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Éditer Rousseau

Enjeux d’un corpus (1750-2012)

Philip Stewart

DOI : 10.4000/books.enseditions.1964
Éditeur : ENS Éditions
Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 30 janvier 2014
Collection : Métamorphoses du livre
ISBN électronique : 9782847884494

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 18 juin 2012
ISBN : 9782847883435
Nombre de pages : 336

Référence électronique
STEWART, Philip. Éditer Rousseau : Enjeux d’un corpus (1750-2012). Nouvelle édition [en ligne]. Lyon :
ENS Éditions, 2012 (généré le 24 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
enseditions/1964>. ISBN : 9782847884494. DOI : 10.4000/books.enseditions.1964.

© ENS Éditions, 2012


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540

Éditer Rousseau
Enjeux d’un corpus
(1750-2012)
Philip Stewart

ENS ÉDITIONS
INSTITUT D’HISTOIRE DU LIVRE

Stewart12_COUV.indd 1 14/05/12 13:04


MÉTAMORPHOSES DU LIVRE

collection dirigée par Dominique Varry

Dans la lignée de l’école française d’histoire du livre, Métamorphoses du livre


accueille des travaux originaux ou en traduction, sans distinction de période ni d’aire
géographique, qui renouvellent les approches et révèlent comment le texte devient
livre, comment le livre et l’imprimé, du volumen au numérique, se constituent et
comment ils se transforment et se transmettent. « Métamorphoses du livre » est la
collection de l’Institut d’histoire du livre qui associe l’École normale supérieure de
Lyon, l’École nationale des chartes, l’École nationale supérieure des sciences de
l’information et des bibliothèques, la Bibliothèque municipale de Lyon et le Musée
de l’imprimerie (Lyon).
MÉTAMORPHOSES DU LIVRE

Éditer Rousseau
Enjeux d’un corpus
(1750-2012)

Philip Stewart

ENS ÉDITIONS
INSTITUT D’HISTOIRE DU LIVRE
2012
Éléments de catalogage avant publication

Éditer Rousseau. Enjeux d’un corpus (1750-2012) / Philip Stewart. – Lyon : ENS Éditions,
impr. 2012. - 1 vol. (336 p.) : ill. , couv. ill. ; 23 cm. - (Métamorphoses du livre, ISSN 1775-7053).
Bibliogr. : p. 319-322.-Index
ISBN 978-2-84788-343-5 (br.) : 28 eur

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représen-
tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen-
tement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à
une utilisation collective sont interdites.

ENS ÉDITIONS 2012


École normale supérieure de Lyon
15 parvis René Descartes
BP 7000
69342 Lyon cedex 07

ISBN 978-2-84788-343-5
Averissement

Quelques conventions adoptées dans cet ouvrage :


– Les textes cités ont été modernisés, orthographe et ponctuation, tant pour
les citations de Rousseau que pour d’autres, jusqu’au xxe siècle. Toute traduc-
tion, sauf indication contraire, est de moi.
– Dans les tableaux, j’indique généralement dans la colonne intitulée « Pagi-
nation » le nombre de pages numérotées sur les pages elles-mêmes, à la difé-
rence des bibliographies scientiiques, qui répertorient aussi bien les pages non
numérotées ; cette simpliication est plus facile et intuitive.
– Les titres d’œuvres dans les tableaux sont un compromis de transcription
et de concision. Comme certains titres se révèlent selon le cas trop variables ou
trop longs, une transcription exacte à chaque fois serait fastidieuse et peu éco-
nomique. J’ai donc souvent raccourci, tout en gardant si possible la désignation
utilisée par l’éditeur.
– J’emploie le mot pirate, piratage pour toute édition d’un texte fait sans
autorisation –  pratique courante à une époque qui ne connaissait ni copy-
right ni droit international. Les éditeurs pirates de certaines œuvres se sont
donné la peine de composer des contrefaçons qui s’eforcent d’imiter le format
et souvent même la pagination et la typographie des éditions légitimes (pour
d’amples exemples, voir les études illustrées de Jo-Ann McEachern et de Ralph
A. Leigh), mais c’est plus rare pour les éditions collectives, où c’est moins la mise
en page qui est mimétique que le nombre de tomes et la répartition des œuvres.
Je ne cherche pas dans ce livre à les distinguer des autres formes de piratage.
D’ailleurs la plupart des pirates des écrits de Rousseau ne cachaient pas grand-
chose, si ce n’est l’exacte provenance ou le vrai nom du libraire.
– On comprendra amplement au cours de cet ouvrage pourquoi j’écris sys-
tématiquement Julie et non « La Nouvelle Héloïse ». La graphie « St Preux »
(alors que tout le monde écrit « Saint-Preux » avec trait d’union) sera expliquée
aussi au chapitre VI.
– Pour simpliier le commentaire des deux « parties » des Confessions,
publiées séparément avec un intervalle de plusieurs années, je les nomme Confes-
sions I (livres I à VI) et Confessions II (livres VII à XII).
Abréviaions

AJJR Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, Genève, A. Jullien, puis


Droz, 1905-.
CC Correspondance complète, Ralph A. Leigh éd., Genève-Oxford, Institut
et musée Voltaire - Voltaire Foundation, 1965-1991, 50 volumes.
Confessions Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. I, Ray-
mond Trousson éd., Paris, Honoré Champion, 2012.
DJJR Dictionnaire Jean-Jacques Rousseau, Raymond Trousson et Frédéric
S. Eigeldinger dir., Paris, Honoré Champion, 1996.
EJJR Études Jean-Jacques Rousseau, Montmorency, Musée Jean-Jacques Rous-
seau, 1987-.
FR Raymond Birn, Forging Rousseau : Print, Commerce and Cultural Mani-
pulation in the Late Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC
2001:08), 2001.
MS Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des letres en France
depuis 1762 jusqu’à nos jours, Christophe Cave dir., Paris, Honoré Cham-
pion, 2009-, 5 volumes parus.
OC Rousseau, Œuvres complètes, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond
dir., Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1959-1995, 5 volumes.
RJJJ Rousseau juge de Jean-Jacques, Œuvres complètes, t. III, Philip Stewart éd.,
Paris, Honoré Champion, 2012.
SVEC Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Genève, Institut et musée
Voltaire, puis Oxford, Voltaire Foundation, 1955-.

Pour d’autres références complètes, voir la bibliographie en in de volume.


Introducion

Mon sujet est l’histoire de la publication des Œuvres de Rousseau, l’ac-


cent étant mis sur l’évolution de leur composition, depuis le noyau formé
autour des toutes premières publications jusqu’aux variations pratiquées
sur le corpus longtemps après la disparition de l’auteur. Je parlerai rela-
tivement peu des éditions d’œuvres séparées, dont plusieurs ont été fort
bien étudiées, pour ne m’intéresser principalement qu’aux éditions col-
lectives, allant des premières esquisses de projets dans les années 1750 à
la double édition de 2012.
Un tel sujet relève du paradoxe, car Rousseau a souvent refusé d’être
considéré comme un auteur et n’afectionnait pas le terme œuvres. Le
quart d’heure sur la route de Vincennes, écrit-il à Malesherbes en 1762,
qui contenait déjà en germe les deux grands Discours aussi bien que
l’Émile, a fait de lui un « auteur presque malgré [lui] » :
Il est aisé de concevoir comment l’attrait d’un premier succès et les critiques
des barbouilleurs me jetèrent tout de bon dans la carrière. Avais-je quelque
vrai talent pour écrire ? Je ne sais. Une vive persuasion m’a toujours tenu lieu
d’éloquence, et j’ai toujours écrit lâchement et mal quand je n’ai pas été for-
tement persuadé. Ainsi c’est peut-être un retour caché d’amour-propre qui
m’a fait choisir et mériter ma devise, et m’a si passionnément attaché à la
vérité, ou à tout ce que j’ai pris pour elle. Si je n’avais écrit que pour écrire,
je suis convaincu qu’on ne m’aurait jamais lu.¹

1 Rousseau à Malesherbes, CC 1633, 12 janvier 1762 ; OC I, p. 1136.


8 Éditer Rousseau

Ceci de la part d’un homme qui a écrit plusieurs autres ouvrages,


et qui donc, plutôt qu’il ne commence seulement à écrire, change de
vocation : tout en méprisant les « temps de préjugés et d’erreurs où [il]
estimai[t] tant la qualité d’auteur », il a « quelquefois aspiré à l’obtenir
[lui]-même »² ; puis il renonce aux belles-lettres pour devenir mission-
naire, même si les outils de la croisade idéologique qu’il entreprend sont
les mêmes. Il n’est plus au service que de la vérité et la vertu ; désormais
tout ce qui le contrarie sera faux et vicieux. Comme il l’écrit dans ses
Confessions, en décrivant l’époque où il rompait avec la ville :
J’aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif, et, au lieu d’asservir
ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui, du vol que j’avais
pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans
l’abondance et même dans l’opulence, pour peu que j’eusse voulu joindre
des manœuvres d’auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais
qu’écrire pour avoir du pain eût bientôt étoufé mon génie et tué mon talent,
qui était moins dans ma plume que dans mon cœur, et né uniquement d’une
façon de penser élevée et ière, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux,
rien de grand ne peut partir d’une plume toute vénale. La nécessité, l’avidité
peut-être m’eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m’eût
pas plongé dans les cabales, il m’eût fait chercher à dire moins des choses
utiles et vraies que des choses qui plussent à la multitude, et d’un auteur dis-
tingué que je pouvais être, je n’aurais été qu’un barbouilleur de papier. Non,
non : j’ai toujours senti que l’état d’auteur n’était, ne pouvait être illustre et
respectable qu’autant qu’il n’était pas un métier. Il est trop diicile de penser
noblement quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire
de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès.³

Se sentant devenir – ou menacé de devenir – écrivain, Rousseau renonce


à son monde et décide non seulement de vivre à part mais de vivre d’une
autre manière de sa plume : en copiant la musique à tant la page. Il le fera
jusqu’à ce que la plume tombe de sa main afaiblie peu avant sa mort, sa
clientèle consistant pour l’essentiel en des protecteurs qu’il s’était déjà
attirés ou qui allaient le devenir, tout en refusant leur protection4. Il n’en
devient pas moins, et restera, l’homme de ses livres ; consciemment ou

2 Préface de Narcisse, OC II, p. 962.


3 Confessions, p. 540-541 ; OC I, p. 402-403.
4 Paradoxe souligné par B. Mély : « On voit que la remise en cause radicale de son statut
d’auteur ne conduit nullement Rousseau à une remise en cause du public que lui ofrent
les institutions littéraires, et qu’il s’appuie au contraire sur celles-ci pour le gagner à lui »
(Jean-Jacques Rousseau : un intellectuel en rupture, p. 55).
Introducion 9

non, il dépend du même monde et des mêmes imprimeurs aussi, puisque


malgré tout il n’arrêtera jamais d’écrire, et de s’occuper de ses écrits.
Écrire est un métier qui implique des stratégies (qui sont pour lui
« des manœuvres d’auteur ») pour réussir, efort qui lui répugne et qui
aurait tué son inspiration. La « vénalité » de la plume, le « métier » qui
vous oblige à « barbouiller le papier » donnaient encore mauvaise répu-
tation à la profession d’auteur : il suit de se rappeler comment Furetière
s’était moqué de l’écrivain nommé Charroselles dans Le Roman bour-
geois. Mais on voit que c’est aussi le monde des artistes qui lui déplaît :
Voyant les gens de lettres s’entre-déchirer comme des loups, et sentant tout
à fait éteints les restes de chaleur qui, à près de quarante ans, m’avaient mis
la plume à la main, je l’ai posée avant cinquante, pour ne la plus reprendre.
Il me reste à publier une espèce de traité d’éducation, plein de mes rêveries
accoutumées, et dernier fruit de mes promenades champêtres, après quoi,
loin du public et livré tout entier à mes amis et moi, j’attendrai paisiblement
la in d’une carrière déjà trop longue pour mes ennuis, et dont il est indif-
férent pour tout le monde et pour moi en quels lieux les restes s’achèvent.5
Dans Rousseau juge de Jean-Jacques, il charge son sosie, nommé aussi
« Rousseau », d’évoquer pour lui dans les dialogues « son dédain pour le
métier d’auteur, combien il déplorait le court temps de sa vie qu’il perdit
à ce triste métier et parmi les brigands qui l’exercent » (RJJJ, p. 343). C’est
pour cela qu’il conclut, en se citant cette fois directement : « J’ai fait des
livres, il est vrai, mais jamais je ne fus un livrier » (p. 259). Déinition :
« Mauvais faiseur de livres, celui qui fait des livres par métier »6.
On remarquera que, déjà en 1760, Rousseau parle comme s’il était un
homme en in de carrière, propos qu’il répète fréquemment à cette époque :
Vous devez savoir et je crois vous l’avoir dit que j’ai quitté pour ma vie le
métier d’auteur. Il me reste encore un vieux péché à expier sous la presse,
après quoi le public n’entendra plus parler de moi. Je ne connais point de sort
plus heureux dans la vie que de n’être connu que de ses amis.7
En somme, vers l’âge de cinquante ans, il n’aura été écrivain que dix ans,
et c’est largement suisant :

5 Rousseau à Vernet, CC 1176, 29 novembre 1760.


6 Littré – qui ne donne que deux exemples, dont celui-ci, l’autre étant attribué à Mercier
mais par une source beaucoup plus tardive (1877). Le « Rousseau » des dialogues avait déjà
dit : « Les habitants du monde enchanté font généralement peu de livres, et ne s’arrangent
point pour en faire ; ce n’est jamais un métier pour eux » (premier dialogue p. 66).
7 Rousseau à Lenieps, CC 1181, 11 décembre 1760.
10 Éditer Rousseau

Jusqu’à quarante ans je fus sage, à quarante ans je pris la plume et je la pose
avant cinquante, maudissant tous les jours de ma vie celui où mon sot orgueil
me la it prendre et où je vis mon bonheur mon repos ma santé s’en aller en
fumée sans espoir de les recouvrer jamais.8
Remarquons encore qu’il laisse de côté, dans ce schéma, ses premiers
ouvrages, même ceux qui ont été imprimés. Pourtant il ne les a pas com-
plètement oubliés.
Rousseau sait très bien que tout auteur est jusqu’à un certain point
un écrivain à gages, et c’est cela qui lui répugne ; même sous la forme
de mécénat, cet état impose des obligations, et en tant qu’auteur il n’en
veut point. Et puis, autre distinction importante, Rousseau est d’après
lui « le seul auteur de [s]on siècle et de beaucoup d’autres qui écrit de
bonne foi »9, cela suppose que tout « auteur » ordinaire écrit de mauvaise
foi, pour briller et jouer un certain rôle public : cela ne peut pas être lui.
Il dit plus tard avoir formé (vers 1759) « le projet de quitter tout à
fait la littérature, et surtout le métier d’auteur »¹0. Dans Rousseau juge
de Jean-Jacques, où il n’évoque ce « métier d’auteur » qu’avec dédain, il y
a pourtant un sens du mot qu’il assume volontiers, c’est de reconnaître
ses propres ouvrages ; pour lui c’est un principe : j’en suis l’auteur et je
signe toujours de mon nom¹¹. Ainsi, il se sert volontiers du mot pour
ses œuvres publiées : il est « l’auteur d’Émile et d’Héloïse », « l’auteur du
Devin du village », « l’auteur de la lettre sur la musique française¹² qui en
a fait ensuite un article du Dictionnaire, et suivi seulement par l’auteur
du Devin » (RJJJ, p. 66 et 76). S’il est question de s’avouer auteur ou de
« s’assurer parfaitement que ce que vous appelez ses œuvres sont bien ses
œuvres » (p. 153), alors auteur et œuvre sont admissibles.
Mais si Rousseau évoque ses « écrits » en précisant que ce « ne sont pas
[s]es œuvres »¹³, ce n’est pas seulement parce que le mot œuvres est pour
lui trop « artiste » : il préfère lui donner une autre acception. Dans Les
Confessions, il ne confond jamais ses écrits avec ses œuvres parce que ces
dernières sont des actes et non des artefacts langagiers. De même, dans
Rousseau juge de Jean-Jacques on a une abondance d’occurrences des mots

8 Rousseau à Dom Deschamps, CC 1437, 25 juin 1761.


9 Lettre à Christophe de Beaumont, OC IV, p. 965.
10 Confessions, p. 669 ; OC I, p. 514.
11 Il est vrai que dans le cas de Julie il signe sans tout à fait avouer en être l’auteur ; c’est un
cas un peu particulier.
12 La Lettre sur la musique française (OC V, p. 289-328) fut publiée en novembre 1753.
13 Rousseau à Rey, CC 675, 23 juillet 1758.
Introducion 11

écrits et livres, avec lesquels le terme œuvres fait justement contraste :


« Détesté des bons pour ses œuvres, il l’est encore plus des méchants pour
ses livres » (p. 102-103).
Bien sûr, il n’en avait pas toujours été ainsi. S’il a souvent déprécié
ceux de ses écrits qui relèvent du bel esprit (peut-être devrait-on alors
les appeler œuvres ?), il n’en garde pas moins certains d’entre eux sur
sa liste de 1764-1765 (voir chapitre 2) pour une édition collective. Il a
beau appeler le Discours sur la vertu du héros un « barbouillage d’éco-
lier »¹4, « un torche-cul » qui « n’en vaut pas la peine »¹5, et La Reine fan-
tasque une « folie de cinq ou six pages » et un « barbouillage », « une folie
de cinq ou six pages »¹6, « cette folie », « ce barbouillage »¹7, il les retient,
avec d’autres compositions de sa première époque. Comme le remarque
Philip Robinson, « il ne l’a pas toujours dit et on peut douter qu’il ait
jamais trouvé une conduite proportionnée à son noble sentiment »¹8. Jean
Starobinski a formulé la même pensée de manière plus incisive encore,
mais sans malice, en le comparant au serein Montesquieu :
Rousseau, lui, doit acquérir son statut personnel par son œuvre d’écrivain.
Il doit se mettre en scène, inventer son personnage. Il y réussit. C’est ainsi
qu’il obtient, peut-être à son corps défendant, que l’imagerie populaire s’em-
pare de lui. […] Mais cet efort d’autoiction fragilise sa revendication de
sincérité.¹9
Pour nous, en tout cas, l’œuvre est là ; c’est lui qui a tout écrit. Mais
l’« œuvre » prend des formes diverses avec le temps, et c’est cela qu’il
s’agit de regarder ici.
On suit mieux certains aspects de cette histoire si on comprend les
complexités de l’enjeu commercial pour les libraires de langue française
en France et ailleurs. Grâce surtout à la diaspora protestante avant et
après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, un public considérable de
lecteurs francophones en Angleterre, aux Pays-Bas, en Scandinavie, en
Allemagne et en Suisse, était consommateur des productions de nom-
breux libraires de langue française. Naturellement, un marché beaucoup
plus important en France les tentait néanmoins, marché protégé par la

14 Rousseau à Jacob Vernes, CC 250, 20 septembre 1754.


15 Rousseau à Rey, CC 6535, 31 janvier 1769 ; « un misérable torche-cul » (Rousseau à
Du Peyrou, CC 6546, 28 février 1769).
16 Rousseau à Mme Dupin, CC 768, 25 janvier 1759.
17 Rousseau à Rey, CC 50 9, 3 mars 1766.
18 Article « Écrivain (métier d’) », DJJR, p. 271.
19 Revue Montesquieu, no 5 (2001), p. 180.
12 Éditer Rousseau

Librairie, institution qui elle-même dépendait du gardien des Sceaux,


au bénéice principalement de la corporation très restreinte des libraires
parisiens. Un libraire hollandais envoyant des exemplaires à écouler en
France risquait de les voir saisir, ce qui entraînait pour lui d’immenses
pertes à ajouter aux risques déjà courus par le transport par mer ou par
terre. Il avait souvent intérêt à passer un accord avec un libraire pari-
sien qui en assure le débit en France, peut-être au moyen d’un privi-
lège royal (qui donnait un droit exclusif de publication) et/ou une per-
mission (avec approbation du censeur), voire une permission « tacite »
qui, sans accorder d’autorisation explicite, n’en était pas moins enregis-
trée et devait normalement garantir le libraire contre la saisie. Rous-
seau aura plus d’une fois afaire à ce genre de relation permettant à deux
libraires, dont l’un à l’étranger, de partager un marché au bénéice des
deux, en vendant soit la même édition, soit deux éditions parallèles. Et
dans tous les cas, lorsqu’un ouvrage acquérait vite une grande célébrité,
il fallait compter avec les éditions pirates qui, dispersées et se dispensant
de toute autorisation, pouvaient enlever une bonne part du proit et sou-
vent même se tailler la part du lion.
Il sera plusieurs fois question, dans l’examen de diverses éditions, de
l’ordre des œuvres et de leur répartition dans un nombre fort variable
de volumes. C’est une afaire largement indiférente si le seul objectif
est de fournir tous les textes de l’auteur, de les ofrir à lire ou à parcourir
librement. Sur un plan purement pratique, sans considération symbo-
lique, le libraire cherche à équilibrer à peu près les volumes. Il peut s’agir
d’une tension entre le désir de répartir les œuvres les plus longues dans
diférents volumes ain que tout le « poids » de la collection ne soit pas
concentré en une seule partie, et le souci, en partie esthétique, de donner
à tous les volumes à peu près la même épaisseur ; c’est pour permettre
de tenir compte de ce facteur que je donne la pagination (d’après la der-
nière page numérotée) de chaque tomaison dans les cas où je décline la
table d’une édition.
Mais l’ordre de succession des œuvres ne prend vraiment de l’impor-
tance que si elle représente un plan idéel ou idéal de lecture. Le plan idéal
recommanderait au lecteur, au moins implicitement, de commencer au
début du premier volume et d’aller droit devant lui jusqu’à la in du der-
nier. Le plan idéel, sans avoir cette ambition-là, proposerait, au moins
implicitement, que l’ordre de l’édition représente une structure logique à
l’intérieur de laquelle le sens de chaque œuvre peut le mieux se retrouver.
Dans l’un et l’autre cas, une des possibilités serait purement chronolo-
Introducion 13

gique, approche qui en fait est rarement adoptée. Comme le respon-


sable de l’édition reste souvent muet sur ces matières, c’est à nous qu’il
incombe de déduire les conséquences de la répartition qu’on trouve à
chaque fois.
Un problème de terminologie se présente inévitablement dans le
monde de l’édition. Ce qu’aujourd’hui nous nommons éditeur ou maison
d’édition n’avait pas son équivalent au xviiie siècle, du moins pas avant
la formation des sociétés de libraires, dont la plus importante dans la
seconde moitié du siècle fut la Société typographique de Neuchâtel²0.
Au cœur de l’industrie est l’imprimerie gérée par un maître imprimeur-
libraire, qui achète aux auteurs les manuscrits qu’il imprime (en deve-
nant ainsi désormais le propriétaire), et qui traite aussi avec d’autres
libraires dont il vend aussi bien les productions. Dans le Dictionnaire
de l’Académie de 1762, ni le verbe publier ni le substantif publication ne
se rapportent intrinsèquement au travail de l’imprimeur, sauf dans la
mesure où, « en parlant d’un livre, on dit qu’on en a défendu la publica-
tion » (je souligne), ce qui voulait dire que la vente en était défendue.
Le verbe éditer n’y igure pas, et éditeur désigne une double fonction : il
est « celui qui prend soin de revoir et de faire imprimer l’ouvrage d’au-
trui », ce qui lui assigne en partie le travail de celui que nous appelle-
rions l’éditeur critique ou scientiique, et en partie la fonction de ce
qu’on appelle en anglais le publisher (celui qui fait imprimer, ce qui se
distingue de l’acte d’imprimer). Diderot, dans l’Encyclopédie, donne à
peu près la même déinition de l’éditeur : « un homme de lettres qui
veut bien prendre le soin de publier les ouvrages d’un autre ». Il y joint,
dans un deuxième temps, des fonctions critiques : un éditeur doit savoir
la langue des textes qu’il édite (notamment des Anciens, des philo-
sophes) et « être suisamment instruit de la matière qu’on y traite »²¹ ;
les renvois – à critique, érudition, texte, manuscrit, et commen-
tateurs – complètent ici la constellation sémantique. Les imprimeurs-
libraires dont on parlera, surtout au xviiie  siècle, semblent souvent,
en efet, assumer eux-mêmes cette fonction supplémentaire²². Plus

20 Elle fut imitée et brièvement concurrencée par la Société typographique de Genève,


formée en 1779.
21 Diderot, article éditeur, Encyclopédie, t. V (1755), p. 396. L’auteur en proite pour avouer
qu’il arrive aux encyclopédistes d’« apercevoir dans les articles de nos collègues des choses
que nous ne pouvons nous empêcher de désapprouver intérieurement ».
22 Voir aussi, par rapport à cette terminologie chez Voltaire, le résumé de José-Michel Mou-
reaux, « Voltaire éditeur », p. 12-14.
14 Éditer Rousseau

tard –  et déjà avec l’édition de Mercier chez Poinçot en 1788-1793  –


les deux fonctions commencent à se distinguer, quelqu’un d’autre que
l’imprimeur-libraire assurant la direction scientiique et critique.
Yannick Séité a succinctement identiié les cinq « pôles » qui organi-
sent les relations d’un écrivain avec son libraire, qui sont (je les présente
sous forme de liste sans en modiier le texte) :
inancier (la publication comme source de revenus pour l’auteur) ;
juridique (la question de la propriété intellectuelle) ;
typographique (« je veux du petit romain pour mes notes ») ;
esthétique (illustrations, « beau papier », etc.) ;
et philologique (les épreuves, les cartons, le suivi exact du manuscrit).²³
Sans essayer d’appliquer ces catégories toujours systématiquement, il est
bon de les garder présentes à l’esprit au cours de la synthèse que j’envisage.
Pour les premiers chapitres de cette étude je reconnais ma dette au
travail exhaustif de Raymond Birn dans Forging Rousseau : Print, Com-
merce and Cultural Manipulation in the Late Enlightenment (FR). Son
objectif est d’établir un historique à la fois méticuleux et in du long
processus qui aboutit à la Collection complète de Genève en 1780-1782 ; le
récit qui en résulte manifeste une complexité à laquelle on peut se ier
sans qu’il soit besoin de le résumer ici. Birn retrace les multiples négo-
ciations de Rousseau avec ses éditeurs, autorisés ou non, et fait ressortir
avec une grande clarté et maints détails les deux grands soucis de l’au-
teur : la protection de ses textes authentiques et son besoin, continuel,
de soutien inancier. Sur ces deux plans, l’incertitude des contrats et les
ravages du marché pirate sont désolants.
Mon objectif est de présenter un panorama plus étendu qui aboutit
au tricentenaire de Rousseau et esquisse même les éditions apprêtées
pour le commémorer. Dans cette perspective l’époque révolutionnaire et
la première moitié du xixe siècle s’avèrent riches en activités qui pren-
nent toujours de nouvelles dimensions et surtout de nouvelles conigu-
rations ; le xxe apportera la monumentale édition de la Pléiade et une
non moins monumentale de la correspondance. Cette histoire aussi me
semblait mériter d’être racontée, tout en restant liée, pour mieux faire
saisir toute son ampleur, à celle que nous a procurée Birn. Ceux qui ont
contribué à nos connaissances pour telle ou telle tranche de temps, et

23 Yannick Séité, « Pour une histoire littéraire du livre », Dix-huitième siècle, no 30 (1998),
p. 67-86 ; p. 76.
Introducion 15

dont les travaux ne m’étaient pas moins nécessaires si le mien devait se


réaliser, seront signalés le moment venu.
Si ce volume ne comporte pas de répertoire scientiiquement com-
plet des éditions des œuvres de Rousseau dont il traite, c’est qu’une telle
tâche aurait absorbé le volume entier sans même permettre de se vanter
d’être complet. La prolifération d’éditions piratées ou plus ou moins légi-
times, sans parler des combinaisons d’émissions nouvelles et anciennes
pour composer prétendument de nouvelles « éditions » (souvent avec une
nouvelle page de titre pour conforter l’impression du lecteur), donne au
travail bibliographique une complexité étourdissante²4. La preuve en est
oferte, si besoin était, par les deux gros volumes que Jo-Ann McEachern
a dû consacrer aux seules éditions de Julie et d’Émile.
C’est pour la même raison que je ne vise aucune sorte d’exhaustivité,
critère qui aurait empêché que cet ouvrage ne soit jamais terminé. Histo-
riquement parlant, la majorité des éditions qui ont vu le jour n’ont qu’un
intérêt limité ; j’ai cru nécessaire de concentrer mes eforts sur les éditions
soit les mieux connues, soit qui paraissaient avoir introduit quelque inno-
vation dans la présentation textuelle ou la méthode. Je n’ignore pas ce
que ce critère comporte de subjectif, mais j’essaierai de justiier les points
forts qui m’ont semblé devoir retenir mon attention.
Il en va de même pour la description complète des éditions, infaisable
en un seul volume même si l’auteur était, comme je ne le suis pas, spé-
cialiste de bibliographie matérielle. Le fait est que pour cette raison tous
les répertoires des œuvres collectives de Rousseau sont caducs. En biblio-
thèque, il faut souvent demander les volumes un par un, tâche ininie
quand il s’agit de nombreuses et grandes collections, et il est souvent
donc impossible – d’autant plus qu’elles ne sont jamais toutes présentes
dans la même bibliothèque – de les confronter d’un bout à l’autre, seule
épreuve déinitive pourtant. Fatalement, l’information reste imparfaite.

24 Voir à ce propos l’exemplaire étudié par Gauthier Ambrus et Alain Grosrichard dans « À
propos d’une édition des Œuvres de Rousseau », AJJR, no 49 (2010), p. 199-212.
Rousseau,
l’homme de ses livres
Vitam impendere libro ?

première parie
La construcion d’une œuvre
(1739-1764)

chapitre ı

Alors que de nombreuses éditions des Œuvres de Rousseau commen-


cent par le Discours sur les sciences et les arts ou même les deux princi-
paux Discours ensemble, l’auteur avait déjà publié, avant le premier, trois
ouvrages : Le Verger de Madame de Warens (1739), l’Épître à M. Bordes
(1743, dans le Journal de Verdun), et la Dissertation sur la musique moderne
(Paris, G.-F. Quillau, 1743). Avant que paraisse le Discours sur l’origine de
l’inégalité parmi les hommes (1755), il aura en plus fait paraître une bro-
chure (la lettre à Grimm sur Omphale, 1751) et quatre autres écrits en
bonne et due forme : Narcisse ou l’amant de lui-même (Paris, Pissot, 1753),
la Lettre d’un symphoniste (Amsterdam, 1753, et Paris, 1754), la Lettre sur
la musique française (1753, avec déjà une deuxième édition), et Le Devin
du village (1753). Entre-temps il a rédigé les articles sur la musique qui
paraissent au il du temps, à partir de 1751, dans les volumes successifs de
l’Encyclopédie, en plus de l’article Économie politique pour le tome V
de l’Encyclopédie publié en novembre 1755.
Il a donc déjà acquis une certaine expérience du métier d’« écrivain »
(nom de métier que dans la suite il ne cessera de récuser), même si
jusqu’ici il n’en a tiré aucun proit, lorsqu’il entre pour la première fois
en négociations un peu sérieuses et suivies avec un éditeur. Au prix de
Dijon, comme l’écrit Benoît Mély : « Une existence nouvelle s’ouvre
devant lui. Désormais, toute sa vie va se réorganiser autour de la litté-
rature ; efet paradoxal d’un écrit destiné justement à dénoncer l’irré-
médiable dégradation morale de l’homme de lettres ! »¹ Le Discours sur

1 Jean-Jacques Rousseau : un intellectuel en rupture, p. 50.


20 Éditer Rousseau

les sciences et les arts, que l’Académie de Dijon vient de couronner, est
conié par Diderot sans contrat à son éditeur Noël Jacques Pissot², et
paraît en janvier 1751 sous la fausse rubrique de Genève, chez Jacques et
Jacques-François Barrillot³, moyennant quoi il obtient une permission
tacite. C’est encore Pissot qui édite en novembre Les Observations de
Jean-Jacques Rousseau de Genève sur la réponse qui a été faite à son discours,
et l’année suivante La Dernière Réponse de Jean-Jacques Rousseau. Ledit
Jean-Jacques se plaint dans Les Confessions que Pissot lui donnait « très
peu de chose pour [s]es brochures, souvent rien du tout », et que juste-
ment il n’avait touché « pas un liard de [s]on premier Discours » (p. 495 ;
OC I, p. 367).
Il n’empêche que Rousseau lui conie encore Le Devin du village
en 1753, pour la somme cette fois de 500 livres. Rousseau exigera de lui
encore 600 livres pour le Discours sur l’origine de l’inégalité. Entre-temps
il a rencontré à Paris Marc Michel Rey, protestant de Lausanne qui est
imprimeur-libraire à Amsterdam, et c’est à lui qu’il en conie le manus-
crit en 1754, quitte à rembourser à Pissot l’argent avancé4. Sans airmer
que les afaires de Rousseau s’arrangent, car il aura encore souvent des
soucis d’argent (Birn en tient compte de manière suivie dans le livre cité),
on voit qu’il avait appris à veiller à ses propres intérêts, ce qui voulait dire
aussi se méier en permanence des éditeurs. Mais comme Rey ne détient
pas de permission (et, étant étranger, n’en a pas le droit) pour vendre
le Discours en France, les éditions pirates retirent une bonne partie du
proit qu’il en a pu espérer à Paris. Pissot, qui est agréé par le directeur
de la Librairie Malesherbes pour servir de distributeur à Rey5, devan-
cera d’ailleurs tout le monde en sortant dès 1756 ce qu’il appellera les
Œuvres diverses de M. J.-J. Rousseau de Genève, même si à cette date les-
dites « œuvres » tiennent en deux volumes6. Nouveau désagrément pour

2 « Diderot le lui donna gratuitement », dit Rousseau dans Les Confessions (p. 495 ; OC I,
p. 367). Fils de libraires, Pissot était devenu maître libraire en 1747 : voir l’article « Pissot »
de Manuel Couvreur dans DJJR, p. 721-722.
3 Barrillot père et ils sont décédés, en 1748 et 1750 ; ils avaient imprimé en 1748 la pre-
mière édition de L’Esprit des lois. Le nom de la maison a été repris par Du Villard, mari
d’Olympe Barrillot, sœur de Barrillot ils.
4 Voir FR, p. 13-14 ; l’article « Rey » de Jérôme Vercruysse dans DJJR, p. 818-821 ; et l’article
« Marc-Michel Rey » du même auteur dans Histoire de l’édition française, t. II, p. 322-323.
5 Rousseau à Rey, CC 302, 19 juin 1755.
6 Une nouvelle édition en 1761 sera augmentée de la Lettre à D’Alembert. Un titre comme
Œuvres diverses à l’époque signiiait une collection provisoire sans impliquer la somme
de toute une vie comme les « Œuvres complètes » qui ne seront inventées que plus tard :
voir J. Sgard, « Des collections aux œuvres complètes, 1756-1798 », p. 1.
La construcion d’une œuvre 21

l’auteur : « Je n’ai jamais vu ce recueil ; et loin de me faire pour cela le


moindre présent, il ne m’en a pas même ofert un seul exemplaire. »7

Le partenariat avec Rey

Conscient maintenant que le succès de ses premiers écrits l’« avait mis
à la mode »8, et déjà mécontent de la qualité d’impression qu’il avait
obtenue chez Pissot9, Rousseau surveille méticuleusement les épreuves
et proteste sans arrêt contre les fautes, les fontes, la disposition typogra-
phique, la ponctuation¹0, les retards. Il ne cache pas qu’il s’attend à une
intervention prompte et décisive de l’imprimeur :
Voici donc ce qu’il me semble que vous avez à faire. C’est de garder sur cet
écrit le plus profond secret qu’il vous sera possible […] et cependant d’user
en secret de la plus grande diligence pour l’imprimer et le répandre avant
toute tracasserie. Vous avez vu vous-même si j’ai d’autre motif en cela que
l’amour de la vérité et de la vertu ; mais j’avoue qu’autant j’abhorre la publi-
cation des livres dangereux, autant je hais la maligne discrétion des méchants
ou la pusillanimité des petits esprits. Vous voilà bien averti : c’est à vous
maintenant à vous conduire comme vous jugerez le plus convenable […].
(CC 255, 17 novembre 1754)
En contrepartie il il appâte Rey par de nouveaux ouvrages, lui propo-
sant son Dictionnaire de musique pour l’été suivant, avec toutefois cette
précaution : « Mais il faut que je voie l’exécution de ce que vous avez
entre les mains pour savoir à quoi m’en tenir à l’avenir » (CC 269, 3 jan-
vier 1755). Décidément il est résolu à tenir ferme contre lui, et à ne pas
le laisser l’oublier :
Vous reçûtes ce manuscrit au mois d’octobre et promîtes de le rendre public
au mois de janvier au plus tard. Vous m’écrivîtes aussi sur les instantes prières
que je vous avais faites, que l’édition serait sans faute. Au bout de huit mois
cet ouvrage qui devait être prêt en six semaines est encore à paraître, il est
hérissé de fautes de typographie, et après avoir imprimé le texte à votre mode
vous vous êtes avisé de m’envoyer des épreuves des notes, c’est-à-dire de la
partie dont je me souciais le moins. (CC 297, 29 mai 1755)

7 Rousseau à Lenieps, CC 795, § 23, 5 avril 1759 .


8 Confessions, p. 495 ; OC I, p. 367.
9 M. Couvreur, article « Pissot », DJJR, p. 722.
10 « Le reste est assez correct à la ponctuation près qui est partout très négligée » (CC 278,
20 février 1755).
22 Éditer Rousseau

Quoique l’ouvrage en question soit encore fort loin d’avoir les dimen-
sions de Julie ou d’Émile, Rousseau, comme on voit, fait comme si l’ate-
lier de Rey n’avait afaire qu’à lui seul.
À cela il faut ajouter l’inconvénient d’avoir un imprimeur à Ams-
terdam quand on est à Paris, une distance équivalente à sept ou huit
jours de transport pour un paquet contenant un manuscrit ou un jeu
d’épreuves, qui doivent tous passer par la poste, ce qui entraîne des frais
et, aussi inévitablement, des délais. Or un délai en amène d’autres, à cause
d’une simple réalité matérielle inhérente à la profession : un imprimeur
ne possède pas assez de fonte pour composer plus qu’un nombre ixe de
formes ; il attend donc le retour des épreuves pour tirer ce qui est prêt à
être tiré, avant de casser les formes et de passer à la composition des sui-
vantes. Il faut travailler par tranches, car en tout – épreuves, corrections,
et éventuellement deuxièmes épreuves, moyennant ainsi quatre allers et
retours – on ne pouvait pas immobiliser plus de six feuilles (une feuille
correspondant à un cahier, ou seize pages pour un livre in-octavo) à la
fois¹¹, en attendant la redistribution des caractères pour enchaîner avec
les feuilles suivantes¹². Rousseau croit toujours que l’imprimeur atermoie,
sinon volontairement, du moins par manque de zèle.
Comme Rey l’explique à plus d’une reprise, le rythme des courriers
étant très juste pour l’organisation du travail dans son atelier, le moindre
retard pouvait tout déranger :
Soyez je vous prie exact à me renvoyer les épreuves, si vous manquez un cour-
rier nous perdons trois et même quatre jours, pour la raison qu’il n’y a pas assez
de fonte pour faire au-delà de six ou sept feuilles, et qu’il faut de nécessité
imprimer pour pouvoir distribuer et aller en avant […]. (CC 979, 3 mai 1760)
Je vous remercie de l’attention que vous avez de ne point retarder les épreuves,
tout est rangé ici qu’on attend la feuille au jour qu’elle doit être de retour et si
elle n’arrive pas les ouvriers sont à ne rien faire, au moins les pressiers, outre
qu’il ne sera pas possible de regagner le temps que ce renvoi nous aura fait
perdre. (CC 993, 19 mai 1760)
Rousseau ne paraît pas toujours comprendre que Rey est aussi pressé
que lui, et craint donc toute interruption des communications entre eux,
toujours possible, surtout en hiver avec le gel des canaux en Hollande.

11 « [I]l n’y a pas assez de fonte pour aller au-delà de six feuilles » (Rey à Rousseau, CC 978,
2 mai 1760).
12 Ces précisions sont extraites de la correspondance entre Rousseau et Rey par Dominique
Varry dans « Une collaboration à distance ».
La construcion d’une œuvre 23

Plus on mettait de temps, et plus le débit d’un livre était compromis


aussi. Ces soucis stratégiques ne sont pas anodins. Pour des sujets suscep-
tibles de réussir auprès d’un assez grand public tels que ceux que propose
Rousseau, on a intérêt à aller vite. Sans doute est-il un client diicile,
mais ses libraires comprennent aussi bien que lui les implications d’une
concurrence qui, même illégale, est toujours à prendre en compte. C’est
pour cela que la sécurité comme la rapidité des transmissions de manus-
crits et d’épreuves est au centre de leurs pensées. Il suisait qu’un autre
libraire mette la main sur une copie pour qu’il commence aussitôt à la
faire composer chez lui, d’autant plus librement qu’un libraire hollandais
comme Rey ne peut tout au mieux obtenir en France qu’une permission
tacite – il l’obtint efectivement pour la Lettre à D’Alembert, le 1er sep-
tembre 1758 (OC III, p. 1810) – qui en autoriserait la vente sans protéger
son droit de propriété. Rousseau se plaindra que tout le monde semble
avoir déjà lu sa Lettre à D’Alembert avant sa sortie en 1758 (FR, p. 17).
Si un auteur français pouvait contourner la censure en se faisant
imprimer aux Pays-Bas, en Suisse ou en Angleterre, en revanche, puisque
de tels libraires (dont beaucoup s’étaient établis en fonction de la dias-
pora protestante) n’avaient aucun droit légal de vendre leurs productions
en France, la Librairie (division du ministère de la Justice, sous l’auto-
rité du garde des Sceaux) n’avait aucune motivation particulière, et en
tout cas aucune obligation, de se préoccuper de leurs intérêts. Une édi-
tion étrangère piratée en France, c’était toujours autant de proit pour
un libraire français. Quoique le Discours sur l’origine de l’inégalité soit
tiré par Rey à 4 000 exemplaires en 1755 – et deux fois encore en 1759 et
1762 –, il y eut une abondance de contrefaçons. C’est pourquoi Rousseau
le prévient que « la permission est une chose essentielle », sans laquelle,
lui dit-il, « à moins que vous ne veuillez exposer ma personne », il ne doit
pas l’introduire en France ; à cette in, il lui conseille d’« agir de concert
avec M. Pissot » (CC 280, 6 mars 1755). Dans ses exigences, dont le ton
est parfois dur, Rousseau n’oublie pas d’intéresser Rey à sa propre cause
en lui montrant que sa fortune comme celle de son auteur dépendent de
la qualité de son atelier :
Voilà, Monsieur, mes corrections et additions ; donnez-vous tout le temps
de faire les unes avec soin et de bien mettre les autres à leur place. Je ne puis
vous cacher que si vous laissez subsister les fautes que je vous ai indiquées et
celles qui probablement se feront encore, non seulement l’ouvrage dont vous
êtes chargé fera du tort à l’auteur, de quoi il se soucie fort peu, mais nuira
infailliblement à l’édition, chose qui m’intéresse beaucoup plus quoiqu’elle
24 Éditer Rousseau

ne regarde que vous, parce que je ne me consolerais jamais d’avoir fait faire
en ma vie une mauvaise afaire à un honnête homme. (CC 279, 23 février 1755)
La pirouette est adroite, représentative des tours par lesquels Rousseau
ofense et se concilie son éditeur presque au même moment.
D’ailleurs un auteur qui ne détenait pas lui-même le privilège pour
son ouvrage, et c’était le cas ordinaire, ne touchait pour ses peines que
le prix de vente du manuscrit, toute exploitation ultérieure du même
écrit étant entièrement la prérogative du libraire possesseur. Or Rousseau
conteste dès le début cet état de choses, se tenant, à la grande conster-
nation de Rey, pour libre de revendre son manuscrit pour peu qu’il l’ait
modiié par la suite, ou même s’il trouve tout simplement que c’est dans
son intérêt. Car Rey pense constamment aux rééditions : il s’agit, pour un
libraire, de rentabiliser son investissement s’il arrive à écouler les volumes
déjà imprimés. D’un côté Rousseau freine, et d’un autre il nourrit l’idée
de rééditions éventuelles, moyennant un remaniement des manuscrits
qui dépendrait évidemment de lui, et justiierait un nouveau contrat qui
en même temps assurerait mieux sa propre situation. C’est ainsi que les
deux discussions se trouvent mêlées et que Rousseau paraît concéder
la possibilité de rééditions quasi oicielles. Pour la Lettre à D’Alembert,
il demande 720 livres et pour mieux le tenter suggère aussi une « édi-
tion générale » augmentée de quelques inédits (FR, p. 17). Pour fournir à
cette in de nouveaux manuscrits, il demande 1 440 livres, plus 2 160 pour
Julie. Rey trouve que c’est trop, et répond qu’il est déjà propriétaire des
manuscrits publiés même si Rousseau devait les réviser : « Je comptais
que vous m’auriez fourni vos ouvrages, revu[s] et corrigé[s], gratis. S’il y
a des pièces nouvelles rien de plus juste que de les payer, mais une fois
payée tout est dit. Vous voyez que nous sommes éloignés du compte »
(CC 723, 31 octobre 1758).
Rousseau s’engage avec Rey pour Julie en mars 1759, mais la relation
n’est pas sans diicultés et il proposera en août de résilier leur accord.
Rey pour sa part n’est pas bien content du calibrage du texte en six par-
ties assez inégales¹³. Il s’adresse à Malesherbes, directeur de la Librairie,
pour la communication des épreuves sous franchise ministérielle¹4, ce qui

13 Rousseau à Rey, CC 873, 20 octobre 1759. La première partie est relativement lourde, la
troisième légère, les autres de longueur à peu près uniforme.
14 Rey à Malesherbes, CC 914, 24 décembre 1759. Sur Rousseau et Malesherbes voir les
articles de R. Birn dans Histoire de l’édition française, t. II, p. 80-81, et DJJR, p. 584-585.
La construcion d’une œuvre 25

évitera à Rousseau des frais de poste à l’arrivée¹5. Quoique Malesherbes


accepte cette entremise, sa fonction ne le dispose nullement à protéger
l’investissement de Rey contre les libraires parisiens. Guérin informe
Rousseau que Rey n’aura que deux mois pour débiter son édition avant
qu’une édition parisienne n’entre en concurrence avec elle ; en même
temps Nicolas Duchesne commence à projeter une édition augmentée
de igures et d’une nouvelle préface, en attendant une édition collective
des œuvres¹6 ; c’est Coindet que Rousseau charge de négocier la ques-
tion des illustrations. Rousseau se dispute avec Rey en 1760 à propos de
papier, de fautes, etc. ; Rey se défend poliment mais cède presque tou-
jours, par exemple lorsqu’il s’agit de cartons (qui coûtent cher parce qu’ils
n’utilisent qu’un quart de feuille)¹7. Rey, qui se rend à Paris pour veiller
au sort des exemplaires de Julie qu’il y a expédiés, suggère à Malesherbes
que l’édition parisienne soit coniée à son distributeur Étienne Vincent
Robin, colporteur du Palais-Royal¹8, espérant que celui-ci voudra bien
attendre l’épuisement de l’édition d’Amsterdam avant de lancer la sienne.
Il y associe aussi Grangé, qui est membre de la corporation ; ensemble
ils font présent à Rousseau de 1 000 livres. Leur édition n’en portera pas
moins la rubrique : à Amsterdam, chez Marc Michel Rey, leur intention
étant de faire en sorte que la diférence entre les deux textes n’apparaisse
pas, et surtout que l’absence de passages retranchés à Paris par l’efet
de la censure ne soit pas remarquée avant que leur édition ne soit toute
vendue. Ils seront bien gênés quand le ballot des exemplaires d’Ams-
terdam arrivera trop tôt à Paris, n’ayant aucune envie de les distribuer,
même pas ceux que l’auteur veut ofrir à certaines gens.
Malesherbes essaie de faire comprendre à Rousseau que, comme les
libraires ne s’intéressent qu’à leurs proits, il ferait bien de penser à lui et
de se concentrer sur la troisième édition que fera Duchesne :
Quant à la contrefaction que vous me paraissez craindre, je ne suis pas d’ac-
cord avec vous sur les principes qui doivent servir de règle en cette matière.
Il n’est défendu en aucun pays de contrefaire un livre imprimé en pays
étranger. Il faut considérer deux intérêts tout diférents, celui du libraire et

15 Voir A. Schinz, « Histoire de l’impression et de la publication du Discours sur l’inégalité,


de J.-J. Rousseau », p. 268-269.
16 FR, p. 23. Je raccourcis nécessairement une histoire beaucoup plus compliquée, à laquelle
Birn fait justice dans son ouvrage.
17 Voir D. Varry, « Une collaboration à distance ».
18 Sans être encore reçu libraire, il est sous la protection du duc d’Orléans ( J.-A. MacEachern,
« La Nouvelle Héloïse et la censure », p. 83 ; elle cite CC 1128, note d).
26 Éditer Rousseau

celui de l’auteur. L’intérêt du libraire ne pourrait être un motif pour empê-


cher de réimprimer en France les livres imprimés en Hollande que si on
défendait d’imprimer en Hollande ceux qui ont déjà paru en France. Il fau-
drait qu’il y eût pour cela une espèce de traité entre les puissances. Mais bien
loin que ce traité existe, les étrangers et nommément les Hollandais réim-
priment tout ce qui paraît en France ; il serait donc absurde que le gouver-
nement de France se fît scrupule d’user de représailles.
Quant à l’intérêt de l’auteur il est juste que dans tous les pays du monde
un auteur retire de son ouvrage tout l’avantage possible ; et c’est pour cela
qu’on lui donne le privilège de son ouvrage, ou ce qui paraît être la même
chose, on donne ce privilège au libraire qu’il choisit et qu’il indique. […] [I]l
est juste de donner la préférence au libraire français que vous choisirez, bien
entendu que ce Français fera réellement une édition et ne se servira point de
la permission qui lui sera donnée uniquement pour empêcher d’autres Fran-
çais d’entrer en concurrence avec Rey.¹9
C’est pour cela que Malesherbes entend autoriser un libraire fran-
çais à contrefaire Julie à condition qu’il fasse une vraie édition. L’idée de
Malesherbes est que, une fois l’édition de Paris écoulée, Rey et d’autres
auront beau jeu de vendre tranquillement leurs éditions intégrales, que
voudront acheter certains des mêmes lecteurs en prenant conscience des
passages supprimés.

La censure française

L’édition parisienne, à la diférence de celle qui arrive en France sans


autorisation, doit passer par la censure. Ainsi en est-il pour l’édition pari-
sienne de Julie qui est prévue. Malesherbes tient Rousseau au courant
des actions du censeur, son intention étant, pour cette édition un tant
soit peu expurgée, de servir à la fois les intérêts de Rousseau et ceux des
libraires : « Je suis très aise qu’on ait fait un arrangement pour l’édition
française qui vous soit utile. Je crois malgré cela que les libraires auront
retiré la plus grande utilité de votre ouvrage. »²0 Comme l’explique par
ailleurs l’annotateur oiciel (en l’occurrence Christophe Picquet, inspec-
teur de la Librairie ; c’est lui que Malesherbes cite dans sa lettre), il est
forcément au service non de la vérité mais des idées reçues : « [Q]uand

19 Malesherbes à Rousseau, CC 1133, 29 octobre 1760 ; voir FR, p. 27.


20 Malesherbes à Rousseau, CC 1298, 16 février 1761. Jo-Ann McEachern donne le détail des
échanges et des passages retranchés ou substitués dans « La Nouvelle Héloïse et la censure »,
p. 83-99.
1. Page de itre d’une édiion pirate de Julie
(McEachern, Bibliography, no 9), 1761.
28 Éditer Rousseau

une façon de penser est généralement reçue dans un pays, fût-ce un pré-
jugé barbare, on ne doit pas taxer de barbarie celui qui suit le torrent et
qui s’y soumet. » À l’avis de Rousseau, ce souci des sensibilités françaises
et surtout catholiques va, dans le cas d’un roman, contre la logique de
la situation narrative : ce n’est pas parce que lui, auteur genevois, n’est
pas catholique, mais parce que ses personnages ne le sont pas, que « les
retranchements sur les idées des catholiques, ou même des réformés »
sont hors de propos²¹. Malesherbes lui en envoie la liste²².
En fait le ton du mémoire de Picquet n’est pas dur ; au contraire, il
supplie souvent Rousseau de bien vouloir adoucir un passage de manière
à ce qu’il puisse le garder. On y trouve plusieurs allusions aux théologiens
qu’il a trouvé bon de consulter (il dit souvent « nous » dans ses opinions) ;
aussi la plupart des objections sont-elles religieuses, en premier lieu parce
que les personnages du roman, en tant que protestants, tiennent par-
fois des propos susceptibles d’être considérés comme hérétiques, et puis
parce que les expressions des personnages – comme celles de l’« éditeur »
dans les notes, mais plus rarement – sont fortes. Par exemple, à l’occasion
d’une chicane sur des « privations pénibles et douloureuses qui blessent
la nature et dont son auteur dédaigne l’hommage insensé » (Ve partie,
lettre  2 ; OC  II, p. 541)²³, Picquet commente avec sympathie  : « On a
retranché dans l’édition française les sept derniers mots d’après l’avis de
quelques théologiens. Au reste si M. Rousseau y est attaché, je n’y insiste
point. » Le censeur admet que les personnages s’expriment comme les
Suisses et protestants qu’ils sont, mais il veille à ce que rien qui touche de
trop près à l’Église ne subsiste sans au moins quelque atténuation. Tous
les retranchements se rapportent d’ailleurs aux deux dernières parties du
roman, à l’exception d’un seul, qui est une note (II, 2 ; p. 194) faisant trop
clairement allusion à l’afaire La Bédoyère, célèbre esclandre judiciaire
au sein d’une grande famille brisée par la mésalliance²4.
Comme l’athée Wolmar a naturellement été scruté de près par les
lecteurs, plusieurs des réactions des censeurs le regardent, surtout les

21 Rousseau à Rey, CC 1350, vers le 10 mars 1761.


22 Malesherbes à Rousseau, CC 1298, 16 février 1761.
23 Rousseau avait déjà admis cette suppression (CC 1244, vers le 30 janvier 1761). Je barre dans
certains passages, pour la clarté de la démonstration, les mots supprimés par le censeur.
24 Le mariage d’un jeune avocat avec une actrice fut cassé par un procès entamé par le père :
voir Rousseau à Malesherbes, CC 1244, vers le 30 janvier 1761. La voix qui parle dans les
notes est celle du soi-disant éditeur des Lettres de deux amants, qui ressemble beaucoup à
Rousseau mais en est distingué par son rôle dans les préfaces.
La construcion d’une œuvre 29

lettres dans la cinquième partie qui développent les conversations avec


St Preux où il s’explique sur sa position. Ce petit passage par exemple a
été supprimé :
Ah, j’y suis ! m’écriai-je ; vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu’en paroles,
ni qu’ils sachent seulement leur Religion, mais qu’ils la croient, et vous
pensez avec raison qu’il est impossible à l’homme de croire ce qu’il n’entend
point. Vous êtes bien diicile, me dit en souriant M. de Wolmar ; seriez-
vous chrétien, par hasard ? Je m’eforce de l’être, lui dis-je avec fermeté. Je
crois de la religion tout ce que j’en puis comprendre, et respecte le reste sans
le rejeter. Julie me it un signe d’approbation, et nous reprîmes le sujet de
notre entretien. (V, 3 ; p. 583)
Ce discours appelle les remarques suivantes :
Si l’auteur veut changer cet article au lieu de le retrancher tout à fait, il verra
aisément dans quel esprit on désire que le changement soit fait.
Julie et St Preux étant les héros du roman, leur façon de penser peut faire
impression et sera toujours prise pour celle de l’auteur. Ainsi on peut les faire
hérétiques, parce que c’est la religion de leur patrie. Mais il a paru dans cet
article que l’auteur va plus loin et qu’il donne à St Preux des doutes sur tout
ce qui est incompréhensible.
Seriez-vous chrétien, par hasard a paru aussi une expression ironique et
déplacée même dans la bouche de Wolmar.
Ils n’ont pas aimé davantage cette phrase-ci :
Il faut être instruit du caractère des deux époux, il faut les imaginer concen-
trés dans le sein de leur famille, et se tenant l’un à l’autre lieu du reste de
l’univers ; il faut connaître l’union qui règne entre eux dans tout le reste, pour
concevoir combien leur diférend sur ce seul point est capable d’en troubler
les charmes. M. de Wolmar, élevé dans le rite grec, n’était pas fait pour sup-
porter l’absurdité d’un culte aussi ridicule. Sa raison trop supérieure à l’imbé-
cile joug qu’on lui voulait imposer le secoua bientôt avec mépris, et rejetant
à la fois tout ce qui lui venait d’une autorité si suspecte, forcé d’être impie il
se it athée. (V, 5 ; p. 588-589)
L’objection vis-à-vis de l’« imbécile joug » va de soi, mais « forcé d’être
impie » a déplu aussi « parce qu’on n’y est jamais forcé ». Dans les lignes
suivantes, un résumé de l’expérience de Wolmar en matière de religion
et de prêtres sceptiques et cyniques – rappelant curieusement la descrip-
tion des pasteurs de Genève tant reprochée à D’Alembert²5 dans son
article « Genève » – est retranché, avec la note qui y est associée : « Tout ce
morceau est une invective contre la religion catholique qui ne saurait être

25 « […] il n’avait trouvé de sa vie que trois prêtres qui crussent en Dieu » (V, 5 ; p. 589).
30 Éditer Rousseau

tolérée en France. » Enin, dans la phrase qui vient juste après – « sa raison
n’était plus accessible à la certitude, tout ce qu’on lui prouvait détruisant
plus un sentiment qu’il n’en établissait un autre, il a ini par combattre
également les dogmes de toute espèce, et n’a cessé d’être athée que pour
devenir sceptique » – les censeurs ont supprimé la proposition du milieu.
On a beau dire que Rousseau devait s’y attendre ; on comprend mieux
sa frustration quand on apprécie l’exact dosage que l’auteur y mettait d’hé-
térodoxie pour atteindre son but, qui n’était rien de moins que de réconci-
lier les camps religieux et philosophiques, surtout grâce au personnage de
Wolmar, comme il l’expliquera dans une lettre au pasteur Jacob Vernes :
Cet objet était de rapprocher les partis opposés par une estime réciproque,
d’apprendre aux philosophes qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite,
et aux croyants qu’on peut être incrédule sans être un coquin. On aurait
beaucoup fait pour la paix civile si l’on pouvait ôter de l’esprit de parti le
mépris et la haine qui viennent bien plus de suisance et d’orgueil que
d’amour pour la vérité. Julie dévote est une leçon pour les philosophes, et
Wolmar athée en est une pour les intolérants. (CC 1436, 24 juin 1761)
Cet équilibre fragile, clef d’une stratégie globale, est facilement com-
promis si le censeur procède comme un boucher. Rousseau sait très bien
ce qu’il a fait.
Dans le cas d’un autre passage qui a été rayé, où Wolmar justiie philo-
sophiquement son incrédulité par l’existence du mal, St Preux riposte en
attribuant le mal à « la nature de la matière » (V, 5 ; p. 595-596), réplique
que le censeur juge anémique, en ajoutant : « M. Rousseau verra ce qu’il
veut faire, peut-être au lieu de retrancher tout l’article, aimera-t-il mieux
afaiblir l’objection ou fortiier la réponse. » Enin, exceptionnellement,
il intervient pour modiier lui-même une phrase ; là où Wolmar avait
dit : « Si j’eusse été malade je serais certainement mort dans mon senti-
ment » (VI, 11 ; p. 713)²6, il atténue cette assurance : « je crois que je serais
mort dans mon sentiment » – toutefois avec la concession : « Cela n’est
pas bien important. »
St Preux dit de Wolmar, à la suite de la même discussion :
Ce n’est point, comme sainte hérèse, un cœur amoureux qui se donne le
change et veut se tromper d’objet ; c’est un cœur vraiment intarissable que
l’amour ni l’amitié n’ont pu épuiser, et qui porte ses afections surabondantes
au seul Être digne de les absorber. (V, 5 ; p. 590)

26 L’expression « mon sentiment » se réfère à son refus de croire en Dieu.


La construcion d’une œuvre 31

Dans ce cas, le scalpel du censeur excise seulement trois mots : « comme


sainte hérèse ». On comprend quel frisson d’horreur a dû lui causer ce
rapprochement insidieux ; il suggère que M. Rousseau pourrait « subs-
tituer quelque autre comparaison ». Dans le même contexte, deux notes
aussi sont supprimées. La première, qui se rattache à une remarque de
Julie sur l’immensité de Dieu (« Quand je veux m’élever à lui, je ne sais
où je suis ; n’apercevant aucun rapport entre lui et moi, je ne sais par où
l’atteindre », V, 5 ; p. 590), explique, en somme, comment fait le catholi-
cisme pour rapetisser Dieu et le réduire à l’échelle humaine :
Il est certain qu’il faut se fatiguer l’âme pour l’élever aux sublimes idées de
la divinité ; un culte plus sensible repose l’esprit du peuple. Il aime qu’on lui
ofre des objets de piété qui le dispensent de penser à Dieu. Sur ces maximes
les catholiques ont-ils mal fait de remplir leurs Légendes, leurs calendriers,
leurs églises, de petits anges, de beaux garçons, de jolies saintes ? L’enfant
Jésus entre les bras d’une mère charmante et modeste, est en même temps
un des plus touchants et des plus agréables spectacles que la dévotion chré-
tienne puisse ofrir aux yeux des idèles.
La suppression n’appelle que la plus brève des observations (« l’auteur
en conviendra sûrement »). La seconde note part de l’attitude aimante
et tolérante de Julie vis-à-vis de son mari (« Ah ! dit-elle avec douleur, si
l’infortuné fait son paradis en ce monde, rendons-le-lui du moins aussi
doux qu’il est possible ! », V, 5 ; p. 594) pour faire un commentaire acerbe
sur l’esprit d’inquisition :
Combien ce sentiment plein d’humanité n’est-il pas plus naturel que le
zèle afreux des persécuteurs, toujours occupés à tourmenter les incrédules,
comme pour les damner dès cette vie, et se faire les précurseurs des démons ?
Je ne cesserai jamais de le redire ; c’est que ces persécuteurs-là ne sont point
des croyants ; ce sont des fourbes.
Le censeur s’explique :
On a retranché la note, non pour approuver les persécuteurs, mais parce que
c’est une proposition outrée et fausse que de dire qu’ils sont tous de mau-
vaise foi. D’ailleurs cette note est inutile à l’ouvrage, elle n’est point neuve
à beaucoup près, et par conséquent point instructive, et il y a des gens à qui
elle déplaît. C’est faire en pure perte des ennemis à l’ouvrage et à l’auteur.
Malgré les arguties qui relèvent de sa fonction, cette attitude gentiment
protectrice est typique de ce censeur, qui ne manifeste aucune hostilité
vis-à-vis du livre qu’il est chargé d’assainir. Il afecte même parfois
une certaine mollesse, par exemple face à cette remarque de Wolmar à
Édouard : « Quoi qu’il en soit de l’espoir des croyants dans l’autre vie,
32 Éditer Rousseau

j’aime à passer avec eux celle-ci, et je sens que vous me convenez tous
mieux tels que vous êtes que si vous aviez le malheur de penser comme
moi » (VI, 4 ; p. 656-656), où il se contente d’une légère objection : « Ce
n’est pas un retranchement auquel on tienne beaucoup, on a trouvé cette
expression les croyants peu convenable. Il semble qu’on en parle comme
d’une secte, au reste M. Rousseau en fera ce qu’il voudra. » On retranche
sans un mot les propos sarcastiques de Julie (et une note) relatifs au
célibat et ses remèdes (VI, 6 ; p. 668), ceux de St Preux (et une note) par
rapport à la grâce (VI, 7 ; p. 684), en observant seulement : « Les censeurs
ont pu supprimer, mais ils n’étaient pas en droit de substituer un autre
texte. » On élimine une caractérisation des piétistes comme des « sortes
de fous qui avaient la fantaisie d’être chrétiens et de suivre l’Évangile à
la lettre » (VI, 7 ; p. 685), ain de ne pas s’aliéner les jansénistes.
L’autre sujet délicat concerne les attitudes peu orthodoxes, même
pour une protestante, exprimées par Julie, surtout à l’approche de la mort.
Sa coniance en un « Dieu clément, un père » (VI, 8 ; p. 696) doit être
rejetée dans la mesure où elle implique « le dogme de la tolérance, non de
la tolérance civile, mais de la tolérance théologique […], dogme réprimé
parmi nous »²7 ; telle autre note sur l’inconvenance du Cantique des can-
tiques (VI, 8 ; p. 697) provoque un rappel de la part du censeur qu’il s’agit
après tout d’un livre canonique, accompagné de cet indulgent reproche :
« Bien des gens parmi nous, même des théologiens, seront de l’avis de
l’auteur, mais tous lui conseilleront de sacriier cette note qui au fond
n’est pas neuve. » À de tels moments, le censeur a l’air de dire : Que vous
voulez que j’y fasse ? je suis navré, mais il me faut intervenir.
On ne maintient pas les mots du pasteur de Julie qui dit lui avoir
« quelquefois trouvé sur certains points des sentiments qui ne s’accor-
daient pas entièrement avec la doctrine de l’Église » (VI, 11 ; p. 713-714),
même si l’Église ainsi mise entre parenthèses n’est pas romaine. La tran-
quille résignation de Julie dans son agonie donne lieu à de nombreuses
déclarations que les censeurs ne peuvent lui passer²8, y compris deux ali-

27 Pour la même raison, les censeurs suppriment un long passage de la même lettre de Julie,
allant de « Je vous avoue que j’ai été longtemps sur le sort de mon mari » à « Le vrai chré-
tien c’est l’homme juste ; les vrais incrédules sont les méchants » (VI, 8 ; p. 698-699). En
fait, toute mention de la notion de tolérance est exclue, et même ces mots plutôt ano-
dins : « Non que l’idée de la tolérance divine m’ait rendue indiférente sur le besoin qu’il
en a. Je vous avoue même que tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela
diminuer mon zèle pour sa conversion » (ibid. ; p. 700).
28 Cette « profession de foi de Julie mourante », comme le censeur la qualiie, aurait ce
défaut général : « La sérénité de ses derniers moments ne peut point s’accorder avec une
La construcion d’une œuvre 33

néas sur ses croyances intimes, se terminant ainsi : « Si je suis dans l’er-
reur, c’est sans l’aimer ; cela suit pour me tranquilliser sur ma croyance »
(VI, 11 ; p. 714-715) Requête du censeur : « M. Rousseau pourrait-il sans
sacriier ces passages en entier au moins les adoucir ? »
Enin est signalé un commentaire ironique du pasteur, portant sur
l’appareil sinistre auquel sont souvent soumis les mourants, et passant
ensuite aux rites catholiques : « Un catholique mourant n’est environné
que d’objets qui l’épouvantent, et de cérémonies qui l’enterrent tout
vivant. Au soin qu’on prend d’écarter de lui les Démons, il croit en voir
sa chambre pleine ; il meurt cent fois de terreur avant qu’on l’achève »
(VI, 11 ; p. 717). Il faut, assure le censeur, que ce passage soit au moins
adouci : « Un calviniste peut le dire dans son pays mais il ne faut pas qu’il
l’imprime en France en termes si clairs. » À l’égard d’un autre, compre-
nant une note sur Platon (VI, 11 ; p. 727-728), il airme : « On a retranché
dans l’édition française toute cette dissertation sur l’état des âmes sépa-
rées des corps […]. Je crois cependant qu’elle ne scandalisera personne,
ainsi M. Rousseau peut rétablir tout ce passage s’il veut. »
Un seul des retranchements relève d’un point politique trop sensible.
Voici la phrase en question, où Julie parle de St Preux, censurée sans com-
mentaire : « Avec cela fût-il le dernier des hommes, encore ne faudrait-
il pas balancer ; car il vaut mieux déroger à la noblesse qu’à la vertu, et la
femme d’un charbonnier est plus respectable que la maîtresse d’un prince »
(V, 13 ; p. 633). Rousseau expliquera dans Les Confessions que, s’étant rendu
compte après l’impression du livre qu’on pouvait en faire l’application à
Mme de Pompadour, il avait été jusqu’à substituer prince à roi ; Males-
herbes fait insérer un carton dans l’exemplaire qui est destiné à la mar-
quise. Mais elle a appris la supercherie, et cet épisode aurait par consé-
quent contribué, selon Rousseau, au commencement de ses persécutions²9.
Le roman comporte aussi une note sur l’absolutisme :
[T]out prince qui aspire au despotisme, aspire à l’honneur de mourir d’ennui.
Dans tous les royaumes du monde cherchez-vous l’homme le plus ennuyé du
pays ? Allez toujours directement au souverain ; surtout s’il est très absolu.
C’est bien la peine de faire tant de misérables ! Ne saurait-il s’ennuyer à
moindre frais ? (VI, 8 ; p. 694)
Le censeur sympathise, sans pouvoir se permettre de passer outre : « Je

conscience coupable ; et c’est de la part de l’auteur une doctrine qu’il approuve hautement
que celle qu’il donne pour le principe adopté par son héroïne à l’instant de sa mort. »
29 Confessions, p. 667-668 ; OC I, p. 512.
34 Éditer Rousseau

crois en mon particulier cette observation très vraie et je comprends


que l’auteur ait du regret à la sacriier. Mais l’application est terrible.
M. Rousseau ne pourrait-il pas éviter d’y donner lieu sans perdre son
observation, et seulement en l’adoucissant ? »
Ces exemples auront donné une idée suisante de la liste de Males-
herbes. Au moment où Rousseau la reçoit, il a déjà vu un exemplaire
de l’édition de Robin et protesté hautement dans une lettre à Coindet
contre « les retranchements terribles qui rendent l’ouvrage ridicule à lire,
parce que rien n’ayant été substitué à la place des choses retranchées, les
lacunes coupent la liaison et font à la lecture l’efet le plus désagréable ».
Il ajoute toutefois :
Mais je le lui rends parce que l’ouvrage est tellement déiguré de contre-sens
et de fautes énormes d’impression, que je n’y reconnais plus mon manus-
crit. Mon dessein est de désavouer hautement cette édition, et même publi-
quement dans les journaux et gazettes ; il n’est point juste qu’on ose publier
sous mon nom un monstre ainsi diforme et un livre ainsi mutilé. Il s’en-
suit du parti que j’ai pris, que non seulement vous ne devez point recevoir
l’argent qui m’est destiné s’il vous l’ofre, mais qu’il ne convient pas même
que le billet reste plus longtemps entre nos mains. (CC 1235, 26 janvier 1761)
Dans ce « monstre » qu’on ose publier sous son nom, on voit l’horreur
de Rousseau pour toute espèce de déformation de son texte, et la preuve
que pour lui il n’est point d’intervention innocente.
Lorsqu’il répond à Malesherbes trois jours après avoir reçu sa lettre,
Rousseau, n’ayant plus sous les yeux l’exemplaire de l’édition Robin qu’il
avait aussitôt rendu à Coindet, regrette avec humeur mais sans rage les
disparates ainsi produites :
Quelques-uns de vos retranchements me paraîtraient assez à propos et
convenables, même dans ma façon de penser ; mais le plus grand nombre et
les plus importants sont ceux auxquels je ne puis acquiescer, parce qu’ils vont
directement contre l’objet du livre et que les images trop libres mais néces-
saires à l’efet du reste n’étant plus rachetées par rien d’utile, un bon livre que
j’ai cru donner ne devient plus qu’un roman libre et scandaleux que je sup-
primerais moi-même, si j’en avais le pouvoir. Je ne me soucie pas qu’on me
lise en France, s’il faut employer pour cela six volumes de fadeurs, unique-
ment à servir de secrétaire d’amour à la jeunesse, et à donner aux lecteurs
l’érudition du coucher. (CC 1303, 19 février 1761)³0
Il se justiie en partie en établissant une opposition entre piété catholique

30 Voir aussi CC 1304 du même jour.


La construcion d’une œuvre 35

(aveugle) et piété protestante (éclairée), et en faisant appel à quelques


précédents littéraires susceptibles de cautionner son procédé :
Une dévote vulgaire, humblement soumise à son directeur, une femme qui
commence par le libertinage et init par la dévotion n’est pas un objet assez
rare, assez instructif pour remplir un gros livre, mais une femme à la fois
aimable, dévote, éclairée et raisonnable, est un objet plus nouveau et selon
moi plus utile. […]
[…] Je remarquerai seulement que ces retranchements sont faits avec tant
de soin qu’il ne reste rien à mes calvinistes en fait de doctrine que le plus
superstitieux catholique ne pût avouer. Autant vaudrait exiger que tout pro-
testant qui vient à Paris fît abjuration sur la frontière. Il s’en faut bien que
les romans de l’abbé Prévost, surtout le Cleveland, ne soient traités avec tant
de sévérité. Or il me paraît assez étrange qu’un prêtre catholique puisse dans
ses romans faire parler des protestants selon leurs idées plus librement qu’un
protestant dans les siens. […]
J’ai pensé aux changements proposés, et j’ai vu que je ne pouvais rien
substituer aux choses retranchées sans changer aussi l’objet de ce livre et
sans le gâter, ce que je ne veux pas faire. Que si je ne voulais qu’adoucir ces
mêmes choses je n’y réussirais jamais, n’ayant ni ce talent-là, ni le goût qui
le rend utile : à la vérité il y a beaucoup de mauvaises notes que je voudrais
qui n’y fussent point, mais ce ne sont pas celles-là que M. de Malesherbes
exige qu’on retranche. Je pourrais consentir qu’on les ôtât absolument toutes
pourvu que le texte entier restât tel qu’il est dans la première édition ; encore
ce sacriice me coûterait-il beaucoup.
Je remercie très humblement M. de Malesherbes de sa bonne volonté,
mais je ne sais ni veux apprendre comment il faut préparer un livre pour le
mettre en état d’être imprimé à Paris. (Ibid.)
Malesherbes s’explique de son mieux sur les intentions du censeur, sur-
tout en ce qui concerne l’hétérodoxie de certains propos philosophiques
énoncés par Julie de Wolmar :
Julie peut dire en mourant beaucoup de choses très bonnes et très utiles
sans parler du salut de ceux qui sont mécréants de bonne foi ou qui ont une
croyance qui leur est particulière. Je ne parle point de la religion dont Julie
fait profession et sur laquelle on ne prétend faire aucune diiculté à l’auteur.
Je parle des sentiments qui ne sont autorisés ni dans la religion catholique
ni dans la religion réformée. (CC 1327, vers le 26 février 1761)
Manifestement, Malesherbes considère que Julie mourante est en efet trop
diserte et que l’auteur « aurait pu se passer des deux pages retranchées […]
sans que le reste perdît de son mérite ». Il précise plus particulièrement :
36 Éditer Rousseau

D’ailleurs M. Rousseau s’est aussi trompé sur l’esprit général du mémoire


qui lui a été envoyé.
Il y avait dans l’édition hollandaise des passages que M. Rousseau lui-
même conviendra qui ne peuvent jamais être tolérés dans un pays catholique.
Tel est celui où l’on dit très clairement que l’absurdité de la religion catho-
lique a dû conirmer Wolmar dans l’athéisme. Telle est la note dans laquelle
on parle du spectacle agréable que les catholiques donnent dans leurs églises
par la représentation des anges et de la Vierge. Encore cette note pourrait-
elle ne pas être entièrement sacriiée, et on pourrait peut-être dire la même
chose en ôtant à cette phrase l’air d’ironie que les catholiques ont cru y voir.
Or dès que le gouvernement a été obligé de faire faire des retranchements
sur ces deux articles il a fallu en faire sur la plupart des autres sans quoi c’eût
été les approuver.

Pour l’amadouer, il l’encourage à se consoler en pensant à la « troisième


édition » qui sera une édition piratée, faite à Paris, mais où, le texte ayant
perdu son caractère de nouveauté après l’épuisement de l’édition de Rey,
le tout sera rétabli comme Rousseau le désire et pourra être débité sans
plus de tracasseries.
Lorsque, quelque trois semaines plus tard, l’auteur s’explique plus en
détail avec Malesherbes, sa réaction prend, sans toutefois qu’il s’incline
tout à fait, un ton modéré qui répond assez à l’indulgence relative du cen-
seur. Les passages touchant à la religion continuent à être les plus sen-
sibles et les plus contestés. Rousseau y développe surtout sa réponse sur
les discussions entre St Preux et Wolmar, protestant contre l’airmation
qu’il n’est pas permis à des calvinistes d’exposer des idées idèles à leur
façon de voir sans contrevenir à l’orthodoxie catholique :
La Sorbonne voudrait-elle nous rendre intolérants malgré nous, ou nous
prescrire de quelle manière il lui plaît que nous allions en enfer ? Quel droit,
quelle inspection prétend avoir l’Église catholique sur quiconque ne recon-
naît pas son autorité ? Elle aura beau faire : l’intolérance, même théologique,
est contraire à nos principes, et n’a jamais pu s’introduire parmi nous que par
abus. Or, je soutiens qu’il appartient à tous les idèles de réclamer contre cet
abus. […] Julie et Saint Preux étant les héros du roman, dit M. de Males-
herbes, leur façon de penser peut faire impression, et sera toujours prise pour
celle de l’auteur. Auteur ou non, si cette façon de penser est prise pour la
mienne, et peut faire impression, tant mieux : c’est une raison de plus pour
moi de n’y rien changer. Toute autre objection est incompétente de la part
des catholiques, et ne me touche point de la part de qui que ce soit.
À l’égard du mot par hasard, je ne sais ce qu’il a de déplacé dans la bouche
de M. de Wolmar : mais je sais bien que ce serait un grand hasard, s’il y avait
un seul chrétien sur la terre. Cependant, s’il ne tient qu’à sacriier ce mot-
La construcion d’une œuvre 37

là, j’y consens. Qu’on en substitue un autre équivalent, si l’on peut, pourvu
que ce mot substitué soit court, serré, dans les principes de Wolmar ; qu’il
ne gâte pas l’harmonie de la phrase, et que la réponse de St Preux puisse s’y
rapporter. (CC 1350, mars 1761)
Par ailleurs, Rousseau consent à ce que soient adoucis plusieurs passages
par la substitution de formules à peu près équivalentes. Mais pas toujours.
En général il accepte qu’on supprime une note plutôt que de la modiier.
Il permet qu’on ôte quelquefois une ligne, comme celle qui proposait que
le Cantique des cantiques soit supprimé dans la Bible (VI, 8l ; p. 697).
En somme, la censure, si on est Rousseau et qu’on soit protégé par
Malesherbes, peut jusqu’à un certain point se négocier ; du moins il y a
quelque souplesse dans les critères et un certain dialogue est possible.
Plus largement, la censure étant une condition de la publication rigou-
reusement légale (avec permission) en France, c’est un mal qu’on accepte
pour un bien qu’on escompte. Quoique d’autres choix soient possibles,
le marché parisien est attirant pour l’auteur et le libraire à la fois ; s’y
engager représente pour l’un comme pour l’autre un compromis pratique.
On peut n’être pas satisfait du résultat mais on a donné son consente-
ment ; le problème dans le cas de Rousseau est qu’il n’a jamais entiè-
rement accepté cette condition. Un auteur ne trouve pas bien qu’on
estropie son texte, même quand il avance des propositions téméraires :
c’est normal ; mais lui plus qu’un autre, et de plus en plus avec le temps
qui passe, est inquiet, et inalement presque terriié, par le manque de
maîtrise que cela représente. Le censeur devient implicitement le sym-
bole de l’ennemi caché qui arrive à subtiliser son ouvrage pour mettre à
la place de ce qu’il voulait dire quelque chose qu’il ne reconnaîtra plus.

