un texte,
il n’y a pas moyen de ne pas intervenir, quelque purs qu’en soient les
motifs ; penser qu’on n’intervient pas est en soi une décision qui compte.
Puisqu’on ne peut parler de tout, et puisque ceci n’est pas un manuel
à l’usage des éditeurs, je prendrai un seul exemple ici qui est la question
de la ponctuation, parce que c’est un domaine où on prend, et où il faut
toujours prendre, des décisions – souvent, paradoxalement, en niant en
avoir pris. Moderniser l’orthographe est raisonnable dans la plupart des
cas, sauf dans les éditions critiques au sens strict. Dans le cas de Rous-
seau, garder la ponctuation des manuscrits, souvent incompatible avec
les usages modernes, risque de laisser perplexe le lecteur contemporain,
mais il est plus pertinent de constater que c’est là ce qu’aucun éditeur,
en dépit de ses prétentions, ne fait stricto sensu. L’éditeur a le devoir de
reconnaître son implication dans ce procédé. Il a ses préférences et il doit
les défendre, mais sans supposer que son approche à lui éloigne les pro-
blèmes une fois pour toutes.
Tout spécialiste du xviiie siècle sait que l’orthographe était alors
beaucoup plus aléatoire qu’aujourd’hui, et davantage au début du siècle
que vers la in. Montesquieu paraît se caractériser par la plus grande
indiférence tant à l’égard de l’orthographe que de la ponctuation, dont
33 Jean Sgard éd., Dictionnaire des journaux, 1600-1789 et Dictionnaire des journalistes, 1600-
1789, Oxford, Voltaire Foundation, 1991 et 1999.
Le méier d’éditeur 215
34 Pour des raisons analogues, les éditeurs de l’édition courante de Diderot (Paris, Hermann,
1975-) modernisent l’orthographe mais non la ponctuation (sauf exception, dont une liste
partielle est donnée p. xix) et les noms propres (introduction de J. Varloot, t. I, p. xvii).
Précisons toutefois que l’édition de Montesquieu (Voltaire Foundation / ENS Éditions,
2000-), étant au contraire rigoureusement savante, suit jusqu’aux fautes des manuscrits
(sauf les fausses « majuscules »), quitte à rajouter les apostrophes manquantes et à suggérer
en note la lecture à préférer.
35 Rousseau à Mme de La Tour, CC 1536, 10 novembre 1761. Il a cru pendant un temps qu’elle
ne pouvait réellement être une femme.
36 « Je ne sais pas quels sont les termes peu usités dont vous me parlez. En écrivant en fran-
çais je n’ai pas prétendu me faire entendre de ceux qui ne savaient pas cette langue, et je
n’aime pas expliquer ce qui est clair » (Rousseau à Jean Néaulme, CC 1657, 29 janvier 1762).
37 Julie, I, 19 ; OC II, p. 70. Plus tard l’éditeur explique qu’il n’intervient pas pour « corriger »
une faute de Julie parce qu’elle « avait l’oreille trop délicate pour s’asservir toujours aux
règles mêmes qu’elle savait » (VI, 8 ; p. 693).
216 Éditer Rousseau
monsieur ! je ne pourrai pas faire des fautes quand il me plaira dans mes
ouvrages ? Il faut qu’ils soient écrits à votre mode et non à la mienne, et
cependant qu’ils portent mon nom ? » (CC 1657, 29 janvier 1762)
Cependant, il est normal, sauf dans les éditions les plus strictement
critiques, de ne pas retenir des fautes évidentes, tout de même fréquentes
dans des manuscrits comme dans des imprimés, ou de se permettre, en
cas de doute, de corriger un manuscrit sur un autre. Encore faut-il exercer
son jugement. Comme tout scribe, Rousseau fait des erreurs même en se
recopiant, il supprime des mots qui sont d’ailleurs quelquefois réinsérés
après, et ne se refuse pas des substitutions, des inversions, des ajouts de
toutes sortes. Chacun de ses manuscrits comporte des ratures, des lignes
entières bifées ou rajoutées. Le fait qu’en recopiant ses manuscrits, il
introduise des modiications (souvent des ajouts ou des notes repor-
tées en bas de page) est un argument pour retenir le dernier manuscrit
en date comme texte de base, mais non aveuglément. L’exemplaire de
Julie que Rousseau a soigneusement copié pour Mme de Luxembourg,
par exemple, tout en étant peut-être le dernier, n’est pas fait d’après la
copie alors la plus récente ; il abonde en changements qu’aucun éditeur
n’a retenus (sauf quelquefois en tant que variantes), sachant qu’il les fai-
sait à l’intention de la maréchale plus que pour perfectionner le texte en
tant que tel : ce manuscrit n’était nullement destiné à l’imprimeur mais
s’engageait dans une impasse, un peu comme le carton que Rey a inséré
dans l’exemplaire destiné à Mme de Pompadour³8.
On sait en plus que Rousseau ne souligne pas toujours les titres d’ou-
vrages ; il lui arrive assez souvent, par exemple, de faire allusion à « mes
confessions » et même au « devin du village » sans majuscule ni souli-
gnement. Qu’aucun éditeur n’hésite à imposer l’italique (et la majus-
cule) ne signiie pas que cela va de soi ; au contraire, cela mérite rélexion.
Ceux qui ont décidé de transformer « l’Héloïse » en L’Héloïse mais jamais
« Julie » en Julie (c’est le cas du texte des Confessions en Pléiade) ont sup-
posé trop innocemment que « Julie » n’était pas un titre, et par là per-
pétué le faux statut du sous-titre. D’un autre côté, comme c’est fréquent
à l’époque, les citations directes sont quelquefois mises entre guillemets
et quelquefois en italique. Les deux pratiques sont en efet normales ;
faut-il les régulariser pour l’édition ? Quand il n’y a ni italique ni guille-
mets, doit-on les ajouter ?
vériier que le signe est (selon nos sensibilités) adapté à la situation. L’il-
lusion est de penser qu’on peut ne pas prendre de parti, que « respecter »
l’original est un acte neutre : pour beaucoup de lecteurs, le résultat peut
être de rendre le texte quasi illisible.
Il y a souvent par exemple chez Rousseau des séries de propositions
plus ou moins parallèles séparées par des deux-points suivis d’une majus-
cule : il faut intervenir. Une possibilité, puisque le deux-points est, selon
les normes du temps, presque un point, c’est d’y substituer tout simple-
ment chaque fois un point, alors que la meilleure solution du point de
vue du rythme et de la syntaxe est peut-être d’y mettre plutôt un point-
virgule en supprimant la majuscule.
En fait, presque tout ce qui nous paraît des anomalies de ponctua-
tion se réduit aux quatre cas suivants, qui ne sont guère particuliers à
Rousseau :
1. Un deux-points suivi d’une majuscule (dans la mesure où on peut
en être sûr : comme on l’a dit, la majuscule de beaucoup d’auteurs, sur-
tout pour certaines lettres comme c, s ou a, ne se laisse pas toujours clai-
rement distinguer d’une minuscule). En principe, on tient que le deux-
points signale une pause intermédiaire entre le point-virgule et le point.
Comme de toute façon, dans le cas de Rousseau, on trouve beaucoup
de variantes à ce sujet d’un manuscrit à l’autre, l’éditeur est appelé à
décider chaque fois, en fonction de la continuité logique de la phrase, s’il
convient de faire une phrase ou deux.
2. Pour la même raison, une certaine ambiguïté entre l’usage du deux-
points et du point-virgule, qui ne sont pas toujours clairement diféren-
ciés. Encore une fois, d’après le sens de la phrase, et peut-être aussi une
comparaison entre manuscrits, il convient quelquefois de substituer l’un
à l’autre.
3. L’emploi d’un deux-points ou d’un point-virgule là où une virgule
suirait.
4. Une absence de virgule à la in d’une incise.
Après cela, l’usage de loin le plus particulier chez Rousseau par rap-
port aux nôtres, c’est l’accumulation de noms ou d’adjectifs sans les
séparer par des virgules. Pour se défendre de la « ligue », par exemple,
Jean-Jacques « n’a ni secours ni ami ni appui ni conseil ni lumières »40.
Ou bien ce passage où « le Français » décrit ses simples plaisirs :
De beaux sons un beau ciel un beau paysage, un beau lac, des leurs des par-
fums, de beaux yeux un doux regard : tout cela ne réagit si fort sur ses sens
qu’après avoir percé par quelque côté jusqu’à son cœur. (p. 220, cahier 2, p. 34)
Quoique ce trait, abondamment illustré dans sa correspondance aussi,
caractérise tous les manuscrits de Rousseau juge de Jean-Jacques, tous les
éditeurs à l’exception de Boothby ont inséré au moins quelques-unes
des virgules qui leur paraissaient manquer. Pourtant l’intention de Rous-
seau lorsqu’il s’en passe me semble claire, au point qu’on peut dire que
c’est un élément constitutif de son style. Tout le rythme de la phrase est
compromis si on y sème à volonté des virgules, efaçant ainsi les rythmes
intérieurs de la phrase (trois éléments, puis un, deux, et encore deux) et
ne laissant à la place qu’une série uniforme de huit éléments :
De beaux sons, un beau ciel, un beau paysage, un beau lac, des leurs, des par-
fums, de beaux yeux, un doux regard […]
Il n’est pas rare que Rousseau enchaîne même des séries, toujours en
manifestant ce même trait :
Hé bien, Monsieur, tel est l’état de J. J. au milieu de ses alictions et de ses
ictions, de ce J. J. si cruellement si obstinément si indignement noirci létri
difamé, et qu’avec des soucis des soins des frais énormes ses adroits ses puis-
sants persécuteurs travaillent depuis si longtemps sans relâche à rendre le
plus malheureux des êtres. (p. 229, cahier 2, p. 42)
C’est comme si à certains instants l’auteur déiait l’éditeur de détailler sa
phrase en petits tronçons. Comme il existe aussi dans les manuscrits de
nombreuses séries où chaque élément est bien suivi d’une virgule, on ne
peut que conclure, ce me semble, que Rousseau sait bien la diférence et
module quelquefois ses rythmes en connaissance de cause. Devant un tel
phénomène on peut légitimement se demander si on a le droit de sup-
primer un aspect aussi constitutif du style de l’auteur sous prétexte que
cela dérange nos habitudes.
Souvent on prétend que ces vétilles lui sont indiférentes. Rousseau
n’aimait surtout pas qu’on corrige ses fautes supposées, et attaque furieu-
sement le correcteur de Jean Néaulme pour avoir osé toucher à son style
sous prétexte de correction :
Eh Dieu ! si vous continuiez à me traiter ainsi jusqu’au bout, mon livre serait
à la in tellement déiguré que je ne m’y reconnaîtrais plus. […] Votre cor-
recteur peut savoir mieux que moi les règles de la langue, mais il y en a une
grande que je sais sûrement mieux que lui, c’est de les violer toutes quand il
me convient. (CC 1657, 29 janvier 1762)
220 Éditer Rousseau
41 Il lui arrive pourtant de dire presque le contraire, par exemple ici, dans le contexte de l’im-
pression de la Lettre à D’Alembert : « […] je trouve aussi les virgules trop multipliées, il ne
faut pas dans la même phrase marquer des mêmes signes des divisions diférentes ; cela
brouille tout à fait le sens » (Rousseau à Rey, CC 655, 17 juin 1758).
De letres en correspondance
(1900-1995)
chapitre vıı
4 Ibid., p. 1069. Ce n’est pas pour déprécier le génie ou les recherches de Lanson ; rares sont,
observait Henri Peyre tout en le défendant, « les historiens de la littérature dont les articles
et les livres ne nous paraissent pas, après un demi-siècle, ridiculement vieillis, pourris des
préjugés de leur époque, entachés de quelque esprit de parti, reposant sur une information
insuisante » (G. Lanson, Essais de méthode, de critique, et d’histoire littéraire, H. Peyre, éd.,
Paris, Hachette, 1965, p. 9).