Autorité d’auteur

Qu’il soit question de la censure, des fautes des typographes ou de modi-


ications volontaires des correcteurs, il n’y a pas de sécurité absolue pour
Rousseau, même à l’égard des textes qu’il a lui-même contrôlés. Comme
il le déclare à Duchesne : « Je ne connais qu’une seule édition de la Nou-
velle Héloïse qui soit supportable, c’est la première », principe qui s’ajoute
au refus de toute correction non autorisée des épreuves actuellement en
cours : « Je m’aperçois, Monsieur, que le correcteur revoit après moi les
épreuves ; cela n’est pas juste. Il convient mieux, ce me semble, que ce soit
moi qui [les] revoie après lui » (CC 1656, 29 janvier 1762).
38 Éditer Rousseau

Une seule règle lui paraît vraiment acceptable, c’est qu’en aucun cas
un autre que l’auteur, serait-ce pour corriger une erreur, n’ait le droit de
toucher au texte. Il y revient à plusieurs reprises dans des lettres adres-
sées à Rey :
Je ne suis pas assez fou pour exiger une édition sans faute, je n’en sache point
de telle ; mais je voudrais qu’on ne corrige pas mes fautes à moi, sans savoir
s’il me convient qu’elles soient corrigées, ce qui n’empêche pas, comme je
vous le répète de bon cœur, qu’à tout prendre, je ne sois fort content, sur-
tout de votre complaisance et de votre bonne volonté. (CC 675, 23 juillet 1758)
On suivra exactement mon manuscrit, l’orthographe, la ponctuation, même
les fautes, sans se mêler d’y rien corriger. (CC 788, 14 mars 1759)
Au besoin, Rousseau demande lui-même qu’une faute soit corrigée à la
main :
[C]omme il n’est question que d’une s à ajouter et que cela se peut faire aisé-
ment en pliant la feuille, vous m’obligerez d’y faire faire cette petite correc-
tion. (CC 267, 3 janvier 1755)
Je vous abandonne toutes les autres fautes des 11 premières feuilles à condi-
tion que vous aurez soin de faire corriger exactement ces trois-là dans tous
les exemplaires, soit à la main, soit avec des cartons. (CC 278, 20 février 1755)
Ce n’est pas que toutes ses objections aillent dans le même sens ou soient
dépourvues d’ambiguïté. Voici ce qu’il avait écrit à Rey à propos des
épreuves du Discours sur l’inégalité :
Les fautes de ponctuation sont innombrables. Quand j’ai désiré qu’on suivît
exactement le manuscrit je n’entendais pas parler de la ponctuation qui y
est fort vicieuse. Priez M. l’abbé Yvon de vouloir bien la rétablir dans les
épreuves suivantes. (CC 267, 3 janvier 1755)
On a beau relire plusieurs fois cette phrase, elle n’est pas parfaitement
claire pour qui n’a pas en main les épreuves corrigées ; si elle l’était pour
Rey et Yvon, je ne saurais le dire. Est-ce la ponctuation du manuscrit
ou celle d’Yvon qui est vicieuse ? Dans un cas antérieur il avait écrit :
« Je remarque qu’il y a […] des fautes qu’on ne peut corriger qu’en fai-
sant attention au manuscrit parce qu’elles mutilent la période sans ôter
le sens ; vous aurez la bonté d’engager l’abbé Yvon de ne point corriger
sans consulter le manuscrit » (CC 256, 22 novembre 1754).
Souvent c’est le rythme qui est en question : il rejette une correc-
tion proposée par Rey parce que « la phrase est tellement cadencée que
l’addition d’une seule syllabe en gâterait toute l’harmonie » (CC 1015,
15 juin 1760). Il peut suire d’une lettre pour faire une syllabe de plus
La construcion d’une œuvre 39

– et de trop, par exemple quand il trouve, dans les épreuves de la Lettre
à D’Alembert, un singulier rendu pluriel :
[…] je n’avais point mis cette s, ôtez-la ; vous me direz qu’elle est fort indif-
férente, et vous avez raison quant au sens ; mais outre que le singulier est
plus élégant, ce pluriel ajoute dans la phrase une syllabe qui en gâte absolu-
ment l’harmonie, et l’harmonie me paraît d’une si grande importance en fait
de style que je la mets immédiatement après la clarté, même avant la correc-
tion. (CC 667, 8 juillet 1758)
Il lui arrive de s’écrier, exaspéré : « En vérité, je ne sais plus si je suis un
auteur qu’on imprime ou un écolier qu’on corrige » (CC 673, 20 juillet
1758). Mais une telle modiication, comme lui-même le remarque parfois,
pourrait aussi passer inaperçue ; c’est en partie pour cela qu’il se méie au
plus haut point de toute suggestion de remaniement, quelle qu’en soit la
cause ou la justiication :
Vos bonnes feuilles sont pleines de fautes énormes dont plusieurs font des
contre-sens qui me désolent, et ce qu’il y a de plus étonnant c’est que je suis
sûr que plusieurs de ces fautes n’étaient point dans les épreuves. Je juge qu’on
les aura faites en remaniant. (CC 1101, 14 septembre 1760)
C’est ce qu’il airme encore le plus véhémentement possible en écrivant
à Jean Néaulme qui est en train d’imprimer l’Émile :
Page 51 ligne 11, « se déie de lui » : on a ajouté même³¹. Et de quel droit, mon-
sieur, a-t-on fait cette addition ? A-t-on pu croire que ce n’était là qu’une
faute d’impression ? N’a-t-on pas dû voir dans l’autre lui-même qui est deux
lignes auparavant, la raison qui me l’avait fait retrancher ici ? N’a-t-on pas dû
voir que n’y ayant qu’un substantif dans la phrase, j’avais jugé que le relatif du
pronom ne pouvait être équivoque ? Il est donc clair que c’est l’auteur qu’on a
voulu corriger. Quoi donc monsieur ! je ne pourrai pas faire des fautes quand
il me plaira dans mes ouvrages ? Il faudra qu’ils soient écrits à votre mode et
non à la mienne, et cependant qu’ils portent mon nom ? Cela n’est pas juste.
Commencez donc par ôter au moyen d’un carton ce mot même que vous avez
ajouté sinon mal à propos, du moins contre ma volonté ; ôtez encore le mot
de que vous avez ajouté de même deux lignes plus haut, et ne prenez plus
la liberté d’altérer le texte ; ou bien ôtez mon nom de l’ouvrage ; sans quoi
tenez-vous assuré que je protesterai publiquement contre votre édition, et je
ne ferai rien en cela qui ne soit dans les plus étroites règles de la justice. Eh
Dieu ! si vous continuiez à me traiter ainsi jusqu’au bout, mon livre serait à la

31 La pagination renvoie à l’édition Duchesne/Néaulme, t. I : « Cette méthode me paraît


utile pour empêcher un auteur qui se déie de lui de s’égarer dans des visions […]. »
40 Éditer Rousseau

in tellement déiguré que je ne m’y reconnaîtrais plus. De grâce lisez vous-


même ces quatre lignes avec vos belles additions et jugez si vous n’avez pas
l’oreille écorchée. Votre correcteur peut savoir mieux que moi les règles de
la langue, mais il y en a une grande que je sais sûrement mieux que lui ; c’est
de les violer toutes quand il convient.
Ce qu’il y a de plaisant c’est que ce même correcteur, si hardi à corriger
l’auteur, n’ose toucher aux fautes qui sont évidemment de l’imprimeur […].
Faites que ce la puisse avoir un sens, et je vous pardonnerai de l’avoir laissé ;
mais je vous pardonnerai encore moins de toucher au reste. On dirait que
vous prenez à tâche d’être hardi et circonspect à contretemps. (CC 1657,
29 janvier 1762)
Peu sensible à un efet de fatigue qui peut amener un typographe à se
tromper de ligne ou de mot, Rousseau n’y voit qu’usurpation de son
autorité d’auteur ; il sait bien que les cartons coûtent cher et que Rey y
répugne, mais c’est un principe et souvent il refuse de céder. Rousseau
n’a de communication directe qu’avec l’imprimeur-libraire et non avec le
prote, et on voit souvent qu’il ne sait pas trop auquel il a afaire.
Ces manigances et ces négociations exaspèrent Rousseau et lui font
déjà soupçonner qu’il est en proie à une conspiration qu’il attribue en
premier lieu aux jésuites. En novembre de la même année, il apprend que
le père Henri Grifet a obtenu un manuscrit d’Émile³², « tombé dans les
mains des jésuites par les soins du sieur Guérin », lequel a su le dérober
en feignant d’en faire réaliser lui-même une édition :
En pénétrant trop tard l’objet des soins généreux du sieur Guérin, je crus
d’abord que les jésuites possesseurs de mon manuscrit se contenteraient d’en
retarder l’impression, pour avoir le temps d’en faire quelque sorte de réfu-
tation à leur mode avant qu’il parût ; ce qui ne m’alarmait pas beaucoup, car
ce n’est pas avec ces armes-là qu’ils sont à craindre. Mais la certitude que j’ai
que l’édition commencée en apparence n’est que simulée, le [sic] fait com-
prendre qu’ils veulent absolument supprimer l’ouvrage, ou du moins, vu l’état
de dépérissement où je suis, en diférer la publication jusqu’après ma mort ;
ain que, tout à fait maîtres du manuscrit, ils puissent le tronquer et falsi-
ier à leur fantaisie sans que personne y ait inspection. Or voilà, monsieur,
le malheur que je redoute le plus, aimant cent fois mieux que mon livre soit
anéanti que mis dans un état à déshonorer ma mémoire.
J’avais toujours espéré me mettre à couvert des manœuvres de ces mes-
sieurs en ne m’attaquant jamais à eux, en n’en parlant jamais dans mes livres
[…] mais c’est pour le seul plaisir de faire du mal qu’ils m’en font, et j’ap-

32 Rousseau à Malesherbes, CC 1548, 18 novembre 1761.


La construcion d’une œuvre 41

prends à mes dépens qu’à moins de leur être absolument vendu, l’on ne
gagne rien à les ménager.³³
Ici, comme on le voit, ce qui préoccupe Rousseau est moins la concur-
rence que la falsiication de son texte. Il se montre prompt à s’afoler,
s’imaginant aux prises avec des forces obscures dont l’objectif est, en
contrefaisant Rousseau, d’imposer au public, à sa place, un auteur qui
n’est pas lui mais risque de s’y substituer pour de bon. Dans le contexte,
justement, d’une édition générale qui servirait à concrétiser et garantir
son œuvre contre toute atteinte, ce larcin, qui s’efectue presque sous ses
yeux, lui inspire une horreur de toute altération de ses textes : ce sera là
le thème de toutes ses hantises jusqu’à sa thématisation circonstanciée
dans Rousseau juge de Jean-Jacques.
Que de tels allers-retours entre auteurs, censeurs et libraires suscitent
de multiples diicultés, personne ne l’a mieux compris que Malesherbes
lui-même ; on devine toute la méiance et la frustration qui l’ont amené
à rédiger, à propos de Julie, ce mémoire pour Coindet :
M. Rousseau ne peut pas dire que c’est contre son gré qu’on a fait à Paris
une édition de son ouvrage parce que cela n’est pas vrai.
Mais il peut dire aussi haut qu’il voudra qu’il désavoue cette édition, qu’il
ne l’a point revue et qu’elle contient des fautes qui déparent son ouvrage,
puisque cela est vrai.
Au reste cette déclaration sera assez inutile attendu que quand elle paraîtra
le public aura selon les apparences les deux éditions entre les mains et en
jugera.
Mais elle ne fera aucun tort aux libraires qui alors auront sûrement débité
l’édition de Paris et à qui il sera très indiférent qu’on dise du mal de leur
édition pourvu qu’elle soit vendue.
Ainsi non seulement M. Rousseau peut en sûreté de conscience recevoir
la rétribution qui lui est due légitimement malgré son désaveu, mais je ne
sais pas si les libraires ne lui seront pas encore redevables de ce désaveu qui
leur facilitera la vente d’une troisième édition qu’ils feront faire quelque part
sans retranchements et qui se vendra bien mieux quand la première qui aura
été faite à Paris sera décriée.³4
Comme le suggère Malesherbes ici, les sommes proposées à Rous-
seau par les libraires et, on le suppose, les chifres de vente commencent
à monter. Rey l’aura payé jusqu’ici en tout 2 160 livres, Robin-Grangé

33 Confessions, p. 731-732 ; OC I, p. 566.


34 « Ceci était écrit pour être remis à M. Coindet, avant que j’eusse reçu la lettre [no 1239] de
M. Rousseau » (CC 1240, 28 janvier 1761 environ).
42 Éditer Rousseau

1 000, et Duchesne 1 200. Ensuite Rousseau ofre Du contrat social à Rey


pour 1 000 livres (FR, p. 30). Malesherbes et Mme de Luxembourg, qui
tiennent à faire publier Émile à Paris, négocient avec Duchesne le prix
de 6 000 livres. Rousseau s’engagera envers lui en août 1761, mais l’im-
primeur à son tour établit un accord avec Néaulme pour la distribution
du livre hors de France ; c’est ainsi que l’édition originale (en mai 1762),
publiée par Duchesne, n’en porte pas moins le nom de Néaulme, qui
obtient en avril un privilège des États de Hollande. Entre-temps se pour-
suit la préparation des trois éditions plus ou moins simultanées de Julie.

Premier projet d’une réédiion d’ensemble

En 1761, Marc Michel Rey se trouve donc à la tête de plusieurs manus-


crits dûment achetés à l’auteur : les deux Discours académiques, la Lettre
à D’Alembert, Julie et Du contrat social. Il a certainement dû y trouver son
compte ; tout en espérant en acquérir d’autres, il est en droit de penser
que l’essentiel de l’œuvre de Rousseau est achevé. Aussi songe-t-il depuis
quelque temps déjà à proiter encore de ses succès en les prolongeant au
moyen de plusieurs rééditions :
J’ai réimprimé votre ouvrage à M. D’Alembert, et je réimprime actuellement
celui publié en 1755 ; il ne m’en reste que peu d’exemplaires et je ne dois pas
le laisser manquer ; je voudrais bien faire le reste avec votre consentement,
que vous soyez content, et il ne dépend pas de moi que vous ne le soyez.³5
Il se heurte tout de suite au désaccord déjà constaté concernant les droits
des textes, ce qui ne manque pas d’irriter l’auteur, quoiqu’il admette déjà
le principe d’un « recueil général » qu’il « désire faire » :
J’ai eu tort de ne m’être pas expliqué avec vous, et sur votre dernière lettre j’ai
résolu de ne plus songer à ce recueil que nous ne nous soyons mieux expli-
qués ; car sûrement il y a du malentendu entre nous. Vous avez raison de ne
vouloir pas payer deux fois les mêmes ouvrages ; mais moi je n’ai pas tort de
ne vouloir pas vous faire présent de deux ans de mon temps, car je n’ai de
ressource pour vivre que mon travail, et tandis que je revois mes écrits il faut
que je dîne. (CC 788, 14 mars 1759)
Cette idée de rassembler des œuvres en plusieurs volumes assortis, en
fait Rey ne l’oublie jamais, et d’une certaine manière Rousseau non plus.

35 Rey à Rousseau, CC 786, 22 février 1759. Sur toute cette question voir J.-F. Perrin, « Ceci
est mon corps : J.-J. Rousseau et son “Édition générale”».
La construcion d’une œuvre 43

Pissot pour sa part publie des Œuvres diverses de M. J.-J. Rousseau de


Genève en 2 volumes dès 1756, sans parler d’une réédition de la Lettre à
D’Alembert en 1761. Une autre édition au même titre paraît en 1760 avec
la rubrique : « Amsterdam, aux dépens de la Compagnie ». D’autres pira-
tages suivent, avec une telle profusion que je ne m’eforcerai pas de les
répertorier.
Comme le précise Jean-François Perrin, le sujet d’une édition d’en-
semble semble avoir été abordé avec Rey en novembre 1757³6, mais Rous-
seau en difère rapidement l’exécution pour faire imprimer la Lettre à
D’Alembert³7. Rey essaie de le tenter en septembre 1758 par une réimpres-
sion des quatre œuvres qu’il possède déjà, corrigées par Rousseau – plus,
éventuellement, Le Devin du village (CC 687, 4 septembre 1758). Rous-
seau réplique avec sa propre proposition :
Je n’entends rien à votre projet de rimprimer une partie de mes écrits déjà
publiés, et d’omettre les autres, et précisément ceux qui ont eu le plus grand
succès, comme la réponse au roi de Pologne, la préface de Narcisse, etc. Vous
savez que mon dessein est de faire une édition générale, d’y joindre plu-
sieurs pièces nouvelles que j’ai en manuscrit et plusieurs additions que j’ai
faites à ce qui est déjà imprimé. Si vous voulez vous charger de cette édi-
tion, comme nous en étions convenus, je vous enverrai des manuscrits bien
nets, et des exemplaires bien corrigés. J’estime que le tout fera quatre bons
volumes in-douze. Si cette entreprise vous convient, il n’est question que de
nous arranger pour cela ; je passerai l’hiver à mettre le tout en ordre, et vous
pourrez avoir la copie avant Pâques. Si vous vous obstinez à votre petite
édition incomplète, je ne m’y oppose pas, et j’ofre même de la revoir. Mais
vous ne trouverez pas mauvais que je fasse la mienne de mon côté. Car je
vous avoue que n’étant plus en état de travailler, ce m’est une idée douce de
laisser avant ma mort un bon recueil de ce que j’ai fait. Au reste, l’ouvrage
dont je vous ai lu quelques morceaux [Julie] est entièrement achevé, il est en
six parties, et si vous aimiez mieux commencer par celui-là, cela dépendra
de vous. (CC 691, 13 septembre 1758)
Quelques semaines plus tard, Rousseau précise davantage comment il
voit l’« édition générale » : il s’agirait, au prix de 60 louis (1 200 livres), de
quatre ou cinq volumes in-douze, y compris « plusieurs nouvelles pièces,
et quelques additions aux autres ». Dans le premier volume, « les pièces de

36 Une allusion dans sa lettre à Rey du 12 juillet 1757 (CC 670) renverrait (selon la note f, mais
sans référence) aux discussions qu’ils avaient eues en novembre, selon lesquelles Rousseau
serait venu en Hollande « surveiller l’impression d’une édition complète de ses Œuvres ».
37 J.-F. Perrin, art. cité, p. 86.
44 Éditer Rousseau

théâtre et autres petits ouvrages », pour la raison originale « qu’on trouve


toujours mieux en avançant » ; ensuite (du moins on peut le supposer)
les Discours, puis Julie à moins que Rey ne préfère la mettre en tête ; au
tome 4, la Lettre à D’Alembert et un autre écrit sur le théâtre³8 (CC 716,
24 octobre 1758).
Reste la question des droits, car dans une lettre à Malesherbes où il
demande comment il se fait que Rey lui ait « disputé même le droit de
faire une édition générale et unique de [s]es écrits, revus, et augmentés
de nouvelles pièces » (CC  1152, 5 novembre 1760), Rousseau développe
comme un petit traité de la politique des librairies nationales. Forcé-
ment il doute de la bonne foi de son éditeur ; il vient même un moment
où, en entendant dire que Rey a emporté un de ses manuscrits, Rousseau
pense rompre avec lui : « En vérité, monsieur, en voilà trop aussi, et je n’ai
que trop lieu de me croire libre de mes engagements avec un homme qui
tient si mal les siens. Je vous propose et il convient de rompre le marché
que nous avions fait pour le manuscrit en question [Du contrat social] »
(CC 1300, 18 février 1761). Rey pour sa part, blessé que Rousseau ait écouté
comme cela des ouï-dire, répond en attestant son intégrité : « Il y a cin-
quante libraires à Paris avec lesquels je fais des afaires depuis plusieurs
années, qui peuvent témoigner que je n’ai jamais fait de tort à personne,
que j’ai toujours fait honneur à mes afaires » (CC 1324, 25 février 1761).
Comme l’écrit Jean-François Perrin, « une course de vitesse s’engage entre
Rey et ses principaux concurrents pour l’exclusivité de l’édition générale ».
En juin, Charles Joseph Panckoucke, se proposant d’établir une impri-
merie à Anvers³9, essaie pour sa part d’attirer Rousseau par l’idée d’« une
édition complète de toutes [ses] œuvres in-8o ou in-4o dont on ferait un
chef-d’œuvre de typographie » (CC 1438, 25 juin 1761) ; nous n’avons pas la
réponse, si réponse il y a eu. Entre-temps Rey entre en disgrâce40 :
Puisque vous avez fait, monsieur, sans ma participation une édition de mes
ouvrages, même de ceux qui ne vous appartiennent pas, et que par un privi-
lège obtenu vous m’avez dépouillé autant qu’il était en vous du droit de les
faire imprimer où il me plairait4¹, vous devez vous soucier tout aussi peu de
mon agrément pour l’exécution que pour l’entreprise […]. Ainsi vous avez

38 Selon la note de Leigh, il s’agit vraisemblablement de De l’imitation théâtrale.


39 Sur Panckoucke, voir H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, t. II, p. 521-525, et R. Birn,
« Panckoucke », DJJR, p. 679-680.
40 J.-F. Perrin, art. cité, p. 87.
41 « [I]l s’agit du privilège de 1761 obtenu par Rey en Hollande pour les œuvres antérieures
à l’Émile » (ibid., p. 87).
La construcion d’une œuvre 45

dû supposer que bonne ou mauvaise, cette édition ne passerait pas sans être
désavouée, vous avez pris votre parti là-dessus, et l’envoi que vous voulez me
faire d’un exemplaire me paraît la chose la plus inutile. (CC 1471, 9 août 1761)
Enin, en 1762 Rey s’ouvre à nouveau à Rousseau au sujet d’une « édi-
tion complète de [ses] ouvrages », en vue de laquelle Néaulme lui laisse-
rait partager son privilège pour Émile (CC 1689, 22 février 1762). Cela ne
devrait pas soulever de diicultés mais, d’abord, il voudrait à cette in que
Rousseau lui fournisse un nouveau manuscrit corrigé et éventuellement
modiié pour chaque œuvre, et ensuite, la question se pose d’œuvres iné-
dites qui seraient peut-être déjà sur le métier. Rey est un peu consterné
d’apprendre que Rousseau, tout en lui concédant le droit de rééditer les
manuscrits dont il est déjà propriétaire, soutient en même temps qu’il
est libre lui-même de les revendre à qui il veut, surtout en France où
Rey ne détient pas de privilèges. C’est un contentieux sérieux dans ce
que Raymond Birn appelle leur « menuet » (FR, p. 31-35), une épreuve de
volontés, mais en même temps pour Rousseau un déi au système qui
refuse normalement aux auteurs tout droit sur un ouvrage une fois qu’ils
l’ont vendu. Un encore plus grand obstacle réside dans le fait qu’Émile
est prohibé en Hollande comme à Paris. Rousseau ne s’en remet pas :
Mon cher Rey, je vous suis sincèrement attaché, mais je le suis plus encore
à mon honneur ; j’ai plus de ierté que leurs hautes puissances, et une ierté
plus légitime. Je ne consentirai jamais que le recueil de mes écrits s’im-
prime en Hollande, qu’il ne s’y imprime avec approbation, et que l’injuste
afront qui m’a été fait ne soit réparé par un privilège authentique et aussi
honorable que la précédente révocation [à Paris] a été insultante. (CC 2219,
8 octobre 1762)
Quoiqu’il évite pendant longtemps de renoncer à une entente éven-
tuelle avec Rey, on peut se demander si ce n’est pas cette raison qui l’em-
pêche en déinitive de se mettre d’accord avec lui. Il repense fréquem-
ment pourtant à Rey quand d’autres projets le déçoivent ou le révoltent :
Vous savez sans doute que M. Néaulme fait mutiler mon Émile pour le labo-
rieux M. Formey qui ne craint pas, par une entreprise inouïe jusqu’ici dans
la littérature, de s’emparer de mon vivant de mon propre bien, pour l’estro-
pier et le déigurer à son gré et peut-être y fourrer sous mon nom ses sottes
pensées. Voilà les brigands qui s’appellent chrétiens, et moi qui chéris la jus-
tice et respecte en tout les droits d’autrui, je suis l’impie et l’homme abomi-
nable. Ils ont raison, s’ils sont chrétiens, je ne le suis pas.
On dit que M. l’abbé de La Porte et M. Duchesne ont entrepris tout
ouvertement une édition générale de tous mes écrits en douze volumes
46 Éditer Rousseau

en-8o. Ainsi me voilà loin de mon compte sur l’édition générale par laquelle
je comptais inir pour avoir du pain. Au défaut de cette ressource il en faudra
chercher je ne sais où ; car pour mendier et recevoir l’aumône de qui que ce
soit, je suis parfaitement déterminé à mourir de faim plutôt que de jamais
en venir là. Ce qui me console est que ces Messieurs n’ont ni les additions
ni les pièces manuscrites en assez grand nombre, qui pourraient faire valoir
mon édition.
Vous savez sans doute qu’on a fourré sous mon nom dans une édition
contrefaite du Contrat social une lettre à laquelle je n’ai aucune part et que
je n’ai même jamais vue. On fait aussi courir je ne sais combien de lettres
manuscrites qu’on m’attribue, et qui sont ou supposées ou falsiiées par mes
ennemis au point d’être méconnaissables. Voilà, mon cher Rey, les hon-
nêtes gens à qui j’ai afaire. Cependant cette séquelle voltairienne s’est telle-
ment emparée de tous les journaux, de toutes les gazettes, mercures et autres
papiers publics, qu’il n’y a de place que pour leurs insultes et calomnies, et
que la voix de l’opprimé ne saurait y pénétrer. (CC 2427, 8 janvier 1763)
Rousseau ne cesse toutefois de songer à ce projet, et surtout à la manière
de l’organiser, d’autant qu’il lui devient de plus en plus urgent de l’exé-
cuter. Il souhaite encore, dit-il, donner la préférence à Rey :
[N]os anciennes liaisons renforcées par l’honneur que vous m’avez fait en me
choisissant pour compère4², la générosité dont vous avez usé envers Mlle Le
Vasseur, et encore une certaine bienséance pour vous et pour moi me font
désirer beaucoup que le parti vous convienne et qu’ayant été jusqu’ici mon
libraire vous continuiez à l’être jusqu’à la in. (Ibid.)
Le mémoire qu’il envoie préconise une nouvelle édition in-quarto en
6 volumes – ou en 18 volumes in-douze – ornée de 18 à 20 planches4³. On
verra dans la suite qu’il sera souvent question, chez diférents éditeurs,
avec ou sans la participation de Rousseau, de lancer simultanément une
édition en deux formats, et ce malgré les frais supplémentaires de com-
position, l’un étant plutôt élégant, de préférence illustré, et l’autre plus
abordable pour atteindre un public plus large.
La répartition des œuvres ne manque pas d’intérêt parce que celle
que Rousseau établit à cette occasion sera le modèle au moins général
de plusieurs autres éditions. Le premier volume sera consacré aux œuvres
de philosophe et de morale, autrement dit (les titres n’en étant pas pré-
cisés) aux deux Discours, à la Lettre à D’Alembert et au Contrat social ;
les tomes II et III à « l’Héloïse » ; les deux suivants à Émile ; et enin un

42 Rousseau est le parrain de Suzanne Rey, née le 3 mai 1762.


43 Rousseau à Rey, CC 3273, § 11, 13 mai 1764.
La construcion d’une œuvre 47

volume de varia (pièces de théâtre, littérature, lettres et mémoires). Cela


suppose d’ailleurs des volumes assez épais si on se souvient que l’édition
originale de Julie occupait 6 volumes et celle de l’Émile 5. Cette réparti-
tion est plus ou moins chronologique, à l’exception du dernier volume,
qui recoupera nécessairement toutes les époques ou presque. La nou-
velle mention de « mémoires » surtout est intéressante et lourde d’avenir,
quoique les dimensions qu’elle suppose soient nécessairement, pour le
moment, encore assez limitées. Rousseau se portera lui-même garant
de son texte : « Je fournirai un exemplaire exactement corrigé ou une
copie très correcte de chaque ouvrage ; mais je ne puis, vu l’état de ma
santé, m’engager à aller corriger l’édition moi-même. » (Ibid.) Mais avec
les multiples déplacements auxquels il sera bientôt contraint, le projet
n’aboutira pas, et Rey se contentera pendant plusieurs années d’essayer
diférents assemblages toujours constitués à partir d’anciennes et nou-
velles éditions sans jamais en proposer formellement le contrat.
Rey va, en efet, publier en 1764 les Œuvres diverses de M. J.-J. Rous-
seau, citoyen de Genève, dont les volumes portent des dates allant de 1762
à 1764. Il peut en 1763 en compléter le corpus par le mandement de l’ar-
chevêque de Paris et la Lettre à Christophe de Beaumont. C’est à partir de
ce moment que les « œuvres » de Rousseau sont susceptibles de com-
porter des textes complémentaires qui ne sont pas de lui, mais dont la
présence peut se justiier par leur valeur documentaire44. L’édition qui
en résulte, et qui s’étendra jusqu’à 9 ou 11 volumes selon l’exemplaire
qu’on consulte, est en fait une collection bigarrée, c’est-à-dire composée
en grande partie d’éditions séparées de telle ou telle œuvre, déjà impri-
mées mais non complètement écoulées, comme c’est presque toujours
le cas dans les premières éditions collectives, de quelque maison qu’elles
sortent. Le cas des œuvres de Voltaire est analogue mais beaucoup plus
complexe encore, sa prolixité dépassant notablement celle de Rousseau.
À plusieurs reprises Rey s’eforce d’attirer Rousseau à Amsterdam pour
qu’il y vive en paix, mais aussi soit sur place ain de corriger les épreuves
(et les mettre tous deux sur un pied de pouvoir solidement en répondre)
d’une éventuelle édition. Sur ce, en janvier 1765, les Lettres écrites de la
montagne sont condamnées en Hollande comme en France et à Genève.
Entre-temps, Jean Néaulme tâte encore le terrain (CC 1624, 4 janvier

44 Dès 1751 le premier Discours est imprimé avec la réfutation de Le Cat (voir la notice biblio-
graphique de B. Gagnebin, OC III, p. 1856) et dès 1753 on trouve un Recueil de toutes les pièces
qui ont été publiées à l’occasion du discours de M. J. J. Rousseau […] (ibid., p. 1857-1858).
48 Éditer Rousseau

1762). Comme souvent, il ne dit ni oui ni non : d’abord, il n’a jamais


une totale coniance en l’éditeur, et en revanche il aura peut-être avan-
tage à posséder (pour les œuvres collectives comme pour chaque œuvre
majeure) un distributeur aussi bien en France qu’à l’étranger, ce qui
demande une collaboration de libraires.
Vers une édiion « générale »
(1764-1778)

chapitre ıı

Sa volonté de ne s’assujettir à aucune forme de mécénat ou de charité


met Rousseau constamment dans une position précaire que les dépla-
cements de l’exil ne font qu’exacerber. Il est, cela va sans dire, tout le
contraire d’un Voltaire, autre auteur en exil, mais qui est un vrai homme
d’afaires déterminé à s’enrichir, alors que Rousseau sait à peine tirer
le meilleur parti de ses publications. Voltaire est aussi un grand publi-
ciste, s’arrangeant pour attirer le maximum d’attention sur ses œuvres
les plus polémiques¹, et dans cette perspective les piratages sont plutôt
bienvenus que nocifs. Diderot, d’un autre côté, a évité l’exil par une stra-
tégie de soumission formelle et tacite qui lui permet de publier cer-
tains ouvrages et d’écrire pour la Correspondance littéraire mais l’oblige
en même temps à garder nombre de ses œuvres les plus tendancieuses
dans un tiroir ; encore pâtit-il de son asservissement au contrat à long
terme pour l’Encyclopédie jusqu’à ce que la protection de Catherine II lui
ofre une planche de salut.
Du moins Rousseau espère-t-il qu’en tant qu’étranger il ne sera
pas comme Voltaire et Diderot astreint aux rigueurs de la loi. Après la
catastrophe d’Émile et la fuite en Suisse, Rousseau éprouve le besoin de
donner une forme plus concrète à son projet d’une édition de ses œuvres
ain de se libérer de toute forme de mécénat dont il dépend provisoire-
ment. Au cours de l’exil survient un changement d’orientation dans sa
façon de voir ses œuvres. Rien n’est perdu, c’est plutôt le contraire, du

1 Voir J.-M. Moureaux, « Voltaire éditeur », p. 21-22.


50 Éditer Rousseau

souci de leur intégrité, car sans qu’il soit sur place pour les protéger en
personne, ses « ennemis » auront les mains libres pour falsiier à volonté
son message et son art. Mais avec la préoccupation de sa survie immé-
diate s’impose celle aussi d’un avenir plus lointain qu’il faut pourvoir
d’une manière ou d’une autre, surtout s’il veut réaliser son ambition
de ne plus dépendre de personne. L’édition déinitive de ses œuvres se
transmue en provision d’avenir, le sien et encore plus peut-être, selon les
événements, celui de hérèse.

L’édiion Duchesne

Au mois de novembre 1762, Rousseau en est averti par une lettre de


Lenieps : « L’abbé de La Porte et Duchesne travaillent à une collec-
tion de tous vos ouvrages, et le premier est venu chez moi me prier de
lui communiquer ce que je puis avoir et qu’ils n’auraient pas » (CC 2308,
16 novembre 1762). Voilà ce qui explique une notice qui paraîtra peu après
dans la Gazette d’Amsterdam dénonçant, au nom de Rousseau, une édi-
tion pirate d’Émile :
Le public est averti que sans l’aveu ni la participation de Mr Rousseau,
citoyen de Genève, on fait actuellement mutiler son Émile, dans la vue appa-
remment de le publier, ainsi tronqué et déiguré, sous le titre de nouveau
Traité d’éducation, annoncé il y a quelque temps², et qu’il désavoue d’avance.
Il est obligé de protester aussi contre l’entreprise, formée par un libraire de
Paris, d’y donner ouvertement une édition générale de ses écrits en 12 vol.
8o, entreprise qu’il ne peut cependant remplir, puisqu’il n’a ni les additions
ni les pièces manuscrites en grand nombre, qui devraient entrer dans une
édition générale ; entreprise d’ailleurs qui violerait à divers égards les lois du
pays. M. M. Rey, libraire à Amsterdam, est le seul qui puisse donner cette
édition générale. De plus, on avertit que dans une édition contrefaite du
Contrat social il a été inséré une lettre à laquelle M. Rousseau n’a aucune part
et qu’il n’a même jamais vue. Enin l’on fait courir sous son nom une ini-
nité de lettres manuscrites supposées, ou falsiiées par ses ennemis au point
d’être méconnaissables.³
Ce qui entraîne un vif reproche à Rey de la part de Rousseau :

2 Il s’agit sans doute du Véritable Émile annoncé par (et portant le nom de) Samuel Formey ;
peut-être est-ce la même chose que L’Émile chrétien (Berlin, Jean Néaulme, 1763). Formey
est également l’auteur d’un Anti-Émile (Berlin, J. Pauli, 1763).
3 Gazette d’Amsterdam du mardi 25 janvier 1763, p. 4 ; Leigh reproduit le texte dans CC 2435
(Rey à Rousseau), 15 janvier 1763, alinéa 10, note g ; voir aussi CC 2475.
Vers une édiion « générale » 51

J’ai lu avec surprise, mon cher Rey, l’article que vous avez mis sous mon nom
dans la gazette. Cet article est, surtout relativement à Duchesne, d’une vio-
lence et d’une indécence qui n’a rien d’égal ; vous m’y faites compromettre le
magistrat même, d’une manière qui ne peut que m’attirer sa haine et m’ôter
tous les amis qui m’étaient restés en France. […] Je vous avoue que dans les
disgrâces qui m’accablent, je ne m’attendais pas à celles qui me viennent de
vous. (CC 2470, 5 février 1763)
Quant au projet de Duchesne, Rousseau « ne voit pas l’afaire d’un bon
œil », comme l’indique Frédéric S. Eigeldinger : « Mais craignant que
l’édition projetée ne contienne des textes qui ne sont pas de lui et qu’on
lui attribue, il accepte de collaborer de façon lointaine pour être au cou-
rant du contenu. »4 Il écrit aussitôt au libraire, en efet, pour regretter
cette déclaration que Rey avait publiée, et notamment le fait qu’il sem-
blait s’attribuer, au nom de Rousseau lui-même, un droit exclusif qu’il ne
possède pas. C’est ce que Rousseau explique à Duchesne :
[Il implique] qu’il est le seul qui puisse faire l’édition générale de mes écrits,
au lieu que j’ai stipulé très expressément avec lui à chaque ouvrage que je lui
ai cédé (et j’en ai la preuve dans vingt de ses lettres) la même réserve qu’avec
vous, et d’après cela je persiste à vous déclarer que si mon édition générale
peut se faire à Paris et que vous vouliez vous en charger vous aurez la préfé-
rence, et je ne ferai rien en cela que de juste et dont je n’aie le droit, comme
je puis même le prouver. (CC 2471, 6 février 1763)
Rassuré d’apprendre que l’édition projetée par Duchesne n’est pas com-
mencée, Rousseau lui propose son Dictionnaire de musique, et paraît en
efet l’encourager dans son projet ain de mieux en inluencer le contenu :
Si l’article de la gazette ne fait pas l’efet que je crains et qu’on vous laisse
faire votre édition, il y aura quelques retranchements et changements à faire
dans vos trois tomes qui suivent le premier, et je vous fournirai de quoi sup-
pléer aux retranchements, et même au-delà. De sorte que tout ira pour le
mieux, et je me propose même d’écrire à M. l’abbé de la Porte une lettre
de remerciements qu’il sera le maître d’insérer dans l’édition s’il le juge à
propos, car je suis réellement très sensible à l’honneur qu’il me fait. À l’égard
du tome 4e vous pouvez le laisser tel qu’il est, en ôtant seulement le nom de
M. Grimm […]. (Ibid.)
Après avoir recommandé aussi un article publié dans le Mercure au titre
de « Réponse aux observations sur le Discours de Dijon », il continue :

4 F. S. Eigeldinger, « La Porte », DJJR, p. 490 ; voir aussi, du même auteur, « Rousseau et


l’abbé de La Porte », Bulletin de l’Association Jean-Jacques Rousseau, no 44 (1993).
52 Éditer Rousseau

Vous ne parlez que de 4 vol. : le reste n’y sera-t-il donc pas ? On ne peut pas
dire qu’on donne le recueil de mes écrits quand on n’y met pas les plus consi-
dérables. Ce serait faire croire au public que je désavoue ceux que je m’ho-
nore le plus d’avoir faits. Ne pourriez-vous m’éclaircir cela sans vous com-
promettre ? un mot suit. (Ibid.)
Et puis, deux mois plus tard, il adresse une lettre à La Porte. D’abord il
prend du recul par rapport à toutes les entreprises qu’il renie :
Vous pouvez savoir, monsieur, que je n’ai jamais concouru ni consenti à
aucun des recueils de mes écrits qu’on a publiés jusqu’ici, et par la manière
dont ils sont faits on voit aisément que l’auteur ne s’en est pas mêlé. Ayant
résolu d’en faire moi-même une édition générale en prenant congé du public,
je le vois avec peine inondé d’éditions détestables et réitérées qui peut-être le
rebuteront aussi de la mienne, avant qu’il soit en état d’en juger.
Ensuite il spéciie le caractère limité de ses engagements avec le libraire
Rey :
En apprenant qu’on en préparait encore une nouvelle où vous êtes, je ne pus
m’empêcher d’en faire des plaintes ; ces plaintes, trop durement interpré-
tées, donnèrent lieu à un avis de la gazette d’Hollande que je n’ai ni dicté
ni approuvé, et dans lequel on suppose que le sieur Rey a seul le droit de
faire cette édition générale ; ce qui n’est pas. Quand il en a fait lui-même un
recueil avec privilège, il l’a fait sans mon aveu ; et au contraire en lui cédant
mes manuscrits je me suis expressément réservé le droit de recueillir le tout
et de le publier où et quand il me plairait. Voilà, monsieur, la vérité.
Enin il en vient à l’édition nouvellement annoncée :
Mais puisque ces éditions furtives sont inévitables et que vous voulez bien
présider à celle-ci, je ne doute point, monsieur, que vos soins ne la mettent
fort au-dessus des autres ; dans cette opinion, je prends le parti de diférer la
mienne, et je me félicite que vous ayez fait assez de cas de mes rêveries pour
daigner vous en occuper. […]
Je vous remercie, monsieur, d’avoir bien voulu m’envoyer la note des pièces
qui doivent entrer dans votre édition ; vous êtes le premier éditeur de mes
écrits qui ait eu cette attention pour moi. Entre celles de ces pièces dont je
ne suis pas l’auteur, j’y en trouve une qui ne doit être là d’aucune manière :
c’est Le Petit Prophète5. Je vous prie de le retrancher, si vous êtes à temps,
sinon de vouloir bien déclarer que cet ouvrage n’est point de moi et que je
n’y ai pas la moindre part. (CC 2593, 4 avril 1763)
Non seulement il dément l’avis de Rey dans la Gazette d’Amsterdam, mais
il désavoue le recueil que Rey a sorti avec privilège, pour reprendre son

5 Le Petit Prophète de Bœmisch-Broda (1753), de Grimm.


2. Œuvres de M. Rousseau, de Genève.
Paris, Duchesne, 1764, t. I.
54 Éditer Rousseau

vieux refrain sur son indépendance à l’égard des droits d’édition : « […] il
l’a fait sans mon aveu ; et au contraire en lui cédant mes manuscrits je me
suis expressément réservé le droit de recueillir le tout et de le publier où et
quand il me plairait. » On remarque d’ailleurs que Rousseau présente son
projet d’édition comme un geste d’adieu (« en prenant congé du public »),
symptôme de sa détresse d’exilé (il écrit de Môtiers). Pour avoir été ainsi
prévenu, il ne « difère » pourtant pas sa propre édition. Dans sa réponse,
La Porte lui promet ceci : « [R]ien ne sera inséré dans ce recueil que de
votre aveu. » Il lui demande en même temps un exemplaire de la Lettre à
Christophe de Beaumont, qu’il ne connaît pas encore, et à l’égard de laquelle
il n’est même pas sûr que quelqu’un n’ait pas « imité [sa] manière » (CC
2643, 25 avril 1763). Dans sa réponse, La Porte lui promet ceci : « [R]ien
ne sera inséré dans ce recueil que de votre aveu. » Il lui demande en même
temps un exemplaire de la Lettre à Christophe de Beaumont, qu’il ne connaît
pas encore, et à l’égard de laquelle il n’est même pas sûr que quelqu’un
n’ait pas « imité [sa] manière » (CC 2643, 25 avril 1763)6.
Le titre de l’édition de Duchesne (en collaboration avec Pierre Guy
à Amsterdam), portant la fausse rubrique de Neufchâtel, se présente par
son titre, autant qu’on l’ose, comme une édition quasi oicielle : Œuvres
de M. Rousseau, de Genève, nouvelle édition, revue, corrigée, et augmentée de
plusieurs morceaux qui n’avaient point encore paru. Ses 9 volumes in-douze
seront datés de 1764 à 17697.
L’Avertissement du premier volume suit une ligne volontairement
ambiguë :
Nous avions déjà diférentes éditions des Œuvres de M. Rousseau ; mais
elles sont si défectueuses qu’elles ont excité les justes plaintes de l’auteur, qui
les désavoue, et du public, qui n’y retrouve pas toutes les pièces qu’il connaît.
Le recueil qu’on lui présente aujourd’hui, sans avoir été imprimé sous
les yeux de M. Rousseau, n’en n’a pas été fait avec moins de soin. On a
recueilli dans cette édition non seulement tous les ouvrages connus de cet
auteur, mais encore plusieurs écrits qui n’avaient point encore paru. On a cru
aussi devoir y faire entrer diférentes critiques que M. Rousseau a jugé[es]
digne[s] d’une réponse ; et à l’égard de cette multitude de brochures aux-
quelles ses ouvrages ont donné lieu, elles n’y sont insérées que par extrait.
En efet, l’expression « plusieurs écrits qui n’avaient point encore paru »

6 La réputation de l’abbé dans le monde des lettres est suggérée par une remarque dans les
Mémoires secrets selon laquelle il « ne traite des lettres que comme un genre de commerce
plus honnête » (MS, 29 juillet 1764).
7 Il y aura un tome X en supplément en 1779.
Vers une édiion « générale » 55

ne promet pas forcément des inédits de Rousseau, puisque la notion


d’œuvres est ici étendue à certains écrits complémentaires (nous verrons
comment) qui peuvent n’être pas de lui. Au vrai il n’y a guère que la Lettre
de M. de Voltaire à M. Rousseau qui lui avait envoyé son Discours sur l’iné-
galité, au tome III8, qui soit nouveau.
Quant à la partie typographique, on verra aisément qu’on ne pouvait y
apporter plus d’attention, ni de soin, ni de dépense. La beauté du papier,
la netteté des caractères, la inesse du dessin, le mérite de la gravure et des
estampes, tout concourt à donner à cette nouvelle édition toute la perfection
dont elle est susceptible. Elle ne peut être ni plus belle, ni plus exacte, ni plus
complète ; et dans celles qu’on pourra faire désormais, aucune ne contiendra
un plus grand nombre de pièces, à moins que l’auteur ne donne de nou-
veaux ouvrages. Dans ce cas, sans rien changer à ce recueil, on les imprimera
séparément, et on les placera à la suite de cette édition ; ce qui dispensera le
public d’acheter deux fois le même livre.
L’impression est en efet d’excellente qualité, sans parler des igures
d’après Gravelot, Eisen, Cochin, Pigalle. Il manque notamment Julie et
Émile, qui avaient déjà été publiés par le même libraire, mais la Lettre
à Christophe de Beaumont (t. XI), Du contrat social (t. VIII), et les Lettres
écrites de la montagne (t. IX) s’y trouvent tous. Ceci dit, les diférentes
réémissions9 successives de cette collection font qu’il n’y a peut-être pas
deux « exemplaires » qui soient rigoureusement semblables¹0 dans toutes
leurs parties. Le schéma général est le suivant :
t. I Discours sur les sciences et les arts
t. II Le Devin du village, Narcisse, Pygmalion, Lettre sur la musique française
t. III Discours sur l’origine de l’inégalité
t. IV Lettre à D’Alembert
t. V Lettre sur la musique moderne, projet de paix
t. VI Lettre à Christophe de Beaumont et mandement

8 Lettre « enin éditée correctement », remarque F. S. Eigeldinger (DJJR, p. 490).


9 Une réédition suppose que le texte a été recomposé, même si le premier format a été soi-
gneusement imité ; s’il s’agit de la même impression que précédemment, avec seulement une
nouvelle page de titre, on l’appelle une réémission. En général je ne cherche pas à les distin-
guer, comme il faudrait scrupuleusement le faire dans un travail de bibliographie matérielle.
10 L’article « Rousseau » dans La France littéraire (1769, t. I, p. 390) indique une édition de
14 volumes in-8o, y compris Julie, Émile, et « Maximes diverses, et plusieurs ouvrages rela-
tifs à ceux de cet Auteur ». On verra que divers éditeurs ont proposé des lorilèges de
maximes tirées des œuvres de Rousseau, surtout de Julie et d’Émile, apparemment sans la
participation de l’auteur. Quant aux « Pensées d’un esprit droit et sentiments d’un cœur
vertueux » publiés en Pléiade (OC II, p. 1299-1317), leur attribution est douteuse de l’avis
même des éditeurs (voir p. 1952-1953).
56 Éditer Rousseau

t. VII Autres lettres


t. VIII Du contrat social
t. IX Lettres écrites de la montagne
Une analyse plus détaillée des deux premiers volumes montre la com-
plexité réelle de sa composition, qui inclut de nombreuses pièces venant
d’autres sources ain de documenter les conlits majeurs :
t. I Frontispice de Gravelot/Longueil pour l’Émile
Avertissement
Discours sur les sciences et les arts
Réponse au discours précédent, par le R. D. P.
Observations de Jean-Jacques Rousseau de Genève, sur la réponse
qui a été faite à son discours par le R. D. P.
Autre réfutation du discours de M. Rousseau, par M. Gauthier, de
l’Académie de Nancy
Lettre de J. J. Rousseau de Genève, au sujet de la réfutation de
M. Gauthier
Discours sur les avantages des sciences et des arts, où l’on réfute
celui de M. Rousseau, par M. Bordes, de l’Académie de Lyon
Réponse de M. Rousseau au discours précédent
Réplique de M. Bordes à la réponse de M. Rousseau, ou second
discours sur les avantages des sciences et des arts
Lettre de Jean-Jacques Rousseau de Genève, sur la nouvelle réfuta-
tion de son discours par un académicien de Dijon
Désaveu de l’Académie de Dijon, au sujet de la réfutation attribuée
faussement à l’un de ses membres
t. II Frontispice de Gravelot / Le Mire : « Ah, berger volage ! Faut-il
t’aimer malgré moi ! »
Avertissement [sur la querelle musicale]
Lettre sur la musique française
Apologie de la musique française, contre le sentiment de M. Rousseau
Autres écrits contre la lettre de Rousseau
Les vingt et un chapitres de la prophétie de Boehmischbroda¹¹, etc.
Extrait d’une lettre de M. Rousseau, au sujet du Devin du village
Le Devin du village, opéra [avec mélodies]
Fragment d’une lettre de M. Rousseau, au sujet du Devin du village
Préface de la comédie de Narcisse
Narcisse, ou l’amant de lui-même, comédie¹²

11 Autre titre du Petit Prophète de Grimm.


12 Une autre version du tome II (selon Barbier, et d’après Musset-Pathay) comporterait
L’Allée de Sylvie, Pygmalion « et quelques autres petites pièces » (Musset-Pathay, Histoire
de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau, nouvelle édition, Paris, Briere, 1822, t. XXII, p. 421).
Vers une édiion « générale » 57

Le tome V contient une très grande variété de textes :


Frontispice : statue de Louis XV à Reims (signatures non déchifrées)
Avertissement
De l’imitation théâtrale
Discours sur l’économie politique
Lettre de Rousseau à M. de Voltaire sur l’optimisme
Projet de paix perpétuelle, précédé d’un avertissement
Lettre de M. Rousseau écrite en 1750, à l’auteur du Mercure
L’Allée de Silvie
Imitation libre d’une chanson italienne de Métastase
Giuseppe Farfetti, patrizio veneto, a Giô. Giacomo Rousseau, citadino di
Ginevro. Sermone.
Avis à un anonyme, par J. J. Rousseau
Lettre d’un bourgeois de Bordeaux à l’auteur du Mercure
Réponse de Rousseau à M. de Boissy, qui lui avait communiqué la lettre
précédente
Lettre de Rousseau à M. Favre, premier syndic de la république de Genève,
par laquelle M. Rousseau abdique son droit de bourgeoisie et de cité
Lettre de Rousseau à M. de Gingins de Moiry, membre du conseil souve-
rain de la république de Berne
Réponse de Rousseau, contenant une déclaration de ses sentiments en
matière de foi
Extrait d’un ouvrage intitulé Représentations des citoyens et bourgeois de
Genève, au premier syndic de cette république, avec les réponses du conseil
à ces représentations
Extrait d’une lettre de M. de Monclar, procureur-général au parlement de
Provence
Extrait d’un écrit de M. Marmontel, intitulé, l’Apologie du théâtre
Titres de quelques ouvrages auxquels le livre d’Émile et d’autres écrits de
M. Rousseau ont donné lieu
Explication des igures qui sont à la tête de chaque volume de ce recueil¹³
La Reine fantasque, conte
Discours sur les vertus des héros
Lettres de M. le comte de Tressan à M. Rousseau, avec les réponses de celui-
ci, concernant M. Palissot
Épitaphe de deux amants qui se sont tués dans le Lyonnais
Lettre du prince de L. en Hainault, à M. Rousseau
Lettre de Rousseau à M. le marquis de Mirabeau, du 26 juillet 1767
Réponse du 30 juillet 1767

13 La table est interrompue à la page 288 et une autre ajoutée à la in pour les 4 dernières
feuilles, qui ont dû être imprimées séparément.
58 Éditer Rousseau

Le tome VI, sans indication de tomaison, est une compilation par l’abbé
de La Porte avec sa propre page de titre : Esprit, maximes, et principes de
M. Jean-Jacques Rousseau, de Genève (Neuchâtel, Libraires associés, 1764). Il
renferme, outre une « Introduction préliminaire, contenant quelques par-
ticularités de la vie de M. J. J. Rousseau de Genève », des « Pensées » clas-
sées par sujets : religion, morale, politique, littérature sciences et arts, sans
indication de provenance. Un avantage de cette démarche était de faire
admettre des passages tirés d’au moins deux des ouvrages condamnés¹4. Il
existe aussi des exemplaires comportant, aux tomes X et XII, le Diction-
naire de musique.
L’« édition Duchesne » est paradigmatique de ce que Ralph A. Leigh
appelle une tap edition (édition « robinet »), comprenant une série de per-
mutations successives dont la résultante bibliographique « est extrême-
ment complexe et n’a jamais été entièrement tirée au clair ». Voici, d’après
lui, les caractéristiques de ce type d’édition :
(1) L’édition peut être élargie ou étendue à volonté, dans ce sens que de nou-
veaux volumes peuvent y être ajoutés, et ce de trois manières : (a) une œuvre
nouvelle peut s’ajouter à l’édition au moment de sa parution ; (b) des œuvres
existantes ou des réimpressions d’œuvres déjà parues au même format peuvent
y être incorporées. Dans les deux cas il suit d’imprimer exprès un faux-titre,
ce dont pourtant on se dispense quelquefois ; et (c) une œuvre qui a paru sous
un autre format peut être réimprimée exprès sous le format requis.
(2) Chaque œuvre ou volume inclus dans l’édition est vendu séparément :
en ce cas le faux-titre de l’édition collective est supprimé.
(3) Chaque volume ou œuvre faisant partie de l’édition est réimprimé, en
général ligne par ligne, au fur et à mesure que les stocks s’épuisent, ce qui
arrive de temps à autre à cause de la demande variable pour les diférents
volumes. Puisque les réimpressions sont souvent exécutées avec la même
fonte et les mêmes ornements ou d’autres fort semblables, et portent quel-
quefois la même date, elles présentent un problème bibliographique épineux
et souvent méconnu.¹5
Ainsi, un exemplaire « complet » et « sincère » ou relativement uniforme
(encore suivant la terminologie de Leigh) de l’édition Duchesne com-
porterait en in de compte un minimum de 20 volumes dont les Œuvres
diverses de 1764 (5 volumes) ; les œuvres prohibées : Du contrat social,
Lettre à Christophe de Beaumont, Lettres écrites de la montagne (5 volumes,
imprimés clandestinement quelques années plus tard) ; Julie et Émile

14 Voir R. A. Leigh, Unsolved Problems in the Bibliography of J.-J. Rousseau, p. 44.


15 Ibid., p. 78 et 80.
Vers une édiion « générale » 59

(8 volumes) ; Esprit, maximes et principes, le Dictionnaire de musique (en


1 volume), et le supplément publié après la mort de Rousseau (1 volume)¹6.
L’acheteur peut aussi bien y avoir ajouté des ouvrages qui lui manquaient
tirés de n’importe quelle édition trouvée au hasard.

Le projet de Môiers-Neuchâtel

Rousseau continue de songer à « son » édition, se peignant un an plus


tard, dans une lettre à Charles Panckoucke, de cette manière : « malade
et paresseux, occupé d’ailleurs à préparer l’édition générale par laquelle
je me propose d’achever ma carrière littéraire ». Il ne cache pas toutefois
sa collaboration partielle avec Duchesne :
[L]e recueil que vous avez vu ne s’est point fait sous mes yeux. C’est M. l’abbé
de La Porte qui l’a fait ; je n’ai su les pièces qu’il contenait qu’à la réception
des exemplaires qui m’ont été envoyés. J’en ai pourtant fourni quelques-unes,
mais non pas votre prédiction¹7, que je n’ai même jamais communiquée à
personne ; non que je ne m’en fasse honneur, mais parce que je n’en aurais
pas disposé sans votre permission. (CC 3290, 25 mai 1764)
Il a déjà reçu plusieurs autres propositions de collections de ses œuvres,
qui se réalisaient bon gré mal gré et selon les moyens (et les stocks de
livres invendus) de diférents éditeurs concurrents. Mais la notion de col-
lection changeait de sens selon le point de vue et la disponibilité des édi-
tions et manuscrits. Celle que Rousseau appelle de ses vœux serait entiè-
rement de son cru, et son exil à Môtiers en 1764 et 1765 va, semble-t-il,
lui en fournir l’occasion, lorsque Samuel Fauche, libraire à Neufchâtel¹8,
propose d’établir une imprimerie exprès à Môtiers même pour la réa-
liser. Rousseau prend la précaution de consulter à ce sujet son ami neuf-
châtelois Pierre Alexandre Du Peyrou (1724-1789), riche propriétaire de
plantations au Surinam :

16 Pour des raisons de saturation du marché, Les Confessions n’y seront jamais ajoutées (p.80-81).
17 C’est-à-dire la Contre-prédiction au sujet de la Nouvelle Héloïse, roman de M. Rousseau de
Genève de Panckoucke, d’ailleurs déjà parue dans le Journal encyclopédique, juin 1761, p. 102-
114 ; il s’agit d’une riposte à la Prédiction tirée d’un vieux manuscrit sur la Nouvelle Héloïse,
roman de J. J. Rousseau, satire de Charles Borde publiée dans le même journal (mai 1761,
p. 88-99). Elle est reproduite dans Jean-Jacques Rousseau : mémoire de la critique, Paris,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 229-234.
18 Samuel Fauche (1732-1803), l’un des fondateurs en 1769 de la Société typographique de
Neuchâtel qu’il est obligé de quitter en 1773, spécialiste de livres savants et libertins (voir
Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs/libraires (vers 1500 -
vers 1810), Bibliothèque nationale de France, 2004, no 1946).
60 Éditer Rousseau

Vous savez que je médite depuis longtemps de prendre le dernier congé du


public par une édition générale de mes écrits¹9, pour passer dans la retraite
et le repos le reste des jours qu’il plaira à la providence de me départir.
Cette entreprise doit m’assurer du pain, sans lequel il n’y a ni repos, ni
liberté parmi les hommes ; ce recueil sera d’ailleurs le monument sur lequel
je compte obtenir de la postérité le redressement des jugements iniques de
mes contemporains. Jugez par là si je dois regarder comme importante pour
moi une entreprise sur laquelle mon indépendance et ma réputation sont
fondées.
Il veut s’assurer surtout qu’il peut se ier à ce Fauche et à ses associés
pour mener à bien un projet d’une telle envergure, ne cachant pas que
ce qu’il a en tête est une édition monumentale, de la première qualité :
« Car l’édition que je me propose de faire étant destinée aux grandes
bibliothèques doit être un chef-d’œuvre de typographie, et je n’épar-
gnerai point ma peine pour que c’en soit un de correction » (CC 3682,
29 novembre 1764)²0. Par « grandes bibliothèques » il faut comprendre des
collections privées de marque : autrement dit, il est question d’une édi-
tion de luxe. Rousseau précisera un peu plus tard qu’il envisage deux édi-
tions simultanées, une in-octavo « pour les bibliothèques » en 6 volumes
avec planches, et une in-douze « pour la poche » en 12 volumes (CC 3735,
13 décembre 1764).
Du Peyrou voit un avantage à avoir son imprimeur sous ses yeux,
mais lui conseille de garantir la qualité matérielle (papier, caractères,
ornements) par contrat. Se doutant que Fauche n’a pas les moyens de
pourvoir aux avances nécessaires, il propose de s’en informer, car il est
convaincu de ceci :
Une annonce de cette entreprise faite sous les yeux de l’auteur, et sans doute
avec quelques petites notes d’augmentation, va faire courir comme au feu
tous les lecteurs de l’Europe. Les conditions de cette annonce mettraient vos
libraires en état de remplir tous leurs engagements vis-à-vis de vous et du
public, et préviendront aussi toute contrefaction, en prenant quelques pré-
cautions, surtout si vous annoncez quelques augmentations, qui se trouve-
raient aussi légères que vous le voudriez, et qui ne laisseraient pourtant pas
d’empêcher d’avides libraires étrangers de vouloir contrefaire l’édition avant
son écoulement. (CC 3693, 2 décembre 1764)

19 Il en parle également à Duchesne à la même époque : « L’ardent désir que j’ai de prendre
congé du public par une édition générale de mes ouvrages, après laquelle, quoi que vous
en puissiez croire, je tâcherai du moins de mourir en paix » (CC 3746, § 5, 16 décembre
1764).
20 Voir aussi B. Mély, Jean-Jacques Rousseau : un intellectuel en rupture, p. 220-221.
Vers une édiion « générale » 61

Plus encore, Du Peyrou, selon qui Fauche n’est pas « assez solide pour
lui conier votre repos et votre indépendance », est prêt à se porter garant
des intérêts inanciers de Rousseau ; en somme, il se met à son service,
l’invitant à disposer de lui « comme un père dispose de son ils ». Pour
dédommager Pierre Guy, associé de Duchesne à Amsterdam²¹, Rous-
seau lui promet la primeur du Dictionnaire de musique, « le fruit de seize
ans de travail d’un crocheteur », pour un prix de 200 louis (4 800 francs)
ou 100 louis d’acompte et une rente viagère de 300 francs²².
Sur ce, Rousseau expédie à Du Peyrou (CC 3921, 24 janvier 1765)²³
une mise au point de son programme pour l’édition in-quarto. Rousseau
suit toujours à peu près la même répartition, qui est plus thématique que
chronologique, mais le plan cette fois est beaucoup plus précis²4. En y
ajoutant les dates de composition (supposées, cela va sans dire), on peut
voir d’un coup d’œil à quel point il se permet de jouer chronologie contre
rapprochement thématique :
Tableau 1. Répariion du projet de Môiers-Neuchâtel.

Tome Titre Date de composition

I Discours sur l’inégalité 1753


Discours sur l’économie politique 1754
Du contrat social 1759-1761
Extrait de la paix perpétuelle 1756
*Extrait de la polysynodie 1756
*Jugement sur la paix perpétuelle 1761
*Jugement sur la polysynodie 1761
*Traduction du premier livre de l’histoire de Tacite 1754

II La Nouvelle Héloïse [en mars il ajoutera : et les pièces 1758-1760


qui s’y rapportent]

III Émile, jusqu’à la in de la « Profession de foi » 1754-1758

IV La suite d’Émile 1754-1758


Lettre à M. l’archevêque de Paris 1762
Lettres écrites de la montagne 1763-1764

V Lettre à M. D’Alembert 1758


De l’imitation théâtrale 1758

21 Voir l’article de F. S. Eigeldinger dans DJJR, p. 398-399.


22 Rousseau à Duchesne, CC 3746, 16 décembre 1764.
23 Le 18 mars il conie la même liste à Rey (CC 4157).
24 Voir J.-F. Perrin, « Ceci est mon corps », p. 89.
62 Éditer Rousseau

*Discours sur la première vertu du héros 1751


Discours qui a remporté le prix à Dijon 1749-1750 ?
Réponse à un écrit anonyme dans le Mercure ?
de France
Lettre sur une réponse de M. Gautier ?
Réplique au roi de Pologne 1751
Dernière réponse de J. J. Rousseau 1752
Préface de Narcisse 1753
Narcisse, comédie 1732-1746
*L’Engagement téméraire, comédie 1747
*Les Muses galantes, opéra 1743-1745
Le Devin du village, intermède 1752
*Pygmalion, scène lyrique 1762 ?
*Émile et Sophie ou les solitaires, fragment 1762
*Le Lévite d’Éphraïm 1762
*Lettres à Sara 1757-1763
*La Reine fantasque, conte 1755-1756
*Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque 1758

VI Sur la musique, article du Dictionnaire 1755 ?


Sur l’opéra, article du Dictionnaire 1755 ?
*Mémoire lu à l’Académie des sciences, l’an 1742 1741
Lettre sur la musique française 1752-1753
*Réponse à M. Rameau 1761 ?
*Essai sur l’origine des langues 1755-1761
*Lettres et mémoires sur divers sujets ?
Table générale des matières

« N.B. Les articles précédés d’une étoile sont encore en manuscrit », pré-
cise-t-il : preuve, si besoin était, qu’il a toujours plusieurs ouvrages en
chantier (plus un « fragment ») qu’il compte encore achever dans un
proche avenir et tient quelquefois en réserve ; toutes les œuvres ainsi
désignées paraissent être à cette date déjà achevées. Pour un écrivain qui
« prend congé du public », combien d’écrits encore en manuscrit, et par
conséquent quelle aubaine pour un libraire !
Voilà donc le tableau que Rousseau a brossé de son œuvre. On ne
peut savoir s’il établit une hiérarchie, mettant en tête ce qui est le plus
réussi, le plus important, ou le plus universel. Toujours est-il que la place
d’honneur revient au Discours sur l’inégalité dans ce volume phare, cam-
pant symboliquement Rousseau en premier lieu comme philosophe poli-
tique, avec les ouvrages traitant de l’inégalité, de l’économie politique, de
la paix perpétuelle, de la polysynodie. Tout cela tient – ou à peu près –
dans la période qui précède les deux grands ouvrages qui occupent les
Vers une édiion « générale » 63

trois volumes suivants, Julie et Émile, avec, rattachés à ce dernier, deux


autres qui en découlent, à savoir la Lettre à Christophe de Beaumont et les
Lettres écrites de la montagne. Les arts ne viennent qu’après : la Lettre à
D’Alembert, le Discours sur les sciences et les arts et la polémique qui s’en-
suit, le théâtre et les contes. Enin, au dernier tome, la musique : non
pas le Dictionnaire, qui n’est pas terminé, mais deux articles du diction-
naire²5, le projet de notation musicale, et l’Essai sur l’origine des langues.
Retenons aussi le fait que Rousseau préconise une table générale, sou-
vent pourtant omise dans les éditions collectives, même dans la Collec-
tion complète de Genève.
Et puis l’on voit que Rousseau n’a pas du tout la même conception
que La Porte d’une « édition générale »²6 de ses œuvres. Cette table paraît
bien fruste à côté de celle de l’édition Duchesne : Rousseau ne veut déci-
dément que ses propres écrits, ce qui en simpliie énormément la compo-
sition. Son intention est surtout d’établir un canon de ses œuvres authen-
tiques ; ses adversaires n’ayant eu que trop leur mot à dire, il n’est pas
question d’y mêler des pièces périphériques ou qui seraient de son point
de vue apocryphes :
Cette édition me paraissait nécessaire pour constater ceux des livres portant
mon nom qui étaient véritablement de moi, et mettre le public en état de les
distinguer de ces écrits pseudonymes que mes ennemis me prêtaient pour
me décréditer et m’avilir. (Confessions, p. 803 ; OC I, p. 622)
On comprend donc qu’il n’entend ajouter aucun texte étranger à son
corpus. Mais en même temps il n’y met pas tous ses écrits, et le critère
actif n’est pas vraiment de savoir si elles sont « majeures » ou « mineures ».
Y igure par exemple L’Engagement téméraire, mais non Les Prisonniers
de guerre ; Rousseau omet à la fois Iphis et L’Allée de Sylvie mais admet
en revanche Les Muses galantes et Narcisse. On n’y trouve aucune œuvre
poétique ; en revanche la composition du tome VI lui permet de s’attri-
buer une identité distincte de musicologue-compositeur, pour la raison
précise que c’est un talent qu’on ne lui reconnaissait pas toujours, tradui-
sant déjà une obsession qui deviendra un des thèmes majeurs de Rous-
seau juge de Jean-Jacques. Il ajoute de surcroît :

25 Est-ce qu’il veut dire précisément les articles « Musique » et « Opéra » ? Ce serait un peu
surprenant, aucun des deux n’étant très long (11 et 15 pages respectivement dans OC V).
26 Voir les actes du colloque La Notion d’œuvres complètes, J. Sgard et C. Volpilhac-Auger éd.,
Oxford, Voltaire Foundation (SVEC, nº 370), 1999.
64 Éditer Rousseau

L’auteur se réserve le droit de supprimer celles de ces pièces qu’après un


mur examen il ne trouvera pas dignes d’entrer dans ce recueil, mais il
renonce sur toutes au droit d’impression, et cède à perpétuité ce droit à la
présente Société. Il compte à la in de l’impression mettre une préface au
commencement du premier volume, mais comme il n’est pas encore abso-
lument décidé sur ce point il ne s’y engage pas. (CC 3921, 24 janvier 1765)
Concession signiicative, qui témoigne non seulement de quelque hési-
tation peut-être à l’égard de certaines œuvres qu’il n’a pas relues depuis
longtemps, mais aussi de sa bonne volonté puisqu’il renonce pour la pre-
mière fois à tout droit réservé à lui-même.
Plusieurs passages des Confessions relètent ce long travail ininter-
rompu de composition et de conceptualisation, par exemple ce résumé
de l’état des choses dès 1754 :
Je digérais le plan déjà formé de mes Institutions politiques […] ; je méditais
une Histoire du Valais, un plan de tragédie en prose dont le sujet, qui n’était
pas moins que Lucrèce, ne m’ôtait pas l’espoir d’atterrer les rieurs […]. Je
m’essayais en même temps sur Tacite, et je traduisis le premier livre de son
histoire, qu’on trouvera parmi mes papiers. (p. 531 ; OC I, p. 394)
Certains de ces projets, comme on sait, au lieu d’être simplement aban-
donnés, se sont à la longue transmués ; si Rousseau init par abandonner
La Morale sensitive ou le matérialisme du sage, pourtant longtemps pro-
jetée (p. 548 ; OC I, p. 409), il a fondu les Institutions politiques pour en
redistribuer les matières :
J’avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Insti-
tutions politiques. J’examinai l’état de ce livre, et je trouvai qu’il demandait
encore plusieurs années de travail. Je n’eus pas le courage de le poursuivre
et d’attendre qu’il fût achevé pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant
à cet ouvrage, je résolus d’en tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de
brûler tout le reste, et poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui
de l’Émile, je mis, en moins de deux ans, la dernière main au Contrat social.
(p. 671-672 ; OC I, p. 516)²7
Ainsi, des matériaux d’un ouvrage manqué il façonne un de ses écrits les
plus célèbres et marquants²8.

27 Rousseau se réfère à l’année 1759.


28 Mais non, selon Daniel Mornet, aux yeux de l’auteur : « On accorde aujourd’hui à l’ouvrage
beaucoup plus d’importance que Rousseau lui-même. Pour Rousseau ce n’était qu’un frag-
ment d’un grand traité des Institutions politiques et non pas du tout l’évangile de sa doctrine.
C’était une pure spéculation théorique destinée à ixer un idéal abstrait qu’il savait parfai-
tement irréalisable » (Les Origines intellectuelles de la Révolution française, p. 96).
Vers une édiion « générale » 65

Il faut reconnaître aussi, sans toujours pouvoir l’évaluer, l’ambiva-


lence de l’auteur par rapport à la valeur ou l’importance de certains de
ces ouvrages. Dans l’avertissement des Muses galantes il écrit que « cet
ouvrage est si médiocre en son genre, et le genre en est si mauvais, que
pour comprendre comment il m’a pu plaire, il faut sentir toute la force de
l’habitude et des préjugés » (OC II, p. 1051). Il songe à insérer dans cette
même édition, à côté du Discours sur les sciences et les arts, un Discours sur
cette question : Quelle est la vertu la plus nécessaire au héros ? qu’il avait écrit
(sans l’envoyer) en 1751 pour un concours d’académie en Corse²9. En fait,
la première parution de cet essai sera dans L’Année littéraire en 1768³0.
Mais l’édition tant souhaitée n’aboutit pas, en raison des objections
soulevées par la ville de Neuchâtel ; Rousseau quittera Môtiers le 8 sep-
tembre 1765, et en octobre sera chassé de l’île de Saint-Pierre par la com-
mune de Berne. Mais les fondements sont jetés pour une collaboration
avec Du Peyrou qui, entre autres choses, mènera un jour à la Collection
complète Genève.

Après Neuchâtel

Rousseau passera, comme on sait, en Angleterre ; entre-temps il aura


commencé à se consacrer à la rédaction de ses Confessions. Entre 1766 et
1775 aucun libraire ne collabore avec lui pour une édition collective (FR,
p. 48). Il reste mécontent du travail de Rey comme de Duchesne ; mais
en attendant que le projet de Du Peyrou puisse se réaliser il ne cherche
pas à détourner Rey d’user de ses droits en publiant lui-même une édi-
tion collective, et à cette in il lui ofre même quelques conseils :
Il est vrai que l’accord pour l’édition de mes écrits est une afaire faite ; mais
je connais trop bien M. Du Peyrou pour n’être pas sûr que si d’autres arran-
gements me convenaient mieux, il renoncerait avec plaisir à ceux qu’il n’a
pris que par amitié pour moi. Malheureusement l’ordre dans lequel vous
avez commencé votre édition n’est point celui qui convient pour la mienne,
et d’ailleurs mes écrits m’ont causé tant de malheurs que je ne puis les revoir
sans la plus grande répugnance. C’est désormais une matière dont il ne m’est
plus possible de m’occuper. Quand je vous ai parlé de prendre l’édition de
Duchesne c’est parce qu’elle contient des pièces de moi qui ne sont pas

29 Rousseau à Ray, CC 4157, 18 mars 1765 ; voir aussi R. Birn, « Les œuvres complètes de Rous-
seau sous l’Ancien Régime », p. 231-264.
30 Lettre datée du 14 octobre, L’Année littéraire, 1768, t. VII, p. 4-27.
66 Éditer Rousseau

ailleurs ; mais je n’ignorais pas qu’elle était fautive, et je n’ai jamais pensé
que vous y prendriez ni la prophétie ni aucune pièce qui ne soit pas de moi.
Ne cherchez pas à grossir votre recueil, n’imprimez que ce que j’ai fait, et
c’est par là précisément que votre édition sera recherchée. Je n’oublierai pas
La Reine fantasque, et si je vous vais voir nous pourrons reparler de tout cela.
(CC 4736, 18 octobre 1765)

L’édition se poursuit sans que la communication s’interrompe entre eux,


et Rousseau lui écrit encore ceci en 1768 :
Je n’ai nul changement à faire ni à l’Émile ni à aucun de mes écrits. Ne recon-
naissant pour mienne que la première édition de chacun d’eux je ne prends
aucun intérêt aux éditions postérieures et n’ai pas même le temps d’exa-
miner celles que je suis à portée de voir. J’ai pourtant toujours recommandé
les vôtres par préférence, persuadé que vous êtes incapable de vous prêter à
aucune inidélité. (CC 6946, 14 juin 1768)

Sa meilleure défense, estime Rousseau, contre la mutilation malveillante


de ses écrits est encore de s’en tenir toujours à la première édition de
chaque œuvre sans en agréer d’autres. En 1769 Rey sort à Amsterdam
ses Œuvres diverses de Mr. J. J. Rousseau citoyen de Genève, nouvelle édition
revue, corrigée et augmentée de plusieurs morceaux qui n’avaient point encore
paru, 11 volumes in-octavo accompagnés d’illustrations anonymes³¹.
Mais au début de 1774, une édition qu’il considérait comme fautive
de Julie lui étant tombée entre les mains³², ce sera de Rey lui-même que
Rousseau se méiera, au point de distribuer une « Déclaration relative à
diférentes réimpressions de ses ouvrages » qui commence ainsi :
Lorsque J. J. Rousseau découvrit qu’on se cachait de lui pour imprimer fur-
tivement ses écrits à Paris, et qu’on airmait au public que c’était lui qui
dirigeait ces impressions, il comprit aisément que le principal but de cette
manœuvre était la falsiication de ces mêmes écrits, et il ne tarda pas, malgré
les soins qu’on prenait pour lui en dérober la connaissance, à se convaincre
par ses yeux de cette falsiication.

S’étant enquis sur la participation de son libraire, en qui il avait coniance,


il conclut contre lui :

31 Il devait y avoir des réémissions au moins partielles de cette collection en 1772, 1773 et 1776.
32 Voir A. Schinz, « Jean-Jacques Rousseau et le libraire-imprimeur Marc-Michel Rey »,
p. 126-129 ; et Y. Séité, Du livre au lire : « La Nouvelle Héloïse », roman des Lumières, p. 34-36.
Rey avait fait plusieurs éditions d’après celle de 1763, partiellement corrigée par Rousseau,
où manquaient 55 des 165 notes infrapaginales.
Vers une édiion « générale » 67

Depuis lors il s’est convaincu aussi, par ses propres yeux, que les réimpres-
sions de Rey contiennent exactement les mêmes altérations, suppressions, fal-
siications que celles de France, et que les unes et les autres ont été faites sur
le même modèle et sous les mêmes directions. Ainsi ses écrits, tels qu’il les a
composés et publiés, n’existant plus que dans la première édition de chaque
ouvrage qu’il a faite lui-même, et qui depuis longtemps a disparu aux yeux du
public, il déclare tous les livres anciens ou nouveaux qu’on imprime et impri-
mera désormais sous son nom, en quelque lieu que ce soit, ou faux ou altérés,
mutilés et falsiiés avec la plus cruelle malignité, et les désavoue, les uns comme
n’étant plus son ouvrage, et les autres comme lui étant faussement attribués.³³
La pensée obsédante des œuvres fausses ou traiquées, réelles ou ima-
ginées, ne le quittera plus. Ne lui attribuait-on pas une traduction du
Tasse qui n’était pas de lui³4 ? N’y avait-il pas des « recueils frauduleux »
publiés « journellement sous son nom » (RJJJ, p. 362) ? Ses ennemis n’ont-
ils pas « insolemment farci les recueils de ses propres écrits de […] noirs
libelles » (p. 373) ? « Le Français » de Rousseau juge de Jean-Jacques, pour se
familiariser avec ses idées, est allé passer quelques mois à la campagne en
y portant « les écrits de J. J. autant qu’[il] en [put] faire le discernement
parmi les recueils frauduleux publiés sous son nom » (p. 362).
Un des thèmes de ces dialogues est en efet que, dans l’impossibilité
de démêler les vrais ouvrages de Jean-Jacques d’avec les faux, on ne peut
savoir non plus lequel des divers Jean-Jacques qui se proposent ou sont
proposés est le vrai. On en a un nouvel écho dans le résumé compatis-
sant qu’en donne le Français :
Ses livres, dites-vous, transmis à la postérité, déposeront en faveur de leur
auteur. Ce sera, je l’avoue, un argument bien fort pour ceux qui penseront
comme vous et moi sur ces livres. Mais savez-vous à quel point on peut les
déigurer, et tout ce qui a déjà été fait pour cela avec le plus grand succès ne
prouve-t-il pas qu’on peut tout faire sans que le public le croie ou le trouve
mauvais ? Cet argument tiré de ses livres a toujours inquiété nos Messieurs³5.
Ne pouvant les anéantir, et leurs plus malignes interprétations ne suisant
pas encore pour les décrier à leur gré, ils en ont entrepris la falsiication, et
cette entreprise qui semblait d’abord presque impossible est devenue par la
connivence du public de la plus facile exécution.

33 Déclaration datée du 23 janvier 1774, parue dans la Gazette de littérature, des sciences et des
arts du 19 février 1774 : le texte en est donné dans OC I, p. 1186-1187 et CC Annexe 633,
t. XXXIX. Voir aussi R. Trousson, « Déclaration relative à diférentes réimpressions de ses
ouvrages », DJJR, p. 193-194.
34 Voir RJJJ, p. 393 : une « nouvelle traduction » anonyme de la Jérusalem délivrée parue en
1774 est en fait de Charles François Le Brun, duc de Plaisance.
35 C’est-à-dire les chefs du complot contre Rousseau.
68 Éditer Rousseau

Ensuite le même interlocuteur explique comment a pu se réaliser une


conspiration dont le but était de déformer systématiquement l’œuvre
de sa victime. Si c’est encore à Rey que Rousseau pense, il se livre à une
accusation cinglante contre lui :
L’auteur n’a fait qu’une seule édition de chaque pièce. Ces impressions
éparses ont disparu depuis longtemps, et le peu d’exemplaires qui peuvent
rester cachés dans quelques cabinets n’ont excité la curiosité de personne
pour les comparer avec les recueils dont on afecte d’inonder le public. Tous
ces recueils, grossis de critiques outrageantes de libelles venimeux, et faits
avec l’unique projet de déigurer les productions de l’auteur, d’en altérer les
maximes, et d’en changer peu à peu l’esprit, ont été dans cette vue arrangés
et falsiiés avec beaucoup d’art, d’abord seulement par des retranchements
qui supprimant les éclaircissements nécessaires altéraient le sens de ce qu’on
laissait, puis par d’apparentes négligences qu’on pouvait faire passer pour des
fautes d’impression, mais qui produisaient des contre-sens terribles, et qui,
idèlement transcrites à chaque impression nouvelle, ont enin substitué par
tradition ces fausses leçons aux véritables. (p. 391)³6
Auquel point, cependant, il passe à une autre allusion qui est beaucoup
plus claire encore : il s’agit en fait d’une édition intitulée Collection com-
plète des œuvres de J.-J. Rousseau (première collection portant ce titre)
qui va bientôt sortir sans son aval « à Londres » (en réalité Bruxelles) en
9 volumes in-quarto datés de 1774 à 1776. Il semble que le libraire, Jean-
Louis de Boubers, soit bien venu à Paris, comme l’indique le Français,
solliciter la collaboration de l’auteur :
Pour mieux réussir dans ce projet on a imaginé de faire de belles éditions
qui par leur perfection typographique issent tomber les précédentes et res-
tassent dans les bibliothèques ; et pour leur donner un plus grand crédit, on
a tâché d’y intéresser l’auteur même par l’appât du gain, et on lui a fait pour
cela par le libraire chargé de ces manœuvres des propositions assez magni-
iques pour devoir naturellement le tenter.
Ce qui paraît une honnête proposition de la part d’un entrepreneur
ambitieux ne serait qu’un piège de plus, une manœuvre de substitution
pour induire l’auteur trop crédule à prêter lui-même la main à ses tour-
menteurs en donnant sa caution à un texte traiqué :
Le projet était d’établir ainsi la coniance du public, de ne faire passer sous

36 Rousseau sait que l’édition en question est, comme le remarque Jean Sgard, une « impos-
ture typographique » : « Le seul tort de Rousseau est de croire qu’il soit seul à soufrir de
cette pratique : elle est courante ; dans ce domaine, le libraire fait ce qu’il veut, dans une
impunité à peu près totale » (« Des collections aux œuvres complètes », p. 3).
Vers une édiion « générale » 69

les yeux de l’auteur que des épreuves correctes et de tirer à son insu les
feuilles destinées pour le public, et où le texte eût été accommodé selon
les vues de nos Messieurs. Rien n’eût été si facile par la manière dont il est
enlacé que de lui cacher ce petit manège et de le faire ainsi servir lui-même
à autoriser la fraude dont il devait être la victime et qu’il eût ignorée, croyant
transmettre à la postérité une édition idèle de ses écrits. Mais soit dégoût
soit paresse soit qu’il ait eu quelque vent du projet, non content de s’être
refusé à la proposition, il a désavoué dans une protestation signée tout ce qui
s’imprimerait désormais sous son nom. L’on a donc pris le parti de se passer
de lui et d’aller en avant comme s’il participait à l’entreprise. L’édition se fait
par souscription et s’imprime, dit-on, à Bruxelles en beau papier beau carac-
tère belles estampes. On n’épargnera rien pour la prôner dans toute l’Eu-
rope et pour en vanter surtout l’exactitude et la idélité, dont on ne doutera
pas plus que de la ressemblance du portrait publié par l’ami Hume. Comme
elle contiendra beaucoup de nouvelles pièces refondues ou fabriquées par
nos Messieurs, on aura grand soin de les munir de titres plus que suisants
auprès d’un public qui ne demande pas mieux que de tout croire, et qui ne
s’avisera pas si tard de faire le diicile sur leur authenticité. (p. 391-392)³7
C’est sûrement par assimilation générale et non sur preuves pertinentes
que Rousseau accuse Boubers de faire sciemment partie du complot,
mais il n’a peut-être pas tort d’entretenir des doutes sur son caractère ;
après la mort de Rousseau, le marquis de Girardin parlera du « peu scru-
puleux Boubers, qui sous la direction de la moderne philosophie multi-
pliera plutôt les vilenies qu’il ne refusera d’en faire »³8.
En guise d’introduction, l’édition de Boubers débute par une « Prédic-
tion faite sur l’auteur de la Nouvelle Héloïse par un anonyme », grand dithy-
rambe de Panckoucke³9 déployant le genre de rhétorique messianique que
l’on trouvera plus tard chez Moultou et Du Peyrou. Quant aux nouveautés,
il faut avouer que Boubers remporte un certain succès en dépit de Jean-
Jacques : c’est lui qui ofre la première parution d’Iphis, de La Découverte
du Nouveau Monde, de l’Épître à M. Parisot, et de la Vision de Pierre de la
Montagne, tous au tome VIII. Ayant obtenu des œuvres de jeunesse40 et
des lettres déposées chez Mme de Warens, il tenait à donner à sa clientèle
l’impression qu’il détenait de même les manuscrits inédits de la in.

37 Jean-Louis de Boubers (1731-1804) est un libraire-imprimeur établi à Bruxelles à partir


de 1768. Il a fait sous couvert d’une maison londonienne une édition de l’Émile en plus de
sa Collection complète (1776-1783), qu’il rééditera en plus petit format en 1791 et 1804 : voir
l’article de Jérôme Vercruysse dans DJJR, p. 107-108.
38 Girardin à Du Peyrou, CC 7471, 17 février 1779, § 4.
39 Voir plus haut, p. 59, note 17.
40 D’Alembert avait contesté l’abus qui consiste à augmenter arbitrairement l’œuvre d’un
70 Éditer Rousseau

Les 37 planches d’après Moreau le Jeune et Le Barbier et les 12 leu-


rons de Chofard, excellemment gravés, sont en efet une des gloires de
la collection de Boubers4¹ – qui pour autant n’est que moyennement
élégante, au moins pour les quatre premiers volumes, les suivants étant
plus soignés. Sans titre de collection, elle est déparée notamment par
une apparente désinvolture dans la présentation formelle de certaines
œuvres. On trouve par exemple, au premier volume, 113 lettres d’une Julie
en « nouvelle édition originale, revue et corrigée par l’éditeur », sans autre
division interne, et encore 50 lettres en vrac au tome II. Qu’est devenue
l’architecture du livre ? On ne sait. Émile est partagé entre les tomes III et
IV, divisé en plein milieu du livre IV. Les tomes V à VIII sont tous inti-
tulés « Œuvres mêlées » et s’y entasse pêle-mêle tout le reste de l’œuvre
connue de Rousseau sauf le Dictionnaire de musique, qui constitue le
tome IX4².
Samuel Fauche, entre-temps, essayant de se rattraper sur l’édition
avortée de Môtiers, sort en 1775 une Collection complète des œuvres de
J.-J. Rousseau, avec igures en taille-douce, en 11 volumes in-octavo. D’après
Raymond Birn, cette prétendue édition « reprenait la quasi-totalité des
éditions de Rey de 1769 et 1772 » (FR, p. 50) et n’ofrait rien de nouveau
en dehors de quelques lettres. Quant aux igures, ce sont celles de Gra-
velot, grossièrement regravées. Fauche inclut maintenant sans vergogne
des œuvres franchement piratées comme Émile et les Lettres écrites de la
montagne aussi bien que le Dictionnaire de musique.
Aux nouvelles pièces parues chez Boubers se joignent, dans le Sup-
plément aux œuvres de J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, pour servir de suite
de toutes les éditions, in-octavo publié anonymement à Genève en 1778,
quelques autres œuvres de jeunesse, accompagnées de cet « Avis de l’édi-
teur » qui ne leur accorde que de piètres louanges :

écrivain : « Souvent on a la fureur d’insérer dans les éditions qu’on publie des ouvrages
d’un auteur après sa mort, quantité de productions qu’il avait jugées indignes de lui, et
qui lui ôtent une partie de sa réputation. Ceux qui sont à la tête de la Librairie ne peuvent
apporter trop de soin pour prévenir cet abus ; ils montreront par leur vigilance dans cette
occasion qu’ils ont à cœur l’honneur de la nation et la mémoire de ses grands hommes »
(article Édition, Encyclopédie, t. V, 1755, p. 396).
41 Parmi les graveurs, l’élite de l’époque, on trouve Saint-Aubin, Chofard, Dambrun,
Leveau, Delaunay, Lemire, et Martini : voir Maurice Boissais et Jacques Deleplanque, Le
Livre à gravures au xvıııe siècle, Paris, Gründ, 1948, p. 153.
42 Le reliquat des volumes de Boubers feront en 1790 le noyau de l’édition de Denis Vol-
land en 16 volumes in-4o (R. Birn, « Les œuvres complètes de Rousseau sous l’Ancien
Régime », p. 248).
Vers une édiion « générale » 71

Toutes les pièces suivantes n’ont jamais été imprimées, un heureux hasard
nous les a procuré[es] et nous les donnons au public, d’après les originaux,
la plupart écrites de la main même de l’auteur. Ces productions de sa jeu-
nesse sont sans doute inférieures à celles qui lui ont acquis depuis une si
grande célébrité ; mais telles qu’elles sont on les lira avec plaisir, puisqu’on
y verra quelle était dans la jeunesse la manière de voir et de sentir de leur
auteur ; et que peut-être il en sortira quelques traits de lumières, qui feront
connaître au lecteur le vrai caractère de cet homme devenu depuis si inté-
ressant pour le public.
Les œuvres inédites sont les suivantes :
La Découverte du nouveau monde
Fragments d’Iphis, tragédie
In nuptias Caroli Emanuelis, invictissimi Sardiniæ Regis […], ode. Traduction
Le Verger des Charmettes
Êpitres à M. de Bordes, à Parisot
Énigme
À Madame la baronne de Warens, virelai
Vers pour Mme de Fleurieu ; pour Mlle h.
Mémoire à son excellence, monseigneur le gouverneur
Mémoire remis le 19 avril 1742 à M. Boudet
[seize] lettres à Mme de Warens
[six] autres lettres4³
Les choses en sont là lorsque Rousseau disparaît en 1778. Sa mort devait
naturellement entraîner à nouveau une profusion d’éditions44, et grâce
justement à cette mort, c’était à qui dénicherait le plus de nouveaux
documents, des lettres inédites, voir des ébauches d’ouvrages restés frag-
mentaires. Et ce sera la course aux « œuvres posthumes ».