5 D. Mornet, Rousseau, p. 172.
De letres en correspondance 223
6 Ma source pour tous ces chifres est l’« Index des éditions » compilé par Janet Laming, CC,
t. LI, p. 1-122.
7 Ajoutons 11 lettres à Horace Walpole dans he Works of Horatio Walpole (1798), 7 dans
les Œuvres posthumes de D’Alembert en 1799, 16 dans Mein Schreibetisch de Sophie von
La Roche (Leipzig, 1799), et une vingtaine dans la Correspondance littéraire publiée en 1813.
8 Les « Lettres de Jean-Jacques Rousseau à Madame la marquise de Verdelin » sont publiées
par E. Bergouinioux dans L’Artiste en 1840. Plusieurs autres recueils seront publiés tout le
long du xixe siècle.
224 Éditer Rousseau
inédite de J.-J. Rousseau avec Mme de La Tour de Franqueville et M. du Peyrou, Paris, Giguet
et Michaud, 1803, 2 vol.
14 Histoire de la vie…, 1821, t. I, p. 308-525.
15 Voir plus haut, p. 191-192.
16 Paul Usteri et Eugène Ritter éd., Zurich, Beer, 1910, traduction de Briefwechsel J.-J. Rous-
seaus mit Leonhard Usteri in Zürich und Daniel Roguin in Yverdon. 1761-1769, Zurich, 1886.
17 Philippe Godet et Maurice Boy de la Tour éd., Paris, Plon-Nourrit, 1911.
226 Éditer Rousseau
25 http://www.jjrousseau.org/index.php?option=com_content&view=article&id=7&Itemid
=10 (consulté le 25 mars 2012).
26 A. Schinz, « L’afaire de la de J.-J. Rousseau et la Société J.-J. Rousseau », p. 167-173. La
délicatesse de la situation de la Société par rapport aux sensibilités genevoises toujours
vives est évoquée dans la notice de Fernand Aubert à l’occasion de la mort de Bernard
Bouvier (AJJR, no 28, 1938-1940, p. 125-136).
27 AJJR, no 1, p.179-245 ; no 2, p.153-270 ; et no 4, p. 1-276.
28 A. Schinz, État présent…, p. 156.
13. Premier numéro des Annales de la Société
Jean-Jacques Rousseau, 1905.
14. Théophile Dufour, Recherches bibliographiques sur les œuvres imprimées
de J.-J. Rousseau. Paris, L. Giraud-Badin, 1925.
230 Éditer Rousseau
29 A. Schinz, « L’afaire de la Correspondance générale », p.169 ; voir aussi AJJR, no 15 (1923), p.382.
30 A. Schinz, « L’afaire de la Correspondance générale », p. 170-171.
31 Ibid., p. 173.
32 « hey will be able to do this to a considerably less degree now, for they will not dare to face the
easy refutation coming from the Correspondance. Rousseau can stand on his own merit – and
most muckrakers know as well as we do that his reputation will not sufer by it » (New York
Times Book Review du dimanche 11 janvier 1925, cité par Schinz lui-même dans « L’afaire
de la Correspondance générale », p. 171-172).
15. Correspondance générale de J.-J. Rousseau de Dufour et Plan.
Paris, Armand Colin, 1924, t. I.
232 Éditer Rousseau
VIII Rousseau à Môtiers (juillet 1762 - janvier 1763). Avertissement : une quarantaine
de pièces inédites.
XVI Suite du séjour en Angleterre (août 1766 - mars 1767). L’Avertissement fait état
d’une soixantaine de pièces inédites.
XIX Les Confessions terminées, Rousseau quitte Bourgoin pour Paris ; arrêt à Lyon
(novembre 1768 - septembre 1770).
34 Commentaire de l’Avertissement : « L’occasion était trop belle pour que Voltaire la laissât
échapper, et son esprit démoniaque la lui it saisir à deux ins : tenter de déshonorer un confrère
dont le génie l’ofusquait, et couvrir de ridicule le pasteur Jacob Vernes, qui se croyait son ami,
qu’il recevait chez lui et à qui il écrivait familièrement en l’accablant de latteries » (p.v).
35 On aurait peine à imaginer une aussi étrange singularité, mais c’est B. Gagnebin qui signale
l’existence du registre que Plan en tenait : « En fait, héophile Dufour, à la in de sa vie,
n’avait songé qu’à une chose, publier un ouvrage assez curieux qui aurait énuméré lettre par
lettre les erreurs des précédents éditeurs de la correspondance. Cet ouvrage existe en manus-
crit à la bibliothèque de Genève, et comporte deux volumes » (AJJR, no 35, 1959-1962, p. 282).
De letres en correspondance 235
ilms, pas de photocopies, et, plutôt que d’aller à Neuchâtel faire amende
honorable, il a préféré se passer des originaux et donner des copies. »³6
Mais la critique la plus cinglante, la plus dévastatrice de la Corres-
pondance générale sera efectuée par Ralph A. Leigh quarante ans plus
tard. Leigh attire l’attention sur sa reprise directe et massive de textes
déjà parus dans la Collection complète et ensuite chez Musset-Pathay, et
aussi le fait que Dufour, qui savait à quel point Streckeisen-Moultou
avait retouché les textes des lettres qu’il avait ensuite publiées, s’en est
souvent tenu à ces mêmes textes plutôt que d’aller à Neuchâtel insister
pour voir les originaux. Dufour et Plan n’ont pas clairement distingué
les diférents états d’une lettre, et Dufour, qui collectionnait les erreurs
de transcription antérieures (et qui lui-même transcrivait avec une préci-
sion méticuleuse), ne distinguait pas entre une variante et une faute. Les
lettres données dans la Correspondance générale sont donc extrêmement
hétérogènes et arbitraires à cause de la variété des sources³7. Dufour et
Plan auraient quelquefois opéré aussi, un peu arbitrairement, une ortho-
graphe rétrograde. En somme, Leigh traite la Correspondance générale
tout entière de colossale supercherie³8. Une table de la Correspondance
générale publiée, avec quelques lettres inédites³9, juste après la mort de
Plan en 1951, en facilitait au moins énormément l’utilisation.
36 Ibid., p. 283.
37 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 52-53.
38 Ibid., p. 44-46.
39 Pierre-Paul Plan, Table de la Correspondance générale de J.-J. Rousseau, Genève, Droz, 1953.
40 R. A. Leigh, « Vers une nouvelle édition de la correspondance de Rousseau », AJJR, no 35
(1959-1962), p. 261-280.
236 Éditer Rousseau
42 De même, quoique dans ce cas le même chercheur ait dirigé les deux entreprises, la pre-
mière édition Besterman de Voltaire’s Correspondence (99 volumes plus tables, 1953-1965)
est tombée en désuétude au fur et à mesure que paraissait sa deuxième édition dite « déi-
nitive » (sigle D, 46 volumes, 1968-1976 ; t. 85-130 des Œuvres complètes).
43 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 46.
44 Ibid., p. 43-44.
238 Éditer Rousseau
Comme il n’est pas rare qu’il existe plusieurs versions d’une même lettre,
il invente un système de classement et une échelle de iabilité pour les
textes de base. Il intègre dans son corpus, avec les lettres de Rousseau,
toutes les lettres destinées à Rousseau que celui-ci a gardées, et quelque-
fois même des lettres entre tiers ou des documents autonomes qui peu-
vent éclairer diférents échanges, même ceux qui peuvent se situer au-
delà de sa mort, ce qui fait passer le total de la correspondance d’un peu
plus de 4 000 lettres à plus de 6 000. Elles seront numérotées chrono-
logiquement d’un bout à l’autre. En plus, Leigh promet un apparat cri-
tique et un système de références exhaustifs, allant jusqu’à l’identiica-
tion de toutes les personnes mentionnées dans les lettres. L’étonnant est
qu’il ait pu réaliser tout cela avec des moyens ininiment moins rapides
qu’internet n’en fournit souvent aujourd’hui.
Et cette correspondance, c’est – mirabile dictu – l’Institut et musée
Voltaire à Genève (plus tard la Voltaire Foundation à Oxford), dirigé
par heodore Besterman, qui va la publier. Or les relations entre Leigh
et Besterman avaient commencé par les comptes rendus méticuleux que
Leigh avait faits sur l’édition de la correspondance de Voltaire dirigée et
publiée par Besterman. Quand celui-ci s’est engagé à publier également
la correspondance de Rousseau, c’était sans savoir jusqu’où elle irait,
c’est-à-dire de combien de lettres et de volumes il pouvait à la longue
s’agir, et certainement sans apprécier le volume de notes que le scrupu-
leux Leigh devait y joindre ; aucun contrat n’a même été établi jusqu’en
1968 (on notera que le copyright est au nom de heodore Besterman).
Les relations entre eux étaient souvent tendues45.
Ain de se garder rigoureusement de ce qu’il considérait comme
le n’importe quoi du système de Dufour et Plan (ou de Dufour-Plan,
avec trait d’union, comme Leigh les évoque régulièrement ensemble),
dépourvu d’une notion de classement systématique des manuscrits,
Leigh, constatant que dans de nombreux cas il existe plusieurs copies ou
états d’une même lettre, insiste chaque fois sur l’identiication du type
de manuscrit, soit :
1. Un premier jet, souvent des fragments.
2. Un ou plusieurs brouillons, fortement raturés et souvent diicilement
déchifrables.
3. Une mise au net : copie presque calligraphiée pour être gardée comme
pièce justiicative.
4. La missive (appelée originale autographe) ; c’est-à-dire le document
efectivement expédié au destinataire.
Il admet encore d’autres variantes, notamment les cahiers de pièces
diverses que Rousseau gardait, comportant en plus de ses propres lettres
celles qu’il avait reçues et retranscrites. À chaque étape Rousseau intro-
duisait des corrections et modiications46. Il arrive aussi, évidemment,
qu’on ne retrouve aucun manuscrit, auquel cas on en est réduit à la repro-
duction d’une source imprimée (ou même dans certains cas, un résumé) ;
l’essentiel est d’être toujours clair sur les états qui existent et celui qu’on
a utilisé. Le principe général est de choisir toujours la missive quand on
en dispose, tout en retenant les variantes de toutes les copies qui parais-
sent signiicatives. Quant aux « lettres » destinées réellement à la publi-
cation (Lettre à D’Alembert, Lettre à Christophe de Beaumont), la règle de
Leigh est de les inclure si en fait elles ont été expédiées – ou si l’inten-
tion de Rousseau était de les expédier – au destinataire nommé.
Peut-être plus important encore, Leigh promettait une annotation
autrement plus sérieuse que celle de Plan, en suivant dans l’ensemble les
mêmes principes que heodore Besterman dans son édition monumen-
tale de la correspondance de Voltaire :
Il y aura d’abord la description des manuscrits, la première impression, des
notes critiques sur le texte même, des éclaircissements du texte, et puis, cin-
quième rubrique, des observations qui ne se rapportent pas exactement à la
lettre mais qui sont utiles pour comprendre la marche générale des événe-
ments. (AJJR, no 35, p. 285)
Et c’est un fait que sur tous ces plans l’apparat de Leigh est de loin le
plus complet. On imagine diicilement la quantité de travail que repré-
sentait la mise en œuvre d’une méthode aussi exigeante, imposant à l’édi-
teur pour commencer le repérage de tous les manuscrits et sources impri-
mées connus d’un nombre aussi considérable de lettres.
Il est intéressant d’observer que ni Besterman ni Leigh ne se réfèrent
à l’exemple de Georges Roth, qui pourtant avait produit entre 1955 et 1970
les 16 volumes de la Correspondance de Denis Diderot (Paris, Minuit).
Peut-être ne le considérèrent-ils pas assez rigoureux, ou bien jugèrent-
ils sa tâche trop légère par rapport à la leur ; il est vrai que son corpus
50 Se souvenir que, bien que situé à Genève, Besterman éditait plus ou moins à l’anglaise…
et en anglais.
51 Œuvres complètes de Voltaire, t. 85, Correspondence and Related Documents, Deinitive Edi-
tion, t. I, Oxford, Voltaire Foundation, 1968, p. xvi.
De letres en correspondance 243
de précis. Une liste d’éditions est encore moins utile, vu qu’elles sont le
plus souvent recopiées les unes sur les autres. Besterman donne la pre-
mière date de publication même quand un manuscrit sert de source ; il
ne donne pas, comme le fera Leigh, les variantes entre des diférentes
versions d’une même lettre.
Pour la correspondance de Voltaire un certain degré de normalisa-
tion a été admis, explique Besterman, même si, pour l’essentiel, l’ortho-
graphe de l’auteur est respectée : on n’enlève pas les accents originaux
mais on en ajoute au besoin. Voltaire, remarque Besterman, ne marquait
presque jamais l’apostrophe, ses majuscules étaient capricieuses, etc. :
l’éditeur n’a donc pas hésité à les normaliser, de même qu’il a « régula-
risé » le reste de la ponctuation (p. xvii-xviii). Surtout il se refuse à une
transcription « paléographique » des manuscrits sauf dans certains cas
pour en garder un certain parfum suranné, en particulier dans les lettres
de Mme Du Châtelet, « où il semblait intéressant de préserver la pleine
saveur de textes écrits d’une manière archaïque »5² – cela à l’égard d’une
des femmes les plus intelligentes et les plus instruites de son temps. Si
la source n’est pas manuscrite, Besterman modernise. Si « tous les noms
propres, mots étrangers et citations ont été reproduits tels quels, quelle
qu’en soit la source », le protocole concernant les accents paraît un com-
promis particulièrement étrange : « Quand Voltaire a mis un accent il est
reproduit même s’il paraît bizarre aujourd’hui, mais quand il en omettait
un il a été ajouté. » Besterman ne se rendait-il pas compte que ce procédé
bâtard – on ajoute un accent qui « manque », mais s’il y en a déjà un, on
le laisse – enlève toute la trace d’authenticité qu’il souhaite conserver à
ces lettres ? Car il airme en même temps n’avoir corrigé ni les fautes de
grammaire ni celles d’orthographe (p. xviii)…
Là où Leigh suit Besterman d’un peu moins près, c’est dans son trai-
tement du texte. Le principe de Besterman était qu’il faut transcrire le
texte de Voltaire, mais non « de manière stupide » (slavishly). Sur ces
questions Leigh s’explique mieux que Besterman, sans pour autant lever
toutes les ambiguïtés. Il garde l’orthographe des originaux, même quand
ils sont franchement diiciles à déchifrer, pour leur intérêt documen-
taire en linguistique ; il en garde de même la ponctuation – sauf dans ses
manifestations les plus bizarres. Leigh rejette catégoriquement, en efet,
toute modernisation de l’orthographe : il faut selon lui préserver cette
(CC, t. I, p. xxv) – ce premier principe serait peut-être adopté par n’im-
porte quel éditeur ; encore faut-il préciser que le « début de phrase » est
loin d’être clair quand, par exemple, la « phrase » précédente se termine
par un signe autre qu’un point, ce qui n’est quand même pas rare. Bref,
il s’agit quelquefois d’un arbitrage savant mais inévitablement mêlé de
subjectivité. Et il vaut la peine de s’arrêter un instant sur le critère impli-
cite : même si nous sommes tous d’accord pour mettre des majuscules
aux noms propres, aux substantifs de nationalité et au début des phrases,
c’est sans conteste une pratique dictée par nos habitudes modernes et
rien d’autre. Certes, il faut ajouter (à mon avis) qu’elle ne nuit en aucune
façon à l’authenticité des textes ; mais qu’est devenu alors le service
qu’on prétendait rendre à l’historien de la langue écrite ? Il faudra qu’il
se contente d’une source qui est malgré tout impure ; avec un tel texte, il y
a peut-être certaines conclusions qu’on peut tirer sur la langue de Rous-
seau et de ses correspondants, et pas d’autres. Toute mise aux normes
enlève des données originales, même si – on la justiie naturellement
ainsi – nous sommes persuadés que les variantes en question ne véhi-
culent aucun sens. C’est un argument à développer et non une évidence.
L’autre règle va toutefois à l’encontre de la première, qui visait la com-
modité du lecteur moderne : « Sauf indication contraire, je ne supprime
pas les majuscules dont on émaillait ses lettres au xviiie siècle, sauf si
elles se trouvent au milieu des mots. Point de quartier pour celles-là. » Or
c’est justement ce contraste entre les raisons pour en insérer et les raisons
pour n’en pas ôter qui me paraît curieux ; je me serais attendu plutôt au
contraire, c’est-à-dire qu’on n’impose pas de majuscules (pas plus qu’on ne
les enlève), mais que, en revanche, on n’interprète pas les ioritures arbi-
traires qui « émaillent » les débuts de mots comme des majuscules. Car elles
n’en sont pas à proprement parler, ce sont des traits de plume jetés un peu
gratuitement et par habitude dans certains contextes syntaxiques. Leigh
croit justiiée l’idée de garder ces s présumés être des majuscules puisqu’il
a une sorte d’intuition que « quand Rousseau était spécialement cérémo-
nieux ou irrité », il y mettait une beaucoup plus grande densité de S semés
au hasard54, d’où la nécessité, pour conserver cette « particularité psycho-
logique », de retenir toutes les « majuscules » arbitraires – même si, comme
Leigh l’admet, il est souvent diicile de déterminer si les S et les C en parti-
culier sont vraiment des majuscules et non des minuscules un peu grandes.
54 Ibid., p. 55-56.
246 Éditer Rousseau
chapitre vııı
attendre l’efet du temps qui rejette dans l’ombre la masse des ouvrages sans
talent littéraire et qui met en lumière l’œuvre chaleureuse et vivante. L’Émile
sera d’ailleurs entraîné par la réputation générale de Rousseau qui apparaîtra
de plus en plus comme le conducteur d’une génération. (p. 149)
Le point brûlant dans Émile, et ce dès le début, fut toujours la « Profes-
sion de foi du vicaire savoyard », qui faisait accuser d’athéisme ce fer-
vent auteur ; il était sorti presque aussitôt deux Émile chrétien, l’un de
« M. C***** de Leveson » et l’autre de Samuel Formey5, le même qui
procura en 1762 et 1763 un Anti-Émile et L’Esprit de Julie ou extrait de la
Nouvelle Héloïse, ouvrage utile à la société et particulièrement à la jeunesse.
Mais sa réputation se soutint, et l’une des premières sinon la première
de toutes les éditions de Rousseau à s’appeler « critique » sera la volumi-
neuse édition en 1914 de la « Profession de foi du vicaire savoyard », faite
« d’après les manuscrits de Genève, Neuchâtel et Paris, avec une intro-
duction et un commentaire historiques de Pierre-Maurice Masson »6.
Quant au Contrat social, deux mythes ont joué dans sa fortune. Le pre-
mier et le plus puissant, créé par l’apothéose de Rousseau dans les pre-
mières années de la Révolution, it de lui une de ses principales causes
idéologiques, le manuel des jacobins en rébellion contre une oligarchie
qui leur avait volé la souveraineté de l’État. C’est en efet la Révolution
elle-même qui est séduite par ce mythe, qui a exalté l’ouvrage et l’a mis
en vedette. Le second mythe a consisté au xxe siècle en un retournement
complet : Daniel Mornet, ne trouvant guère d’exemplaires du Contrat social
dans les bibliothèques privées qu’il a recensées7, a eu beau jeu de conclure
à une grande exagération de son inluence. Le choc de ce nouveau genre
de recherche a prêté un prestige durable (mais savant) aux conclusions
qui pouvaient en découler, et le Contrat fut relégué parmi les ouvrages
trop graves et trop vantés qui en vérité n’avaient passionné personne. Il « a
séduit par son dogmatisme et la brutalité de ses formules », répète Daniel
Mornet dans Les Origines intellectuelles de la Révolution ; « mais on ne réu-
nirait pas dix témoignages de lecteurs qui, avant 1789, aient reçu de l’œuvre
5 Paris, Les Libraires associés, 1764, 2 volumes, et Berlin, J. Néaulme, 1764, 4 volumes.
6 Fribourg, Librairie de l’Université, et Paris, Hachette, 1914.
7 Un seul, en fait : « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1780) », RHLF,
vol. XVII (1910), p. 449-496 ; l’argument est résumé dans D. Mornet, Rousseau, p. 105. Ce
relevé statistique de bibliothèques est un bon exemple de méthodologie qui, sans être
mauvaise ou fausse, puisqu’elle paraissait innovatrice et révélatrice, paraît après un cer-
tain temps comporter des leurres et des limites, notamment en ce qui concerne la suppo-
sition de représentativité d’un tel corpus.
252 Éditer Rousseau
une impression forte » (p. 95-96). Plus récemment Ralph A. Leigh a détruit
à son tour ce jugement négatif en démontrant, avec maintes preuves résul-
tant de ses recherches bibliographiques matérielles, qu’on avait été trop
prompt à croire à l’insigniiance du nombre des éditions du Contrat,
auquel une pléthore d’éditions pirates, d’ailleurs fort diiciles à démêler et
à dénombrer, donnait le démenti8. Du contrat social a donc été alternative-
ment sur- et sous-estimé. Il reste, quoi qu’il en soit, un point de repère ou
une cible – glaive de la Révolution ou bible du capitalisme triomphant –
dans les luttes politiques qui déchirent la France tout le long du xixe siècle.
Mornet fait d’ailleurs cette concession : « Aucun ouvrage de Rousseau n’a
été plus expliqué, commenté, loué ou critiqué que le Contrat. »9
En revanche certains textes de Rousseau ont été pour ainsi dire
découverts au xxe siècle, en ce sens que, quoique connus du vivant même
de l’auteur, ils avaient été peu ou pas du tout commentés ou même relus.
Le prestige relatif de certains toujours considérés comme secondaires
fut rehaussé dans les années 1950-1960 par des éditions savantes mais
aussi par l’attention qui leur fut accordée dans des études qui ont fait
date. Sur Rousseau juge de Jean-Jacques, Mornet écrivait avec condescen-
dance : « On y trouvera par occasions des détails qui ajoutent quelque
chose aux Confessions. Mais il intéresse surtout le médecin ou le psycho-
logue qui voudraient suivre dans le détail les troubles de la vie mentale
chez l’auteur. »¹0 Or Michel Foucault réagit fortement contre cette inter-
prétation strictement clinique dans une introduction où il souligne au
contraire que si un langage peut être « délirant », une œuvre littéraire, elle,
« par déinition, est non-folie »¹¹. D’autres œuvres, notamment l’Essai sur
l’origine des langues, sont sorties brusquement de l’obscurité pour ensuite
rester, grâce au renom de ceux qui se sont penchés dessus et aux nouvelles
perspectives qu’ils appliquaient en les interrogeant, relativement presti-
gieux. En efet, si Claude Lévi-Strauss ne s’était pas appuyé sur l’Essai sur
l’origine des langues et sur le Discours sur l’origine de l’inégalité pour faire
de Rousseau le « fondateur des sciences de l’homme »¹², bientôt suivi par
8 Il y consacre la plus grande partie de son livre Unsolved Problems in the Bibliography of
J.-J. Rousseau (1990).