L’enjeu des Confessions

Or parmi les œuvres posthumes il en est une qui accaparera pendant


longtemps l’attention du public et des libraires, c’est le projet de ces
« mémoires » que Rousseau n’avait pourtant pas encore inclus dans le
projet de Neuchâtel. Il en avait longtemps été question entre lui et
Rey, qui lui avait écrit en 1761 : « [ J]’ose vous demander une chose que

43 L’année suivante paraît un autre Supplément au même titre : Amsterdam et Lausanne,


F. Grasset, in-8o, que je n’ai pas vu.
44 Les années 1780 voient une prolifération d’éditions en petit format et plus de 30 volumes,
à Neuchâtel, à Kehl, à Berne, à Reims, à Heidelberg-Leipzig, à Zweibrücken.
72 Éditer Rousseau

j’ambitionne depuis longtemps qui me serait très agréable et au public,


ce serait votre vie que je placerais à la tête de vos œuvres. »45 (Dans la
même lettre il ofre une rente viagère sur la tête de hérèse pour assurer
son avenir.) Quoique Rey doive imaginer qu’il s’agit de quelque chose
de relativement bref, il a stimulé la production de cet ouvrage en lais-
sant envisager  la place qu’il pourrait tenir dans une édition collective…
Rousseau y revient en 1765, quand le projet de Neuchâtel s’est évanoui :
Il reste la grande entreprise de ma vie et des pièces qui s’y rapportent. Entre-
prise qui doit être séparée de la précédente ; parce que quand même ma vie
serait écrite, on ne peut la mettre sous la presse qu’au bout d’un nombre d’an-
nées dont on conviendra, à cause des choses importantes qu’elle contiendra,
surtout depuis quelques années en çà, et des personnes en place qui seraient
compromises, ce que je ne veux pas faire et que celui qui se chargera de cette
entreprise doit éviter pour lui-même.
L’ouvrage est déjà commencé et je vois à vue de pays que ce sera un
ouvrage aussi considérable que singulier.46
Le manuscrit des Confessions, et surtout la manière de le préserver de
ses ennemis ou même des curieux, sera une des principales préoccupa-
tions de Rousseau pour le reste de sa vie. Il ne semble pas que, à partir
de ce moment, il ait jamais plus parlé de ses « mémoires », et même il a
si bien rejeté ce titre qu’il déinit son projet par opposition à ce terme :
« ses confessions » que ses ennemis « appellent ses mémoires », dit « Rous-
seau » dans Rousseau juge de Jean-Jacques (p. 331).
Et se forgeront petit à petit le mystère et le mythe des Confessions.
Rousseau va écrire sa vie, il va régler ses comptes avec ses ennemis, c’est-
à-dire à peu près avec tout le monde : qu’on se méie, peut-être faut-il
même songer à apprêter d’avance une contre-attaque ? C’était, au dire de
David Hume, l’éventualité d’une publication des mémoires de Rousseau
qui, telle une épée de Damoclès, lui imposait la nécessité de publier sa
propre défense contre Rousseau, de peur de s’y prendre trop tard :
M. Rousseau m’a souvent dit qu’il composait les mémoires de sa vie, et
qu’il y rendrait justice à lui-même, à ses amis et à ses ennemis. Comme
M. Davenport m’a marqué que depuis sa retraite à Wootton il avait été fort
occupé à écrire, j’ai lieu de croire qu’il achève cet ouvrage. Rien au monde

45 Rey à Rousseau, CC 1619, 31 décembre 1761 ; il y revient dans d’autres lettres, CC 1642
(18 janvier 1762), CC 1661, etc. ; voir aussi S. Kuwase, « Les Confessions » de Jean-Jacques Rous-
seau en France (1770-1794), p. 28-29.
46 Rousseau à Rey, CC 4157, 18 mars 1765.
Vers une édiion « générale » 73

n’était plus attendu pour moi que de passer si soudainement de la classe de


ses amis à celle de ses ennemis ; mais cette révolution s’étant faite, je dois
m’attendre à être traité en conséquence. Si ses mémoires paraissent après ma
mort, personne ne pourra justiier ma mémoire en faisant connaître la vérité ;
s’ils sont publiés après la mort de l’auteur, ma justiication perdra, par cela
même, une grande partie de son authenticité. Cette rélexion m’a engagé à
recueillir toutes les circonstances de cette aventure, à en faire un précis que
je destine à mes amis et dont je pourrai faire dans la suite l’usage qu’eux et
moi nous jugerons convenable ; mais j’aime tellement la paix qu’il n’y a que
la nécessité ou les plus fortes raisons qui puissent me déterminer à exposer
cette querelle aux yeux du public.47
Telle était l’inquiétude que pouvait provoquer cette menace virtuelle
dans l’esprit de bien des gens que Rousseau avait connus – y compris,
semble-t-il, Mme  d’Épinay, Diderot et Grimm  – qu’elle allait durer
bien au-delà de sa mort, jusqu’à ce que, à l’époque de la Révolution, Les
Confessions dans leur intégralité aient enin vu le jour. Le résultat est
d’accroître, pour Rousseau aussi, l’apparente nécessité de les publier. En
fait la majeure partie en était déjà écrite ; cependant il n’y traitait pas du
séjour anglais, époque qu’il réservait, en in de compte, pour Rousseau juge
de Jean-Jacques. Le sort des Confessions (dont, il ne faut pas l’oublier, la
police avait interdit les lectures en 1772) est le plus grand problème qui
se pose aussi aux idèles amis de Rousseau qui envisagent, comme monu-
ment à sa gloire, une grande édition complète de ses œuvres.

47 David Hume, Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume et M. Rous-
seau, Londres, 1766, p. 123-124. Dès réception de la lettre de Rousseau du 10 juillet 1766
(CC 5274), Hume a tout de suite supposé que Rousseau allait la publier : « I fancy he intends
to publish it » (Hume à Richard Davenport, CC 5283, 15 juillet 1766). L’épisode a été consi-
déré comme un chaînon important dans la formation de l’opinion publique comme phé-
nomène social : voir Dena Goodman, « he Hume-Rousseau afair : from private querelle
to public procès », Eighteenth-Century Studies, vol. 25 (1991-1992), p. 171-201.
La Collecion complète de Genève
(1778-1789)

chapitre ııı

Rousseau était encore en vie que la question de ses mémoires était sur
toutes les lèvres. En sont témoins les Mémoires secrets, généralement bien
informés, qui nous fournissent une sorte de chronique des premières
semaines de cette obsession publique manifestée peu après son départ
de Paris – pour on ne sait où :
On conirme l’existence des Mémoires de la vie de Jean-Jacques Rousseau ;
on prétend qu’il y révèle ingénument beaucoup de choses peu honnêtes
et même des crimes dont il est coupable, comme vols, etc. On ajoute que
M. Le Noir l’a envoyé chercher, lui a demandé s’il avouait ce livre et les
faits qui y étaient contenus¹ ; et qu’à tout il a répondu, sans aucune tergi-
versation et catégoriquement, oui ; que là-dessus le lieutenant de police lui
a conseillé de quitter Paris et de se soustraire aux recherches qu’on pour-
rait faire : que telle est la cause de son évasion. Tout cela est si singulier et si
absurde, qu’on ne le rapporte qu’à cause du personnage fort cynique, et des
auteurs de ce récit qui, par leurs liaisons avec le ministre, semblent mériter
quelque créance. (MS, 26 juin 1778a)
En efet, le mystère de son « évasion », vite éclairci, paraît secondaire par
rapport à la question de savoir où en sont les mémoires de Rousseau, le
bruit circulant qu’il en existe peut-être déjà des éditions :
Par les informations qu’on fait journellement sur le compte de Jean-Jacques
Rousseau, on a tout lieu de croire que ses mémoires prétendus dont on parle
n’existent encore que manuscrits. Il n’est point hors du royaume, comme on
l’avait dit ; il est toujours chez un M. de Girardin, fameux par ses jardins

1 Jean Charles Lenoir (1732-1807) est lieutenant de police depuis 1734 ; sur cet entretien, voir
CC, t. XL, appendice A664, p. 282 et 284.
76 Éditer Rousseau

anglais, qui lui a prêté un asile chez lui, où il botanise, et se livre à son goût
pour la campagne et la retraite. (MS, 3 juillet 1778b)
Ces deux histoires sont pendant quelque temps étroitement liées, comme
on le voit par la notice du surlendemain :
Le fameux Jean-Jacques Rousseau n’a pas survécu de longtemps à Voltaire ;
il vient de mourir² dans le lieu de sa retraite à Ermenonville.
On dit aujourd’hui que les bruits qui ont couru sur lui et ses mémoires,
viennent d’un Supplément à ses œuvres, en efet imprimé, et où il y a beau-
coup de choses singulières. (MS, 5 juillet 1778b)
Il est vrai que les circonstances de la mort de Rousseau restent à élu-
cider ; c’était, apprend-on le 7 juillet, une attaque d’apoplexie, et c’est le
marquis de Girardin qui « lui a rendu les honneurs funèbres » :
[…] son corps, après avoir été embaumé et enfermé dans un cercueil de
plomb, fut inhumé le samedi suivant 4 du présent mois, dans l’enceinte du
parc d’Ermenonville, dans l’île dite des Peupliers, au milieu de la place d’eau
appelée le petit lac, et située au midi du château, sous une tombe décorée et
élevée d’environ six pieds. (MS, 7 juillet 1778a)
Mais ses mémoires ? On découvre soudain que leur existence est
connue et attestée depuis plusieurs années déjà³ :
L’existence des mémoires de Rousseau en manuscrit n’est plus douteuse ;
M. Le Mierre atteste lui en avoir entendu faire la lecture en 1771. Ce fut en
faveur du prince royal de Suède, alors à Paris ; elle eut lieu chez M. le mar-
quis de Pezay, et ce fut le philosophe genevois qui lui-même en régala l’as-
semblée peu nombreuse. La lecture dura depuis sept heures du matin jusqu’à
onze heures du soir, sauf l’intervalle du dîner et du souper ; en sorte qu’on
voit que l’ouvrage est long, et doit faire deux volumes bien conditionnés.
Il passe pour assez constant encore que Rousseau étant malade dangereu-
sement, craignant de mourir, et envisageant le sort funeste de Mademoiselle
Le Vasseur, sa femme, lui dit de ne point s’aliger sur ce qu’elle deviendrait
après lui ; qu’il lui donna en même temps la clef de son secrétaire, lui en it
tirer un paquet, en lui apprenant que c’étaient ses mémoires manuscrits,
qu’elle pourrait vendre et dont elle tirerait bon parti. Si l’on en croit la suite
de l’anecdote, elle se serait laissé séduire par les ofres d’un libraire étranger
qui lui en aurait donné mille louis, qui en aurait même imprimé un volume ;

2 Le 2 juillet.
3 Il faut noter que les Mémoires secrets sont une sorte de registre des événements et non
une source originale ; ils empruntent quelquefois leurs informations aux autres journaux,
comme on le verra en consultant l’édition critique indiquée dans la liste des abréviations
en début d’ouvrage.
La Collecion complète de Genève 77

mais qui, touché du chagrin et des plaintes du philosophe, avait suspendu et


promis de ne rien mettre en lumière qu’après sa mort. Voici le moment où
il a la liberté de le faire.
On veut en outre qu’il y ait dans Paris un autre manuscrit de ces mémoires,
que tout le parti encyclopédique chercha à soustraire par le rôle qu’y jouent
les coryphées et qu’ils savent ne devoir pas être à leur honneur. (MS, 1er août
1778b)
L’information concernant la vente du manuscrit, quoique erronée, attise
l’intérêt pour les révélations attendues et aggrave l’inquiétude de ceux
qui redoutent d’y être maltraités. En l’espace d’un mois après la mort de
Rousseau, la préface des Confessions est déjà largement difusée ; on ne
sait d’où elle provient4. Quant au manuscrit qui est censé se trouver à
Paris, le bruit semble avoir couru qu’il était entre les mains de Condillac :
en fait ce dernier avait un manuscrit, mais c’était Rousseau juge de Jean-
Jacques et non Les Confessions. Cependant les deux titres tendaient à se
confondre tant qu’on parlait de mémoires.
Les Confessions ne paraissant pas, la frénésie se calme pendant
quelques mois et fait place à la curiosité pour d’autres détails sur les der-
niers jours de Rousseau :
Relation ou Notice des derniers jours de M. Jean-Jacques Rousseau, circonstances
de sa mort, et quels sont les ouvrages posthumes qu’on peut attendre de lui : par
M. Le Bègue de Presle, docteur en médecine. Avec une addition relative au même
sujet, par J. H. de Magellan, gentilhomme portugais, membre de plusieurs acadé-
mies, et correspondant de celle des Sciences. Tel est le long intitulé de ce pam-
phlet, qui promet beaucoup et tient peu. (MS, 5 mars 1779b5)
Le Bègue de Presle, le médecin de Rousseau, qui avait assisté à l’autopsie,
cherche à augmenter l’intérêt de son récit en promettant du nouveau sur
les fameux manuscrits. Enin, le mystère est levé par l’annonce suivante,
très circonstanciée, qui paraît dans les Mémoires secrets quelques semaines
plus tard, sans indication de source : « Quoiqu’on ait prétendu que Rous-
seau eût laissé peu de manuscrits, on en répand aujourd’hui une liste
nombreuse et qui l’emporte sur celle de ses œuvres imprimées. » Voici le
catalogue qui est donné, avec les gloses fournies :
Extrait de la Polysynodie.
Jugement sur la paix perpétuelle.

4 Voir sur cet épisode F. Moureau, « Les inédits de Rousseau et la campagne de presse de
1778 », p. 411-425.
5 Voir aussi la notice des MS du 9 mars 1779b.
78 Éditer Rousseau

Traduction du premier livre de l’histoire de Tacite.


Discours sur la première vertu du héros, plus complet que celui imprimé sous
ce titre.
L’Engagement téméraire, comédie en trois actes et en vers.
Émile et Sophie, ou Les Solitaires.
Le Lévite d’Éphraïm, poème en prose en quatre chants.
Lettres à Sara. Cet ouvrage entrepris par une espèce de déi, est destiné à
répondre à cette question : si un amant d’un demi-siècle pouvait ne pas
faire rire ?
Traduction de l’Apo[co]lokintosis de Sénèque sur la mort de l’empereur Claude
Mémoire lu à l’Académie des sciences, l’an 1742, concernant de nouveaux
signes pour la musique.
Réponse à M. Rameau, ou Examen de deux principes avancés par M. Rameau,
dans une brochure intitulée : « Erreurs sur la musique de l’Encyclopédie ».
Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale.
Lettres et mémoires sur divers sujets.
Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, en six livres.
Les Rêveries du promeneur solitaire : titre que l’auteur a donné au journal de
ses pensées pendant ses promenades vers la in de ses jours.
Considérations sur le gouvernement de la Pologne.
Traduction de l’épisode d’Olinde et Sophronie, tirée du Tasse.
L’Oraison funèbre du feu duc d’Orléans.
Aventures de Milord Édouard, suite de La Nouvelle Héloïse.
Lettres, mémoires et pièces fugitives sur divers sujets. Cette collection très
étendue contient notamment, Lettres à M. le maréchal duc de Luxem-
bourg sur la Suisse en général et particulièrement sur le Val de Travers, lieu
de son domicile.
Lettres à M. le Président de Malesherbes sur les motifs de sa retraite à la
campagne.
Une très longue lettre sur l’existence de Dieu.
Lettre sur la botanique, dans le but de rendre plus agréable et plus facile
l’étendue de cette partie de l’histoire naturelle.
Lettres diverses à ses amis.6
La notice conclut par la première mention de la Société typographique
de Genève nouvellement créée : « Du reste, la veuve Rousseau déclare
qu’elle a remis la totalité des manuscrits qui lui restent à la Société typo-
graphique de Genève et que c’est la seule avouée. » Ces renseignements
sont tous d’ailleurs fort exacts : si deux ou trois des ouvrages énumérés

6 MS, 29 mai 1779d. Cette liste est à peu de chose près la même, dans le même ordre et avec
les même gloses, que celle donnée dans le Prospectus annoté par Du Peyrou (CC 7462,
8 février), ne retenant que ceux des titres qui sont encore en manuscrit.
La Collecion complète de Genève 79

avaient déjà été imprimés, ce n’était pas dans des « éditions » proprement
dites, et tous seront édités en efet soit dans la Collection complète, soit
dans les Œuvres posthumes de la même Société7. Les Confessions portent
maintenant leur propre nom, même si le public va longtemps ignorer que
les « six livres » n’en représentent que la moitié.

Les dépositaires

Le phénomène le plus frappant dans cette période juste après la mort


de Rousseau, c’est l’avantage commercial que cherchent de plus en plus
d’éditeurs à mettre au jour un Rousseau encore inconnu du public. Dans
la perspective de cette étude, l’entreprise la plus importante est en efet
la formation en janvier 1779 de la Société typographique de Genève, qui
n’a presque rien publié, et qui n’a peut-être été formée qu’à la seule in de
publier la Collection complète de Rousseau8. La Société proprement dite est
une association d’imprimeurs genevois qui devait verser 24 000 francs au
bénéice de la veuve de Rousseau en récompense des manuscrits, l’équipe
éditoriale réunissant trois amis dispersés de Rousseau, qui ensemble se
dévouent à la réalisation d’un monument en son honneur : ce sont le mar-
quis de Girardin (1735-1808), seigneur d’Ermenonville et hôte de Rous-
seau au moment de sa mort, Paul Moultou (1731-1787), ami genevois de
longue date et ancien pasteur, et Pierre Alexandre Du  Peyrou (1729-
1794), riche protecteur de Rousseau vivant à Neuchâtel. En fait le contrat
ne regarde qu’une édition in-quarto, tout en autorisant la Société à « y
joindre une autre portative » si elle le souhaite9. Une édition in-octavo est
aussitôt envisagée¹0 et les deux formats oferts en souscription.
Quoique leurs relations avec Rousseau soient très diverses, ils parta-
gent sans conteste un grand dévouement à sa mémoire et à divers titres
prétendent parler avec une certaine autorité de ce qu’il s’agit de faire
pour respecter au mieux ses volontés. Chacun avait aussi ses motivations
particulières à mettre en avant et ses intérêts à protéger, peut-être sur-
tout Moultou à cause de ses relations mondaines à Genève et à Paris ;
mais ils ont en commun un attachement ardent à la pensée et aux écrits

7 Pour une chronologie des premières parutions, voir FR, p. 254-256.


8 Voir R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 118, et FR, p. 74.
9 Traité entre Du Peyrou, Moultou, et la Société typographique de Genève, CC 7444, 23 et
26 janvier 1779.
10 Du Peyrou à la Société typographique de Genève, CC 7450 [2], 30 janvier 1779.
80 Éditer Rousseau

de Rousseau et une idélité passionnée à la mémoire du Rousseau qu’ils


révèrent.
Moultou avait été en quelque sorte solennellement chargé dès 1770
du legs de Rousseau :
[C]e n’est plus ma personne qu’il faut songer à défendre, c’est ma mémoire.
Voilà, cher Moultou, ce que j’ai toujours attendu de vous. Ne croyez pas
que j’ignore vos liaisons ; ma coniance n’est pas celle d’un sot, mais celle
au contraire de quelqu’un qui se connaît en hommes, en diversité d’étofes
d’âmes, qui n’attend rien des Coindet, et qui attend tout des Moultou. Je
ne puis douter qu’on n’ait voulu vous séduire, je suis persuadé qu’on n’a fait
tout au plus que vous tromper. Mais avec votre pénétration vous avez vu
trop de choses et vous en verrez trop encore pour pouvoir être trompé long-
temps. Quand vous verrez la vérité il ne sera pas pour cela temps de la dire ;
il faut attendre les révolutions qui lui seront favorables, et qui viendront
tôt ou tard. C’est alors que le nom de mon ami, dont il faut maintenant se
cacher, honorera ceux qui l’auront porté et qui rempliront les devoirs qu’il
leur impose. Voilà la tâche, ô Moultou ! elle est grande, elle est belle, elle est
digne de toi, et depuis bien des années mon cœur t’a choisi pour la remplir.
(CC 6703, 6 avril 1770)
hérèse est témoin que Rousseau avait en plus conié à Moultou, peu de
jours avant de se rendre à Ermenonville, des paquets scellés de manus-
crits. La lutte pour la survie de son œuvre, dont Rousseau fut obsédé les
quinze dernières années de sa vie, avait une double dimension : le souci
de sa propriété littéraire, sa sécurité inancière étant menacée par des
piratages de tous les côtés, y compris parmi ses libraires attitrés ; et la
peur de voir déformer ses écrits, de façon à faire passer pour siennes, par
la ligue de ses adversaires, des œuvres « inidèles, falsiiées, et faites avec
les plus sinistres intentions »¹¹. La mission des amis est de le racheter aux
yeux de la postérité par l’étendue et la bonne foi du service qu’ils vont
lui rendre, tout en assurant l’indépendance inancière de sa veuve hé-
rèse Le Vasseur.
Du Peyrou pour sa part n’a jamais perdu de vue le projet abandonné
en 1765 et nourrit depuis cette époque l’espoir de réaliser l’édition géné-
rale que Rousseau a si longtemps souhaitée. À lui aussi Rousseau avait
conié des paquets de manuscrits scellés, notamment avant son départ
en Angleterre, et depuis l’Angleterre au moment où il ne se sentait plus
en sûreté. Un malheureux épisode à Trie en novembre 1777 lui ayant fait

11 Rousseau à Rey, CC 6946, 14 juin 1772.


La Collecion complète de Genève 81

perdre une partie de la coniance de Rousseau, ils ne correspondaient


plus. Ce qui n’empêche pas Du Peyrou de lui rester résolument idèle,
et d’écrire à Girardin :
Je souhaite passionnément de me montrer plus digne de la coniance de mon
pauvre et malheureux ami, que peut-être il ne l’a cru lui-même, et plus je vois
d’acharnement à le calomnier, plus sa mémoire me devient chère et respec-
table, et redouble mon zèle à seconder ses volontés et jusques à ses désirs.
(CC 7566, 27 juin 1779)
Comme il le suggère ici, ils savaient tous aussi, sans doute, que Rousseau
ne s’était totalement ié à aucun des trois¹². Il prenait toutes les mesures
de sécurité qu’il pouvait, mais Rousseau juge de Jean-Jacques témoigne des
doutes qui ne le quittaient jamais.
Girardin, qui a reçu Rousseau et hérèse à Ermenonville, en appelle à
celle-ci pour témoigner de ses prérogatives, Rousseau lui ayant dit (selon
lui) en mourant :
Écoutez-moi, ma chère femme… Mes amis idèles m’ont promis de ne
point disposer de mes papiers sans votre aveu. M. de Girardin voudra bien
réclamer leur parole et leur amitié ; j’honore et je remercie M. et Mme de
Girardin, je vous laisse entre leurs mains, et je suis sûr qu’ils vous serviront
de pères […].¹³
S’étant immédiatement saisi de tous les manuscrits qu’il avait pu trouver
chez hérèse, Girardin se considère à la fois comme protecteur de sa
veuve et comme dépositaire quasi oiciel de son legs littéraire.
Le premier soin des trois amis était de ramasser tous les matériaux
possibles pour une édition que Du Peyrou voulait complète, à l’excep-
tion peut-être des écrits autobiographiques. Le répertoire de 1764-1765,
qui excluait par exemple toutes les poésies de Rousseau, ne faisait plus
forcément règle pour les éditions posthumes. Comme on l’a déjà vu, le
nombre de textes composant le corpus « complet » ne cessait de s’accroître
sous l’efet de la concurrence des divers éditeurs. C’est pourquoi, tout en
gardant présent à l’esprit le plan que Rousseau avait dressé, ici on prê-
tera attention désormais à la parution progressive d’ouvrages inédits, qui
allaient continuer à faire surface de temps à autre, et qui pour les éditeurs
étaient prioritaires parce que la concurrence la plus intense les regardent.

12 Du Peyrou connaît-il déjà le passage au livre XII des Confessions (p. 777 ; OC I, p. 602-603)
qui le traite peu généreusement ?
13 Citation de Rousseau par Girardin dans une lettre à Du Peyrou, CC 7209, 22 juillet 1778.
82 Éditer Rousseau

Ce qui comporte une certaine ironie : Rousseau, qui dans Rousseau


juge de Jean-Jacques évoque avec mépris « cette ridicule démangeaison de
rabâcher, et barbouiller éternellement du papier, qu’on dit être attachée
au métier d’auteur » (RJJJ, p. 65), se révèle être un homme qui n’arrê-
tait jamais d’écrire, ébauchant sans cesse des projets en tous genres dont
bon nombre sont depuis longtemps au fond de ses tiroirs. Ce n’est pas
une contradiction ; s’il « barbouillait » bien du papier, il n’en évitait pas
moins de tomber dans le « métier d’auteur » justement dans la mesure où
il s’abstenait de publier pour publier ; il fallait d’abord, comme il l’a sou-
vent répété, qu’il sente le besoin d’énoncer quelque grande vérité. Mais
il expérimentait constamment, pour voir si une idée (ou un genre) lui
allait, pouvait l’entraîner à cette sorte d’ample développement d’une pre-
mière intuition qui lui avait permis d’écrire le Discours sur les sciences et les
arts, la Lettre à D’Alembert et Julie. Rousseau a bien reconnu sa « coutume
paresseuse de travailler à bâton rompu »¹4 ; mais c’est aussi lui qui jusque
dans les dernières semaines de sa vie avait conié ses manuscrits à des
personnes qu’il chargeait solennellement de les faire publier tôt ou tard.
Du même coup, les collections de manuscrits posaient un certain
dilemme pour ceux qui les tenaient en dépôt ou en héritèrent : car si leur
devoir était de suivre la volonté de Rousseau, il ne saurait être question
de mettre au grand jour des fragments qu’il n’aurait sûrement pas publiés
(on voit bien dans le plan de 1764-1765 quels ouvrages en cours il comp-
tait achever et inclure parmi ses écrits) ; si au contraire leur première
obligation était envers le public ou plus précisément la postérité, rien
de ce qui subsistait du grand homme n’était indiférent, et ce serait un
crime de supprimer la moindre chose. Les trois dépositaires étaient plus
ou moins d’accord en principe sur la deuxième option. La plus grande
tension, dès qu’il fut question de mettre des points sur les  i, fut provo-
quée par les Confessions. Une première réunion générale projetée à Neu-
châtel en septembre 1778 n’eut pas lieu, et le travail à distance se révélait
problématique et anxiogène¹5.
Du Peyrou pour sa part, conclut Raymond Birn, avait une philoso-
phie d’ensemble sur la structure que l’édition devait adopter, inspirée du
plan de 1764-1765, selon laquelle chaque tendance trop radicale de l’au-
teur serait, grâce à d’heureuses juxtapositions, tempérée par son opposé,

14 Discours sur l’origine de l’inégalité, « Avertissement sur les notes », OC III, p. 128.
15 Sur les interminables problèmes posés par les Confessions en particulier, voir H. de Saus-
sure, Étude sur le sort des manuscrits de J.-J. Rousseau, p. 14-20.
La Collecion complète de Genève 83

le tout marquant en même temps une maturation morale progressive.


Son couronnement, Les Confessions, quoique provisoirement incom-
plètes, rappellerait le triomphe de Rousseau sur les faiblesses de sa propre
nature et les persécutions de la société (FR, p. 157-158). Si cette représen-
tation est juste, la disposition des matières suggère un programme de
lecture soutenu, suivant une dynamique thématique et idéologique qui
embrasserait l’œuvre tout entière. C’est ain de commencer un recen-
sement complet des ouvrages pour l’édition que Du Peyrou dresse dès
octobre 1778 une liste à l’intention des deux autres intitulée « Note spé-
ciique des papiers de Mr J. J. R. entre mes mains »¹6.
Ce qui intéressait le plus nos éditeurs était l’édition in-quarto, dont le
format prestigieux symbolisait le mieux l’idée du monument qu’ils envi-
sageaient à la gloire de leur ami défunt. Si pourtant la Société typogra-
phique de Genève prévoyait trois formats en tout, le quarto étant com-
plété par un octavo aussi bien qu’un in-douze, c’est parce que l’octavo
avait une meilleure chance de conquérir le marché (et donc de devancer
les éditions pirates) ; l’in-douze « économique » était une précaution
tenue en réserve pour concurrencer d’éventuelles éditions populaires¹7.
Il s’ensuit que tous les textes devaient être composés trois fois, avec tout
ce que cela comporte aussi de matériel et de correction d’épreuves, les
dimensions des pages dans les trois formats étant trop diférentes pour
que les mêmes formes puissent servir ; cela suppose que, dans l’éco-
nomie totale de la publication, la typographie, quoique toute manuelle,
n’était pas le facteur le plus coûteux. Le budget arrêté dès 1779 prévoyait
2 000 in-quarto, 4 400 in-octavo et la même quantité d’in-douze¹8. Lors
d’une réunion à Neuchâtel en septembre 1779, la liste inale est dressée
de tous les ouvrages à inclure et un accord est conclu sur la qualité de
papier et la typographie qui seront utilisées¹9.

Batailles d’hériiers

Le principe était donc d’être à la fois exhaustif et idèle. Pourtant chaque


idéal connaissait ses limites. Convenait-il vraiment de publier des écrits

16 Du Peyrou à Girardin, CC 7334bis, octobre 1778.


17 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 120.
18 Ibid., p. 121. Sur la plus mystérieuse petite in-12, sans doute fabriquée par la Société pour
un autre libraire, voir ibid., p. 121-133.
19 Traité des trois amis avec la Société typographique de Genève, CC 7614, 18 septembre 1779.
84 Éditer Rousseau

qui risqueraient de faire tort à la mémoire de Rousseau ? Était-ce à la lettre


du texte, ou plutôt à un indéinissable (ou du moins discutable) « ce que
Rousseau aurait fait », qu’on devait idélité ? Girardin, selon la reconstruc-
tion de Raymond Birn, tenait à ce que chaque mot soit publié ; pourtant il
s’est rendu sans diiculté aux prières de Wielhorski de censurer les Consi-
dérations sur le gouvernement de Pologne et Du Peyrou s’est incliné. Celui-
ci consent aussi, peut-être en grande partie pour se concilier Moultou, à
ce que dans les Confessions, au lieu de noms propres, on se contente d’ini-
tiales²0. En revanche, il refusait d’aller jusqu’à supprimer des alinéas entiers
comme Moultou le souhaitait (FR, p. 117). Moultou a d’ailleurs censuré
quelques-unes des lettres de Rousseau de la même manière, en supprimant
le nom du destinataire ou en y substituant de simples initiales.
Les œuvres autobiographiques étaient les plus délicates du point de
vue de leur contenu, mais pour des raisons diférentes. Les Confessions I
(livres I à VI) ne touchaient que peu à l’actualité puisqu’elles ne s’éten-
daient pas au-delà de l’arrivée du jeune Rousseau à Paris en 1742. Rous-
seau juge de Jean Jacques, par contre, comme Les Confessions II (livres VI
à XII) étaient beaucoup plus délicats et inspiraient aux trois éditeurs
d’énormes scrupules à la fois par principe et par souci de discrétion. La
suite des Confessions posait au début un problème particulier, étant donné
l’incertitude qui planait sur le ou les manuscrit(s) ; de ce fait elle fut dif-
férée. Mais la publication dès 1780 par Boothby à Londres du premier
dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques allait tout de suite leur forcer
la main sur ce texte-là. Dans tous les cas il importait théoriquement de
respecter les volontés de Rousseau quand elles étaient connues ; or il était
clair, comme on le verra, que tout en assurant la survie à long terme de
ses ouvrages, Rousseau n’avait pas voulu créer de scandale.
Pour Girardin en particulier, repérer tous ses manuscrits ne signiiait
pas nécessairement tous les publier : « Le projet et le vœu général de tous
ses amis me paraît donc devoir se réduire d’abord à se concerter ensemble
pour réunir les diférents écrits qui pourront enrichir sans aucun incon-
vénient une nouvelle édition, et de supprimer ou de suspendre la publi-
cation des autres »²¹, écrit-il. De même, s’il souhaite consulter d’Angi-

20 « Quant aux Confessions il me semble comme à M. de Malesherbes qu’il convient dans
l’édition qu’on se propose d’en faire, de supprimer les noms propres, ou de se borner à la
première lettre de ces noms, et cela sans exception de personne » (Du Peyrou à Moultou,
CC 7556, § 7, 5 juin 1779).
21 Girardin à d’Angiviller (?), CC 7237, début août 1778.
La Collecion complète de Genève 85

viller, qui détient comme on le verra un des manuscrits de Rousseau juge


de Jean-Jacques, c’est « pour parvenir à connaître et à assurer ce qui est
épars dans diférentes mains et dans diférents pays de ce qu’il pourra être
convenable de publier suivant ses intentions et la nature des choses »²². Ce
qui implique que des promesses ont été faites pour s’assurer la collabora-
tion de certains dans la publication de manuscrits en leur possession et la
complicité des autres à bien les garder secrètes, du moins pour un temps
« convenable ». Le contrat avec la Société typographique de Genève pré-
cisait d’ailleurs l’exclusion de :
(a) Tous les ouvrages qui d’après les intentions bien connues de l’auteur, ne
doivent pas paraître dans ce siècle.
(b) Tous ceux qui n’ont pas été jugés dignes par l’auteur lui-même, ou qui
ne seraient pas jugés dignes par ses amis, d’entrer dans cette Collection.²³
Girardin avait entamé l’application de ce protocole avec une grande
solennité morale aussitôt après la mort de Rousseau :
Le dépôt ne vous a été conié qu’à la condition expresse qu’il ne [pût] être
jamais rendu public que longtemps après la mort de celui qui vous l’a conié
et après celle de toutes les personnes intéressées. Si vous êtes jamais capable
d’y manquer ce serait à moi dépositaire de ses derniers moments à venger
sa mémoire.²4
Du Peyrou réagit en abandonnant à Moultou ses droits aux papiers qu’il
détient, à cause de sa rupture avec Rousseau à Trie, sous réserve de l’aval
de hérèse, qui doit sûrement y consentir puisque l’afaire lui est avanta-
geuse²5. Leur idélité à Rousseau les oblige à garder autant que possible
de ses écrits tout en retranchant tout ce que lui-même aurait supprimé,
détermination aussi capitale que douteuse²6 : la « volonté » de Rousseau,
c’est en déinitive la prérogative des éditeurs de la formuler. S’ils peuvent
se mettre d’accord.

22 Girardin à d’Angiviller, CC 7293, 10 septembre 1778 ; je souligne.


23 Traité entre Du Peyrou, Moultou, et la Société typographique de Genève, CC 7444, 23
et 26 janvier 1779. Toute la musique, que Girardin se réservait, est également exclue du
contrat. Il publiera un recueil d’une centaine de pièces sous le titre inventé de Consola-
tions des misères de ma vie, ou recueil de romances et de duos (Paris, De Roulle de la Chevar-
dière, et Esprit, 1781) : voir OC II, p. 1166-1173 et l’article de Daniel Paquette dans DJJR,
p. 171-172.
24 Brouillon (peut-être jamais envoyé) d’une lettre de Girardin à Moultou, CC 7231, [2 août
1778].
25 Du Peyrou à Moultou, CC 7243, 5 août 1778.
26 Voir S. Kuwase, « Les Confessions » de Jean-Jacques Rousseau en France, p. 95.
86 Éditer Rousseau

Rousseau juge de Jean Jacques constitue un point de départ pour illus-


trer les problèmes que confrontaient les trois collègues en train d’éla-
borer l’édition, surtout dans les premiers mois, où le marquis de Girardin
s’eforce de prendre un rôle dominant dans l’opération. La donnée de
base, que Girardin tient vraisemblablement de hérèse Levasseur, c’est
qu’il y a trois manuscrits ; mais Girardin se demande s’il ne s’agit pas de
trois « parties » qu’il faudrait assembler pour constituer l’œuvre entière²7.
Dans une lettre à Du Peyrou du 4 octobre 1778 il fait l’état de la ques-
tion (CC 7313, p. 19) : 1) l’un des manuscrits, que Girardin suppose com-
plet²8, est entre les mains de « Boosby », c’est-à-dire Brooke Boothby
à Londres, qui pour sa part dit l’avoir mis à la disposition de la veuve ;
2) une « autre partie de ce même ouvrage [est] entre les mains de Mr le
Cte d’Angiviller²9 qui sur ma réclamation est convenu de le remettre à la
veuve en observant toutefois qu’il ne croyait pas cet écrit de nature à être
imprimé »³0 ; 3) l’abbé de Condillac, qui en possède un, est formel, ayant
répondu que « cet écrit ne lui avait été remis par M. R. que pour être
imprimé après le siècle révolu. Il ne me paraît rien moins disposé qu’à le
rendre ». Girardin n’en espère pas moins que Condillac inira par céder
à la pression des deux autres détenteurs de manuscrits une fois qu’ils
auront remis leurs « parties » de bonne grâce³¹ ; mais il n’en sera rien.
Le dilemme s’explique par la manière un peu confuse dont Rous-
seau, pressé de trouver le moyen de mettre ses derniers écrits en sûreté,
avait agi. Ne se iant à aucun homme, Rousseau avait quitté sa maison
le 26 février 1776, ainsi qu’il le raconte, la première mise au net de Rous-
seau juge de Jean-Jacques sous le bras, dans l’intention de la « remettre à
la Providence » en la déposant sur l’autel de Notre-Dame de Paris. Il en
fut empêché par les grilles intempestivement fermées des bas-côtés, et
par conséquent perdant toute contenance, abandonna aussitôt le projet.
Peu de temps après, il se résout à mettre le manuscrit entre les mains
d’un ancien ami, l’abbé de Condillac, qui le lit sans réaction apparente

27 Girardin à Boothby, CC 7239, début août 1778.


28 Il évoque bien « trois dialogues », mais c’est un malentendu : Boothby peut les décrire
grâce à la table qui igure en tête de son manuscrit (et que Rousseau fait disparaître par
la suite), bien qu’il ne dispose que du premier dialogue seulement.
29 Charles Claude Flahaut de La Billarderie (1730-1810), comte d’Angiviller, est directeur
général des bâtiments du roi depuis 1774. Ses relations avec Rousseau restent un mystère,
car on n’a aucune lettre qui en témoigne.
30 Cette remarque a amené certains éditeurs à conclure que ce manuscrit n’était pas com-
plet. Au contraire, la question évoquée est de savoir si sa publication serait « convenable ».
31 Girardin à Du Peyrou, CC 7403, 16 décembre 1778.
La Collecion complète de Genève 87

mais s’engage à le garder au moins jusqu’à la in du siècle, promesse qui


sera rigoureuse respectée. Entre-temps, Rousseau commence une nou-
velle copie. Il en est à la in du premier dialogue quand il s’avise de la
conier à Brooke Boothby, un jeune Anglais qu’il a connu à Wootton,
qui est de passage.
Voilà ce que Rousseau raconte dans l’Histoire du précédent écrit qui est
ajoutée à la in des deux dernières copies qu’on possède aujourd’hui³². Il
est impossible de déterminer avec quel degré de lucidité et de sûreté de
mémoire Rousseau peut répondre de son expérience délirante : entre la
création de la première version et sa remise à Condillac, qui ne fait aucun
doute, l’épisode en tout ou en partie pourrait être, pour autant qu’on sache,
une fantaisie. À ce moment-là Rousseau avait nécessairement encore entre
ses mains un manuscrit complet. C’est vraisemblablement celui-là qu’il
conie on ne sait quand au comte d’Angiviller. Alexandre Deleyre conirme
le 12 novembre que d’Angiviller détient un manuscrit qu’il appelle « Entre-
tiens de Jean Jacques avec Rousseau »³³, et qu’en outre il en fait faire une
copie à l’intention de Girardin, tout en gardant pour lui l’original³4. hé-
rèse conirmera en 1780 que d’Angiviller possède en efet « le vrai et pre-
mier manuscrit sortant des mains de mon mari par coniance » et qu’il en
a personnellement donné copie à Girardin³5.
Aucun des trois détenteurs de manuscrits de Rousseau juge de Jean-
Jacques, ni Girardin lui-même, ne pouvait savoir qu’il en existait d’autres,
ni en quel ordre ils pouvaient avoir été écrits. Au cours de nombreux ajouts
et modiications mineures Rousseau avait abandonné le sous-titre pri-
mitif de « dialogues », qu’on ne trouve que sur les manuscrits de Boothby
et Condillac, ainsi qu’une épigraphe qui avait déjà servi au premier Dis-
cours ; il avait ajouté, comme on l’a dit, l’Histoire du précédent écrit, où l’on
trouve ces mots : « Si parmi mes lecteurs je trouve cet homme sensé dis-
posé pour son propre avantage à m’être idèle, je suis déterminé à lui
remettre, non seulement cet écrit, mais aussi mes confessions et³6 tous les

32 Celle de la Chambre des députés à Paris, passée par d’Angiviller, et celle de la bibliothèque
universitaire et publique de Genève.
33 Deleyre à Girardin, CC 7351, 12 novembre 1778.
34 Deleyre à Girardin, CC 7405, 18 décembre 1778.
35 hérèse Levasseur à Du Peyrou, CC 7681, 6 mars 1780. Ce manuscrit est aujourd’hui
conservé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale, ayant été « donné par l’auteur à une
dame de la famille de Cramayal, qui le donna elle-même à M. de Clérigny ancien admi-
nistrateur général des domaines de la Couronne ». Cette dame était Élisabeth Josèphe de
La Borde, sœur de Françoise Monique de Cramayel, que d’Angiviller épousa en 1781.
36 Dans l’édition de Genève les mots « mes confessions et » sont supprimés.
88 Éditer Rousseau

papiers qui restent entre mes mains, et desquels on peut tirer un jour de
grandes lumières sur ma destinée » (RJJJ, p. 426). Or, il n’y a qu’une per-
sonne à qui Rousseau ait conié à la fois cet écrit et ses Confessions, c’est
Moultou. Celui-ci n’en parle à personne avant mars 1779³7.
Pourquoi ce silence ? C’est peut-être pour la même raison qui incite
d’Angiviller à ne pas croire l’ouvrage, comme on l’a vu, « de nature à
être imprimé » : abstraction faite des indiscrétions personnelles suscep-
tibles d’embarrasser les éditeurs, le texte semblait, en raison de sa nature
obsessionnelle (démentielle selon certains), fort préjudiciable à la répu-
tation de Rousseau. Ils s’en considèrent les dépositaires autant que de
l’œuvre elle-même. Peut-être d’Angiviller a-t-il veillé à ce que la copie
fût expurgée, copie dont Girardin d’ailleurs ne dit mot ; en tout cas,
la révélation du manuscrit de Moultou l’ayant rendu superlu pour les
besoins de l’édition, il ne l’a peut-être même pas conservée. De toute
façon les éditeurs n’ont plus guère eu de choix une fois que Boothby a
publié son manuscrit, de son propre chef et à ses frais : il fallait impé-
rativement publier les dialogues en entier avant qu’un autre ne le fasse,
ou ils risquaient de perdre tout leur avantage et la coniance du public.
Mais ce ne fut pas sans compromis  : à la demande de Moultou,
non seulement de nombreux noms propres sont réduits à des initiales
– notamment ceux de Choiseul et de tous les philosophes –, mais plu-
sieurs allusions à Genève ou à certaines institutions sont silencieusement
escamotées. Le problème ne se posait, à vrai dire, que pour les nouveaux
ouvrages ; les scandales que les autres pouvaient avoir ressuscités étaient
passés et l’on n’y songeait plus. Ce qui gêne les éditeurs amis de Rous-
seau, c’est donc surtout Rousseau juge de Jean-Jacques et plus tard Les
Confessions. On se passe de l’anecdote de « la ille d’un seigneur anglais »
(RJJJ, p. 327 note)³8, de l’invasion de la Corse, et l’entreprise de la ville
de Versoix (p. 375 note), de la division de la France (p. 399), de l’odieuse
connivence de Voltaire et de D’Alembert (p. 373-374), et du ralliement
des prêtres et des médecins au parti philosophique (p. 404). Une men-
tion des oratoriens de Montmorency, ces « dangereux ennemis », dispa-
raît ainsi qu’une allusion au roi de France dans l’Histoire du précédent
écrit (p. 334 et p. 417, note), une mention de Dusaulx (p. 320), et les griefs

37 Juste avant son départ pour Ermenonville en mai 1778 Rousseau avait conié à Paul
Moultou, avec une copie des Confessions et d’autres manuscrits, un manuscrit de Rousseau
juge de Jean Jacques (voir FR, p. 88).
38 Voir le commentaire de R. Osmont, OC I, p. 1710, note 3.
La Collecion complète de Genève 89

de Rousseau à propos des Considérations sur le gouvernement de Pologne


(p. 396). Au total cela représente un nettoyage assez considérable. L’auto-
censure intervient quelquefois aussi pour des raisons peu évidentes, com-
me dans ce passage-ci :
Rousseau. […] Par l’heureux efet de ma franchise, j’avais l’occasion la plus
rare et la plus sûre de bien connaître un homme, qui est de l’étudier à loisir
dans sa vie privée, et vivant pour ainsi dire avec lui-même : car il se livra sans
réserve et me rendit aussi maître chez lui que chez moi. Je n’avais presque
d’autre habitation que la sienne.
Le Français. Comment ! vous y mangiez aussi ?
Rousseau. Tous les jours.
Le Français. Quelles précautions avez-vous donc prises pour que ce fût
impunément ?
Rousseau. Une seule, qui vous paraîtra plus bizarre qu’utile, mais dont il a
fait une condition nécessaire pour être admis à sa table. C’était de renoncer
pour lors à celle de vos Messieurs, et surtout de ne jamais dîner avec ni chez
aucun médecin, quelque instance qu’on m’en pût faire, après avoir, eux le
sachant, dîné chez lui la veille.
Le Français. Voilà, sans mentir, une étrange précaution ! Que signiie-t-elle,
et quel peut en être le but ? Pour justiier un monstre, prétendriez-vous en
faire cent ?
Rousseau. Ah je ne prétends rien, je vous jure. Je n’entends accuser ici ni
justiier personne. Dieu seul sait la vérité. Pour moi, je me tais et gémis. Tout
ce que je sais en général est que ces Messieurs sont bien de leur siècle, et que
grâce au Ciel mon J. J. n’est pas du sien.
Le Français. Mais en vérité vous n’y pensez pas ! Si peut-être il y a chez
quelques médecins un peu de rancune cachée contre J. J., vous n’ignorez
pas, en revanche, combien leur corps se distingue de tous les autres par sa
grande probité.
Rousseau. Pardonnez-moi, Monsieur : je sais qu’il se distingue, mais j’igno-
rais que ce fût par-là.
Le Français. Vous l’ignoriez ! Tant pis, Monsieur, il faut l’apprendre. Mais
quelque opinion que vous puissiez avoir d’eux et de leurs principes, soyez
sûr que dès qu’il s’agira de J. J. ils ne seront point accusés de prévarication.
Rousseau. Oh le moyen ? Leur impartialité à son égard est trop bien éta-
blie ! Mais revenons.
Une fois admis dans sa retraite, mon premier soin fut de m’informer des
raisons qui l’y tenaient coniné. (p. 195-197)³9

39 Collection complète, in-4o, t. XI, p. 179.


90 Éditer Rousseau

Qu’est-ce qui dérangeait les éditeurs ? Que les précautions pouvaient


paraître ridicules ? Serait-ce encore les sarcasmes contre les médecins
– alors qu’il y en a tant d’autres ? Quelle qu’ait été leur pensée, on voit
à quel point ils étaient sensibles à tout ce qui pouvait être mal pris, ou
mettre Rousseau sous un éclairage défavorable.
Comme Rousseau était encore en train d’écrire Les Rêveries du prome-
neur solitaire au moment de sa mort – en laissant la dixième promenade
inachevée –, c’est Girardin qui les avait en sa possession, et qui en consé-
quence tenait à en superviser l’édition. Mais il avait une idée particulière
sur la manière de broder autour des fragments restants ain de produire
clandestinement un texte apparemment ini, qu’il révèle en évoquant des
Rêveries auxquelles j’ai ajouté deux promenades et demi[e] d’après des
brouillons presque indéchifrables ainsi qu’une préface et une conclusion que
la nature de l’ouvrage et des circonstances me paraissent exiger absolument,
et sur quoi je vous demande ainsi qu’à Mr. De M. un secret inviolable.40
En somme, il prenait l’initiative de se constituer co-auteur avec Rous-
seau. L’idée déplut au suprême degré à Du Peyrou, qui se plaignit à
Moultou de « la suisance avec laquelle il a prétendu corriger le style de
Rousseau dans la copie qu’il a fournie des trois dernières promenades en
brouillons », ajoutant que « les corrections verbeuses, lâches, impropres
par les expressions font un contraste parfait avec le style chaud, serré et
vigoureux de J. J. » (CC 7730, 28 juin 1780).
Ils savaient tous pourtant que l’afaire la plus urgente étaient Les
Confessions, attendues, parfois avec inquiétude, par un grand nombre de
lecteurs. En fait ils étaient peut-être moins pressés de les publier que
de les mettre en lieu sûr ; c’est dès le début, avec Rousseau juge de Jean-
Jacques, le seul écrit qu’ils soient clairement disposés à garder en réserve,
non sans doute pour toujours, mais en attendant un moment plus pro-
pice. Car Rousseau n’avait pas voulu ofenser des personnes encore
vivantes, et dans le cas de Condillac au moins il l’avait engagé à ne pas
le laisser voir le jour avant le tournant du siècle.
Le problème s’est bientôt compliqué par suite d’une grande méiance
mutuelle. Moultou et Girardin cachent tous deux le fait qu’ils ont entre
les mains un manuscrit autographe complet des Confessions. Moultou
essaie en plus de faire croire que la seconde moitié en a été brûlée par
l’auteur lui-même avant son départ de Paris pour Ermenonville. Alors

40 Girardin à Du Peyrou, CC 7453, § 6, 3 février 1779 ; voir aussi FR, p. 116, note.
La Collecion complète de Genève 91

que Girardin avait descellé, lu et re-scellé le sien sans rien dire à per-
sonne, Moultou, quand il conie à Du Peyrou ce qu’il possède, et permet
à son secrétaire d’en prendre copie, lui demande de n’en rien dire à
Girardin4¹. Du Peyrou de son côté a gardé sous scellé tous les paquets
que Rousseau lui avait coniés en dépôt ou expédiés d’Angleterre ; quand
enin il les examine, il trouve que l’un d’eux contient les trois premiers
livres des Confessions et le début du quatrième « ainsi que des liasses des
pièces justiicatives »4², pourtant il n’en dit rien à Girardin ; et il ne sait
toujours pas où peuvent se trouver d’autres copies. Sans oublier qu’il
faut encore distinguer entre trouver et publier ; car Du Peyrou se lais-
sera bientôt persuader que même si Les Confessions II étaient trouvées,
il serait inconvenant de les inclure dans la Collection complète (FR, p. 82).
Entre-temps, Girardin a appris, sans doute de hérèse, que Rous-
seau en avait conié une copie à Moultou, et par conséquent il se méie
encore plus de lui :
M. de M. dissimule avec nous. Il a de grands égards et des ménagements à
conserver pour des personnes qui ont bien des liaisons avec le camp ennemi.
J’étais moralement sûr qu’il avait la totalité des papiers secrets et notamment
des C. J’en ai maintenant la certitude physique puisqu’elles ont été lues en
entier pendant son dernier séjour à Paris et il est bien singulier qu’il voulût
nous induire à croire que la 2e partie avait été brûlée par l’auteur lui-même.
D’un autre côté il nous soutient que la publication des dialogues doit être
renvoyée après le siècle […].4³
C’est un fait que Moultou, ancien pasteur genevois, entretenait des rela-
tions avec Voltaire, même s’il n’avait pu lui rendre visite à Paris en 1778
quand il a vu Rousseau, et connaissait aussi Turgot, Bufon et d’autres
individus qui pour Girardin se rangeaient déinitivement dans le « camp
ennemi »44  : on comprend que, de son point de vue, il était prudent
de se méier beaucoup de Moultou. Celui-ci s’eforcera peut-être, à la
diférence des deux autres, de veiller d’abord aux intérêts de certains
de ses amis mondains, surtout par rapport aux Confessions II. Ce qui
confère tout de même un certain prestige relatif à Moultou aux yeux de
Du Peyrou, c’est son pouvoir d’arbitre par procuration :

41 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 140-141.


42 Du Peyrou à Moultou, CC 7287, 2 septembre 1778.
43 Girardin à Du Peyrou, CC 7471, 13 février 1779. On ne sait pas si le terme de « certitude
physique » est justiié.
44 Voir F. de Crue, L’Ami de Rousseau et des Necker, p. 36-45.
92 Éditer Rousseau

N’êtes-vous pas dépositaire de la volonté expresse de notre pauvre ami, et


devez-vous alléguer d’autres motifs que cette volonté clairement énoncée ?
et si M. de G. persiste à vouloir l’emporter sur les intentions de Rousseau,
il n’a qu’à arranger tout seul la besogne. Je ne m’en mêle pas et ne livre rien.
Quand même cette volonté ne serait pas aussi positivement énoncée de la
part de R., ses amis d’après ce que vous m’en dites, devraient la suppléer.
(CC 7482, 27 février 1779)
Voilà la question cruciale : sur un point les trois amis sont tous en prin-
cipe du même avis, il faut respecter les intentions et les volontés de Rous-
seau. En revanche, ils ne voient pas toujours de la même façon l’appli-
cation de ce précepte, c’est donc à qui représentera lesdites intentions
avec le plus de force.
Ce n’est qu’en mai 1780, de retour d’un voyage à Neuchâtel, au moment
où hérèse va cesser toute relation avec lui, que Girardin avoue enin à
Du Peyrou, en s’excusant de la dure obligation du secret qu’il a gardé, que
lui aussi possède le manuscrit fatidique :
Plus de discussions, je vous le demande en grâce, sur le cruel secret que j’ai
été forcé de garder vis-à-vis de vous comme vis-à-vis de tout autre ; on45
l’avait exigé, la circonstance m’en imposait la triste nécessité ; que m’eût-
il servi d’ailleurs de porter avec moi46 un paquet important puisqu’il était
scellé d’un cachet qui n’est point en ma disposition, et que je ne pouvais plus
rompre ; mais vous avez bien dû voir dernièrement combien, dès que je m’en
suis vu afranchi par l’aveu de celle même qui me l’avait imposé, je me suis
empressé de me délivrer du plus grand poids qui ait jamais pesé sur mon
cœur. (CC 7710, 17 mai 1780)47
Girardin raconte que Rousseau juste avant sa mort avait recommandé à
hérèse de s’en remettre à Girardin, en lui coniant aussi « les clefs de son
secrétaire et tous ses papiers »48. Deux volumes que Girardin a trouvés
cachetés dans le cofre-fort de Rousseau furent ouverts en présence de
hérèse et de M. Le Bègue de Presle, continue-t-il :
[…] et j’y ai trouvé, ainsi que je vous l’ai mandé dernièrement, qu’il disait
au commencement du septième livre, que si la destinée de cet écrit dépen-
dait de lui, il ne serait jamais publié qu’après la mort de toutes les personnes
intéressées.

45 C’est-à-dire hérèse Le Vasseur.


46 Entendre : en me rendant récemment chez vous.
47 Il est permis de douter que rien ne soit inventé dans la version de Girardin.
48 Elle a ajouté en plus, dans un rapport écrit, qu’il avait donné ordre exprès de faire ouvrir
son corps et faire dresser un procès-verbal.
La Collecion complète de Genève 93

C’est alors que hérèse lui aurait dit que la totalité du même ouvrage
aussi bien que d’autres avaient été coniés à Moultou environ un mois
avant que Rousseau s’installe à Ermenonville. hérèse l’enjoint de garder
scrupuleusement le secret vis-à-vis même de Du Peyrou, « ainsi qu’à
M. M. jusqu’à ce qu’il eût avoué le premier le dépôt dont il était chargé ».
Elle aurait ensuite tout recacheté. Maintenant Girardin demande conseil
à Du Peyrou sur la manière dont il faut procéder.
Or si Moultou cache encore son jeu, c’est que le manque de coniance
est absolument réciproque ; le secret mutuel se perpétue en se renforçant
pour des raisons qu’on comprend au moins en partie. Enin, Moultou
informe Du Peyrou en juin 1780, à condition encore qu’il n’en révèle
rien, qu’il possède un manuscrit complet des Confessions et qu’il le gar-
dera en réserve jusqu’à ce qu’arrive le moment propice de sa publication
dans sa totalité :
[La veuve] nous a jetés dans un vilain tracas en nous associant avec M. de G.
et je ne sais trop comment tout cela inira. J’ai réclamé en mon propre nom
le manuscrit des Confessions, et je suis attendant sa réponse. S’il se refuse à
ma demande il faudra bien alors lui annoncer une poursuite au nom de la
veuve, et sans doute que la crainte d’un éclat aussi désagréable le forcera à se
rendre. […] Au surplus je trouve que vous avez raison, monsieur, de vouloir
garder votre secret. Mais M. de G. paraît si convaincu que vous avez en main
la copie du tout, que je crains qu’il n’en ait trouvé la certitude dans quelques
notes de Rousseau. (CC 7721, 14 juin 1780)
Ainsi s’installe une sorte de lutte en sourdine et en permanence entre les
trois collaborateurs dont chacun – sans oublier hérèse – se considère
comme au moins en partie le dépositaire privilégié des volontés de Rous-
seau, la question centrale devenant immédiatement : faut-il publier Les
Confessions, et si oui, quels ménagements convient-il de pratiquer ? Sho-
jiro Kuwase explique patiemment le paradoxe selon lequel Du Peyrou et
Moultou, au nom de la même idélité à Rousseau qui les rend scrupuleux
sur l’établissement des textes, en viennent à retrancher ce qu’ils estiment
que Rousseau lui-même aurait retranché, deux mouvements motivés par
« la même afectivité »49. Ainsi, le texte des Confessions qui plairait le
mieux aux intimes amis de Rousseau n’est peut-être pas la meilleure
version à donner au public parce qu’il peut donner prise à ses critiques.
Les suppressions des noms propres, assez limitées jusqu’au livre IV,
« se multiplient au fur et à mesure que le héros avance en âge et qu’il fait

49 S. Kuwase, « Les Confessions » de Jean-Jacques Rousseau en France, p. 88-90 et 94.


94 Éditer Rousseau

connaissance avec des hommes et des femmes de qualité »50. Outre l’iden-
tité de certaines personnalités, il y a aussi des reproches de goût à craindre.
Les éditeurs ont ainsi rayé, par exemple, avec quelques passages faisant
allusion à l’homosexualité ou à la masturbation5¹, certaines expressions :
– dans le récit sur Mlles Vulson et Goton :
Mais à mon grand regret mon secret fut découvert, ou moins bien gardé de
la part de ma petite maîtresse d’école que de la mienne, car on ne tarda pas à
nous séparer, et quelque temps après, de retour à Genève, j’entendis, en pas-
sant à Coutance, de petites illes me crier à demi-voix : Goton tic tac Rous-
seau. (p. 96 ; OC I, p. 27)
– une boutade sur les livres érotiques :
Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et fades, mon
bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux : non que la Tribu,
femme à tous égards très accommodante, se fît un scrupule de m’en prêter ;
mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mystère qui me
forçait précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte ; et le hasard
seconda si bien mon humeur pudique, que j’avais plus de trente ans avant
que j’eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu’une belle dame
de par le monde trouve incommodes, en ce qu’on ne peut, dit-elle, les lire
que d’une main. (p. 111 ; OC I, p. 40)
– sur Mme de Warens, l’incise :
Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge, et
s’ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire
autant, qu’ils s’attachent à elle pour le repos de leur vie, fût-elle au reste la
dernière des catins. (p. 274 ; OC I, p. 178)
– sur Mme de Larnage :
Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous séparer, et
j’avoue qu’il en était temps, non que je fusse rassasié ni prêt à l’être, je m’at-
tachais chaque jour davantage ; mais, malgré toute la discrétion de la dame, il
ne me restait guère que la bonne volonté, et avant de nous séparer, je voulus
jouer de ce reste, ce qu’elle endura par précaution contre les illes de Mont-
pellier. (p. 360 ; OC I, p. 254)
Sur le plan de la difusion de l’édition, le principal déi pour la Société
typographique de Genève est de tenir en échec les éditions pirates

50 Ibid., p. 97.
51 Voir ibid., p. 95. Par exemple, dans le passage sur Corvesi, on supprime l’allusion aux
« goûts ultramontains » qui lui rendaient sa femme « inutile » (Confessions, p. 206 ; OC I,
p. 119).
La Collecion complète de Genève 95

puisque l’inédit, cette catégorie d’ouvrages qui suscitait de loin l’intérêt


le plus intense du public, allait de ce fait même être piraté tout de suite à
droite et à gauche, surtout si l’édition de Genève était interdite de vente
en France. Quoique tous les trois fussent pressés, la goutte de Du Peyrou
le rendait par moments indisponible. Lui et Moultou ont enin pu tra-
vailler de concert à Neuchâtel de la in de janvier à la mi-mars 1781 et
trancher sur un certain nombre de détails encore à régler concernant les
textes et les formes de l’édition, y compris la manière de composer les
volumes de suppléments : y entreraient les œuvres mineures (emprun-
tées pour la plupart au tome VIII de Boubers), la correspondance, et les
commentaires de défenseurs et d’adversaires de Rousseau qui étaient par
leur nature exclus des volumes des œuvres proprement dites (FR, p. 148).
Pour un public qui ne s’abonnait pas à la collection complète, la Société
se hâta de sortir en 1781 les Œuvres posthumes de Jean-Jacques Rousseau, ou
recueil de pièces manuscrits, pour servir de supplément aux éditions publiées
pendant sa vie (Genève, 1781-1782, 9 volumes in-octavo).

Tableau 2. Plan des Œuvres posthumes de Genève.

Tomaison Date Pagination Œuvres


I 1781 377 Les Amours de milord Édouard Bomston
Émile et Sophie
Le Lévite d’ Éphraïm
Lettres à Sara
Le Persileur
L’Engagement téméraire
Les Muses galantes
Lettre à M. le Nieps
Pièces en vers
Lettre d’un symphoniste
II 1781 319 Traduction du premier livre de Tacite
Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque
Olinde et Sophronie
III 1781 439 Projet concernant de nouveaux signes de musique
Dissertation sur la musique moderne
Essai sur l’origine des langues
Lettre à l’abbé Raynal au sujet d’un nouveau mode
de musique, suivie de la réponse du Petit-faiseur
Examen de deux principes avancés par Rameau
Lettre à M. Burney
IV 1782 483 Fragments pour un dictionnaire des termes d’usage en botanique
Lettres élémentaires sur la botanique
96 Éditer Rousseau

Réponse à une lettre anonyme


Jugement sur la paix perpétuelle
Polysynodie de l’abbé de S. Pierre
Jugement sur la Polysynodie
Considérations sur le gouvernement de Pologne
V 1782 532 Rousseau juge de Jean-Jacques, dialogues 1-2
VI 1782 406 Rousseau juge de Jean-Jacques, dialogue 3
Histoire du précédent écrit
Lettre à M. Philopolis
une quarantaine de lettres surtout de Rousseau (dates très
diverses)
VII 1782 446 Lettres (1762-1770)
VIII 1782 391 Quatre lettres à M. de Malesherbes
Les Confessions, livres 1-4
IX 1782 432 Les Confessions, livres 5-6
Les Rêveries du promeneur solitaire

X 1783 360 La Découverte du nouveau monde


Fragmens d’Iphis
Ode latine au roi de Sardaigne
Le Verger des Charmettes
Épître à M. de Bordes
Épître à M. Parisot
énigmes, virelais, vers
Lettres à Mme de Warens
Lettres à la duchesse de Portland
Lettres à M. de La Tourette
fragments, réponses
Lettre de M. Charles Bonnet

XI 1783 382 Projet pour l’éducation de Sainte-Marie


Oraison funèbre du duc d’Orléans
Les Prisonniers de guerre
Lettre à M. Dutens
Lettre à M. D… B… sur la réfutation du livre De l’esprit
d’Helvétius
Sentiment des citoyens
Le Dr Pansophe
Lettre sur Rousseau à M. d’Es…
Note du Journal encyclopédique
Lettre aux rédacteurs du journal
La Vertu vengée [de Mme de La Tour]
Lettre à l’auteur de la justiication de Rousseau dans sa
contestation avec Hume.
Récit de ce qui s’est passé au sujet de la rupture
de Rousseau avec Hume
La Collecion complète de Genève 97

Il ne s’agissait, selon Birn, de rien de moins que d’un « démembre-


ment de la Collection » (FR, p. 150), en particulier en vue de vendre à part
Les Confessions I, Rousseau juge de Jean-Jacques, Les Rêveries, et les Consi-
dérations sur le gouvernement de Pologne. Un nombre signiicatif d’autres
ouvrages dont l’attrait a dû être considérable aussi sont publiés pour la
première fois dans les Œuvres posthumes et leur supplément :
Le Persileur
L’Engagement téméraire
Le Lévite d’Éphraïm
Projet concernant de nouveaux signes pour la musique
Examen de deux principes avancés par Rameau
Essai sur l’origine des langues
Lettre à Burney sur l’Alceste
Extrait d’une réponse…
Essai de traduction du chant I du Tasse
Olinde et Sophronie tiré du Tasse
Les Muses galantes
Lettres à Sara
Ces titres seront tous également incorporés, bien entendu, dans divers
tomes de la Collection complète. Ces volumes d’œuvres posthumes sont aus-
sitôt piratés par Samuel Fauche pour compléter son édition en 12 volumes
in-octavo, avec les mêmes dates et format5².
En même temps sont livrés les tomes X et XI de la Collection complète
in-quarto avec la distribution et la description suivantes :
t. X La première partie des Mémoires composée des Confessions [I] et Les
Rêveries du promeneur solitaire.
t. XI La seconde partie des Mémoires, ou Rousseau juge de Jean-Jacques, en
trois dialogues.
Cette façon de composer un triptyque autobiographique sous la rubrique
« Mémoires » est particulière à l’édition in-quarto5³, qui permettait de mas-
quer la discontinuité des Confessions, dont la seconde partie (dont l’exis-
tence même n’est pas encore publiquement attestée) est passée sous silence.
C’est tout de même une décision curieuse, vu que Rousseau lui-même

52 « Société Typographique de Neuchâtel », 1782. Son édition comportera une nouveauté, la


lettre à M. de Franquières au tome VI : voir Aubrey Rosenberg, « Lettre à M. de Fran-
quières », DJJR, p. 512.
53 Il en reste pourtant une trace dans l’in-12 : à la in de chaque volume on lit : « Fin du pre-
mier [second, troisième] volume des Mémoires ».
98 Éditer Rousseau

ne parlait plus depuis longtemps que de ses Confessions, et non de ses


mémoires, ayant en horreur le mot même54.
En tout, le nombre d’exemplaires imprimés dans ses diférents for-
mats par la Société typographique de Genève, si l’on compte une autre
édition des Confessions I pour Panckoucke qui était déjà difusée, peut
être estimé à 14 00055. En y ajoutant plusieurs éditions pirates sous
diverses rubriques, Claude Poinçot, qui dresse le détail des multiples
éditions en concurrence, trouve en mai 1782 que quelque 80 000 exem-
plaires des Confessions I sont disponibles à Paris56.
La critique, qui se précipite sur cette aubaine de nouveautés, reproche
autant à l’auteur de raconter des fadaises que d’étaler des indécences et de
se livrer à des difamations. C’est en premier lieu, naturellement, l’occa-
sion parfaite pour une condamnation générale de Rousseau. Jean Michel
Servan l’étrille dans ses Rélexions sur les « Confessions » de J.-J. Rousseau
(1783) et un certain Geofroy lui fait écho dans un compte rendu :
Ce Rousseau de Genève qui a rempli toute l’Europe du bruit de ses para-
doxes et de ses malheurs, avait incontestablement le cerveau dérangé : c’est
ce qu’on peut dire de plus favorable et de plus honnête pour excuser les
contradictions, les chimères, les calomnies, les personnalités odieuses répan-
dues surtout dans ses derniers écrits […].
Quel monstrueux orgueil que celui d’un homme qui s’estime assez lui-
même, et méprise assez le public, pour l’entretenir gravement des fadaises
de son enfance et des débauches de sa jeunesse ! Quelle horrible indécence
dans un philosophe, dans un sage, dans un législateur de morale, d’égayer
ses vieux ans par le souvenir des désordres de son adolescence, de ruminer
en quelque sorte son ancienne crapule, de s’accuser publiquement d’avoir été
assez sot pour ne pas proiter de toutes les bonnes fortunes que le caprice
des femmes lui a présentées, enin de remplir un gros livre du détail curieux
de ses infamies et de son libertinage, de s’y arrêter avec complaisance, sans
aucune marque de repentir, et sans annoncer d’autre regret que celui de ne
pouvoir plus se procurer de pareilles jouissances.57
On doute en même temps de l’authenticité de ces mémoires, en air-
mant par exemple que hérèse en vendant le manuscrit aux ennemis
de Rousseau leur permettait de le falsiier à volonté58. D’un autre côté,

54 « […] ses confessions [que vos Messieurs] appellent ses mémoires » (RJJJ, p. 331).
55 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 136-140.
56 Poinçot à la Société typographique de Neuchâtel, CC 7814, 8 mai 1782.
57 Compte rendu de [ J. L.] Geofroy du livre de Jean Michel Servan, Rélexions sur les
« Confessions » de J.-J. Rousseau (1783), L’Année littéraire, t. V, 1783, p. 95-112 ; p. 95 et 99-100.
58 Voir S. Kuwase, « Les Confessions »…, p. 153-154.
La Collecion complète de Genève 99

même un partisan de Rousseau comme Sébastien Mercier ne revient


pas de sa déception en lisant Les Confessions, non parce qu’elles sont trop
franches, mais au contraire parce qu’elles sont trop retenues (et donc
mensongères) et surtout d’un style trop précieux :
Quels furent mon étonnement et ma douleur quand je vis un style de roman,
des phrases apprêtées, de l’esprit, l’histoire de la vanité de l’auteur, et que je
jugeai que toutes ces phrases étaient faites pour soutenir sa réputation d’écri-
vain, et non pour montrer l’homme à découvert. […]
Mais la faute principale est à ceux qui ont publié cet ouvrage, qui n’ont
pas senti qu’il n’y avait aucune gravité dans ces confessions, et que l’auteur
n’ayant pas ordonné qu’il fût publié, il s’était joué de sa matière, et la preuve
en est qu’il s’était oublié jusqu’à lire son manuscrit devant quelques beaux
esprits de Paris. Or les confessions d’un homme, si elles étaient ce qu’elles
devaient être, n’étaient pas faites pour un cercle d’auteurs.
Que cette critique rejoigne l’objection précédente ou non, Mercier a l’air
de soupçonner des retranchements susceptibles de dénaturer l’essence
même de ces Confessions :
Si les éditeurs ont retranché une seule ligne, ils ont détruit tout le livre. Il
n’était pas permis de donner par fragment un écrit aussi important pour
l’humanité ; tout Rousseau nous appartenait, et non à ses éditeurs, qui n’ont
vu qu’un marché dans un livre qui intéressait l’homme, la philosophie et la
morale. Ils devaient le supprimer ou le donner tout entier ; mais les éditeurs
ressemblent à ces héritiers qui ne connaissent pas le prix des tableaux qu’ils
possèdent, et qui en reçoivent au hasard de l’argent.59
En quoi il a évidemment au moins partiellement raison. Mercier se
révèle encore plus sévère plus tard, quand l’existence de la suite aura été
conirmée, en attaquant les malheureux « receleurs » qui avaient dérobé
un tel trésor au public :
Ses Confessions jettent déjà un grand jour sur son caractère moral ; mais par
quelle fatalité faut-il que la plus intéressante moitié du tableau reste encore
cachée à nos avides regards ? Accusons, au nom du public, les mains avares
qui recèlent ce dépôt précieux. Il appartient à la génération présente qui a
droit de le réclamer, et qui est exposée au malheur de calomnier un grand
homme, si nous en jugeons par le fragment qui termine l’ouvrage unique, et
peut-être étrange, dont nous parlons […].60
Maintenant, disons aux inconséquents receleurs de la seconde partie des

59 Sébastien Mercier, « Des Confessions de J.-J. Rousseau », dans Mon Bonnet de nuit, t. III,
Lausanne, Jean-Pierre Heubach, 1785, p. 153-156.
60 Il cite ici les dernières phrases du livre IV des Confessions.
100 Éditer Rousseau

Confessions qu’ils devaient, ou tout ensevelir, ou tout publier ; une Confession


doit être pleine ; elle doit être entière, parce que la réunion de la totalité des
faits répand du jour sur chacun d’eux en particulier, dissipe les soupçons, et
détermine le caractère. Non, jamais les Éditeurs ne se laveront du reproche
qu’ils méritent, qu’en se hâtant de le faire cesser, en faisant sortir de leurs
mains un trésor de justice qui appartient au monde littéraire et philoso-
phique. De lâches considérations pour quelques intérêts individuels, peut-
être la crainte méprisable d’ofenser quelques hommes intéressés à tenir
le voile sur leurs iniquités particulières, doivent-elles priver le public d’un
ouvrage qui doit faire son instruction et ixer ses jugements ! Mais la plu-
part de ces faux dieux, qu’on a craints comme des tyrans, n’existent plus, et
la foudre ne sortira point de leurs tombeaux.
C’est dans l’Introduction de sa propre édition des œuvres de Rousseau
qu’il parle ainsi, en 17886¹. En fait, il pourra grâce à Du Peyrou inclure
les 12 livres des Confessions complètes dans les tomes XXIII-XXVI de la
même édition, qui portent la date de 1793.

La Collecion complète réalisée

Pour les souscripteurs du quarto, les douze volumes de la Collection com-


plète des œuvres de J.-J. Rousseau publiée par la Société typographique de
Genève sous la simple rubrique de « Genève » arrivent en trois livrai-
sons, la première à la in de juin 1780, la deuxième en avril 1781, et la troi-
sième en juin 17826². Un Supplément facultatif en trois volumes vient les
compléter en 1783 et un « Second supplément » dont on parlera plus loin
en 1789. En in de compte c’est Du Peyrou qui plus qu’aucun autre en a
assuré la réalisation. Moultou s’est volontiers laissé éloigner et Du Peyrou
a ini par maintenir Girard autant que possible à la périphérie. Sans sa
patience et sa détermination – car des soucis d’ordre inancier se sont
ajoutés à ses ennuis de santé – l’entreprise n’aurait pu venir à bon port,
et encore elle était loin de constituer une réussite commerciale : au bout
d’un an ou deux la Société faisait banqueroute, laissant des dettes et des
stocks invendus6³.

61 S. Mercier éd., Œuvres complètes de J. J. Rousseau (première édition à s’intituler ainsi),
Paris, Poinçot, 1788-1793, t. I, p. 23-26. Il revient sur ce thème dans De J. J. Rousseau consi-
déré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution, Paris, Buisson, 1791, 2 volumes, t. II,
p. 342-343.
62 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 119-120. Je ne parlerai ici que du quarto ; voir les
tableaux en in de chapitre pour la répartition des œuvres en volumes sous les trois formats.
63 Ibid., p. 119.
La Collecion complète de Genève 101

Un bref « Avant-propos » au premier tome64 fait appel à une panoplie


de ressources rhétoriques pour donner une idée de la passion qui ani-
mait les éditeurs. On parle de Rousseau comme d’une sorte de divinité :
On peut sourire avec dédain à ces archivistes de la frivolité du jour, à ces
échos éphémères de l’esprit d’intrigue et de parti, qui jugent un livre sans
savoir lire, et prononcent ièrement sur les opinions, comme sur le style de
l’auteur. Mais voir fouler aux pieds les restes encore palpitants de l’homme
vertueux qui nous fut cher, qui nous aima ; entendre outrager sa mémoire,
difamer ses mœurs, noircir son caractère, et garder un silence froid ou
timide, ce serait s’avouer aussi vil que le lâche qui, guettant sur le bord de
la tombe, l’homme autrefois son ami, l’attendit au cercueil pour assouvir sa
rage en poignardant un cadavre : bassesse atroce, qui m’enlammant d’indi-
gnation, m’inspira le projet et le plan de cette épître dédicatoire. Je la signe
parce que l’honneur l’exige. Content dans mon obscurité, de cultiver en paix
quelques amis, et les fruits de mon jardin, je n’ai pas la manie de répandre
mon nom, mais je ne crains point de l’aicher, dès que pour la défense d’un
ami, la vérité m’en fait une loi. Oui la vérité ; car les éloges donnés au carac-
tère moral de Rousseau ne sont pas des phrases de rhéteur ; ils portent sur
des faits publics, ou constatés par une foule de lettres originales qui existent
entre mes mains, à plusieurs desquelles ses réponses se trouvent annexées.
C’est là, c’est dans ces écrits privés que se peint la beauté de son âme, cette
candeur qui la distingue, ce rare désintéressement, cette vive sensibilité, cette
bienveillance universelle, cet attachement sincère à ses devoirs à ses prin-
cipes, cet amour ardent de la vérité de la justice de l’honnêteté, ce zèle éclairé,
si fertile en moyens de consoler, de soulager les infortunés. Mais tant de
qualités éminentes ne sont-elles pas obscurcies par quelques taches ? Vous
qui faites une question pareille, qui que vous soyez, rentrez au fond de votre
cœur ; vous y trouverez cette réponse. Les imperfections, les faiblesses, des
vices même sont l’apanage de l’homme : mais l’homme vertueux est celui
qui se relevant de ses chutes, en acquiert de nouvelles forces, lutte, combat,
et sort enin victorieux.
L’emphase, semble-t-il, ne paraît aux yeux des éditeurs ni excessive ni
peut-être même suisante. Du Peyrou prend part à cette exaltation dans
une « Dédicace aux mânes de Jean-Jacques Rousseau » sur le mode de
l’apostrophe où les élans oratoires se mesurent aux majuscules et points
d’exclamation65 :

64 C’est Moultou qui devait d’abord écrire une « préface » qui selon Hermine de Saussure
n’a pas abouti (voir Rousseau et les manuscrits des « Confessions », p. 337) ; Birn en revanche
lui attribue cet avant-propos (FR, p. 158).
65 La ponctuation a été modernisée, hormis les points d’exclamation et de suspension.
102 Éditer Rousseau

Dédicace aux mânes de Jean-Jacques Rousseau


Ô Toi dont l’âme sublime et pure, dégagée de ses liens terrestres, contemple
sans nuages l’Éternelle Vérité, et repose à jamais dans le sein de la
Bonté Suprême : ROUSSEAU ! Ombre chère et sacrée ! si, des sources
intarissables où tu puises la félicité, ton cœur toujours aimant se complaît
encore aux afections humaines, daigne entendre ma voix, et sourire à l’hom-
mage que te présente aujourd’hui la sainte amitié.
Non, ce n’est ni à la Grandeur, ni à la Vanité, c’est à Toi, Jean-Jaques, c’est
à ta mémoire que tes amis élèvent et consacrent ce monument, dépôt pré-
cieux des fruits de ton génie et des émanations de ton cœur.
En vain de vils insectes acharnés sur ton cadavre l’inondent des poisons
infects dont ils font leur pâture : tes écrits immortels transmis à la posté-
rité vont porter d’âge en âge l’empreinte et la leçon des vertus dont ta vie
fut l’exemple et le modèle.
Eh ! qu’importe à la Vérité l’erreur des hommes, et leur barbarie à la Jus-
tice ? Vois d’un œil de compassion tes lâches ennemis. Tels que des cou-
pables que la terreur accompagne et décèle, ils se troublent, ces hommes si
vains, qui se disent les sages de la terre et les précepteurs des nations ; ils
se troublent en voyant approcher le jour où sera arraché le masque dont ils
couvrent leur diformité. Ils frémissent ; et dans leur rage aveugle, forcenée,
mais impuissante, ils croient déshonorer ton nom lorsqu’ils n’avilissent que
leur propre cœur.
Courageuse victime de ta sincérité, toi qui aux dépens du repos de tes jours
plaças la Vérité sur son trône, et préféras par amour pour elle, aux caresses,
les outrages ; à l’aisance, la pauvreté ; aux honneurs, la létrissure ; à la liberté,
les fers ; ils t’appellent Hypocrite66.......... Eux qui regorgeant de iel, d’or-
gueil et d’envie, prêchent la douceur, la modération, l’humanité, et couverts des
livrées de la philosophie, marchent à leur but par des voies obliques et tendent
avec acharnement, mais sans se compromettre, à propager une doctrine meur-
trière qui réduit tout système de morale à n’être qu’un leurre entre les mains
des gens d’esprit pour tirer parti de la crédulité des simples.
Toi qui plein d’une noble sensibilité repoussas les dons oferts par la vanité
ou présentés par la simple bienveillance, mais honoras du nom de bienfaits
les plus légers services que te rendit l’amitié : condamné, poursuivi, persé-
cuté sans relâche par la calomnie, l’intrigue et le fanatisme, ô Toi qui pleu-

66 C’est Diderot qui est visé ici. Craignant des propos vengeurs sur son compte quand paraî-
traient les mémoires de Rousseau, il avait évoqué dans sa Vie de Sénèque (décembre 1778) la
« turpitude secrète d’une vie cachée pendant plus de cinquante ans sous le masque le plus
épais de l’hypocrisie », en concluant par cette apostrophe : « Détestez l’ingrat qui dit du
mal de ses bienfaiteurs ; détestez l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens
amis » (Essai sur les règnes de Claude et de Néron, J. Assézat éd., Œuvres complètes, Paris,
Garnier Frères, 1875, t. III, p. 91). La première version du texte contenait bien l’expression
« artiicieux scélérat » aussi.
La Collecion complète de Genève 103

rant sur l’aveuglement des hommes, leur pardonnas le mal qu’ils t’avaient
fait, et leur tins compte de tout celui qu’ils ne te faisaient pas, ils t’appellent
Ingrat...... Eux qui jouissent de l’existence, et voudraient anéantir l’Auteur
de toute existence.
Toi dont le cœur toujours inaccessible à la cupidité, à la haine, à l’envie,
déploya sans crainte et sans personnalité sa foudroyante éloquence contre
ces passions atroces ; Toi dont l’âme ne fut jamais fermée à l’aligé, ni la
main à l’indigent ; Toi qui consacras tes talents et ta vie entière à rappeler
tes frères à la raison et au bonheur, qui rafermis dans la carrière les pas
chancelants de l’homme vertueux et ramenas celui qui s’égarait, ils t’appel-
lent Scélérat............ Eux qui donnant l’exemple et le précepte, sapent par
les fondements le principe des mœurs67, le lien des sociétés, et travaillent de
sang-froid à délivrer l’homme puissant du seul frein qui l’arrête, à priver le
faible de son unique appui, à enlever à l’opprimé son recours, à l’infortuné
sa consolation, au riche sa sûreté, au pauvre son espérance.
Soulage et puriie tes yeux en les portant sur ces groupes d’Enfants rendus
heureux à ta voix, de Mères rappelées à la nature, de Citoyens encouragés
au culte des lois et de la liberté. Entends ce cri de reconnaissance que tous
les cœurs honnêtes élancent vers toi. Il atteste à la terre que la vertu n’y est
pas tout à fait étrangère. Perce l’avenir, et vois nos arrière-neveux devenus
meilleurs par tes Écrits, les méditer en bénissant ton nom, et célébrer ta
mémoire en pratiquant tes leçons. Contemple enin tes amis pleurant sur ta
tombe, pleins de ton souvenir, nourris de tes maximes, ne trouver, ne cher-
cher de consolation que dans leur union fraternelle, et leur zèle pour ta
gloire. Écoute et reçois le vœu sacré qu’ils te renouvellent ici par ma bouche,
d’aimer par-dessus tout, à ton exemple, la justice et la vérité.
Neufchâtel, 1779
Du Peyrou
L’édition est sans aucun doute un monument, réunissant un nombre
impressionnant d’inédits dont ceux-ci68, en suivant l’ordre de leur
tomaison :
t. I Considérations sur le gouvernement de Pologne69
t. III Les Amours de milord Édouard Bomston70

67 Cette rhétorique de rectitude morale, quoique éloignée ici de connotations religieuses, rap-
pelle celle de Lefranc de Pompignan qui s’était attiré l’ire de Voltaire dans les années 1760.
68 Voir le tableau complet en in de chapitre.
69 Édition incomplète ; la première publication intégrale de ce texte sera chez Didot en 1801.
70 Cette histoire intercalée dans Julie igure en même temps dans les Œuvres posthumes.
Selon la note : « Cette pièce qui paraît pour la première fois a été copiée sur le manus-
crit original et unique de la main de l’auteur qui appartient et existe entre les mains
de Madame la maréchale de Luxembourg, qui a bien voulu le conier » (Collection com-
plète, in-8o, t. VI, p. 350). Dans cette même édition, Les Amours paraissent être, grâce à
104 Éditer Rousseau

t. V Émile et Sophie
t. VI Réponse à un mémoire anonyme
t. VII Traduction du Ier livre de Tacite
t. VII Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque
t. VII Lettres sur la botanique
t. VII Fragments pour un dictionnaire de botanique
t. X Les Confessions [I]
t. X Les Rêveries du promeneur solitaire7¹
t. XII Jugement sur le projet de paix perpétuelle
t. XII La Polysynodie
t. XII Jugement sur la polysynodie
t. XIV (Supplément II) Projet pour l’éducation de M. de Sainte-Marie
t. XIV (Supplément II) Oraison funèbre
Néanmoins, ne pouvant tout contrôler, Du Peyrou est déçu par les
anomalies que l’édition comporte ; on le voit dans le ton de certaines de
ses lettres : « Il est d’abord bien démontré que la plus grande négligence
a accompagné cette première livraison, et ce n’est pas le moyen de s’at-
tirer ni la coniance du public, ni l’approbation des amis de l’auteur. »7² Il
manquait la préface d’Émile. Le format des Amours d’Édouard Bomston
les faisait paraître comme une continuation de la sixième partie de Julie ;
de même Les Solitaires par rapport au livre V d’Émile. Divers signes lais-
sent deviner une certaine distraction : au tome VI, par exemple, après
le faux-titre, « Mélanges, tome premier », la page de titre n’indique que
Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont et les
Lettres écrites de la montagne ; quant à la Lettre à D’Alembert, elle est pré-
cédée de sa propre page de titre, quoique la pagination soit continue.
L’in-quarto ne sera jamais garni des images espérées par Du Peyrou et
Girardin : les planches ne sont pas faites à temps, si bien qu’elles inis-
sent par être vendues séparément, et seules des éditions ultérieures en
proitent. Du Peyrou s’est progressivement désintéressé de l’entreprise
face aux bourdes typographiques et à la qualité inférieure du papier7³.
On sent d’ailleurs la gêne, la consternation même des éditeurs devant
Les Solitaires74, qu’ils font précéder d’un avis où, s’eforçant d’emprunter

l’utilisation du même titre courant, une extension de la VIe partie de Julie, quoiqu’on lise
en bas de la page qui les précède : « Fin de la sixième et dernière partie » (t. VI, p. 349).
71 Intitulé aussi La Seconde Partie des « Mémoires ». Comme pour Les Confessions, la Société
typographique de Genève it trois éditions de formats diférents (voir plus haut, p. 83).
72 Du Peyrou à Moultou, CC 7756, 13 septembre 1780.
73 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 120.
74 Même Daniel Mornet, dans le chapitre sur Émile de son Rousseau, passe sous silence
La Collecion complète de Genève 105

un soule proprement rousseauiste, ils cherchent en même temps à


détourner adroitement la catastrophe inale, imprévue et, somme toute,
pas du tout bienvenue :
Sur le fragment qui suit
Il faut en convenir, les seuls biens sur lesquels les hommes puissent compter
sont ceux qu’ils ont mis en réserve au fond de leur âme ; aussi le moyen, unique
peut-être, de pourvoir eicacement à leur bonheur, c’est de leur donner des
ressources sûres contre les coups du sort, soit pour les réparer à force de talents,
soit pour les supporter à force de vertus. Ce fut le grand objet que M. Rous-
seau se proposa dans son Traité de l’éducation ; l’ouvrage suivant était destiné à
prouver qu’il l’avait rempli. En mettant Émile aux prises avec la fortune, en le
plaçant dans une suite de situations efrayantes, que le mortel le plus intrépide
n’envisagerait pas sans frémie, il voulait montrer que les principes dont il fut
nourri depuis sa naissance, pouvaient seuls l’élever au-dessus de ces situations.
Ce plan était beau, l’exécution en aurait été aussi intéressante qu’utile ; c’était
mettre en action la morale d’Émile, la justiier et la faire aimer : mais la mort
ne permit pas à M. Rousseau d’élever ce nouveau monument à sa gloire, et de
reprendre cet ouvrage qu’il avait interrompu pour ses Confessions.
Nous donnons au public le seul morceau qu’il en ait écrit, et nous le disons
sans détour, nous le donnons avec une sorte de répugnance. Plus le tableau
qu’il nous présente est empreint du génie de son sublime auteur, et plus il est
révoltant. Émile désespéré ! Sophie avilie ! Qui pourrait supporter ces odieuses
images ! J’ai du moins la ressource des larmes quand je vois la vertu malheu-
reuse gémir ; mais que me reste-t-il quand elle est en proie aux remords ? Et
puis, quelle coniance prendrait-on dans des préceptes qui n’ont abouti qu’à
faire une femme adultère ? S’il est vrai cependant que les éducations austères
ne font que des hypocrites de vertu, l’éducation seule de Sophie doit faire des
illes vertueuses ; mais des illes vertueuses deviennent-elles des épouses per-
ides et parjures ? Gardons-nous d’imputer à M. Rousseau ces contradictions.
Nous le savons : elles n’existaient point dans son plan. Aurait-il voulu déigurer
lui-même son plus bel ouvrage ? Sophie fut coupable, elle ne fut point vile,
d’imprudentes liaisons irent ses fautes et ses malheurs : une femme vicieuse
et jalouse de ses vertus, sans altérer son âme pure, surprit sa simplicité ; un
breuvage empoisonné n’égara ses sens qu’en troublant sa raison ; l’infortunée
cédait à son époux en se livrant au vil séducteur qui outrageait son innocence ;
elle succomba comme Clarisse, et se releva plus sublime qu’elle. Mais si Émile
devait connaître l’excès du malheur, ne fallait-il pas que Sophie fût inidèle ?
Auprès d’elle pouvait-il être malheureux ? Et qui pouvait l’en séparer ? Les
hommes… La mort… Non : le crime seul de Sophie.