9 D. Mornet, Rousseau, p. 101.
10 Ibid., p. 167.
11 Introduction à l’édition de Rousseau juge de Jean-Jacques parue chez Armand Colin en
1962, p. xxiii-xxiv.
12 C. Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », Jean-
Jacques Rousseau, Neuchâtel, La Baconnière, 1962.
Jalons pour une relance 253
13 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 234-378 ; P. de Man, Blindness and
Insight, Oxford University Press, 1971, chap. VII, et Allegories of Reading, New Haven, Yale
University Press, 1979, chap. VII-X.
14 Voir par exemple Philip Knee et Gérald Allard éd., Rousseau juge de Jean-Jacques : études
sur les dialogues, Paris, Champion, 2003 ; EJJR, no 17 (2007-2009), p. 9-124 ; AJJR, no 49
(2010), p. 11-195 ; et le livre récent de Jean-François Perrin, Politique du renonçant (2011).
15 AJJR, no 32 (1950-1952), p. 231-235.
16 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 17.
254 Éditer Rousseau
L’édition des Lettres écrites de la montagne par Henri Guillemin (Neu-
châtel, Ides et Calendes, 1962), qui ne s’explique nullement sur les prin-
cipes d’établissement du texte ni ne donne des variantes, n’est pas une
édition savante ; elle n’en a pas moins l’avantage d’attirer l’attention sur
un texte peu étudié jusqu’alors¹7. Peter D. Jimack étudie La Genèse et
la rédaction de l’Émile (SVEC, no 13, 1960) juste avant que paraisse un
Émile dans la collection Classiques Garnier en 1961 édité par François et
Pierre Richard. En efet cette collection ofre une véritable renaissance
de Rousseau, avec la Julie de René Pomeau et Les Rêveries de Henri Rod-
dier en 1960 (j’y reviendrai un peu plus loin), Les Confessions de Jacques
Voisine en 1964¹8.
L’histoire du jugement relatif porté sur Julie est particulièrement ins-
tructive. Le statut de chef-d’œuvre, comme je l’ai indiqué, lui fut long-
temps disputé. Cela ne veut pas dire qu’il faut croire comme on l’a répété
depuis La Harpe que le roman ne fut goûté que des femmes sentimen-
tales¹9 ; il n’est pas jusqu’à Daniel Mornet qui n’airme encore : « Les
femmes, bien entendu, se grisèrent de cette morale du cœur et de cette
vertu pathétique. »²0 Ni que quelques philosophes jaloux étaient les seuls
à lui bouder son succès, comme l’a voulu Louis Sébastien Mercier :
À l’apparition de la Nouvelle Héloïse, les lecteurs furent extrêmement nom-
breux, et jamais ouvrage ne it une sensation plus étonnante : mais bientôt
ils se trouvèrent partagés en deux classes ; les gens de lettres et le public. Les
gens de lettres rejetèrent, autant qu’il le purent, l’efet de l’ouvrage ; le public
s’y livra de bonne foi : il admira l’éloquence des passions, le beau portrait
de Julie, la force et la grâce de la diction. Les gens de lettres, pour la plu-
part […], attaquèrent le fond même de l’ouvrage, et exagérèrent les défauts
[…].²¹
17 Une édition critique devait suivre bientôt, établie par Jean-Daniel Candaux au tome III
de la Pléiade (voir plus bas), en 1964.
18 Le Contrat social en Classiques Garnier daté de 1962 (mais avec un achevé d’imprimer
de 1966) ne relève pas du tout du même modèle : c’est une réémission de 1954, sans nom
de responsable et sans aucun apparat critique. La première page du texte porte en fait le
titre : « Œuvres choisies de J.-J. Rousseau » ; il contient, en 506 pages, les deux Discours,
la Lettre à D’Alembert, Du contrat social, Considérations du gouvernement de Pologne, et la
Lettre à Christophe de Beaumont.
19 « Les femmes passaient à la lire les nuits qu’elles ne pouvaient mieux employer, et fon-
daient en larmes » ( Jean François de La Harpe, Correspondance littéraire, lettre XXIV ;
Œuvres, Paris, Verdière, 1820, t. I, p. 191, reprint Genève, Slatkine, 1968).
20 D. Mornet, La Nouvelle Héloïse : étude et analyse, Paris, Mellottée, [1928], p. 315.
21 « Des écrits publiés à l’occasion de La Nouvelle Héloïse », dans l’édition Poinçot des Œuvres
complètes (voir plus haut, p. 128-129 et 136-140), t. IV, p. 449-450.
Jalons pour une relance 255
Un monument d’érudiion32
Le roman « injustement tombé dans l’oubli »³³ allait enin être accueilli
dans le domaine universitaire en 1925 par la voie de la collection des
Grands Écrivains de la France : La Nouvelle Héloïse, nouvelle édition publiée
d’après les manuscrits et les éditions originales avec des variantes, une intro-
duction, des notices et des notes par Daniel Mornet. Personne ne semble avoir
remarqué l’anomalie du titre tronqué, qui ne contrevenait en rien, comme
on l’a vu, aux habitudes éditoriales du temps, quelquefois un peu négli-
gentes, en particulier, dans leur façon de transcrire les titres. Les Grands
Écrivains, série d’éditions érudites, existait déjà depuis soixante ans (Cor-
neille en 12 volumes, 1862 ; Racine en 8 volumes, 1865 ; Saint-Simon en
41 volumes, 1879-1930), mais jusqu’ici il s’agissait surtout d’œuvres com-
plètes d’auteurs du Grand Siècle. Si Rousseau avait donc mis du temps à
y entrer, c’était tout de même en obtenant un statut particulier, puisqu’il
bénéiciait de la première édition d’une œuvre séparée. Quant à Daniel
Mornet, qui serait professeur en Sorbonne en 1928, il s’était depuis long-
temps établi une solide réputation grâce à sa thèse parue d’abord en 1907,
Le Sentiment de la nature en France : de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-
Pierre, et au Romantisme en France au xvıııe siècle (Hachette, 1907 et 1912).
Il avait en plus préparé le terrain avec, entre autres études, Le Texte de la
« Nouvelle Héloïse » et les éditions du xvıııe siècle (Genève, A. Jullien, 1910).
Mornet représentait tout ce qu’il y avait de plus exact et de plus rigou-
reux dans la science littéraire de son époque.
Ce n’est pas souvent qu’on attribue à une seule édition d’une seule
œuvre le pouvoir de la rétablir puissamment au centre du canon : si tel
31 Ibid., p. 132.
32 L’expression, pas rare d’ailleurs, est de René Pomeau dans sa propre édition de Julie (Clas-
siques Garnier, 1960), p. 773.
33 Jean-Louis Bellenot, compte rendu du tome II de l’édition en Pléiade, AJJR, no 35, p. 386.
258 Éditer Rousseau
chapitre ıx
1 Bernard Gagnebin et Marcel Raymond éd., Paris, Bibliothèque de la Pléiade (nos 11, 153, 169,
208, 416), 1959-1995, 5 volumes. Le tome I, en portant le numéro 11 de la Pléiade, supplan-
tait l’édition des Confessions et des Rêveries de Louis Martin-Chauier, qui datait de 1951.
264 Éditer Rousseau
2 Une demande d’informations auprès de l’archiviste des éditions Gallimard est restée sans
réponse.
3 Jean-Louis Bellenot lui emboîte le pas dans son compte rendu du tome II : « La iction
ici annonce la réalité plus qu’elle ne s’en inspire ! », tout en concédant que Guyon insiste
« un peu trop vigoureusement sur cette idée » (AJJR, no 35, 1959-1962, p. 388).
Enfin la Pléiade 265
L’équipe, l’édiion
4 Shifrin passera le reste de sa vie aux États-Unis : voir les mémoires de son ils, André
Schifrin, Allers-retours, Paris, Liana Levi, 2007, traduction de A Political Education, New
York, Random House, 2007.
5 Voir C. Volpilhac-Auger, « Une bibliothèque bleue : le siècle des Lumières en Pléiade »,
p. 103-115, et Alice Kaplan et Philippe Roussin, « A changing idea of literature : the Biblio-
thèque de la Pléiade », Yale French Studies, no 89 (1996), p. 237-262 ; p. 253.
6 Je remercie chaleureusement Jean Starobinski d’avoir bien voulu partager avec moi ses
souvenirs sur cette époque.
266 Éditer Rousseau
De cette manière les œuvres mineures (ou minora) ne sont pas reléguées
dans des volumes de « mélanges » séparés, ce qui est peut-être souhaitable ;
l’ordre est plus ou moins chronologique à l’intérieur des groupements par
domaines littéraires, genres, ou thèmes, avec quelques résultats insolites
(Julie à côté de pièces jamais jouées). Il ne pouvait être question d’inclure
la correspondance, en cours de réalisation à Cambridge à la même époque ;
de toute manière la publication simultanée de la correspondance de Vol-
taire en Pléiade (13 volumes, 1963-1993) « occupe pour une dizaine d’an-
nées tout l’espace consacré au xviiie siècle français »9, comme l’a constaté
Catherine Volpilhac-Auger.
Tableau 14. Répariion des œuvres dans l’édiion de la Pléiade.
10 Notice insérée en in de volume, p. 1930. Les 5 volumes portent au verso de la page de titre
une reconnaissance de soutien du Fonds national suisse de la recherche scientiique et de
l’État de Genève.
11 Roger D. Masters et Christopher Kelly éd., Hanover (New Hampshire), University Press
of New England, 1991-2009, 13 volumes. Voir C. Kelly, « La place de Rousseau juge de Jean-
Jacques dans les Collected Writings of Rousseau », p. 173-195.
Enfin la Pléiade 271
II 1992 233 Discourse on the sciences and the arts Judith Bush, Kelly,
Letter to Raynal Masters
Reply to the king of Poland
[autres polémiques]
Preface to Narcissus
index
VII 1998 610 Plan regarding new signs for music John Scott
Dissertation on modern music
Letter on Italian and French opera
12 Ibid., p. 173. « Given the number of Rousseau’s works and the variety of topics they cover, volumes
will be organized by theme and subject rather than in chronological order » (Collected Writings,
t. I, p. vii).
13 Il s’agissait du temps nécessaire pour obtenir l’autorisation par un ayant-droit de la tra-
duction d’Allan Bloom qui était déjà en librairie.
272 Éditer Rousseau
14 Collected Writings, t. I, p. 193. Voir aussi l’introduction du volume en question par Kelly et
Roger Masters.
15 Compte rendu de Rousseau juge de Jean-Jacques et des Rêveries, RHLF, vol.62 (1962), p.111-115.
16 Compte rendu du tome I, SVEC, no 10 (1959), p. 519.
17 Compte rendu du tome I, Modern Language Review, vol. 57 (1962), p. 104-107.
274 Éditer Rousseau
auxquelles le lecteur s’adapte sans trop de diiculté, sont à peu près le seul
signe d’archaïsme ; on n’a jamais loix ni Charle-Magne ni sçavoir, presque
pas d’autre trace d’ancienneté ; il s’agit donc d’un vieillissement factice.
L’usage dans une édition savante est de signaler dans les notes les ten-
dances majeures de la recherche et la critique, en citant les apports et les
ouvrages qui ont le plus marqué la compréhension ou l’interprétation de
l’œuvre ; il ne s’agit pas de citer ou même résumer longuement ni de cher-
cher l’exhaustivité dans les grandes questions philosophiques que l’œuvre
peut soulever. Tout dire, ce qui semble bien représenter l’ambition des édi-
teurs de Rousseau en Pléiade, n’est normalement ni facile ni nécessaire ;
c’est choisir de ne pas se ier aux simples références, d’alléger considéra-
blement le travail du lecteur désireux d’en savoir plus. Depuis ce temps
les critères scientiiques, d’un commun accord, tendent à éloigner de l’ap-
parat critique, de plus en plus systématiquement, l’élaboration de ques-
tions proprement interprétatives, ce que Jean-Louis Bellenot appelle, par
rapport aux commentaires de Bernard Guyon au tome II, des « jugements
d’ordre esthétique ou même moral »²². La prolixité étant une caractéris-
tique générale de cette édition de Rousseau, ce qui distingue encore le
cas de Julie, c’est le degré de lyrisme, le langage manifestement subjectif
que l’éditeur emploie volontiers et souvent.
Il est pourtant indéniable que la masse même de cette annotation
connotait un sérieux qui à l’époque a sûrement servi la réputation d’un
auteur à qui une édition générale manquait depuis si longtemps, et
surtout de certaines œuvres qui étaient relativement déconsidérées ou
oubliées. Une solide documentation pour Les Confessions ou Du contrat
social, quoique certainement utile, n’allait pas faire la réputation de ces
ouvrages ; c’était déjà chose faite. Mais le fait même que Robert Osmont
et Bernard Guyon se soient penchés avec le même soin et le même
sérieux sur Rousseau juge de Jean-Jacques et Julie leur a sans aucun doute
prêté un degré de gravitas qui a contribué à leur essor critique depuis
cinquante ans²³, de même que la mise à disposition non seulement d’un
texte en général iable mais, ce qui est encore plus important, d’un texte
de référence, avec les outils qui permettaient aux autres de poursuivre
avec des recherches encore plus poussées.
Les principes d’édition n’en étaient pas pour autant au-dessus de toute
rélexion critique. On peut par exemple légitimement se demander si une
édition critique devrait être « une véritable explication de texte continue »,
terme qu’applique Jean-Louis Bellenot (en fait, avec admiration) à l’an-
notation de Julie ; il est vrai qu’il adhère avec autant d’enthousiasme au
parti pris biographique de Guyon comme si la genèse du roman était le
journal de l’âme de l’auteur. Bellenot défend en efet, et avec passion, la
subjectivité qui règne dans une bonne partie de cette annotation :
On mesure les risques qui s’attachent à une élucidation aussi exhaustive et
diversiiée d’une œuvre littéraire ; chacun pourra, selon son point de vue,
contester le bien-fondé de telle interprétation ; certains jugements d’ordre
esthétique ou même moral paraîtront subjectifs, certaines allusions, super-
lues. […] Une telle richesse évidemment ne laisse pas d’être un peu encom-
brante et entraîne parfois quelques redites ou superluités. Certains pour-
raient même mettre en cause une telle méthode au nom de je ne sais quels
critères rigoristes, ou pseudo-scientiiques, de je ne sais quelle exigence d’ob-
jectivité dans l’analyse des textes. […] À travers les commentaires savants
de Bernard Guyon, on sent que la lecture reste pour lui un acte vivant, que
l’exploration d’un texte, aussi érudite et minutieuse soit-elle, ne saurait se
limiter à la sécheresse d’une discipline universitaire soucieuse de sa seule
exactitude et de sa seule impartialité, qu’elle est un efort de libre décou-
verte, la rencontre chaleureuse d’un auteur. (AJJR, no 35, 1959-1962, p. 386-
387 et 390-391)
On sent une certaine tension ici entre esthétisme et rigueur, rendue peut-
être plus diicile à articuler par l’absence, à l’intérieur de l’édition elle-
même, de toute prise de position critique explicite. Mais elle est provo-
quée aussi par une « richesse » qui est, en efet, grande, et toutefois un
peu débordante.
Jacques Voisine pour sa part critique certains choix éditoriaux, appe-
lant « particulièrement discutable » le traitement des « ébauches » des
Confessions et des Rêveries, mais n’en salue pas moins ce « monument de
l’édition rousseauiste » qui « relègue au rang de curiosités historiques »
les éditions antérieures²4. Voisine avoue qu’à son point de vue c’est « le
commentaire psychologique, psycho-pathologique et médical » qui paraît
« un peu envahissant dans les notes, où sont souvent citées notamment
les ingénieuses recherches de M. Starobinski » – compliment douteux
en direction de l’authentique psychologue du groupe, dont l’inluence
qu’il y a une exception (tant pis pour l’absolument), c’est que les édi-
teurs ont corrigé les « bévues évidentes » (accents « nécessaires » absents,
manques d’accord, etc.), déinies comme des « fautes d’inattention que
l’auteur aurait corrigées lui-même s’il s’était relu attentivement ». C’est
savoir mieux qu’il n’a su l’écrire ce que l’auteur aurait voulu. Les lettres
à ses éditeurs qu’on a citées au premier chapitre de ce livre devraient
donner à réléchir sur cette certitude. Puisque ce sont en fait des ques-
tions de jugement, mieux vaut en assumer franchement la responsabi-
lité. En revanche, poursuit la note, les « particularités syntaxiques ont été
scrupuleusement conservées ».
Quant à la ponctuation qui a fait l’objet d’innombrables retouches d’édition
en édition, elle a été également respectée, malgré ses incohérences et ses sin-
gularités. Toutefois, pour ne point rebuter le lecteur, nous avons ajouté des
virgules, que Rousseau omet souvent, mais non systématiquement, dans les
énumérations, et nous avons remplacé le point et virgule ( ; ) par deux points
( : ) lorsqu’il introduit une citation ou un dialogue. (p. xcviii)
Autrement dit : nous n’avons pas nécessairement respecté la ponctua-
tion des manuscrits non plus. Encore une fois, une déclaration absolue,
aussitôt atténuée, et cette fois par plusieurs exceptions qui sont globales.
À ce point Georges May remarque : « Le mieux qu’on puisse dire c’est
que ces principes sont contestables. »²9 Et ce n’est pas ini :
Enin nous avons mis des majuscules aux noms propres et au début des
phrases, quand elles manquaient, et nous avons souligné les titres d’ouvrages
cités par Rousseau, estimant qu’il ne s’agit là que d’une question de présen-
tation. […]
À ces quelques exceptions près (et l’on reconnaîtra qu’elles ne sont pas
nombreuses), l’édition que nous publions est entièrement conforme aux
manuscrits de Jean-Jacques Rousseau. (p. xcviii- xcix)
Soyons clairs. Ces exceptions, autrement dit ces modiications ou cor-
rections par rapport au manuscrit, on les comprend sans diiculté. Tou-
jours est-il que cela fait un peu beaucoup d’exceptions, et que chaque
principe scrupuleusement énoncé et strictement suivi est aussitôt limité
par une série de réserves. Comment est-il possible, après tant d’interven-
tions extérieures, de souhaiter sérieusement, comme le fait François Bou-
chardy, que le « texte ainsi établi présente de l’intérêt pour l’historien de
timentale. Elle relète la versatilité de son esprit, les temps d’arrêt se multi-
pliant lorsqu’il veut marteler ses airmations ou rendre ses arguments plus
incisifs, la ponctuation s’espaçant, au contraire, lorsqu’il s’abandonne à l’ins-
piration ou à la rêverie. Mieux encore, l’absence généralisée de toute vir-
gule entre les termes successifs d’une énumération […] permet, semble-t-il,
de conclure à une ponctuation orale qui nous révèle le débit même de Jean-
Jacques, si caractéristique de la vivacité de sa nature. (p. xcvi)
si un titre d’ouvrage est un titre ou non, bien des cas ambigus. Il arrive
fréquemment à Rousseau d’évoquer « mes confessions », sans qu’il y ait
lieu d’insister, comme nos éditeurs le font pourtant, sur l’italique (« mes
Confessions »), de même qu’il mentionne le devin du village qui n’est pas
forcément Le Devin du village. Quand il écrit « l’Héloïse », il est à peu
près certain qu’il « veut dire » l’Héloïse, c’est-à-dire Julie, aucun autre réfé-
rent n’étant possible ; mais lorsqu’il écrit « Julie », cela peut signiier Julie
le personnage ou Julie le roman³4. Pourtant les éditeurs de la Pléiade ne
mettent jamais « Julie » le roman en italique parce que « Julie » – n’est-
ce pas – ne saurait être un titre… Ainsi contribuent-ils à perpétuer une
mauvaise pratique de substitution. Ils ont pourtant estimé « qu’il ne s’agit
là que d’une question de présentation » (p. xcviii). Et ce texte serait abso-
lument authentique ?
Une édition critique peut naturellement adopter des critères difé-
rents de ceux qui seraient appropriés dans une édition qui vise le grand
public ; il n’est pas moins dérisoire de « respecter l’original » en même
temps qu’on manipule la ponctuation, qu’on ajoute arbitrairement des
italiques ou des guillemets. Soit on fait une édition strictement critique,
et là on ne change rien ; encore n’est-ce pas absolument faisable avec des
manuscrits où il y a toujours des ratures, des mots écrits en marge ou au-
dessus de la ligne, des lectures ambiguës. Soit on adapte, peu ou prou,
pour un public moderne, tout en précisant aussi bien qu’on peut le type
d’interventions qu’on a trouvées utiles et justiiées. Mais on ne prétend
pas qu’un texte ainsi amélioré est authentique.
34 Sans compter que, de toute façon, très souvent, dans ses manuscrits, Rousseau ne se donne
pas la peine de souligner le titre de ses ouvrages.
35 Michel Launay donne un compte rendu fort méticuleux du tome III dans AJJR (no 36,
p. 405-417) où il appelle de ses vœux une réédition corrigée.
Enfin la Pléiade 283
des Confessions de récidiver avec le « nous » magistral dont j’ai déjà parlé,
c’est-à-dire en imposant d’oice, de manière à englober le lecteur, des
jugements qui sont néanmoins subjectifs, comme : « Il est diicile de lire
ce préambule sans malaise » (OC I, p. 1231). Certains textes évidemment
se prêtent mieux que d’autres à ce type d’intervention autoritaire. Il y a
des notes très longues, dont le style en général est très sobre. Le point
d’exclamation laisse eleurer de temps à autre un enthousiasme nor-
malement très mesuré : « Combien de fois Jean-Jacques, avant d’écrire
ses Confessions, n’a-t-il pas “raconté son histoire” (surtout devant des
dames !) » (p. 1259) ; plus volontiers ils s’en remettent à Jean Guéhenno :
« Quelle force dialectique ! quelle maîtrise de la langue ! »³6 (p. 1366) ou
un autre. Des paraphrases sentimentales – « Rousseau vit toujours sous
l’empire de ses sens. Le milieu changeant, il se sent un autre homme »
(p. 1475) – ne sont pas complètement absentes. Il leur arrive, mais rare-
ment, d’esquisser les grands traits d’un scénario, plein de ioritures méta-
phoriques : ainsi, le livre IX des Confessions est « à lui seul un drame »,
son tempo est « moins rapide que celui des livres précédents » et « ne
peut être comparé qu’au tempo du livre II » ; son « optique » est « gros-
sissante » (p. 1463-1464).