Émile et Sophie, jugeant qu’au livre V de l’Émile Rousseau « est déjà en retard sur tout son
siècle et [qu’]il n’y avait aucune chance pour qu’il fût écouté » (Rousseau, p. 141).
106 Éditer Rousseau

Pourquoi M. Rousseau n’a-t-il pas achevé ces tristes récits ? Pourquoi ce


long tissu d’objets funestes, de traverses, de calamités, de fautes, de remords,
de désespoir et de repentir, ne nous a-t-il pas conduits à ces jours de paix
et de gloire où, vainqueurs du sort, des hommes et d’eux-mêmes, Émile et
Sophie, ivres d’amour et brillants de vertus, auraient, loin des humains et
dans le calme de l’innocence, retrouvé le bonheur de leurs premiers ans.
Quel cœur létri par le sentiment de leurs peines ne se serait pas ranimé
aux doux accents de leur félicité !
Oui, ma Sophie, retraçons le cours fortuné de nos beaux jours, n’en lais-
sons point efacer la mémoire après les avoir rendus si charmants. Rappe-
lons leurs transports, leurs délices ; rappelons jusqu’à leur traverses, jusqu’à
ces temps cruels de ta faute et de mon désespoir. Temps de douleurs et de
larmes, que l’amour, les vertus, le bonheur ont si bien rachetés ! Oh ! qui vou-
drait à ce prix n’avoir pas soufert, n’avoir pas gémi, n’avoir pas détesté sa vie
et n’avoir pas vécu !
Pleurs de douleur et de rage, qu’êtes-vous dans ces torrents de joie et de
plaisirs qui vous ont absorbés !
Souvenirs amers et délicieux, ne vous dérobez jamais à nos cœurs, dont
rien ne peut plus troubler la paix.
Tenez-nous lieu de tout maintenant que, bornés à jamais l’un à l’autre, nous
sommes seuls sur la terre, et que le genre humain n’est plus rien pour nous.
Sophie, ma chère Sophie, que ne puis-je revivre tous les jours de ma vie
dans chacun de ceux que je passe avec toi, je n’en aurais jamais assez pour
goûter ma félicité !75
Mais imiter le cher Rousseau n’est pas chose facile. Ils ne furent guère
les seuls à l’époque qui, envoûtés quasi en permanence par le soule de
vertu éveillé par le nom même de Rousseau, croient pouvoir spontané-
ment emprunter son talent rhétorique. Cette pièce à la fois contrainte et
passionnée est d’autant plus remarquable dans cette édition que, à part
la grandiloquence du début et diverses suppressions silencieuses, la main
des éditeurs est en général peu manifeste.
Le tome I correspond à celui du plan de Rousseau en 1764-1765, com-
plété par un ouvrage plus récent, les Considérations sur le gouvernement de
Pologne. Ensuite apparaît, comme avant, le romancier et l’éducateur : ordre
coutumier sauf l’ajout dans chaque cas d’une suite posthume (Les Amours
d’Édouard Bomston, Émile et Sophie) en guise de prolongement, et le pro-
logue embarrassé des éditeurs en tête de la seconde. Les deux volumes de
Mélanges (tomes VI et VII) renferment, avec quelque redistribution, les
matières des tomes IV et V du premier projet – la Lettre à Christophe de

75 Collection complète, in-4o, t. V, p. 450-452.


La Collecion complète de Genève 107

Beaumont et les Lettres écrites de la montagne étant reportées au deuxième


volume – sauf le théâtre qui fait un volume à part (tome VIII) et tout le
Dictionnaire de musique (tome IX) en un gros volume. Des deux volumes
baptisés Mémoires, le premier est composé des Confessions I et des Rêveries
du promeneur solitaire ; le second est un volume relativement mince pour
Rousseau juge de Jean-Jacques, avec les anomalies dont on parlera plus loin.
La paix perpétuelle et la polysynodie sont gardées pour le tome XII, et les
polémiques, incorporant des pièces par d’autres que Rousseau, pour les
Suppléments. C’est essentiellement le même ordre dans les autres formats,
avec l’étalement inévitable dans des volumes plus petits et plus nombreux.
Pour les éditions in-octavo et in-douze, Julie, dont les six parties se divi-
sent commodément en deux pour le quarto, est taillé en morceaux incon-
grus ain de pouvoir être répartie en 4 volumes.
Le Supplément annoncé avec la dernière livraison76 est expliqué par
les éditeurs dans un avis daté du 1er  mars 1782 ; ayant déterminé dès
le départ que la Collection proprement dite ne consisterait strictement
qu’en écrits authentiques de Rousseau, dont en plus ils pouvaient être
sûrs qu’il les aurait publiés lui-même, un supplément devenait pour ainsi
dire obligatoire :

Il est résulté de leur scrupuleuse attention : 1o que l’on ne trouve pas dans
cette Collection plusieurs pièces relatives aux ouvrages de l’auteur, qui ayant
occasionné des réponses de sa part, peuvent être regardées comme néces-
saires à l’intelligence des écrits auxquels elles se rapportent, et qui en efet
ont été insérées dans tous les recueils de ses œuvres qui ont paru jusqu’à
présent. 2o Que plusieurs personnes qui avaient dans leurs portefeuilles des
lettres ou autres écrits de M. Rousseau dont lui-même n’avait pas gardé de
copie, ayant eu l’honnêteté de nous les communiquer depuis que notre entre-
prise fut connue, ces pièces, quoique très authentiques, n’ont pu entrer dans
la Collection avouée par les éditeurs ; par les mêmes motifs ils n’y ont point
inséré plusieurs ouvrages imprimés depuis sa mort, qui étaient le fruit de sa
jeunesse, et que peut-être il avait lui-même oubliés.
Ainsi, à bien des égards, cette Collection ne peut pas encore être regardée
comme complète.77
Ils vont donc ofrir hors abonnement un recueil de « tout ce qui est relatif

76 Une addition « non avouée par les amis de l’auteur », comportant entre autres choses les
œuvres de jeunesse, était envisagée dès le début de 1779 (voir Du Peyrou à la Société typo-
graphique de Genève, CC 7450, § 5, 30 janvier 1779).
77 Avis de la Société typographique de Genève (12 pages in-4o) sur un Supplément à la Col-
lection des Œuvres de Jean-Jacques Rousseau, en 2 volumes in-4o et 4 volumes in-8o et in-12.
108 Éditer Rousseau

à la personne ou aux ouvrages de cet homme extraordinaire et de cet


écrivain célèbre » :
Ce supplément contiendra plusieurs écrits qui n’ont point encore paru.
Toutes les pièces dont il sera composé peuvent en général se ranger sous
trois classes. La première renfermera les écrits auxquels ont donné lieu divers
ouvrages de M. Rousseau ; la seconde le recueil des productions de la jeu-
nesse de M. Rousseau, et d’autres auxquelles il n’avait pas mis la dernière
main ; la troisième enin les pièces relatives à diverses époques de sa vie, telles
que son séjour à Môtiers-Travers, et son voyage en Angleterre, lesquelles
seront suivies de quelques autres qui ont paru depuis sa mort, ou qui ren-
dent compte de ses derniers moments.
Ils ajoutent la liste des ouvrages qui y igureront, en avertissant le lecteur
que si certains ouvrages auxquels il s’attend peut-être y manquent, c’est
qu’ils sont de provenance incertaine.
Les trois volumes du Supplément sont donc en grande partie com-
posés de documents annexes écrits par d’autres que Rousseau : réfutations,
observations et réponses, mais aussi de quelques découvertes tardives et
des pièces jugées sans grande conséquence, plus un mélange de lettres. Les
deux volumes du Second Supplément, rajoutés sept ans plus tard, constituent
l’édition de Du Peyrou (c’est-à-dire intégrale) des Confessions II tout en lui
permettant de rajouter encore un certain nombre de lettres.
Bien que Moultou possède un manuscrit complet de Rousseau juge
de Jean-Jacques, et qu’ils aient cherché à dissuader Boothby de publier le
sien du premier dialogue78, la Collection complète imprime l’« Avertisse-
ment de l’éditeur du premier dialogue », qui est de Boothby, avec sa table
des matières qui ne se trouve nulle part dans leur manuscrit (qui en fait
est ultérieur). Elle garde le billet : « Qui que vous soyez […] »79 et le titre
« Du sujet et de la forme de cet écrit », qui ne igurent pas non plus dans
le manuscrit de Genève, sans toutefois retenir les titres des deux autres
dialogues tels qu’ils sont annoncés par Boothby80. Le premier dialogue
tout entier est d’ailleurs donné d’après l’édition de Boothby, y compris ses

78 Du Peyrou déclarera que Moultou avait apporté avec lui à Neufchâtel « en particulier les
Dialogues, qu’on n’eût point imprimés alors, si M. Brooke Boothby, dépositaire du pre-
mier de ces dialogues, ne se fût obstiné à le publier, malgré nos sollicitations » (Seconde
partie des Confessions, Neuchâtel, Fauche-Borel, t. IV, p. x).
79 Omis dans les OC en Pléiade : voir note t. I, p. 1615.
80 Jean-François Perrin prend note de toutes ces diférences, mais du point de vue d’un lec-
teur situé sur un plan synchronique ; il n’en tire donc aucune conclusion par rapport à
l’établissement d’un texte, qui exige une hiérarchie diachronique (« S’écrire en tierce per-
sonne : Rousseau juge de Jean-Jacques », p. 16-18).
La Collecion complète de Genève 109

notes, on se demande bien pourquoi. Quelle autorité devait posséder pour


eux une édition partielle à Londres, alors qu’ils disposaient d’un manus-
crit complet provenant directement de Rousseau ? Quoique Boothby eût
reçu son manuscrit en 1776 et Moultou le sien en 1778, Du Peyrou a dû
penser que celui-là était le plus récent, même s’il était incomplet, dans la
mesure où des détails que Rousseau avait supprimés pouvaient paraître
au contraire comme des ajouts – notamment le sous-titre, l’épigraphe, et
une table comportant un titre pour chaque dialogue. Mais il n’agit pas de
manière conséquente, puisque tout en imprimant la table, il n’utilise pas
les titres de chapitres. Moultou retranche en outre treize passages dans les
deuxième et troisième dialogues et dans l’Histoire du précédent écrit.
Je n’insisterai pas sur le détail des piratages plus ou moins spora-
diques de la part de la Société typographique de Neuchâtel et d’autres
imprimeurs. Les gros tomes X à XII portant le nom de Boubers consti-
tuent une suite imprimée on ne sait où, mais ailleurs qu’à Bruxelles, en
17838¹ ; mais si les textes sont bien pillés dans la Collection complète8², c’est
loin d’être une simple imitation du Supplément de la Société typogra-
phique de Genève. Le piratage n’est d’ailleurs aucunement déguisé ; au
contraire, le tome X commence par un « Avis aux lecteurs » qui reproche
aux éditeurs de Genève d’avoir accueilli de nombreux articles qui non
seulement n’auraient pas été avoués par l’auteur mais « ne sont d’aucun
intérêt public », et se targue de sa propre économie en comparaison de
leur édition. On trouvera autant de matières, airment-ils, dans leurs
douze volumes savamment composés que dans les quinze volumes arti-
iciellement gonlés de Genève, les pièces omises ayant permis la sup-
pression de deux volumes inutiles. Ils donnent même une table du sup-
plément de Genève en désignant par un astérisque les pièces retenues ;
presque rien du tome XV en efet ne s’y retrouve. Leur édition ofre en
plus, d’après Le Barbier, « une superbe suite de vignettes et de trente-huit
estampes supérieurement gravées ». Leur recueil de lettres au tome XII
en comporte autant que la Collection complète, dont beaucoup sans indi-
cation de destinataire.
Pour illustrer à quel point les divers libraires se précipitent pour piller

81 Jérôme Vercruysse, « Boubers », DJJR, p. 108.


82 Comme le montre par exemple cette note des Amours d’Édouard Bomston, copiée textuel-
lement : « Cette pièce qui paraît pour la première fois, a été copiée sur le manuscrit ori-
ginal et unique de la main de l’auteur, qui appartient et existe entre les mains de Madame
la Maréchale de Luxembourg, qui a bien voulu le conier. » On y trouve aussi la même
introduction aux Solitaires que je viens de citer de l’édition de Genève.
110 Éditer Rousseau

les dernières nouveautés, voici une table des tomes X à XII de cette
prétendue continuation de l’édition de Boubers intitulée Œuvres pos-
thumes de J. J. Rousseau.
Tableau 3. Les Œuvres posthumes de Boubers.

Tomaison Date Pagination Œuvres

X 1782 8 + 558 Avis aux lecteurs


Table
Les Amours de milord Édouard Bomston
Émile et Sophie, ou les solitaires
Le Lévite d’Éphraïm
Lettres à Sara
Le Persileur
L’Engagement téméraire
Les Muses galantes
Lettre à M. de Nieps
Épîtres
Lettre d’un symphoniste
Tacite et Sénèque, Olinde et Sophronie
Examen de deux principes avancés par M. Rameau
Projet concernant de nouveaux signes pour la musique
Dissertation sur la musique moderne
Fragments sur l’Alceste italien
Extrait d’une réponse
Lettre à M. l’abbé Raynal

XI 1783 515 Rousseau juge de Jean-Jacques


Considérations sur le gouvernement de Pologne
Fragments pour un dictionnaire…
Lettres élémentaires sur la botanique
Deux lettres à M. de M***
Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre
Essai sur l’origine des langues

XII 1783 704 Les Confessions de J. J. Rousseau [I] (planches de Le Barbier)


Les Rêveries
Recueil de lettres – plus de 200 lettres, dont beaucoup
à des anonymes
Table

La réappariion des Confessions

D’après le récit du ils cadet de Moultou, Rousseau avait remis à son frère
Pierre des manuscrits qu’il coniait à leur père, le liant par la même pro-
messe pour le cas où le père viendrait à mourir :
La Collecion complète de Genève 111

Rousseau, sentant alors approcher sa in, donna tous ses manuscrits à mon
père, à l’exception d’une copie des Confessions, qu’il garda ; il n’y avait que
mon frère de présent à la remise de papiers si précieux ; l’un et l’autre m’ont
souvent parlé de la solennité de cet instant et de l’émotion qu’ils éprouvèrent
en recevant un pareil trésor. Rousseau en éprouva lui-même, et, tout en priant
mon père et mon frère de ne faire paraître la seconde partie des Confessions
que dans le dix-neuvième siècle et après la mort de ceux qui y sont étaient
nommés, il laissait à leur prudence de juger du moment propre à la faire
connaître du public, et il ajouta plusieurs fois que, si quelques circonstances
imprévues exigeaient que cette publication se fît avant l’époque qu’il avait
ixée, le dépositaire de ces manuscrits pouvait la devancer sans être arrêté par
la phrase qui était contenue à la in du dernier livre des Confessions.8³
Étant donné la précision de cette injonction et la solennité de l’engage-
ment, il est hors de question que Paul Moultou eût jamais cédé préma-
turément ce manuscrit des Confessions. Pierre cependant, après sa mort
survenue en juin 1787, ne sent pas le même scrupule : sans consulter
Du Peyrou ni Girardin, il vend Les Confessions II à deux libraires gene-
vois, Jean-Paul Barde et Garpard Joël Manget, qui les publient en 1789
avec de nombreux remaniements, en guise de « second supplément » de
la Collection complète (tomes XXXI-XXXII in-octavo) mais en fait sans
relation avec elle84. En supprimant certains mots jugés impudiques et
d’autres passages susceptibles d’ofenser des personnes encore vivantes,
Barde et Manget, d’après Kuwase, « ont interprété et mutilé l’œuvre de
Rousseau selon les même normes que Moultou et Du Peyrou dans leur
édition de 1782 »85.
Du Peyrou, stupéfait, et ignorant où Barde et Manget ont pu obtenir un
manuscrit de cette suite, craint qu’on ne lui impute la responsabilité de ce
qu’il ne peut voir que comme une trahison de Rousseau et des accords pré-
alables établis avec ses partenaires. Sa propre copie tenue sous clef aurait-
elle été subtilisée86, ou Girardin aurait-il cédé celle qu’il s’était appropriée ?
Il décide d’insérer dans Le Mercure de France une « Déclaration relative

83 Dans Georges Streckeisen-Moultou, Œuvres et correspondance inédites, Paris, Michel Lévy


Frères, 1861, p. xiv-xv.
84 Édition aussitôt contrefaite à Paris par Poinçot et Lejay, 1789, 2 volumes. Une édition
conservée à l’Arsenal (8 - B.L.34385) ne porte que la page de titre : Second partie des confes-
sions de J. J. Rousseau, à Genève, 1789, mais avec les tomaisons III et IV ; elle comporte aussi
une clef des noms déguisés à la in du tome IV.
85 S. Kuwase, « Les Confessions »…, p. 201-204. Ils retranchent aussi un certain nombre d’allu-
sions à des lettres qu’ils n’ont pas incluses, quoiqu’un « Recueil de lettres » y accompagne
le texte des Confessions II.
86 Voir R. Trousson, « Isabelle de Charrière et Jean-Jacques Rousseau », surtout p. 28-34.
112 Éditer Rousseau

aux Confessions » où il blâme les libraires et « la violation de la volonté très


expresse de son auteur, suivant laquelle cet ouvrage ne devait voir le jour
qu’au commencement du siècle prochain » – critère qu’il a lui-même res-
pecté au point que la partie des œuvres dont il avait lui-même fourni les
manuscrits était restée « telle et dans le même ordre que l’auteur lui-même
l’avait décidé ». Il n’a « point été le dépositaire d’aucun de ses ouvrages pos-
thumes qui ont paru », mais on peut être sûr que « si la chose eût dépendu
de [lui], les volontés de Rousseau eussent toutes été religieusement rem-
plies ». Il constate l’existence de deux manuscrits holographes des Confes-
sions, dont l’un « a été par lui-même conié, ainsi que celui de ses dialogues,
à son ami M***, de Genève » ; quant à l’autre :
[…] trouvé, à la mort de l’auteur, dans son bureau, enveloppé et cacheté,
[il] est devenu, par la connivence de la veuve de Rousseau, la proie de M. le
marquis de G***, qui s’est permis de se l’approprier, d’en rompre le sceau, et
d’en taire la découverte à ces mêmes amis de Rousseau, avec lesquels il s’était
mis en tiers de coniance et de soins, pour honorer la mémoire de Rousseau
par une édition idèle de ses œuvres, et remplir ses intentions en assurant
un sort aisé à sa veuve.
Du Peyrou, on le voit, n’a plus besoin ou envie de ménager Girardin ni
hérèse Le Vasseur, qui s’est d’ailleurs remariée87 entre-temps avec un
valet d’écurie de Girardin. Du Peyrou n’a pas de paroles assez dures pour
« les principes de ceux qui se sont permis de traiquer à leur proit pécu-
niaire les dernières volontés de l’homme le plus infortuné pendant sa
vie, et le plus digne des hommages et de la reconnaissance de son siècle
et de la postérité »88.
Les libraires de Genève, outrés, lui répondent que pour eux la volonté
de Rousseau, « expresse ou supposée sur ce point, a été inconnue ou abso-
lument indiférente, ne lui ayant jamais rien promis, ni à personne pour
lui à cet égard ». Ils se défendent d’avoir acquis le manuscrit comme
l’avait suggéré Du Peyrou « par des moyens peu délicats », mais sans dire
comment, et font complètement abstraction d’éventuelles intentions de
Rousseau, en soutenant que ce qui regarde « la délicatesse de ses dépo-
sitaires » ne peut en aucun cas atteindre « la réputation des libraires édi-

87 Rousseau et hérèse s’étaient « mariés », sans prêtre mais avec témoins, le 30 août 1768 :
voir son annonce à Mme Boy de la Tour, CC 6411, [31] août 1768.
88 Du Peyrou au Mercure, CC 7963bis, 27 octobre 1789, lettre parue dans le Mercure du
21 novembre 1789, p. 63-68.
La Collecion complète de Genève 113

teurs »89. Façon peut-être de menacer Du Peyrou d’une accusation de


libelle s’il insiste… Par leur action ils ont en tout cas mis in pour tou-
jours au critère des intentions de l’auteur. Entre-temps, Pierre Moultou,
dans une lettre datée du 12 novembre et publiée dans le Journal de Genève
du 5 décembre, s’eforce de donner l’impression qu’il n’est point lié à
toute cette histoire90.
Dans une autre lettre au Mercure Du Peyrou déclare que, comme il est
le vrai propriétaire de la plupart de lettres qui accompagnaient la suite des
Confessions, il présume, sans remettre directement en cause son légataire,
que les copies qu’il en avait fournies à Paul Moultou sont passées entre des
« mains qui en ont traiqué avec les libraires Barde et Manget ». Il atteste
que leur édition des Confessions II paraît « généralement conforme » à sa
propre copie9¹, cependant il n’en décrit pas moins leur édition, dans une
lettre personnelle, comme « tronquée et même falsiiée dans quelques pas-
sages »9². Il objecte en outre dans un post scriptum que ne donne pas le
Mercure (mais qui sera reproduit dans sa propre édition) :
[…] qu’il y a plus que des inexactitudes dans cette édition ; qu’on s’y est
permis, non seulement de corriger le style de Rousseau, ce qui n’est que
ridicule ; mais encore de supprimer certains passages, et même d’en falsiier
d’autres, ce qui est plus que ridicule.9³
Alors que Paul Moultou aurait sans doute, pour justiier de telles inter-
ventions, attesté les intentions de l’auteur, Barde et Manget font i de
cette notion, ne se défendant qu’au nom du bon goût qui est le leur :
Oui, Monsieur, nous avons retranché les noms et environ deux pages de
grossières, plates et basses injures envers des personnes vivantes et respec-
tables, injures qui n’ont aucune importance dans les faits, aucun mérite de
style, aussi peu glorieuses à leur bilieux auteur qu’inutiles au public. Voilà,
Monsieur, tous les retranchements que l’honnêteté nous a dictés […].94
Du Peyrou, déjà familier de ce genre d’autocensure, souhaite maintenant
un texte intégral comme nécessaire au maintien de la décence. Un ami
lui écrit personnellement avec le même argument :

89 Barde et Manget à Du Peyrou, CC 7971, 28 novembre 1789.


90 Voir R. Trousson, « Isabelle de Charrière […] », p. 29-30.
91 Du Peyrou au Mercure, CC 7969, 19 novembre 1789, lettre parue dans le Mercure du
5 décembre 1789 p. 16-17.
92 Du Peyrou à Barde et Manget, CC 7975, 2 décembre 1789.
93 CC 7969, en note ; texte paru dans l’édition de Louis Fauche-Borel.
94 Barde et Manget à Du Peyrou, CC 7979, 5 décembre 1789.
114 Éditer Rousseau

[…] pourriez-vous sans regrets, je dirai même sans remords rendre cette
délicatesse [des nouveaux libraires] inutile en contribuant de sens froid à
une nouvelle édition de ces maudites Confessions qui n’auraient jamais dû
voir le jour, dans laquelle nouvelle édition vous rétabliriez le texte original
dans toute sa pureté c’est-à-dire les lâches et grossières insultes dans toute
leur intégrité, car je sais de bonne part qu’il n’y a pas d’autre diférence ?95
Pierre Moultou pour sa part défend sans concessions à la fois le prin-
cipe de ses droits en tant que propriétaire du manuscrit, et les mesures
que Barde et Manget ont prises de concert avec lui, comme relevant de
son devoir envers Rousseau :
Sachez, monsieur, que celui qui, seul légitime propriétaire de ces Mémoires,
en eface les noms des personnes qui y sont spéciiées d’une manière dure
et pénible ne fait aucun tort à l’auteur, ne falsiie pas les choses, ne commet
point d’inidélités ; que celui qui retranche quelques expressions que l’auteur
en proie au chagrin et consumé de mélancolie a laissé échapper dans des
moments d’amertume, contre des personnes qu’il croyait être la cause de ses
malheurs, ne corrige pas pour cela son style, mais fait ce que l’auteur lui-même
eût voulu faire s’il eût été de sang-froid. Mais que celui qui, au contraire,
empruntant le masque de la vérité, et trahissant la coniance d’un ami, veut
immoler sur la tombe de Rousseau une foule de victimes, ne sait point
honorer la mémoire de ce grand homme, se rend coupable d’une méchan-
ceté froide, et doit être justement accusé d’un vil traic.96
Pour lui, les éditeurs évitent la calomnie en protégeant la réputation
de gens estimables et encore en vie comme Coindet, Mme d’Épinay
et Grimm ; tout autre procédé serait la véritable trahison. Cherchant à
saturer le marché aussi rapidement que possible, Barde et Manget ont
imprimé 3 formats de suppléments assortis à ceux de la Collection com-
plète de Genève, plus 2 autres volumes correspondant à l’édition auto-
nome de Genève de la première partie – qu’ils ont de surcroît repro-
duite – sans compter 3 volumes in-douze pour compléter l’édition de
Kehl97 et 5 volumes in-dix-huit pour compléter celle de Cazin98.
Il s’ensuit que Du Peyrou s’estime obligé de produire en hâte le texte
authentique et intact de Rousseau. En in de compte, c’est après tout lui

95 Gabriel Cramer (?) à Du Peyrou, CC 7976, 4 décembre 1789.


96 Pierre Moultou à Du Peyrou, CC 7982, vers le 6 décembre 1789 ; voir aussi sa lettre à
Coindet, CC 7983, 7 décembre 1789.
97 Société littéraire-typographique, 1783-1789, 34 volumes in-12.
98 Londres [Reims], 1780-1791, 38 volumes in-18o. Voir R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 145.
La Collecion complète de Genève 115

l’héritier véritable de Rousseau et l’ultime dépositaire de sa volonté99.


Il a un défenseur en la personne d’Isabelle de Charrière, sa collabora-
trice en novembre et décembre 1789 dans la préparation de l’édition des
Confessions II qui sortira en juin 1790 chez le libraire Louis Fauche-Borel
de Neuchâtel¹00. Elle conie à Benjamin Constant qu’elle est l’auteur de
l’« avertissement du libraire » et de l’« épître de l’éditeur »¹0¹. À son avis,
il ne s’agit plus de prendre son parti sur la volonté présumée de Rous-
seau ; la Révolution a de toute façon changé la donne, il n’est plus besoin
de ménager personne. Citant Rousseau (« je ne saurais me peindre sans
peindre beaucoup de gens, et je n’ai pas le droit d’être aussi sincère pour
eux que pour moi », elle rétorque qu’« en 1789 on est en possession d’être
sincère pour les plus grands princes, pour les ministres les plus estimés, et
de leur vivant, et avec le public »¹0². Par conséquent, il ne faut plus hésiter
à présenter au public le texte de Rousseau dans toute sa brutale vérité ;
Charrière se moque des ménagements de Barde et Manget. « Qu’im-
portait dans le fond à M. Rousseau que ses Confessions fussent impri-
mées plus tôt ou plus tard ? Cela ne lui fait vraisemblablement rien. »¹0³
La stratégie de Fauche-Borel est de concurrencer Barde et Manget en
imprimant la « seconde partie » des Confessions assortie à diverses réalisa-
tions antérieures des Confessions I, et pour cette raison intitulée Seconde
partie des Confessions, enrichie d’un nouveau recueil de ses lettres avec le
faux-titre : Mémoires. L’une de ces suites se présente sous format in-
dix-huit en 7 volumes numérotés de IV à X de manière à compléter les
tomes I à III d’un autre libraire :
t. IV Livres VII-VIII (307 pages)
t. V Livres IX-X (356 pages)
t. VI Livres XI-XII (400 pages), complétés par une « Déclaration de

99 Voir S. Kuwase, « Les Confessions »…, p. 196.


100 Le nombre de volumes dépend du format : comme Barde et Manget, il imprime à la fois
in-8o et in-12, pareillement accompagnés d’« un nouveau recueil de ses lettres », un sup-
plément de 197 lettres allant de 1750 à 1772.
101 Lettre 716 à Benjamin Constant, 29 mai-17 juin 1790, dans Isabelle de Charrière, Œuvres,
Amsterdam, Van Oorschot, 1979-1984, t. III, p. 218. L’avis qui occupe les premières pages
n’est qu’une table partielle des mutilations arbitraires pratiquées par Barde et Manget.
102 Isabelle de Charrière, Éclaircissements relatifs à la publication des « Confessions » de Rous-
seau, 31 p., s. l. n. d. (imprimé à Neufchâtel dans les premiers jours de janvier 1790), dans
Œuvres, édition citée, t. X, p. 185-194 ; p. 189. Voir aussi Philippe Gobet, « Madame de
Charrière et Jean-Jacques Rousseau », AJJR 1 (1905), p. 67-93 ; le même texte constitue le
chapitre 4 de Madame de Charrière et ses amis, d’après de nombreux documents inédits (1740-
1805), Genève, A. Jullien, 1906.
103 I. de Charrière, Plainte et défense de hérèse Levasseur, dans Œuvres, édition citée, t. X, p. 176.
116 Éditer Rousseau

l’auteur », une « Déclaration de Jean-Jacques Rousseau », et la


Vision de Pierre de la Montagne.
t. VII-X Lettres diverses (376 lettres : 336, 336, 328, 324 pages) dans l’ordre
chronologique
Le libraire remercie d’abord Du Peyrou d’avoir aidé « un établissement
naissant » au moment des « prémisses de [s]on imprimerie » (t. IV, p. v).
Vient ensuite un Discours préliminaire (p. vii-xxxvi) où Du  Peyrou
cherche à « confondre complètement ces misérables »¹04 que sont Barde
et Manget :
J’ai cru devoir au public l’édition que je donne aujourd’hui ; et puisque les
dix derniers livres des Confessions paraissent avant le terme que Rousseau
avait indiqué¹05, et me mettent dans la nécessité de publier ce qui devait les
accompagner, je veux du moins qu’ils paraissent tels que leur auteur les a
écrits, tels qu’il entendait qu’on les imprimât. Ai-je tort de le vouloir ? On
l’a dit, on a même calomnié ma conduite et mes motifs. Il faut donc me jus-
tiier. (p. vii-viii)
Il évoque la « triste méiance » de Rousseau à son égard, la réunion des
trois éditeurs à Neufchâtel, sa sympathie pour Moultou et son regret de
se trouver en confrontation publique avec son ils…
Du Peyrou n’y dissimule pas non plus son désappointement pour la
qualité matérielle de toute la Collection complète, qu’il attribue aux circons-
tances politiques : « [L]’édition fut coniée à des Genevois qui lui auraient
donné plus de soins, sans les dissensions qui déchirèrent dans ce temps-
là leur patrie et les agitèrent eux-mêmes » (p. xi). Il explique les provisions
inancières qui avaient été ixées en faveur de hérèse, y compris la somme
mise en réserve pour des enfants ou autres parents de Rousseau si d’au-
cuns se retrouvaient, l’accord qui avait été signé le 29 septembre 1779, la
copie du manuscrit des Confessions qu’il avait fait prendre chez lui. Ayant
appris longtemps après que Barde et Manget l’avaient acquis et l’impri-
maient (p. xxiii), il a inséré la déclaration que l’on sait dans le Mercure du
21 novembre 1789. Puis, au moment de la publication, il a vu paraître des
lettres qui n’appartenaient pas à Moultou, pour qui il en avait fait faire
des copies (p. xxv-xxvi). Forcé d’agir pour l’honneur de Rousseau comme
pour le sien propre, Du Peyrou juge maintenant que « toute espèce de
retranchement était une sorte d’inidélité » (p. xxxiii), d’où cette publica-

104 Du Peyrou à Charrière, Lettre 677, Œuvres, édition citée, t. III, p. 170 ; il précise que cette
expression est d’elle.
105 Voir la in du livre VIII des Confessions.
La Collecion complète de Genève 117

tion intégrale de son manuscrit. Le résultat paradoxal est que la version


publiée d’après le manuscrit holographe de Rousseau à Genève est moins
idèle que celle qui suit la copie de Du Peyrou¹06.
Ainsi s’achèvent en même temps la Collection complète des œuvres de
Jean-Jacques Rousseau et l’entière révélation des Confessions. La mise en
vente est annoncée le 26 avril 1790 dans le Supplément du Journal de Paris¹07.

Tableau 4. La Collecion complète de Genève in-quarto, 1781-1783.

Tomaison Date Pagination Rubrique Œuvres


I 1782 539 Ouvrages de Table générale
philosophie Avant-propos (non signé)
Dédicace aux mânes de Jean-Jacques
Rousseau (de Du Peyrou)
Discours sur l’origine de l’inégalité
Lettre à M. Philopolis sur l’ouvrage
précédent
Du contrat social
Discours sur l’économie politique
Considérations sur le gouvernement
de Pologne
II 1783 548 Julie I Julie ou la nouvelle Héloïse, 1re-3e parties
III 1783 537 Julie II Julie, 4e-6e parties
Les Amours de milord Édouard Bomston
IV 1783 485 Émile I Émile, livres I à IV
V 1783 537 Émile II Émile, livres V-VI
Émile et Sophie
VI 1781 633 Mélanges I Lettre à Christophe de Beaumont
Lettres écrites de la montagne
Lettre à D’Alembert
Réponse à une lettre anonyme dont
le contenu se trouve en caractère italique
dans cette réponse
De l’imitation théâtrale, essai tiré
des dialogues de Platon
VII 1782 598 Mélanges II Discours sur cette question : quelle est
la vertu la plus nécessaire aux héros

106 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 141.


107 I. de Charrière, Œuvres, édition citée, t. III, p. 177. Voir pour de plus amples informa-
tions H. de Saussure, Rousseau et les manuscrits des Confessions, Paris, Boccard, 1958, et
R. A. Leigh, « he Geneva edition and the Confessions », Unsolved Problems…, p. 114-146.
118 Éditer Rousseau

Discours sur les sciences et les arts


Lettre à l’abbé Raynal
Lettre de J. J. Rousseau sur la réfutation
de son discours par M. Gautier
Réponse au roi de Pologne
Dernière réponse de J. J. Rousseau
Lettre […] sur une nouvelle réfutation
de son discours par un Académicien de Dijon
Le Lévite d’Éphraïm
Lettres à Sara
La Reine fantasque
Le Persileur
Traduction de Tacite
Traduction de Sénèque
Olinde et Sophronie, tiré du Tasse
Fragments pour un dictionnaire des termes
d’usage en botanique
Lettres élémentaires sur la botanique
Deux lettres à M. de M***

VIII 1781 583 héâtre, Narcisse, ou l’amant de lui-même, comédie


poésies L’Engagement téméraire
et musique, Les Muses galantes
1re partie Le Devin du village
Lettre à Monsieur Le Nieps
Pygmalion, scène lyrique
Pièces en vers
2e partie Projet concernant de nouveaux signes
pour la musique
Dissertation sur la musique moderne
Essai sur l’origine des langues
Lettre sur la musique française
Lettre d’un symphoniste
Lettre à Monsieur l’abbé Raynal au sujet
d’un nouveau mode de musique
Examen de deux principes avancés
par M. Rameau
Lettre à M. Burney sur la musique
[sur Gluck]
Extrait d’une réponse du petit faiseur
à son prête-nom

IX 1781 772 Dictionnaire Dictionnaire de musique


+ planches de musique

X 1782 517 Mémoires, Les Confessions [I]


1re partie Les Rêveries du promeneur solitaire

XI 1782 466 Mémoires, Rousseau juge de Jean-Jacques en trois


2e partie dialogues
La Collecion complète de Genève 119

Avertissement de l’éditeur du premier


dialogue [Boothby]
« Du sujet et de la forme de cet écrit »
Histoire du précédent écrit
Copie du billet circulaire
XII 1782 679 Pièces sur divers Extrait du projet de paix perpétuelle
sujets, et un de Monsieur l’abbé de Saint-Pierre
recueil de lettres Jugement sur la paix perpétuelle
sur la philoso- Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre
phie, la morale, Jugement sur la polysynodie
et la politique [205] Lettres sur divers sujets de
philosophie, de morale et de politique
XIII 1782 614 Supplément t. 1 Observations de Gautier sur
le 1er discours, etc.
Discours de M. Le Roi
Réfutation de Gautier
Réfutation d’un académicien de Dijon
+ Addition
Désaveu de l’Académie de Dijon
Observations de M. Le Cat
Réponse du roi de Pologne
Discours sur les avantages des sciences
et des arts de M. Borde
Arrêt du parlement condamnant Émile
Mandement de l’archevêque de Paris
Genève, ou description abrégée du
gouvernement de cette république, tirée
de l’Encyclopédie
Déclaration des pasteurs de Genève
Lettre de M. D’Alembert
à M. Rousseau
Lettre de M. Serre
La Découverte du nouveau monde, tragédie
Épîtres, énigmes, mémoires, lettres, etc.
XIV 1782 575 Supplément, t. 2 Projet pour l’éducation de M. de Ste-Marie
Oraison funèbre de S. A. S. le duc d’Orléans
Lettres diverses
Le docteur Pansophe [!] et autres pièces
relatives à diférentes controverses
XV 1782 619 Supplément, t. 3 [polémiques sur Rousseau y compris « La
Vertu vengée par l’amitié » de Mme de
La Tour, extraits de journaux]
XVI 1789 416 Second Les Confessions (livres VII - début XI)
supplément, t. I
304 t. II Les Confessions (suite du livre XI-XII)
Nouvelles lettres de J. J. Rousseau
120 Éditer Rousseau

Tableau 5. La Collecion complète de Genève in-octavo.

Tomaison Date Pagination Rubrique Œuvres


I 1782 341 Ouvrages Discours sur l’inégalité
de politique Lettre à Philopolis
Discours sur l’économie politique
II 1782 441 Ouvrages Du contrat social
de politique Considérations sur le gouvernement
de Pologne
Table des chapitres
III 1780 355 Julie ou Julie, 1re partie
la Nouvelle table
Héloïse
IV 1780 464 Julie ou Julie, 2e-3e parties
la Nouvelle
Héloïse II
V 1780 419 Julie ou Julie, 4e-5e parties
la Nouvelle table
Héloïse III
VI 1780 383 Julie ou Julie, suite de la 5e partie et 6e partie
la Nouvelle Les Amours de milord Édouard Bomston
Héloïse IV
VII 1782 386 Émile Émile, livres I-II
VIII 1782 368 Émile II Émile, livre III et partie du IVe
table, livres I-IV
IX 1782 445 Émile III Émile, suite du IVe livre et partie
du Ve
X 1782 380 Émile IV Émile, suite du Ve livre
« Avis des éditeurs sur le fragment
qui suit »
Émile et Sophie, ou les solitaires
table t. IX-X
XI 1781 491 Mélanges I Lettre à M. de Beaumont
Lettre à D’Alembert
Réponse à une lettre anonyme
De l’imitation théâtrale
XII 1781 448 Mélanges II Lettres écrites de la montagne
XIII 1781 342 Mélanges III Discours sur la vertu la plus nécessaire
aux héros
Discours sur les sciences et les arts
Lettre à l’abbé Raynal
Lettre sur la réfutation du Discours
de Gautier
Réponse au roi de Pologne
La Collecion complète de Genève 121

Dernière réponse de M. Rousseau


Lettre sur une nouvelle réfutation…
Le Lévite d’Éphraïm
Lettres à Sara
La Reine fantasque
Le Persileur
XIV 1781 535 Mélanges IV Traduction du premier livre de Tacite
Traduction de l’Apocolokintosis
de Sénèque
Olinde et Sophronie
Fragments pour un dictionnaire
des termes de botanique
Lettres élémentaires sur la botanique
Lettres à M. D. M*** sur la formation
des herbiers
XV 1781 374 héâtre et Narcisse ou l’amant de lui-même,
poésies comédie
L’Engagement téméraire, comédie
Les Muses galantes, ballet
Le Devin du village, intermède
Lettre à M. Le Nieps
Pygmalion, scène lyrique
pièces en vers
Lettre sur la musique française
Lettre d’un symphoniste
XVI 1782 437 Diverses pièces Projet concernant de nouveaux signes
sur la musique de musique
Dissertation sur la musique moderne
Essai sur l’origine des langues
Lettre à l’abbé Raynal
Examen de deux principes de Rameau
Lettre à M. Burney, suivie d’une
réponse du Petit Faiseur
XVII 1781 554 Dictionnaire Dictionnaire de musique, A-M
de musique
XVIII 1781 367 Dictionnaire Dictionnaire de musique, N-Z
+ planches de musique II planches
XIX 1782 349 Les 4 premiers livres des Confessions
Confessions
XX 1782 432 Les 2 derniers livres des Confessions
Confessions Les Rêveries du promeneur solitaire
XXI 1782 387 Rousseau juge 1er dialogue et partie du 2e dialogue
de Jean Jacques
XXII 1782 314 Rousseau juge Suite du 2e dialogue et 3e dialogue
de Jean Jacques Histoire du précédent écrit
122 Éditer Rousseau

Copie du billet circulaire [ne igure


pas sur la table]
XXIII 1782 461 Pièces sur Extrait du projet de paix perpétuelle
divers sujets et Jugement sur la paix perpétuelle
un recueil de Polysynodie de l’abbé de St Pierre
lettres Jugement sur la polysynodie
Lettres diverses
Table des pièces et lettres…
XXIV 1782 584 Recueil de Lettres sur divers sujets de
lettres sur philosophie, de morale, et de politique
la philosophie, Table des lettres contenues dans
la morale et ce volume
la politique
XXV 1782 403 Supplément I Observations sur le discours qui
a remporté le prix…
Observations de M. Gautier…
Discours de M. Le Roi
Réfutation du discours qui
a remporté… […]
Désaveu de l’Académie de Dijon
Observations de M. Le Cat
Réponse du roi de Pologne
Discours sur les avantages […]
par M. Bordes
Mandement de l’archevêque
XXVI 1782 469 Supplément II Genève (extrait de l’Encyclopédie)
Déclaration des pasteurs de Genève
Lettre de D’Alembert
Lettre de Serre
La Découverte du nouveau monde
Fragments d’Iphis
Ode latine au roi de Sardaigne
Le Verger des Charmettes
épîtres, énigmes, virelais, vers
lettres
XXVII 1782 400 Supplément III Projet pour l’éducation
de M. de Ste Marie
Oraison funèbre du duc d’Orléans
Les Prisonniers de guerre
Lettre à M. Dutens
Lettres à M. D. B. sur la réfutation
du livre De l’Esprit
Lettre de J. J. R. à son libraire
Sentiment des citoyens
pièces relatives à la persécution
à Môtiers
Réfutation du libelle précédent
La Collecion complète de Genève 123

Seconde lettre…
remarques, etc.
Troisième lettre relative
à M. J. J. Rousseau
XXVIII 1782 445 Supplément IV Exposé succinct de la contestation…
Déclaration de D’Alembert
aux éditeurs
Justiication de Rousseau dans
la contestation qui lui est survenue
avec M. Hume
Observations sur l’exposé succinct…
Plaidoyer pour et contre Rousseau
et Hume
Le Docteur Pansophe
XXIX 1782 455 Supplément V*
XXX 1782 461 Supplément VI La Vertu vengée par l’amitié
extraits de L’Année littéraire
d’autres lettres, extraits, observa-
tions, etc.
XXXI 1789 439 2e supplément Les Confessions [II]
XXXII 1789 403 2e supplément Les Confessions [II]
lettres

* Je n’ai pu voir le tome XXIX, correspondant apparemment à la cote Z-36277 à la BNF.

Au tome XI de la Collection complète in-octavo (BNF Z-36259) le


faux-titre porte : « Mélanges, tome premier », sans indication aucune de
tomaison dans la collection. À l’intérieur du volume, la Lettre à Christophe
de Beaumont et la Lettre à M. D’Alembert ont chacune leur page de titre
indépendante quoique la pagination soit continue, et rien n’indiquerait,
sans la table à la in, que le volume inclut aussi bien la « Réponse à
une lettre anonyme » et De l’imitation théâtrale. La présentation est la
même au tome XII mais dans ce cas il n’y a pas d’autre texte que les
Lettres écrites de la montagne. Au tome XIII la page de titre n’indique
que le premier des ouvrages ; de même, le tome XIV ne porte de page
de titre que pour la traduction de Tacite. La table des « Mémoires » (in
du tome XXII) incorpore à la fois la rubrique générale de « Mémoires »
et les titres donnés à chacun des trois dialogues par la Table des manus-
crits de Boothby et de Condillac.
124 Éditer Rousseau

Tableau 6. La Collecion complète de Genève in-douze.

Tomaison Date Pagination Rubrique Œuvres


I 1782 357 Ouvrages Avant-propos
de politique Dédicace aux mânes de J. J. Rousseau
Discours sur l’inégalité parmi les hommes
Lettre à M. Philopolis
Discours sur l’économie politique
II 1782 441 Politique II Du contrat social
Considérations sur le gouvernement de Pologne
III 1782 355 Julie ou Première partie de Julie ou de la Nouvelle
la Nouvelle Héloïse + table
Héloïse
IV 1782 464 Julie II 2e et 3e parties de Julie ou de la Nouvelle
Héloïse + table
V 1780 419 Julie III 4e et 5e parties de Julie ou de la Nouvelle
Héloïse + table
VI 1782 383 Julie IV Le reste de la 5e et la 6e partie de Julie
ou de la Nouvelle Héloïse
Les Amours de Mylord Édouard Bomston
+ table
VII 1782 386 Émile 2 premiers livres d’Émile, ou de l’éducation
VIII 1782 338 Émile II 3e et une partie du 4e livre d’Émile, ou
de l’éducation
IX 1782 444 Émile III Suite du 4e et partie du 5e livre d’Émile
X 1782 380 Émile IV Suite du 5e livre d’Émile
Émile et Sophie, ou les solitaires (p. 233)
+ p. 333-380 table alphabétique
XI 1782 491 Mélanges I Lettre à M. de Beaumont
Lettre à M. D’Alembert
Réponse à une lettre anonyme
De l’imitation théâtrale
XII 1782 448 Mélanges II Lettres écrites de la Montagne
XIII 1782 342 Mélanges III Discours sur la vertu la plus nécessaire
+ table aux héros (1781)
Discours sur les sciences et les arts
Lettre à M. l’abbé Raynal
Lettre sur la réfutation de son discours
par M. Gautier
Réponse au roi de Pologne
Dernière réponse de J. J. Rousseau
Lettre de J. J. Rousseau sur une nouvelle
réfutation de son discours par
un académicien de Dijon
La Collecion complète de Genève 125

Le Lévite d’Éphraïm
Lettres à Sara
La Reine fantasque
Le Persileur
XIV 1782 535 Mélanges IV Traduction du premier livre de l’histoire
+ table de Tacite
Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque
Épisode d’Olinde et Sophronie traduite
du Tasse
Fragments pour un dictionnaire des termes
de botanique
Lettres élémentaires sur la botanique
Lettres à M. D. M. sur la formation
des herbiers
XV 1782 416 Pièces de Narcisse ou l’amant de lui-même
+ planches théâtre et L’Engagement téméraire
musique ouvrages Les Muses galantes
de poésie Le Devin du village
+ table Lettre à M. le Nieps
Pygmalion, scène lyrique
Pièces en vers
Lettre sur la musique française
Lettre d’un symphoniste
XVI 1782 437 Diverses Projet concernant de nouveaux signes
pièces sur de musique
la musique Dissertation sur la musique moderne
+ table Essai sur l’origine des langues
Lettre à M. l’abbé Raynal
Examen de deux principes avancés
par M. Rameau
Lettre à M. Burney, suivie d’une réponse
du petit faiseur
XVII 1782 405 Dictionnaire 1er volume du Dictionnaire de musique
de musique I
XVIII 1782 400 + Dictionnaire 2e volume du Dictionnaire de musique
planches de musique II
XIX 1782 348 Confessions 4 premiers livres des Confessions
de J. J. Rousseau
XX 1782 432 Confessions 2 derniers livres des Confessions
Les Rêveries du promeneur solitaire
XXI 1782 387 Rousseau Rousseau juge de J. J., 1er dialogue
juge de et partie du second
Jean-Jacques Avertissement de l’éditeur du premier
dialogue
Table des matières, etc.
126 Éditer Rousseau

XXII 1782 314 Rousseau Rousseau juge de J. J., suite du second


juge de dialogue, avec le troisième
Jean-Jacques
XXIII 1782 460 Pièces sur Extrait du projet de paix perpétuel
divers sujets, de Monsieur l’abbé de St. Pierre
et un recueil Jugement de J. J. Rousseau sur la paix
de lettres perpétuelle
Polysynodie de l’abbé de St. Pierre
Jugement de l’abbé de St. Pierre sur
la polysynodie
Lettres à Malesherbes
Lettres diverses
XXIV 1782 584 Pièces Recueil de lettres sur la philosophie,
diverses II la morale et la politique
XXV 1782 403 Supplément Observations et réfutations des discours
à la collection
des œuvres I
XXVI 1782 466 Supplément La Découverte du nouveau monde
II Lettres à Mme de Warens, la duchesse
de Portland, Bonnet, etc.
XXVII 1782 400 Supplément Projet pour l’éducation…
III Les Prisonniers de guerre
Sentiment des citoyens (de Voltaire)
autres documents polémiques
XXVIII 1782 445 Supplément Exposé succinct (de Hume)
IV Déclaration de D’Alembert
Justiication de Rousseau
Plaidoyer pour et contre
Le Docteur Pansophe (de Voltaire)
XXIX 1782 455 Supplément Réplique de M. Borde
V L’homme moral opposé à l’homme
physique
Lettre sur J. J. Rousseau
Note du Journal encyclopédique
XXX 1782 462 Supplément Lettres polémiques, extraits de journaux
VI
XXXI 1789 439 Second Les Confessions suite, livres VI-IX
supplément I
XXXII 1789 403 Second Les Confessions suite livres IX-XII
supplément
II
XXXIII 1789 444 Second Nouvelles lettres de J. J. Rousseau
supplément (y compris à Moultou et à Du Peyrou)
III
La consécraion révoluionnaire
(1788-1801)

chapitre ıv

La publication des Confessions et la controverse qu’elle provoquait atti-


raient une nouvelle attention sur Rousseau juste au moment où un séisme
politique créait les conditions pour faire de lui un ancêtre et un phare. On
a vu déjà plusieurs exemples d’un type de discours solennel tendant à le
traiter de saint et martyr : saint laïque, soit, mais tous les signes de la vraie
sainteté sont là hormis les miracles. Si Rousseau n’est pas un parangon
de vertu – « ce n’est pas un homme vertueux », airme même le Français
de Rousseau juge de Jean-Jacques (RJJJ, p. 183) –, il est plus que cela, il sym-
bolise la vertu et l’inspire à d’autres ; malheureux apôtre de la vérité, il n’a
voulu que notre salut. Comme Julie est la martyre de l’amour maternel
(OC II, p. 717), Rousseau est celui de l’amour de l’homme. Aujourd’hui, on
se donnerait à moins pour Jésus. Mais le sacriice de Jean-Jacques n’a rien
de christique ; il soufre en vain si nous ne savons pas l’écouter. Il n’a pas
fondé de culte mais il a des disciples qui évoquent ses mânes en termes
extatiques ; Moultou et Du Peyrou ont beaucoup d’imitateurs, dont les
plus fervents, pendant longtemps, voudront comme eux lui élever des
monuments d’adulation et quelquefois même d’érudition.
Une fois Rousseau disparu, la question des œuvres à éditer ne se
pose plus de la même manière qu’auparavant, ne serait-ce que parce
que, Les Rêveries étant en 1778 toujours sur le métier, la déinition de
tout l’œuvre aura continué d’évoluer jusqu’à la dernière minute. Les
plans dressés depuis longtemps par Rousseau lui-même avaient bien été
jusqu’à inclure ses « mémoires », mais ne prévoyaient pas douze livres de
Confessions avec, par-dessus le marché, Rousseau juge de Jean-Jacques et
Les Rêveries du promeneur solitaire. Si en efet, dans un premier temps, il
128 Éditer Rousseau

a été question de les exclure, au moins dans l’esprit des trois partenaires
de Genève, ce scrupule ne pouvait plus subsister longtemps.
Rousseau n’avait jamais admis que des ouvrages qui n’étaient pas de lui
soient mêlés à ses propres écrits. Boubers, qui n’avait aucune raison de se
laisser déterminer par ce principe-là, avait déjà avec la Lettre à D’Alembert
donné l’article Genève de l’Encyclopédie, l’« Extrait des registres de la véné-
rable compagnie des pasteurs et professeurs de l’Église et de l’Académie de
Genève », et d’autres extraits et lettres rédigés par d’autres que Rousseau ;
Fauche aussi avait imprimé un résumé de l’article Genève et le mande-
ment de Christophe de Beaumont. Un compromis a permis à Du Peyrou
et Moultou de ne pas mêler de tels textes complémentaires aux écrits du
maître : c’était de reléguer ceux-là aux volumes du Supplément, de manière
à ce que la Collection complète proprement dite ne soit pas altérée.
Mais quand le moment arrive où les derniers dépositaires des volontés
de Rousseau ont eux aussi quitté la scène, il n’y a plus de règle obligatoire.
Alors que les imprimeurs d’éditions bon marché se bornent presque tou-
jours, par parcimonie, aux écrits de Rousseau, ceux au contraire qui tien-
nent à fournir au lecteur tout ce dont il peut avoir besoin pour bien com-
prendre les controverses autour des diférents ouvrages, y ajoutaient un
ensemble variable d’autres documents qui souvent à leur tour devinrent
plus ou moins canoniques, comme les réponses du roi de Pologne, de
D’Alembert, et de Voltaire, le mandement de l’archevêque, le décret du
parlement de Paris, et ainsi de suite. C’est une licence que personne ne
peut interdire, mais que certains éditeurs, y compris ceux de la Pléiade,
ne se sont pas octroyée.

L’édiion de Mercier chez Poinçot

L’enthousiasme de Louis Sébastien Mercier n’était pas inconnu de


Rousseau, qui dans Rousseau juge de Jean-Jacques attribue ironiquement à
son L’An deux mille quatre cent quarante, publié en 1770, le mérite d’avoir
consacré « tous ses écrits à la postérité, sans même excepter Narcisse, et
sans qu’il en manque une seule ligne » (RJJJ, p. 86-87). Nulle surprise
donc à ce que Mercier ait éprouvé l’envie à son tour, sans doute inspirée
en particulier par l’édition Kehl de Voltaire qui se préparait en même
temps¹, d’« ofrir à la mémoire de Rousseau un monument digne de lui,

1 « Nul doute que l’édition de Kehl des œuvres de Voltaire publiée à grand bruit par Beau-
marchais de 1785 à 1789 n’ait donné à Mercier l’idée d’ofrir à Rousseau un monument
La consécraion révoluionnaire 129

et fait pour durer plus longtemps que le marbre et l’airain »², comme il le
déclare dans l’introduction de l’édition qu’il procure de 1788 à 1793 avec,
comme collaborateurs, l’abbé Gabriel Brizard, François de L’Aulnaye, et
Pierre Le Tourneur. Elle est vendue par souscription sous le titre complet
de : Œuvres complètes de J. J. Rousseau. Nouvelle édition, classée par ordre de
matières, et ornées de quatre-vingt-dix gravures³ ; ses 43 planches d’après
Gravelot, Moreau, Marillier, Monnet et d’autres sont glanées dans des
éditions antérieures et inement regravées.
L’ample introduction que Mercier place en tête de la collection sou-
ligne d’abord, comme l’avait fait Moultou, l’idée fort répandue que c’est
essentiellement par le sentiment intime et non par l’intellect que Rous-
seau atteint son lecteur :
Nous n’analysons point le génie de ce grand homme, nous le sentons ; il
laisse toujours dans l’âme une impression durable, soit lorsqu’il subjugue
l’entendement par sa force supérieure, soit lorsqu’il séduit le cœur par ce
prestige qui ne fut donné qu’à lui ; enin lorsque, dans la discussion, il fait
valoir les droits de la vérité, alors il anéantit jusqu’à la pensée de pouvoir lui
résister. (t. I, p. 3)
Tout l’ouvrage s’inscrit au service de cette expérience de possession
mystique ou métaphysique, de cette transiguration, qu’on la désire et la
recherche ou qu’on la subisse comme une osmose bienfaisante. Les édi-
teurs non moins que l’auteur agissent par devoir envers l’humanité :
Pour remplir ce devoir, nous nous proposons de publier une nouvelle édi-
tion de tous les écrits qui sont sortis de sa plume, et dont plusieurs n’ont
jamais paru avec un ordre que jusqu’à présent on n’a point observé. C’est
avec raison que l’on s’est plaint du mélange confus qui règne, même dans
les dernières éditions. Voulant éviter un défaut si choquant, et quelque-
fois si nuisible, nous avons rassemblé avec soin, sous un même point de
vue, les ouvrages marqués du même caractère. Le génie de l’auteur ayant
employé des couleurs diférentes, mais toujours analogues aux objets divers
qu’il a traités, il était essentiel de réunir les ouvrages qui ont entre eux une

équivalent » ( J.-C. Bonnet, « L.-S. Mercier et les “Œuvres complètes” de Jean-Jacques


Rousseau », p. 112).
2 Œuvres complètes de J. J. Rousseau, Paris, Poinçot, 1788-1793, 39 volumes in-8o, t. I, p. 26. Claude
Poinçot, qui s’est installé à Paris en 1785, et son ils Claude- (ou Charles-) François, tra-
vaillent ensemble depuis 1790 ( Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, Répertoire
d’imprimeurs/libraires (vers 1500 - vers 1810), Bibliothèque nationale de France, no 1531).
3 C’est la première édition à s’intituler Œuvres complètes. Les Œuvres complètes de J. J. Rous-
seau, citoyen de Genève, nouvelle édition, Paris, Belin, Caille, Grégoire, Volland, 1793,
37 volumes in-12, paraissent être une nouvelle version de cette édition.
130 Éditer Rousseau

connexion frappante ; c’est ce qu’on n’avait point fait, et ce que nous ferons ;
ainsi le morceau sur l’Économie politique, le Contrat social et les Lettres de la
montagne seront intimement liés avec toutes les pièces relatives à la fameuse
afaire de Genève. (p. 26-27)
Mercier pèse ses mots, dont plusieurs sont capitaux pour désigner les am-
bitions de son entreprise. Si on promet « une nouvelle édition de tous les
écrits qui sont sortis de sa plume », c’est évidemment pour reprocher à
ses prédécesseurs, et en particulier à Du Peyrou et ses associés, de s’être
trop souvent contentés de reproduire des textes qui sont déjà pour ainsi
dire (du moins en termes pratiques, et non en droit) dans le domaine
public. Mais ce principe interdit en même temps toute sélection4. Mer-
cier y reviendra plus loin :
Il y aurait une sorte d’inconséquence à ne pas recueillir dans une édition
complète de ses œuvres, ses romances5, cette partie précieuse de ses produc-
tions dans un art qui a fait une des grandes consolations de sa vie, et dont
la partie mécanique a été une des ressources de sa pauvreté. Elles n’ont été
publiées dans aucune édition. (p. 54-55)
L’originalité d’un classement par « ouvrages marqués du même carac-
tère » ain d’éviter tout soupçon de « mélange confus » est discutable.
Mercier tient à inclure aussi les polémiques associées à chaque œuvre
pour mieux faire ressortir que « c’est en lui répondant qu’on désespé-
rait de pouvoir lui répondre, en voyant de plus près son accablante supé-
riorité » (p. 30). C’est par là qu’il est peut-être plus capable qu’ailleurs
d’étofer le « corpus » : le tome XXVII par exemple comprend les dossiers
Monmollin6 et Hume, et le tome XXVIII, qui s’intitule avec quelque
emphase : « Pièces diverses relatives aux calomnies publiées contre Rous-
seau et aux persécutions qu’a essuyées ce grand homme », paraît ne rien
contenir, pas plus que le tome XXVII, qui soit de Rousseau. On est loin

4 Sans doute ne faut-il pas interpréter trop sévèrement l’expression de Rousseau « sans
même excepter Narcisse, et sans qu’il en manque une seule ligne », déjà citée, comme impli-
quant la nécessité d’un tri, car Rousseau lui-même avait toujours compris Narcisse dans
ses projets d’« édition générale ».
5 Romance : « Une sorte de poésie en petits vers, contenant quelque ancienne histoire »
(Académie, 1762). On trouvera au tome XXXVII de l’édition en question « Les consola-
tions des misères de ma vie ou Recueil de romances » : voir p. 85 note 23. La Bibliothèque
de la Pléiade reprendra la rubrique au tome II pour un groupe de « Poésies d’une authen-
ticité douteuse » : un air pastoral, une chanson, deux « romances », Daphnis et Chloé, et Les
Consolations des misères de ma vie, classement repris par l’édition Slatkine-Champion en
2012 (voir Annexe).
6 Voir F. S. Eigeldinger, « Montmollin », DJJR, p. 614-616.
La consécraion révoluionnaire 131

de l’auteur qui tenait à écarter toute production étrangère à lui, loin déjà
aussi de l’éditeur-ami de Rousseau pour qui les intentions de l’auteur
sont censées être le dernier mot.
Si les éditeurs se permettent d’intervenir librement sur le plan bio-
graphique, avec l’idée de mieux éclairer le lecteur sur toutes les circons-
tances, explique encore Mercier, Rousseau est au-dessus d’un commen-
taire suivi de leur part :
Notre travail se bornera donc à donner un nouvel ordre aux écrits de Rous-
seau, à semer quelque notices pour mettre le lecteur dans le véritable point
de vue, pour indiquer quelque rapprochement d’idées, pour faire sentir dans
tel écrit le germe de tel autre, et lier par ce moyen les ouvrages de l’auteur :
nous y joindrons les rélexions que sa lecture et le sentiment nous ont ins-
pirées, et les anecdotes que nous pourrons réunir à celles que nous possé-
dons déjà. (p. 50)
C’est s’autoriser à efectuer un travail assez personnel, à confondre, en
quelque sorte, la réputation de l’auteur et celle du lecteur-éditeur in et
savant.
Mercier insiste beaucoup sur l’attrait artistique d’une édition qui
implicitement n’aura de rivale sur ce plan que celle de Boubers : typogra-
phie de Didot l’aîné, impression de la veuve Valade, 90 estampes d’après
Jean-Michel Moreau et Jean-Jacques Le Barbier sous la direction de
Nicolas Ponce, graveur ordinaire du cabinet du comte d’Artois. Détail
intéressant, il annonce l’intention d’« y faire les changements que les
variations du costume français ont rendu[s] indispensables », autrement
dit de rhabiller les personnages au goût du jour, spécialité de Moreau le
Jeune7. Une autre particularité de cette édition est la façon originale dont
Clément Marillier propose de composer les frontispices :
M. Marillier s’est chargé de la composition des cinquante-deux dessins ; cet
ingénieux artiste se propose de représenter dans des frontispices ornés de
médaillons qui seront placés au commencement de chaque volume les sujets
les plus intéressants que le texte de ces mêmes volumes pourra lui fournir ; il
y joindra aussi les portraits des principaux personnages qui ont eu des dis-
cussions avec Rousseau : on n’oubliera pas celui de ce grand écrivain, exé-
cuté d’après le tableau le plus ressemblant. Le surplus des dessins retracera
les sujets principaux contenus dans l’ouvrage. (p. 53-54)
L’emploi de médaillons libère l’artiste de la contrainte de choisir un

7 Il a fait notamment les grandes planches de Monument du costume (1789) avec textes de
Restif de la Bretonne.
3. C. P. Marillier, fronispice du tome I de Julie,
gravure de J. J. Habert. Paris, Poinçot, 1788.
4. C. P. Marillier, fronispice du tome IV de Julie,
gravure de A. C. Giraud. Paris, Poinçot, 1788.
134 Éditer Rousseau

sujet de frontispice, lui permettant au contraire de résumer les grandes


scènes du volume grâce à une série d’images dont chacune peut être dotée
d’une légende. Comme ces médaillons sont très petits, cette méthode est
naturellement réservée aux grands formats.
Mercier tient en plus à détailler les raisons de la supériorité déini-
tive, par rapport aux autres, de son édition, que le libraire Claude Poinçot
appellera plus tard « l’édition la plus complète et la plus correcte »8 :
Les dernières éditions faites à Genève, à Bruxelles et à Kell9, non seulement
sont tronquées, pleines d’omissions, mais elles ofrent encore des répéti-
tions sans nombre et souvent réitérées jusqu’à quatre fois ; la lettre de M. de
Montmolin l’a été jusqu’à six : ce défaut choquant disparaîtra dans cette
nouvelle édition, où l’on suit un plan qui fera rentrer chaque ouvrage dans sa
classe, et qui ne permettra ni écart, ni double emploi. On a trouvé dans dif-
férentes éditions de J. J. Rousseau des pièces originales qu’on a oublié d’in-
sérer dans les dernières ; nous serons très attentifs à les restituer dans celle
que nous annonçons ; ce qui ne nuira point aux pièces non encore publiées
que nous possédons, et qui ne laissent rien à désirer de tout ce qui est sorti
de la plume de cet écrivain immortel. (p. 55-56)
Quoi qu’ils en disent, les éditeurs ont repris tels quels nombre de pas-
sages portant la marque de leur source comme étant la Collection com-
plète de Genève. Mais les usages de la Collection complète n’ont aucune
force de loi chez Mercier, sa répartition des œuvres étant toute diférente.
Rousseau ici est par-dessus tout l’auteur de Julie, ou comme le disent tous
les contemporains de Mercier de « La Nouvelle Héloïse ». Ils reprodui-
sent l’« Avis des éditeurs sur le fragment qui suit » qui précédait Émile et
Sophie (t. XIII, p. 235-240) ; le livre VII des Confessions est précédé du long
« Discours préliminaire » de Du Peyrou daté de 1790 (t. XXIV, p. 111-131) ;
plus surprenant encore, le tome XV s’ouvre sur l’« Avant-propos » et la
« Dédicace aux mânes de Rousseau » de Du Peyrou qu’on a cités au cha-
pitre précédent. Il faudrait une comparaison systématique pour établir le
degré exact des emprunts et le véritable état des prétendues nouveautés.
Parmi les « pièces nouvelles » igurant au premier volume on trouve, en
premier lieu, l’Introduction de Mercier (56 pages), le Voyage à Ermenon-
ville de Le Tourneur « pour servir de préface » (p. 59-176), et des « Notes
de J. J. Rousseau sur sa Nouvelle Héloïse » prises dans le manuscrit de la

8 J.-C. Bonnet, art. cité, p. 122.


9 C’est-à-dire la Collection complète de Boubers et l’édition contrefaite à Kehl (voir chap. 2,
p. 69-70).
La consécraion révoluionnaire 135

maréchale de Luxembourg : c’est une anthologie de passages relatifs à


Julie tirés des Confessions. Non seulement le texte de Julie est taillé n’im-
porte où pour tenir en quatre volumes (on ne sait si ce détail est le fait
de Mercier ou de Poinçot), mais Mercier n’hésite pas à y mettre du sien :
des « Notes de J. J. Rousseau » qui ne sont qu’une compilation d’extraits
des Confessions ; une anthologie d’« Écrits publiés à l’occasion de “La
Nouvelle Héloïse”», à savoir des « résumés de petites satires éphémères
oubliées dès leur naissance, mais qui s’attachent aux bons écrits comme
les chenilles aux beaux fruits » (t. IV, p. 484) ; enin l’entièrement apo-
cryphe « Dernière lettre du roman de Julie : Saint Preux à Wolmar, après
la mort de Julie », d’ailleurs précédemment publiée dans Mon Bonnet de
nuit¹0, dont l’auteur n’est autre que Mercier lui-même. Il insère ensuite
(tomes V-VI), on ne sait pour quelle raison, les Lettres élémentaires sur
la botanique, que virtuellement tous les autres éditeurs mettent à la in
ou presque ; cette belle présentation est complétée par 24 lettres fami-
lières sur la méthode de Linné (faites pour servir de suite aux 6 lettres
de Rousseau) traduites de l’anglais de homas Martyn sous le fort mince
prétexte que « [l]’auteur de ces lettres a suivi de très près la marche de
Rousseau, et le traducteur n’a rien négligé pour en rendre le véritable
sens » (t. V, p. 5). Elles sont en outre complétées par un volume hors série
d’illustrations intitulé : Recueil de plantes coloriées pour servir à l’intelligence
des lettres élémentaires sur la botanique de J. J. Rousseau, qui comporte 41
très belles planches de Jean Aubry coloriées à la main¹¹.
Cette fois les Lettres écrites de la montagne sont rangées dans les 3 tomes
de politique. Les 5 livres d’Émile sont encore répartis en 4 volumes, le
cinquième portant ce nom étant réservé en fait, après la Lettre à Chris-
tophe de Beaumont, aux documents complémentaires ou périphériques.
Mercier continue à mêler dans les volumes successifs diverses sortes de
textes, souvent un peu au hasard, comme ceux qui suivent Les Rêveries
au tome XXVI. Rousseau serait d’ailleurs bien marri de voir conclure
le tome XXII par Les Vingt-et-un Chapitres de la prophétie de Gabriel-
Joanes-Nepomucenus-Franciscus-de Paula Waldstorch, dit Waldstoerchel,
qu’il appelle sa vision, qui n’est autre que Le Petit Prophète de Böhmisch-
broda (1753) de Grimm, qu’il essayait depuis trente ans d’expurger de
ses œuvres¹². (Il est vrai qu’on l’indique comme « imprimé à Prague en

10 L. S. Mercier, Mon Bonnet de nuit, Neuchâtel, Poinçot, 1784, t. I, p. 308-317.


11 Paris, Poinçot, 1789, BNF : Z-36415.
12 Voir lettre à La Porte, CC 2593, 4 avril 1763.
136 Éditer Rousseau

Bohème par M. Grimm » : mais à quoi bon l’inclure ?) Tout un volume
(tome XXVII) est voué à l’afaire Hume, Rousseau juge de Jean-Jacques est
rangé dans les œuvres de philosophie, et le tome XXXVI, composé de
« maximes » détachées, n’est qu’une reprise de la compilation que l’abbé
de La Porte avait publiée en 1764 (voir chapitre 2). Les volumes datant
de 1793 (de XXI à XXXVIII) se ressentent de la hâte avec laquelle ils ont
dû être assemblés : il manque souvent une table des matières, la notion
d’une ordonnance méthodique est abandonnée, écrits de Rousseau et
documents accessoires s’entassant tant bien que mal…

Tableau 7. Les Œuvres complètes de Poinçot, 1788-1793.

Tomaison Date Pagination Rubrique Œuvres

I 1788 488 La Nouvelle Introduction (de Mercier) p. 1-56


Héloïse I Voyage à Ermenonville, par
M. Le Tourneur 59-176.
« La Nouvelle Héloïse, ou lettres de deux
amants », […], 1re partie, lettres 1-48
« Notes de J. J. Rousseau » (p. 241-248)

II 1788 468 La Nouvelle Julie, 1re partie, lettres 49-65 ; 2e partie ;


Héloïse II 3e partie, lettres 1-17

III 1788 488 La Nouvelle Julie, 3e partie, lettres 18-26 ; 4e partie ;


Héloïse III 5e partie, lettres 1-2

IV 1788 484 La Nouvelle Julie, 5e partie, lettres 2-14 ; 6e partie


Héloïse IV Les Amours de milord Édouard Bomston
Des écrits publiés à l’occasion de
« La Nouvelle Héloïse »
Dernière lettre du roman de Julie
(de Mercier)

V 1789 393 Lettres élé- Lettres élémentaires sur la botanique,


mentaires sur lettres 1-21
la bontanique I

VI 1789 507 Lettres Lettres élémentaires sur la botanique,


élémen- lettres 22-24
taires sur la Fragments pour un dictionnaire des termes
bontanique II d’usage en botanique

VII 1790 479 Politique, t. I Discours sur l’inégalité


Lettre à Philopolis
Discours sur l’économie politique
Lettre à Bastide
Projet de paix perpétuelle
Jugement sur la paix perpétuelle
La consécraion révoluionnaire 137

Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre


Jugement sur la polysynodie

VIII 1790 485 Politique, t. II Du contrat social


Considérations sur le gouvernement
de Pologne
Lettres à Buttafoco

IX 1790 459 Politique, t. III Lettres écrites de la montagne

X 1791 413 Émile, t. I Émile, livres I-II

XI 1791 361 Émile, t. II Émile, livres III-IV

XII 1792 450 Émile, t. III Émile, suite du livre IV-V

XIII 1792 384 Émile, t. IV Émile, suite du livre V


Émile et Sophie

XIV 1792 475 Émile, t. V : Lettre à Christophe de Beaumont


Pièces relatives Mandement de l’archevêque
à l’Émile Arrêt du parlement de Paris
Extrait de la censure de la Sorbonne
[autres documents et discours]

XV 1791 485 Sciences, Avant-propos (de Moultou - Du Peyrou)


arts et Dédicace aux mânes de Rousseau
belles-lettres I Discours sur les sciences et les arts
Lettre à Raynal
Lettre à Grimm
Réponse aux discours
Réponse de Rousseau au roi de Pologne
Réfutation sur les objections faites par
J. J. Rousseau sur la réponse du roi de Pologne
Discours sur les avantages des sciences
et des arts
Dernière réponse de Rousseau
Réplique à M. Bordes
Lettre de Rousseau sur une nouvelle
réfutation
Désaveu de l’Académie de Dijon

XVI 1791 476 Sciences, Lettre à D’Alembert


arts et Réponse à une lettre anonyme
belles-lettres II De l’imitation théâtrale
Réponse de D’Alembert
D’autres écrits publiés à l’occasion de […]
article « Genève » de l’Encyclopédie

XVII 1792 538 Sciences, Traduction de Tacite


arts et Traduction de Sénèque
belles-lettres III Olinde et Sophronie
138 Éditer Rousseau

Traduction d’une ode sur le mariage


de […]
Projet pour l’éducation de M. de
Sainte-Marie
La Reine fantasque
Le Persileur
Discours sur la vertu des héros
Oraison funèbre du duc d’Orléans
Le Lévite d’Éphraïm
Lettres à Sara

XVIII 1792 444 héâtre et Narcisse


poésies Fragments d’Iphis
La Découverte du Nouveau Monde
Les Prisonniers de guerre
Les Muses galantes
L’Engagement téméraire
Le Devin du village
Pygmalion
fragments de Lucrèce
Diverses épîtres
L’Allée de Sylvie

XIX 1792 456 Écrits sur la Projet de nouveaux signes


musique, t. I Dissertation sur la musique moderne
Essai sur l’origine des langues
Lettre sur la musique française
Lettre d’un symphoniste
Lettre à l’abbé Raynal

XX 1792 460 Écrits sur la Dictionnaire de musique, lettres A à E


musique, t. II

XXI 1793 459 Écrits sur la Dictionnaire de musique, lettres F à S


musique, t. III

XXII 1793 397 Écrits sur la Dictionnaire de musique,


+ planches musique, t. IV lettres S à Z
Examen de deux principes avancés
par M. Rameau
Extrait d’une lettre à M…
Lettre à M. Burney sur la musique
Observations sur l’Alceste de Gluck
Extrait d’une réponse […]
Les Vingt-et-un Chapitres de
la prophétie (de Grimm)

XXIII 1793 472 Confessions t. I Les Confessions, livres I-V

XXIV 1793 406 Confessions t.II Les Confessions, livres VI-VIII


La consécraion révoluionnaire 139

XXV 1793 414 Confessions t.III Les Confessions, livres IX-XI

XXVI 1793 Confessions t.IV Les Confessions, livre XII


Les Rêveries du promeneur solitaire
Éclaircissements sur la musique
du Devin du village (de Marignan)
Relation des derniers jours de Rousseau
(par Le Bègue de Presle)
Procès-verbal de l’ouverture du corps

XXVII 1793 434 Exposé suc- Exposé succinct de la contestation […]


cinct de la (de Hume)
contesta- Déclaration adressée par
tion […] avec M. D’Alembert aux éditeurs
les pièces Remarques
justiicatives Justiication de Rousseau
Observations sur l’exposé succinct […]
Plaidoyer pour et contre J. J. Rousseau
et le docteur D. Hume

XXVIII 1793 408 Pièces diverses La Vertu vengée par l’amitié (par
relatives aux Mme de La Tour)
calomnies […] Extrait de L’Année littéraire
Lettre de Mme de Saint-G*** à Fréron
Lettre d’une anonyme […]
[autres lettres et réponses]
J. J. Rousseau justiié envers sa patrie
Rélexions sur Rousseau et
Mme de Warens
Pensées de Mme de Warens

XXIX 1793 462 ? Philosophie, t. I Rousseau juge de Jean-Jacques,


dialogues 1-2

XXX 1793 515 Philosophie, t.II Rousseau juge de Jean-Jacques, suite


du 2e dialogue - 3e dialogue
Histoire du précédent écrit
Copie du billet circulaire
Déclaration relative au pasteur Vernes
Vision de Pierre de la Montagne
Errata de l’essai sur la musique ancienne
et moderne
[lettres et notes, commentaires]

XXXI 1793 480 Lettres sur Lettres diverses (61)


divers sujets, t. I

XXXII 1793 428 Lettres sur Lettres diverses (75)


divers sujets, Table des deux volumes
t. II
140 Éditer Rousseau

XXXIII 1793 433 Lettres sur Lettres diverses (102)


divers sujets, Table
t. III

XXXIV 1793 433 Lettres sur Lettres diverses (166)


divers sujets, Table
t. IV

XXXV ? 534 Lettres sur Lettres très diverses (77)


[sans divers sujets, Réponse au mémoire anonyme […]
page t. V table
de
titre]

XXXVI 1793 480 Esprit, Introduction préliminaire contenant


maximes quelques particularités de la vie
et principes de M. J. J. Rousseau de Genève
(titre courant : Chap. I Religion
Maximes Chap. II Morale
diverses) Chap. III Politique
Chap. IV Littérature, sciences et arts
Table

XXXVII 319 + table Recueil « Les consolations des misères de ma vie


des œuvres ou Recueil de romances »
de musique I

XXXVIII Recueil Recueil de plantes coloriées, pour servir


de plantes à l’intelligence des lettres élémentaires
coloriées sur la botanique.