Georges May, comme Jean-Louis Bellenot et Ronald Grimsley³7
dans leurs comptes rendus de Julie, cherche un point de vue équilibré qui
n’implique aucune position critique précise en dehors d’un éloge décerné
à une grande leçon d’histoire littéraire : pour May la préface sur l’évolu-
tion du texte est un modèle de ce que peut réaliser une solide méthode. Si
le bilan reste des plus positifs, il exprime bien quelques doutes à l’égard
des notes interprétatives, jugeant par exemple que les nombreuses ana-
logies faites par Guyon entre Julie et l’opéra ne convaincront pas tous les
lecteurs³8. Jacques Voisine aussi exprime ses réticences à ce sujet :
Dans de belles pages, riches en pénétrantes observations, MM. Gagnebin
et Raymond fondent enin sur des analogies avec la musique leur interpré-
tation des Confessions en tant qu’œuvre littéraire. L’idée, séduisante et habi-
lement mise en œuvre, relève d’une critique « structurelle » aujourd’hui en
vogue […].³9
36 Je dirais bien quel ouvrage ils citent, mais la référence (op. cit., t. I, p. 144) n’est pas claire.
L’emploi constant des op. cit. dans cette édition est fait pour torturer le lecteur : essayez
de retrouver la mention précédente dans six cents pages de caractère menu…
37 Revue de littérature comparée, vol. 35 (1961), p. 681-682.
38 G. May, compte rendu du tome II, Modern Language Notes, vol. 77 (1962), p. 525-526.
39 Compte rendu du tome I, RHLF, vol. 62 (1962), p. 107.
284 Éditer Rousseau
Or s’il est vrai que les comparaisons dans les notes invoquent souvent
des formes et « structures musicales », elle n’ont en soi strictement rien
de « structurale », si c’est cela qu’il veut dire. Voisine aiche à la façon de
Raymond Picard40 son hostilité à toute la nouvelle critique en plaçant
son objection sous le signe d’un « structuralisme » dont ce n’est pas du
tout une instance claire.
Mais c’est bien une particularité du discours qui domine les deux pre-
miers volumes, et qui a été en général peu remarquée ou en tout cas peu
contestée : la prévalence de l’analogie musicale, qui revient de manière
quasi obsessionnelle. Voici le commentaire de Marcel Raymond dans
l’introduction du tome II :
Il faut lire La Nouvelle Héloïse comme une symphonie pour instruments à
corde, ou une rhapsodie. […] Rhapsodie, à cause de la diférence des tons et
des genres qui entrent en composition. Parmi les pages qui sont d’un mora-
liste d’une intelligence supérieure ou d’un peintre de mœurs (voyez les lettres
sur Paris), on glisse du ton de l’idylle à celui de l’hymne et à celui de l’élégie.
Et si le ton élégiaque forme peu à peu comme une basse continue, c’est que
le sentiment du passé et l’aspiration à l’au-delà fournissent à la conscience du
présent, de plus en plus divisée d’avec elle-même, comme une caisse de réso-
nance. […] Mais le bel-canto ne règne pas seul. Il y a des passes d’armes, des
manœuvres de fuite et des passages de staccato le plus aigu. (t. II, p. xvi)
C’est justement le genre de comparaisons que Rousseau lui-même aurait
sûrement trouvées mièvres. Quoique le principe n’ait en soi rien d’inex-
cusable, on est frappé par l’exceptionnel prolongement de ces parallèles.
Bernard Gagnebin reprend exactement le même langage dans l’intro-
duction du tome V :
Féru de musique et dévoué à l’art musical, Rousseau n’a pas eu tout le succès
qu’il espérait. Mais c’est peut-être dans sa prose que Rousseau se révèle avant
tout un musicien accompli. Harmonieuse, musicale, rythmée, sa langue
témoigne d’un souci musical constant. […] Toujours ample, souvent pério-
dique, sa phrase est riche en valeurs sonores. Des divers sens, Rousseau privi-
légie l’ouïe : assez pauvre en images, en métaphores visuelles, sa prose exalte
surtout les perceptions auditives.
Enin Rousseau a composé plusieurs de ses œuvres comme des parti-
tions de musique. La Nouvelle Héloïse est conçue comme un opéra, où les
voix de Julie et de Saint-Preux s’appellent et se répondent tout à tour, tandis
que d’autres chants s’engagent entre Julie et Claire, Saint-Preux et milord
Édouard. Les Confessions sont orchestrées comme une symphonie […].
44 Autre exemple, soupirs à l’appui : « Preuve nouvelle du danger qu’il y aurait à faire de la
maîtresse de Saint-Lambert le prototype de… Julie ! » (p. 1578).
Enfin la Pléiade 287
tivité même peinée d’un lecteur qui n’en reste pas moins plein d’admira-
tion. Héraut des lumières modernes, il attire également notre attention
sur les choses que « nous n’acceptons plus ». Toujours attentif à la « qua-
lité » inégale des lettres, il intervient pour arbitrer entre celles qui sont
très importantes et celles dont on aurait pu se passer ; il décide si Rous-
seau a eu raison ou non de rejeter telle ou telle variante. Certains de ces
jugements se rapportent proprement à la technique romanesque ; ainsi,
il reproche à Rousseau ses maladresses, ses indécisions, allant parfois
jusqu’à dénoncer un « artiice assez grossier » (p. 1798). Mais là encore,
d’apparentes contradictions se dissolvent en vérités simultanées : on a
parfois afaire à un « romancier novice » à la technique « souvent hési-
tante » (p. 1369), à d’autres moments à un Rousseau « fort habile », voire
à un « maître » du genre (p. 1522).
Au-delà des questions purement littéraires, il est du devoir de l’in-
terprète oiciel de dégager les grandes questions soulevées par le texte
au moyen de paraphrases solennelles : « Grande et classique question :
l’amour est-il générateur d’illusions ou nous rend-il plus lucides ? » (p. 1415),
ou encore : « Dernière richesse de cette lettre ; elle s’achève par une ques-
tion métaphysique. Et la plus grave. Le mal peut-il naître du bien ? Faut-
il condamner l’amour ? » (p. 1524) Les grands principes abstraits au besoin
sont distingués par des majuscules : « Pathétique débat entre la Chair et
l’Esprit » (p. 1369). Guyon comme Mornet proitent de toute occasion pour
airmer le sérieux de la littérature et, implicitement, la place qu’elle mérite
parmi les autres branches du savoir. On sent qu’ils travaillent sous le poids
encore sensible d’un double complexe d’infériorité qui forçait le critique à
faire, en même temps que l’étude, l’apologie de Julie et, au-delà, de la lit-
térature elle-même. De peur de voir Rousseau toujours mésestimé, on fait
constamment de lui la quintessence des talents de tous ses contemporains
(Crébillon, Prévost, Marivaux, Diderot) en même temps que le précurseur
(non sans exagération) d’une grande lignée littéraire.
L’œil du commentateur démarque les grands mouvements du roman
comme les étapes les plus cachées, quitte à se tromper quelquefois. Devant
une occurrence du mot repos, il signale, par exemple : « Voici introduit pour
la première fois ce mot capital » (p. 1518) : or c’en est la dix-huitième ; du
mot conscience : « Première apparition dans le roman de ce mot important
entre tous pour l’auteur de l’Émile » (p.1549-1550) : or c’en est la vingtième…
Ce n’est pas un défaut de n’avoir pu disposer de concordances informa-
tisées comme on le peut aujourd’hui, mais l’erreur de fait n’en trahit pas
moins un désir excessif de relever une observation qui en fait n’est qu’une
290 Éditer Rousseau
49 Columbia, Ohio State University Press, 1933. Il arrive à Derathé pour sa part de citer le Voltaire
du Dictionnaire philosophique ou des Idées républicaines (par exemple OC III, p.1468-1469, 1494).
292 Éditer Rousseau
Un dérivé : l’Intégrale
une brève notice. Rien ne nous renseigne sur leur provenance, quoique,
pour faciliter leur préparation à une époque où l’utilisation de l’ordina-
teur n’était pas encore répandue, Michel Launay avait à sa disposition
les textes numérisés du Trésor de la langue française, déjà mis à contri-
bution pour la série des concordances préparées par son équipe de travail
à la faculté de Nice (et éditées chez Slatkine5²). Cela permettait l’éco-
nomie d’une nouvelle saisie manuelle aussi bien que d’un nouvel établis-
sement des textes, puisque de ce côté-là la Pléiade en faisait d’avance les
frais. Sans doute s’agissait-il quand même, pour les besoins des index,
de textes bruts que L’Intégrale n’en devait pas moins formater. En tout
cas, pas un mot sur l’état des manuscrits et des éditions.
À part le premier volume, concentré sur la biographie, c’est peut-
être la première répartition régulièrement chronologique des œuvres de
Rousseau. L’idée est très nettement de présenter d’abord l’homme Rous-
seau comme la clef de son œuvre ; aussi est-ce le seul volume compor-
tant un nombre assez important de notes d’identiication, de circons-
tances et de personnes. Voici la structure de cette édition (mes listes ne
sont pas exhaustives) :
de terre de Lisbonne
– Fragments philosophiques et moraux
– Discours sur les richesses
– Extrait du projet de paix perpétuelle
de l’abbé de Saint-Pierre
– Jugement sur le projet de paix perpétuelle
– Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre
– Jugement sur la polysynodie
– Fragments divers sur la politique
étrangère
– Projet d’introduction à un ouvrage
sur l’abbé de Saint-Pierre
+ fragments et notes
– Liste des manuscrits de l’abbé…
– Liste des imprimés
– Distique sur Frédéric II
– Fragment sur la guerre
– Que l’état de guerre naît de l’état
social + autres fragments sur la guerre
– Fragments préparatoires
au Contrat social
– Fragments sur la noblesse
– Du contrat social (ms de Genève)
– Notes sur De l’esprit
– Paris 1758
– Fragments préparatoires à l’Émile
– Émile, première version (ms. Favre)
V. Le Contrat social, 1760-1762
Illustrations (crédits)
III 1971 585 Œuvres phi- VI. Émile ou de l’éducation
losophiques VII. Les luttes du proscrit (1762-1765)
et politiques : – Lettre à Monseigneur de Beaumont
de l’Émile aux – Des poursuites contre les écrivains
derniers écrits – Histoire de Genève, fragments
politiques – Lettres écrites de la montagne
(1762-1772) – Projet de constitution pour la Corse
VIII. Derniers écrits philosophiques
et politiques (1769-1772)
– Lettre à Franquières
– Considérations sur le gouvernement
de Pologne
53 Tome I : « Index des noms cités et index des œuvres de J.-J. Rousseau » ; t. III : « Index
des noms cités », « Index des ouvrages cités » ; t. IV et V : « Index des noms et des ouvrages
cités ».
Conclusion
couvrent toute la gamme, on ne peut que se rendre compte que les prio-
rités sont déterminées par celles qu’on prête à l’acheteur, la grande majo-
rité des collections représentant un compromis qui fait pencher l’équi-
libre tantôt du côté du bas prix (ou, plus positivement, du grand accès),
tantôt du côté du prestige, pour paraître dignement dans une belle biblio-
thèque. Rousseau lui-même faisait bien la distinction, et dès le départ.
Il y a des monuments d’érudition comme il y en a de typographie ou
d’illustration. Mais souvent les monuments les plus connus de l’illustration
sont créés en dehors des éditions collectives. Julie et Émile ont été illustrés
dès le départ, et par d’excellents artistes, bien avant de igurer dans une
collection qui elle-même l’était. Et la grande édition illustrée, quel que
soit le nom de l’auteur, est souvent décevante sur ce plan dans la mesure
où certains ouvrages tirent à eux toute l’illustration, la grande majorité des
planches étant concentrée dans le petit nombre de ceux qui ont déjà béné-
icié de cet honneur. Ce sera beaucoup plus les scènes de romans – ou des
frontispices, pour des pièces de théâtre – qu’autre chose. Car en dehors
d’un frontispice allégorique, qui a jamais illustré une œuvre comme Du
contrat social ou la Lettre à D’Alembert ? Le Dictionnaire de musique est un
autre type de livre qui appelle des planches techniques, comme l’Encyclo-
pédie. Nombre d’artistes fort doués se sont évertués à illustrer Julie – Gra-
velot, Moreau le Jeune, Marillier, Prud’hon, Marckl, Devéria, Desenne,
Johannot – mais personne ne l’a fait pour la grande majorité des écrits
de Rousseau. Alors que si le papier et la typographie font la beauté d’une
édition, tous les textes en bénéicient plus ou moins, mais même alors les
volumes ne sont pas toujours tous de qualité uniforme et certains minora
peuvent être négligés ou rejetés en bloc vers la in.
Le luxe en soi, tout en libérant l’imprimeur de certaines contraintes
fâcheuses, n’assure aucun mérite particulier du travail sur les textes ;
souvent au contraire les éditions de luxe se contentent de réduire au
minimum l’apparat critique qui ne peut que distraire l’œil du beau papier
ou du tracé in des planches. Il faut encore se souvenir que, puisque au
xviiie siècle c’est souvent l’acheteur qui fait relier les livres, une bonne
partie de ce qui fait belle igure dans une bibliothèque est un aspect non
intrinsèque à l’édition en tant que telle. Les distinctions faites entre
diférentes formes de présentation, si elles n’étaient pas tout à fait les
mêmes qu’aujourd’hui, n’en étaient pas moins sensibles au client ; c’est
bien pour cela que les notices cherchent si souvent à persuader l’ache-
teur potentiel sur place qu’il fera meilleure afaire, tout compte fait, avec
le livre qu’il est en train de parcourir en librairie qu’avec celui d’un rival
Conclusion 299
dont la collection est peut-être moins bien faite, restée inachevée, ou pas
encore sortie. Car les lecteurs comme les éditeurs peuvent panacher leurs
propres « collections ».
Les progrès techniques n’ont pas toujours tenu non plus tout ce qu’ils
semblaient promettre. Le tout en un volume, moyennant des caractères
minuscules ? la reliure craque. Le papier bon marché parce que fabriqué
en chaîne, et de bois, jaunit et s’efrite. C’est d’ailleurs souvent les plus
anciennes éditions qui ont le mieux résisté au temps, surtout du point
de vue du papier. Le cuir, s’il y en a, sèche et tombe en poudre. Au cours
d’une longue publication la maison peut changer, ce qui pose un pro-
blème pour assurer l’uniformité de la typographie et du papier.
Qu’en est-il du perfectionnement scientiique ? La question ne se
pose pas de la même manière sur les deux plans. Les « œuvres » de Rous-
seau prennent forme, à la fois par leur accroissement dans le temps et par
la volonté de l’auteur à les façonner, à l’époque même où est en train de
se constituer progressivement la notion même d’« œuvres complètes » ; ce
n’est pas une notion toute faite où on n’a qu’à attacher un jour les titres
aux places réservées d’avance, comme sa bibliothèque future qu’envi-
sage le jeune Sartre dans Les Mots¹. Au dire de Rousseau, ses ennemis
« ne verront jamais à ma place que le J.J. qu’ils se sont fait et qu’ils ont
fait selon leur cœur, pour le haïr à leur aise »². Ou l’aimer à leur aise :
les deux réactions sont bien attestées. L’objet s’invente sur place, au gré
des passions mais aussi des caprices des entrepreneurs. Travail d’amour
quand c’est Beaumarchais pour Voltaire, Du Peyrou ou Moultou pour
Rousseau : ce sont des éditions faites, on pourrait presque dire, pour les
faire entrer au Panthéon, et qui y entrent efectivement avec eux. Simple
besogne, au contraire, pour bien d’autres qui espèrent en tirer quelques
sous sans se déshonorer. Splendeurs et misères…
Tel est le jeu souvent recommencé entre mise inancière, volonté
scientiique, ambition artistique et prétention politique. Si on peut
remplir d’images trop belles un texte mal soigné, on peut aussi insulter
un texte et son auteur par une présentation excessivement médiocre.
« Rousseau n’a pas besoin de commentaires », disait Charles Lahure³,
1 « Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents gravures dont le por-
trait de l’auteur » ( J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 161).
2 Les Rêveries du promeneur solitaire, F. S. Eigeldinger éd., Paris, Champion (Classiques),
2010, p. 112.
3 Voir plus haut, p. 188-189.
300 Éditer Rousseau
faisant de défaut vertu. Une neutralité absolue ? C’est vrai et c’est faux.
Un texte possède une valeur intrinsèque sans doute, ce qui n’empêche
pas qu’il y ait plusieurs manières de le faire valoir. Il suit certes d’un
texte nu pour habiliter un lecteur jusqu’à un certain point à analyser et
discuter ; de temps à autre les interprètes trouvent utile ou nécessaire
de faire table rase d’un fatras de commentaires ain de contempler une
œuvre avec un regard neuf 4. En ce cas, il ne s’agit pas de partir dans
l’ignorance mais avec un bagage considérable de connaissances qu’on
met heuristiquement entre parenthèses.
Deux sortes de lecteurs demandent plus : celui qui n’est pas familier
de la langue, de l’histoire et de la culture du xviiie siècle, et celui qui au
contraire en sait assez pour avoir besoin de compléments d’information
sur de nombreux plans. Le public que « vise » une édition donnée n’est
peut-être jamais que virtuel, mais il est des diférences de dosage qui sont
appropriées ou non selon la façon qu’on a de l’imaginer. Historiquement,
on n’identiie la plupart de ces publics que par inférence. L’œuvre dont
nous héritons n’est pas un simple squelette ; elle nous parvient afublée
bon gré mal gré de plus de deux siècles d’interprétations et même quel-
quefois d’applications directes dont on n’est pas si vite débarrassé. S’il est
vrai que Rousseau a été mis à toutes les sauces, il en résulte que Rous-
seau a eu, et a encore, les publics qu’il mérite.
Toutefois la concurrence est bonne à quelque chose. Le désir de faire
mieux est un grand stimulant, même un excitant, qui alimente l’imagina-
tion et peut plonger certains esprits curieux dans les magasins d’archives.
On découvre des choses oubliées, cachées, séquestrées, on les produit au
grand jour. Quitte, évidemment, à les traiter d’une manière qui convient
aux orientations du découvreur… Ce n’est pas par accident que publier
et publicité ont une racine commune : la publication est le moyen, pour
l’éditeur comme pour l’auteur, de se faire connaître sur la place publique
et pour celui-là de participer de la gloire de celui-ci. Les noms de Beu-
chot, Musset-Pathay, Azzésat, Tourneux, et plus récemment Besterman,
Roth et Leigh leur ont plus survécu par leurs éditions que par tout le
reste de leurs recherches. Et à juste titre, parce que éditer et bien éditer
est un grand mérite et a été pour certains un glorieux destin.
J’ai parlé des enjeux d’un corpus, qui, comme on l’a vu, n’est jamais
4 Principe qu’ont en commun Pierre Burgelin, Jean Starobinski, Jacques Derrida et Paul De
Man selon Guillemette Johnston dans « Rousseau et la critique moderne », SVEC, no 369
(1999), p. 293-307.
Conclusion 301
1 Le PDF « Œuvres complètes Jean Jacques Rousseau 2012 » peut être téléchargé sur le site
http://www.slatkine.com (choisir Catalogues PDF). Site consulté le 26 mars 2012.
Annexe 307
2 Décédé en 2011.
308 Éditer Rousseau
3 Les crochets sont dans le texte cité pour indiquer un titre descriptif en l’absence d’un titre
formel.
Annexe 309
parue séparément de ses autres œuvres dont la Pléiade ne proposait pas d’édition complète.
5 Voir http://www.classiques-garnier.com/editions-bulletins/Fascicule_Rousseau_souscription
.pdf (consulté le 11 janvier 2012).
6 http://www.classiques-garnier.com/editions/index.php?option=com_content&view=article
&id=6%3Anotre-maison&catid=1%3Aaccueil&Itemid=42
7 Voir AJJR, no 49 (2010), p. 420.
Annexe 311
8 Mystère qu’il ne m’appartient pas d’éclaircir : deux personnes igurent aux deux équipes.
314 Éditer Rousseau
mettre entre le Discours sur les lettres et celui sur l’Origine de l’inégalité des
conditions, l’Oraison funèbre du duc d’Orléans, dans laquelle on chercherait en
vain quelque trace du talent de Rousseau. L’Émile et le Contrat social, qui
marchèrent de front, parurent en même temps, devraient être séparés par la
Reine fantasque9 ; et les Lettres sur la législation de Corse le seraient nécessaire-
ment des Considérations sur le gouvernement de Pologne par les Lettres à Sara,
le Dictionnaire de musique, Pygmalion, et les Éléments de botanique.
Le seul motif à faire valoir pour adopter la chronologie est la possibilité
qu’elle donne de suivre les progrès de l’auteur. Mais on peut le faire à l’aide
d’un tableau qui rétablisse cette chronologie et présente tous les écrits dans
l’ordre où ils furent composés¹0 ; encore devons-nous faire observer qu’on
suit ces progrès, pour l’idée dominante de Rousseau, dans cette admirable
série d’ouvrages qui en sont le développement, depuis son premier Discours
jusqu’à ses Considérations sur le gouvernement de Pologne.
Cet ordre chronologique que je repousse, parce qu’il interrompt un corps
d’ouvrages liés entre eux et tous enfants d’une idée mère, et parce qu’il en
rompt l’ensemble et l’harmonie, ne servirait même pas, quant à Jean-Jacques,
à faire suivre la marche de son talent, car la gradation n’est point observée.
Dès son début il se place à une telle hauteur, et même à une si grande dis-
tance de lui-même, qu’il n’y a pas le moindre rapport entre les productions
qui précédèrent ce début et celles qui le suivirent ; et cette diférence est si
frappante qu’on a peine à comprendre que toutes soient sorties de la même
plume. (Édition de 1823, p. vi-viii)
Il est vrai aussi que la notion d’œuvre « mineure » qui semblait si évi-
dente pour Musset-Pathay n’a plus cours aujourd’hui, pas du moins avec
la même netteté ; et c’est cela qui explique que son objection cède devant
un choix quelque peu hardi.
Nos éditeurs en efet relèvent pleinement le déi, avec en surplus tout
ce qui s’est ajouté depuis au corpus de Musset-Pathay. Pour reprendre ses
propres exemples, on sera surpris par la diférence des dimensions envi-
sagées. Car ici, il ne sera question du premier Discours qu’au volume V,
et avant le deuxième Discours, au volume VII, on aura Le Devin du vil-
lage et la Lettre sur la musique française. Dans les 4 premiers volumes on
trouvera des mémoires et épîtres (souvent relégués aux mélanges de la
in dans d’autres éditions), le projet de notation musicale, et d’autres
écrits sur des sujets musicaux, y compris les articles pour l’Encyclopédie,
Pour les ouvrages et collections fréquemment cités, voir la liste des abréviations
en tête du volume. Figurent ici les sources citées plus d’une fois et les ouvrages
plus généraux qui ont été consultés et qui portent sur les questions traitées ici.
Sénelier Jean, Bibliographie générale des œuvres de J.-J. Rousseau, Paris, Presses uni-
versitaires de France, 1950.
Sgard Jean, « Deux siècles d’éditions de La Nouvelle Héloïse », Cahiers de Varsovie,
no 10 (1982), p. 123-134.
— « Des collections aux œuvres complètes, 1756-1798 », SVEC, no 370 (1999), p. 1-12.
Société des études voltairiennes, Voltaire éditeur, Revue Voltaire, no 4 (2004).
Stewart Philip, « Rousseau, Boucher, Gravelot, Moreau », LIT (Literature Interpre-
tation heory), no 5 (1994), p. 261-283.