Le tome XXXVII est sans numéro de volume. La page de titre (gravée)


du premier volume indique : Richomme, Recueil des œuvres de musique,
tome 1 ; en face à gauche igure une gravure d’Emmanuel de Ghendt
d’après Charles Monnet, avec la légende : « Les consolations des misères
de ma vie ou Recueil de romances », ce dernier titre étant de l’invention
du marquis de Girardin.

La décade Rousseau

Le renom de Rousseau atteint des proportions mythiques dans la décade


révolutionnaire, l’intérêt se déplaçant maintenant massivement vers les
écrits politiques, et surtout Du contrat social. Son culte est maintenant
une passion nationale, presque un devoir ; il n’est pas jusqu’à Marie-
Antoinette qui ne fasse des pèlerinages à Ermenonville… Mercier publie
De J. J. Rousseau, considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution
La consécraion révoluionnaire 141

(Paris, Buisson, 1791, 2 volumes ). Certes son autoportrait comme grand


incompris et martyr de la vérité dans Les Confessions continue à jouer son
rôle dans l’apothéose qui culminera dans le transfert de ses restes au Pan-
théon en octobre 1794¹³. Maintenant que l’afaire des Confessions II est
réglée, on peut considérer que tous les écrits de Rousseau, ou à peu près
tous, sont connus, et avec la suppression de la censure d’Ancien Régime
ils sont, en réalité, tous passés dans le domaine public. Le modèle, bien
entendu, aussi bien que la source immédiate de maint texte nouvellement
édité continuent d’être la Collection complète dont souvent les libraires se
réclament expressément. Ce pillage à droite et à gauche d’œuvres déjà
sur le marché ne manque pas de produire non seulement un foisonne-
ment d’éditions mais aussi des amalgames parfois curieux.
Divers manuscrits d’Émile, de Julie, du Contrat social sont oferts
à la Convention ou saisies chez des condamnés ou émigrés. hérèse
Le Vasseur lui présente le manuscrit des Confessions, le 26 septembre
1794 ; Girardin donne aussi un morceau de musique et une « note sur
les manuscrits de Rousseau »¹4. Le Comité d’instruction publique se
voit ofrir en guise de dation patriotique plusieurs manuscrits qui seront
attestés par diférents éditeurs comme la source directe de leurs colla-
tions améliorées de manuscrits.
La signiication même de l’édition Poinçot, déjà lancée dès 1788, se
modiie profondément dès l’avènement de la Révolution : l’éditeur pense
à bénéicier de sa bonne fortune, et l’édition change de igure. Claude
Poinçot présente son « recueil » (c’est-à-dire la dernière livraison) à l’As-
semblée nationale en l’associant à la gloire de Rousseau qui doit être
consacrée par l’érection d’une statue, selon le décret du 21 décembre 1790 ;
son tome X (1791) s’ouvre sur ledit décret et les paroles que Poinçot a
prononcées à la barre :
L’hommage que la nation française a rendu à l’auteur du Contrat social était
digne d’elle et de lui. C’était aux régénérateurs de notre empire qu’apparte-
nait le droit d’apprécier le génie de Rousseau. Le monument le plus durable
de sa gloire sera sans doute celui qu’il s’est élevé lui-même par ses immor-
tels ouvrages. Daignez, Messieurs, en agréer le recueil. Cette édition ofre à
la fois ce que plusieurs arts peuvent réunir de perfection pour perpétuer les
écrits célèbres.

13 Voir les ouvrages de R. Barny, Rousseau dans la Révolution : le personnage de Jean-Jacques et


les débuts du culte révolutionnaire, 1787-1791 (1986), et de C. Blum, Rousseau and the Repu-
blic of Virtue : the Language of Politics in the French Revolution (1986).
14 J. Roussel, Jean-Jacques Rousseau en France après la Révolution, 1795-1830, p. 24-25.
142 Éditer Rousseau

Les caractères de M. Didot, les dessins de MM. Moreau, Marillier et Bar-


bier, les gravures d’artistes si renommés, lui méritent l’honneur d’être placée
dans vos archives à côté des décrets bienfaisants et généreux qui ont rappelé
l’homme à la dignité de son état, à la liberté et au bonheur.¹5
L’éditeur s’eforce, en ofrant ainsi les livraisons successives à l’Assem-
blée, de la voir couronnée en quelque sorte monument oiciel à la gloire
de Rousseau, un Rousseau héroïque qui est à la fois le héraut de la vertu
et l’archétype du citoyen nouveau. Au tome XV (1791) on se retrouve
soudain devant l’« Avant-propos » de la Collection complète et surtout la
« Dédicace aux mânes de Rousseau » de Du Peyrou¹6 : qu’on imagine ce
que ces apothéoses avaient gagné en force idéologique depuis 1782.
Le temps est aux éditions-monuments. L’édition Poinçot de 1788-
1793, pour être embellie malgré son modeste format, était garnie de
43 planches dont 30 imitées de l’édition Boubers. Mais du point de vue
du luxe, elle est largement battue par Defer de Maisonneuve à Paris,
qui s’empresse de répondre à la demande avec ses Œuvres de J. J. Rous-
seau, citoyen de Genève¹7 publiées en 18 grands in-quarto entre 1793 et
1800, édition « ornée de superbes igures d’après les tableaux et dessins
de Cochin, Vincent, Regnault, et Monsiau », comme l’annonce la page
de titre. Le frontispice représente l’image devenue instantanément clas-
sique : le tombeau du maître sur l’île des peupliers à Ermenonville. Cette
édition suit un ordre qui ressemble à celui de la Collection complète, en
commençant par la politique, Julie, et Émile, et en se terminant par les
œuvres autobiographiques et la correspondance. Le tome III attire l’at-
tention du lecteur sur le fait que Julie est « ornée de igures, et colla-
tionnée sur les manuscrits originaux de l’auteur déposés au comité d’ins-
truction publique »¹8, façon d’ancrer l’entreprise dans l’actualité politique
et de situer l’œuvre, comme l’auteur, parmi les biens nationaux.
t. I (sans indication de tomaison)
Politique : Discours sur l’inégalité, Lettre à Philopolis, Du contrat
social

15 Extrait de La Feuille du soir du 15 avril 1791, imprimé dans l’édition Poinçot, t. X, p. 8-9 ;
voir aussi la lettre de Poinçot à l’Assemblée nationale, CC 8066, 14 avril 1791.
16 Voir chap. 3, p. 102-103.
17 Œuvres de J. J. Rousseau, citoyen de Genève, Paris, Defer de Maisonneuve, 1793 - an VII,
18 volumes. À partir du tome III : Paris et Amsterdam, J. E. Gabriel Dufour, successeur
de Defer de Maisonneuve ; de l’imprimerie de Didot le Jeune, an VII.
18 Il y en avait deux, un partiel (la copie personnelle ne comportant que les parties IV à
VI) et le manuscrit Luxembourg ; mais la référence n’est pas sans ambiguïté : voir OC II,
p. lxxiv-lxxvii.
La consécraion révoluionnaire 143

t. II (sans indication de tomaison)


« La Nouvelle Héloïse », tome I (3 premières parties)
t. III « La Nouvelle Héloïse », II (suite et in), Les Amours de
Bomston
t. IV-V Émile
t. VI-IX Mélanges
t. X-XI Dictionnaire de musique
t. XII-XIII Les Confessions
t. XIV Rousseau juge de Jean-Jacques
t. XV-XVII Correspondance
t. XVIII Les Rêveries du promeneur solitaire

Les éditions qui suivent semblent présenter relativement peu d’intérêt,


par exemple celle qui, « conforme à celle de Genève, 1782, et augmentée de
quelques nouvelles pièces », paraît à Lyon en 1796. Il en existe une autre en
25 volumes, datés de 1796 à 1801 ; selon les catalogues ce serait une édition
in-dix-huit, ce qui est normalement un très petit format.
L’industrie du livre piraté est un mélange d’opportunisme, de brico-
lage et de savoir professionnel. On n’y entre pas, avec tous les hasards,
risques, et promesses qu’elle comporte, sans de solides connaissances
tant par rapport à l’imprimerie qu’au marché du livre. Un bon exemple
de son fonctionnement nous est fourni par une édition anonyme (Lyon,
1796) qui est une contrefaçon de la version in-octavo de la Collection com-
plète et qui s’avoue telle dans son sous-titre : Nouvelle édition conforme à
celle de Genève, 1782, et augmentée de quelques nouvelles pièces. La majorité
de ses 33 volumes ont en efet exactement les mêmes contenu et pagi-
nation que les volumes correspondants de l’édition de Genève : calque
classique mais peu typique pour des œuvres complètes. Mais à partir
du tome XX on a bousculé l’ordre pour faire ce qui était impossible à
Genève en 1782, à savoir faire suivre immédiatement la première partie
des Confessions par la seconde ; ainsi les tomes XXI à XXIII portent une
page de titre séparée indiquant la suite des Confessions – mais portant
également le nom de l’éditeur (ou d’un autre éditeur) : Lyon, J. S. Grabit,
1793. Comme l’édition imitée était expurgée, Les Confessions sont suivies
d’une « Clef des noms indiqués par des lettres initiales dans les Confes-
sions », qui fait 44 pages. Autre bévue signiicative : le tome XXIII, où
est annoncé le cinquième volume des Confessions, contient en réalité la
première partie de la correspondance, sans titre (171 lettres), et il faut
attendre les tomes XXVI et XXVII pour la suite, car les éditeurs ont
intercalé, dans les tomes XXIV et XXV, sous la rubrique de « Mémoires »
144 Éditer Rousseau

(qui dans cette édition n’est pas utilisée pour Les Confessions), Rousseau
juge de Jean-Jacques et Les Rêveries du promeneur solitaire. En faut-il plus
pour illustrer ce qu’est une édition bigarrée ?
Deux éditions in-octavo en 1801 ont un lien curieux, sortant toutes
deux de l’imprimerie de Didot l’Aîné. La première est le travail de
Naigeon, Fayolle, et Bancarel¹9, qui revendiquent longuement leur
supériorité, insistant sur la qualité du texte qu’ils ont procuré œuvre par
œuvre ; surtout ils vantent le choix des manuscrits sur lesquels ils ont col-
lationné les textes dans tous les cas possibles ain de faire de leur édition
la meilleure en date de toutes et le modèle à l’avenir :
En publiant cette nouvelle édition des Œuvres de J. J. Rousseau, nous croyons
devoir rendre compte des eforts que nous avons faits pour qu’elle soit distin-
guée de toutes celles qui ont paru jusqu’ici, et qu’elle serve pour ainsi dire de
type à celles que l’on pourra donner à l’avenir. C’est dans cette vue que nous
n’avons épargné ni recherches, ni soins pour la rendre précieuse aux gens de
lettres par l’extrême pureté du texte, altéré trop longtemps, et par les entraves
que la censure mettait au génie de l’auteur à l’époque des premières éditions,
et par la négligence de plusieurs éditeurs qui les ont renouvelées, sans égard
pour la gloire d’un écrivain qui a tant illustré la littérature française.
Le Contrat social, et le Discours sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes,
ont été imprimés sur un exemplaire corrigé de la main de l’auteur, et donné
par lui au citoyen Romilly son compatriote, dont l’intime liaison avec Jean-
Jacques est prouvée par divers passages de la Correspondance. L’Émile a été
collationné avec le plus grand soin sur deux manuscrits autographes, entre
autres sur celui qui a servi à la première édition de cet immortel ouvrage.
Comme cette première édition a été imprimée sous les yeux de Rousseau,
nous avons été extrêmement réservés dans nos corrections, à cause des chan-
gements qu’il avait sans doute faits lui-même en revoyant ses épreuves ; mais
nous n’avons pas balancé à rétablir divers passages visiblement altérés, ou
tout à fait supprimés, pour lesquels on avait exigé les cartons qu’on remarque
dans les exemplaires de cette même édition, et dont l’auteur se plaint avec
tant d’amertume dans ses Confessions.
Nous avons eu la même réserve pour la Nouvelle Héloïse, dont le texte a été
aussi collationné sur deux manuscrits. Le premier avait été mis au net par
l’auteur pour servir à l’impression de l’ouvrage ; et le second est celui qu’il
avait fait avec tant de soins et de complaisance pour madame de Luxem-
bourg. Quoiqu’ils difèrent très peu, ils nous ont servi néanmoins à corriger
quelques-unes de ces fautes légères qui échappent à l’attention la plus sou-
tenue quand elle est partagée entre divers objets […]. (t. I, p. i-ii)

19 Œuvres de J. J. Rousseau, citoyen de Genève, Paris, P. Didot l’Aîné, an IX - 1801, 20 volumes in-8o.
La consécraion révoluionnaire 145

Les sources de Julie ici attestées, comme pour l’édition Defer de Maison-
neuve qu’on vient d’évoquer, semblent désigner la copie Rey et celle de
la maréchale de Luxembourg ; pourtant Henri Coulet, qui après Daniel
Mornet a bien étudié la question, n’en est pas sûr : « Ces éditeurs ont-
ils abusé le lecteur, ou se sont-ils abusés eux-mêmes ? » En tout cas ils
ne semblent pas avoir tiré de cette confrontation grand-chose de signi-
icatif, même pas un texte beaucoup plus correct que les précédents²0.
Du reste, il y a fort peu de notes ou d’explications dans les diférents
volumes. Sans utiliser de rubriques systématiques, ils suivent à peu près
l’ordre de la Collection complète. Les éditeurs s’eforcent pourtant de sou-
ligner les avantages qui en font une collection vraiment nouvelle, authen-
tiquement intégrale, qui donc implicitement, à plusieurs égards, dépasse
déinitivement la Collection complète. Ainsi, assurent-ils, ils ont eu la pos-
sibilité à maintes reprises de corriger et rétablir des textes grâce à des
comparaisons consciencieuses, en suppléant toutes les suppressions arbi-
traires dues aux éditeurs antérieurs, y compris Du Pérou :
Le texte des Confessions a été rétabli dans toute sa pureté d’après le manus-
crit que Rousseau avait enveloppé et cacheté pour n’être ouvert qu’en 1801,
mais que sa veuve vint ofrir, dès 1793, à la Convention nationale, qui lui
accorda un supplément de pension. On y remarquera plusieurs morceaux
assez considérables, qui avaient été supprimés par les éditeurs de Londres et
de Genève, à qui Jean-Jacques en avait conié des copies : on y lira les noms
des personnes dont parle l’auteur, et que les mêmes éditeurs n’avaient indi-
quées que par abréviations. (p. ii-iii)
Parmi leurs sources se trouvent certaines récemment découvertes, grâce
non seulement aux sollicitations oicielles mais aussi à des initiatives
individuelles :
Le citoyen Clos […] nous a généreusement ofert l’exemplaire des Lettres
de la Montagne, qu’il tient de l’amitié de Jean-Jacques, et dans lequel on
remarque plusieurs corrections de sa main, dont nous avons proité avec
plaisir et reconnaissance. Nous avons ajouté à ce volume la Vision de Pierre
de la Montagne, dont l’auteur parle dans ses Confessions.
Plusieurs morceaux inédits sont ajoutés au volume du héâtre, où toutes
les pièces se trouvent placées dans leur ordre chronologique.
Dans les volumes de Musique, on remarquera sans doute avec plaisir plu-
sieurs pièces adoptées par les troupes françaises et qui paraissent pour la pre-
mière fois d’après les manuscrits de Rousseau. Les 29 planches qui ornent ces

20 Henri Coulet, « Note sur le texte », OC II, p. lxxiv.


5. Cochin, fronispice des Confessions,
gravure de Trière. Paris, Defer de Maisonneuve, 1793.
6. Monsiau, Le Lévite d’Éphraïm,
gravure de De Ghendt, Paris, Defer de Maisonneuve, 1793.
148 Éditer Rousseau

volumes ont été réduites à la plume par Ch. Baron, l’un des plus habiles écri-
vains de nos jours, et gravées par Richomme avec une perfection inconnue
jusqu’ici.
Le tome XVII de notre édition contient des Lettres à M. de Malesherbes,
postérieures aux Confessions ; les Rêveries, la Botanique, avec des Lettres iné-
dites sur cette science ; et une table des matières. (p. iii-iv)
Quant à la correspondance, « augmenténe de Lettres sur l’éducation,
les sciences, et les arts, écrites par l’auteur à divers savants et à madame
de Créqui », elle est « mise pour la première fois par ordre de dates ».
La peine que se donnent les éditeurs pour préciser les matières qui
étaient susceptibles d’amélioration ne peut manquer d’inspirer quelque
coniance, mais dans ce contexte il faut toujours se méier de ce qui se
donne « pour la première fois ».
Toutefois l’inluence de cette édition pourtant solide a été, selon une
remarque qu’on trouve dans une édition ultérieure, en somme limitée :
Au mérite d’une belle exécution typographique, cette édition joint celui
d’avoir été imprimée en partie sur les manuscrits autographes de Rousseau,
manuscrits dont quelques-uns étaient plus complets et plus corrects que
ceux qui avaient servi aux éditeurs précédents. Mais cette édition, tirée à un
trop petit nombre d’exemplaires, n’est pas d’un prix assez modique pour être
très répandue dans le commerce de la librairie.²¹
La contribution relative des diférents éditeurs reste d’ailleurs fort obs-
cure. Jacques André Naigeon (1738-1810) est un grand disciple de Diderot
et d’Holbach, riche d’expérience éditoriale²², ce qui tend à lui prêter le
rôle principal dans cette édition, d’autant plus qu’on ne sait à peu près
rien sur les compétences de Fayolle et Bancarel²³. Mais c’est aussi un
Naigeon en in de carrière, que la nécessité²4 a pu amener à se mettre au
service d’un auteur dont il ne peut avoir été un très grand admirateur. Il
ne s’en était pas caché en produisant les 15 volumes des Œuvres de Denis

21 Paris, A. Belin, 1817, avertissement, t. I, p. viii. Un remaniement partiel sortira encore de


l’imprimerie de Didot l’Aîné en 1817, signée de l’éditeur Déterville, en 18 volumes in-8o,
et comportant au moins certaines des mêmes gravures.
22 Il a sans doute contribué à la publication des œuvres d’Holbach et a édité notamment,
dans le contexte des œuvres de Sénèque, l’Essai sur la vie de Sénèque de Diderot ; il sortira
aussi en 1802 une édition des Essais de Montaigne.
23 François Joseph Fayolle (1774-1852), qui est connu surtout comme musicologue, n’a que
27 ans en 1801. L’abbé François Bancarel avait édité en 1790 une anthologie de poésies en
2 volumes sous le titre Les Bijoux des Neuf-Sœurs (Paris, Defer de Maisonneuve).
24 Voir Frank A. et Serena L. Kafker, he Encyclopedists as Individuals, Oxford, Voltaire
Foundation (SVEC, no 257) 1988, p. 282.
La consécraion révoluionnaire 149

Diderot peu auparavant (Paris, Desray et Déterville, an VI - 1798). En


attendant de nouvelles études portant sur eux, on ne peut rien conclure.
En tout cas, voici la façon dont l’édition est organisée :
t. I Discours, économie politique, paix perpétuelle et Polysynodie
t. II Du contrat social, Considérations sur le gouvernement de Pologne,
lettres à M. Buttafoco sur la législation de la Corse
t. III-V La Nouvelle Héloïse
t. VI-VII Émile, Émile et Sophie
t. VIII Lettre à M. de Beaumont, Lettres écrites de la montagne
t. IX Lettre à D’Alembert, De l’imitation théâtrale, théâtre
t. X Dissertation sur la musique, Essai sur l’origine des langues, Lettres
sur la musique française
t. XI-XII Dictionnaire de musique
t. XIII Mélanges
t. XIV-XV Les Confessions
t. XVI Rousseau juge de Jean-Jacques
t. XVII Lettres à Malesherbes, Les Rêveries, botanique
t. XVIII-XX Correspondance
Cette répartition est assez classique sans être particulièrement systéma-
tique, vaguement chronologique tout en mélangeant dès le premier tome
des ouvrages anciens avec de plus récents pour des raisons thématiques.
En sept volumes on a les Discours, Julie, et Émile, la Lettre à D’Alembert
étant réservée pour la section théâtre, puis musique, œuvres diverses, bio-
graphie et correspondance.
La même année 1801 / an IX, un octavo en 25  volumes richement
illustrés (planches de Le Barbier, Marillier, Moreau et d’autres) sort de
l’atelier parisien de Jean-Claude Bozerian. Celui-ci était principale-
ment un relieur qui coniait l’impression de ses éditions de bibliophiles
à Pierre Didot²5. Il n’y eut que cent exemplaires numérotés, sur papier
vélin. Cette édition porte le même « Avis » au tome I, à quelques rema-
niements près, que l’édition précédente ; les premiers volumes sont peut-
être les mêmes que ceux qui sont signés Didot. Pour le reste, il est clair
d’après les descriptifs en ligne que la répartition des œuvres volume par
volume (dont seulement les douze premiers portent une date) n’est pas
la même ; la notice de Belin qu’on vient de citer ne les confond pas.
Le grand essor des éditions de Rousseau s’interrompt pour un temps.
Napoléon s’inspirait peu du citoyen de Genève, et l’Empire cultivait bien

25 Voir Paul Culot, Jean-Claude Bozerian : un moment de l’ornement de la reliure en France,


Bruxelles, Eric Speeckaert, 1979, p. 10-11.
150 Éditer Rousseau

d’autres symboles que la république des hommes libres. L’année 1815


marque bel et bien la in d’une époque ; rien ne le montre mieux que
le peu de temps qu’il a fallu pour qu’émerge une nouvelle génération
d’éditions de l’auteur qui allait passer pour l’instigateur à la fois béni et
maudit de la Révolution. Ou plus exactement, lui et Voltaire, drôles de
jumeaux.
Une œuvre en héritage :
faire plus, faire mieux

deuxième parie
Le siècle de Musset-Pathay
(1817-1900)

chapitre v

Un rapport officiel estima qu’il y eut, entre 1817 et 1829, 22 éditions


des œuvres de Rousseau par souscription « réalisées intégralement », ce
qui équivaut, rien que pour les années 1817 à 1824, à quelque 24 500 exem-
plaires d’éditions prétendument complètes, soit environ 480 500 volumes
en tout¹. Jean Roussel dresse une liste de ces éditions², sujette cepen-
dant à caution : non parce qu’il exagère, mais parce qu’on ne peut opérer
un décompte avec autant de précision qu’il y paraît dans un ensemble
aussi complexe, où de nombreux volumes, quelquefois afublés de nou-
velles pages de titre, passent d’une édition à l’autre et même d’un libraire
à l’autre, quand ce n’est pas le même libraire qui a changé de nom ou qui
recycle certains titres. Je ne tenterai pas de dresser une liste exhaustive,
à cause, justement, de ces diicultés, qui sont incontournables à moins
d’un examen exhaustif de toutes ces prétendues éditions – et encore
sont-elles souvent composites et incohérentes.

Le grand concours à la Restauraion

Ce qu’on peut airmer sans conteste, c’est qu’une pléthore d’éditions


des œuvres de Rousseau et de Voltaire également voit le jour sous la

1 Rapporté par L’Étoile du 9 juin 1825 ; Gustave Charlier les cite (Mme d’Épinay et J.-J. Rous-
seau, Bruxelles, M. Weissenbruch, 1909, p. 20) d’après le Mémorial catholique, t. III, 1825,
p. 270 et suiv. ; voir aussi A. Schinz, État présent des travaux sur J.-J. Rousseau, p. 14. Le
même intervalle vit 12 éditions des œuvres de Voltaire pour un total de 31 600 exemplaires
et 1 598 000 volumes.
2 J. Roussel, Jean-Jacques Rousseau en France après la Révolution, p. 429-430.
154 Éditer Rousseau

Restauration, et que ce phénomène témoigne d’un renouveau d’intérêt


et donc du marché remarquable, une vogue qui n’est plus attribuable à la
Révolution mais au contraire renaît pour ainsi dire de ses cendres après
un intervalle correspondant plus ou moins à l’époque napoléonienne. La
comparaison Voltaire-Rousseau est un lieu commun depuis leur dispa-
rition à un mois à peine d’intervalle en 1778 ; elle traverse toute l’époque
révolutionnaire, d’autant plus que les dépouilles de l’un et de l’autre sont
transférées au Panthéon. Louis Sébastien Mercier entre autres avait écrit
un « Parallèle de Voltaire et de J. J. Rousseau »³. Les deux réputations
marchent de pair, malgré l’acuité des diférends qui peuvent opposer (et
jusqu’au xxe siècle) leurs partisans, car sur un autre plan ils sont tous
deux des représentants d’un siècle dont la pensée réactionnaire souhaite
bannir la mémoire. Ainsi, le 9 février 1818, toujours selon Roussel, l’ex-
hortation pour le carême provenant de l’archevêché de Paris dénonce en
termes apocalyptiques les nouvelles publications des ennemis de la reli-
gion, « avec force rappels des malheurs de la Révolution »4. Les « abus
de la liberté de la presse » sont un refrain sous la Restauration et le sujet
de plusieurs projets de lois. « Et voilà donc ces deux héros de l’impiété
que l’on vient aujourd’hui encore ofrir à notre admiration », s’exclame
l’abbé Ganilh dans un livre intitulé, justement, Des abus de la liberté de la
presse5. Maint critique qui ne peut encore enterrer Rousseau, et recon-
naît même son grand talent, n’en souhaite pas moins qu’il soit enseveli
dans un avenir plus heureux :
La grande célébrité attachée au nom de J.-J. Rousseau, est un garant que la
totalité de ses écrits sera transmise aux générations futures ; mais le triomphe,
toujours certain quoique lent, de la vérité sur l’erreur, est un garant plus sûr
encore, que tel des Ouvrages de ce philosophe, qui a remué le siècle où nous
vivons, ne trouvera plus de lecteurs dans ceux qui doivent suivre. L’inanité de
ses théories, le peu d’étendue et de profondeur de ses connaissances positives
dans la politique et l’histoire, condamnent d’avance à l’oubli une partie de
ses déclamations. […] Éclairée par l’expérience des siècles, ne peut-il arriver

3 L. S. Mercier, Mon Bonnet de nuit, Lausanne, Jean-Pierre Heubach, 1785, t. IV, p. 19-23.
4 J. Roussel, ouvr. cité, p. 432.
5 Abbé Ganilh, Des abus de la liberté de la presse ou considérations sur la propagation des mau-
vais livres : sur l’impression des mauvais livres et notamment sur les nouvelles œuvres complètes
de Voltaire et de Rousseau, Paris, 1826 ; cité par A. Schinz, ouvr. cité, p. 15. Voir aussi Claude
Clausel de Montals, Questions importantes sur les nouvelles éditions des œuvres complètes de
Voltaire et de J.-J. Rousseau, Paris, Adrien Égron, 1817, et Étienne de Boulogne, Instruction
pastorale de Mgr l’évêque de Troyes sur l’impression des mauvais livres, et notamment sur les
nouvelles Œuvres complètes de Voltaire et de Rousseau, Paris, Adrien Le Clere, 1821.
Le siècle de Musset-Pathay 155

qu’un jour la postérité fasse la remarque aligeante, que celui qui avait pris
pour devise : Vitam impendere vero, n’aura peut-être pas laissé après lui une
vérité utile au genre humain ?6
Il y eut des polémiques virulentes pour et surtout contre Rousseau ; sa
pensée politique en particulier était vue d’un mauvais œil. De multiples
attaques seront lancées contre lui tout le long du siècle, et jusque par les
protagonistes de l’Action française, fondée en 1898.
Le nouvel essor des textes de Voltaire et Rousseau a ainsi un rap-
port clair avec les querelles idéologiques du temps, inclinant souvent les
éditeurs à une certaine prise de position et inspirant en même temps de
nouvelles recherches destinées à éclairer l’histoire des œuvres comme
celle de leur auteur, et l’établissement de textes plus iables en termes
approchant de nos normes d’édition scientiiques modernes. Les uns
insisteront sur l’excellence de Rousseau comme exemple, les autres sur la
supériorité de leurs méthodes, et c’est quelquefois les deux à la fois. Mais
on en trouve de toutes sortes. Je ne parlerai ici et au chapitre suivant que
des éditions qui paraissent introduire quelque nouveauté signiicative et
que je me trouve à même de décrire avec l’exactitude convenable.
L’idée de l’imprimeur Auguste Belin en 1817 est de donner une nou-
velle édition en 8 volumes in-octavo « qui fût à la fois correcte, complète,
et peu dispendieuse », préparée par Mathieu Guillaume Villenave (1762-
1846), qui montrera son admiration pour Rousseau par un petit recueil
d’aphorismes intitulé : Pensées d’un esprit droit, et sentiments d’un cœur
vertueux7, et l’historien Georges Bernard Depping, qui édite aussi les
Œuvres complètes de Fontenelle en 3 volumes (1818). Ils vont reprendre
les textes de 1801 de Didot l’Aîné, « mais en adoptant une nouvelle dis-
tribution qui [leur] a paru plus convenable ». En tête de chaque ouvrage
ils placeront « un résumé rapide des jugements portés par les principaux
écrivains du temps ou de l’époque suivante, et de tout ce qui tient à l’his-
torique de l’ouvrage »8.
Ce n’est pas tout ; ces petites notices relèvent d’un souci moral, à

6 R. de Sevelinges, « Rousseau », Biographie universelle, t. 39, Paris, Michaud, 1825, p. 126-150.


« M. de Sevelinges, à l’exemple de tous les calomniateurs de Rousseau, termine sa dia-
tribe par des éloges dérisoires », remarque G. H. Morin (Essai sur la vie et le caractère de
J.-J. Rousseau, p. 480).
7 « Ouvrage inédit, imprimé sur le manuscrit autographe de l’auteur », Paris, Fournier-
Favreux, 1826.
8 Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, Paris, A. Belin, 1817, « Avertissement des éditeurs »,
p. viii-ix.
156 Éditer Rousseau

l’intention des esprits trop peu formés pour afronter certaines sortes
de matières, dans un climat un peu surchaufé par les débats autour des
grands philosophes :
C’est ainsi que s’il se trouve dans les écrits de Rousseau des passages dont la
lecture puisse n’être pas sans danger pour quelques esprits, on les verra dési-
gnés et combattus d’avance. Nous faisons remarquer cette précaution par-
ticulièrement aux personnes qui se sont efrayées à la simple annonce de
notre entreprise ; qui, en tonnant dans la chaire et dans la tribune contre les
nouveaux éditeurs de Voltaire et de Rousseau, leur ont prêté des intentions
qu’ils sont loin d’avoir. Il ne faudrait donc réimprimer ni Rabelais, ni Mon-
taigne, ni Montesquieu !…
Ici l’idée n’est pas d’opposer Rousseau à Voltaire, mais d’aider à bien
démêler chez Rousseau lui-même le bon grain de l’ivraie :
Nous ne méconnaissons pas l’esprit paradoxal et même sophistique qui règne
dans les écrits de Rousseau ; mais faut-il condamner pour quelques passages
répréhensibles la collection entière des œuvres d’un écrivain qui seul a retrouvé
dans la philosophie morale cette grande éloquence que la religion avait ins-
pirée aux écrivains du siècle de Louis XIV, et dont le génie mêlé de quelques
erreurs est depuis longtemps apprécié par toutes les nations éclairées ?
(p. ix)
Ils joignent à l’édition, par arrangement avec Pougens et Michaud9, les
lettres de Rousseau que ceux-ci avaient publiées en 1798 et 1803, adressées
à la maréchale de Luxembourg, à Malesherbes, à D’Alembert, à Mme de
La Tour et à Du Peyrou, « et un grand nombre d’autres¹0 qui n’ont jamais
été publiées, ou qui sont disséminées dans divers recueils périodiques »
(p. x), 812 lettres en tout.
Il n’y a pas, à part cela, d’introduction générale, mais les notices don-
nées au fur et à mesure pour les œuvres séparées ne sont pas négligeables,
comptant souvent plusieurs pages, 7 et 9 par exemple pour Julie et Émile
respectivement. À quoi s’ajoutent des notices générales pour toutes les
œuvres comprises dans le volume, qui sont réparties de cette manière :

9 Lettres originales de J.-J. Rousseau, à Mme de..., à Mme la maréchale de Luxembourg, à M. de
Malesherbes, à D’Alembert, etc. [71 lettres], Charles Pougens éd., Paris, Charles Pougens,
1798 ; Correspondance originale et inédite de J.-J. Rousseau avec Mme La Tour de Franqueville
et M. du Peyrou [251 lettres], Paris, Giguet et Michaud, 1803, 2 volumes.
10 En fait, neuf seulement, selon l’index donné par la CC (t. LI, p. 37).
Le siècle de Musset-Pathay 157

Tableau 8. L’édiion Belin (1817).

Tomaison Pagination Œuvres

I 592 Notice (7 pages)


Julie + table
Amours de milord Édouard Bomston
Sujets d’estampes

II 572 Notice (9 pages)


Émile
Émile et Sophie
table des matières

III 604 Notice générale pour le volume (14 pages)


Lettre à Christophe de Beaumont
Lettres écrites de la montagne
Discours sur l’inégalité
Discours sur l’économie politique
la paix perpétuelle
la polysynodie
Du contrat social
Considérations sur le gouvernement de Pologne
Lettres à M. Butta-Foco

IV 632 Dictionnaire de musique


Essai sur l’origine des langues
Lettre sur la musique française
Lettre d’un symphoniste
Examen de deux principes
Lettre à M. Burney
Observations sur l’Alceste de Gluck
Extrait d’une réponse du petit faiseur

V 711 p. + 14  Notice générale (12 pages)


Lettre à D’Alembert
planches Lettre à Vernes
gravées de De l’imitation théâtrale
musique Narcisse [et autres pièces]
Quatre lettres à Malesherbes
Les Rêveries
Fragments pour un dictionnaire de botanique
Lettres sur la botanique
beaucoup d’autres petites œuvres

VI 568 Notice (8 pages)


Les Confessions I et II
quelques déclarations et fragments
158 Éditer Rousseau

Table alphabétique des noms et des matières contenus


dans Les Confessions

VII 626 Notice générale (12 pages)


Rousseau juge de Jean-Jacques
Discours sur les sciences et les arts
Lettre à Raynal
Réponse au roi de Pologne
Dernière réponse à M. Bordes
Lettre sur une nouvelle réfutation
Correspondance 1732-1762

VIII 668 Correspondance 1763-1778


Table des matières contenues dans la correspondance
table des noms
notice bibliographique

Cette table sans rubriques laisse distinguer implicitement, après les


grands ouvrages qui occupent les deux premiers volumes, un volume (III)
consacré aux sujets politiques, un autre (IV) à la musique, un (V) au
théâtre… et puis tout se passe comme si le reste était en vrac – Les Rêve-
ries, botanique, etc.

L’affaire d’Épinay

La Restauration est aussi l’époque où l’on commence à publier pour la


première fois un grand nombre de mémoires du siècle révolu, et c’est jus-
tement en 1818 que paraît le livre que nous appelons l’Histoire de Madame
de Montbrillant, de Louise d’Épinay, qui était morte en 1783. Si l’antici-
pation des mémoires de Rousseau avait sui pour inciter Hume à publier
sa correspondance avec Rousseau, pourquoi en serait-il autrement de
Mme d’Épinay, qui aurait bien voulu riposter contre Rousseau avant qu’il
ne soit trop tard. C’est bien l’impression qu’a voulu communiquer l’édi-
teur Brunet. Le roman de Mme d’Épinay, une longue transposition de
sa propre vie de femme de lettres et de société, mettait à contribution,
avec quelque adaptation, des lettres qu’elle avait échangées, entre autres,
avec Rousseau, qui y igurait sous le pseudonyme de René. Le texte de
Mme d’Épinay, déjà modiié pour pousser au noir ce personnage à la
suggestion de Diderot et surtout de Grimm, a été acquis par Brunet
et sciemment falsiié par un ami de celui-ci nommé Parison, qui a ras-
semblé des extraits du roman en supprimant les épisodes les plus mani-
festement ictifs, substitué les vrais noms aux noms d’emprunt, et inséré
Le siècle de Musset-Pathay 159

près de 80 lettres authentiques de Rousseau¹¹. Brunet publie l’amalgame


ainsi obtenu sous le titre frauduleux de Mémoires et correspondance de
Madame d’Épinay¹², avec le résultat auquel on pouvait s’attendre.
Sainte-Beuve se souviendra trente ans après de l’intensité du débat
que ce livre déclencha  : « Les admirateurs aveugles de Jean-Jacques
Rousseau prirent fait et cause pour lui contre les nouveaux témoins qui
le chargeaient et le convainquaient de folie et peut-être de mensonge. »¹³
Or cette version désobligeante des combats de Rousseau enlamma un
certain Victor Donatien Musset-Pathay (1768-1832) qui, sans savoir la
manière dont elle avait été concertée, eut tout de même « l’idée d’une
manœuvre frauduleuse »¹4 et publia peu après une furieuse contre-attaque
intitulée : Anecdotes inédites pour faire suite aux mémoires de Mme d’Épinay,
précédées de l’examen de ces mémoires (Paris, Baudouin frères et A. Eymery,
1818). Cette « diatribe passionnée à la fois et amusante, où les exagéra-
tions de la forme et du ton font tort à plus d’une remarque ingénieuse et
sensée »¹5, fut remarquée. Mais loin de s’arrêter là, le débat nourrit pen-
dant quelque temps toute la polémique sur Rousseau et la prise de posi-
tion de ses éditeurs, tous naturellement plus ou moins partisans. Trois
ans plus tard, Musset-Pathay aura au moins appris que Grimm avait
qualiié le texte en question d’« ébauche d’un long roman », et que c’est
Parison qui en avait fait « avec talent » ce que Musset-Pathay appelle
maintenant « un ouvrage plein d’intérêt » ; il n’en retient pas moins cette
mise en garde, que Mme d’Épinay « ne doit point être crue sur parole »¹6.
Sans être donc entièrement tirée au clair, l’afaire d’Épinay a long-
temps dormi. « Trente ans ont sui pour laisser tomber bien des bruits

11 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 134.


12 Mémoires et correspondance de Madame d’Épinay, où elle donne des détails sur ses liaisons avec
Duclos, J.-J. Rousseau, Grimm, Diderot, le Baron d’Holbach, Saint-Lambert, Mme d’Hou-
detot, et autres personnages célèbres du dix-huitième siècle, Paris, Brunet, 1818, 3 volumes.
Les variantes et le texte même de certaines lettres, qui n’étaient attestées que par ces
faux mémoires, ont posé de graves problèmes de méthode pour l’éditeur de la Correspon-
dance complète : voir R. A. Leigh, « Note sur l’Histoire de Madame de Montbrillant et les
Pseudo-mémoires de Madame d’Épinay », CC, t. III, p. xxv-xxix. Force est de constater que
ces prétendus mémoires ont été rebaptisés par des éditeurs plus récents, avec aussi peu
de scrupule, Pseudo-mémoires (Histoire de madame de Montbrillant : les pseudo-mémoires de
Madame d’Épinay, Georges Roth éd., Paris, Gallimard, 1951, 3 vol.) et Contre-confessions
(Les Contre-confessions : Histoire de Madame de Montbrillant, Élisabeth Badinter éd., Paris,
Mercure de France, 1989).
13 Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier Frères, 1852, t. II, 10 juin 1850, p. 146.
14 Voir J. Roussel, ouvr. cité, p. 450.
15 G. Charlier, Mme d’Épinay et J.-J. Rousseau, p. 6.
16 Musset-Pathay, Histoire de la vie et des ouvrages de J.-Jacques Rousseau, 1821, t. II, p. 78-79.
160 Éditer Rousseau

et pour apaiser bien des émotions », constate Sainte-Beuve, qui traite


l’ouvrage carrément de roman¹7. Georges Streckeisen-Moultou, lorsqu’il
comparait, dans J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis (Paris, Michel Lévy,
1865, 2 volumes), les transcriptions d’une même lettre par Rousseau d’une
part et Mme d’Épinay de l’autre, donnait généralement raison à Rous-
seau¹8. Mais pour voir un défenseur vigoureux et acharné de Rousseau, il
fallait attendre le début du xxe siècle et la fougueuse Frederika Macdo-
nald, qui en 1909 lança La Légende de Jean-Jacques Rousseau rectiiée d’après
une nouvelle critique et des documents nouveaux¹9. Ici c’est Mme d’Épinay
et ses proches qui ont tous les torts. Gustave Charlier note :
Livre curieux […] où le vrai et le vraisemblable coudoient le douteux et le
faux, où des recherches sérieuses s’accompagnent d’hypothèses téméraires
et d’accusations gratuites… […] Son livre est un acte de foi, de foi entière,
ardente, enthousiaste. Elle croit fermement au « vertueux Jean-Jacques » cher
à Robespierre, et lui voue un culte respectueux et attendri. En même temps,
elle s’élève, vengeresse, contre les blasphémateurs de son idole : car elle a
l’adoration agressive… […] Par malheur, il manque à ce plaidoyer pathé-
tique le fondement d’une argumentation solide.²0
Pour mieux rejeter toutes les iniquités qu’on attribue à Rousseau, Mac-
donald élabore une théorie pour le moins originale, en particulier à l’égard
de ses enfants : c’est qu’il n’en a jamais eu. On peut tout imputer au vieux
démon hérèse qui, de concert avec Grimm, aurait cinq fois joué à son
amant la même comédie : feindre une grossesse et faire semblant d’ob-
tenir son aval pour expédier le nouveau-né aux enfants trouvés²¹… S’il
s’ensuit, conclut-elle, que Rousseau demeure moralement coupable pour
avoir consenti à cet abandon irresponsable, il n’en est pas moins factuel-
lement innocent. Macdonald va beaucoup plus loin que ne le demandait
la défense de Jean-Jacques contre Mme d’Épinay. Cette thèse quoique

17 Le projet de Mme d’Épinay avait été, sur le modèle de Julie, d’écrire « une sorte de roman
qui fût l’histoire de sa propre vie » (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, édition citée, 10 juin
1850, p. 146-147).
18 L’édition des Confessions de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (OC I) cite d’Épinay
plusieurs fois en note, surtout au livre IX, pour permettre des comparaisons : voir par
exemple p. 482, note 2.
19 Paris, Hachette, 1909, traduction par Georges Roth de Jean Jacques Rousseau : a New Cri-
ticism, Londres, Chapman and Hall, 1906.
20 G. Charlier, Madame d’Épinay et J.-J. Rousseau, p. 10 et 18.
21 F. Macdonald, « Rousseau and his children », Jean Jacques Rousseau : a New Criticism, p. 139-
181 ; l’argument est repris dans he Legend of Rousseau’s Children : a Reply to Some of My
Critics, brochure tirée de la Humane Review, janvier 1909.
Le siècle de Musset-Pathay 161

défendable, remarque Albert Schinz, était « rédigée avec tant de passion


que ceux qui auraient été disposés à s’en servir hésitaient craignant d’être
eux-mêmes accusés de fanatisme rousseauiste. »²² Car fanatique, elle l’était,
emportée par un tel enthousiasme qu’on la prendrait pour une vision-
naire²³. Ajoutons qu’en la lisant, on croit parfois lire encore Musset-Pathay.

La cause de Musset-Pathay

Adrien Jean Beuchot (1773-1851), bibliographe et depuis éditeur célèbre


de Bayle (16 volumes, 1820-1824) et de Voltaire (72 volumes, 1829-1834),
était censé s’occuper également des œuvres de Rousseau à paraître chez la
veuve Perronneau (Paris, 1818-1820, 20 volumes in-douze), qui avait repris
un projet arrêté d’abord par Guillaume et l’un des Didot²4 pour repro-
duire l’édition attribuée à Naigeon en 1801²5. Beuchot y renonça en cédant
la place à Musset-Pathay ; ce dernier l’a « dirigée, en y mettant des notes
et des notices »²6, signées de ses initiales, dans le contexte de ses propres
recherches sur l’Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau²7 qu’il va
publier en 1822. Cette participation, signiicative sans être seule déter-
minante, nourrit ses idées sur la manière dont il convenait d’organiser
et de présenter l’œuvre de Rousseau. Il s’en explique dans un « Avertis-
sement des nouveaux éditeurs » qui est signé de lui, et où il montre que
son objectif le plus large est non seulement de faire avancer la connais-
sance de l’œuvre de Rousseau, mais de passer à un nouveau stade dans sa
réception, ce qui à son tour repose la question de l’ordonnance du corpus :
Quoique les œuvres de Rousseau soient moins variées et moins nombreuses
que celles de Voltaire, on éprouve cependant de l’embarras à les classer ; et
quelque méthode que l’on choisisse, il n’en est aucune qui soit à l’abri de
toute objection. […]

22 A. Schinz, État présent des travaux sur J.-J. Rousseau, p. 67.


23 Voir par exemple la conclusion de La Légende de Jean-Jacques Rousseau rectiiée, p. 275.
24 Didot l’Aîné avait imprimé en 1817 une édition des Œuvres de J. J. Rousseau, citoyen de
Genève. Nouvelle édition ornée de vingt gravures (Paris, [Lefèvre et] Déterville, 18 volumes),
un remaniement partiel de l’édition attribuée à Naigeon avec des gravures de Cochin et
de Monsiau.
25 J. Roussel, ouvr. cité, p.451. Les recueils de Louis Fauche-Borel en 1798 et de Louis Gabriel
Michaud en 1803 avaient déjà été mis à contribution aussi dans l’édition de Belin (Paris, 1817).
26 Œuvres complètes de J. J. Rousseau, V. D. Musset-Pathay éd., Paris, P. Dupont, 1823-1824,
22 volumes, t. XIV, p. xxxi-xxxii.
27 V. D. Musset-Pathay, Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau, composée de docu-
ments authentiques, et dont une partie est restée inconnue jusqu’à ce jour, Paris, 1822, 2 volumes.
162 Éditer Rousseau

Nous n’imiterons point les éditeurs qui croient devoir ajouter l’éloge ou la
critique au texte de l’auteur, notre but n’étant que de reproduire ce texte dans
toute sa pureté. Rousseau nous paraît être du petit nombre de ces écrivains qui
causent de fortes émotions, et sur le compte desquels il semble qu’on ne puisse
s’exprimer de sang-froid. Du moins avons-nous remarqué qu’en général on ne
l’admirait pas sans enthousiasme, comme on ne le dépréciait pas sans excès ;
tant il est diicile d’être juste. Il fut une époque où l’on pouvait diviser les lec-
teurs de J.-J. en deux partis bien prononcés, composés l’un, de ses admirateurs ;
l’autre, de ses détracteurs : tous également exclusifs. Ceux qui se tenaient dans
un juste milieu étaient en si petit nombre que l’exception ne devait pas être
portée en ligne de compte. Des intérêts plus chers et d’un résultat bien plus
important calmèrent bientôt cette espèce d’efervescence.
L’objet que nous nous proposons n’est donc ni de combattre ni d’approu-
ver les opinions de J.-J., ni même d’ajouter aucun commentaire à ses écrits.
Notre intention est de les présenter dans un nouvel ordre, adoptant autant
que possible un classement fondé sur l’analogie.
Mais il se présente une question : c’est de savoir s’il est préférable de faire
connaître un auteur avant ses ouvrages ou de commencer par ceux-ci ? Presque
tous les éditeurs prennent le premier parti : J.-J. seul a jusqu’à ce jour été
excepté, et le recueil de ses œuvres est terminé par les particularités de sa vie.
Nous pensons qu’ayant expliqué dans ses Confessions les motifs qui lui irent
prendre la plume, et faisant l’histoire de ses écrits, il leur donne ainsi lui-même
une espèce d’introduction. On se rend mieux compte de leur lecture ; on la fait
avec plus de fruit ; on le juge avec moins de prévention. D’après cette remarque,
résultat de notre propre expérience, nous croyons devoir ofrir d’abord, sous le
titre de Mémoires, toutes les productions de Rousseau relatives à sa personne,
à ses opinions, à sa conduite, à ses ouvrages. (p. v-xvii)

Il rejette la rubrique « héâtre » où d’autres ont groupé la Lettre à D’Alem-


bert, Narcisse, Lucrèce, etc., parce que les fragments et intermèdes en ques-
tion ne sont pas à la hauteur de la tradition de Molière ; il va même
jusqu’à airmer que « [s]i l’usage ne faisait aujourd’hui une espèce de loi
de donner les œuvres complètes d’un écrivain célèbre, on agirait peut-
être mieux dans l’intérêt de sa gloire d’en retrancher les productions qu’il
a condamnées à l’oubli » (p. vii-viii). D’un autre côté on ne peut classer
la Lettre à D’Alembert ni les Lettres de la montagne dans la correspon-
dance, parce que ce sont moins des épîtres que des discours ; il préfère la
notion de « Littérature polémique » (p. viii-ix). Pour le reste il emprunte
à La Harpe la notion de « polyergie ou littérature mêlée » dans la tradition
classique de Denis d’Halicarnasse, de Lucien, et d’Aulu-Gelle (p. ix-x).
Après une exposition schématique de son plan, Musset-Pathay
déinit une stratégie d’annotation discrète et limitée :
Le siècle de Musset-Pathay 163

Dans plusieurs de ses ouvrages, plus particulièrement dans ceux que nous
avons réunis sous le titre de Mémoires, J.-J. excite quelquefois la curiosité,
sans la satisfaire ; tantôt ce sont des réticences, tantôt des allusions. Le lec-
teur est obligé de faire des recherches, ou de rester dans l’ignorance. Ces
recherches, nous les lui avons épargnées : des notes en présentent le résultat.
Nous avons fait ce que nous désirerions qu’on eût fait avant nous.
Nos obligations consistent donc à suivre l’ordre que nous avons indiqué,
en faisant précéder chaque ouvrage d’une notice historique et d’observations
qui rappellent les circonstances dans lesquelles il fut écrit, l’efet qu’il pro-
duisit, et l’inluence qu’il eut sur la destinée de l’auteur. Nous ajoutons, sui-
vant le besoin, quelques notes explicatives. (p. xii-xiii)

Ainsi, il est inutile de commencer par une introduction générale, mais


par déférence pour « l’usage » il insère un « Éloge de J.-J. Rousseau, ou
examen critique de sa philosophie, de ses opinions, de ses ouvrages, par
M. F. L. comte d’Escherny ».
Tableau 9. L’édiion de veuve Perronneau.

Tomaison Date Pagination Rubrique Œuvres


I 1818 465 Mémoires I Avertissement des nouveaux éditeurs
Éloge de J.-J. Rousseau (p. 3-72)
Notice sur la première partie
des Confessions
Les Confessions, livres I à VI
Notes des nouveaux éditeurs
II 1818 571 Mémoires II Notice sur la seconde partie
des Confessions
Les Confessions, livres VII à XII.
Notes des nouveaux éditeurs p. 545-569
« Examen impartiale et raisonnée »
des Mémoires de Madame d’Épinay
considérés comme mémoires
historiques
III 1818 429 Mémoires III Notice
Rousseau juge de Jean-Jacques
IV 1818 441 Mémoires IV Notice + 4 lettres à Malesherbes
Les Rêveries
Déclaration écrite de la main
de Rousseau et trouvée dans les papiers
du comte Duprat
Fragment trouvé parmi les papiers
de Jean-Jacques Rousseau
164 Éditer Rousseau

Déclaration de Rousseau relative


à M. le pasteur Vernes + 4 lettres
Supplément aux mémoires
(par Musset-Pathay)
Appendice (p. 375-441) :
Sur les omissions faites à dessein
Sur les contradictions de Rousseau
Sur la conspiration dont J. J. se
croyait l’objet
Sur l’accusation de Dussaulx
Note de Diderot
Lettre supposée du roi de Prusse
à M. Rousseau
V 1818 437 « La Nouvelle Notice sur la « Nouvelle Héloïse »
Héloïse » I (signé de Musset-Pathay)
Julie, Ire-IIe parties
VI 1818 312 « La Nouvelle Julie, IIIe-IVe parties
Héloïse » II
VII 1819 351 avec « La Nouvelle Julie, in IVe - VIe partie
tables Héloïse » III
VIII 1819 348 Discours Notice
Discours sur les sciences et les arts
Lettre à Raynal
Réponse au roi de Pologne
Réponse à M. Bordes
Lettre sur une nouvelle réfutation par
un académiste de Dijon
Notice + Discours sur l’inégalité
notes (p. 260-295)
Lettre à M. Philopolis
Discours sur la vertu des héros
Oraison funèbre du duc d’Orléans
IX 1819 302 Émile I Notice très importante (p.7-51) : réfuta-
tion des critiques, etc. (signée M-P)
Émile, livres I-II
X 1819 370 Émile II Émile, livres III-IV
XI 1819 326 Émile III Émile, livre V
Émile et Sophie (sans notice)
« Dénouement d’Émile » (de Prévost)
Projet pour l’éducation
de M. de Sainte-Marie
XII 1819 476 Politique Notice (p. 5-30), signée Musset-Pathay
Discours sur l’économie politique
Extrait et jugement sur la paix
perpétuelle
Le siècle de Musset-Pathay 165

Polysynodie et jugement
Lettres à Butta-Foco
Considérations sur le gouvernement
de Pologne
XIII 1819 635 Mélanges I : Lettre à D’Alembert
littérature De l’imitation théâtrale
polémique Lettre à Christophe de Beaumont
Lettres écrites de la montagne
Vision de Pierre de la Montagne
XIV 1819 654 Mélanges II : Pièces de théâtre et vers
littérature Mélanges en prose
variée Lettres sur la botanique
XV 1819 372 Musique I Notice (p. 5-13) signée VDM (défen-
sive) + Dictionnaire de musique, A-L
XVI 1820 360 Musique II Dictionnaire de musique, M-Z
+ planches A à N
XVII 1820 364 Écrits sur la Dissertation sur la musique moderne
musique Essai sur l’origine des langues
Lettre sur la musique française
Examen de deux principes
Lettre à M. Burney
Lettre à Grimm
XVIII 1820 489 Correspon- Correspondance
dance Notice + Lettres 1-263
1733-1762
XIX 1820 479 Correspon- Lettres 264-514
dance
1763-1766
XX 1820 407 Correspon- Lettres 515-666
dance Table générale des matières
1767-1778 correspondance
Table des noms
Table analytique des œuvres
de Rousseau
Table chronologique
XXI 1820 291 Correspondance de Rousseau et
de Mme de La Tour de Franqueville
XXII 1820 206 Lettres à M. Du Peyrou

Sous le titre de « Mémoires » Musset-Pathay regroupe, à l’instar de


la Collection complète, « tous les écrits dans lesquels Rousseau s’occupe de
lui, de sa conduite, de ses goûts, de ses ouvrages » (t. I, p. xi). La curieuse
166 Éditer Rousseau

justiication du placement de Julie immédiatement après cette rubrique


réside dans une continuité implicite, dans la mesure où « quelquefois,
sous le nom de Saint-Preux, on retrouve Jean-Jacques ». La notice du
tome V ajoute que c’est pour des raisons de transpositions multiples, Julie
devenant une sorte de continuation allégorique de la vie de Rousseau²8.
La notice du tome XVIII réclame de grands progrès accomplis par rap-
port à l’ordonnancement de la correspondance, avec de nombreuses
erreurs, dans les éditions de Didot, de Déterville et de Belin. Il reconnaît
le modèle fourni par l’édition Beuchot de la correspondance de Voltaire
et regrette de ne pouvoir bénéicier des découvertes de Petitain, qui était
sur le point de sortir sa propre édition. Dans les deux derniers volumes,
Musset-Pathay s’empare tout simplement des recueils de lettres, déjà
mentionnées, datant de 1803. Ajoutons que cette édition « ornée de gra-
vures » comporte de nombreuses images de Moreau et Le Barbier reprises
d’éditions antérieures, et de Chasselat pour Les Confessions.
La grande idée de Musset-Pathay, qu’il a donc pu partiellement réa-
liser dans l’édition Perronneau, était de rassembler l’œuvre biographique
en plaçant en tête de l’édition, en guise d’introduction à l’ensemble de
l’œuvre et sous le titre de « Mémoires », les écrits où Rousseau se prend
lui-même comme sujet : Les Confessions, les quatre lettres à Malesherbes,
Rousseau juge de Jean-Jacques, et Les Rêveries. Mais ce plan init par lui
paraître imparfait tant qu’y manque la correspondance qui « complète
tous les renseignements » des œuvres autobiographiques ; cependant,
mettre la correspondance dans les premiers volumes n’est malheureuse-
ment pas pratique : « L’usage et d’autres obstacles ne nous le permirent
point. »²9 Le pis-aller était donc, ain de ne pas séparer les éléments thé-
matiquement liés de cette catégorie, de tous les ranger à la in. De cette
manière, la deuxième catégorie de Musset-Pathay aurait été la littéra-
ture polémique (Lettre à D’Alembert, Lettres écrites de la montagne), et la
troisième, la littérature mêlée.
Derrière l’ordre de présentation il y a évidemment un ordre idéal de
lecture. Ce qui paraît recommander une approche chronologique, c’est
la notion d’un il logique à suivre dans le développement de la pensée
de Rousseau au cours du temps. La question qui se pose alors à tous les

28 Tendance tenace dans la critique d’inspiration romantique ; Jules Lemaître reprend en


1913 cette identiication de l’amant de Julie : « Rousseau lui-même sous le nom de Saint-
Preux » (Jean-Jacques Rousseau, Paris, Calmann-Lévy, [1913], p. 332).
29 V. D. Musset-Pathay, Histoire de la vie et des ouvrages, t. II, p. 352.
Le siècle de Musset-Pathay 167

libraires qui cherchent autre chose qu’une division par matières est de
savoir où ranger les œuvres autobiographiques, car Les Confessions par
leur chronologie diégétique, abstraction faite de l’époque à laquelle elles
ont été écrites, recoupent toutes les époques de la vie, sauf la toute der-
nière qui se partage entre Rousseau juge de Jean-Jacques et Les Rêveries du
promeneur solitaire. De toute façon, ouvrir une édition par Les Confessions,
comme le font beaucoup d’éditeurs-directeurs, suppose (ou propose) que
la vie de l’auteur fournit la clef de son œuvre, ou tout au moins que dans
son cas particulier la vie est bien l’entrée la plus féconde de l’œuvre ; il
faut tôt ou tard passer par l’homme pour avoir pleinement accès à la
signiication de ses écrits. (C’est bien là une des propositions fondamen-
tales de Rousseau juge de Jean-Jacques.) Cette clef, il importe d’autant plus
de la trouver que le contexte exact est la seule défense contre l’« inidé-
lité » inhérente à toutes les citations et à tous les extraits de Rousseau,
dont sa réputation est sans cesse l’otage :
La plupart sont tronqués. Ceux qui sont textuels ne présentent pas, remis
à leur place, le sens qu’on leur a donné en les isolant. […] [D]ans le très
grand nombre de pièces que j’ai vues, il n’y a pas une seule exception. Cette
constance à dénaturer ne suppose pas un complot, comme le croyait Jean-
Jacques, parce qu’il est impossible qu’on se soit concerté ; mais elle prouve
une chose plus triste, c’est le manque de bonne foi. L’intention de n’en point
avoir a été commune à tous.³0
C’est sur le plan de cette déformation généralisée qu’opèrent la véritable
menace et la véritable conspiration tacite.
Les éditeurs de la Collection complète avaient partagé en principe cette
attitude ; mais pour un contemporain de Rousseau, sa réputation ayant
été établie par toute une série d’autres ouvrages, il aurait semblé illo-
gique de mettre les œuvres de la in de sa vie en tête même si l’insoluble
dilemme des Confessions II n’avait tendu à les tenir longtemps en réserve.
Et c’est bien l’avis de Mussay-Pathay, mais il est arrêté par un dilemme
pratique : c’est qu’on ne saurait commencer par la grande trilogie, non
seulement en raison de son ampleur, mais encore une fois parce qu’elle
appelle avec la même logique la présence de la correspondance ; or ce
choix devient réellement impossible, ce serait diférer pendant plusieurs
volumes toute l’œuvre théorique.
Voici enin, pour les grandes divisions, l’ordre dans lequel il propose
au moins provisoirement de les présenter :

30 Ibid., t. I, p. 287.
168 Éditer Rousseau

t. I « La Nouvelle Héloïse »
t. II Les Discours
t. III Émile
t. IV Écrits relatifs à l’économie politique
t. V Mélanges, dont deux divisions  : littérature polémique, littérature
variée
t. VI Dictionnaire de musique et ouvrages qui ont rapport à cet art
t. VII Mémoires et correspondance³¹
Suivent des notices historiques pour chaque œuvre.
Aussitôt cette édition parue, Louis Germain Petitain sort en efet chez
Lefèvre en 1819-1820 une édition en 22 volumes in-octavo³², dérivant de
l’édition de Genève à l’exception du texte des Confessions II et de la cor-
respondance³³. Petitain cite les nouvelles sources utilisées par Naigeon et
ses collaborateurs en 1801, mais propose, à la diférence de tous les autres
éditeurs depuis lors, de ne pas suivre leurs leçons. En confrontant une
par une les éditions originales au texte de 1801, il nie le bien-fondé des
corrections qu’il intégrait et critique les manuscrits qui ont été pris pour
les meilleurs. Il a pu corriger aussi, airme-t-il, beaucoup de dates dans
la correspondance, et éviter mainte répétition. Trouvant de peu d’impor-
tance la question de l’ordre de présentation à suivre dans la mesure où,
pour lui, toutes les œuvres majeures appartenant plus ou moins à la même
catégorie, il se contente de reproduire à peu près celui de 1801 sauf pour
Les Confessions, qu’il met en tête sous prétexte que l’explication qu’y ofre
successivement Rousseau de ses ouvrages évite par la suite des notes répé-
titives destinées à en expliquer à chaque fois les circonstances. Les Rêve-
ries suivent immédiatement Les Confessions et les lettres à Malesherbes
(aux tomes I à III) ; Rousseau juge de Jean-Jacques, en revanche, ne igure
qu’au tome XVI, à la suite du Dictionnaire de musique.
Beuchot, qui était manifestement au courant de toutes ces questions,
fait une cinglante critique de l’édition de Petitain dans la Biographie uni-
verselle, en la qualiiant de « très défectueuse » et en citant des exemples
concrets portant principalement sur son traitement de la correspondance :

31 Ibid., t. II, p. 355.


32 Œuvres complètes de J.-J. Rousseau avec des notes historiques, Paris, Lefèvre, 1819-1820.
Lefèvre émettra une autre édition avec l’annotation de Petitain en 1839, mais en 8 volumes
seulement, peut-être la même qu’on retrouvera en 1895 chez le même éditeur, toujours avec
les notes de Petitain…
33 C’était, rappelle-t-il, la raison d’être des 5 volumes in-4o (7 volumes in-8o) que Du Peyrou
avait édités à Neufchâtel en 1790 pour remplacer ceux qui avaient été faits à son insu.
Le siècle de Musset-Pathay 169

L’éditeur manquait de goût et de critique ; il n’a pas su employer les maté-


riaux qu’il avait ramassés. Après avoir annoncé qu’il regardait comme le véri-
table et seul texte des Confessions celui de l’édition de 1782, et avoir réprouvé
le texte de l’édition de 1801, faite d’après le manuscrit qui est à la bibliothèque
de la chambre des députés, Petitain adopte très souvent le texte de cette édi-
tion de 1801. Le Supplément qu’il a donné aux Confessions de J.-J. Rous-
seau est dépourvu de mérite ; mais c’est surtout dans la Correspondance, la
seule partie des écrits de Rousseau où l’éditeur eût quelque travail à faire,
que Petitain a montré qu’il avait entrepris un travail au-dessus de ses forces.
Des lettres, jusqu’alors comprises dans la correspondance, et qui devaient y
rester, ont été distraites. Dix-huit lettres ou billets à Mme de Créqui qu’un
éditeur récent avait intercalés à la suite les uns des autres, du 3 au 7 janvier
1766, comme s’ils avaient été écrits dans ces cinq jours, ont été laissés par
Petitain dans cet ordre, qui est un désordre, puisque la première de ces lettres
est de 1751, et la dernière de 1770. On chercherait d’ailleurs vainement dans
cette édition les lettres de Mme de la Tour Franqueville, celles de Dupeyrou
(publiées en 1803), et même les Lettres de Mme de *** à Mme de Luxembourg et
à M. de Malesherbes, publiées par M. Pougens dès 1798, et qui faisaient partie
de l’édition des Œuvres de J.-J. Rousseau, donnée en 1817 par M. Belin³4. Les
notes que Petitain a mises au bas des pages sont parfois plates et ridicules,
pour ne pas dire plus. Enin il a voulu faire une Table générale analytique des
Matières contenues dans les Œuvres de J.-J. Rousseau, et il a donné pour cela
168 pages en petit-romain interligné. Quant au XXIIe volume, qui contient
des écrits ou fragments d’écrits relatifs à Rousseau et à ses ouvrages, le choix
aurait pu être beaucoup mieux fait.³5
Vu que la correspondance seule, en efet, paraît susceptible à cette date de
perfectionnements majeurs, c’est autour d’elle que vont tourner pendant
longtemps une bonne partie des revendications d’originalité des nouveaux
éditeurs. Mais rien dans cette édition n’était fait pour plaire à Beuchot.
Musset-Pathay, grand partisan de Rousseau en train de devenir grand
rousseauiste tout court, est moins dur de ton – surtout peut-être parce
que Petitain était mort en 1820 – mais ne lui fait pas grâce de ses fai-
blesses : « J’ai connu l’éditeur, homme instruit, estimable, consciencieux,
exact, mais d’une crédulité que ses connaissances rendaient inexplicable. »
Pour un commentaire sur l’édition, il se contente de renvoyer à l’ar-
ticle de Beuchot qu’on vient de citer, qu’il se permet toutefois d’atté-
nuer quelque peu :

34 Œuvres complètes de J. J. Rousseau, Villenave et Depping éd., Paris, A. Belin, 1817, 8 volumes
in-8o.
35 Adrien Beuchot, « Petitain », Biographie universelle, t. XXXIII, 1823, p. 502-503.
170 Éditer Rousseau

[Beuchot] a oublié de dire que l’éditeur apportait, à la confrontation des


textes des diverses éditions, une patience, une attention dignes d’éloge : c’est
une justice à lui rendre. Quant à son travail (c’est-à-dire ses Commentaires,
ses Observations, et son Supplément aux Confessions), il ofre un phéno-
mène remarquable ; c’est que souvent il aggrave plutôt les reproches qu’on
fait à Rousseau, qu’il ne les discute ou ne les justiie ; ce qui a fait dire plai-
samment à M. de Ke…, que c’était le premier éditeur qu’on eût vu prendre
en grippe l’auteur choisi de prédilection pour réimprimer ses ouvrages, et
arriver à la in de son édition avec un sentiment tout à fait opposé à celui
qui la lui avait fait entreprendre. Ce résultat singulier s’explique par le carac-
tère de Petitain, naturellement indécis et crédule. Il commençait par croire ce
qu’il lisait ou ce qu’il entendait dire ; puis, à l’examen, restait dans une indé-
cision comique. Ce qu’il y avait de bizarre, c’était son attachement opiniâtre
à l’idée qu’il avait une fois admise, à l’impression une fois reçue. Il était inex-
pugnable. Comme il avait ini son travail par la lecture des écrits faits contre
Jean-Jacques, il en subissait l’inluence, étant un peu du nombre des juges
qui donnent gain de cause à celui qui parle le dernier. Ces rélexions n’ôtent
rien aux qualités estimables de M. Petitain, et je me plais à reconnaître qu’il
en avait un grand nombre.³6
Sans doute Beuchot et Musset-Pathay avaient-ils eu de fréquentes dis-
cussions, et tout en poursuivant leur travail d’éditeurs et de commenta-
teurs, il était question pour l’un et pour l’autre, comme on voit, de porter
chemin faisant un jugement sur Rousseau : c’est ce que Musset-Pathay
va ièrement annoncer dans sa propre édition qui reste à faire. Mais que
Petitain s’y soit lancé sans un dévouement complet à la cause de Rous-
seau, qui lui semble comme la condition préalable d’une telle entreprise,
paraît une anomalie.
Musset-Pathay a une relation plus directe avec l’édition Lequien en
21 volumes³7 qu’avec celle de la veuve Perronneau, sans pourtant en être
l’éditeur scientiique à plein titre : « Cette édition soignée, et que nous
avons choisie pour faire la nôtre, est la même que celle de M. Petitain,
dont la plupart des notes ont été conservées » (édition Musset-Pathay,
t. XXII, p. 425). Il dit seulement y avoir concouru pour Les Confessions et
la correspondance, en fournissant des dates aux lettres qui en manquaient
de manière à pouvoir les ordonner chronologiquement (t. XIV, p. xxxi ).
Il a apporté un « Précis des circonstances de la vie de Jean-Jacques, depuis
l’époque où il a terminé ses Confessions jusqu’à sa mort » (t. III, p. 113-195).

36 Œuvres complètes de J. J. Rousseau, Musset-Pathay éd., t. XXII, p. 424-425.


37 Paris, E. A. Lequien, 1820-1823, 21 volumes in-8o ; une édition en 20 volumes en 1827 sous
les noms de Werdet et Lequien en est sans doute une réémission.
7. Musset-Pathay, Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau.
Paris, Pélicier et al., 1821, t. I.
172 Éditer Rousseau

Ce supplément, qu’il reprendra dans sa propre édition, composé en grande


partie d’extraits de la correspondance, est beaucoup plus pourtant qu’un
résumé historique : c’est une défense en règle de Rousseau, au cours de
laquelle Musset-Pathay ne se prive pas du plaisir d’accabler de sarcasmes
ceux qui ont voulu nuire à sa réputation, le protégeant aussi comme il peut
contre les faiblesses réelles qui peuvent lui être reprochées. Une faute fort
grave, improuvable mais pour lui moralement certaine (c’est lui qui sou-
ligne), est le suicide de Rousseau, conviction « fondée sur une persuasion
intime » ; quant aux motivations, « l’ignoble inidélité de hérèse, souverai-
nement méprisable », aurait sa part (t. XVI, p. 506-507 et 510).
Le plan de l’édition Lequien, qui est sans introduction générale, ne
correspond guère, en fait, aux conclusions auxquelles Mussay-Pathay
avait pour sa part abouti. Les Confessions occupent les trois premiers
tomes, complétées par le précis de Musset-Pathay sur la suite de la vie
de Rousseau, les lettres à Malesherbes et Les Rêveries, et d’une curieuse
catégorie d’« Écrits en forme de circulaires » où igurent : la « Déclaration
sur les réimpressions de ses ouvrages » ; « À tout Français aimant encore
la justice et la vérité », détaché de la in de Rousseau juge de Jean-Jacques ;
un « Mémoire écrit en février 1777 » ; et un « Fragment trouvé parmi les
papiers de J. J. Rousseau ». Puis viennent les Discours, le Contrat social,
Julie (tomes VI-VII), Émile (tomes VIII-IX), théâtre, mélanges, écrits
sur la musique, le Dictionnaire de musique (tomes XIV-XV), Rousseau juge
de Jean-Jacques, et la correspondance (tomes XVII-XX).
Ayant achevé son Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau où
il voue, comme on a pu le voir, une attention particulière aux Confessions,
Musset-Pathay s’est empressé de réaliser une édition dont il pût entière-
ment répondre, qui fût faite comme il l’entendait³8 – mais en se servant
des éditions précédentes avec leurs notes, se contentant de distinguer les
siennes par un astérisque.
Dans l’introduction de son Histoire, Musset-Pathay déclare sans
ambages que c’est son dévouement à l’auteur, modèle et inspirateur de
vertu, qui lui a fait entreprendre cette œuvre qui est en somme, par sa
nature et dans sa totalité, une apologie où il s’est personnellement fort
investi :

38 Œuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des
éclaircissements, Paris, P. Dupont, 1823-1824, 22 volumes + table générale et supplément de
2 volumes (certaines bibliothèques indiquent 25 volumes, ces derniers volumes ayant été
numérotés par le relieur).
Le siècle de Musset-Pathay 173

Je crois qu’on doit toujours rendre compte des motifs qui font prendre la
plume, et du but qu’on se propose en écrivant. Je vais satisfaire à ce double
devoir.
À l’âge où l’on commence à sentir, à comprendre, je lus une partie des
œuvres de Rousseau ; je fus vivement ému ; les bornes de mon intelligence
me parurent reculées : par un résultat naturel, j’éprouvai de la reconnaissance
pour celui qui produisait en moi cet efet. J’admirais ses ouvrages et j’aurais
aimé sa personne s’il eût encore vécu.
Je mettais, entre l’auteur et ses écrits, un rapport nécessaire, parce que
l’objet dont il s’occupe constamment, existe pour être bien traité, une intime
persuasion, ainsi qu’une conviction profonde. Il est impossible de faire aimer
la vertu, d’ébranler, en parlant d’elle, toutes les facultés de l’âme, sans l’aimer
soi-même, sans éprouver sa puissance et ses charmes. Or, les ennemis même
de Rousseau conviennent qu’il produit ces impressions. La conclusion me
paraissait facile à tirer.
Étonné de voir, dans la sphère où je vivais, si peu de personnes de mon
avis, je is des rélexions, et comme l’enthousiasme empêche de juger saine-
ment, je modérai le mien.
Je connaissais un homme d’un grand mérite qui ne partageait pas mes sen-
timents. Il m’annonça que j’en changerais quand l’expérience m’aurait donné
ses utiles, mais tristes leçons ; quand, éclairant de son lambeau les objets qui
me séduisaient, elle les placerait à leur véritable point de vue.
En attendant cette époque, je relus Jean-Jacques. Ce n’était pas le moyen
de me corriger… Il avait jusqu’alors parlé plus à mon cœur qu’à mon esprit :
je le compris mieux dans le sentir moins. Je vis un nouvel horizon ; j’entrai
dans un nouveau pays, et je connus alors la force de mon guide et son génie.
(t. I, p. v-vi )
Ce qui est frappant dans ce texte, c’est évidemment l’impression de plé-
nitude morale qui conquiert « les ennemis même » de Rousseau. Décidé-
ment, Du Peyrou a trouvé son véritable successeur. Il peut sembler dif-
icile aujourd’hui de saisir en quoi consiste au juste cette « vertu » qu’on
« aime » en le lisant, comme si on ne pouvait lire Rousseau avec plaisir et
proit sans s’en sentir envahir et posséder. Le problème n’est pas séman-
tique, les mêmes mots résonnent encore ; c’est de savoir exactement, si
c’est possible, à quoi ce mot de vertu réf ère. À quoi la reconnaît-on, en
dehors d’un contexte religieux qui n’est justement pas applicable ici ? C’est
sans doute une question d’époque, et avec Musset-Pathay nous sommes
efectivement en pleine ère romantique³9. Pour lui comme pour beaucoup

39 Sur la jeunesse romantique de Musset-Pathay et ses premiers écrits, voir J. Roussel, Jean-
Jacques Rousseau en France après la Révolution, p. 454-467.
174 Éditer Rousseau

d’autres rousseauistes depuis la Révolution et sans doute jusqu’au début du


xxe siècle, écrire sur Rousseau, ou même contre lui, était une afaire moins
de goût et de connaissance que de passion et de mission.
Après l’œuvre du maître, Musset-Pathay s’est mis à lire « toutes les
productions de ceux qui avaient écrit sur Jean-Jacques », et sa conclusion
n’était pas moins déterminante :
Rien n’égala ma surprise en trouvant de la mauvaise foi dans les unes, un
esprit faux ou prévenu dans les autres ; dans toutes, sans exception, le langage
de la passion ou de l’erreur : ici, de l’inexactitude dans les faits exposés, des
conjectures gratuites ; là, de l’altération dans les citations, des suppositions
sans fondement, des interprétations fausses ; partout des préventions.
Je ne tardai pas à voir que l’opinion sur la personne de Rousseau s’était
formée d’après ces témoignages trompeurs. Il ne suisait pas de l’avoir
appris, il fallait l’apprendre aux autres et le leur prouver : c’était une tâche
plus pénible encore que la première. Je l’ai remplie avec constance, et ce tra-
vail en est le résultat. (p. vii-viii)
Il est donc question pour lui de sortir Rousseau de ces miasmes de rhé-
torique négative et de le laisser rayonner de sa propre luminescence. Une
concession pourtant aux on-dit, c’est la mauvaise inluence de hérèse :
Cet empire était continuel, et sa force augmentait de son action qui jamais
n’était interrompue. Il ne faut plus objecter qu’il avait fait un choix indigne
de lui : c’est un point convenu. L’on doit raisonner d’après ce choix, puisqu’on
ne peut le contester ; d’après le caractère de cette femme, puisqu’il est connu ;
d’après son inluence sur Rousseau, puisqu’elle est prouvée ; enin, d’après la
coniance qu’il lui accordait, puisque cette coniance était sans bornes. (p. viii)
Quant à la vie de Jean-Jacques : « La nature de certains aveux ne permet
pas de douter de sa sincérité. Il crut qu’on lui saurait gré de sa franchise,
et tous ceux qui ont écrit leurs mémoires ont commis la même erreur. On
ne tient aucun compte du bien ; on a, pour le mal, une mémoire impertur-
bable » (p. xiv). La sincérité transparente, Rousseau aussi avait bien voulu
y croire, sans toujours se douter qu’elle peut parler le même langage que
le leurre. Quant à ses fameuses contradictions, Musset-Pathay a « tâché
de lire le mot de cette énigme qui semblait inexplicable : de cette énigme
qui présentait la réunion de la force à la faiblesse, et de la sublime audace
du génie, à la timide pusillanimité d’un enfant. Ce mot, c’est hérèse ! »
(p. xvi-xvii) C’est son point d’exclamation ; pour lui, l’énigme est résolue.
Dans la deuxième partie du même ouvrage (t. I, p. 305-526), Musset-
Pathay donne un résumé rapide de 962  lettres, alors que selon lui la
meilleure édition précédente (celle de Belin en 1817) n’en comportait
8. Édiion Musset-Pathay des Œuvres complètes de J. J. Rousseau.
Paris, P. Dupont, 1823, t. I.
176 Éditer Rousseau

que 812. Dans sa troisième partie (t. II, p. 1-350) il dresse un index des
contemporains de Rousseau qui lui permet de réfuter tout ce qu’ils en ont
dit de mal, ou d’approuver tout ce qu’ils en ont dit de bien. Enin, dans
la quatrième partie (t. II, p. 351-474), il retrace l’historique des ouvrages,
l’un après l’autre.
Pour sa propre édition, l’ordonnance des œuvres est donc la grande
préoccupation de Musset-Pathay et c’est sur cela qu’insiste son titre :
Œuvres complètes […] mises dans un nouvel ordre. Les divisions proposées
au départ sont les suivantes :
I. Philosophie : 1) discours philosophiques ; 2) Émile ; 3) écrits sur l’éco-
nomie politique ; 4) « l’étude de la nature dans celle du règne végétal ».
II. Littérature  : 1) « La Nouvelle Héloïse » et les aventures de milord
Édouard ; 2) Mélanges en prose et en vers : Le Lévite d’Éphraïm, la
traduction de quelques fragments de Tacite, etc. ; Le Verger des Char-
mettes, L’Allée de Sylvie ; pièces de théâtre.
III. Beaux-Arts : Dictionnaire de musique, écrits sur l’art.
IV. Mémoires et correspondance : Les Confessions, dialogues, Les Rêveries ;
un précis de la vie de Rousseau après Les Confessions. (Œuvres complètes,
t. I, p. x-xi.)
Ces quatre rubriques, qui ne seront pas strictement respectées dans la
succession des volumes eux-mêmes, ofrent « un moyen facile et prompt
de trouver l’écrit que l’on cherche, et de disposer les matières pour celui
qui voudrait faire une étude suivie des œuvres philosophiques de Jean-
Jacques » (p. x). Malgré les attraits d’une organisation chronologique, il
faudrait y renoncer chaque fois qu’une série cohérente risquerait d’être
interrompue, par exemple :
L’Émile et le Contrat social, qui marchèrent de front, parurent en même
temps, devraient être séparés par La Reine fantasque ; et les Lettres sur la légis-
lation de Corse le seraient nécessairement des Considérations sur le gouverne-
ment de Pologne, par les Lettres à Sara, le Dictionnaire de musique, Pygmalion,
et les Éléments de botanique. (t. I, p. vii)
Ce serait introduire dans un ordre pourtant strict une impression de
désordre, d’où l’impossibilité de suivre un train de pensée. Que l’on ne
retienne pourtant point une notion trop rigide de ces catégories, car « [p]eu
de divisions sont tellement justes et précises qu’on ne puisse enlever
de l’une un ouvrage pour le placer dans une autre. Le sujet ou le genre
motive la classiication, et chacun des deux peut également le déter-
miner » (p. vi). Ainsi, l’éditeur interviendra parfois en début de volume
(tomes V et X) pour justiier le groupement d’ouvrages qu’il renferme :
Le siècle de Musset-Pathay 177

L’usage où l’on est de conserver dans une édition générale toutes les produc-
tions d’un homme célèbre nous imposant la loi de ne rien retrancher, nous
avons dû nous y conformer. Mais ain de mettre les lecteurs à même de juger
des progrès de l’auteur, et de le comparer à lui-même, nous avons fait des
recherches pour constater l’époque précise où chaque pièce fut composée.
Toutes sont rangées d’après l’ordre chronologique à l’exception de quelques-
unes dont nous n’avons pu découvrir la date. Elles sont de peu d’importance,
et même il en est qui n’ont de remarquable que le nom de l’auteur.
Ce recueil contient donc tous les écrits qui n’appartiennent à aucun genre,
ou qui sont en trop petit nombre pour en former un. Tels sont trois comédies
et un fragment informe […]. (t. X, Avis de l’éditeur, p. ii-iii)
Musset-Pathay n’a pas des notions moins fermes concernant les
devoirs d’un éditeur, qu’il tient à énumérer explicitement :
1o Mettre de l’ordre dans les ouvrages ; en reproduire le texte dans toute sa
pureté ; et, quand il a besoin de quelques éclaircissements, les donner.
2o Faire, autant que possible, connaître l’auteur lorsqu’on n’est point d’ac-
cord sur sa personne, son caractère, ses intentions, ou l’objet qu’il s’est pro-
posé. (t. I, p. v)
Comme si la « pureté » du texte ne présentait guère de problèmes, Musset-
Pathay, donnant la priorité à l’ordre, n’a rien à dire sur ses sources et se
contente à la in de signaler qu’il a « choisi » l’édition Lequien (t. XXII,
p. 425). Ceci à une époque où beaucoup d’éditeurs insistent sur le soin par-
ticulier avec lequel ils ont établi leurs textes… Ses priorités sont exacte-
ment l’inverse de celles de Petitain, qui se piquait de son établissement des
textes tout en considérant l’ordre comme étant de moindre importance.
Mais même si son premier point ne suscitait pas d’objection, le deu-
xième a de quoi surprendre. N’être « pas d’accord » avec l’auteur est un
critère qui permet une grande part de licence subjective, et implique
d’avance au moins une légère distance idéologique. Ainsi, les interven-
tions, quand il y en a, obéiront en partie à un parti pris philosophique, ce
qui explique sans doute pourquoi la deuxième lettre tronquée d’Émile et
Sophie est suivie au tome IV d’un rapide « Dénouement des solitaires » de
Pierre Prevost, plus optimiste, emprunté par Musset-Pathay aux Archives
littéraires de l’Europe40.
Le reste de la préface est une pure apologie d’un auteur encore pour-
suivi (p. xii), à l’intention de lecteurs « qui n’ont pas de prévention, ou

40 Archives littéraires de l’Europe, t. II, 1804, p. 206-208 : voir OC IV, p. clxiii ; Musset-Pathay
cite la source, sans en nommer l’auteur.
178 Éditer Rousseau

que la passion n’aveugle pas » (p. xv). Pour lui, Rousseau est un héros
persécuté et mal compris, et c’est ainsi qu’il le représente : « Nous ne
saurions trop faire remarquer la légèreté avec laquelle on répète les
mêmes accusations sans examen, sans savoir sur quel fondement elles
reposent ; enin comme si elles étaient incontestables » (p. xxi). Surtout
il cherche à réfuter le portrait de Rousseau brossé par Meister d’après
Grimm4¹.
Comme certains de ses prédécesseurs, Musset-Pathay fait état des
nouveautés fournies par ses lecteurs, par exemple « le récit des événe-
ments de sa jeunesse que it Rousseau pour M. de la Martinière, secré-
taire de l’ambassade française à Soleure » (Confessions, livre IV), plu-
sieurs lettres inédites, et « un Journal curieux de visites à Jean-Jacques
par un de ses amis » (t. XIV, p. xxx, note). Il promet dans la correspon-
dance (des lettres de Rousseau seulement), qui sera répartie « en cinq
grandes époques, prises dans le changement arrivé, soit à la destinée,
soit à la position de Rousseau » (t. XXII, p. 467), plusieurs lettres iné-
dites annotées.
Les interventions de Musset-Pathay révèlent le caractère très décidé
de sa propre personnalité, il ne s’en cache pas ; il se veut en même temps
passionnément engagé et objectivement au-dessus de tout reproche,
parce qu’il croit toujours que la certitude de son point de vue est démon-
trable comme un plus un font deux. L’appréciation à la fois généreuse et
agacée de Morin n’est pas sans pertinence :
Son travail contient beaucoup de détails inédits, les uns futiles, les autres
d’une importance décisive. Du reste, sa critique littéraire est si faible, son
style si médiocre que, sans quelques injures du parti rétrograde qui le irent
un peu valoir, son ouvrage, précieux pourtant sous bien des rapports, n’eût
pas même été remarqué. Honnête, bienveillant, modéré, mais supericiel,
méticuleux et parfois prévenu, Musset-Pathay n’avait ni assez de zèle, ni
une connaissance assez approfondie de l’homme qu’il voulait décrire, pour
inspirer seulement à ses lecteurs les dispositions consciencieuses qui avaient
présidé à ses recherches […].4²

41 Grimm, raconte Meister, « se lia de la manière la plus intime avec Diderot à qui dans la
suite il eut le bonheur de rendre de grands services ; avec J. J. Rousseau dont il supporta les
bizarreries plus longtemps qu’aucun autre de ses amis, mais qui se laissant aller à la sus-
ceptibilité de son caractère, irrité encore par des jalousies et des tracasseries de femmes,
n’en devint pas moins son plus mortel ennemi, avec Duclos, D’Alembert, le baron d’Hol-
bach et tout le parti des encyclopédistes » ( Jacob Henri Meister, Mélanges de philosophie,
de morale et de littérature, Genève - Paris, J. J. Paschoud, 1822, t. II, p. 87).
42 G. H. Morin, Essai…, p. 1-2.
Le siècle de Musset-Pathay 179

Trente-deux pages sont consacrées au tome XIV à un « Examen des


Confessions et des critiques qu’on en a faites » où on apprend que
Musset-Pathay, tels un Moultou et quelquefois un Du Peyrou, est bien
embarrassé par les impertinences de Rousseau et serait tenté d’en alléger
un peu le texte si la tradition n’était déjà trop cruellement établie de ne
rien omettre :
Commençons par faire observer qu’il y a dans cet ouvrage des fragments que
les premiers éditeurs ont eu le bon esprit de retrancher, que leurs succes-
seurs ont rétablis, et que l’usage et le goût du public, qui fait loi en matière
d’édition, nous mettent, à notre grand regret, dans l’obligation de conserver.
Quand le public a été pris pour juge une fois, on perd le droit de rien sup-
primer : ce sont comme les pièces d’une procédure qu’il faut toutes repro-
duire. (t. XIV, p. I)4³

Il retient la métaphore du procès pour condamner particulièrement un


passage :
[…] la description choquante, dégoûtante, et d’un cynisme révoltant, que
Rousseau fait d’une scène qui se passa dans l’hospice des catéchumènes à
Turin. Jean-Jacques est sans excuse, parce que cette sale peinture était inu-
tile au procès. Car les Confessions ne sont que le plaidoyer d’un homme qui
croit qu’on ne le connaît pas, qu’on le calomnie, qu’on le condamne sans l’en-
tendre, et d’après le dire de ses adversaires. (p. i-ii)
Ce langage de profond dégoût donne une idée de ce que certains cri-
tiques reprochaient à Rousseau à l’époque où il faisait des lectures de
ses Confessions, et pourquoi l’ouvrage avait suscité tant de controverses.
En revanche, Musset-Pathay défend son droit de « difamer les autres »
si c’est pour se défendre lui-même et s’il n’a pas d’autre moyen. Mais en
fait tout ce qui est venu au jour depuis la mort de Rousseau tend à lui
donner raison. Musset-Pathay consacre ainsi 32 pages à la défense de

43 Se réclamant du Voltaire qui aurait volontiers vu des éditions épurées et corrigées de Cor-
neille, Molière… (Lettres philosophiques, lettre XIV), Naigeon se lamentait de même, en
éditant Diderot en 1798, du précédent qui l’obligeait à donner la « Préface » de La Reli-
gieuse : « Les lettres suivantes ne se trouvent point dans le manuscrit autographe de La
Religieuse, et je les aurais certainement retranchées si j’avais été le premier éditeur de ce
roman. » Il en proite pour qualiier de ridicule un public qui réclame « indistinctement
tout ce qu’un auteur célèbre a écrit », ajoutant que si cela dépendait de lui, il aurait réduit
Jacques le fataliste à cent pages et supprimé dans La Religieuse « la peinture, très idèle sans
doute, mais aussi très dégoûtante des amours infâmes de la supérieure » (avertissement
de la « Préface » de La Religieuse, texte de l’édition de 1821-1834, Paris, J. L. J. Brière, t. VII,
p. 261-265).
180 Éditer Rousseau

Rousseau contre tous ceux qui ont dit du mal des Confessions, notamment
Marmontel, Servan44, Grimm et Bovier, ou l’exécrable La Harpe45.
Morin se montre un peu plus indulgent, cependant, lorsqu’il resitue
Musset-Pathay dans un contexte politique où on peut voir que tout de
même ses prises de position ne manquaient pas de courage :
Le premier ouvrage de Musset-Pathay parut en 1821, au moment où les
eforts de la faction ultra-royaliste préparaient déjà le coup d’État de 1830
et la chute d’un trône. Musset-Pathay, partisan modéré de l’opposition libé-
rale, évita sagement d’attirer sur lui les colères des inquisiteurs de l’époque.
Il en fut quitte pour une ample portion d’injures et de sarcasmes de la part
des écrivains absolutistes. On le traite de grand-prêtre de Rousseau, de garçon
philosophe, mais personne ne le réfuta. Quant à son travail, s’il laisse à désirer
sous quelques rapports, il n’en a pas moins le rare et durable mérite d’être
la première et la seule apologie complète de Rousseau, et d’avoir été publié
dans un moment où il y avait réellement du courage à prendre sa défense.46
Il n’est pas en efet hors de propos de saluer l’immense travail qu’il
avait accompli et de reconnaître que c’est le dernier travail vraiment
sérieux de son siècle sur l’ensemble de l’œuvre de Rousseau.