— « Half-Title or Julie beheaded », Romanic Review, no 86 (1995), p. 36-43.
— « Le roman de l’éditeur : la Julie de Bernard Guyon », Revue d’histoire litéraire de
la France, nº 2 (2003), p. 415-436.
— « Rousseau juge de Jean-Jacques auteur », Œuvres majeures, œuvres mineures ?
Catherine Volpilhac-Auger éd., Lyon, ENS Éditions, 2004, p. 107-121.
Termolle Michel, « Rousseau lecteur et critique des compilateurs », SVEC, no 369
(1999), p. 217-229.
Trousson Raymond, Rousseau et sa fortune litéraire, Paris, Nizet, 1977.
— « Isabelle de Charrière et Jean-Jacques Rousseau », Bulletin de l’Académie royale
de langue et de litérature rançaise, no 63 (1985), p. 5-57.
— « Rousseau, traducteur de Sénèque », Travaux de litérature oferts à Noémi Hepp,
Paris, ADIREL, 1990, p. 139-151.
— « Jean-Jacques juge de Rousseau », Bulletin de l’Association Jean Jacques Rousseau,
no 46 (1995), p. 1-16.
Trousson Raymond et Eigeldinger Frédéric S. dir., Dictionnaire Jean-Jacques
Rousseau, Paris, Honoré Champion, 1996.
— Jean-Jacques Rousseau au jour le jour : chronologie, Paris, Honoré Champion, 1998.
Varloot Jean, « À propos de l’édition des œuvres complètes », Diderot und die
Aufklärung, Herbert Dieckmann éd., Munich, Kraus International Publications,
1980, p. 25-33.
Varry Dominique, « Une collaboration à distance : Jean-Jacques Rousseau et Marc-
Michel Rey », L’Écrivain et l’imprimeur, Alain Rifaud éd., Presses universitaires
de Rennes, 2010, p. 217-230.
Versini Laurent, « Diderot éditeur de soi-même et des autres », Travaux de litéra-
ture, t. XIV (2001), p. 299-307.
Volpilhac-Auger Catherine, Jean-Jacques Rousseau traducteur de Tacite, Publica-
tions de l’université de Saint-Étienne, 1995.
— « Une bibliothèque bleue : le siècle des Lumières en Pléiade », La Bibliothèque de
la Pléiade : travail éditorial et valeur litéraire, Joëlle Gleize et Philippe Roussin dir.,
Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 103-115.
— Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-
1964), Lyon, ENS Éditions, 2011.
Wokler Robert, « Preparing the deinitive edition of the Correspondance de Rous-
seau », Rousseau and the Eighteenth Century : Essays in Memory of R. A. Leigh,
Marian Hobson et al. éd., Oxford, Voltaire Foundation, 1992, p. 3-21.
Index des noms
Jacob, François – 11, 30, 178, 192, 221, 310 Macdonald, Frederika – 160
Jimack, Peter D. – 254 Malesherbes, Chrétien de Lamoignon
Johannot, Tony – 185, 298 de – 7, 20, 24-26, 28, 33-37, 40-41, 44, 78,
Johnston, Guillemette – 300 84, 126, 148-149, 156-157, 163, 166, 168-
Joly, Raymond – 281 169, 172, 182, 185, 192, 223-226, 270-271
Jourda, Pierre – 277 Manget, Gaspard Joël – 111, 113-116
Marillier, Clément Pierre – 129, 131, 142,
Kafker, Serena L. – 148 149, 298
Kaplan, Alice – 265 Martin-Chauier, Louis – 263
Kelly, Christopher – 270-273 Masson, Pierre-Maurice – 251
Kenrick, William – 208 May, Georges – 226, 249, 258, 260, 277-
Kohler, Pierre – 266 278, 283, 292
Kuwase, Shojiro – 72, 85, 93, 98, 111, 115, 312 McEachern, Jo-Ann – 15, 26, 207-208
Meister, Jacob Henri – 178
La Bédoyère – 28 Mellot, Jean-Dominique – 59, 129
La Borde, Élisabeth de – 87 Mély, Benoît – 8, 19, 60
La Harpe, Jean François de – 162, 180, Mémoires secrets – 54, 75, 76, 77, 78
183, 254 Mercier, Louis Sébastien – 9, 13, 99-100,
Lahure, Charles – 188-189, 299 128-131, 134-136, 140, 154, 224, 254,
L’Aminot, Tanguy – 306 301-302
L’Aulnaye, François de – 129 Michaud, Louis Gabriel – 155-156, 161,
Lanson, Gustave – 209, 211-212, 221-222, 223-225
227, 249, 260, 266, 286-287 Moland, Louis – 249, 316
La Porte, abbé de – 45, 50-52, 54, 58-59, Monglond, André – 261
63, 135-136 Monmollin, Frédéric Guillaume de – 130
La Tour, Marie-Anne de – 96, 119, 139, Monnet, Charles – 129, 140
156, 165, 185, 215, 223-225 Montesquieu, Charles de Secondat,
Launay, Michel – 258, 282, 292-294 baron de – 11, 156, 189, 199, 202, 214-
Le Barbier, Jean-Jacques – 70, 109-110, 215, 248, 274, 292, 302
131, 149, 166 Moreau, Jean Michel, dit le Jeune – 70, 256
Le Bègue de Presle, Achille – 77, 92, 139 Moreau, L. Ignace – 194
Lefranc de Pompignan – 103 Morin, G. H. – 155, 178, 180, 191, 192
Leigh, Ralph A. – 44, 50, 58, 79, 83, 91, 98, Mornet, Daniel – 64, 104, 145, 199, 208-
100, 104, 114, 117, 159, 235-245, 247-248, 209, 211-212, 221-222, 230, 250-252, 254,
252-253, 273, 300-301, 309 257-258, 260-261, 277, 286, 288-290
Lemaître, Jules – 166, 250 Moultou, Paul Claude – 69, 79-80, 84-85,
Lenoir, Jean Charles – 75 88, 90-91, 93, 95, 100-101, 104, 108,
Lequien, E. A. – 170, 172, 177, 232 110-111, 113-114, 116, 126-129, 137, 179,
Le Tourneur, Pierre – 129, 134, 136 191-192, 222, 225, 248, 299
Levallois, Jules – 192-193 Moureau, François – 77
Le Vasseur, hérèse – 46, 76, 80, 92, 112, 141 Moureaux, José-Michel – 13, 49
Lévi-Strauss, Claude – 252 Musset-Pathay, Victor Donatien – 56, 153,
326 Éditer Rousseau
159, 161, 163-166, 169, 170, 172-174, 176- Richard, Pierre – 254, 258
180, 183, 185, 188-189, 192-193, 200-201, Richomme – 140, 148
224-225, 227, 232, 235, 237, 249, 270, 286, Robinson, Philip – 11
300, 302, 306, 313-314 Robin, Étienne Vincent – 25, 34
Roddier, Henri – 254, 261, 273, 280-281
Naigeon, Jacques André – 144, 148, 161, Roggerone, Giuseppe A. – 305
168, 179 Rosenberg, Aubrey – 97
Néaulme, Jean – 39, 42, 45, 47, 50, 215, 219, 251 Roth, Georges – 159, 160, 239, 240, 300
Necker, Louis – 91, 192, 255 Roussel, Jean – 141, 153-154, 159, 161, 173
Negroni, Barbara de – 226 Roussin, Philippe – 265
Nivelle de la Chaussée, Pierre – 209
Sainte-Beuve, Charles Augustin – 159-160,
Osmont, Robert – 88, 201, 268, 275 192
Saint-Lambert, Jean François de – 159,
Panckoucke, Charles Joseph – 44, 59, 69, 192, 246, 286
98, 223 Saussure, Hermine de – 82, 101, 117
Parison, J. P. A. – 158, 159 Scherer, Jacques – 267-268
Perrin, Jean-François – 43-44, 61, 108, 226, Schifrin, André – 265
253, 275, 311, 312 Schifrin, Jacques – 264
Perronneau, veuve – 161, 166, 170, 224, 256 Schinz, Albert – 25, 66, 153-154, 161, 188,
Petitain, Louis Germain – 166, 168-170, 194-195, 226-227, 230, 232
177, 185 Seguin, Jean-Pierre – 217
Peyre, Henri – 222 Séité, Yannick – 14, 66, 206, 310
Picard, Raymond – 284 Sénelier, Jean – 253
Picquet, Christophe – 26, 28 Servan, Jean Michel – 98, 180
Pigalle, artiste – 55 Sevelinges, R. de – 155
Pissot, Noël Jacques – 19-21, 23, 43 Sgard, Jean – 20, 63, 68, 208, 214, 221, 256,
Pittard-Dufour, Hélène – 230 258
Plan, Pierre-Paul – 230, 232, 234-239, 271-272 Société Jean-Jacques Rousseau – 226,
Poinçot, Claude – 13, 98, 100, 111, 128, 230, 234-236, 258, 263, 266, 270, 274,
129, 134-135, 141-142, 210, 223-224, 279, 310
254, 256 Société typographique de Genève – 13,
Pomeau, René – 254, 257-258, 261, 291 78-79, 83, 85, 94, 98, 100, 104, 107, 109
Pompadour, Mme de – 33, 216 Société typographique de Neuch‚tel – 13,
Ponce, Nicolas – 131 59, 98, 109
Pope, Alexander – 203 Spink, John S. – 253, 267, 269
Prévost, Pierre – 35, 164, 255, 264, 289 Starobinski, Jean – 11, 253, 265, 267, 269,
276, 291, 300
Queval, Élisabeth – 59, 129 Stelling-Michaud, Sven – 267, 269
Quillau, G. F. – 19 Stewart, Philip – 271, 307
Still, Judith – 212
Raymond, Marcel – 14, 45, 70, 82, 84, 160,
236, 247, 253, 263, 265-268, 281-284, hibaudet, Albert – 263
290-291, 306-307 Tourneux, Maurice – 249, 300
Restif de la Bretonne, Nicolas Edme – 131 Trousson, Raymond – 67, 111, 113, 224, 247,
306-307
Rey, Marc Michel – 10-11, 20-24, 26, 28,
36, 38, 40-47, 50-52, 61, 65-68, 70-72, Van Tieghem, Paul – 261
80, 145, 203, 206-207, 215-216, 220, 225 Varloot, Jean – 203, 215, 246, 301
Index des noms 327
Introduction 7
première parie
deuxième parie
IMPRIMÉ EN FRANCE
¶
Rousseau a toujours eu peur que ses œuvres ne soient falsifiées, si
bien que le Rousseau qui parviendrait aux générations futures serait
un autre que lui. Il fut, longtemps, le plus souvent opposé à Voltaire,
sauf lorsqu’ils étaient considérés tous deux comme les représentants
les plus glorieux ou les plus condamnables du siècle des Lumières.
On suit d’abord ici, à travers sa correspondance et celle de ses
imprimeurs et intermédiaires, sa lutte pour laisser ses œuvres en
mains sûres, puis la longue histoire, au cours de plus de deux siècles
et demi, des éditions collectives dans leurs incarnations nombreuses
et controversées. Chaque édition représente, certes, un investissement
financier, mais aussi une gageure artistique, idéologique, pédagogique
voire politique. Cette comparaison diachronique permet de réunir
des données dispersées dans quantité de bibliothèques et souvent
cataloguées de manière inadéquate. On voit ainsi se dessiner
une grande variété de formats, de présentations, de censures et
de contenus. Enfin, le xxe siècle voit paraître des éditions plus
scientifiques, ayant fait l’objet de nombreuses études qui trouvent
leur aboutissement dans les dernières éditions publiées à l’occasion
du tricentenaire de l’auteur.
Prix : 28 euros
ISBN 978-2-84788-343-5
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