Tableau 10. Édiion Dupont (Musset-Pathay), 1823-1824.

Tomaison Date Pagination Rubrique Œuvres

I 1823 416 Philosophie : Préface de Musset-Pathay.


Discours, t. I Discours sur les sciences et les arts
Lettres à Raynal, Grimm, Frédéric II,
et Bordes
Résumé de la querelle
Discours sur l’origine de l’inégalité
Lettre à Philopolis
Discours sur la vertu la plus nécessaire aux héros
Oraison funèbre du duc d’Orléans

44 Joseph Michel Antoine Servan (1737-1807), ancien avocat général du parlement de Gre-
noble, auteur des « Éclaircissements sur la vie et les écrits de Jean-Jacques Rousseau », parus
dans plusieurs numéros du Journal encyclopédique entre février et mai 1783 (t. I, p. 453-465 ; t. II,
p. 58-81, 272-287, 453-472 ; t. III, p. 82-94 et 288-298) et réunis dans un livre intitulé : Rélexions
sur les « Confessions » de J.-J. Rousseau, sur le caractère et le génie de cet écrivain […], Paris, 1783.
45 Voir Jean François de La Harpe, « De J. J. Rousseau », Mercure de France, 5 octobre 1778
(p. 7-28), repris sous le titre de « Rélexions sur J. J. Rousseau et ses ouvrages » dans Le
Lycée, ou cours de littérature, 1798-1804, 18 volumes, t. XVI, p. 333 et suiv.
46 G. H. Morin, Essai…, p. 481.
Le siècle de Musset-Pathay 181

II 1824 497 Philosophie : Lettre à D’Alembert


Discours, t. II Du gouvernement de Genève
Essai sur l’origine des langues

III 1823 488 Philosophie : Émile, livres I-IV


Émile, t. I

IV 1823 544 Philosophie : Émile, suite du livre IV-V


Émile, t. II Émile et Sophie

V 1824 504 Politique Avis de l’éditeur


Discours sur l’économie politique
Du contrat social
Considérations sur le gouvernement de Pologne
Lettres à M. Butta-Foco
Projet de paix perpétuelle, extrait et jugement
Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre
Jugement sur la polysynodie

VI 1823 484 Philosophie Mandement de l’archevêque de Paris


Lettre à Christophe de Beaumont
Lettres écrites de la montagne

VII 1824 468 Philosophie Lettres élémentaires sur la botanique


Lettres à Mme la duchesse de Portland
Lettres à M. de la Tourette

VIII 1823 596 Littérature : « La Nouvelle Héloïse », parties I-III


« La Nouvelle
Héloïse », t. I

IX 1824 576 Littérature : « La Nouvelle Héloïse », parties IV-VI


« La Nouvelle Les Amours de milord Édouard Bomston
Héloïse », t. II Sujets d’estampes

X 1824 468 Mélanges, Mélanges en prose


ou littérature Pièces de théâtre et vers
variée Poésies diverses

XI 1824 438 Beaux-arts Écrits sur la musique (y compris Le Devin


du village et Pygmalion)

XII 1824 472 Beaux-arts Dictionnaire de musique, A-M

XIII 1824 335 Beaux-arts Dictionnaire de musique, N-Z + planches

XIV 1824 424 Mémoires et Les Confessions, livres I-VI


correspon-
dance, t. I

XV 1824 435 Mémoires et Les Confessions, livres VII-X


correspon-
dance, t. II
182 Éditer Rousseau

XVI 1824 510 Mémoires et Les Confessions, livres XI-XII


correspon- Lettres à Malesherbes
dance, t. III Rêveries
Écrits en forme de circulaires

Précis des circonstances de la vie de


J. J. Rousseau, depuis l’époque où il a
terminé ses Confessions jusqu’à sa
mort (de M.-P.)

XVII 1824 471 Mémoires et Rousseau juge de Jean-Jacques


correspon-
dance

XVIII 1824 403 Correspon- Correspondance 1732-1758, nos 1-161


dance I

XIX 1824 547 Correspon- Correspondance 1758-1763, nos 162-406


dance II

XX 1824 488 Correspon- Correspondance 1763-1766, nos 407-545


dance III

XXI 1824 446 Correspon- Correspondance 1766-1768, nos 546-830


dance IV

XXII 1824 472 Correspon- Correspondance 1768-1778, nos 831-968


dance V Table analytique des lettres contenues
dans ce volume.
Tableau chronologique des écrits
de Rousseau
Notice des principaux écrits relatifs
à la personne et aux ouvrages de Rousseau
Revue analytique et critique
de cette édition
1824 531 + 14 Table Table générale
générale

Œuvres 1825 503 120 lettres


inédites I Supplément à l’histoire de J. J. Rousseau

Œuvres 1825 483 examens, observations, etc. par rapport


inédites II à Rousseau (rien de lui)

C’est certainement un déi à toutes les classiications antérieures :


tous les Discours ensemble (sauf l’Économie politique), ce qui n’avait
presque jamais été fait. La continuation des Discours au tome  II
regroupe trois œuvres qui seraient souvent réparties en théâtre, poli-
tique, et musique respectivement. La « Philosophie » (tomes VI-VII) fait
aussi un assemblage étrange. Et comme Musset-Pathay l’a toujours sou-
Le siècle de Musset-Pathay 183

haité, « Mémoires et correspondance » ne font qu’un seul bloc, mais trop


grand pour être placé ailleurs qu’à la in.
Toujours préoccupé de la question de l’ordre, Musset-Pathay consacre
une vingtaine de pages à la in du tome XXII à une « Revue analytique et
critique de cette édition » pour juger de la « classiication exacte et rigou-
reuse » qu’il a voulu appliquer et ses limites pratiques. Par exemple, la
lecture d’Émile « devrait toujours être suivie ou accompagnée de celle des
lettres dans lesquelles Rousseau modiie ses principes, ou leur donne un
développement qui le justiie des reproches qu’on lui a faits, et montre
l’application que ces principes devaient recevoir au lieu de celle qu’on
leur a donnée » : et sur ce, une liste d’une dizaine de lettres à Wirtem-
berg, l’abbé de *** et d’autres anonymes. Son deuxième volume d’« iné-
dites » ne contient que des pièces justiicatives, rien qui soit de Rous-
seau lui-même.
Même la « Table générale » n’est pas une afaire indiférente pour qui
vise à démontrer l’intégralité du système. Ce que Musset-Pathay aurait
souhaité, c’est l’équivalent d’une concordance, autrement dit un index
si étendu qu’on pourrait presque y trouver le mot qu’on cherche, et ce
jusque « sur nos intérêts les plus chers, sur Dieu, l’âme, l’immortalité, le
bonheur, les gouvernements, la morale, etc. » (Table, p. viii).

Enin, il ne faut pas passer tout à fait sous silence, ne serait-ce que
pour prendre acte de leur abondance, un certain nombre de collec-
tions complètes qui, sans vraiment faire date, sont quelquefois citées.
Il serait excessivement fastidieux de les décrire toutes en détail, mais
mentionnons :
1820-1824 : Paris, Didot l’aîné, 21 volumes.
1822 : Paris, Tomine et Fortic, 1822-1823, 24 volumes.
1823 : Paris, T. Desoër, éd. Aignan, 1823-1824, 20 volumes.
1824 : Paris, P. Dupont (nouvelle émission de l’édition Musset-Pathay).
1824-? : Paris, Dalibon, 25 volumes. Selon Musset-Pathay, cette édi-
tion est calquée sur la sienne – en fait essentiellement piratée :
l’Avant-propos signé [P. R.] Auguis « ofre un mélange de lam-
beaux mal cousus. Ce sont des extraits du Cours de littérature
de La Harpe, et de l’Histoire de J. J. Rousseau ; extraits copiés
littéralement et tressés les uns dans les autres, de manière que
la série des idées est interrompue à chaque instant. Les cinq
volumes qui ont paru, contiennent plusieurs notes de nous, pas
une seule du nouvel éditeur. La partie principale de notre tra-
vail n’y est point insérée ; et s’il est vrai que quelques personnes
184 Éditer Rousseau

aient compté sur ce travail en souscrivant à l’édition de


M. Dalibon, elles auront été trompées » (t. XXII, p. 426).
1826 : Paris, Baudouin frères, 1826, 25 volumes.
1826 : Paris, Verdière, A. Sautelet, A. Dupont et Roret. Cette édition
en un seul volume sert de contre-exemple à toutes les autres,
ses 1 708  pages comprenant même 360  pages de correspon-
dance (884 lettres). Belle reliure mais papier inférieur et carac-
tères minuscules ; aucun apparat critique. À chacun sa niche du
marché.
1830 : Nouvelle édition avec les notes de tous les commentateurs, Paris,
Armand-Aubrée, 1830-1833, 17 volumes.
1834 : Paris, Didier, 17 volumes.
1835 : Paris, A. Desrez et Furne, 1835-1836, 4 volumes.
1835-1836 : Paris, Furne, 4 volumes. Réémissions en 1837, 1844.

Sans doute à y regarder de plus près trouverait-on des réutilisations


de plusieurs volumes d’un libraire à l’autre, d’autant plus que presque
tous sont (ou se donnent pour) parisiens. Un certain plateau est atteint,
sans grandes innovations, mais avec toujours une provision régulière de
collections visant des publics divers, pour un marché qui paraît se sou-
tenir. Il n’est pas exclu qu’il s’y cache une ou deux collections qui, à être
étudiées de plus près, feraient preuve d’un vrai mérite qui ne m’a pas
sauté aux yeux au moment où j’en recensais un si grand nombre.
Un autre indice de cette mode romantique de tout l’œuvre de Rous-
seau nous est fourni par les tables de best-sellers compilées par Martyn
Lyons dans l’Histoire de l’édition française47 en tranches successives
de cinq ans de 1811 à 1845. Dans la première (1811-1815) Rousseau ne
igure pas, mais ses Œuvres complètes sont entre 1816 et 1820 au 13e rang.
L’apogée est atteint en 1821-1825, Rousseau étant à la 9e place :

Tableau 11. Œuvres de Rousseau parmi les best-sellers, 1816-1840.

Période Œuvre Rang Éditions Minimum Tirage global


d’exemplaires connu connu ou estimé

1816-1820 Œuvres 13 8 13 200 14 000 à 15 000


complètes

1821-1825 Œuvres 9 15 20 935 25 000 à 32 000


complètes

47 M. Lyons, « Les best-sellers », Histoire de l’édition française, t. III, p. 369-379.


Le siècle de Musset-Pathay 185

1825-1830 Œuvres 20 8 9 000 17 000 à 21 000


complètes

1831-1835 Julie 15 6 12 000 15 000

1836-1840 Julie 24 4 8 000 11 000 à 15 000

Mais c’est ce qui arrive après 1830 qui est frappant, car ce n’est plus à
ses Œuvres que Rousseau devra son importance en librairie mais à Julie
seul. Non moins signiicatif est le fait que Julie est précédé dans la liste
de 1836 à 1840 par les Lettres d’Héloïse et Abélard (en 21e place), preuve s’il
en fallait que la mode de Julie est liée au culte toujours puissant d’Abé-
lard et d’Héloïse dont la consécration était renouvelée avec, entre autres
choses, le transfert de leurs dépouilles de l’abbaye du Paraclet au tom-
beau gothique du cimetière du Père-Lachaise en 1817. Ni leurs préten-
dues lettres ni Julie ne igurent plus dans cette liste après 1840.

Le renouveau du Second Empire

En 1852-1853 l’éditeur parisien Alexandre Houssiaux rejoue l’atout pic-


tural avec ses 4 gros volumes in-quarto, les Œuvres complètes de J. J. Rous-
seau avec des notes historiques et une table analytique des matières, nouvelle
édition ornée de 25 gravures. De belles planches de plusieurs artistes sont
proposées, notamment de Tony Johannot, un des plus grands et plus pro-
liiques illustrateurs du temps. Celles de Julie d’après Johannot, Dessenne
et Devéria (au tome II) sont particulièrement frappantes, comme celles
de Delessert, Malesherbes, Portland, et La Tourette pour les Lettres élé-
mentaires sur la botanique (au tome III)48. Du point de vue de la présen-
tation, seule la qualité du papier est décevante.
Quoique l’éditeur – on ne sait pas trop qui est le responsable scien-
tiique, s’il est diférent du libraire – essaie de donner une impression
d’authenticité en restant strictement idèle, dit-il, à l’orthographe du
xviiie  siècle, son texte à cette époque n’a rien de remarquable, étant
fondé sur le travail de Petitain et de Musset-Pathay, dont toutes les
notes sont retenues, marquées d’un astérisque et suivies chaque fois des

48 Ces planches sont reprises dans une édition sans autre distinction en 1856, Œuvres com-
plètes de J.-J. Rousseau réimprimées d’après les meilleurs textes, sous la direction de Louis Barré
(Paris, J. Bry aîné, 12 volumes).
9. Œuvres complètes de J. J. Rousseau.
Paris, Alexandre Houssiaux, 1852, t. I.
10. Johannot/Rével, La Confiance des belles âmes.
Paris, Alexandre Houssiaux, 1852, t. II.
188 Éditer Rousseau

initiales de l’auteur. Il reprend encore l’avertissement de Petitain de 1819,


en retenant également le « précis des événements » de la vie de Rousseau
de Musset-Pathay pour faire suite à ce qui est raconté dans Les Confes-
sions (t. I, p. 351-375). Il se peut d’ailleurs que même l’authenticité de l’or-
thographe soit plus factice qu’authentique, à en juger par la notice qui
précède au tome I Les Confessions :
Il était de toute convenance d’y suivre l’orthographe adoptée par l’auteur lui-
même, quelques changements que l’usage et l’autorité de l’Académie y eus-
sent fait introduire depuis. C’est par cette raison même que tous les mots en
ant ou en ent au singulier seront imprimés sans t au pluriel. Il est prouvé par
les manuscrits de Rousseau qu’il les a constamment écrits ainsi, et ils ne sont
pas autrement orthographiés dans les éditions de ses ouvrages faites sous ses
yeux ou qu’il a fait faire en Hollande. (t. I, p. xii)
L’expression « imprimés sans t au pluriel » laisse planer un doute : peut-
être doit-on deviner qu’au lieu de suivre une source ancienne, l’éditeur
ne fait que la simuler par cet archaïsme factice.
Ici Les Confessions et Les Rêveries sont au premier volume, suivies
des œuvres politiques ; Julie et Émile au deuxième ; mélanges, Lettres
écrites de la montagne, botanique et musique au troisième ; Rousseau juge
de Jean-Jacques et une assez longue correspondance (p. 161-848) au qua-
trième. Pour celle-ci, quoique les lettres ne soient pas numérotées, elles
suivent Musset-Pathay, selon l’éditeur, pour la datation. Des lettres
nouvelles sont promises aussi, sans indication sur leur nombre, notam-
ment celles à Sophie d’Houdetot, mais on airme aussi que les lettres
redondantes ont été supprimées, par exemple celles qui avaient déjà été
citées dans Les Confessions ou dans la catégorie botanique ou musique
(t. IV, p. 160). Pourtant le nombre global (860) n’élargit pas le corpus.
Il faut surtout faire une place ici à l’édition qui, bon gré mal gré, allait
dominer le marché, et par là servir de vulgate, pendant un siècle entier,
sans pourtant avoir aucune qualité remarquable. Il s’agit des Œuvres
complètes publiées chez Hachette par l’imprimeur Charles Lahure en
8 volumes dans la collection Œuvres des principaux écrivains français
(1856-1858, 1862, 1864), puis en 13 volumes à partir de 1865-1870, et réim-
primées 17 fois jusqu’en 1913. Édition « qui demeurera jusqu’à la grande
guerre le vade mecum de tout rousseauiste », dit Albert Schinz49. Un
texte relativement iable, une édition de référence : rien de plus, mais

49 A. Schinz, État présent…, p. 28.


Le siècle de Musset-Pathay 189

cela rend service. Comme le disait pertinemment Catherine Volpilhac-


Auger à propos de Montesquieu, « on sait […] que si une édition n’est
pas remplacée et règne seule pendant quelques décennies, ce n’est pas
en raison de son éminente perfection »50. Le principe de Lahure est
de suivre la meilleure édition, qui est naturellement celle de Musset-
Pathay, mais « en y ajoutant quelques fragments retrouvés depuis, et
dont aucun n’a d’importance ». Il ne retient que les notes jugées indis-
pensables parce qu’à son avis « Rousseau n’a pas besoin de commen-
taires » (t. I, p. xix).
Le conlit irréductible entre Rousseau et Voltaire ne s’impose plus
comme cadre de référence ; désormais on admet plus volontiers l’équi-
libre et même la complémentarité des deux grands symboles des
Lumières, préférant louer l’un sans trop rabaisser l’autre. Lahure attaque
sur ce thème ain de proclamer les mérites de Rousseau sans dénigrer en
aucune façon son ancien rival auprès du public :
On ne peut prononcer le nom de J. J. Rousseau sans évoquer le souvenir
de Voltaire. Il n’y a rien de plus diférent que le génie de ces deux grands
hommes, dont l’un représente le scepticisme et l’autre la foi ; mais leurs noms
comme leurs gloires sont devenus inséparables, parce qu’à eux deux ils ont
opéré dans les mœurs et dans les idées la révolution la plus prompte et la
plus durable dont l’histoire ait gardé le souvenir. D’autres écrivains peuvent
avoir eu plus d’éloquence et de profondeur ; personne n’exerça jamais une
telle inluence sur son temps et sur son pays.
Il faut connaître la vie de J. J. Rousseau pour apprécier ses écrits, et même
pour les comprendre ; car ses œuvres ne sont qu’un perpétuel épanchement,
et, soit qu’il ait raison ou qu’il se trompe, c’est toujours son cœur qui le fait
parler. Il a fait lui-même le commentaire de sa philosophie en écrivant ses
Confessions. (t. I, « Notice sur J. J. Rousseau », p. i )
Désormais l’« évidence » de Rousseau est un efet de rhétorique, non
d’exaltation ; on évoque plutôt « ses » vérités, qui ne sont pas nécessaire-
ment des vérités universelles, et n’en sont pas moins puissantes :
Voltaire a détaché les esprits de la religion ; Rousseau a accoutumé son siècle
à discuter les droits de la royauté, de l’aristocratie et de la richesse. Il a pré-
paré les esprits à la révolution qui a éclaté dans les faits dix ans après sa mort.
Sa gloire est d’avoir dogmatisé au milieu d’une société croulante, et quand la
plupart des gens de lettres ne songeaient qu’à renverser. Pour lui, il ne détrui-
sait pas pour détruire, mais pour fonder. Ses paradoxes ne sont dangereux

50 Un auteur en quête d’éditeurs ? p. 381.


190 Éditer Rousseau

qu’à force d’être éloquents ; les vérités qu’il proclame deviennent, sous sa
plume, irrésistibles. Il semble qu’elles lui appartiennent, tant il excelle à les
entourer d’évidence. Il n’a pas découvert la vérité ; il l’a armée. Ce n’est pas
un créateur ; c’est un apôtre. (p. xx)

Tableau 12. Plan général des édiions Hachete.

Tomaison Édition en 8 volumes Édition en 13 volumes

I discours Discours
Émile

II continuation d’Émile Émile


politique

III politique Émile et dSophie


« La Nouvelle Héloïse » Lettre à M. de Beaumont
Lettres de la montagne
politique

IV mélanges « La Nouvelle Héloïse »


théâtre
poésies
botanique
musique

V Dictionnaire de musique « La Nouvelle Héloïse »


Les Confessions théâtre
politique

VI Les Confessions poésies


Rousseau juge de botanique
Jean-Jacques musique
Rêveries
Correspondance

VII Correspondance poésies


botanique
musique

VIII Correspondance Les Confessions


Table analytique

IX Les Confessions
Rousseau juge de Jean-Jacques
Les Rêveries
écrits en forme de circulaire

X-XII Correspondance
mélanges

XIII Table
Le siècle de Musset-Pathay 191

Dans la période suivante, si Rousseau – pas plus que Voltaire – ne


disparaît guère de l’horizon, l’intérêt qu’on lui porte se manifeste moins
par des éditions toujours perfectionnées et augmentées que par une série
irrégulière d’études savantes, parfois tout aussi passionnées, qui n’en déi-
nissent pas moins les contours d’une renommée qui ne menace plus
d’être enterrée par ses « ennemis ». Citons en premier lieu l’Essai sur la
vie et le caractère de J.-J. Rousseau (Paris, Ledoyen, 1851), de Morin, un gros
volume de 604 pages étofé d’arguments pesés, une sorte d’anti-Musset-
Pathay qui se distancie de celui-ci en paraphrasant de manière quelque
peu satirique les sentiments qui avaient motivé son prédécesseur :
Il faut que les livres de Rousseau nous parlent en faveur de sa vie, et que,
réciproquement, sa vie soit la garantie de ses livres, de sorte que nous puis-
sions tous dire : Écoutons cet homme, car il est innocent du mal dont on
l’accuse ; ne craignons pas de nous livrer aux sentiments que ses paroles nous
inspirent, car ces sentiments étaient dans son cœur. Aussi faible que pas-
sionné, il fut rarement vertueux, il nous l’a dit lui-même ; mais il aima la
vertu, il soufrit pour elle ; il y croyait donc. Que sa foi soit la nôtre ; la vertu
n’est pas un vain mot ! (p. 6-7)
Morin ouvre ainsi la voie à une réévaluation générale des sentiments et
de la rhétorique, romantiques en somme, qui ont infusé et animé pen-
dant toute une époque les travaux touchant à l’œuvre et à la philosophie
de Rousseau. L’intérêt qu’on manifeste pour Rousseau devient moins
partisan et moins lié à des enthousiasmes d’ordre essentiellement moral.
C’est grâce aux soins de Georges Streckeisen-Moultou, arrière-petit-
ils de Paul Moultou, que de nouvelles recherches ont permis de mettre au
jour un certain nombre de pièces nouvelles, qu’il a publiées en deux temps.
Vinrent d’abord, tirées, selon lui, des archives familiales, les Œuvres et cor-
respondance inédites de J. J. Rousseau5¹. L’introduction de l’éditeur n’a rien
de plus intéressant que l’éloge de son aïeul. Les inédits par contre sont
signiicatifs, comprenant, outre 63 lettres, le Projet de constitution pour la
Corse, le Traité de sphère, Les Amours de Claire et de Marcellin, un fragment
biographique, De l’art de jouir, le « Discours pour introduire la lecture des
Confessions », et les lettres 2, 3 et 4 des Lettres morales5².
Ensuite, en puisant cette fois dans les collections de la bibliothèque
de Neuchâtel, Streckeisen-Moultou complète les lettres connues de

51 Œuvres et correspondance inédites de J. J. Rousseau. Voir page 85, note 83.


52 Les lettres 1, 5 et 6 seront publiées par Eugène Ritter en 1888 (DJJJ, p. 533).
192 Éditer Rousseau

Rousseau par 700 nouvelles lettres qui lui étaient adressées5³. Léguées


par Du Peyrou à cette bibliothèque, elles paraissent sous le titre de Jean-
Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis (Paris, Michel Lévy frères, 1865,
2 volumes). Streckeisen-Moultou les organise par chapitres selon le cor-
respondant, mettant ensemble les « Philosophes et gens de lettres ».
On perçoit l’intérêt de beaucoup de ces lettres, dont Jules Levallois,
ancien secrétaire de Sainte-Beuve, tient dans son introduction de 50 pages
à dégager toute la valeur afective. Pour Levallois, plus ressemblant en cela
à Musset-Pathay qu’à Morin, ces lettres qu’avait gardées Rousseau comme
dossier pour sa justiication et celle des Confessions, nous permettent « de
compléter et de contrôler Les Confessions, Les Rêveries du promeneur solitaire
et la Correspondance », et ainsi, « grâce à ces lettres, nous pouvons mainte-
nant nous montrer pleinement équitables envers l’homme qui a le moins
connu, le moins éprouvé la justice de ses semblables » (t. I, p. v). Adoptant
toujours la posture de défenseur de Rousseau le persécuté, Levallois donne
entièrement raison à Rousseau en particulier contre Diderot : « Diderot
excité, aiguillonné par Grimm, obéit, à son insu peut-être, mais obéit assu-
rément à un mobile honteux, la jalousie » (p. xii). Dans une longue paren-
thèse sur cette jalousie de Diderot – et sur la jalousie en général – il parle,
dans son enthousiasme, comme si à la longue Diderot et son Encyclopédie
étaient désormais parfaitement éclipsés par Rousseau :
[Q]ui la lit maintenant, qui la parcourt, qui seulement la connaît ? Elle dort,
elle moisit au fond de quelques vieux châteaux de province, tandis que les
livres de Rousseau, sans cesse réimprimés, réédités, continuent d’instruire,
de passionner, de moraliser la foule. (p. xv)
Belle revanche, si l’Encyclopédie était réellement ensevelie à tout jamais
sous la poussière.
Levallois reprend à son compte, de même que Musset-Pathay, le
vieil acte d’accusation contre hérèse : si Rousseau a commis des incon-

53 On en compte 64 de Moultou, 4 de Jacob Vernes, 50 d’Alexandre Deleyre, 1 de Voltaire, 4 de


D’Alembert, 6 de Diderot, 3 de Chamfort, 20 de Duclos, 3 de Ruhlière ; 1 chacun de Condillac,
Mably, Morellet, Fréron, La Popelinière, Bufon, Necker, Grimm ; 5 de héodore Tronchin ; 11
de Mme d’Épinay, 2 de M. d’Épinay ; 39 de Sophie d’Houdetot, 5 de Saint-Lambert (l’amant
de la précédente) ; 3 du comte de Tressan ; 38 de la maréchale de Luxembourg, 46 du maré-
chal de Luxembourg, 18 de La Roche (homme de coniance de Mme de Luxembourg) ; 3 de
Mme de Montmorency, 22 du prince de Conti, 24 de Mme de Boulers, 86 de Milord Maré-
chal (George Keith), 38 du duc de Wirtemberg, 2 du comte de Zinzendorf, 18 de Mme de
Chenonceaux, 2 de Dupin de Francueil, 16 de David Hume, 13 de Mme de Créqui, 2 de Dus-
saulx, 25 de Mirabeau, 19 de Malesherbes, et près de 70 lettres d’autres personnes.
Le siècle de Musset-Pathay 193

séquences, il n’y a qu’à accuser « le caractère méprisable, la grossièreté


native, la stupidité bavarde, cupide et maligne, de la créature qu’il daignait
appeler sa compagne » (t. I, p. xvi )54. Autre faiblesse, Rousseau ne savait
pas ménager ses patrons, en l’occurrence Conti et Mme de Luxembourg :
On sent qu’ils ont afaire à l’individu le plus diicultueux, le plus hérissé, le
plus en garde contre toute bienveillance, dans la crainte de la payer par une
complaisance. Ce sont des négociations interminables, des précautions, ora-
toires, des détours diplomatiques, des habiletés, des instances, des excuses,
pour lui faire accepter du beurre, des poulardes ou du gibier. (p. xviii)
Bref, Rousseau s’est comporté de façon bizarre et peut-être quelquefois
butée, mais regardez comment les uns et les autres le tourmentaient pour
obtenir ce qu’ils voulaient de lui. C’est comme si, même avant de quitter
Paris en 1762, il était harcelé sans cesse et surtout par ses protecteurs ; son
exil, c’est un véritable chemin de croix (exclamations et soupirs à l’appui) :
Môtiers-Travers ! Wootton ! Trie-le-Château ! Nous avons encore à par-
courir ces stations de la voie douloureuse ; nous avons à étudier attentive-
ment les derniers actes connus du long drame intérieur qui, avant d’avoir son
dénouement dans une mort dont, jusqu’à présent, rien n’a éclairci le mystère,
aboutit à la plus étrange et à la plus navrante des folies. (p. xxiv)
L’espoir de Levallois est que ce nouveau recueil contribuera « à ramener
sur ce sujet l’opinion publique à une manière de voir moins exclusive,
plus tolérante, plus impartiale » (p. xxxvi). Plus impartiale : c’est-à-dire
en donnant gain de cause à Rousseau.
Des polémiques virulentes refont surface de temps à autre, liées
chaque fois, au moins en partie, à des remous ou mouvements poli-
tiques qui resituent l’auteur dans des contextes toujours nouveaux et
qu’il n’aurait jamais pu anticiper. Ainsi, Ernest Hamel, partisan du legs
de la Révolution55 lance sous le Second Empire son plaidoyer passionné
intitulé : La Statue de J.-J. Rousseau (Paris, Achille Faure, 1868). Le ton
est donné par les premières phrases de la préface :
Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de défendre, dans une assemblée
publique, la mémoire de Jean-Jacques Rousseau contre d’injustes attaques.
C’était de ma part œuvre presque iliale, car je m’enorgueillis sincèrement
d’être rangé au nombre des disciples de ce puissant génie, dont les écrits n’ont
pas peu contribué à me faire embrasser la cause des vaincus et des déshérités.

54 Voir aussi p. xxix-xxxii.


55 Le gouvernement de Napoléon III avait fait saisir son Histoire de Saint-Just (1859) et
menacer son Histoire de Robespierre (1865).
194 Éditer Rousseau

Le succès a dépassé toutes mes espérances : des voix émues m’ont crié :
Courage ! des mains amies ont pressé les miennes pour me remercier. Ce n’a
pas été une médiocre satisfaction pour moi que d’avoir soulevé, par quelques
paroles, tant d’applaudissements autour d’une mémoire illustre, et d’avoir
senti battre tant de cœurs au frémissement du mien.
Non, la France n’est pas tout entière embourbée dans les soucis des inté-
rêts matériels, comme le croient de nobles esprits trop prompts à se décou-
rager ; non, le foyer de son enthousiasme n’est pas éteint ; non, sa passion
pour l’humanité n’est pas morte. Je n’en veux pour témoin que les acclama-
tions dont elle accompagne ceux qui lui parlent le ier langage de la justice
et de la liberté proscrites. (p. v-vi)
Pour l’essentiel c’est une vie de Rousseau, mais vie à l’envers, commandée
par son orientation idéologique : le premier chapitre – sur la statue votée
par la Convention mais jamais érigée à la gloire de Rousseau – s’ap-
pelle en efet : « Jean-Jacques Rousseau et la Révolution française », et le
second : « Les ennemis et les calomniateurs de Jean-Jacques Rousseau ».
Sous le Second Empire, l’anti-rousseauisme serait la marque des réac-
tionnaires, une répudiation des idéaux de la Révolution :
Quand il révéla au monde étonné les vérités immortelles que la Révolution
française devait se charger de réaliser, au moins en partie, nombre de per-
sonnes applaudirent, croyant applaudir à de purs paradoxes ; mais lorsqu’elles
virent passer du domaine de la spéculation dans celui de la pratique ces théo-
ries dont la nouveauté et la hardiesse les avaient tout d’abord émerveillées,
elles ne manquèrent pas de crier au scandale, et leurs exclamations d’en-
thousiasme se changèrent en cris de fureur. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore
Jean-Jacques Rousseau n’a pas de calomniateurs plus ardents, plus intré-
pides que les représentants, plus ou moins sincères, de l’ancien régime, que
les vétérans de la réaction, tout conits en dévotion comme Tartufe, et qui,
pour le triomphe des vieux abus et des vieilles idées qu’ils ont pris sous leur
garde, mettraient l’univers à feu et à sang. (p. 355-356)
Albert Schinz décrit une attaque violente venue d’un autre côté, c’est
J.-J. Rousseau et le siècle philosophique de L. Ignace Moreau (Paris, Palmé,
1870)56, qui aurait traité Rousseau de charlatan.
Le centenaire de la mort de Rousseau en 1878, malgré certaines com-
mémorations57, ne s’accompagne d’aucune édition nouvelle de ses œuvres
complètes. Comme c’est également le centenaire de celle de Voltaire,
Charles Barthélemy publie un Voltaire et Jean-Jacques Rousseau jugés l’un

56 Voir A. Schinz, État présent…, p. 35-36.


57 Voir M. Delon, « 1878 : un centenaire ou deux ? », Annales historiques de la Révolution fran-
çaise, no 234 (1978), p. 641-663.
Le siècle de Musset-Pathay 195

par l’autre (Paris, Blériot, 1878)58 où il oppose, de manière parfaitement


conventionnelle et même banale, « l’éloquence de Rousseau » à « l’es-
prit de Voltaire ». Quelques années après, c’est l’Étude sur l’état mental
de J. J. Rousseau et sa mort à Ermenonville, d’Alfred Bougeault (Paris,
E. Plon, 1883) qui tire les études rousseauistes, de façon plus moderne si
l’on veut, du côté de l’analyse pathologique.
Enin, un travail sérieux et patiemment documenté, selon l’auteur la
première vraie biographie59 de Rousseau : La Vie et les œuvres de Jean-
Jacques Rousseau de Henri Beaudouin (Paris, Lamulle et Poisson, 1891,
2 volumes). Pour lui, Rousseau n’est ni héros ni malfaiteur, et pourtant
son inluence, souvent néfaste, est encore partout présente, surtout dans
les domaines politique et religieux :
Aujourd’hui, Rousseau n’est plus, comme il a été pendant quelques années, un
oracle dont on révère toutes les paroles, un fétiche devant qui l’on se prosterne ;
mais si l’on ne jure plus par son autorité, on continue à l’honorer comme un
des pères de la société moderne, et trop souvent, on adopte, après examen et
en les modiiant plus ou moins, ses utopies et ses erreurs. (t. II, p. 604)
À la diférence de beaucoup de polémistes, Beaudouin ne vise pas trop
haut, ne cherche pas à abattre Voltaire et Rousseau de la même balle ou
même à les comparer, mais en revanche il ne réprime guère ses préjugés,
par exemple en écrivant avec un double sarcasme : « Walpole, qui avait
d’autant plus de mépris pour les philosophes qu’il avait souvent occasion
de les voir dans les salons de Paris, avait une antipathie spéciale pour Rous-
seau » (t. II, p. 388). Mais une particularité intéressante de sa critique, c’est
la manière dont il contredit Rousseau souvent à l’aide des Mémoires de
Madame d’Épinay qu’il cite dans l’édition de Paul Boiteau60, ne sachant
apparemment pas encore qu’il s’agit d’un texte sous un titre trompeur :
Nous avons déjà dit que les Confessions ont parfois besoin d’être contrô-
lées. Or, sur cette période de la vie de Rousseau [à l’Ermitage], il se trouve
précisément qu’on possède un document qui les égale presque en importance,
ce sont les Mémoires de Mme d’Épinay. Ces deux ouvrages sont loin d’être tou-
jours d’accord ; peut-être pourtant présentent-ils moins de contradictions
qu’il n’a semblé à Saint-Marc Girardin. Malheureusement ni l’un ni l’autre
ne s’astreignent aux dates, ni même à l’ordre bien exact des événements.

58 Voir A. Schinz, État présent…, p. 37.


59 Cette qualiication ne peut être qu’un reproche implicite à Saint-Marc Girardin, auteur
de Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages, Paris, Charpentier, 1875, 2 volumes.
60 Mémoires de Mme d’Épinay, P. Boiteau éd., Paris, G. Charpentier, [1865], 2 volumes.
196 Éditer Rousseau

Quoi qu’il en soit, souvent nous pourrons les éclairer l’un par l’autre ; mais
parfois aussi leurs assertions contraires seront pour l’historien une cause
d’embarras. Entre les deux, nous croyons pourtant que c’est le récit de
Rousseau qui mérite la préférence. Ainsi la correspondance qu’il eut avec
Mme d’Épinay en a fait la preuve sur les manuscrits, qui sont conservés à la
bibliothèque de Neufchâtel. (t. I, p. 341)
Or de ces prétendus mémoires d’Épinay, il sera de nouveau question au
début du siècle suivant…
Le méier d’éditeur

chapitre vı

Que l’éditeur commercial soit un imprimeur-libraire ou une maison


d’édition, son équivalent moderne, son premier soin est la production
matérielle du livre et son exploitation sur le marché (ou créneau) visé.
Ces soucis sont secondaires pour l’éditeur scientiique, qui pense d’abord
au contenu : au choix et à la préparation des textes, aux protocoles d’édi-
tion, éventuellement aux qualiications des collaborateurs, dans une
gamme qui peut aller du banal au sublime. Très souvent ce second rôle
est invisible puisque le libraire le subsume ou s’en passe, ce dont il n’est
pas question, depuis la Collection complète, dans une édition critique.
Dans ce cas, c’est le chemin de la facilité, même s’il s’agit d’une édition
de luxe – car elles ne sont pas forcément savantes. Mais les défauts du
bas de gamme se retrouvent quelquefois aussi dans le haut de gamme. À
la lumière de tout ce qui précède, quelles conclusions provisoires peut-on
tirer de cette histoire complexe d’éditions se succédant à une telle rapi-
dité ? Comment peut-on généraliser sur les procédés de ceux qui veulent
les mettre sur le marché et de ceux qui sont chargés de les préparer ?

Imiter, répéter

L’instinct mimétique est inhérent à la psychologie sociale humaine, et


intrinsèque à toutes les technologies de la reproduction en série. L’impri-
merie a été inventée pour assurer l’identité absolue d’un nombre consi-
dérable d’« originaux ». Aussi était-elle prisonnière d’une réplication du
même qui ne cessait de hanter ses descendants même concurrentiels.
198 Éditer Rousseau

Les libraires démultiplient par déinition et ils s’imitent par habitude :


les livres qu’ils impriment se copient les uns les autres, et ce faisant per-
pétuent les bonnes pratiques et, tout aussi allègrement, les mauvaises. Il
est diicile d’épurer une tradition éditoriale, vu que généralement une
nouvelle édition crée autant de coquilles qu’elle n’en corrige. Les respon-
sables se disent qu’après tout, toutes les éditions de Rousseau se ressem-
blent à peu près ; personne n’en est plus propriétaire, il n’y a plus ni pri-
vilège ni permission : prenons une édition qui est au moins respectable
et reproduisons-la. On joue un peu sur la présentation si on veut créer
une impression de nouveauté, et de toute façon on a toujours le choix des
formats comme des ornements selon le type de public qu’on vise. Sou-
vent, pour le grand public au moins, cette solution est largement sui-
sante. Tout le long du xixe siècle, le corpus qui s’impose en termes de
correction scientiique, c’est l’amalgame Petitain-Musset-Pathay ; mais
celle qui s’impose sur le marché est l’édition Hachette, sans prétentions,
dépourvue d’originalité mais commode et abordable. Ce poids du passé
est d’autant moins inévitable, à l’âge des ordinateurs, qu’on ne commence
jamais avec une page (autrefois une forme) blanche : on fait scanner (ou
saisir) un texte déjà existant à partir duquel on établit le sien¹ – ce qui
crée une inluence insidieuse, contre laquelle il faut consciemment lutter,
au bénéice d’erreurs invisibles si enracinées dans la tradition qu’on n’est
plus capable de les voir. Même sans être techniquement désigné « texte
de base », le texte préalable s’impose implicitement comme tel…
Il en va de même d’ailleurs – c’est encore plus facile de s’en aperce-
voir – des illustrations. La première chose que fait un artiste chargé d’il-
lustrer un livre est de regarder, s’il y en a, les illustrations précédentes. Il
n’y a pas de mal à cela. On n’exige pas d’un compositeur qu’il n’écoute
pas la musique du passé. Neuf fois sur dix un éditeur ne cherche pas à
faire date scientiiquement, n’a pas l’idée de remonter aux sources du
texte pour l’authentiier ou se montrer à la pointe de la recherche. Il
veut identiier un texte plus ou moins iable et le reproduire, c’est inini-
ment plus facile et moins coûteux. Les éditeurs copient d’autres éditeurs.
C’est ainsi que les mauvais textes comme les bons se perpétuent, et que
les erreurs, s’enracinant dans ce qui s’appelle une « tradition » textuelle,
deviennent quasi inextirpables parce qu’elles passent pour être attestées
depuis longtemps.

1 À vrai dire, il en va de même depuis qu’il existe des photocopies, qui servaient de manière
analogue de texte de travail. Et avant elles, les pages d’une édition antérieure…
Le méier d’éditeur 199

Certes, du point de vue scientiique certains travaux sont bien mieux


faits que d’autres, mais là encore on ne trouve que trop d’exemples d’édi-
teurs scientiiques qui, sans manquer d’intelligence, se contentent d’em-
prunter des textes et des commentaires qui sont déjà à portée de main.
Dans ce chapitre je donnerai quelques exemples, mais ce ne pourra être
que la pointe de l’iceberg. Se répéter les uns après les autres a naturel-
lement pour efet de perpétuer et accumuler les fautes ; c’est en partie
pour cela que chaque époque a besoin d’une édition qui refasse autorité
en recourant à l’étalon incontournable qu’est un manuscrit, ou une pre-
mière édition, ou l’un et l’autre confrontés. Il est vrai que, pour la plu-
part des auteurs, quand cela se fait, c’est surtout par œuvres séparées :
tel texte du Contrat social ou d’Émile sera (r)établi de temps à autre pour
redresser le statut de cette œuvre-là tout en introduisant dans la tradi-
tion éditoriale un repère bien plus iable que d’autres. De telles éditions
– celle de Julie par Daniel Mornet en est une – sont des phares dans la
nuit des imitations mécaniques. Et encore faut-il les remplacer quand
leur heure est venue.
Voici une anecdote accessoire tirée de l’histoire des Lettres persanes
(1721). Montesquieu a écrit dans son avant-propos sans titre, en expli-
quant pourquoi en tant qu’auteur il préfère garder l’anonymat  : « Je
connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on
la regarde. » Paul Vernière y appose cette note : « La tradition verrait là
une allusion à Jeanne de Lartigue, l’épouse de Montesquieu. »² Et quelle
« tradition » ? Il s’agit de rien de plus que d’une airmation de Pierre Bar-
rière, avec un point d’exclamation mais sans la moindre preuve, dans un
article en 1951³. Seulement, il n’y avait pas de tradition, tout reposait sur
une conjecture absolument gratuite de la part d’un historien du Bor-
delais qui voyait partout chez Montesquieu des allusions domestiques.
Mais une fois que Vernière a prononcé le mot de « tradition », il l’a ipso
facto créée, et en persuade certains de ses successeurs : ainsi une note en
Livre de Poche dit plutôt timidement, sans références : « Il s’agit peut-
être ici d’une allusion à Jeanne de Lartigue, épouse de l’auteur » ; et une
édition GF-Flammarion d’airmer sans ambages : « Il s’agit de Mme de

2 Lettres persanes, Paris, Classiques Garnier, 1960, p. 7. Pierre Barrière airme qu’elle était
« quelque peu boiteuse » (Un grand provincial : Montesquieu, Bordeaux, Delmas, 1946, p. 23).
3 « Montesquieu ne peut s’empêcher de glisser [dans la préface] une plaisanterie facile : “Je
connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on la regarde”, il s’agit
de la sienne ! » (P. Barrière, « Les éléments personnels et les éléments bordelais dans les
Lettres persanes », RHLF 51 (1951), p. 17-36 ; p. 19). Voir aussi Montesquieu, OC, t. I, p. 67.
200 Éditer Rousseau

Montesquieu. »4 Nul doute que d’autres leur aient emboîté le pas5, et c’est
ainsi que se font les « traditions » éditoriales, une intuition sans fonde-
ment passant subrepticement à l’état de fait bien connu.
Musset-Pathay, par exemple, tout en airmant qu’il établit les textes
à nouveau sur les manuscrits, continue d’utiliser la rubrique générale
de « Mémoires » pour englober Les Confessions, Rousseau juge de Jean-
Jacques, et Les Rêveries du promeneur solitaire, rubrique qu’il n’a trouvée
dans aucun écrit émanant de Rousseau. (Car si Rousseau fait allusion,
en concevant le projet, à ses « mémoires », au cours de l’écriture, il les
appelle toujours ses « confessions ».) Il le fait pour deux raisons : d’abord,
elle conforte sa manière d’envisager la présentation de l’œuvre, toutes les
formes de « mémoires » faisant partie d’un ensemble naturel (et, peu s’en
faut, Julie aussi) ; mais surtout, on la trouve dans la Collection complète (et
encore seulement in-quarto), donc il en fait autant.
On a déjà vu comment Du Peyrou, pour le texte du premier dialogue
de Rousseau juge de Jean-Jacques, avait préféré copier l’édition de Boo-
thby, Dieu sait pourquoi, plutôt que de suivre son propre manuscrit. De
même Musset-Pathay donne à la première partie de Rousseau juge de
Jean-Jacques le sous-titre « Du sujet et de la forme de cet écrit », qu’il n’a
trouvé sur aucun manuscrit mais seulement dans la primitive « Table des
matières » qui igurait dans les deux manuscrits les plus anciens (ceux de
Condillac et de Boothby) qu’il ne connaissait d’ailleurs pas, et dans l’édi-
tion de Boothby. Il s’agit en fait d’un sous-titre que Rousseau avait aban-
donné entre-temps, et que tous les éditeurs sans exception ont néan-
moins répété depuis, et ce pour la seule raison qu’elle igurait dans la
première édition de Boothby, et à cause d’elle dans l’édition de Genève.
Pourtant, contradiction criante, aucun éditeur n’a emprunté les trois
autres sous-titres que la même table indiquait pour les trois dialogues
proprement dits, à savoir :
– Du système de conduite envers J. J. adopté par l’administration avec l’ap-
probation du public. Premier dialogue.
– Du naturel de J. J. et de ses habitudes. Second dialogue.
– De l’esprit de ses livres et conclusion. Troisième dialogue.
Il n’en va guère autrement de la dernière édition critique en date, celle

4 Livre de Poche, 1995, p. 69 ; GF-Flammarion, 1995, p. 313.


5 C’est le cas d’au moins un traducteur, George R. Healy (he Persian Letters, Indianapolis,
Bobbs-Merrill, 1964, p. 7).
Le méier d’éditeur 201

de la Bibliothèque de la Pléiade6. Le principe est clairement annoncé :


« Ce volume, ne contenant que des textes posthumes, a été entièrement
établi d’après les manuscrits autographes de Rousseau. »7 Cependant on
y trouve toujours « Du sujet et de la forme de cet écrit » (p. 661) qui ne
igure en tête de cette section dans aucun manuscrit. De surcroît, l’édi-
teur de ce texte, Robert Osmont, en convient : « Ce titre, emprunté à la
table des matières du manuscrit de Londres, est reproduit dans la 1re édi-
tion du 1er Dialogue […], puis par tous les éditeurs. Le manuscrit de Paris
a pour titre “Au lecteur”, celui de Genève n’en a pas » (p. 1615-1616). Il
identiie ainsi le phénomène mimétique et l’exempliie aussitôt en faisant
comme les autres. C’est pourtant le manuscrit de Genève qui est censé
lui avoir servi de texte de base. Autrement dit, quoi qu’en dise la source,
et quelque autorité qu’on lui prête, on ne déroge pas à la tradition suivie
par « tous les éditeurs ». Est-ce une raison suisante, s’agissant d’une édi-
tion critique ? En somme, Osborne met le sous-titre en question parce
que Musset-Pathay l’avait mis parce que Du Peyrou l’avait mis parce
que Boothby l’avait mis. Boothby au moins avait partiellement raison :
l’expression était au moins présente dans son manuscrit ; les autres n’en
peuvent dire autant, ils n’ont fait qu’imiter, publiant une formule qu’ils
savaient être étrangère au manuscrit qu’ils prétendaient suivre.
Il en est de même du sous-titre apparent. Presque tous les éditeurs,
y compris les derniers, des plus populaires au plus savants, ont mis le
même titre : Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues8. Par quelle autorité
ajoute-t-on le sous-titre Dialogues ? C’est que Du Peyrou l’avait fait, lui
qui imprimait en principe d’après un manuscrit qui ne le comportait pas.
Pourquoi l’avait-il fait ? Parce que, encore une fois, il copiait, non pas son
manuscrit, mais l’édition de Londres. Boothby avait au moins la simple
excuse qu’il respectait son manuscrit ; seul, en efet, entre les manuscrits
que nous connaissons, le sien comportait ce sous-titre. Comme la table
des matières et les autres sous-titres supposés, hormis l’« Histoire du pré-
cédent écrit », Rousseau l’avait écarté dans ses derniers manuscrits. Les
éditeurs non. La réaction ordinaire d’un éditeur qui regarde un manus-
crit où ne igure pas, en l’occurrence, le sous-titre Dialogues, que ce soit
Du Peyrou en 1782 ou Robert Osmont en 1959 (ils avaient tous deux le

6 Je ne tiens compte que des éditions collectives.


7 Note sur l’établissement du texte, OC I (1959), p. xcvi.
8 À l’exception de l’inversion pire encore dans l’édition GF Flammarion (1999), bizarre-
ment intitulée Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques.
202 Éditer Rousseau

même manuscrit sous les yeux), c’est d’y suppléer, comme si on rendait
service à l’auteur en comblant ainsi un « manque »9. Il en va de même
de la devise « Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis », que Rous-
seau a sainement jugé inutile de reprendre, s’en étant déjà servi pour
le Discours sur les sciences et les arts. Osmont reconnaît bien que le titre
qu’il donne à la préface est « emprunté à la table des matières du manus-
crit de Londres » ; mais quelle était la nécessité, pour un éditeur tra-
vaillant sur un manuscrit, d’« emprunter » ailleurs un titre ? Comme si le
fait qu’il avait été bêtement repris « par tous les éditeurs » (OC I, p. 1616)
était une raison : Osmont ne révèle ici que son refus de raisonner indé-
pendamment et de suivre son manuscrit plutôt qu’un autre qui lui est en
fait antérieur. Ce qu’il faudrait dire à sa place, c’est que dans un premier
temps Rousseau avait utilisé un sous-titre, une épigraphe, et des titres
de chapitres, qu’il a ensuite supprimés ; on ne peut pas en même temps
airmer qu’on suit le manuscrit de Genève et incorporer ces éléments
qui lui sont étrangers. Rousseau, en déinitive, a désigné tout simplement
ses dialogues, premier, deuxième, et troisième, auxquels il a bel et bien
ajouté, très explicitement, l’« Histoire du précédent écrit ». Il n’a voulu ni
sous-titres, ni épigraphe¹0, ni table.
Quand un éditeur intègre ainsi des éléments étrangers à la source
explicitement désignée, c’est qu’il les considère, implicitement sinon
consciemment, comme des compléments d’information et non comme des
déchets. À ce titre, les rejeter coninerait à la négligence. Ainsi, dans le
cas présent, si le prologue manque de titre, pourquoi pas lui donner celui
d’un autre manuscrit, fût-il antérieur ? Si le premier manuscrit connu
comporte une table de matières qui a depuis disparu, pourquoi ne pas
la mettre à proit ? Le grand inconvénient de ce parti pris est qu’il nie à
l’auteur le droit de rien efacer ; tout ce qu’il supprime sera fatalement
ramassé par l’avide éditeur qui croit toute information pertinente, pour
en faire une grande compilation synchronique malgré que l’auteur en
ait. Il est bon que l’éditeur ait du respect pour l’histoire mais il est abusif
de tout mettre sur le même plan ; comme l’écrit Catherine Volpilhac-
Auger à propos de Montesquieu, « ce n’est plus le nombre des manuscrits
qui déinit la complétude du corpus, mais la capacité à les identiier et à

9 J’avoue avoir succombé au même rélexe absurde dans l’édition Champion classiques
(2011) de ce même ouvrage, erreur corrigée dans RJJJ.
10 Conséquence malencontreuse, ceux qui croient pouvoir résumer le sens de l’ouvrage en
fonction de son épigraphe présumée font fausse route…
Le méier d’éditeur 203

déinir leur statut »¹¹. En l’occurrence, il faut croire que Rousseau avait
décidé que son ouvrage pouvait se passer de cette superstructure. Cette
pratique machinale se justiierait s’il convenait de considérer un texte
comme un amalgame de tous les manuscrits disponibles. Mais cela n’ar-
rive pas : tous les éditeurs qui invoquent un quelconque manuscrit (et
alors, évidemment, il faut bien préciser lequel, et pourquoi) assurent au
contraire qu’ils l’ont idèlement reproduit. Et puis ils emboîtent le pas
à leurs prédécesseurs. C’est comme un rélexe mécanique ; que Dieu
leur pardonne, ils ne savent pas ce qu’ils font. Avoir recours aux autres
manuscrits revient à dire dans un grand nombre de cas qu’on a choisi les
variantes qu’on préfère, ou suivi, comme le décrit Jean Varloot, « alter-
nativement des sources diférentes en extrayant de l’une ou de l’autre
ce qui ponctuellement leur semblait “le meilleur texte”»¹². L’archaïsme
artiiciel de l’orthographe fait souvent partie intégrante de ce genre de
supercherie.

Comment Duchesne a changé le itre de Julie

Lorsque, pour des raisons de mise en page, Duchesne en 1764 supprime


les deux premiers mots du titre Julie ou la nouvelle Héloïse, son acte devait
avoir pour conséquence de substituer efectivement, et quasi déinitive-
ment, le sous-titre au titre, dotant à tout jamais le roman d’un nouveau
titre que peu d’éditeurs songeront à remettre en question. On peut par-
courir d’un bout à l’autre une bibliothèque d’ouvrages savants qui lui sont
consacrés sans rencontrer la moindre suggestion que le livre ait jamais
porté d’autre titre que « La Nouvelle Héloïse », même s’il arrive de temps
à autre qu’on fasse allusion familièrement à « la Julie ».
De fait, le sous-titre avait été un ajout de dernière heure ; loin d’être
l’image génératrice du roman, « Héloïse » était presque une arrière-
pensée, due sans doute à la parution récente (1758) du poème de Pope,
Eloïsa to Abelard (1717) dans la traduction de Colardeau. Car Rousseau
avait mis d’abord : Julie ou lettres de deux amants, habitants d’une petite ville
au pied des Alpes, titre ensuite modiié en Julie ou la moderne Héloïse, avec
la même continuation. C’est ainsi qu’il l’avait envoyé à Rey pour la com-
position. Ce n’est qu’en corrigeant les épreuves, au début de 1760, qu’il

11 C. Volpilhac-Auger, Un auteur en quête d’éditeurs ? p. 381.


12 J. Varloot, « À propos de l’édition des Œuvres complètes », p. 29.
11. Faux itre, Julie ou la nouvelle Héloïse,
édiion originale (McEachern no 1A). Amsterdam, Marc Michel Rey, 1761.
12. Page de itre, Julie ou la nouvelle Héloïse
(McEachern no 1A). Amsterdam, Marc Michel Rey, 1761.
206 Éditer Rousseau

opère une dernière substitution : « Au titre au lieu de moderne Héloïse,


mettez nouvelle Héloïse »¹³.
À partir de ce moment et jusqu’à la sortie du roman un an plus tard,
le titre complet reste cet amalgame plutôt exceptionnel de deux titres,
l’un Julie ou la nouvelle Héloïse et l’autre Lettres de deux amants, habi-
tants d’une petite ville au pied des Alpes. Rousseau spéciie la mise en page
du titre¹4, tenant même à ce curieux déplacement de Julie ou la nouvelle
Héloïse en position de faux titre, peut-être pour éviter de trop charger la
page de titre :
Je suis d’avis que le titre se partage et qu’il y en ait deux au lieu d’un. Le
premier n’aura que ces mots : Julie ou la nouvelle Héloïse. Première partie.
Le second titre comprendra le reste. En un mot, il faut absolument trouver
quelque expédient pour que le titre simple ou double contienne tout ce que
j’y ai mis, et pourtant qu’il ne soit pas confus […].¹5
Remarquons que Rousseau n’a jamais dit que même un de ses titres
était « La Nouvelle Héloïse », et qu’en fait, c’est le nom de Julie qui
domine typographiquement, comme de raison, paraissant en caractères
beaucoup plus grands que le sous-titre. Toutefois, comme manifestement
la nouvelle formule lui plaisait, Rousseau demande en même temps que
le titre courant soit changé de « Lettres de deux amants » en « La nou-
velle Héloïse », ce qui est fait¹6.
On voit la même hésitation entre trois titres à propos de la seconde
préface ou « préface dialoguée », qui, selon une lettre adressée à Rey, sera
publiée à part, sous le nom de Préface de Julie (CC 788, 14 mars 1759),
et qui deviendra au moment de sa publication : Préface de la nouvelle
Héloïse, ou entretien sur les romans. L’avertissement commence pourtant
ainsi : « Ce dialogue ou entretien supposé était d’abord destiné à servir
de préface aux Lettres de deux amants. » Il semble donc que Rousseau ne
savait pas trop quel titre privilégier. S’il revient si souvent à la formule
Lettres de deux amants, c’est qu’elle lui permet plus facilement d’évoquer

13 Rousseau à Rey, CC 928, 18 janvier 1760.


14 Voir la photographie accompagnant la lettre datée du 12 avril 1759 environ (CC 796).
15 Rousseau à Rey, CC 1037, 29 juin 1760. Rousseau appelle explicitement la première de
ces pages un « faux titre » : voir Rousseau à Rey, CC 1056, 17 juillet 1760. Sur les relations
sémantiques entre titre et faux titre voir l’analyse d’Y. Séité, Du livre au lire, p. 148-166.
16 Rousseau à Rey, le 6 mars 1760, CC 952. Le cas de Julie n’est pas à cet égard absolument
exceptionnel : dès le début, certains exemplaires du Contrat social que B. Gagnebin appelle
« type B » portaient Du contrat social en faux titre et Principes du droit politique en page de
titre (OC III, p. 1867-1868).
Le méier d’éditeur 207

« ces lettres » ou « ce recueil » en évitant ainsi de trancher entre iction et


vérité. Il ne faut donc pas s’étonner de trouver la même espèce d’alter-
nance chez ses contemporains. La première notice donnée par Le Mer-
cure de France, ne se référant qu’à la page de titre formelle, n’utilise pas
d’autre désignation que Lettres de deux amants […], tout en donnant dans
le numéro suivant un long résumé du roman plutôt sous son faux titre
ostensible de Julie ou la nouvelle Héloïse¹7. Cependant les trois extraits
donnés par le Journal encyclopédique paraissent tous sous le seul titre de
Lettres de deux amants…¹8
Cela ne veut pas dire que Rousseau n’ait pas fréquemment appelé
son livre « La nouvelle Héloïse » et même « l’Héloïse » tout court ; dans
les Lettres écrites de la montagne on trouve une fois « Nouvelle Héloïse »
et deux fois « Héloïse » et dans Rousseau juge de Jean-Jacques on compte
huit fois « Héloïse » et une fois « Nouvelle Héloïse ». La préférence n’en
va pas moins à « Julie ». Dans Les Confessions, où Rousseau évoque plus
longuement son roman, il l’appelle cinq fois « La Nouvelle Héloïse »
et cinq autres fois « L’Héloïse », alors qu’on trouve « Julie » quinze fois.
Dans divers autres de ses écrits j’ai relevé un nombre à peu près égal
d’« Héloïse » et de « Julie ». Quant à la correspondance, pour laquelle on
ne dispose pas de concordance, mon échantillon pour les années 1760-
1761, quoique sans doute loin d’être complet, peut quand même indi-
quer la tendance générale : l’éditeur Rey l’appelle presque sans exception
Julie ; les nombreux lecteurs avides qui écrivent à Rousseau au moment
de sa parution utilisent tous les trois libellés, et souvent dans une seule et
même lettre¹9. De même Rousseau dans les siennes : j’y ai compté deux
« Héloïse », quatre « Nouvelle Héloïse » – et onze « Julie ». Bref, bien que
le sous-titre fasse souvent igure de sobriquet, strictement rien ne suggère
qu’il remplaçait, aux yeux de Rousseau ou de son public, Julie comme
titre authentique de l’ouvrage.
Mais la substitution pratiquée par Duchesne (Neufchâtel et Paris)
en 1764 sera décisive. Sans rien changer au faux titre, il n’en reprend pas
moins « La Nouvelle Héloïse » en tête de la page de titre, suivi d’un ou
qui est nouveau, puis de « Lettres de deux amants… »²0. Il est à peu près

17 Mercure de France, mars 1761, p. 101 ; avril 1761, t. I, p. 66-85, et t. II, p. 108-124.
18 Journal encyclopédique, 15 février 1761, p. 61-72 ; 1er mars 1761, p. 38-54 ; 15 mars 1761, p. 45-66.
19 J’ai compté 13 fois Héloïse, 22 fois nouvelle Héloïse et 25 fois Julie.
20 Les éditions en question, en suivant le dénombrement de J. A. McEachern, sont 17A-C,
18A-B, 19 et 20, toutes datées de 1764.
208 Éditer Rousseau

certain que Rousseau n’était pour rien dans cette disposition cavalière
du titre. Lorsque par la suite, dans une collection des œuvres de Rous-
seau, le faux titre fait place à une page qui marque la tomaison dans la
collection²¹, le nom de l’héroïne disparaît du même coup du titre et le
roman ne s’appelle plus que La Nouvelle Héloïse. C’est ainsi que, essen-
tiellement par érosion, le titre de Julie – mais d’abord presque exclusive-
ment dans les éditions collectives – est décapité²². On peut trouver peut-
être de 6 à 8 autres pages de titre abrégées de la même manière sur les
50 à 70 éditions de Julie publiées entre 1780 et 1800²³. Toutes les autres
parmi les quelque 113 éditions ou réémissions entre 1761 et 1800 conti-
nuent de porter le nom de Julie avant sa lointaine âme sœur sur le faux
titre ou la page de titre.
L’acte de révision le plus lagrant, mais allant, pourrait-on dire,
au bout de la même logique, fut celui du traducteur anglais William
Kenrick, qui non content de conférer au roman le titre pur et simple
d’Eloisa²4, substitua partout ce nom à celui de l’héroïne, considérant que
c’était, comme il le dit dans sa préface, « une afaire sans importance pour
le lecteur ». Ainsi Julie s’éclipse complètement devant « Eloisa » avec qui,
comme on sait, elle n’est comparée qu’une seule fois dans le texte ori-
ginal (IV, 13 ; OC II, p. 500). Devenue Héloïse, elle cesse d’être la nou-
velle Héloïse ; ce que le sens métaphorique gagne en évidence, il le perd
en profondeur. En anglais la restitution sera faite dans une édition de
1773 intitulée Julia, or, the new Eloisa (Édimbourg, J. Bell, J. Dickson,
C. Elliot, 3 volumes), mais l’exemple n’est pas souvent suivi. En fait la

21 La première paraît être celle de 1775, McEachern 34B.


22 Ces éditions, en date de 1782 à 1792, correspondant aux numéros McEachern 45A-D,
45G, 45I, 45K, 48, 52B, 53A-B, 54 ; 55A (1789) et 55B (1792) sont les seules éditions à part où
manque une mention de Julie.
23 La nature complexe et souvent ambiguë des données bibliographiques rend ici toute pré-
cision illusoire ; la diiculté tient surtout aux volumes déjà existants qui sont écoulés dans
des éditions subséquentes ou partiellement intégrés dans des collections des œuvres de
Rousseau, et sont d’ailleurs extrêmement diiciles à distinguer les uns des autres : voir
l’édition de D. Mornet, Paris, Hachette, 1925, t. I, p. 213-214. Dans presque toutes les édi-
tions des Œuvres, on trouve quelque part les mots Julie ou au début du volume, sinon juste
avant le texte du roman. Au xixe siècle aussi il y eut, de temps à autre, une édition inti-
tulée La nouvelle Héloïse tout court (en 1843, 1850, 1872, 1889). Pour un survol de l’histoire
des éditions, voir J. Sgard, « Deux siècles d’éditions de La Nouvelle Héloïse », p. 123-134.
24 Eloisa, or, a series of original letters collected and published by J. J. Rousseau. Translated from
the French, Londres, R. Griiths, T. Becket, P. A. De Hondt, 1761, 4 volumes. Kenrick
ou son imprimeur n’a pas eu de scrupule non plus à détruire l’architecture du roman en
redistribuant en quatre tomes les six parties de Julie, avec une numérotation séquentielle
et ininterrompue d’un bout à l’autre.
Le méier d’éditeur 209

version intitulée Eloisa a été rééditée une quinzaine de fois jusqu’en 1810
et même a été sottement reprise par Woodstock Books à Oxford pour
un reprint en 1989.
Le glissement vers « La Nouvelle Héloïse » au lieu de Julie s’explique
peut-être en partie par un préjugé tacite contre les titres trop brefs. Julie
tout court, selon les usages de l’époque, pouvait sembler léger. Appeler
une œuvre La Princesse de Clèves ou Mémoires du comte de Comminge,
c’est une chose ; c’en est une autre de lui donner un nom inconnu, et pire
encore un prénom seul. Si La Vie de Marianne (1731) annonce un ano-
nymat saisissant, l’extension du titre –  … ou les aventures de Madame la
comtesse de *** – apporte un contrepoids plus qu’adéquat, c’est-à-dire la
présence de quelqu’un derrière le prénom d’une jeune ille. Il est utile à
cet égard de se rappeler que Nivelle de La Chaussée avait fait sensation
en 1741 en donnant à une pièce le titre étonnamment banal de Méla-
nide : c’était évidemment un nom de femme, mais qui ? Ne signiiant
rien, il ne véhiculait aucune connotation. Va pour Médée, on la connaît,
mais Mélanide ? Un nom insolite, remarque Gustave Lanson, « un nom
de l’invention de l’auteur, ni symbolique ni grotesque, insigniiant, inco-
lore, qui n’annonçait ni l’intention morale de l’auteur, ni les caractères,
ni le sujet, on n’avait jamais donné de titre pareil à une comédie »²5. Julie
aussi contrevenait tout à fait aux conventions ; il lui manquait pour ainsi
dire le lest nécessaire pour une histoire aussi imposante.
Un nom sans contenu particulier, c’est sûrement ce que voulait Rous-
seau : un nom qui ne suggère à peu près rien sinon la simplicité alpestre
à laquelle fait écho l’anonymat tout aussi hardi de cet autre titre : Lettres
de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes. Ainsi la légè-
reté de Julie est aussitôt compensée par l’ajout d’un bel hémistiche qui
au contraire suggère toute la charge tragique du drame d’Abélard et
Héloïse, pour qui l’engouement au xviiie siècle est attesté par une multi-
tude de pièces de théâtre, de poèmes, et d’autres adaptations des lettres et
des célèbres soufrances des malheureux époux²6. « Héloïse » vient pon-
dérer un simple nom de jeune ille en revendiquant implicitement pour
elle quelque grandeur épique.
N’en doutons pas, c’est le rapport à Héloïse, tellement plus sulfu-
reux pour le lecteur de 1761 qu’aujourd’hui, qui a déterminé, même sur-
déterminé l’eicacité généralisée du sous-titre. Le nom d’Héloïse sent le

25 G. Lanson, Nivelle de la Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, Hachette, 1903, p. 158.


26 Pour une liste, voir l’édition déjà citée de D. Mornet, t. II, p. vii-viii.
210 Éditer Rousseau

scandale ; Rousseau dit explicitement dans la préface que ce nom dans le


titre constitue à lui seul un avis aux pucelles : « Jamais ille chaste n’a lu
de Romans ; et j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu’en l’ouvrant
on sût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule
page, est une ille perdue » (OC II, p. 6 ; je souligne). Il va de soi que ce
titre « assez décidé » pour avertir sert en même temps d’appât, promet-
tant des diversions piquantes.
Le traitement du titre de Julie dans diférentes éditions collectives
témoigne donc d’un certain désarroi. Dans l’édition Poinçot (1888-1793),
sa « Préface » (t. I, p. 1-5) est sans titre, mais elle est suivie d’une « Seconde
préface de la Nouvelle Héloïse » (p. 7-52) dont le titre courant est pour-
tant « Seconde préface de Julie ». La page où commence le roman (p. 53)
ne porte d’autre titre que : Lettres de deux amants, habitants d’une petite ville
au pied des Alpes, et pourtant le titre courant est « La Nouvelle Héloïse ».
Prenons encore l’exemple de la Collection complète in-quarto. Le
tome II s’appelle « Tome second. Contenant les trois premières parties
de Julie ou la Nouvelle Héloïse ». L’ouvrage a aussi sa propre page de titre,
qui en difère : « La Nouvelle Héloïse, ou lettres de deux amants […] ».
Vient ensuite la « Préface » – avec « Préface » pour titre courant aussi –,
après quoi la « Seconde préface de la Nouvelle Héloïse » dont le titre cou-
rant est pourtant encore « Préface de Julie ». Le texte du roman lui-même
ne porte d’autre titre que : Lettres de deux amants […], son titre courant
étant : « La Nouvelle Héloïse ».
Au tome III de la Collection complète in-douze, le début de Julie mani-
feste une grande hésitation sur la maquette générale et la façon en particu-
lier de désigner le roman. On y trouve plusieurs pages liminaires : un faux
titre indiquant la tomaison dans la collection ; une page de titre formelle
de la collection, portant l’indication : tome III, « Contenant la Ie partie de
Julie ou de la Nouvelle Héloïse » (Genève, 1782) ; une page formelle de titre
du roman, mais sans nom d’éditeur ni date : « La Nouvelle Héloïse, ou
lettres de deux amants, habitants d’une petite ville au pied des Alpes », etc.,
avec épigraphe ; un faux titre, portant seulement, comme dans l’édition ori-
ginale de 1761, « Julie, ou la nouvelle Héloïse. Tome premier » ; une page
de titre formelle (Genève, 1780), qui porte : « La Nouvelle Héloïse, ou
lettres de deux amants », etc., mais sans épigraphe. La version in-octavo
est moins compliquée, mais présente la même confusion : aucune indica-
tion de tomaison dans la collection ; un faux titre : « Julie, ou la nouvelle
Héloïse. Tome premier », suivi d’une page de titre formelle : La Nouvelle
Héloïse, ou lettres de deux amants, puis le tome I du roman.
Le méier d’éditeur 211

À l’époque où commenceront à paraître, aux environs de 1890, les


histoires universitaires de la littérature, et avec elles des livres et des
articles consacrés spéciiquement à Julie, il y a longtemps que « La Nou-
velle Héloïse » est déinitivement établi comme unique et vrai titre, Julie
ne servant plus, et encore seulement de temps à autre, que de sobriquet.
Ce n’est pas en lisant Brunetière, Doumic, ou Lanson²7 qu’on apprendra
que Rousseau a jamais commis un livre du nom de Julie. Le Breton, qui
consacre à Julie un chapitre de 80 pages, ne fait qu’une seule mention
de Julie²8. Gustave Lanson pour sa part transcrit le titre complet de cette
manière étonnamment désinvolte : « La Nouvelle Héloïse, ou lettres de
deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes »²9 – preuve qu’il
ne savait plus, s’il l’avait jamais su, comment en fait le livre s’intitulait.
« Julie » n’y a strictement aucune place ; le temps, l’idéologie et de lâches
habitudes éditoriales l’ont tout bonnement oblitérée.
Quant à Daniel Mornet, non seulement il ne fait, dans La Nouvelle
Héloïse de J.-J. Rousseau, étude et analyse³0, qu’une seule mention du titre
Julie mais, chose encore plus remarquable, le nom n’a même pas droit de
cité à la page de titre de sa grande édition critique (Grands Écrivains de
la France) en quatre volumes. Seuls les fac-similés des pages originales,
placés ailleurs, permettent de le rétablir comme une sorte de palimpseste.
Il n’est pas jusqu’à la presque canonique édition de la Pléiade (OC II) qui
ne supprime pareillement le nom de Julie sur sa page de titre.
La consécration de « La nouvelle Héloïse » est en efet si entière que
si Rousseau a expédié à la maréchale de Luxembourg, avec un manus-
crit qu’il a copié à la main pour elle, une page de titre où cette expres-
sion manque, Bernard Guyon, l’annotateur de l’édition de la Pléiade,
remarque, étonné, qu’elle « ne porte pas encore le titre fameux, mais seu-
lement le sous-titre : Julie | ou lettres de deux amans | habitans etc. »

27 F.  Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française, Paris, 1880-1903 ;
R. Doumic, Histoire de la littérature française, de nombreuses éditions à partir de 1890
environ ; G. Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, 1895.
28 Le Roman au dix-huitième siècle, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1898,
p. 248. Pour citer un autre cas semblable, Lanson a souvent évoqué les Lettres anglaises de
Voltaire, titre que n’avaient jamais porté les Lettres philosophiques : voir par exemple l’ar-
ticle Voltaire de La Grande Encyclopédie, Paris, Lamirault, 1886-1902, t. XXXI, p. 118,
2e colonne, et Voltaire, Paris, Hachette, 1960, p. 35, 49, 59, 67.
29 La Grande Encyclopédie, Paris, Larousse, 1886-1902, t. 28, p. 1064-1065. Il le donne sous la
même forme dans sa nouvelle édition revue du Manuel bibliographique de la littérature
française moderne en 1921 (Paris, Hachette, p. 785), et dans l’Histoire illustrée de la littérature
française (Hachette, 1923, t. II, p. 138).
30 Paris, Mellottée, s. d. (1929), p. 64.
212 Éditer Rousseau

(p. 1335-1336)³¹. Décidément il est aussi obnubilé que Lanson à ce sujet,


ou bien il ne sait pas ce qu’est un sous-titre : Julie pour lui est une sorte
de proto-titre ; « le titre fameux » viendra enin téléologiquement donner
son sens à tout un développement de l’inspiration quand Rousseau aura
« inalement inscrit à la suite de Julie, et avant Lettres de deux amans, ce
sous-titre promis à un glorieux destin » (p. 1338). Or ce sublime destin
n’a d’autre référent que la mythiication romantique de la « nouvelle
Héloïse » dont l’extase de l’éditeur constitue elle-même une nouvelle
instance. Et un nouveau garant pour le prochain éditeur qui s’autorisera
de son exemple, dans les siècles des siècles.
On ne rencontre que depuis très récemment le titre de Julie dans un
article ou livre, même savant, et on peut être à peu près certain que si on
veut trouver des références dans un index quelconque paru avant 1980 et
même quelquefois après, y compris dans le catalogue de la Bibliothèque
nationale, on a intérêt à chercher sous la lettre  N et non J. J’ai même vu
un livre où igurait dans l’index cet extraordinaire cocktail : « ( Julie ou) La
Nouvelle Héloïse » – entrée qui ne s’en trouvait pas moins à la lettre N ³².
Ce n’est pas pour la même raison que les éditeurs se sont mis à
appeler l’amant de Julie « Saint-Preux », graphie qu’on ne trouve ni dans
les manuscrits ni dans les anciennes éditions, car Rousseau écrit tou-
jours St Preux. C’est au contraire au xixe siècle que les traits d’union ont
proliféré, notamment dans les noms de rues et de villages (usage pro-
mulgué oiciellement pour faciliter la mise en ordre alphabétique). Il
est vrai aussi que Rousseau ne mettait jamais de trait d’union dans son
propre nom non plus, écrivant toujours « Jean Jaques » ; mais on accepte
sans réticence une pareille modernisation dès qu’il s’agit d’un nom véri-
tablement double et jamais divisé ; or il est certain que Rousseau n’était
jamais ni Jean ni Jacques mais bien Jean Jacques, comme il l’a écrit des
milliers de fois. Aucune autorité par contre n’explique le trait d’union
dans « Saint-Preux », qui se trouve pourtant être la graphie universelle
du nom. Bernard Guyon respecte assez sa source manuscrite pour ne
mettre jamais autre chose que St Preux dans le texte de Julie, et pour-
tant dès qu’il s’agit d’une note ou d’un commentaire d’éditeur, c’est sou-
dain « Saint-Preux ».

31 Daniel Mornet dans une note de son édition (t. II, p.  vii) constatait aussi ce titre sur le
manuscrit Luxembourg, sans apparemment prendre note de ce qu’il avait de remarquable.
32 Judith Still, Justice and Diference in the Works of Rousseau, Cambridge University Press,
1993, p. 259.
Le méier d’éditeur 213

Pourtant St Preux n’est pas un nom de commune ou de rue comme


Saint-Philippe-du-Roule ; il n’y a pas et n’y a jamais eu de raison pour y
ajouter un trait d’union. Pourtant ce genre d’habitude est terriblement
tenace. J’ai souvent reçu des épreuves d’éditeur où chaque occurrence de
« St Preux » était ainsi corrigé à mon insu. Il y a de quoi sympathiser avec
Rousseau quand il protestait contre l’habitude des typographes de cor-
riger son texte. Et pourquoi pas ? L’éditeur craint de paraître ridicule en
ne faisant pas comme tout le monde. Qu’importe après tout qu’on écrive
« Saint-Preux » ? Il n’y a qu’à considérer, si l’on veut, la diférence entre
St Michel et Saint-Michel. L’un est un nom de saint et l’autre un nom
propre voire un nom de lieu. Le nom de convention que Claire donne
à l’amant de Julie est justement un pastiche de nom de saint. Substituer
« Saint-Preux » là où Rousseau a campé un St Preux, c’est supprimer
d’autorité une résonance que le nom était peut-être censé véhiculer.
D’une manière plus général, l’usage des traits d’union pour lier un
excès de prénoms, trop répandu, n’en est pas meilleur pour être prôné
par l’Imprimerie nationale, qui peut raisonner mal comme tout un
chacun. On n’augmente pas la précision des références et on ne faci-
lite certainement pas la lecture en semant partout des noms rébarbatifs
comme Pierre-Jean-Georges Cabanis, Samuel-Auguste-David Tissot,
ou Simon-Nicolas-Henri Linguet, sans parler de Louis-Donatien-
François-Alphonse de Sade. Il suit, dans ce dernier cas, de ne pas le
confondre avec son père, ce qui n’exige pas quatre prénoms. Ne suit-
il pas d’écrire la comtesse de Genlis plutôt que Caroline-Stéphanie-
Félicité du Crest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis ? Ces noms sur-
composés ne correspondent à aucun usage réel dans leur monde.
Certes beaucoup de gens, surtout dans la noblesse, arboraient trois
et même quatre ou cinq prénoms ; cela n’oblige pas à les enchaîner ainsi
de manière à leur donner à tous la même importance, car on les utilisait
peu et certains pas du tout, sinon deux ou trois fois dans sa vie pour la
signature d’un contrat – et encore probablement sans traits d’union. On
sait bien que Élisabeth-Sophie-Françoise Lalive de Bellegarde, com-
tesse d’Houdetot ne s’appelait pas Élisabeth-Sophie-Françoise mais
Sophie, et que Isabella-Agneta-Elisabeth de Charrière s’appelait Isa-
belle. Des pratiques excessivement fastidieuses, imposées parfois il est
vrai par les protocoles d’éditeurs, donnent un résultat encombrant et aga-
çant pour un lecteur, même en l’absence de traits d’union. Les usagers
de l’édition Besterman de la correspondance de Voltaire ne connaissent
que trop son obsession à n’omettre aucun prénom ou titre, si bien que
214 Éditer Rousseau

l’œil est obligé de vraiment travailler pour identiier à qui Voltaire écrit
en lisant « Voltaire to Charles Augustin Feriol, comte d’Argental, and
Jeanne Grâce Bosc comtesse d’Argental » ou « Voltaire, Pierre Jacques
Claude Dupuits and Marie Françoise Dupuits to Beatrix de Choiseul-
Stainville, duchesse de Grammont, and Étienne Francois de Choiseul-
Stainville, duc de Choiseul ». Il ne s’agit pas d’établir un héritage mais
d’identiier un correspondant d’ailleurs bien connu. Il serait tellement
plus utile d’écrire « Voltaire à Choiseul ». Le modèle à suivre est celui du
Dictionnaire de la Presse³³ où le trait d’union n’est utilisé que dans le cas
des vrais noms doubles, du genre Jean-Baptiste ou Marie-Antoinette.

De l’intervenion éditoriale

On peut tenir pour postulat qu’aucune décision prise par un éditeur n’est
neutre. Les meilleurs protocoles scientiiques comme les approches les
plus désinvoltes ont leurs conséquences ; dès qu’on veut établir un texte,
il n’y a pas moyen de ne pas intervenir, quelque purs qu’en soient les
motifs ; penser qu’on n’intervient pas est en soi une décision qui compte.
Puisqu’on ne peut parler de tout, et puisque ceci n’est pas un manuel
à l’usage des éditeurs, je prendrai un seul exemple ici qui est la question
de la ponctuation, parce que c’est un domaine où on prend, et où il faut
toujours prendre, des décisions – souvent, paradoxalement, en niant en
avoir pris. Moderniser l’orthographe est raisonnable dans la plupart des
cas, sauf dans les éditions critiques au sens strict. Dans le cas de Rous-
seau, garder la ponctuation des manuscrits, souvent incompatible avec
les usages modernes, risque de laisser perplexe le lecteur contemporain,
mais il est plus pertinent de constater que c’est là ce qu’aucun éditeur,
en dépit de ses prétentions, ne fait stricto sensu. L’éditeur a le devoir de
reconnaître son implication dans ce procédé. Il a ses préférences et il doit
les défendre, mais sans supposer que son approche à lui éloigne les pro-
blèmes une fois pour toutes.
Tout spécialiste du xviiie  siècle sait que l’orthographe était alors
beaucoup plus aléatoire qu’aujourd’hui, et davantage au début du siècle
que vers la in. Montesquieu paraît se caractériser par la plus grande
indiférence tant à l’égard de l’orthographe que de la ponctuation, dont

33 Jean Sgard éd., Dictionnaire des journaux, 1600-1789 et Dictionnaire des journalistes, 1600-
1789, Oxford, Voltaire Foundation, 1991 et 1999.
Le méier d’éditeur 215

il laisse en général le soin à ses secrétaires³4. Rousseau est en fait excep-


tionnel non seulement en ne se servant jamais de secrétaire (lui qui au
contraire est copiste, de musique s’entend), mais aussi par la régularité
de son écriture et de son orthographe. Ce n’est pas qu’il soit spéciale-
ment « moderne » ; il exempliie essentiellement toutes les particularités
de son temps, tout en apportant à la grammaire comme à l’orthographe
autant de soin qu’à sa belle écriture et à ses partitions de musique. Il est
parfois presque comique de lire ses échanges avec Rey sur la correction
(du point de vue de Rousseau, surtout l’incorrection) des épreuves : les
lettres de l’imprimeur sont par contre la preuve que son approche per-
sonnelle est surtout phonétique, et qu’il n’a qu’une idée très approxima-
tive des conventions suivies par la plupart des gens lettrés.
Parmi ceux-ci on trouve cependant certains qui ne font guère mieux ;
Mme de Graigny est un exemple bien connu. On comprend que Rous-
seau ait félicité Mme de La Tour de posséder une « écriture aussi liée
aussi formée que celle d’un homme », une orthographe très régulière, une
« ponctuation plus exacte que celle d’un prote d’imprimerie », et « un ordre
que les femmes ne mettent pas communément dans leurs lettres »³5. Les
quelques aberrations qu’on rencontre souvent chez lui, comme les gra-
phies bienveuillance, cavalier, las (pour lacs), chucheterie, apprentif, relèvent
de véritables variantes de vocabulaire auxquelles Rousseau tient quelque-
fois³6 (ce qui n’empêche pas toujours certains éditeurs de les « corriger ») ;
certaines, y compris quelques helvétismes, font le sujet de notes dans
Julie car, comme il le dit dans l’une d’elles, « qu’aura-t-on gagné à faire
parler un Suisse comme un Académicien ? »³7 C’est une prérogative que
Rousseau partage avec le personnage, clamant à Néaulme : « Quoi donc,

34 Pour des raisons analogues, les éditeurs de l’édition courante de Diderot (Paris, Hermann,
1975-) modernisent l’orthographe mais non la ponctuation (sauf exception, dont une liste
partielle est donnée p. xix) et les noms propres (introduction de J. Varloot, t. I, p. xvii).
Précisons toutefois que l’édition de Montesquieu (Voltaire Foundation / ENS Éditions,
2000-), étant au contraire rigoureusement savante, suit jusqu’aux fautes des manuscrits
(sauf les fausses « majuscules »), quitte à rajouter les apostrophes manquantes et à suggérer
en note la lecture à préférer.
35 Rousseau à Mme de La Tour, CC 1536, 10 novembre 1761. Il a cru pendant un temps qu’elle
ne pouvait réellement être une femme.
36 « Je ne sais pas quels sont les termes peu usités dont vous me parlez. En écrivant en fran-
çais je n’ai pas prétendu me faire entendre de ceux qui ne savaient pas cette langue, et je
n’aime pas expliquer ce qui est clair » (Rousseau à Jean Néaulme, CC 1657, 29 janvier 1762).
37 Julie, I, 19 ; OC II, p. 70. Plus tard l’éditeur explique qu’il n’intervient pas pour « corriger »
une faute de Julie parce qu’elle « avait l’oreille trop délicate pour s’asservir toujours aux
règles mêmes qu’elle savait » (VI, 8 ; p. 693).
216 Éditer Rousseau

monsieur ! je ne pourrai pas faire des fautes quand il me plaira dans mes
ouvrages ? Il faut qu’ils soient écrits à votre mode et non à la mienne, et
cependant qu’ils portent mon nom ? » (CC 1657, 29 janvier 1762)
Cependant, il est normal, sauf dans les éditions les plus strictement
critiques, de ne pas retenir des fautes évidentes, tout de même fréquentes
dans des manuscrits comme dans des imprimés, ou de se permettre, en
cas de doute, de corriger un manuscrit sur un autre. Encore faut-il exercer
son jugement. Comme tout scribe, Rousseau fait des erreurs même en se
recopiant, il supprime des mots qui sont d’ailleurs quelquefois réinsérés
après, et ne se refuse pas des substitutions, des inversions, des ajouts de
toutes sortes. Chacun de ses manuscrits comporte des ratures, des lignes
entières bifées ou rajoutées. Le fait qu’en recopiant ses manuscrits, il
introduise des modiications (souvent des ajouts ou des notes repor-
tées en bas de page) est un argument pour retenir le dernier manuscrit
en date comme texte de base, mais non aveuglément. L’exemplaire de
Julie que Rousseau a soigneusement copié pour Mme de Luxembourg,
par exemple, tout en étant peut-être le dernier, n’est pas fait d’après la
copie alors la plus récente ; il abonde en changements qu’aucun éditeur
n’a retenus (sauf quelquefois en tant que variantes), sachant qu’il les fai-
sait à l’intention de la maréchale plus que pour perfectionner le texte en
tant que tel : ce manuscrit n’était nullement destiné à l’imprimeur mais
s’engageait dans une impasse, un peu comme le carton que Rey a inséré
dans l’exemplaire destiné à Mme de Pompadour³8.
On sait en plus que Rousseau ne souligne pas toujours les titres d’ou-
vrages ; il lui arrive assez souvent, par exemple, de faire allusion à « mes
confessions » et même au « devin du village » sans majuscule ni souli-
gnement. Qu’aucun éditeur n’hésite à imposer l’italique (et la majus-
cule) ne signiie pas que cela va de soi ; au contraire, cela mérite rélexion.
Ceux qui ont décidé de transformer « l’Héloïse » en L’Héloïse mais jamais
« Julie » en Julie (c’est le cas du texte des Confessions en Pléiade) ont sup-
posé trop innocemment que « Julie » n’était pas un titre, et par là per-
pétué le faux statut du sous-titre. D’un autre côté, comme c’est fréquent
à l’époque, les citations directes sont quelquefois mises entre guillemets
et quelquefois en italique. Les deux pratiques sont en efet normales ;
faut-il les régulariser pour l’édition ? Quand il n’y a ni italique ni guille-
mets, doit-on les ajouter ?

38 Voir plus haut, p. 33.


Le méier d’éditeur 217

Une question qui tient à la fois de l’orthographe et de la ponctua-


tion est celle des majuscules. On peut sans créer de malentendus garder
toutes celles qu’on trouve dans le manuscrit, mais ce n’est pas toujours
une bonne solution puisqu’elles ne sont souvent pas conséquentes, sans
compter que dans l’écriture de Rousseau la forme du a, du c, du m petits
ou grands est souvent impossible à démêler. Au minimum, on pré-
fère toujours, tant bien que mal, les régulariser ; pourtant même si elles
l’étaient, leur usage pourrait paraître incontestablement capricieux. Donc
on décide (je donne un exemple arbitraire) qu’on gardera une majus-
cule à « Ciel » si c’est un euphémisme pour Dieu, mais non pas au A
d’« Auteur » ni au M de « Musique », etc. C’est supposer, d’abord, qu’on
peut se ier à sa propre intuition pour distinguer entre « Ciel » et « ciel »,
ce qui ne me paraît pas évident ; la même remarque vaut pour « le roi »
ou « le Roi », « la cour » ou « la Cour », etc. Et puis, la fréquentation des
manuscrits de Rousseau me permet de dire qu’il y a beaucoup de varia-
tions, et que de toute façon, dans la plupart des cas où Rousseau n’a pas
personnellement surveillé l’impression, c’est le typographe qui a choisi.
Rousseau, quand il se recopie, est parfaitement capable de modiier son
emploi de majuscules aussi, volontairement ou non c’est diicile à dire.
Des changements de ponctuation aussi sont fréquents, sans pour autant
indiquer forcément une révision réléchie et déinitive. En somme, les
deux pratiques paraissent par moments assez lottantes.
Plus peut-être qu’aucun écrivain avant lui, Rousseau écrit par phrases
et non seulement par périodes. Ainsi que l’a montré Jean-Pierre Seguin,
notre concept de la « phrase » n’est pas une donnée au xviiie siècle mais
est au contraire en train progressivement de se forger³9, et la ponctua-
tion sert encore plutôt à marquer des pauses qu’à distinguer les segments
grammaticaux. Cela ne veut pas dire que chez Rousseau les phrases inis-
sent toujours par un point : d’où quelquefois un problème d’interpré-
tation, et par conséquent de pratique éditoriale. Je ne reproche rien
aux éditeurs qui ont constaté que l’usage du point-virgule et du deux-
points est déroutant pour un lecteur moderne. À l’époque, la signiica-
tion de ces deux signes était approximativement l’inverse de ce qu’elle est
aujourd’hui. C’est dire que si on les échange systématiquement, on sera
plus proche de nos usages qu’en les laissant tels quels. Encore faut-il être
sensible, à chaque fois, à la relation entre les deux propositions ain de

39 J.-P. Seguin, L’Invention de la phrase au xvıııe siècle, p. 12.


218 Éditer Rousseau

vériier que le signe est (selon nos sensibilités) adapté à la situation. L’il-
lusion est de penser qu’on peut ne pas prendre de parti, que « respecter »
l’original est un acte neutre : pour beaucoup de lecteurs, le résultat peut
être de rendre le texte quasi illisible.
Il y a souvent par exemple chez Rousseau des séries de propositions
plus ou moins parallèles séparées par des deux-points suivis d’une majus-
cule : il faut intervenir. Une possibilité, puisque le deux-points est, selon
les normes du temps, presque un point, c’est d’y substituer tout simple-
ment chaque fois un point, alors que la meilleure solution du point de
vue du rythme et de la syntaxe est peut-être d’y mettre plutôt un point-
virgule en supprimant la majuscule.
En fait, presque tout ce qui nous paraît des anomalies de ponctua-
tion se réduit aux quatre cas suivants, qui ne sont guère particuliers à
Rousseau :
1. Un deux-points suivi d’une majuscule (dans la mesure où on peut
en être sûr : comme on l’a dit, la majuscule de beaucoup d’auteurs, sur-
tout pour certaines lettres comme c, s ou a, ne se laisse pas toujours clai-
rement distinguer d’une minuscule). En principe, on tient que le deux-
points signale une pause intermédiaire entre le point-virgule et le point.
Comme de toute façon, dans le cas de Rousseau, on trouve beaucoup
de variantes à ce sujet d’un manuscrit à l’autre, l’éditeur est appelé à
décider chaque fois, en fonction de la continuité logique de la phrase, s’il
convient de faire une phrase ou deux.
2. Pour la même raison, une certaine ambiguïté entre l’usage du deux-
points et du point-virgule, qui ne sont pas toujours clairement diféren-
ciés. Encore une fois, d’après le sens de la phrase, et peut-être aussi une
comparaison entre manuscrits, il convient quelquefois de substituer l’un
à l’autre.
3. L’emploi d’un deux-points ou d’un point-virgule là où une virgule
suirait.
4. Une absence de virgule à la in d’une incise.
Après cela, l’usage de loin le plus particulier chez Rousseau par rap-
port aux nôtres, c’est l’accumulation de noms ou d’adjectifs sans les
séparer par des virgules. Pour se défendre de la « ligue », par exemple,
Jean-Jacques « n’a ni secours ni ami ni appui ni conseil ni lumières »40.
Ou bien ce passage où « le Français » décrit ses simples plaisirs :

40 RJJJ, p. 174, manuscrit de Genève, cahier 1, p. 114.


Le méier d’éditeur 219

De beaux sons un beau ciel un beau paysage, un beau lac, des leurs des par-
fums, de beaux yeux un doux regard : tout cela ne réagit si fort sur ses sens
qu’après avoir percé par quelque côté jusqu’à son cœur. (p. 220, cahier 2, p. 34)
Quoique ce trait, abondamment illustré dans sa correspondance aussi,
caractérise tous les manuscrits de Rousseau juge de Jean-Jacques, tous les
éditeurs à l’exception de Boothby ont inséré au moins quelques-unes
des virgules qui leur paraissaient manquer. Pourtant l’intention de Rous-
seau lorsqu’il s’en passe me semble claire, au point qu’on peut dire que
c’est un élément constitutif de son style. Tout le rythme de la phrase est
compromis si on y sème à volonté des virgules, efaçant ainsi les rythmes
intérieurs de la phrase (trois éléments, puis un, deux, et encore deux) et
ne laissant à la place qu’une série uniforme de huit éléments :
De beaux sons, un beau ciel, un beau paysage, un beau lac, des leurs, des par-
fums, de beaux yeux, un doux regard […]
Il n’est pas rare que Rousseau enchaîne même des séries, toujours en
manifestant ce même trait :
Hé bien, Monsieur, tel est l’état de J. J. au milieu de ses alictions et de ses
ictions, de ce J. J. si cruellement si obstinément si indignement noirci létri
difamé, et qu’avec des soucis des soins des frais énormes ses adroits ses puis-
sants persécuteurs travaillent depuis si longtemps sans relâche à rendre le
plus malheureux des êtres. (p. 229, cahier 2, p. 42)
C’est comme si à certains instants l’auteur déiait l’éditeur de détailler sa
phrase en petits tronçons. Comme il existe aussi dans les manuscrits de
nombreuses séries où chaque élément est bien suivi d’une virgule, on ne
peut que conclure, ce me semble, que Rousseau sait bien la diférence et
module quelquefois ses rythmes en connaissance de cause. Devant un tel
phénomène on peut légitimement se demander si on a le droit de sup-
primer un aspect aussi constitutif du style de l’auteur sous prétexte que
cela dérange nos habitudes.
Souvent on prétend que ces vétilles lui sont indiférentes. Rousseau
n’aimait surtout pas qu’on corrige ses fautes supposées, et attaque furieu-
sement le correcteur de Jean Néaulme pour avoir osé toucher à son style
sous prétexte de correction :
Eh Dieu ! si vous continuiez à me traiter ainsi jusqu’au bout, mon livre serait
à la in tellement déiguré que je ne m’y reconnaîtrais plus. […] Votre cor-
recteur peut savoir mieux que moi les règles de la langue, mais il y en a une
grande que je sais sûrement mieux que lui, c’est de les violer toutes quand il
me convient. (CC 1657, 29 janvier 1762)
220 Éditer Rousseau

Arrêtons-nous un moment sur une dernière phrase que Rousseau ajoute :


« À l’égard des virgules, mettez-en tant qu’il vous plaira ; je vous les aban-
donne, puisque cela vous fait plaisir. » Un éditeur peut comprendre : « Ne
touchez pas à mes mots ; en revanche je me moque de la ponctuation », et
s’en autoriser pour semer des virgules où bon lui semble. Il admet spéci-
iquement « des virgules », n’est-ce pas ? Et à volonté. Cette lecture, qui
correspond le plus souvent à ce que l’éditeur de toute manière a l’inten-
tion de faire, on la comprend4¹.
Mais est-ce assez pour fonder une politique de correction déinitive,
et un sarcasme lancé à la igure d’un prote en 1762 suit-il à établir une
fois pour toutes que Rousseau se moque des virgules ? Mon argument
n’est pas qu’en aucun cas un éditeur ne doit ajouter des virgules ou modi-
ier la ponctuation comme il le juge nécessaire, mais qu’on ne peut pas le
faire et airmer en même temps qu’on respecte la ponctuation originale.
Ou elle fait loi, ou on la juge et la rectiie – ce qui se défend, entendons-
nous bien – et on s’en explique en airmant qu’on croit mieux rendre
service au texte, au moins pour un certain public, en en facilitant la lec-
ture par des interventions qui lui seront invisibles. Il reste qu’une étude
sérieuse du style de Rousseau ne saurait reposer sur aucun texte ainsi
peauiné par un éditeur moderne, qu’il aiche orthographe et ponctua-
tion originales ou pas.

41 Il lui arrive pourtant de dire presque le contraire, par exemple ici, dans le contexte de l’im-
pression de la Lettre à D’Alembert : « […] je trouve aussi les virgules trop multipliées, il ne
faut pas dans la même phrase marquer des mêmes signes des divisions diférentes ; cela
brouille tout à fait le sens » (Rousseau à Rey, CC 655, 17 juin 1758).
De letres en correspondance
(1900-1995)

chapitre vıı

Après la mort de Rousseau en 1778, le sort de ses œuvres fut très


divers. Une partie en était déjà canonique, et le demeure, d’autres au
contraire sont le plus souvent négligées. Julie connaît un second grand
essor à l’époque romantique pour tomber ensuite dans un oubli surpre-
nant mais généralement approuvé jusqu’à l’édition critique procurée par
Daniel Mornet en 1925¹. Curieusement, jusqu’aux années 1990, il n’y a eu
aucune édition générale des œuvres de Rousseau en anglais², alors que
plusieurs avaient connu, avec une succession de traductions dans toutes
sortes de langues, des centaines d’éditions et n’avaient jamais cessé d’être
disponibles en librairie.
Le long article Rousseau (19 colonnes) de Gustave Lanson pour La
Grande Encyclopédie³ fait grand cas de bon nombre de ses œuvres, y com-
pris même des petites poésies comme l’Épître à Fanie et Le Verger des
Charmettes ; il mentionne également le livret d’opéra intitulé La Décou-
verte du Nouveau Monde – tous ouvrages qui ne rentraient pas dans le
projet de 1764-1765. En haut arbitre qu’il est de la canonicité littéraire,
Lanson prononce une fois pour toutes que Les Confessions sont une très
grande œuvre : « Plus encore que la Nouvelle Héloïse, les Confessions ont
révolutionné le roman, pour l’acheminer à être la biographie d’une âme
en réaction contre un milieu social : Delphine, Oberman, René et tout

1 Voir J. Sgard, « Deux siècles d’éditions de La Nouvelle Héloïse », p. 123-134.


2 Édition publiée par University Presses of New England, Hanover (New Hampshire),
1990-2010 ; voir plus bas, p. 270-273.
3 La Grande Encyclopédie, Paris, Lamirault, 1886-1902, t. XXVIII, p. 1060-1070.
222 Éditer Rousseau

George Sand sortent de là. » En revanche, il relègue toutes les autres


œuvres autobiographiques au dernier paragraphe de son article : 8 lignes
seulement pour Rousseau juge de Jean-Jacques, 5 pour Les Rêveries en dépit
de « pages exquises ou touchantes ». Quant à la correspondance, sans
doute « très intéressante pour la biographie de l’auteur », elle est renvoyée
aux voies de garage, car « Rousseau n’a pas le génie épistolaire »4. Daniel
Mornet, comme par hasard, est complètement d’accord sur ce point :
« [S]auf quelques lettres soigneusement préparées […], elles n’ofrent
pas réellement un intérêt littéraire. Rousseau reconnaissait lui-même
qu’il n’était pas doué pour le genre épistolaire. »5
Une correspondance, ce n’est évidemment pas une œuvre parmi
d’autres ; plus qu’une œuvre, elle constitue en elle-même un corpus. Elle
est hétérogène de sujet et de ton, comme il convient quand on a un grand
nombre d’interlocuteurs ; elle est étalée dans le temps, recoupant de biais
tout le reste de l’écrit et du vécu de l’auteur. Sa composition et sa présen-
tation dépendent en large part d’autres que lui. Cependant il n’y a pas de
raison pour croire que Rousseau eût cherché à exclure sa correspondance
de l’ensemble de son œuvre. Non seulement nombre de ses ouvrages dès
le début avaient pris la forme de lettres, mais une certaine quantité de
ses lettres authentiques avaient été publiées de son vivant sans que cela
parût le scandaliser.
Les trois amis qui ont préparé la Collection complète de Genève ont en
tout cas présumé dès le début que sa correspondance ferait partie l’œuvre,
à commencer par les lettres dont ils étaient eux-mêmes les destinataires.
Moultou pour sa part se serait bien contenté de celles-là, mais Du Peyrou
tenait à y joindre une sélection plus large et s’eforça avec un succès non
négligeable d’en recueillir d’autres. Les 205 lettres de leur tome XII, qui
à l’exception de 6 d’entre elles sont toutes de Rousseau, sont adressées
à au moins 90 correspondants diférents (FR, p. 151). Du Peyrou avait
peut-être vu les Lettres diverses de Jean-Jacques Rousseau citoyen de Genève
(Amsterdam, la Compagnie, 1763 ; 8 lettres inédites). Hume en avait mis
une quinzaine dans son Exposé succinct en 1766, sans parler de lettres

4 Ibid., p. 1069. Ce n’est pas pour déprécier le génie ou les recherches de Lanson ; rares sont,
observait Henri Peyre tout en le défendant, « les historiens de la littérature dont les articles
et les livres ne nous paraissent pas, après un demi-siècle, ridiculement vieillis, pourris des
préjugés de leur époque, entachés de quelque esprit de parti, reposant sur une information
insuisante » (G. Lanson, Essais de méthode, de critique, et d’histoire littéraire, H. Peyre, éd.,
Paris, Hachette, 1965, p. 9).
5 D. Mornet, Rousseau, p. 172.
De letres en correspondance 223

publiées çà et là dans les périodiques, surtout après la mort de l’auteur ;


le Journal de Paris, par exemple, en publia 32 en 1778 et 17796.
On a déjà évoqué les eforts de plusieurs éditeurs pour en augmenter
le nombre : Boubers en donne 25 d’inédites, Jean-Pierre Bérenger une
vingtaine dans J. J. Rousseau justiié envers sa patrie (Londres, 1775) et
Marie-Anne de La Tour une quinzaine dans Jean-Jacques Rousseau vengé
par son amie. Soixante-dix sont comprises dans les Œuvres complètes de
Voltaire (édition de Kehl, 1785)7. Poinçot et Lejay publient en 1789 des
Nouvelles Lettres de J. J. Rousseau datant de 1754 à 1770 (probablement
pas nouvelles parce qu’on ne les trouve pas dans l’index qu’on vient de
citer en note) et cela continue avec, en 1798, une grande collection de
72  Lettres originales de J.-J. Rousseau, à Mme de... [Créqui], à Madame la
maréchale de Luxembourg, à M. de Malesherbes, à D’Alembert, etc. (Paris,
Charles Pougens, 1798). Jean-Joseph Dusaulx en produit aussi 19 en 1798
dans De mes rapports avec J. J. Rousseau ; en 1803 paraît la Correspondance
originale et inédite de J.-J. Rousseau avec Mme de La Tour de Franqueville
et M. du Peyrou (Paris, Giguet et Michaud, 1803, 2 volumes ; 252 lettres),
et en 1828 les Lettres de Voltaire et J.-J. Rousseau à C.-J. Panckoucke (Paris,
C.-L.-F. Panckoucke, 1828 ; 6 lettres inédites seulement) 8. Comme on
voit, il s’agit le plus souvent de collections familiales qui tôt ou tard font
surface, consistant donc en lettres reçues de Rousseau par un seul cor-
respondant, éventuellement complétées par des copies de ses réponses.
Pour décrire l’accroissement progressif de la correspondance de Rous-
seau, on ne peut citer, pour plusieurs raisons, que des chifres approxi-
matifs. Mis à part le problème posé par nombre d’ouvrages intitulés :
Lettre à…, certains ensembles de lettres sont fréquemment placés parmi
les œuvres proprement dites : les lettres à Malesherbes, par exemple, ou
les lettres à Buttafoco, les lettres à Mme de La Tourette sur la botanique,
même quelquefois les lettres échangées avec Voltaire. Dans ce dernier
cas, s’y mêlent souvent aussi des lettres adressées à Rousseau, surtout des
réponses, qui dans d’autres cas sont exclues. Compte-t-on les « billets »

6 Ma source pour tous ces chifres est l’« Index des éditions » compilé par Janet Laming, CC,
t. LI, p. 1-122.
7 Ajoutons 11 lettres à Horace Walpole dans he Works of Horatio Walpole (1798), 7 dans
les Œuvres posthumes de D’Alembert en 1799, 16 dans Mein Schreibetisch de Sophie von
La Roche (Leipzig, 1799), et une vingtaine dans la Correspondance littéraire publiée en 1813.
8 Les « Lettres de Jean-Jacques Rousseau à Madame la marquise de Verdelin » sont publiées
par E. Bergouinioux dans L’Artiste en 1840. Plusieurs autres recueils seront publiés tout le
long du xixe siècle.
224 Éditer Rousseau

et les fragments ou brouillons de lettres ? Les comparaisons entre édi-


tions sont rendues quasi impossibles par la variété des formats : numéro-
tées ou non, ou numérotées par correspondants, elles sont par conséquent
rangées dans des ordres divers. Quand enin s’impose plus ou moins un
principe d’ordre chronologique, cet ordre est constamment embarrassé
par des incertitudes de datation. En somme, il faudrait dresser un réper-
toire complet de chaque collection et les confronter à une liste maîtresse
– le travail probablement de plusieurs années. Inutile sans doute d’ajouter
que les catalogues des bibliothèques, même les meilleures, sont insui-
samment détaillés pour permettre des comparaisons sûres sans inspection
des volumes physiques ; en fait, depuis le passage général aux catalogues
numériques, avec tous les avantages qu’il représente, les informations
bibliographiques fournies sont encore plus inadéquates qu’auparavant.
Ainsi, le nombre de lettres de Rousseau connues et éditées augmenta
rapidement dans les quatre décennies suivant sa mort. Le Supplément
de la Collection complète de Genève comportait 199  lettres de Rous-
seau (205 lettres en tout) ; déjà en 1793 l’édition Poinçot (de Mercier)
en compte approximativement 480, classées plus ou moins par destina-
taires dans les 2 premiers tomes et plus ou moins chronologiquement
dans les 3 derniers ; le principe n’est pas expliqué. Ce nombre s’élèvera à
668 lettres dans les 3 volumes consacrés à la correspondance dans l’édi-
tion Didot de 1801, présentées dans un ordre approximativement chro-
nologique. Le chifre seul laisse supposer que la veuve Perronneau avec
un pareil nombre en 1818-1820 les avait prises directement chez Didot.
Musset-Pathay écrit en 1821 que c’est l’édition Belin9 qui jusqu’à cette
date, avec ses 812 lettres, en renferme le plus, ayant ajouté notamment à
la collection générale les lettres à Mme de La Tour¹0 qui ne se trouvent
pas dans la « belle édition » Lefèvre¹¹, tandis que celle-ci incluait celles à
Mme d’Épinay, « de manière qu’aucune des deux n’est complète »¹². Les
éditeurs de l’édition Belin avaient bien mis en valeur dans leur introduc-
tion le fait qu’ils intégraient dans leur collection, par arrangement avec
Pougens et Michaud, les lettres inédites que ceux-ci avaient publiées
respectivement en 1798 et 1803¹³ : celles qui s’adressaient à la maréchale

9 Édition Belin de 1817 : voir p. 169.


10 Appelée aussi Franqueville : voir l’article sous ce nom de R. Trousson dans DJJR, p. 357-358.
11 Édition Lefèvre de 1819-1820 : voir p. 168.
12 Histoire de la vie…, 1821, t. I, p. 307.
13 Lettres originales de J.-J. Rousseau, à Mme de..., à Mme la maréchale de Luxembourg, à M. de
Malesherbes, à D’Alembert, etc., Paris, Charles Pougens, 1798 ; Correspondance originale et
De letres en correspondance 225

de Luxembourg, à Malesherbes, à D’Alembert, à Mme de La Tour et à


Du Peyrou. « Ces lettres et un grand nombre d’autres qui n’ont jamais
été publiées, ou qui sont disséminées dans divers recueils périodiques,
seront classées dans la correspondance selon l’ordre des dates » (t. I, p. x ).
Musset-Pathay compile pour sa part une liste de 956 lettres numéro-
tées¹4, chacune avec incipit et brève analyse, dont 32 n’avaient pas pré-
cédemment paru (p. 307) ; elles vont de 1732 au 15 mars 1778. Dans l’édi-
tion Dupont procurée par Musset-Pathay, le chifre s’arrêtera à 968, plus
120 lettres ajoutées dans le tome I des Œuvres inédites. Même ici, les
lettres les plus nombreuses restent celles de Du Peyrou et de Moultou ;
on peut mentionner aussi Mme d’Épinay, d’Ivernois, Mme de La Tour,
la maréchale de Luxembourg et quelque 180 autres correspondants.
Sans essayer de tenir compte de toutes les lettres parues de temps à
autre dans divers périodiques, on passera à la publication de 163 Lettres
inédites de Jean Jacques Rousseau à Marc Michel Rey, éditées par Johannes
Bosscha (Amsterdam, Frédéric Muller, et Paris, Firmin Didot frères,
ils & Cie, 1858), puis aux deux publications de Georges Streckeisen-
Moultou déjà mentionnées au chapitre 5¹5 : Œuvres et correspondance iné-
dites de J. J. Rousseau (1861) et Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis
(1865). Ce dernier ouvrage renferme des lettres écrites de 1760 à 1770
environ que Du Peyrou avait léguées à la bibliothèque de Neuchâtel où
Streckeisen-Moultou les a retrouvées ; elles sont organisées par chapitres
selon l’identité du correspondant. Ce n’est que longtemps après qu’on a
pu découvrir à quel point Streckeisen-Moultou avait censuré et expurgé
à volonté les opinions peu orthodoxes qu’il trouvait dans les lettres de
son arrière-grand-père ; il réécrit ce qu’il veut, se trompe souvent aussi
sur les dates, présentant une version souvent erronée et souvent fausse
des textes qu’il prétend livrer au domaine public.
Au début du xxe siècle s’y joignent plusieurs autres collections : La
Correspondance de Jean-Jacques Rousseau avec Léonard Uster¹6 (25 lettres),
les Lettres inédites […] à Mmes Boy de la Tour et Delessert¹7 (65 lettres), et la

inédite de J.-J. Rousseau avec Mme de La Tour de Franqueville et M. du Peyrou, Paris, Giguet
et Michaud, 1803, 2 vol.
14 Histoire de la vie…, 1821, t. I, p. 308-525.
15 Voir plus haut, p. 191-192.
16 Paul Usteri et Eugène Ritter éd., Zurich, Beer, 1910, traduction de Briefwechsel J.-J. Rous-
seaus mit Leonhard Usteri in Zürich und Daniel Roguin in Yverdon. 1761-1769, Zurich, 1886.
17 Philippe Godet et Maurice Boy de la Tour éd., Paris, Plon-Nourrit, 1911.
226 Éditer Rousseau

Correspondance de Jean-Jacques Rousseau et François Coindet (1756-1768)¹8


(160  lettres), sans compter beaucoup d’autres au il des années dans
les Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau. Ajoutons enin, en 1960,
J.-J. Rousseau et Malesherbes : documents inédits¹9. Dans les correspon-
dances séparées qui paraissent par la suite, comme Jean-Jacques Rousseau,
Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes : correspondance, et Jean-
Jacques Rousseau, Madame de la Tour : correspondance²0, il s’agit du phéno-
mène inverse : une sélection de lettres avec un seul correspondant, non
apportées au corpus mais extraites au contraire de collections déjà consti-
tuées. D’autres critères de sélection peuvent aussi bien servir, ain par
exemple de former un recueil de lettres « philosophiques »²¹ de Rousseau.

Comment se fit la Correspondance générale

Lorsque fut fondée la Société Jean-Jacques Rousseau à Genève (assem-


blée constitutive le 6 juin 1904), ses statuts l’appelaient essentiellement
à une triple mission  : « publier une édition critique de ses œuvres » ;
constituer les Archives Jean-Jacques Rousseau pour réunir « manuscrits,
imprimés, portraits, médailles, souvenirs et autres documents de toute
nature qui se rapportent à cet écrivain » ; et créer un périodique : les
Annales Jean-Jacques Rousseau, ain d’encourager les recherches en four-
nissant à tous les intéressés un organe de communication²². Le premier
numéro date de cette même année. La priorité quant à l’édition devait
bientôt se ixer sur des compléments d’information biographiques et
donc sur la correspondance, « qui devait constituer en quelque sorte le
point de départ ou le grand magasin de références pour les travaux ulté-
rieurs »²³, et par là sur Les Confessions.
Même à cette époque, la fondation d’une telle société n’était pas un acte
politiquement neutre, comme on l’apprend de son propre site internet :
Plusieurs questions sont posées, entre 1904 et 1918, à Bernard Bouvier²4 et

18 Alexis François éd., Genève, A. Jullien, 1922.


19 Pierre Grosclaude éd., Paris, Librairie Fischbacker, 1960.
20 Barbara de Negroni éd., Paris, Flammarion, 1991 et George May éd., Actes Sud, 1998.
21 Rousseau, Lettres philosophiques, Jean-François Perrin éd., Livre de Poche classique, 2003.
22 AJJR, no 1 (1905), p. i, § 3 ; voir aussi Eugène Ritter, « La Société Jean-Jacques Rousseau »,
AJJR, no 1 (1904), p. 1-23.
23 A. Schinz, État présent…, p. 155.
24 Recteur de l’université de Genève et président de la Société depuis sa fondation jusqu’à
sa mort en 1941.
De letres en correspondance 227

à ses collègues. La première touche à la position de la Société dans le vieux


conlit qui agite, depuis la nuit des temps, adversaires et défenseurs de Rous-
seau : si les premiers, en toute logique, n’attendent rien d’une association
vouée à l’étude de Jean-Jacques, les seconds ne comprennent pas le manque
d’enthousiasme de Bernard Bouvier, lequel accepte l’adhésion d’antirous-
seauistes notoires (dont Ferdinand Brunetière) et prône une démarche plus
critique qu’apologétique. Une deuxième a trait à la lecture même de l’œuvre
de Rousseau, qu’on ne peut, selon certains, pratiquer indépendamment de
son emprise idéologique.²5
Je ne suivrai pas plus loin ce chemin, mais les diicultés qui vont bientôt
se manifester par rapport à la correspondance ne sont pas sans lien avec
d’autres tensions évoquées dans ce texte.
Dans un article où il reconstitue les faits, que je me contenterai de
résumer ici, Albert Schinz rappelle²6 que la dernière édition signiicative des
œuvres de Rousseau avait été celle de Musset-Pathay, considérant comme
négligeable celle qui fut « préparée par quelque inconnu » (p. 167) chez
Hachette. Depuis quarante ans héophile Dufour, archiviste-paléographe
et directeur des Archives à la bibliothèque publique de Genève, poursui-
vait des recherches en vue d’une nouvelle édition de la correspondance.
Il devait apparaître à la Société de Genève comme une mine d’or, et il a
abondamment fourni les premiers numéros de ses Annales : 183 « pages
inédites » ; la première rédaction des livres I-IV des Confessions²7. Grâce
à son travail accaparant mais aléatoire, Dufour devait produire aussi en
1925 deux volumes de Recherches bibliographiques sur les œuvres imprimées
de J.-J. Rousseau, suivies de l’inventaire des papiers de Rousseau conservés à
la Bibliothèque de Neuchâtel (Paris, L. Giraud-Badin).
Le moment vint pourtant où Dufour « crut devoir se séparer de la
société »²8, et quand il mourut en 1822, rien n’avait encore été déterminé.
Il était d’abord question de publier la correspondance dans la collection
des Grands écrivains de la France chez Hachette, dirigée par Gustave
Lanson, et un contrat à cette in fut signé le 6 mars 1923, prévoyant une

25  http://www.jjrousseau.org/index.php?option=com_content&view=article&id=7&Itemid
=10 (consulté le 25 mars 2012).
26 A. Schinz, « L’afaire de la de J.-J. Rousseau et la Société J.-J. Rousseau », p. 167-173. La
délicatesse de la situation de la Société par rapport aux sensibilités genevoises toujours
vives est évoquée dans la notice de Fernand Aubert à l’occasion de la mort de Bernard
Bouvier (AJJR, no 28, 1938-1940, p. 125-136).
27 AJJR, no 1, p.179-245 ; no 2, p.153-270 ; et no 4, p. 1-276.
28 A. Schinz, État présent…, p. 156.
13. Premier numéro des Annales de la Société
Jean-Jacques Rousseau, 1905.
14. Théophile Dufour, Recherches bibliographiques sur les œuvres imprimées
de J.-J. Rousseau. Paris, L. Giraud-Badin, 1925.
230 Éditer Rousseau

édition en 20 volumes ainsi que Les Confessions en 5 volumes²9 sous la


direction d’Alexis François, secrétaire de la Société. Les deux protago-
nistes dans le conlit qui s’installa furent François, « ardent, enthousiaste,
vainqueur » selon Schinz, apparemment soutenu de Gustave Lanson et
Daniel Mornet, et la ille de héophile Dufour, Mme Hélène Pittard-
Dufour, qui posait comme condition que le nom de son père appa-
raisse dans le titre même de l’édition. François refusa, car « personne ne
connaissait réellement l’étendue et l’état d’achèvement de ces longues
recherches […] dont les résultats ne furent communiqués » à personne
(AJJR, no 15, p. 384).
Alors que les négociations continuaient, la famille Dufour annonça
dans le Journal des débats, le 3 août 1923, qu’elle s’était engagée avec Pierre-
Paul Plan pour la préparation, avec les papiers de Dufour, d’une édition
de la correspondance dont Armand Colin serait l’éditeur : le projet de la
Société avait été essentiellement usurpé par la famille Dufour. S’ensui-
virent une dispute dans la presse³0, une lettre ouverte d’Alexis François,
et un rapport décontenancé du président Bernard Bouvier présenté à la
Société en novembre 1923 (AJJR, no 15, p. 381-385).
Schinz pour sa part fut d’avis que la Société s’en remette en tout à
Plan pour la réalisation de cette correspondance, en lui cédant même
toute la documentation qu’elle avait entre les mains³¹. Car, explique-t-il
dans un article paru en Amérique, les 20 solides volumes de cette corres-
pondance vont tout de même servir à démentir les « fouineurs » de Rous-
seau et mettre in à leur triste métier :
C’est ce qu’ils pourront faire dans un bien moindre degré maintenant, car
ils n’oseront confronter la réfutation facile fournie par cette Correspondance.
Rousseau pourra se tenir debout par son propre mérite – et la plupart des
difamateurs savent autant que nous que sa réputation n’en pâtira pas.³²
Malgré toutes les recherches et tous les documents qu’elle avait apportés
dans les pages des Annales et ailleurs, la Société Jean-Jacques Rousseau s’est
vu frustrer de sa grande ambition d’éditer la correspondance de Rousseau.

29 A. Schinz, « L’afaire de la Correspondance générale », p.169 ; voir aussi AJJR, no 15 (1923), p.382.
30 A. Schinz, « L’afaire de la Correspondance générale », p. 170-171.
31 Ibid., p. 173.
32 « hey will be able to do this to a considerably less degree now, for they will not dare to face the
easy refutation coming from the Correspondance. Rousseau can stand on his own merit – and
most muckrakers know as well as we do that his reputation will not sufer by it » (New York
Times Book Review du dimanche 11 janvier 1925, cité par Schinz lui-même dans « L’afaire
de la Correspondance générale », p. 171-172).
15. Correspondance générale de J.-J. Rousseau de Dufour et Plan.
Paris, Armand Colin, 1924, t. I.
232 Éditer Rousseau

En tout cas, au moment où Schinz écrit cela, le premier tome de


la Correspondance générale de J.-J. Rousseau, collationnée sur les origi-
naux, annotée et commenté par héophile Dufour (Paris, Armand Colin,
1924-1934, 20  volumes) a déjà paru. Elle devait comprendre plus de
4 000 lettres dont les trois quarts de Rousseau. D’après l’appréciation de
Robert Wokler, tout le mérite de cette réalisation en revient à Plan, car
« Dufour était l’un de ces personnages trop familiers dans le monde des
recherches, qui consacrent leur vie entière à l’assemblage, sans sens cri-
tique ni système, de matériaux si difus et si désordonnés qu’il n’est pas
possible de les arranger pour la publication ». Dufour n’avait même pas
transcrit les lettres quand il l’aurait pu, se contentant tout simplement
de couper et coller d’autres éditions, particulièrement celles données par
Lequien (1826), qui remontent à leur tour à Musset-Pathay et par-delà
lui à la Collection complète de Genève³³. Son édition « collationnée sur
les originaux » n’est qu’une compilation de sources publiées et des notes
d’erreurs de transcription des éditeurs précédents.
Plan lui-même dément à peine cette opinion, mais il souligne l’efort
de rassemblement de lettres qui étaient dispersées et jamais encore réunies
aux recueils. Au total cela faisait quelque 3 000 lettres, airme-t-il, aux-
quelles il faut ajouter « un grand nombre de lettres inédites dont les textes
ont été recueillis par lui, et toutes celles qui peuvent encore être retrou-
vées » (Avertissement du tome I, p.  vi ). Toutefois, « Dufour n’a laissé
aucune indication précise sur ses intentions ; son activité prodigieuse s’est
limitée à la chasse des matériaux et il ne s’est pas expliqué sur la manière
dont il entendait les mettre en œuvre » (p. viii) ; il convient des « fautes
innombrables dont fourmille » le corpus ainsi transmis, « ses erreurs de
dates, ses inexactitudes dans l’identiication des destinataires, ses incorrec-
tions, transpositions, omissions de texte », qui « rendent inutilisable cette
publication d’un autre âge » (p. vi-vii). Dufour a surtout le mérite d’avoir
eu recours aux autographes dans tous les cas possibles, tâche grandement
facilitée par sa fonction de directeur de la bibliothèque de Genève.
Dufour et Plan ont réuni, avec les lettres presque toujours de Rous-
seau, plus d’un millier de lettres de ses correspondants, la plupart iné-
dites. La décision de les inclure, alors que Dufour y avait d’abord renoncé
à cause de la place qu’elle risquait d’occuper, a été prise par Plan (p. viii) ;
c’est lui aussi qui a décidé du classement. Mais il ne s’en explique pas

33 R. Wokler, « Preparing the deinitive edition of the Correspondance de Rousseau », p. 8-9.


De letres en correspondance 233

davantage, chaque tome portant son propre avertissement en forme de


récit chronologique. La particularité de l’ordre suivi, dit-il, ne se remar-
quera pas dans le premier volume qui est approximativement chronolo-
gique. Cependant des « raisons de composition » peuvent en certains cas
faire déplacer des lettres malgré la chronologie dans un tout autre volume
(Avertissement du tome 4, p. vii) :
L’ordre chronologique est suivi, dans le classement de lettres, mais avec
un certain tempérament : la publication des réponses aux lettres de Rous-
seau, s’imposant à la suite des lettres, devait impliquer de courtes inidé-
lités à cet ordre chronologique strict, de sorte que, pour plus de clarté, il
faut parfois grouper les pièces d’une correspondance particulière s’éten-
dant à une période de quelques mois, et revenir ensuite en arrière pour
reprendre le il de la correspondance générale. […] J’espère qu’on n’aura
pas de peine à se familiariser avec cette méthode qui difère un peu de celle
qui a été suivie jusqu’ici ; elle me semble présenter certains avantages pra-
tiques dont on s’apercevra aisément au cours de la publication. (Avertisse-
ment du tome 2, p. vi )
En voici le principe d’organisation :

Tableau 13. La Correspondance générale.

I Rousseau et Mme de Warens ; Rousseau à Venise ; Rousseau à Paris (1728-1751).

II Rousseau à Genève ; le Discours sur l’Inégalité ; De Luc ; Le Nieps ; Voltaire ;


Mme d’Épinay (1751-1756). L’Avertissement évoque le problème posé par les
lettres sans date, qui sont majoritaires ici.

III J.-J. Rousseau à l’Ermitage et à Mont-Louis (1757-1758).

IV La Lettre à D’Alembert sur les spectacles (1758-1759).

V Autour de « La Nouvelle Héloïse » (1759-1761). Plus de 15 pièces inédites, selon


l’Avertissement.

VI Publication de « La Nouvelle Héloïse » ; impression d’Émile (février-


décembre 1761). L’Avertissement signale 223 pièces en tout, dont 43 seulement
iguraient jusqu’ici dans les correspondances de Rousseau.

VII Le Contrat social et l’Émile (décembre 1761 - juin 1762).

VIII Rousseau à Môtiers (juillet 1762 - janvier 1763). Avertissement : une quarantaine
de pièces inédites.

IX Rousseau à Môtiers (janvier - juin 1763).

X Rousseau à Môtiers (juin 1763 - mars 1764).

XI Impression des Lettres écrites de la Montagne (mars-octobre 1764).


234 Éditer Rousseau

XII Lettres écrites de la Montagne ; Sentiment des citoyens


(octobre 1764 - février 1765³4.

XIII Sacrogorgon, ou la guerre de Môtiers (février-juin 1765).

XIV Lapidation de Môtiers ; séjour à l’île Saint-Pierre ; départ pour Strasbourg


et Paris, puis l’Angleterre (juin-décembre 1765).

XV Rousseau à Londres, à Chiswick et à Wootton ; la querelle avec Hume


(janvier-août 1766).

XVI Suite du séjour en Angleterre (août 1766 - mars 1767). L’Avertissement fait état
d’une soixantaine de pièces inédites.

XVII Fin du séjour en Angleterre et retour en France ; Fleury-sous-Meudon


et Trie-le-Château (25 mars - 26 novembre 1767).

XVIII Fin du séjour à Trie ; Lyon, Grenoble et Bourgoin


(26 novembre 1767 - 7 novembre 1768).

XIX Les Confessions terminées, Rousseau quitte Bourgoin pour Paris ; arrêt à Lyon
(novembre 1768 - septembre 1770).

XX Rousseau est rentré à Paris ; il botanise au Jardin du roi ; il meurt


à Ermenonville (septembre 1770 - 3 juillet 1778).

Les diverses notices sur la Correspondance générale qui paraissaient au fur


et à mesure dans les Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau ne man-
quaient pas de signaler des erreurs et négligences, par exemple l’absence
de certaines lettres déjà connues. héophile Dufour, fasciné par la quantité
d’erreurs de transcription qu’il relevait chez d’autres éditeurs³5, ne joignait
malheureusement pas à cette obsession le scrupule de toujours transcrire
les manuscrits, se contentant même de découper les textes dans d’an-
ciennes éditions, désinvolture qui a été imitée par Plan. Bernard Gagne-
bin raconte que ce dernier, s’étant une fois fait refuser la communication
de lettres de Rousseau à la bibliothèque de Neuchâtel, s’est tout simple-
ment résigné à s’en passer : « À ce moment-là, il n’y avait pas de micro-

34 Commentaire de l’Avertissement : « L’occasion était trop belle pour que Voltaire la laissât
échapper, et son esprit démoniaque la lui it saisir à deux ins : tenter de déshonorer un confrère
dont le génie l’ofusquait, et couvrir de ridicule le pasteur Jacob Vernes, qui se croyait son ami,
qu’il recevait chez lui et à qui il écrivait familièrement en l’accablant de latteries » (p.v).
35 On aurait peine à imaginer une aussi étrange singularité, mais c’est B. Gagnebin qui signale
l’existence du registre que Plan en tenait : « En fait, héophile Dufour, à la in de sa vie,
n’avait songé qu’à une chose, publier un ouvrage assez curieux qui aurait énuméré lettre par
lettre les erreurs des précédents éditeurs de la correspondance. Cet ouvrage existe en manus-
crit à la bibliothèque de Genève, et comporte deux volumes » (AJJR, no 35, 1959-1962, p. 282).
De letres en correspondance 235

ilms, pas de photocopies, et, plutôt que d’aller à Neuchâtel faire amende
honorable, il a préféré se passer des originaux et donner des copies. »³6
Mais la critique la plus cinglante, la plus dévastatrice de la Corres-
pondance générale sera efectuée par Ralph A. Leigh quarante ans plus
tard. Leigh attire l’attention sur sa reprise directe et massive de textes
déjà parus dans la Collection complète et ensuite chez Musset-Pathay, et
aussi le fait que Dufour, qui savait à quel point Streckeisen-Moultou
avait retouché les textes des lettres qu’il avait ensuite publiées, s’en est
souvent tenu à ces mêmes textes plutôt que d’aller à Neuchâtel insister
pour voir les originaux. Dufour et Plan n’ont pas clairement distingué
les diférents états d’une lettre, et Dufour, qui collectionnait les erreurs
de transcription antérieures (et qui lui-même transcrivait avec une préci-
sion méticuleuse), ne distinguait pas entre une variante et une faute. Les
lettres données dans la Correspondance générale sont donc extrêmement
hétérogènes et arbitraires à cause de la variété des sources³7. Dufour et
Plan auraient quelquefois opéré aussi, un peu arbitrairement, une ortho-
graphe rétrograde. En somme, Leigh traite la Correspondance générale
tout entière de colossale supercherie³8. Une table de la Correspondance
générale publiée, avec quelques lettres inédites³9, juste après la mort de
Plan en 1951, en facilitait au moins énormément l’utilisation.

Ralph A. Leigh et la Correspondance complète

L’établissement de la Correspondance complète est inséparable en efet de


la critique suscitée par la Correspondance générale, et en particulier des
nombreuses objections soulevées par Ralph A. Leigh, professeur à l’uni-
versité de Cambridge. L’acte d’accusation qu’il a prononcé lors d’une
séance de la Société Jean-Jacques Rousseau40 a certainement dû beau-
coup gêner Bernard Gagnebin qui dans l’avant-propos de la Table de
la Correspondance générale avait loué la « vaste érudition » de son col-
lègue Plan, « son honnêteté scientiique et sa parfaite maîtrise du sujet »
qui l’avaient « justement désigné pour achever l’œuvre entreprise par

36 Ibid., p. 283.
37 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 52-53.
38 Ibid., p. 44-46.
39 Pierre-Paul Plan, Table de la Correspondance générale de J.-J. Rousseau, Genève, Droz, 1953.
40 R. A. Leigh, « Vers une nouvelle édition de la correspondance de Rousseau », AJJR, no 35
(1959-1962), p. 261-280.
236 Éditer Rousseau

héophile Dufour » (p. vii-x)4¹. Toutefois, au cours de la discussion qui


eut lieu à la suite de la conférence de Leigh, Gagnebin caractérise Plan
de « boulevardier qui vivait dans les cafés » et qui avait été « subitement
chargé […] de faire un travail auquel il n’avait pas été préparé ». Il airme
aussi que les premiers volumes de sa Correspondance « sont certainement
supérieurs » aux suivants à cause de la pression exercée sur lui par l’édi-
teur Armand Colin, qui l’a obligé à supprimer certaines des lettres écrites
en réponse. À l’égard de ses notes critiques, Plan est pourtant « impar-
donnable », ses annotations étant « tout à fait insuisantes ». Gagnebin
avoue que lui et Marcel Raymond avaient été « bien souvent embar-
rassés » et même quelquefois trompés par les interprétations de Plan
(AJJR, no 35, p. 282-284). Loin de Genève et des considérations person-
nelles qui pouvaient entrer en jeu, c’était l’exaspération de Leigh devant
les insuisances de la Correspondance générale qui lui inspirait la coura-
geuse entreprise d’une refonte globale qui serait tout autre chose qu’une
simple réédition même complétée et « corrigée », et qui allait occuper
tous ses eforts pour le reste de sa vie.
On sent néanmoins une certaine gêne de la part des membres de
la Société le jour où Leigh lui exposait son projet. Les questions qu’on
lui posait, certes discrètes et polies, relètent quelque réticence à se ier
au jugement d’un seul chercheur sans savoir au juste ce qui allait en
résulter et sans avoir d’emprise directe sur lui. Ce n’était pas seulement
parce qu’il était étranger, ou qu’il proposait de dépasser le travail encore
récent de deux Genevois distingués. On peut voir cette hésitation aussi
comme la marque des avancées théoriques et des exigences scientiiques
qui s’étaient progressivement développées. Les membres de la Société
Jean-Jacques Rousseau de Genève avaient eux-mêmes construit nombre
de bases solides, parmi d’autres évidemment, qui avaient amené un degré
de précision toujours plus nécessaire à mesure que le corpus des données
augmentait. Ils avaient appris aussi par des déceptions multiples, notam-
ment dans le cas de la correspondance de Rousseau, ce qu’il fallait de
savoir et de méthode pour procurer une édition capable de relancer les
études rousseauistes et de résister au temps.
Dès le début, Leigh déinit son entreprise en termes faits pour s’op-
poser manifestement aux méthodes peu rigoureuses de ses prédéces-
seurs. Ce n’est pas qu’ils n’aient rendu service, au contraire ; mais leurs

41 Gagnebin était conservateur des manuscrits de la bibliothèque publique et universitaire


de Genève où travaillait Plan à partir de 1939.
De letres en correspondance 237

défaillances sautaient aux yeux : leur Correspondance n’était pas l’outil de


recherche qu’il fallait. Il n’était pas question de ne pas l’utiliser, mais elle
était à refaire, et elle devint en efet instantanément caduque dès qu’une
autre eut été réalisée : on ne se sert plus guère de la Correspondance géné-
rale si ce n’est pour repérer les citations qui s’y étaient référées en l’espace
de quarante ans4². Il serait surprenant en revanche que la Correspondance
complète de Leigh soit refaite avant un siècle : les éditions qui s’en annon-
cent pour le présent (voir Annexe) se servent de Leigh comme référence
de base plutôt qu’elles ne proposent de le remplacer.
S’en prendre à ce monument qu’était la Correspondance générale,
comme Leigh le remarque lui-même, était un déi intimidant, d’autant
plus que, publiée à Paris et bénéiciant du soutien de l’Institut de France,
elle avait toutes les marques d’une publication quasi oicielle :
Une partie de l’opinion genevoise ne voyait pas d’un bon œil qu’on démente
ainsi deux héros de la recherche du lieu, tous deux ayant laissé un souvenir
afectueux dans leur ville natale, tandis que d’aucuns abritaient un préjugé
considérable contre un simple étranger (d’ailleurs même pas un étranger
francophone) qui avait la présomption d’éditer la correspondance du plus
grand écrivain de Genève. On disait qu’un étranger ne pouvait pas faire le
travail aussi bien qu’un Genevois, et qu’en tout cas l’édition Dufour-Plan
n’était pas si mauvaise qu’il avait l’air de le dire, et une nouvelle édition serait
une perte inutile d’efort.4³
Le Cambridgien pouvait répondre à ces derniers scrupules en énumé-
rant les péchés de Dufour et Plan. Les excellents principes éditoriaux
détaillés par Plan dans sa préface sont, comme Leigh n’a cessé de le
montrer, entièrement démentis par les faits. Souvent il s’était contenté
de copies et de versions imprimées de lettres qu’il aurait pu consulter
en manuscrit ; les textes qu’il donne sont en grande partie réimprimés
sur l’édition de Musset-Pathay, que Plan dénonçait pourtant pour ses
défauts ; celle-ci à son tour était en majeure partie copiée sur l’édition de
Genève de 1782 et ses suppléments ou d’autres 44.
Leigh propose donc de retranscrire à neuf et sur le manuscrit toute
lettre pour laquelle il en existe un, et sinon sur l’original imprimé.

42 De même, quoique dans ce cas le même chercheur ait dirigé les deux entreprises, la pre-
mière édition Besterman de Voltaire’s Correspondence (99 volumes plus tables, 1953-1965)
est tombée en désuétude au fur et à mesure que paraissait sa deuxième édition dite « déi-
nitive » (sigle D, 46 volumes, 1968-1976 ; t. 85-130 des Œuvres complètes).
43 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 46.
44 Ibid., p. 43-44.
238 Éditer Rousseau

Comme il n’est pas rare qu’il existe plusieurs versions d’une même lettre,
il invente un système de classement et une échelle de iabilité pour les
textes de base. Il intègre dans son corpus, avec les lettres de Rousseau,
toutes les lettres destinées à Rousseau que celui-ci a gardées, et quelque-
fois même des lettres entre tiers ou des documents autonomes qui peu-
vent éclairer diférents échanges, même ceux qui peuvent se situer au-
delà de sa mort, ce qui fait passer le total de la correspondance d’un peu
plus de 4 000 lettres à plus de 6 000. Elles seront numérotées chrono-
logiquement d’un bout à l’autre. En plus, Leigh promet un apparat cri-
tique et un système de références exhaustifs, allant jusqu’à l’identiica-
tion de toutes les personnes mentionnées dans les lettres. L’étonnant est
qu’il ait pu réaliser tout cela avec des moyens ininiment moins rapides
qu’internet n’en fournit souvent aujourd’hui.
Et cette correspondance, c’est – mirabile dictu – l’Institut et musée
Voltaire à Genève (plus tard la Voltaire Foundation à Oxford), dirigé
par heodore Besterman, qui va la publier. Or les relations entre Leigh
et Besterman avaient commencé par les comptes rendus méticuleux que
Leigh avait faits sur l’édition de la correspondance de Voltaire dirigée et
publiée par Besterman. Quand celui-ci s’est engagé à publier également
la correspondance de Rousseau, c’était sans savoir jusqu’où elle irait,
c’est-à-dire de combien de lettres et de volumes il pouvait à la longue
s’agir, et certainement sans apprécier le volume de notes que le scrupu-
leux Leigh devait y joindre ; aucun contrat n’a même été établi jusqu’en
1968 (on notera que le copyright est au nom de heodore Besterman).
Les relations entre eux étaient souvent tendues45.
Ain de se garder rigoureusement de ce qu’il considérait comme
le n’importe quoi du système de Dufour et Plan (ou de Dufour-Plan,
avec trait d’union, comme Leigh les évoque régulièrement ensemble),
dépourvu d’une notion de classement systématique des manuscrits,
Leigh, constatant que dans de nombreux cas il existe plusieurs copies ou
états d’une même lettre, insiste chaque fois sur l’identiication du type
de manuscrit, soit :
1. Un premier jet, souvent des fragments.
2. Un ou plusieurs brouillons, fortement raturés et souvent diicilement
déchifrables.

45 Voir R. Wokler, « Preparing the deinitive edition of the Correspondance de Rousseau »,


p. 3-21. Besterman est mort en 1976.
De letres en correspondance 239

3. Une mise au net : copie presque calligraphiée pour être gardée comme
pièce justiicative.
4. La missive (appelée originale autographe) ; c’est-à-dire le document
efectivement expédié au destinataire.
Il admet encore d’autres variantes, notamment les cahiers de pièces
diverses que Rousseau gardait, comportant en plus de ses propres lettres
celles qu’il avait reçues et retranscrites. À chaque étape Rousseau intro-
duisait des corrections et modiications46. Il arrive aussi, évidemment,
qu’on ne retrouve aucun manuscrit, auquel cas on en est réduit à la repro-
duction d’une source imprimée (ou même dans certains cas, un résumé) ;
l’essentiel est d’être toujours clair sur les états qui existent et celui qu’on
a utilisé. Le principe général est de choisir toujours la missive quand on
en dispose, tout en retenant les variantes de toutes les copies qui parais-
sent signiicatives. Quant aux « lettres » destinées réellement à la publi-
cation (Lettre à D’Alembert, Lettre à Christophe de Beaumont), la règle de
Leigh est de les inclure si en fait elles ont été expédiées – ou si l’inten-
tion de Rousseau était de les expédier – au destinataire nommé.
Peut-être plus important encore, Leigh promettait une annotation
autrement plus sérieuse que celle de Plan, en suivant dans l’ensemble les
mêmes principes que heodore Besterman dans son édition monumen-
tale de la correspondance de Voltaire :
Il y aura d’abord la description des manuscrits, la première impression, des
notes critiques sur le texte même, des éclaircissements du texte, et puis, cin-
quième rubrique, des observations qui ne se rapportent pas exactement à la
lettre mais qui sont utiles pour comprendre la marche générale des événe-
ments. (AJJR, no 35, p. 285)
Et c’est un fait que sur tous ces plans l’apparat de Leigh est de loin le
plus complet. On imagine diicilement la quantité de travail que repré-
sentait la mise en œuvre d’une méthode aussi exigeante, imposant à l’édi-
teur pour commencer le repérage de tous les manuscrits et sources impri-
mées connus d’un nombre aussi considérable de lettres.
Il est intéressant d’observer que ni Besterman ni Leigh ne se réfèrent
à l’exemple de Georges Roth, qui pourtant avait produit entre 1955 et 1970
les 16 volumes de la Correspondance de Denis Diderot (Paris, Minuit).
Peut-être ne le considérèrent-ils pas assez rigoureux, ou bien jugèrent-
ils sa tâche trop légère par rapport à la leur ; il est vrai que son corpus

46 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 48-50.


240 Éditer Rousseau

consistait en moins de 1 000 lettres, ce qui fait une quantité beaucoup


moins considérable que les correspondances de Voltaire et Rousseau.
Mais si Roth s’étend moins qu’eux sur les questions de méthode, il essaie
au moins d’être clair. Il évoque le problème, majeur dans son cas, de la
datation des lettres, vu que Diderot ne datait les siennes que rarement :
grand inconvénient pour une édition qui se veut chronologique. L’at-
tribution fait aussi quelquefois problème. Roth s’eforce d’accompagner
les lettres d’au moins quelques données sur les circonstances qui les ont
motivées (t. I, p. 12-13).
Surtout Besterman et Leigh ont dû désapprouver le protocole adopté
par Roth pour la transcription des lettres :
Il nous a paru inutile de reproduire tous les caprices ou erreurs de plume que
peut ofrir un texte dont le véritable intérêt réside dans les idées et les senti-
ments qu’il exprime. Bien plus : nous estimons fâcheuse la pratique consis-
tant à mettre sous les yeux du lecteur des incohérences de graphie. […] Nous
avons donc ramené l’orthographe des lettres à l’usage établi au moment où
elles furent écrites. (p. 13-14)
Même principe pour les majuscules, à l’exception des « initiales d’hon-
neur » que Diderot donne aux noms des arts, des sciences, et des sen-
timents. Le problème est que cet usage n’est pas conséquent : « Dans
un nombre restreint de cas exceptionnels, nous avons reproduit les gra-
phies de Diderot, laissant aux lecteurs et aux psychanalystes le soin de
les interpréter » – ce qui veut dire quoi ? Le chercheur ne saura donc à
aucun moment se ier aux particularités de tel ou tel passage… À quoi
bon alors ces exceptions, et qu’est-ce que les psychanalystes viennent
faire ici ? « En somme, nous avons agi comme n’eût manqué de faire tout
prote auquel, de son vivant, Diderot aurait conié sa prose à imprimer. »
Un prote avait pourtant vraiment assimilé les usages du temps, ce qui
n’est pas forcément le cas pour un éditeur moderne ; par quels critères
est-il censé choisir les passages exceptionnels devant servir d’exemples ?
Si Roth s’autorise à intervenir encore plus lourdement dans la ponc-
tuation, c’est en raison de l’état particulier des lettres mêmes qu’il entre-
prend de transcrire :
Diderot écrit comme il parlait : intarissablement. Aussi ménage-t-il la place.
Phrases et paragraphes se pressent et s’enchaînent. Dans la masse com-
pacte d’une page, l’œil ne parvient pas à déceler l’endroit où doit s’arti-
culer le raisonnement ou le récit. Fréquemment, l’écrivain utilise les points
de suspension. Mais le lecteur moderne se trouve dérouté, car la pensée ou
la narration n’est pas simplement suspendue. En fait, l’auteur a carrément
De letres en correspondance 241

changé de sujet. À cet arbitraire personnel, il semble légitime de substituer


les conventions normales, et d’aérer la page en y pratiquant des alinéas. Aussi
aurons-nous facilité au lecteur l’intelligence rapide du texte en supprimant
les incongruités graphiques qui risquent de la compromettre, ou du moins
de la retarder. (p. 15)
Sans prétendre prescrire après coup ce que l’éditeur aurait dû faire
– ni même invalider forcément ses choix – on peut constater à quel point
ces principes divergent des normes que Besterman et Leigh pour leur
part considèrent, à tort ou à raison, comme autrement scientiiques. Ils
représentent deux options fondamentalement opposées, privilégiant soit
le point de vue du « lecteur moderne » sans qualiications spéciales qu’il
importe de ne pas dérouter, soit le chercheur scientiique qui a besoin
de voir, autant qu’il se peut, le contenu « exact » de la lettre, avec toutes
ses anomalies.
Besterman et Leigh ont, selon le premier des deux, établi ensemble
la présentation de la correspondance de Rousseau, et découvert ce fai-
sant qu’il n’y avait vraiment rien à améliorer dans celle de la correspon-
dance de Voltaire47, dont les principes sont en efet suivis d’assez près
par Leigh. Dans les deux cas, d’abord, l’ordre imposé est strictement
chronologique, sans aucune rupture d’un bout à l’autre. Or il est, bien
entendu, concevable d’organiser autrement une correspondance volumi-
neuse, par exemple autour des personnes, ainsi que l’a fait W[ilmarth]
S[heldon] Lewis pour la correspondance de Horace Walpole, chaque
volume étant voué à la correspondance de Walpole avec un tel, puis une
telle, et ainsi de suite, jusqu’à l’inévitable rassemblement des lettres res-
tantes dans Horace Walpole’s Miscellaneous Correspondence48. Dans le cas
de Rousseau cela donnerait des correspondances de caractère assez dif-
férent selon qu’il s’agissait de Sophie d’Houdetot, de Mme de Boulers,
des Luxembourg… – ce qui reléterait d’ailleurs la façon dont en général
les lettres ont été conservées en paquets par les destinataires et leurs héri-
tiers. Mais Leigh a préféré privilégier la possibilité de suivre le cours de la
pensée de l’auteur au jour le jour, procédé qui en plus permet de ne rien
exclure, à la diférence de la présentation par catégories49.
Éditer et imprimer à la fois, en avoir les moyens, être libre ainsi de
se ier entièrement en tout à son propre jugement : voilà la situation

47 T. Besterman, « Twenty thousand Voltaire letters », p. 12.


48 Horace Walpole’s Miscellaneous Correspondence, t. 40-42, Yale University Press, 1980.
49 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 59-60.
242 Éditer Rousseau

exceptionnelle de heodore Besterman. Situation qui n’est pas forcé-


ment blâmable, mais qui dans son cas lui permettait d’imposer quelques
manies de style qui sans avoir vraiment d’importance n’en allaient pas
moins contre les normes anglaises de l’édition50 : commencer une note
par une minuscule, par exemple, ou écrire mr au lieu de Mr, et ainsi
de suite. Et surtout, aucune concession aux normes françaises pour
des textes en français (les guillemets, par exemple, ou le placement des
appels de note). Ceux qui ont connu Leigh sont persuadés qu’il ne suivait
aucune consigne dictée directement par Besterman. Cependant, comme
aucune personne encore vivante n’a, que je sache, assisté à leurs pre-
mières rencontres, il n’est pas certain que Besterman n’ait pas posé des
conditions de méthodologie, de format ou autres. Quitte à s’en éloigner
avec le temps, certes. Or on constate des pratiques que Leigh n’a pas dû
imiter par pure admiration, certains tics bien connus qui restent encore
aujourd’hui une des particularités des Œuvres complètes de Voltaire et
d’autres publications de la Voltaire Foundation à Oxford.
Si à partir de la constatation – indéniable – que d’autres éditeurs se
sont trop souvent contentés de recopier ce qui souvent était déjà de mau-
vaises copies5¹, on se détermine à utiliser systématiquement les sources
manuscrites, c’est nier systématiquement et d’entrée de jeu qu’une copie
ou impression puisse incarner un meilleur état du texte. Besterman a
initié l’usage fort discutable, repris ensuite par Leigh, de faire suivre
chaque lettre par deux rubriques séparées, « Manuscrits » et « Éditions »,
alors que ce qui compte est la question d’autorité, la désignation de
source efective. Il existe des manuscrits dépourvus d’intérêt scientiique
puisqu’ils sont copiés d’après d’autres manuscrits peu iables ou même
d’après des versions imprimées. La rubrique « Manuscrits », en faisant
croire à l’autorité du manuscrit, est donc potentiellement trompeuse.
Ces catégories peuvent obscurcir la question de source, surtout quand
un manuscrit est signalé comme disparu. Copie a-t-elle été prise ? C’est
plus qu’inutile de garder par principe deux rubriques, lorsque l’une d’elles
peut être vide. D’autre part, le manuscrit a toujours existé, l’imprimé pas
nécessairement ; on peut signaler que sa localisation est inconnue, mais
cela ne sert à rien de suivre la piste des ventes, etc., qui n’aboutit à rien

50 Se souvenir que, bien que situé à Genève, Besterman éditait plus ou moins à l’anglaise…
et en anglais.
51 Œuvres complètes de Voltaire, t. 85, Correspondence and Related Documents, Deinitive Edi-
tion, t. I, Oxford, Voltaire Foundation, 1968, p. xvi.
De letres en correspondance 243

de précis. Une liste d’éditions est encore moins utile, vu qu’elles sont le
plus souvent recopiées les unes sur les autres. Besterman donne la pre-
mière date de publication même quand un manuscrit sert de source ; il
ne donne pas, comme le fera Leigh, les variantes entre des diférentes
versions d’une même lettre.
Pour la correspondance de Voltaire un certain degré de normalisa-
tion a été admis, explique Besterman, même si, pour l’essentiel, l’ortho-
graphe de l’auteur est respectée : on n’enlève pas les accents originaux
mais on en ajoute au besoin. Voltaire, remarque Besterman, ne marquait
presque jamais l’apostrophe, ses majuscules étaient capricieuses, etc. :
l’éditeur n’a donc pas hésité à les normaliser, de même qu’il a « régula-
risé » le reste de la ponctuation (p. xvii-xviii). Surtout il se refuse à une
transcription « paléographique » des manuscrits sauf dans certains cas
pour en garder un certain parfum suranné, en particulier dans les lettres
de Mme Du Châtelet, « où il semblait intéressant de préserver la pleine
saveur de textes écrits d’une manière archaïque »5² – cela à l’égard d’une
des femmes les plus intelligentes et les plus instruites de son temps. Si
la source n’est pas manuscrite, Besterman modernise. Si « tous les noms
propres, mots étrangers et citations ont été reproduits tels quels, quelle
qu’en soit la source », le protocole concernant les accents paraît un com-
promis particulièrement étrange : « Quand Voltaire a mis un accent il est
reproduit même s’il paraît bizarre aujourd’hui, mais quand il en omettait
un il a été ajouté. » Besterman ne se rendait-il pas compte que ce procédé
bâtard – on ajoute un accent qui « manque », mais s’il y en a déjà un, on
le laisse – enlève toute la trace d’authenticité qu’il souhaite conserver à
ces lettres ? Car il airme en même temps n’avoir corrigé ni les fautes de
grammaire ni celles d’orthographe (p. xviii)…
Là où Leigh suit Besterman d’un peu moins près, c’est dans son trai-
tement du texte. Le principe de Besterman était qu’il faut transcrire le
texte de Voltaire, mais non « de manière stupide » (slavishly). Sur ces
questions Leigh s’explique mieux que Besterman, sans pour autant lever
toutes les ambiguïtés. Il garde l’orthographe des originaux, même quand
ils sont franchement diiciles à déchifrer, pour leur intérêt documen-
taire en linguistique ; il en garde de même la ponctuation – sauf dans ses
manifestations les plus bizarres. Leigh rejette catégoriquement, en efet,
toute modernisation de l’orthographe : il faut selon lui préserver cette

52 Il l’appelle « a pre-eighteenth-century manner ».


244 Éditer Rousseau

précieuse matière brute « pour l’utilisation des historiens de la langue, les


phonéticiens historiques, des morphologistes, lexicographes, syntacti-
ciens, et ainsi de suite ». En général, il garde aussi la ponctuation de l’ori-
ginal, mais avec force exceptions5³ qui confèrent à l’éditeur une large
marge de liberté. Il se permet cependant un certain degré de toilettage,
comme l’assimilation des i et j, des u et v. La solution n’est pas parfaite
mais on en a peu d’autres. Il n’a heureusement pas été astreint à toutes les
idiosyncrasies de la correspondance voltairienne, surtout celle de rédiger
toute l’annotation en anglais.
La Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, qui fait 49 volumes
plus 4 autres d’index, n’a été achevée en in de compte qu’après la mort
de Leigh en 1987 ; l’étonnant reste qu’il ait presque tout fait et presque
tout seul. Elle comporte 8 400 lettres, plus de 700 documents adjoints, et
des milliers de notes. C’est un monument colossal, exceptionnel à tous
égards. Leigh en tout cas a si bien mené son travail qu’il paraît avoir
amené Besterman en cours de route à voir que son propre travail sur
Voltaire pouvait être mieux fait, si bien qu’au moment où il terminait les
107 volumes de son édition de la correspondance, il a compris qu’il fal-
lait… la recommencer. Aussi a-t-il dès 1968 entamé l’édition dite « déi-
nitive » (le sigle universel de référence pour la correspondance de Voltaire
est resté « D ») qui occupera cette fois 46 assez gros volumes plus 5 autres
de listes et d’index. Besterman donne en entier toutes les lettres de et à
Voltaire, de même que pour Mme Du Châtelet et Mme Denis tant que
Voltaire est en vie (p. xvi-xvii), quelque 20 000 lettres en tout ; dans
les lettres entre tiers, tout ce qui ne regarde pas Voltaire est supprimé.
S’il donne relativement peu de notes, en revanche Besterman fournit en
annexe beaucoup de documents ; la collection d’ailleurs est bien intitulée :
Correspondence and Related Documents. Sa réduction en format Pléiade
(surtout par la suppression de documents et de lettres écrites à Voltaire)
est-elle « réduite à l’échelle humaine » comme l’airme Besterman ? C’est
ce qui peut se discuter, car il s’agit de pas moins de 13 volumes dont
les plus minces font plus de 1 000 pages : ce qui fait le même poids en
Pléiade que La Comédie humaine de Balzac.
La décision la plus contestable de Leigh regarde sans doute son trai-
tement de certaines majuscules. « Je mets toujours des majuscules aux
noms propres, au début des phrases, et aux substantifs de nationalité »

53 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 55-57.


De letres en correspondance 245

(CC, t. I, p. xxv) – ce premier principe serait peut-être adopté par n’im-
porte quel éditeur ; encore faut-il préciser que le « début de phrase » est
loin d’être clair quand, par exemple, la « phrase » précédente se termine
par un signe autre qu’un point, ce qui n’est quand même pas rare. Bref,
il s’agit quelquefois d’un arbitrage savant mais inévitablement mêlé de
subjectivité. Et il vaut la peine de s’arrêter un instant sur le critère impli-
cite : même si nous sommes tous d’accord pour mettre des majuscules
aux noms propres, aux substantifs de nationalité et au début des phrases,
c’est sans conteste une pratique dictée par nos habitudes modernes et
rien d’autre. Certes, il faut ajouter (à mon avis) qu’elle ne nuit en aucune
façon à l’authenticité des textes ; mais qu’est devenu alors le service
qu’on prétendait rendre à l’historien de la langue écrite ? Il faudra qu’il
se contente d’une source qui est malgré tout impure ; avec un tel texte, il y
a peut-être certaines conclusions qu’on peut tirer sur la langue de Rous-
seau et de ses correspondants, et pas d’autres. Toute mise aux normes
enlève des données originales, même si – on la justiie naturellement
ainsi – nous sommes persuadés que les variantes en question ne véhi-
culent aucun sens. C’est un argument à développer et non une évidence.
L’autre règle va toutefois à l’encontre de la première, qui visait la com-
modité du lecteur moderne : « Sauf indication contraire, je ne supprime
pas les majuscules dont on émaillait ses lettres au xviiie siècle, sauf si
elles se trouvent au milieu des mots. Point de quartier pour celles-là. » Or
c’est justement ce contraste entre les raisons pour en insérer et les raisons
pour n’en pas ôter qui me paraît curieux ; je me serais attendu plutôt au
contraire, c’est-à-dire qu’on n’impose pas de majuscules (pas plus qu’on ne
les enlève), mais que, en revanche, on n’interprète pas les ioritures arbi-
traires qui « émaillent » les débuts de mots comme des majuscules. Car elles
n’en sont pas à proprement parler, ce sont des traits de plume jetés un peu
gratuitement et par habitude dans certains contextes syntaxiques. Leigh
croit justiiée l’idée de garder ces s présumés être des majuscules puisqu’il
a une sorte d’intuition que « quand Rousseau était spécialement cérémo-
nieux ou irrité », il y mettait une beaucoup plus grande densité de S semés
au hasard54, d’où la nécessité, pour conserver cette « particularité psycho-
logique », de retenir toutes les « majuscules » arbitraires – même si, comme
Leigh l’admet, il est souvent diicile de déterminer si les S et les C en parti-
culier sont vraiment des majuscules et non des minuscules un peu grandes.

54 Ibid., p. 55-56.
246 Éditer Rousseau

Tous les correspondants ne sont pas également concernés ; en fait il


ne s’agit que d’un petit nombre qui d’ailleurs sont presque toujours les
mêmes. Prenons cet exemple chez Diderot :
Je n’aime ni les glands ni Les tanieres ni Le creux des chenes. […] J’aime
encore mieux que cette main qui trace ces caracteres, soit une main qui vous
Ecrive, que Je vous cheris de tout mon cœur, et que J’accepte tous les Ser-
vices que vous m’ofrez, que d’etre une vilaine pate, malpropre et crochue.
Adieu mon cher monsieur, Revenez vite auprès de nous, et quittez moi La
Société dans laquelle vous vivez et risquez de perdre Le petit grain de foi que
dieu vous a donné. Je dis un petit grain, car Si vous en aviez Seulement gros
Comme un grain de Navette, il est de foi que vous transporteriez des mon-
tagnes et Je ne crois pas d’honneur que vous en Soyez encore la.55
Peut-on penser sérieusement que l’auteur écrive avec quelque intention
dieu sans majuscule tout en en mettant sciemment à La Société, Si, Seu-
lement, et Comme au milieu des phrases56 ? Cela varie évidemment selon
la personne qui écrit ; Rousseau le fait moins que d’autres, et pourtant…
Voici un autre exemple (ils sont évidemment légion) qui est de Saint-
Lambert :
Je Tiens Trop a quelques individus pour m’intéresser autant que Lui a L’es-
péce, je suis citoien cependant assés pour desirer que le bien soit fait et pas
assés pour en faire, Je crois que quand je serois né avec du Talent il m’auroit
encor manqué de La Volonté, et que les plaisirs de La société et de L’amitie
auroient fait Tort a L’humanité.57
On n’a pas besoin de voir l’original pour comprendre ce qui se passe
ici ; le phénomène saute aux yeux. Saint-Lambert partage avec Diderot
une tendance à « capitaliser » les l mais il est enclin à le faire moins pour
les  s et les  e, et beaucoup plus pour les t. Mon point de vue est que ces
traits sont insigniiants ; je déie qui que ce soit de trouver un soupçon
de nuance sémantique entre « Je Tiens Trop » et « je tiens trop » ou entre
« manqué de La Volonté » et « manqué de la volonté ».

55 Diderot à l’abbé Le Monnier, CC 322, vers le 15 septembre. Ici, naturellement, je transcris


le texte tel quel.
56 Les majuscules, insiste aussi Jean Varloot, « n’ont pas, dans les manuscrits du dix-huitième
siècle, la signiication qu’elles ont de nos jours. Chez Diderot en particulier, la majuscule
a surtout une valeur ponctuelle, non systématique, de lisibilité ou de diférenciation. On
voit du même coup le caractère illusoire d’une transcription “diplomatique”, qui introduit
une diiculté de compréhension là où le scripteur s’eforçait à rendre la lecture facile »
(« À propos de l’édition des œuvres complètes », p. 32).
57 Saint-Lambert à Rousseau, CC 399, 26 mars 1756.
De letres en correspondance 247

C’est pour cela que le soin de transcrire ces prétendues majuscules au


milieu des phrases comme des capitales, quelque admirable que soit le
scrupule qui le dicte, tient du ridicule. C’est faire comme si on ne com-
prenait rien à la façon d’écrire au xviiie siècle. Leigh connaît cependant
l’écriture de l’époque, et c’est pour cela que son choix en tant qu’éditeur
est franchement étrange. Comme les  s de Rousseau se ressemblent où
qu’ils soient placés dans la phrase, il serait aussi logique de commencer
des phrases par une minuscule que de planter une majuscule au milieu.
Dans beaucoup de lettres, tous les s initiaux sont en majuscule. D’ailleurs
il est diicile de voir en quoi, en l’occurrence, le protocole permet alors la
suppression d’une majuscule au milieu d’un mot, choix qui paraît arbi-
traire et contradictoire au principe général, même un argument contre
lui. Pourquoi donc avoir supprimé aussi l’s long ? On aura l’occasion de
revenir sur ce genre de décision quand on discutera de l’orthographe des
Œuvres complètes de Rousseau dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Il est rarissime de nos jours qu’un tel monument soit érigé par un seul
chercheur ; personne en efet ne refuse à Leigh les louanges que son tra-
vail prodigieux s’est attirées. Il a lui-même tenu à préciser que s’il avait des
assistants, ce n’étaient pas des assistants de recherche58, qu’il faisait entière-
ment tout jusqu’à l’identiication de milliers d’individus qui sont nommés
ne serait-ce qu’accessoirement dans la correspondance. La tâche n’était
pas facilitée puisque le travail s’est efectué avant l’époque des petits ordi-
nateurs personnels, la masse formidable de textes et de notes s’accumu-
lant à force de iches et de ichiers. Elle peut même paraître excessive, mais
pour n’être pas injuste, il faut reconnaître que cette très grande quantité
de notes s’explique par l’époque où Leigh travaillait ; il aurait pu en faire
beaucoup moins, se contentant de renvois relativement brefs, s’il avait eu
à sa disposition seulement, de Raymond Trousson et Frédéric S. Eigel-
dinger tous deux, le Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau (1996) et Jean-
Jacques Rousseau au jour le jour (1988), sans parler de l’édition complète en
Pléiade. Même la vaste entreprise consistant à identiier tous les noms
propres aurait été sensiblement réduite si, comme on le fait communément
aujourd’hui, on faisait l’économie de tous les noms qui se trouvent dans le
Dictionnaire universel des noms propres (Le Petit Robert 2, 1975).
Mais une telle initiative individuelle heurte un peu les conventions
qui se sont précisées sur la manière de réaliser un tel projet. Aujourd’hui

58 R. A. Leigh, « Rousseau’s correspondence : editorial problems », p. 41.


248 Éditer Rousseau

ce serait presque nécessairement une afaire d’équipe, alors que Leigh,


comme Besterman, a décidé pour l’essentiel de l’exécuter seul ; même Bes-
terman ne l’y encourageait pas au début. Leigh énonce ses décisions édi-
toriales comme relevant de sa propre autorité ; or une telle autonomie ne
laisse pas de poser certaines questions. Est-il bon qu’une seule personne,
même très compétente et sensée, ait le pouvoir de ixer une pratique qui
aura tant d’importance pour tant de chercheurs et pour tant de temps ? La
même question s’applique évidemment rétrospectivement à Besterman
lui-même, à qui en efet, comme je l’ai dit, diverses particularités ont été
reprochées. D’autres que moi se le sont certainement demandé. Leigh n’a
pas commencé, comme on le ferait aujourd’hui, par proposer la forma-
tion d’un comité scientiique, vraisemblablement au sein d’un centre de
recherche oiciel ou autre organe établi ; il n’a pas, que l’on sache, rédigé
des directives à discuter et parfaire en débattant avec des collègues. Une
annotation qui est relue par plusieurs a des chances d’être plus succincte
et de renfermer moins de fautes, car le plus érudit des éditeurs aura ses
points forts et ses faiblesses en matière de connaissances, et ne peut de
toute manière maîtriser tous les faits du monde même à l’aide d’almanachs,
d’encyclopédies, de bibliothèques et d’internet. Leigh n’échappe naturel-
lement pas à ces limites. La réalisation des correspondances de Voltaire et
de Rousseau représente la in d’une époque ; de nos jours les grandes cor-
respondances en cours, qu’il s’agisse de Bayle, de Graigny, de Montes-
quieu, ou de Condorcet, sont des travaux d’équipe.
À un moment incertain, sans doute assez tôt, Leigh a pris aussi la
décision inattendue et capitale d’étendre le recueil au-delà de 1778, date
de la mort de Rousseau. Un des facteurs déterminants qu’il cite était
l’accès qu’il a obtenu aux archives du marquis de Girardin : « L’abon-
dance imprévue des matières m’a amené à présenter sous forme de
volumes supplémentaires des textes d’abord envisagés comme appen-
dices du t. XL », même s’« il ne s’agit plus, à proprement parler, d’une cor-
respondance, mais d’un recueil de documents concernant Jean-Jacques »
(CC, t. XLI, p. xx). C’est ce nouveau trésor qui permet de suivre la main-
mise de Girardin sur les documents de Rousseau à Ermenonville, le
secret pour ne pas dire la duplicité, à certains moments, du marquis et
parfois de Moultou, dans les négociations des trois éditeurs entre eux et
avec d’autres personnes intéressées, y compris hérèse, et ainsi de suite,
jusqu’à ce qu’enin la Révolution s’occupe entièrement de la réputation
et des cendres de Jean-Jacques Rousseau.
Jalons pour une relance
(1920-1960)

chapitre vııı

Du point de vue des œuvres collectives de Rousseau, la situation au


début du xxe siècle était plutôt médiocre. Aucune édition, certainement
pas l’ouvrage suranné encore en vente chez Hachette, dépourvu d’ap-
parat critique, n’établissait Rousseau dans le domaine des recherches en
lui rendant l’immense service que rendaient à Voltaire les éditions de
Beuchot et puis Moland, à Diderot l’édition de Jules Assézat et Mau-
rice Tourneux (Frères Garnier, 1875, 20 volumes). Dans son Rousseau par
lui-même de 1961, Georges May, héraut d’une nouvelle ère critique pour
Rousseau, est encore obligé de renvoyer le lecteur, avec l’heureuse excep-
tion du premier volume de l’édition de la Pléiade paru en 1959, à l’édition
Hachette ou même à celle de 1823 de Musset-Pathay¹.
Rousseau écrivain est depuis longtemps honoré surtout par des
universitaires comme Ferdinand Brunetière, René Doumic, André
Le  Breton, Servais Étienne et Gustave Lanson, et même parmi eux
on sacriierait presque certaines œuvres, notamment Julie, passant pour
être fantaisiste voire excentrique, en tout cas marginale par rapport aux
Confessions et au noyau d’autres ouvrages où se concentre le génie poli-
tique et moral de l’auteur.
Il semblerait aussi qu’une coloration politique particulière soit prêtée
à Rousseau par certains spécialistes universitaires qui représentent un
mouvement antisocialiste et même antidémocratique. René Doumic
succède à Ferdinand Brunetière en 1916 comme directeur de la Revue des

1 G. May, Rousseau par lui-même, Paris, Seuil, 1961, p. 186.


250 Éditer Rousseau

Deux Mondes, « en héritant de toute son intransigeance morale », tandis


que Jules Lemaître, président de la Ligue de la Patrie française, société
antidreyfusarde fondée en 1898, « combat Anatole France et ses amis
“dreyfusards”»² avant de succéder à Brunetière à la Société des confé-
rences où il mêle à une appréciation souvent nuancée de Rousseau une
constante mise en garde contre ses maléiques idées politiques³.

Trajectoires des œuvres

La carrière de Rousseau fut certes météorique, mais non de la façon


qu’on l’imagine trop facilement : rendu tout à coup célèbre par le Discours
sur les sciences et les arts, conirmé par le Discours sur l’origine de l’inégalité,
porté aux nues, et pour l’éternité, par Julie, etc. Or les débuts littéraires
de Jean-Jacques furent tâtonnants et graduels, et si le premier Discours it
certes un certain efet, le succès du deuxième, au dire de Daniel Mornet,
« ne dépassa d’ailleurs pas le cercle des moralistes et des raisonneurs de
métier »4. En efet, toujours selon le même critique, ces deux Discours
comme la Lettre à D’Alembert ne connurent chacun que cinq ou six édi-
tions, réussite modeste :
Or, des douzaines d’ouvrages du xviiie siècle, aujourd’hui tout à fait oubliés,
atteignent ce chifre. L’œuvre de Rousseau n’intéressait encore qu’un public
sans doute inluent mais assez restreint d’hommes de lettres, d’académiciens,
de beaux esprits férus de discours et de discussions bien construites. Il en
sera tout autrement avec La Nouvelle Héloïse et l’Émile qui vont faire de Jean-
Jacques le maître d’une génération ou de toute une part d’une génération.
(p. 62)
Et sans remettre en cause le triomphe que fut la publication de Julie
– loin de lui l’idée – Mornet ne perçoit pas un retentissement équivalent
lorsque paraît l’Émile, célèbre plus par l’anathème du parlement et de
l’archevêque de Paris que par son inluence instantanée, même s’il par-
vient à la longue à symboliser à certains égards son époque :
Dans l’ensemble tout se passe comme si l’on n’avait pas besoin de Rousseau.
Les nouveautés pratiques applicables de l’Émile se placent dans un vaste
mouvement qui commence avant lui, qui se serait développé sans lui. Il faut

2 R. Fayolle, La Critique, Paris, A. Colin, 1964, p. 144.


3 J. Lemaître, Jean-Jacques Rousseau, Paris, Calmann-Lévy, s. d. [1907].
4 D. Mornet, Rousseau, p. 43.
Jalons pour une relance 251

attendre l’efet du temps qui rejette dans l’ombre la masse des ouvrages sans
talent littéraire et qui met en lumière l’œuvre chaleureuse et vivante. L’Émile
sera d’ailleurs entraîné par la réputation générale de Rousseau qui apparaîtra
de plus en plus comme le conducteur d’une génération. (p. 149)
Le point brûlant dans Émile, et ce dès le début, fut toujours la « Profes-
sion de foi du vicaire savoyard », qui faisait accuser d’athéisme ce fer-
vent auteur ; il était sorti presque aussitôt deux Émile chrétien, l’un de
« M. C***** de Leveson » et l’autre de Samuel Formey5, le même qui
procura en 1762 et 1763 un Anti-Émile et L’Esprit de Julie ou extrait de la
Nouvelle Héloïse, ouvrage utile à la société et particulièrement à la jeunesse.
Mais sa réputation se soutint, et l’une des premières sinon la première
de toutes les éditions de Rousseau à s’appeler « critique » sera la volumi-
neuse édition en 1914 de la « Profession de foi du vicaire savoyard », faite
« d’après les manuscrits de Genève, Neuchâtel et Paris, avec une intro-
duction et un commentaire historiques de Pierre-Maurice Masson »6.
Quant au Contrat social, deux mythes ont joué dans sa fortune. Le pre-
mier et le plus puissant, créé par l’apothéose de Rousseau dans les pre-
mières années de la Révolution, it de lui une de ses principales causes
idéologiques, le manuel des jacobins en rébellion contre une oligarchie
qui leur avait volé la souveraineté de l’État. C’est en efet la Révolution
elle-même qui est séduite par ce mythe, qui a exalté l’ouvrage et l’a mis
en vedette. Le second mythe a consisté au xxe siècle en un retournement
complet : Daniel Mornet, ne trouvant guère d’exemplaires du Contrat social
dans les bibliothèques privées qu’il a recensées7, a eu beau jeu de conclure
à une grande exagération de son inluence. Le choc de ce nouveau genre
de recherche a prêté un prestige durable (mais savant) aux conclusions
qui pouvaient en découler, et le Contrat fut relégué parmi les ouvrages
trop graves et trop vantés qui en vérité n’avaient passionné personne. Il « a
séduit par son dogmatisme et la brutalité de ses formules », répète Daniel
Mornet dans Les Origines intellectuelles de la Révolution ; « mais on ne réu-
nirait pas dix témoignages de lecteurs qui, avant 1789, aient reçu de l’œuvre

5 Paris, Les Libraires associés, 1764, 2 volumes, et Berlin, J. Néaulme, 1764, 4 volumes.
6 Fribourg, Librairie de l’Université, et Paris, Hachette, 1914.
7 Un seul, en fait : « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1780) », RHLF,
vol. XVII (1910), p. 449-496 ; l’argument est résumé dans D. Mornet, Rousseau, p. 105. Ce
relevé statistique de bibliothèques est un bon exemple de méthodologie qui, sans être
mauvaise ou fausse, puisqu’elle paraissait innovatrice et révélatrice, paraît après un cer-
tain temps comporter des leurres et des limites, notamment en ce qui concerne la suppo-
sition de représentativité d’un tel corpus.
252 Éditer Rousseau

une impression forte » (p. 95-96). Plus récemment Ralph A. Leigh a détruit
à son tour ce jugement négatif en démontrant, avec maintes preuves résul-
tant de ses recherches bibliographiques matérielles, qu’on avait été trop
prompt à croire à l’insigniiance du nombre des éditions du Contrat,
auquel une pléthore d’éditions pirates, d’ailleurs fort diiciles à démêler et
à dénombrer, donnait le démenti8. Du contrat social a donc été alternative-
ment sur- et sous-estimé. Il reste, quoi qu’il en soit, un point de repère ou
une cible – glaive de la Révolution ou bible du capitalisme triomphant –
dans les luttes politiques qui déchirent la France tout le long du xixe siècle.
Mornet fait d’ailleurs cette concession : « Aucun ouvrage de Rousseau n’a
été plus expliqué, commenté, loué ou critiqué que le Contrat. »9
En revanche certains textes de Rousseau ont été pour ainsi dire
découverts au xxe siècle, en ce sens que, quoique connus du vivant même
de l’auteur, ils avaient été peu ou pas du tout commentés ou même relus.
Le prestige relatif de certains toujours considérés comme secondaires
fut rehaussé dans les années 1950-1960 par des éditions savantes mais
aussi par l’attention qui leur fut accordée dans des études qui ont fait
date. Sur Rousseau juge de Jean-Jacques, Mornet écrivait avec condescen-
dance : « On y trouvera par occasions des détails qui ajoutent quelque
chose aux Confessions. Mais il intéresse surtout le médecin ou le psycho-
logue qui voudraient suivre dans le détail les troubles de la vie mentale
chez l’auteur. »¹0 Or Michel Foucault réagit fortement contre cette inter-
prétation strictement clinique dans une introduction où il souligne au
contraire que si un langage peut être « délirant », une œuvre littéraire, elle,
« par déinition, est non-folie »¹¹. D’autres œuvres, notamment l’Essai sur
l’origine des langues, sont sorties brusquement de l’obscurité pour ensuite
rester, grâce au renom de ceux qui se sont penchés dessus et aux nouvelles
perspectives qu’ils appliquaient en les interrogeant, relativement presti-
gieux. En efet, si Claude Lévi-Strauss ne s’était pas appuyé sur l’Essai sur
l’origine des langues et sur le Discours sur l’origine de l’inégalité pour faire
de Rousseau le « fondateur des sciences de l’homme »¹², bientôt suivi par

8 Il y consacre la plus grande partie de son livre Unsolved Problems in the Bibliography of
J.-J. Rousseau (1990).
9 D. Mornet, Rousseau, p. 101.
10 Ibid., p. 167.
11 Introduction à l’édition de Rousseau juge de Jean-Jacques parue chez Armand Colin en
1962, p. xxiii-xxiv.
12 C. Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », Jean-
Jacques Rousseau, Neuchâtel, La Baconnière, 1962.
Jalons pour une relance 253

les commentaires critiques sur ce texte et d’autres de Jacques Derrida,


de Paul de Man¹³ et de Jean Starobinski, on peut se demander si l’Essai
sur l’origine des langues retiendrait aujourd’hui autant l’attention des lec-
teurs. C’est ainsi que l’Essai, Les Rêveries du promeneur solitaire, peut-être
bientôt Rousseau juge de Jean-Jacques sont en passe d’être promus, sinon
parmi les plus importants, au moins parmi les ouvrages les plus fasci-
nants de Rousseau¹4, au moins pour un temps.
L’édition de Julie en 1925 dont il sera bientôt question contribue cer-
tainement à une remise en valeur de la philosophie et de l’imagination de
Rousseau à force de multiples éditions savantes de ses œuvres aussi bien
« mineures » que « majeures ». En 1948 Marcel Raymond procure pour la
librairie Droz une édition critique des Rêveries, et John S. Spink en fait
paraître une seconde, préparée avec beaucoup de soin, chez Didier. La
même année, dans son édition critique de la Lettre à D’Alembert (Lille-
Paris, Giard-Droz, 1948), Max Fuchs, en raison de l’impression qu’elle
avait créée lors de sa première publication, recourt à la toute première
édition non corrigée de 1758 plutôt qu’à celle de la Collection complète
– qui n’en est pas moins l’« expression déinitive de la pensée de l’au-
teur » (p. xlvii) – quitte à en indiquer les variantes. Il apparaît enin une
étude bibliographique signiicative, la Bibliographie générale des œuvres
de J.-J. Rousseau (Paris, PUF, 1950) de Jean Sénelier ; malheureusement,
comme le signale Bernard Gagnebin dans un compte rendu¹5, Séne-
lier n’a travaillé que sur des catalogues et non dans les bibliothèques,
et par conséquent son travail est criblé d’erreurs ; il cite des manuscrits
et éditions qui n’existent pas et oublie d’en inclure qui existent. Ralph
A. Leigh dira :

C’est à peine plus que du couper-coller, essentiellement sans nulle recherche


nouvelle, et c’est encore plein d’erreurs stupides, d’omissions et de « fan-
tômes ». Il est évident que Sénelier n’a manié ni même vu la plupart des
ouvrages dont il donne la liste, et n’a pas la moindre idée en quoi consiste
une description bibliographique iable.¹6

13 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 234-378 ; P. de Man, Blindness and
Insight, Oxford University Press, 1971, chap. VII, et Allegories of Reading, New Haven, Yale
University Press, 1979, chap. VII-X.
14 Voir par exemple Philip Knee et Gérald Allard éd., Rousseau juge de Jean-Jacques : études
sur les dialogues, Paris, Champion, 2003 ; EJJR, no 17 (2007-2009), p. 9-124 ; AJJR, no 49
(2010), p. 11-195 ; et le livre récent de Jean-François Perrin, Politique du renonçant (2011).
15 AJJR, no 32 (1950-1952), p. 231-235.
16 R. A. Leigh, Unsolved Problems…, p. 17.
254 Éditer Rousseau
L’édition des Lettres écrites de la montagne par Henri Guillemin (Neu-
châtel, Ides et Calendes, 1962), qui ne s’explique nullement sur les prin-
cipes d’établissement du texte ni ne donne des variantes, n’est pas une
édition savante ; elle n’en a pas moins l’avantage d’attirer l’attention sur
un texte peu étudié jusqu’alors¹7. Peter D. Jimack étudie La Genèse et
la rédaction de l’Émile (SVEC, no 13, 1960) juste avant que paraisse un
Émile dans la collection Classiques Garnier en 1961 édité par François et
Pierre Richard. En efet cette collection ofre une véritable renaissance
de Rousseau, avec la Julie de René Pomeau et Les Rêveries de Henri Rod-
dier en 1960 (j’y reviendrai un peu plus loin), Les Confessions de Jacques
Voisine en 1964¹8.
L’histoire du jugement relatif porté sur Julie est particulièrement ins-
tructive. Le statut de chef-d’œuvre, comme je l’ai indiqué, lui fut long-
temps disputé. Cela ne veut pas dire qu’il faut croire comme on l’a répété
depuis La Harpe que le roman ne fut goûté que des femmes sentimen-
tales¹9 ; il n’est pas jusqu’à Daniel Mornet qui n’airme encore : « Les
femmes, bien entendu, se grisèrent de cette morale du cœur et de cette
vertu pathétique. »²0 Ni que quelques philosophes jaloux étaient les seuls
à lui bouder son succès, comme l’a voulu Louis Sébastien Mercier :
À l’apparition de la Nouvelle Héloïse, les lecteurs furent extrêmement nom-
breux, et jamais ouvrage ne it une sensation plus étonnante : mais bientôt
ils se trouvèrent partagés en deux classes ; les gens de lettres et le public. Les
gens de lettres rejetèrent, autant qu’il le purent, l’efet de l’ouvrage ; le public
s’y livra de bonne foi : il admira l’éloquence des passions, le beau portrait
de Julie, la force et la grâce de la diction. Les gens de lettres, pour la plu-
part […], attaquèrent le fond même de l’ouvrage, et exagérèrent les défauts
[…].²¹

17 Une édition critique devait suivre bientôt, établie par Jean-Daniel Candaux au tome III
de la Pléiade (voir plus bas), en 1964.
18 Le Contrat social en Classiques Garnier daté de 1962 (mais avec un achevé d’imprimer
de 1966) ne relève pas du tout du même modèle : c’est une réémission de 1954, sans nom
de responsable et sans aucun apparat critique. La première page du texte porte en fait le
titre : « Œuvres choisies de J.-J. Rousseau » ; il contient, en 506 pages, les deux Discours,
la Lettre à D’Alembert, Du contrat social, Considérations du gouvernement de Pologne, et la
Lettre à Christophe de Beaumont.
19 « Les femmes passaient à la lire les nuits qu’elles ne pouvaient mieux employer, et fon-
daient en larmes » ( Jean François de La Harpe, Correspondance littéraire, lettre XXIV ;
Œuvres, Paris, Verdière, 1820, t. I, p. 191, reprint Genève, Slatkine, 1968).
20 D. Mornet, La Nouvelle Héloïse : étude et analyse, Paris, Mellottée, [1928], p. 315.
21 « Des écrits publiés à l’occasion de La Nouvelle Héloïse », dans l’édition Poinçot des Œuvres
complètes (voir plus haut, p. 128-129 et 136-140), t. IV, p. 449-450.
Jalons pour une relance 255

Ce schéma a longtemps passé pour une évidence, la « bonne foi » d’un


côté et la mauvaise volonté de l’autre : c’est loin d’être démontré. Les
réactions de l’époque paraissent au contraire fort diverses : « Le roman
de Rousseau a été dévoré ici, cependant la généralité des lecteurs ne
lui est pas favorable », écrit Louis Necker²² ; « l’on en parle très diver-
sement », constate le Journal encyclopédique²³. Condamné par Grimm²4
comme par Fréron²5, Julie n’en est pas moins approuvé par D’Alembert²6,
qui pourtant avait si récemment été attaqué par la Lettre sur les spec-
tacles. Œuvre tarée, disaient certains, criblée d’invraisemblances, de diva-
gations ennuyeuses, de suggestions indécentes pour le moins. Cependant
Grimm, serait-ce avec une pointe d’ironie, est carrément favorable à l’un
des défauts les plus souvent reprochés au roman, à savoir ses fameuses
digressions :
Si l’auteur savait me faire trembler pour Julie, pour son amant, je le maudi-
rais mille fois de sa rage de dogmatiser sur des questions générales, lorsqu’il
s’agit de me rassurer sur leur sort. Mais comme sa pédante Julie et son triste
précepteur ne m’intéressent guère, je suis encore trop heureux d’apprendre
ce que Jean-Jacques Rousseau pense sur le duel et le suicide.²7
On peut en conclure que, les avis sur tous les plans étant très partagés, un
jugement négatif ne constitue pas immanquablement une preuve d’hosti-
lité ou de jalousie acharnées, comme on ne l’a que trop souvent prétendu.
La place relative d’une œuvre est sujette à de rapides luctuations dia-
chroniques. Le phénomène de l’éclipse est bien connu : bientôt après la
mort d’un auteur, sa popularité baisse ; un oubli relatif peut durer cin-
quante ans, quand il n’est pas plus ou moins déinitif. Baudelaire, Proust,
Gide, Sartre et beaucoup d’autres, sont passés par là. Selon l’œuvre, il y
a des rebondissements périodiques, ou une lente et inexorable extinc-
tion. Les 39 volumes des œuvres de Prévost édités encore en 1810 se sont
bientôt après réduits pour longtemps (cent cinquante ans) à un seul,
l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Certains autres de
ses titres sont revenus depuis, pas tous.

22 L. Necker à Georges Louis Lesage, CC 1277, 10 février 1761.


23 Journal encyclopédique, mai 1761, t. I, p. 88.
24 Voir la Correspondance littéraire du 15 janvier et du 1er février 1761 (CC, t. VIII, p. 343-350,
appendice A236).
25 L’Année littéraire, 1761, t. II, p. 289-330, lettre datée du 5 avril 1761.
26 Critique sous la forme d’une lettre adressée à Julie de Lespinasse (CC, t. VIII, p. 341-342,
appendice A235), date fort incertaine.
27 Correspondance littéraire, 15 janvier 1761 (CC, t. VIII, p. 344, appendice A236).
256 Éditer Rousseau

Dans l’historique de l’édition de Julie tracé par Jean Sgard, on trouve,


après les 18 éditions parues entre 1761 et 1775, trois grandes périodes :
d’abord, 50 éditions entre 1780 et 1800, succès qui n’est dépassé que par
Les Aventures de Télémaque (qui dans la même période en a connu 93) ;
ensuite, entre 1820 et 1840, 13 éditions, correspondant au grand renouveau
des auteurs du xviiie siècle, notamment Rousseau et Voltaire comme on
l’a vu, sous la Restauration ; puis un long déclin après 1840, avec un nou-
veau retour à partir de 1925 et surtout après 1960. La courbe est simi-
laire pour Les Confessions, le Contrat social, et Émile, quoique ces œuvres
se maintiennent beaucoup mieux que Julie après 1850. Dans la période
allant de 1778 à 1978 on repère en tout 55 éditions de Julie, 45 des Confes-
sions, 30 du Contrat social, 23 d’Émile, et 66 pour les œuvres diverses ou
complètes²8. Le xixe siècle produit une plus grande variété de formats,
quelquefois sur papier rose ou bleu pâle, le texte étant redistribué ou
comprimé, souvent au mépris de son architecture originale²9. On pro-
pose aussi des éditions à la typographie rainée avec de ines gravures
sur acier (grands classiques bourgeois). L’engouement romantique pour
Julie n’apparaît nulle part en efet plus clairement que dans la production
de nombreuses illustrations nouvelles. Comme l’avait déjà fait Moreau
le Jeune dans les années 1770, les artistes du siècle suivant adaptent l’ha-
billement des personnages à leur propre époque ; on dramatise davan-
tage, et on rajoute, à la série originale de 12 planches prescrites par Rous-
seau, bon nombre d’autres. Seul « le premier baiser de l’amour » reste
canonique ; on le trouve dans presque toutes les séries, il devient même le
sujet d’estampes autonomes. En somme, « deux types de spéculation qui
opèrent avec des moyens diférents »³0. La moitié des éditions entre 1820
et 1840 appartiennent à des séries telles que la Collection des meilleurs
ouvrages de la langue française ou la Nouvelle bibliothèque des clas-
siques français, qui comprennent jusqu’à 80 ou 90 auteurs.
Pourtant l’éclipse de Julie à la in du xixe siècle n’est peut-être qu’ap-
parente, car l’édition Garnier de 1865 a été réimprimée plusieurs fois

28 Et pour comparaison, 73 éditions de Candide  : chifres approximatifs, ne tenant pas


compte de tous les retirages ni du nombre d’exemplaires imprimés.
29 Déjà plusieurs éditeurs avaient trouvé peu commode la division du roman en 6 parties
(6 tomes aussi à l’origine). La division s’est faite le plus souvent en 3 tomes, 2 parties par
tome : Didot (1801), Veuve Perronneau (1818-1820), Baudouin frères (1826). Mais la Collec-
tion complète de Genève pour ses formats in-8o et in-12 partage ainsi les parties du roman :
1 / 2 + 3 / 4 + 5 / 5 suite + 6. Poinçot (1788-1793) a taillé librement dans plusieurs parties
pour redistribuer le roman en 4 volumes.
30 J. Sgard, « Deux siècles d’éditions de La Nouvelle Héloïse », p. 129.
Jalons pour une relance 257

(1871, 1873, 1906), et il y en a eu d’autres, celles de la Bibliothèque natio-


nale et de Flammarion. « De 1880 à 1920, elle plonge dans l’ombre de
l’édition bon marché ; elle est lue, mais on ne sait par qui. »³¹ Témoignent-
elles d’une audience plus vaste, comme ce fut apparemment le cas pour
Télémaque à la in du xviiie  siècle ? Peut-être Julie est-il déchu sim-
plement de la grande littérature vers les rangs inférieurs des classiques
populaires.

Un monument d’érudiion32

Le roman « injustement tombé dans l’oubli »³³ allait enin être accueilli
dans le domaine universitaire en 1925 par la voie de la collection des
Grands Écrivains de la France : La Nouvelle Héloïse, nouvelle édition publiée
d’après les manuscrits et les éditions originales avec des variantes, une intro-
duction, des notices et des notes par Daniel Mornet. Personne ne semble avoir
remarqué l’anomalie du titre tronqué, qui ne contrevenait en rien, comme
on l’a vu, aux habitudes éditoriales du temps, quelquefois un peu négli-
gentes, en particulier, dans leur façon de transcrire les titres. Les Grands
Écrivains, série d’éditions érudites, existait déjà depuis soixante ans (Cor-
neille en 12 volumes, 1862 ; Racine en 8 volumes, 1865 ; Saint-Simon en
41 volumes, 1879-1930), mais jusqu’ici il s’agissait surtout d’œuvres com-
plètes d’auteurs du Grand Siècle. Si Rousseau avait donc mis du temps à
y entrer, c’était tout de même en obtenant un statut particulier, puisqu’il
bénéiciait de la première édition d’une œuvre séparée. Quant à Daniel
Mornet, qui serait professeur en Sorbonne en 1928, il s’était depuis long-
temps établi une solide réputation grâce à sa thèse parue d’abord en 1907,
Le Sentiment de la nature en France : de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-
Pierre, et au Romantisme en France au xvıııe siècle (Hachette, 1907 et 1912).
Il avait en plus préparé le terrain avec, entre autres études, Le Texte de la
« Nouvelle Héloïse » et les éditions du xvıııe siècle (Genève, A. Jullien, 1910).
Mornet représentait tout ce qu’il y avait de plus exact et de plus rigou-
reux dans la science littéraire de son époque.
Ce n’est pas souvent qu’on attribue à une seule édition d’une seule
œuvre le pouvoir de la rétablir puissamment au centre du canon : si tel

31 Ibid., p. 132.
32 L’expression, pas rare d’ailleurs, est de René Pomeau dans sa propre édition de Julie (Clas-
siques Garnier, 1960), p. 773.
33 Jean-Louis Bellenot, compte rendu du tome II de l’édition en Pléiade, AJJR, no 35, p. 386.
258 Éditer Rousseau

est bien l’impact qu’on reconnaît à l’édition de Julie de Daniel Mornet,


c’est en partie en raison de sa présence (avec ses 4 volumes dont le pre-
mier tout entier n’était que l’introduction), du crédit de l’éditeur scien-
tiique, et du prestige de la série où elle igure. Mornet pour la pre-
mière fois dote Julie d’une préface et de notes sérieuses. « Ce somptueux
mausolée enferme l’œuvre dans le marbre, la désigne à la vénération
d’un public lettré, la soustrait aux adorations maladroites. »³4 Le service
que Mornet a rendu à Julie, il l’a rendu aussi bien par là au roman du
xviiie siècle en général, qui malgré les eforts de quelques universitaires
végétait jusqu’alors.
Le premier volume, qui porte son propre titre  : Le Roman fran-
çais de 1741 à 1760, « indispensable à tout travail futur sur le roman du
xviiie  siècle »³5, constitue un examen magistral de tous les contextes
sociaux, culturels et littéraires dans lesquels on peut situer le grand roman
de Rousseau³6. Son annotation exhaustive, de nature surtout historique,
met en relief aussi quantité de thèmes littéraires et philosophiques. C’est
ce travail on ne peut plus érudit qui a sauvé Julie des « pages choisies »
et rendu possibles non seulement les éditions qui l’ont suivi quelque
temps après, toutes désormais universitaires et intégrales – celles de René
Pomeau (Classiques Garnier, 1960 et 1973³7), de Bernard Guyon et Henri
Coulet (Pléiade, 1960), de Michel Launay (Garnier-Flammarion, 1967),
de Henri Coulet (Gallimard, Folio, 1993) – mais aussi les grandes études
des années 1960 sur le genre romanesque, celles de Henri Coulet³8, de
Georges May et d’autres. L’efet cumulatif confère à Julie un nouveau
statut d’« œuvre majeure » du point de vue des recherches littéraires et
historiques, sinon auprès du grand public. Daniel Mornet, qui n’est pas
membre de la Société Jean-Jacques Rousseau, donne cependant un grand
coup de pouce à toutes les recherches sur Rousseau qu’elle envisageait
d’entreprendre.
Mornet explique avec beaucoup de soin (t. I, p. 147-166) les relations
textuelles entre les premières éditions de Julie et les manuscrits, ain
de justiier, en in de compte, la reprise de l’édition originale, accom-
pagnée toutefois, s’agissant d’une édition critique, de certains variantes

34 J. Sgard, « Deux siècles d’éditions », p. 131.


35 G. May, Le Dilemme du roman, p. 12.
36 Mornet y ajoutera La Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau, étude et analyse, Paris, Mellottée, 1929.
37 La même collection fait paraître un Émile en 1961, édité par François et Pierre Richard.
38 H. Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1967-1968.
16. Premier volume de l’édiion Mornet de Julie.
Paris, Hachete, 1925.
260 Éditer Rousseau

et compléments fournis par d’autres versions. Il ne s’explique pas avec


autant de clarté sur sa ponctuation, quoiqu’il airme garder, au moins en
principe, l’orthographe de l’original. Or Georges May semble suggérer
qu’en fait l’orthographe, y compris les accents, n’y est pas systématique-
ment respectée³9, on ne sait pour quelles raisons précises.
Suivant la méthode philologique que Lanson avait contribué à faire
triompher dans les études littéraires, Mornet cite à tout propos les lettres
de Rousseau à Sophie d’Houdetot et ce que Rousseau dit d’elle dans Les
Confessions ; lorsque aucune correspondance directe entre biographie et
roman ne paraît s’ofrir, il s’eforce au moins d’imaginer « à quoi Rous-
seau songe » en écrivant tel ou tel passage. Il est peu de choses qui ne
puissent s’expliquer par l’expérience personnelle de Jean-Jacques Rous-
seau ; toute expression de sentiment surtout renvoie soit à Sophie, soit
à Mme de Warens. Mornet ne reconnaît aucune autonomie du person-
nage : il n’y a d’autre voix dans le texte que celle de Rousseau40 ; si bien
qu’il doit naturellement s’étonner chaque fois qu’un personnage émet
une opinion qui cadre mal avec ce qu’on connaît par ailleurs de la pensée
de l’auteur. L’approche se caractérise encore par certains tics d’ordre phi-
lologique comme celui qui consiste à comparer à l’intrigue de Julie la
source de chaque citation de poésie italienne – et elles sont nombreuses –
pour en conclure sans exception que la situation ictive dans les deux cas
n’est pas tout à fait la même.
Le commentaire de Mornet est bien de son époque à certains égards,
notamment en ce qui concerne la voix un peu péremptoire si caractéris-
tique des grands critiques universitaires, ceux justement qui sont à même
de se mesurer aux « grands écrivains de la France » dont ils se chargent
de procurer les éditions qui fassent autorité. À ce titre il prend sur lui de
juger l’œuvre d’oice, subsumant le point de vue du lecteur dans un nous
global et sans arrière-pensée dont l’érudit est l’organe privilégié. Sur la
question par exemple des invraisemblances qui peuvent être reprochées
à Rousseau :
Que Saint-Preux séduise son élève, nous n’y voyons pas d’inconvénient, j’en-
tends d’inconvénient littéraire. Que Julie, victime résignée, épouse, parce que
son père le veut, M. de Wolmar qu’elle n’aime pas et sans lui dire qu’elle aime
toujours celui qui l’a séduite, nous convenons que cela peut être conforme aux

39 Voir le compte rendu évoqué ci-dessous, chapitre 9, note 29.


40 On rencontre souvent des séries telles que : « Ici Julie c’est évidemment Rousseau […]. Ici
encore Julie c’est Rousseau [...]. Ici encore Julie c’est Jean Jacques », etc. (t. IV, p. 264-265).
Jalons pour une relance 261

cruautés, nécessités et lâchetés de la vie et surtout de celle du xviiie siècle.


Nous acceptons moins volontiers qu’il soit tant question de vertu et d’une
vertu sinon orgueilleuse du moins ostentatoire, alors que c’est la passion qui
gouverne presque toujours ou la contrainte. Nous refusons surtout de croire
que, s’il est des Julies et des Saint-Preux, il y ait eu un M. de Wolmar. […]
Toutes les raisons que donne Wolmar pour installer l’ancien amant près de
sa femme ne sont que des subtilités naïves ou des extravagances. (t. I, p. 244-
245 ; je souligne)
Discours de mandarin, passé de mode aujourd’hui, où se mêlent, sur un
ton poliment impérieux, un scrupule d’exactitude scientiique et un psy-
chologisme subjectif et un peu mou. En concédant ainsi quelques réti-
cences, le critique signiie aussi qu’il n’est pas l’esclave de son sujet ; il
airme au contraire sa maîtrise en s’eforçant de relever lucidement aussi
bien les défauts que les mérites de l’auteur. Julie est inscrite dans un
courant qui n’est plus simplement romantique mais « préromantique »
(c’est le terme qui avait cours jusqu’aux années 19704¹), Rousseau étant
le héraut du romantisme qu’il devance d’un demi-siècle.
René Pomeau, reçu normalien en 1937 et lui aussi bientôt professeur
en Sorbonne, ne pouvait qu’être très inluencé par ce précédent quand
il produisit la Julie en Classiques Garnier en 1960. Son introduction
de 39 pages, magistrale, élégante et bien informée, n’est pas exempte
des truismes sentimentaux qui hantent les commentaires de Mornet,
quoiqu’ils soient plus mesurés. Il apporte un apparat critique sérieux
et des suppléments – y compris, chose exceptionnelle, les planches de
Gravelot. Encore plus lyriques, mais plus approfondies aussi, sont les
97 pages de l’introduction à la même date, et dans la même collection,
des Rêveries du promeneur solitaire de Henri Roddier. À propos de l’en-
treprise des Rêveries, il soupire, par exemple : « Il est bien tard, hélas !
Son imagination maintenant se glace et ses facultés s’afaiblissent. Mais
une vision automnale cristallise de nouveau dans son âme un sentiment
devenu peu à peu irrésistible » (p. lxxxiv). Tout est sentiment ; ce lyrisme
allait bien avec l’approche phénoménologique alors en faveur. Pour la
même raison, Roddier prend la rhétorique de Rousseau trop au pied de la
lettre, en paraphrasant sur la neuvième promenade : « Mais en retrouvant

41 Voir Le Préromantisme de Paul Van Tieghem (Paris, 1924-1930, 2 volumes) et Le Pré-


romantisme français d’André Monglond (Grenoble, 1930, 2 volumes). On peut estimer que
le glas de cette notion est sonné par le colloque Le Préromantisme : hypothèque ou hypo-
thèse ? de 1973 (Paris, Klincksieck, 1975), et que Le Préromantisme anglais de Pierre Arnaud
(Paris, Presses universitaires de France, 1980) marque déjà un retard signiicatif.
262 Éditer Rousseau

avec délices la spontanéité des sensations de son enfance, libres de toute


inluence extérieure, il atteint à une sincérité nouvelle » (p. lxxxix). C’est
comme si le thème de la sincérité correspondait à la sincérité elle-même,
comme s’il suisait de l’invoquer pour créer à l’instant une transparence
évidente.
L’approche phénoménologique était même l’une des caractéristiques
de l’École de Genève dont plusieurs membres, vers la même époque,
entreprenaient une édition des œuvres complètes de Rousseau. Ce n’était
certes pas dans le but d’appliquer une grille de lecture doctrinaire à la
totalité de Rousseau ; mais les habitudes acquises, et le succès de toute
une série d’ouvrages marquants, faisaient qu’ils ne pouvaient manquer de
reléter les tendances globales de leur génération de critiques.
Enfin la Pléiade
(1959-1995)

chapitre ıx

En 1936, peu après l’époque où échouait la tentative collective d’éditer


la correspondance de Rousseau (voir chapitre VII), Marcel Raymond,
spécialiste d’abord de la Renaissance, est venu de Bâle à Genève pour
succéder au poste d’Albert hibaudet à l’université de Genève où il
devait devenir président de la Société Jean-Jacques Rousseau en 1941. À
un moment incertain, sans doute au début des années 1950, Raymond
voit Gaston Gallimard et le projet est conçu entre eux d’une édition des
œuvres de Rousseau pour la Bibliothèque de la Pléiade. Il en résulte les
Œuvres complètes qui, lancées en 1959 avec les œuvres autobiographiques,
ne devaient s’achever qu’en 1995¹. Pour la direction, Raymond (1897-1982)
s’associera Bernard Gagnebin (1915-1998), conservateur à la bibliothèque
de Genève et auteur de Burlamaqui et le droit naturel (Genève, La Fré-
gate, 1944), qui enseignait à l’université les techniques de la recherche
en histoire et en littérature. Ils réussissent à obtenir pour Gallimard une
importante subvention du Fonds national de la recherche scientiique
suisse. Le lancement de l’édition est annoncé à l’assemblée générale de
la Société Jean-Jacques Rousseau le 21 janvier 1956, avec fort peu d’indi-
cations concrètes quant aux principes qui devaient la régir :
Les directives scientiiques arrêtées par la commission en ce qui concerne
les introductions, commentaires, variantes et notes seront scrupuleusement

1 Bernard Gagnebin et Marcel Raymond éd., Paris, Bibliothèque de la Pléiade (nos 11, 153, 169,
208, 416), 1959-1995, 5 volumes. Le tome I, en portant le numéro 11 de la Pléiade, supplan-
tait l’édition des Confessions et des Rêveries de Louis Martin-Chauier, qui datait de 1951.
264 Éditer Rousseau

respectées, malgré l’insertion des volumes dans une collection existante.


L’orthographe des éditions originales et des manuscrits sera respectée.
(AJJR, no 33, 1953-1955, p. 383)
Sans parler des « couvertures spéciales » que Gallimard avait promises,
nous ne savons rien de la « commission » ni des discussions entre collabo-
rateurs ou avec l’éditeur qui ont déterminé la coniguration de l’édition et
les œuvres à inclure ou exclure². Il serait intéressant de voir ces directives
(s’il s’agissait d’un document), mais il est possible aussi de les déduire
approximativement en comparant les volumes réalisés, et jusqu’à un cer-
tain point en lisant les commentaires critiques qu’ils suscitèrent. On a un
aperçu du discours critique que devait tenir Bernard Guyon dans l’an-
notation de Julie dans son intervention le même jour sur la genèse du
roman, qui l’amène à conclure, d’après le compte rendu :
[…] s’il y a d’évidents rapports entre le roman et la réalité, La Nouvelle
Héloïse n’est pourtant pas une transposition de l’aventure qu’eut Rousseau
avec Madame d’Houdetot. M. Guyon pense que ce n’est pas cet amour
qui inspira La Nouvelle Héloïse à l’écrivain, mais bien plutôt le phénomène
contraire. Sous le charme de sa « Julie », Rousseau cherche à transposer son
rêve dans la réalité : ce n’est pas la réalité qui a inspiré le livre, mais le livre
qui a inspiré la réalité. M. Guyon conclut en ces termes : « Le rêve a été vain-
queur du réel – grâce à la vertu créatrice de Rousseau, l’art a triomphé de la
vie. » (AJJR, no 33, 1953-1955, p. 383)
Il faut supposer que le secrétaire de séance prenait le conférencier par-
faitement au sérieux, et que ces formules un peu romanesques sont donc
représentatives de sa pensée. Ce n’est pas que les conclusions soient
fausses, car Guyon manifestement avait étudié la question de près ; mais
c’est donner une tournure charmante à une relation complexe³, de la
même manière qu’on a longtemps répété de Prévost qu’il revivait avec
Lenki l’Histoire du chevalier des Grieux.
La Bibliothèque de la Pléiade avait été une entreprise indépen-
dante fondée en 1923 par Jacques Schifrin, qui y avait introduit en 1931,
en commençant par les œuvres de Baudelaire, le format familier des
volumes bleus en papier bible centrés sur un auteur canonique. Elle était

2 Une demande d’informations auprès de l’archiviste des éditions Gallimard est restée sans
réponse.
3 Jean-Louis Bellenot lui emboîte le pas dans son compte rendu du tome II : « La iction
ici annonce la réalité plus qu’elle ne s’en inspire ! », tout en concédant que Guyon insiste
« un peu trop vigoureusement sur cette idée » (AJJR, no 35, 1959-1962, p. 388).
Enfin la Pléiade 265

conçue non comme bibliothèque savante mais comme formule abordable


tout en étant bien faite. Elle est incorporée dans la maison de la Nou-
velle Revue française en 1933, Schifrin continuant de la diriger jusqu’à
son renvoi par Gaston Gallimard sous les directives de l’occupant en
19404. L’apparat critique était, en général, minimal ; à cette époque une
édition aussi savante que celle de Rousseau, chaque texte étant établi
et annoté par un chercheur diférent, avec des notes, variantes, préfaces
et une série d’introductions traitant de son histoire et son interpréta-
tion5, allait décidément contre les habitudes de la Pléiade qui se voulait
la bibliothèque de « l’honnête homme » plutôt qu’un outil de recherche.
C’est ce qu’exempliie le héâtre complet de Beaumarchais édité par Mau-
rice Allem et Paul Courant en 1957. La décision d’y introduire une édi-
tion critique entraînait certains choix qui sans cela ne se seraient pas
imposés. On y reviendra.

L’équipe, l’édiion

Il s’agit d’un projet essentiellement genevois, le rôle des principaux colla-


borateurs étant lié aux fonctions et enseignements qu’ils assurent à l’uni-
versité de Genève. Jean Rousset a assumé les fonctions d’enseignement
de Marcel Raymond, et Jean Starobinski avec lui, d’abord à temps partiel.
Celui-ci, qui devait jouer plus tard, dans l’édition comme dans la vie de
la Société, un rôle fort signiicatif, rentrait de l’université Johns Hopkins
aux États-Unis en 1956 et fut afecté d’abord à Bâle ; il devint assistant
à Genève en 1956-1957. Quoique déjà auteur de Jean-Jacques Rousseau, la
transparence et l’obstacle (Paris, Plon, 1957), il n’assista pas aux débuts de
l’édition, et se souvient seulement d’avoir entendu dire un jour que le
premier volume allait bientôt sortir. Il devait succéder au poste de Ray-
mond et devenir président de la Société en 1967, moment où il organisa
une équipe pour préparer le Dictionnaire de musique, projet qui fut saboté,
selon lui, par un assistant qui avait mal fait son travail6.

4 Shifrin passera le reste de sa vie aux États-Unis : voir les mémoires de son ils, André
Schifrin, Allers-retours, Paris, Liana Levi, 2007, traduction de A Political Education, New
York, Random House, 2007.
5 Voir C. Volpilhac-Auger, « Une bibliothèque bleue : le siècle des Lumières en Pléiade »,
p. 103-115, et Alice Kaplan et Philippe Roussin, « A changing idea of literature : the Biblio-
thèque de la Pléiade », Yale French Studies, no 89 (1996), p. 237-262 ; p. 253.
6 Je remercie chaleureusement Jean Starobinski d’avoir bien voulu partager avec moi ses
souvenirs sur cette époque.
266 Éditer Rousseau

Il ne semble pas que les participants aient vraiment constitué une


équipe ; c’est sans doute Marcel Raymond qui a décidé essentiellement
de la composition des premiers volumes. Il est plus que curieux que le
premier ait été sans introduction générale, et que le lecteur ne bénéicie
donc d’aucune explication des orientations méthodologiques de l’édi-
tion ni des enjeux tels que les éditeurs les voyaient. Malgré cette appa-
rence de stricte neutralité, l’idée implicite était certainement de prendre
des distances vis-à-vis à la fois de la tradition de critique esthétique et
de celle de Lanson, en allant au-delà de la pure histoire littéraire qui
était pour celui-ci une méthode et une doctrine, le seul moyen de sauver
l’étude littéraire de la subjectivité de la critique et par là de la rendre res-
pectable parmi les disciplines universitaires. Plusieurs des nouveaux édi-
teurs, inluencés par leur formation phénoménologique, ont voulu par
ce biais y intégrer un peu de poésie, autrement dit un degré d’apprécia-
tion sinon de célébration de l’auteur.
Comme les deux premiers volumes s’ancraient dans Les Confessions
et Julie, le choix des responsables de ces œuvres fondamentales ne pou-
vait qu’être crucial. Pierre Kohler, qui occupait une chaire de littéra-
ture française à l’École polytechnique fédérale, et que recommandaient
« ses scrupules d’érudit et son intelligence critique », accepta en 1954 de
s’occuper des Confessions ; sa mort en 1956 amena Bernard Gagnebin et
Marcel Raymond à les prendre directement en charge7, succession qui
dans le cas de Raymond concordait avec l’intérêt qu’il avait manifesté
pour les relations entre psychanalyse et littérature dans De Baudelaire au
surréalisme en 1933. Pour Julie, on fait appel à Bernard Guyon, professeur
à l’université d’Aix-en-Provence et spécialiste du romantisme (auteur de
livres sur Balzac et Hugo) ; Guyon conie l’établissement d’un nouveau
texte à un jeune collègue d’Aix, Henri Coulet8.
L’équipe allait être complétée par d’autres enseignants aux compé-
tences diverses selon le domaine, au nombre de dix-sept en tout pour
les tomes I à IV. Plusieurs étaient ou allaient bientôt devenir d’éminents
chercheurs : Charles Wirz, assistant de Gagnebin à la bibliothèque de
Genève, était aussi secrétaire de la Société Jean-Jacques Rousseau de
Genève et devait devenir conservateur de l’Institut et musée Voltaire ;

7 « Note sur l’établissement du texte », t. I, p. xcix.


8 Celui-ci devait en présenter encore une autre version (ou la même modiiée) dans son édition
Folio (Paris, Gallimard, 1993), où il déclare sans ambiguïté qu’il a strictement gardé, malgré
ses inconvénients, la ponctuation de 1761, tout en modernisant l’orthographe (t.I, p.65).
Enfin la Pléiade 267

Jean-Daniel Candaux serait conservateur à la bibliothèque publique et


universitaire de Genève ; Sven Stelling-Michaud était le grand profes-
seur d’histoire moderne de l’université de Genève ; François Bouchardy
était un enseignant des classes supérieures du Collège de Genève, auteur
de quelques travaux d’histoire littéraire (sur Châteaubriand notamment) ;
et Charly Guyot était professeur à Neuchâtel.
Marcel Raymond réussit à associer au projet quelques-uns de ses col-
lègues français connus pour leurs travaux sur Rousseau ou sur le siècle
des Lumières : Jean Fabre, professeur à la Sorbonne ; Robert Derathé,
professeur de philosophie à l’université de Nancy, spécialiste de Rous-
seau et la politique ; Henri Gouhier, spécialiste de la philosophie clas-
sique qui serait professeur honoraire à la Sorbonne et membre de l’Aca-
démie française (1979) ; Pierre Burgelin, professeur de philosophie à la
faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg, puis à la
Sorbonne et à l’université de Paris I, qui avait publié La Philosophie de
l’existence de J.-J. Rousseau (1952) et Jean-Jacques Rousseau et la religion
de Genève (1962) ; Jacques Scherer, professeur à la Sorbonne, grand spé-
cialiste de la dramaturgie classique ; John S. Spink, professeur de phi-
losophie à l’université de Londres et auteur de Jean-Jacques Rousseau et
Genève (1934) et de French Free hought from Gassendi to Voltaire (1960).
Les quatre premiers tomes mirent onze ans à sortir, après quoi un
long hiatus intervint. C’est enin Jean Starobinski qui pour le tome V
devait recueillir le travail déjà fait, surtout par Bernard Gagnebin et Jean
Rousset, et conier à Jean-Jacques Eigeldinger et d’autres le Dictionnaire
de musique ; il s’occupe lui-même de l’Essai sur l’origine des langues et des
traductions de Tacite et Sénèque.
Quant à la répartition des œuvres de Rousseau dans les 5 volumes, elle
est, en partie, une conséquence de cette histoire, et comme souvent dans
le passé, un mélange de chronologie et de classement thématique plus ou
moins heuristique (il faut donner aux volumes une longueur à peu près
égale). On ne la donnerait pas tout à fait pour modèle, malgré certaines
similarités avec le plan de Rousseau en 1764-1765. Quelque exceptionnelle
que fût pour la Pléiade une édition vraiment critique, c’était un principe de
commencer par un premier volume qui attire l’intérêt du public, quitte à
ajouter d’autres œuvres par la suite dans des volumes supplémentaires. En
l’occurrence, évidemment, une suite était prévue dès le départ. Si ce sont les
grandes œuvres qui donnent plus ou moins leur identité et leur dimension
à chaque volume, ont été inclus après elles mais sans hiérarchie préalable à
peu près tout ce qui pouvait être considéré comme œuvres « marginales ».
268 Éditer Rousseau

De cette manière les œuvres mineures (ou minora) ne sont pas reléguées
dans des volumes de « mélanges » séparés, ce qui est peut-être souhaitable ;
l’ordre est plus ou moins chronologique à l’intérieur des groupements par
domaines littéraires, genres, ou thèmes, avec quelques résultats insolites
(Julie à côté de pièces jamais jouées). Il ne pouvait être question d’inclure
la correspondance, en cours de réalisation à Cambridge à la même époque ;
de toute manière la publication simultanée de la correspondance de Vol-
taire en Pléiade (13 volumes, 1963-1993) « occupe pour une dizaine d’an-
nées tout l’espace consacré au xviiie siècle français »9, comme l’a constaté
Catherine Volpilhac-Auger.
Tableau 14. Répariion des œuvres dans l’édiion de la Pléiade.

Tomaison Rubrique Œuvres Éditeurs


et date générale scientiiques
I Les Confessions, Les Confessions Gagnebin / Raymond
1959 Autres textes Rousseau juge de Jean-Jacques Osmont
autobiogra- Les Rêveries du promeneur solitaire Raymond
phiques fragments autobiographiques Raymond / Gagnebin
II « La Nouvelle Julie Coulet et Guyon
1964 Héloïse », Les Amours de Milord Édouard
héâtre, Poésies, Bomston
Essais littéraires Sujets d’estampes
héâtre : Iphis, La Découverte du Scherer
Nouveau Monde, Les Prisonniers
de guerre, L’Engagement téméraire,
Arlequin amoureux malgré lui,
Narcisse ou l’amant de lui-même,
La Mort de Lucrèce
Ballades – pastorale – poésies : Guyot
Les Muses galantes, Les Festes de
Ramire, Le Devin du village
Poésies (y compris « Poésies d’une Guyot
authenticité douteuse » ; romances
Contes et apologues : La Reine Guyot
fantasque, Les Amours de Claire
et de Marvellin, Le Petit Savoyard,
Le Lévite d’Éphraïm, Pygmalion,
Vision de Pierre de la Montagne

9 C. Volpilhac-Auger, « Une bibliothèque bleue : le siècle des Lumières en Pléiade », p. 103.


Il s’agit d’une condensation de l’édition Besterman.
Enfin la Pléiade 269

Mélanges de littérature et de Guyot


morale, y compris Discours sur la
vertu la plus nécessaire au héros et
l’Oraison funèbre du duc d’Orléans
III Du contrat Discours sur les sciences et les arts Bouchardy
1964 social, Écrits Discours sur l’origine et les fonde- Starobinski
politiques ments de l’inégalité
Discours sur l’économie politique Derathé
Du contrat social (première version) Derathé
Du contrat social Derathé
fragments politiques Derathé
Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre Stelling-Michaud
Lettres écrites de la montagne Candaux
Projet de constitution pour la Corse Stelling-Michaud
Considérations sur le gouvernement Fabre
de Pologne
Dépêches de Venise Candaux

IV Émile, Mémoire à Mably sur l’éducation Spink


1969 Éducation, de son ils
Morale, Projet pour l’éducation Spink
Botanique de M. de Sainte-Maure
Émile (ms. Favre) Spink
Émile ou de l’éducation Wirz / Burgelin
Émile et Sophie Wirz / Burgelin
Lettre à Christophe de Beaumont Gouhier
fragments, lettres et notes Gouhier
Lettres sur la botanique Vilmorin
Fragments pour un dictionnaire Vilmorin
de botanique
V Écrits sur À M. D’Alembert Gagnebin / Rousset
1995 la musique, Projet concernant de nouveaux signes Gagnebin / Kleinman
la langue et pour la musique
le théâtre Dissertation sur la musique moderne, Pot
Lettres sur l’opéra, Lettre sur la
musique française, Lettre d’un sym-
phoniste, Examen de deux principes
L’Origine de la mélodie Duchez
Essai sur l’origine des langues Starobinski
Lettre à Burney, Extrait d’une Pot
réponse
Sur les richesses ; textes Gagnebin
historiques
Textes scientiiques Speziali
Dictionnaire de musique J.-J. Eigeldinger et al.
Appendices : Sénèque, Tacite, etc. Wyss / Starobinski
270 Éditer Rousseau

(Le tome V porte au dos une deuxième rubrique – Textes historiques et


scientiiques – qui ne igure pas à la page de titre.)
Aux Confessions, dialogues, et Rêveries sont ajoutés, à la in du pre-
mier volume, sous la rubrique disparate et peu usitée de « Fragments
autobiographiques et documents biographiques », Le Persileur, les lettres
à Malesherbes, diverses ébauches et documents dont l’acte d’entrée en
apprentissage de Jean-Jacques, la convention entre Isaac Rousseau et
Abel Ducommun, le testament de J.-J. Rousseau (1737), un extrait du
registre du consistoire (1754), etc. Comme les directives ne sont nulle
part explicitées, nous ne savons pas quel raisonnement a présidé à ces
choix. De manière aussi mystérieuse, la in du tome V regroupe, sous
la rubrique générique d’« Appendices », toutes les traductions dont au
moins certaines (Tacite, Sénèque, etc.) que Rousseau ne répugnait pas à
classer parmi ses œuvres proprement dites.
Vu la nécessité de recourir à des catégories improvisées comme
(au tome II) « Contes et apologues » et « Mélanges de littérature et de
morale », le classement général ne peut correspondre à un quelconque
plan de lecture, sauf dans la mesure où les éditeurs estimaient sûrement,
comme Musset-Pathay d’ailleurs, qu’il convenait de commencer par
la vie de l’auteur. Mais ils avaient d’autres raisons pour privilégier Les
Confessions, en premier lieu la charge que la Société Jean-Jacques Rous-
seau s’était donnée dès ses commencements de procurer une édition
savante et iable de ce texte comme de la correspondance. Le tome V
composite, par contre, résultait de compromis nécessaires relevant de
l’histoire particulière de cette édition, et bénéiciait d’ailleurs d’une sub-
vention de la fondation France Télécom, en raison particulièrement de
sa mise en valeur d’« écrits encore méconnus de Jean-Jacques Rousseau
qui soulignent le lien naturel entre langage et musique¹0 ».
Ces questions d’ordonnance sont en partie analogues à celles qui
se posaient pour la composition subséquente des Collected Writings of
Rousseau en anglais¹¹, dont les volumes, sans être calqués sur ceux de la
Pléiade, en utilisaient les textes et s’en inspiraient plus généralement.
Le projet initial, qui n’envisageait pas l’œuvre complète, devait tenir

10 Notice insérée en in de volume, p. 1930. Les 5 volumes portent au verso de la page de titre
une reconnaissance de soutien du Fonds national suisse de la recherche scientiique et de
l’État de Genève.
11 Roger D. Masters et Christopher Kelly éd., Hanover (New Hampshire), University Press
of New England, 1991-2009, 13 volumes. Voir C. Kelly, « La place de Rousseau juge de Jean-
Jacques dans les Collected Writings of Rousseau », p. 173-195.
Enfin la Pléiade 271

en 7 volumes divisés par thèmes : « Le système politique de Rousseau »,


« La question des lettres et des arts », etc.¹² Avec le temps pourtant – et
la parution entre-temps du cinquième tome en Pléiade – les éditeurs ont
été amenés à la fois à abandonner ce plan et à rajouter d’autres textes
pour en venir à un total de 13 volumes, l’Émile étant, pour des raisons
complètement accessoires, réservé pour la in¹³.

Tableau 15. The Collected Wriings.

Tomaison Date Pagination Œuvres (titre traduit) Traduction/


annotation

I 1990 277 Rousseau judge of Jean-Jacques Judith Bush, Kelly,


Masters

II 1992 233 Discourse on the sciences and the arts Judith Bush, Kelly,
Letter to Raynal Masters
Reply to the king of Poland
[autres polémiques]
Preface to Narcissus
index

III 1992 212 Discourse on […] inequality Judith Bush, Kelly,


[diverses lettres polémiques] Masters,Terrence
Letter to Mr. Philopolis Marshall
Discourse on political economy

IV 1994 276 Discourse on the virtue most Judith Bush, Kelly,


necessary for a hero Masters
Political fragments
Social contract (Geneva manuscript)
On the social contract

V 1995 700 he Confessions Christopher Kelly


Letters to Malesherbes

VI 1997 728 Julie Philip Stewart et


he Loves of Milord Edwarde Jean Vaché
Bomston

VII 1998 610 Plan regarding new signs for music John Scott
Dissertation on modern music
Letter on Italian and French opera

12 Ibid., p. 173. « Given the number of Rousseau’s works and the variety of topics they cover, volumes
will be organized by theme and subject rather than in chronological order » (Collected Writings,
t. I, p. vii).
13 Il s’agissait du temps nécessaire pour obtenir l’autorisation par un ayant-droit de la tra-
duction d’Allan Bloom qui était déjà en librairie.
272 Éditer Rousseau

Letter to Grimm [et autres lettres]


Letter from a symphonist
Letter on French music
Examination of two principles
advanced by Rameau
Essay on the origin of languages
On theatrical imitation
he Levite of Ephraïm
Dictionary of music

VIII 2000 349 Reveries of the solitary walker Charles Butter-


Botanical writings worth, Alexandra
Letter to Franquières Book, Terence
Marswhall

IX 2001 334 Pastoral letter of the archbishop Christopher Kelly,


of Paris Judith Bush
Letter to Christophe de Beaumont
History of the government
of Geneva
Letters written from the mountain
he Vision of Peter of the
Mountain

X 2004 406 Operas, plays, and ballets Allan Bloom,


Article « Geneva » Butterworth, Kelly
Letter to D’Alembert
correspondance autour de la Letter
to D’Alembert

XI 2005 260 On the writings of the abbé de Christopher Kelly,


Saint-Pierre Judith Bush
Plan for a constitution for Corsica
Considerations on the government of
Poland
XII 2006 332 Autobiographical writings [des Christopher Kelly
fragments surtout]
Writings on science
Writings on religion and morality
Literary works :
he Queen whimsical
he loves of Claire and Marcellin
he little Savoyard
[autres œuvres diverses]
Funeral oration for the duke of Orleans
Letters to Sara
XIII 2009 812 Emile (Favre manuscript) Christopher Kelly,
Emile Allan Bloom
Emile and Sophie, or the Solitaries
Enfin la Pléiade 273

Certaines de ces combinaisons furent plus ou moins aléatoires,


d’autres (l’Essai sur l’origine des langues avec les écrits sur la musique,
Les Rêveries et la botanique) voulues dès le début. La position en tête
de Rousseau juge de Jean-Jacques provenait moins d’un parti pris que du
fait que c’était la seule œuvre importante de Rousseau à n’avoir jamais
été traduite en anglais : choix que Christopher Kelly justiie toutefois en
se livrant à une lecture politique des dialogues qui les intègre dans l’en-
semble de la pensée de Rousseau, lecture « indispensable pour une com-
préhension pleine et entière qui ne réduise pas le sérieux des arguments
de Rousseau à une simple pathologie personnelle »¹4. Il avoue que cela
ne constitue pas nécessairement une preuve du bien-fondé de cette déci-
sion, qui pouvait paraître curieuse.

Le besoin auquel répondait la nouvelle édition en Pléiade et la maîtrise


avec laquelle elle fut exécutée étaient tels que sa réception dans les revues
fut universellement chaleureuse. On comprend sans peine l’enthousiasme
de tous les dix-huitièmistes et surtout des chercheurs rousseauistes. Enin,
s’écrièrent-t-ils, enin ! Enin, en efet, un travail bien imprimé sur du beau
papier mais adoptant des critères scientiiques modernes. La presse savante
approuve généralement un classement rationnel par genres en préférence
à une ordonnance chronologique, et on signale ou même on applaudit
sans trop de réticence l’étendue sans exemple de l’annotation. Le premier
tome rétablit, pour Henri Roddier, l’« unité foncière, les trois étapes fon-
damentales d’une même recherche de leur auteur sur l’identité et la véri-
table nature de son moi. Excellente méthode pour une édition complète
que de présenter ainsi l’homme avant l’œuvre, l’homme tel qu’il se conçoit
lui-même à divers âges, avec une acuité insurpassée »¹5. « Il s’en faut de peu
que l’annotation ne soit aussi longue que le texte, mais il n’y pas un mot
de trop », juge heodore Besterman¹6. Avec près de 700 pages de notes et
variantes, le tome I est une « vraie somme des recherches de plus d’un demi-
siècle », remarque de même Ralph A. Leigh, qui félicite les éditeurs surtout
de leur objectivité au lieu du « parti pris lagrant » qui n’a que trop carac-
térisé les recherches sur Rousseau »¹7. Frederick C. Green est du même

14 Collected Writings, t. I, p. 193. Voir aussi l’introduction du volume en question par Kelly et
Roger Masters.
15 Compte rendu de Rousseau juge de Jean-Jacques et des Rêveries, RHLF, vol.62 (1962), p.111-115.
16 Compte rendu du tome I, SVEC, no 10 (1959), p. 519.
17 Compte rendu du tome I, Modern Language Review, vol. 57 (1962), p. 104-107.
274 Éditer Rousseau

avis : « On ne peut pas assez louer les notes : la documentation étonnam-


ment riche renferme les résultats d’un siècle de recherches sur Rousseau.»¹8
Et Lester Crocker : « Il serait diicile de donner une idée adéquate de la
richesse d’information et d’explication linguistique, biographique, psycho-
logique, historique, littéraire et bibliographique, renfermée dans ces pages
qui en elle-même en fait une édition unique et indispensable. »¹9 Certains
trouvent peu commode le groupement de toutes les introductions en tête
de volume²0, peut-être surtout ceux pour qui, la collection leur étant moins
familière, sont moins conscients des contraintes qu’elle impose.
La grande étendue de l’apparat critique n’est pas en fait le propre d’un
volume ou de l’autre ; elle caractérise l’édition tout entière. Les pages de
notes, si on ne tient pas compte d’une typographie réduite par rapport
au texte lui-même, font 59 % de la longueur du texte pour Les Confes-
sions, 44 % pour Rousseau juge de Jean-Jacques, 67 % pour Les Rêveries,
66 % pour Émile, et 65 % pour Julie. Cette ampleur correspond donc à
une volonté non seulement de faire beaucoup plus et mieux que les com-
mentateurs antérieurs, mais de résumer toutes les recherches modernes
dont une bonne partie de ce qui avait paru dans les Annales de la Société
Jean-Jacques Rousseau et dans d’autres périodiques. L’inconvénient est
que cette disposition coupe les volumes en deux, obligeant le lecteur à
un va-et-vient continuel s’il veut proiter de l’annotation, ce qui ne laisse
pas d’être exaspérant, au moins aux yeux de certains.
Par rapport à la collection chez Gallimard, caractérisée historique-
ment par une annotation très limitée et parfois presque inexistante,
c’était exceptionnel²¹. En revanche, l’orthographe ancienne rompait
moins qu’on ne pourrait le croire avec ses habitudes : elle avait sorti non
seulement un Rabelais (1955) et un Montaigne (1962) non modernisés,
mais aussi un Montesquieu (1949, 1951), ce qui pour les écrivains édités
nous rapproche sensiblement de l’époque de Rousseau. Mais dans le
Montesquieu, comme dans les Lettres de Mme de Sévigné (1953), il s’agit
d’une orthographe pseudo-ancienne et très limitée : les inales en -oit,

18 Compte rendu du tome I, French Studies, vol. 14 (1960), p. 171-172.


19 Compte rendu du tome I, Modern Language Notes, vol. 75 (1960), p. 529-532.
20 Pour F. G. Healey, cela crée « un volume d’utilisation fort agaçante [irritating] » (compte
rendu du tome II, Modern Language Review, vol. 58, 1963, p. 265-267). C’est aussi la réac-
tion de J. H. Broome, qui appelle « exaspérant « (tiresome) la manière de ranger toutes les
introductions au début du volume (compte rendu du tome III, Modern Language Review,
vol. 61, 1966, p. 317-319).
21 Notons toutefois que Les Historiettes de Tallemant des Réaux, édition procurée par Pascal Pia
et Antoine Adam peu d’années auparavant (1960-1961), comporte des notes très étendues.
Enfin la Pléiade 275

auxquelles le lecteur s’adapte sans trop de diiculté, sont à peu près le seul
signe d’archaïsme ; on n’a jamais loix ni Charle-Magne ni sçavoir, presque
pas d’autre trace d’ancienneté ; il s’agit donc d’un vieillissement factice.
L’usage dans une édition savante est de signaler dans les notes les ten-
dances majeures de la recherche et la critique, en citant les apports et les
ouvrages qui ont le plus marqué la compréhension ou l’interprétation de
l’œuvre ; il ne s’agit pas de citer ou même résumer longuement ni de cher-
cher l’exhaustivité dans les grandes questions philosophiques que l’œuvre
peut soulever. Tout dire, ce qui semble bien représenter l’ambition des édi-
teurs de Rousseau en Pléiade, n’est normalement ni facile ni nécessaire ;
c’est choisir de ne pas se ier aux simples références, d’alléger considéra-
blement le travail du lecteur désireux d’en savoir plus. Depuis ce temps
les critères scientiiques, d’un commun accord, tendent à éloigner de l’ap-
parat critique, de plus en plus systématiquement, l’élaboration de ques-
tions proprement interprétatives, ce que Jean-Louis Bellenot appelle, par
rapport aux commentaires de Bernard Guyon au tome II, des « jugements
d’ordre esthétique ou même moral »²². La prolixité étant une caractéris-
tique générale de cette édition de Rousseau, ce qui distingue encore le
cas de Julie, c’est le degré de lyrisme, le langage manifestement subjectif
que l’éditeur emploie volontiers et souvent.
Il est pourtant indéniable que la masse même de cette annotation
connotait un sérieux qui à l’époque a sûrement servi la réputation d’un
auteur à qui une édition générale manquait depuis si longtemps, et
surtout de certaines œuvres qui étaient relativement déconsidérées ou
oubliées. Une solide documentation pour Les Confessions ou Du contrat
social, quoique certainement utile, n’allait pas faire la réputation de ces
ouvrages ; c’était déjà chose faite. Mais le fait même que Robert Osmont
et Bernard Guyon se soient penchés avec le même soin et le même
sérieux sur Rousseau juge de Jean-Jacques et Julie leur a sans aucun doute
prêté un degré de gravitas qui a contribué à leur essor critique depuis
cinquante ans²³, de même que la mise à disposition non seulement d’un
texte en général iable mais, ce qui est encore plus important, d’un texte
de référence, avec les outils qui permettaient aux autres de poursuivre
avec des recherches encore plus poussées.

22 Compte rendu du tome II, AJJR, no 35, p. 390-391.


23 L’annotation et la préface de Rousseau juge de Jean-Jacques, écrit Jean-François Perrin,
« attestent à la fois sa singularité essentielle et son articulation profonde aux enjeux cen-
traux de la pensée, de la sensibilité et de l’art de Rousseau » (Politique du renonçant, p. 286).
276 Éditer Rousseau

Les principes d’édition n’en étaient pas pour autant au-dessus de toute
rélexion critique. On peut par exemple légitimement se demander si une
édition critique devrait être « une véritable explication de texte continue »,
terme qu’applique Jean-Louis Bellenot (en fait, avec admiration) à l’an-
notation de Julie ; il est vrai qu’il adhère avec autant d’enthousiasme au
parti pris biographique de Guyon comme si la genèse du roman était le
journal de l’âme de l’auteur. Bellenot défend en efet, et avec passion, la
subjectivité qui règne dans une bonne partie de cette annotation :
On mesure les risques qui s’attachent à une élucidation aussi exhaustive et
diversiiée d’une œuvre littéraire ; chacun pourra, selon son point de vue,
contester le bien-fondé de telle interprétation ; certains jugements d’ordre
esthétique ou même moral paraîtront subjectifs, certaines allusions, super-
lues. […] Une telle richesse évidemment ne laisse pas d’être un peu encom-
brante et entraîne parfois quelques redites ou superluités. Certains pour-
raient même mettre en cause une telle méthode au nom de je ne sais quels
critères rigoristes, ou pseudo-scientiiques, de je ne sais quelle exigence d’ob-
jectivité dans l’analyse des textes. […] À travers les commentaires savants
de Bernard Guyon, on sent que la lecture reste pour lui un acte vivant, que
l’exploration d’un texte, aussi érudite et minutieuse soit-elle, ne saurait se
limiter à la sécheresse d’une discipline universitaire soucieuse de sa seule
exactitude et de sa seule impartialité, qu’elle est un efort de libre décou-
verte, la rencontre chaleureuse d’un auteur. (AJJR, no 35, 1959-1962, p. 386-
387 et 390-391)
On sent une certaine tension ici entre esthétisme et rigueur, rendue peut-
être plus diicile à articuler par l’absence, à l’intérieur de l’édition elle-
même, de toute prise de position critique explicite. Mais elle est provo-
quée aussi par une « richesse » qui est, en efet, grande, et toutefois un
peu débordante.
Jacques Voisine pour sa part critique certains choix éditoriaux, appe-
lant « particulièrement discutable » le traitement des « ébauches » des
Confessions et des Rêveries, mais n’en salue pas moins ce « monument de
l’édition rousseauiste » qui « relègue au rang de curiosités historiques »
les éditions antérieures²4. Voisine avoue qu’à son point de vue c’est « le
commentaire psychologique, psycho-pathologique et médical » qui paraît
« un peu envahissant dans les notes, où sont souvent citées notamment
les ingénieuses recherches de M. Starobinski » – compliment douteux
en direction de l’authentique psychologue du groupe, dont l’inluence

24 Compte rendu du tome I, RHLF, vol. 62 (1962), p.104-111.


Enfin la Pléiade 277

serait, selon lui, peut-être trop grande. Je vois diicilement comment on


peut caractériser ainsi la critique de Jean Starobinski, et conclus que si cet
aspect-là est un défaut dans l’édition en question, ce n’est pas à lui qu’il
doit être imputé : cela viendrait de plus loin, en particulier d’une forma-
tion phénoménologique que plusieurs des collaborateurs ont en commun.

Un texte absolument authenique

Parmi les supériorités que Georges May reconnaît à l’édition de Julie au


tome II par rapport à la grande édition de Daniel Mornet, c’est que l’or-
thographe du xviiie siècle y est plus scrupuleusement respectée²5. D’autres
ont fait état de ce choix, dans un esprit apparemment de simple constata-
tion : Jacques Voisine y trouve « un texte qui respecte scrupuleusement (à
l’exception de quelques conventions pratiques justiiées dans la “Note sur
l’établissement du texte”, p. xcviii) l’orthographe et, à peu de chose près,
la ponctuation des manuscrits »²6. Pierre Jourda est encore plus formel :
« L’orthographe respecte celle même de Rousseau, avec ses incohérences
et ses provincialismes ; il en est de même de la ponctuation : voilà donc un
texte absolument authentique. C’est, probablement, le premier. »²7
Qu’en est-il au juste ? Il faut recourir à la « Note sur l’établissement
du texte » au premier volume (p. xcvi-xcix), non signée :
Désirant donner enin une édition absolument idèle aux divers manuscrits
et nous conformant aux principes adoptés pour les éditions critiques, nous
avons décidé de respecter scrupuleusement l’orthographe de l’auteur. Ana-
chronismes, incohérences, provincialismes ont été soigneusement recueillis.
Rousseau tenait à son orthographe, à certaines formes désuètes ou popu-
laires. Il l’a dit et répété maintes fois à ses imprimeurs. […]²8 Toutes ces sin-
gularités igurent dans la présente édition. (p. xcvii)
On pourrait objecter que les « principes adoptés pour les éditions cri-
tiques » ne sont pas toujours une seule et même chose, et qu’il aurait
donc été utile de les préciser, fût-ce succinctement. Il y a des choses qui
ne vont pas tout à fait de soi, et qui comptent. Et pourquoi « absolument
idèle » et non simplement « idèle » (quitte à déinir ce qu’on entend),
car il n’y a pas d’absolu en la matière. Justement, on apprend aussitôt

25 Modern Language Notes, vol. 77 (1962), p. 523.


26 RHLF, vol. 62 (1962), p. 104.
27 Compte rendu dans Revue des langues romanes, no 74 (1962), p. 82.
28 Plusieurs exemples sont insérés ici.
278 Éditer Rousseau

qu’il y a une exception (tant pis pour l’absolument), c’est que les édi-
teurs ont corrigé les « bévues évidentes » (accents « nécessaires » absents,
manques d’accord, etc.), déinies comme des « fautes d’inattention que
l’auteur aurait corrigées lui-même s’il s’était relu attentivement ». C’est
savoir mieux qu’il n’a su l’écrire ce que l’auteur aurait voulu. Les lettres
à ses éditeurs qu’on a citées au premier chapitre de ce livre devraient
donner à réléchir sur cette certitude. Puisque ce sont en fait des ques-
tions de jugement, mieux vaut en assumer franchement la responsabi-
lité. En revanche, poursuit la note, les « particularités syntaxiques ont été
scrupuleusement conservées ».
Quant à la ponctuation qui a fait l’objet d’innombrables retouches d’édition
en édition, elle a été également respectée, malgré ses incohérences et ses sin-
gularités. Toutefois, pour ne point rebuter le lecteur, nous avons ajouté des
virgules, que Rousseau omet souvent, mais non systématiquement, dans les
énumérations, et nous avons remplacé le point et virgule ( ; ) par deux points
( : ) lorsqu’il introduit une citation ou un dialogue. (p. xcviii)
Autrement dit : nous n’avons pas nécessairement respecté la ponctua-
tion des manuscrits non plus. Encore une fois, une déclaration absolue,
aussitôt atténuée, et cette fois par plusieurs exceptions qui sont globales.
À ce point Georges May remarque : « Le mieux qu’on puisse dire c’est
que ces principes sont contestables. »²9 Et ce n’est pas ini :
Enin nous avons mis des majuscules aux noms propres et au début des
phrases, quand elles manquaient, et nous avons souligné les titres d’ouvrages
cités par Rousseau, estimant qu’il ne s’agit là que d’une question de présen-
tation. […]
À ces quelques exceptions près (et l’on reconnaîtra qu’elles ne sont pas
nombreuses), l’édition que nous publions est entièrement conforme aux
manuscrits de Jean-Jacques Rousseau. (p. xcviii- xcix)
Soyons clairs. Ces exceptions, autrement dit ces modiications ou cor-
rections par rapport au manuscrit, on les comprend sans diiculté. Tou-
jours est-il que cela fait un peu beaucoup d’exceptions, et que chaque
principe scrupuleusement énoncé et strictement suivi est aussitôt limité
par une série de réserves. Comment est-il possible, après tant d’interven-
tions extérieures, de souhaiter sérieusement, comme le fait François Bou-
chardy, que le « texte ainsi établi présente de l’intérêt pour l’historien de

29 Modern Language Notes, vol. 77 (1962), p. 523.


Enfin la Pléiade 279

la langue et de l’orthographe »³0 ? C’est tout sauf un document utilisable


pour l’histoire de la langue, où il importerait peut-être de savoir avec
une coniance entière comment sont utilisés les majuscules ou les difé-
rents signes de ponctuation. Je me souviens d’être tombé une fois dans
les magasins d’une bibliothèque sur un livre, je ne sais plus lequel, où
l’éditeur avait essayé de simuler la typographie du xviiie siècle en met-
tant des f à la place de tous les s, comme si c’était la même chose ; ou de
certains livres qui au début du xixe siècle rétablissaient ostensiblement,
mais artiiciellement, l’orthographe d’Ancien Régime – en se trompant
souvent d’ailleurs. Il faut savoir à quel genre de texte on a afaire, et il n’y
a de vraiment original que l’original.
Il est peut-être utile dans ce contexte de remonter aux remarques que
héophile Dufour avait adressées aux rousseauistes dans les Annales de la
Société Jean-Jacques Rousseau au moment où il livrait au public, en 1908,
la première rédaction des Confessions :
Tout en reproduisant ce ms. avec une scrupuleuse idélité, je n’en ai pourtant
conservé ni l’orthographe, ni les accents irréguliers, ni la ponctuation quand
elle est défectueuse, et je dois m’expliquer à ce sujet.
Depuis quelques années, ne voulant plus rajeunir l’orthographe des textes
littéraires et des correspondances du xviiie siècle, certains éditeurs ont cru
devoir la respecter jusque dans ses fantaisies. […]³¹ Ce sont là des soins pué-
rils, et les lettres de Mme d’Épinay, de la comtesse d’Houdetot ou de la mar-
quise de Verdelin deviennent illisibles, si on garde leurs graphies étranges,
qui détournent l’attention du lecteur et n’ofrent aucun intérêt. […]³²
Cette pratique est si choquante que plusieurs de ses partisans se voient
obligés d’y apporter des tempéraments : ils ajoutent la ponctuation, ordinai-
rement absente ou rudimentaire, ils complètent ou changent les accents, ils
mettent des majuscules aux noms propres et aux mots qui commencent une
phrase, ils laissent de côté les « négligences de plume », ils avouent des rectii-
cations discrètes. La multiplicité même de ces correctifs, nécessaires mais illo-
giques, atteste l’imperfection du système. D’ailleurs celui-ci serait inapplicable
pour des Œuvres complètes, dont les mss. manquent le plus souvent : si, à leur
défaut, c’est l’orthographe des éditions originales qui est choisie, on n’aura plus
celle de l’écrivain, mais les graphies dissemblables de tous ses imprimeurs, et il
en résultera une disparate bizarre. (AJJR, no 4, 1908, p. x-xii)
Ses observations, éminemment sensées, se lisent comme une réfutation

30 AJJR, no 35 (1959-1962), p. 381.


31 Suit une liste d’exemples que Dufour tient pour bizarres.
32 Ici encore quelques exemples.
280 Éditer Rousseau

anticipée des choix qu’allaient adopter les Œuvres complètes en Pléiade.


Cela ne veut pas dire que les formules qu’il propose soient forcément
meilleures. Il ajoute :
L’orthographe de l’auteur des Confessions est, en général, plus correcte que
celle de ses contemporains. […] Souvent ses fautes ne sont que des distrac-
tions. […] S’il s’aperçoit de son erreur, il la corrige. Conserver, malgré cela,
les leçons inexactes là où il ne les a pas rectiiées, ce serait leur donner une
importance qu’elles n’ont point et faire preuve d’un fétichisme outré. (p. xii)
Sa solution est de normaliser l’orthographe sur celle du Dictionnaire de
l’Académie de 1762, de même que, pour « les livres d’aujourd’hui » (c’est-
à-dire en 1908), il se réfère à l’édition la plus récente, celle de 1878 (p. xiii).
Il n’est pas certain que cette solution bâtarde soit pratique, ni théorique-
ment préférable à d’autres. Et puis vient un moment où les scrupules
s’évanouissent :
Pour les noms propres, l’autorité de l’Académie faisait défaut, et j’ai main-
tenu les graphies de Rousseau : elles ont été parfois ramenées à une seule,
lorsque le même nom se présente de deux manières. Quant à la ponctua-
tion, souvent insuisante, j’y ai suppléé, en la conservant lorsqu’il n’était ni
nécessaire ni utile de la modiier. (p. xiii-xiv)

En d’autre mots, j’ai corrigé à volonté.


En vérité la ponctuation de Rousseau, en dehors de la question
des virgules que j’ai déjà évoquée au chapitre  6, présente beaucoup
moins d’anomalies pour l’éditeur que chez la majorité des écrivains du
xviiie siècle. C’est peut-être qu’il s’est créé une pratique suisamment
proche de la nôtre pour appeler moins de retouches, mais je crois que
cela tient aussi et surtout à la régularité de sa syntaxe. Rousseau quand
il se copie modiie très souvent la ponctuation sans que cela paraisse
rien changer, et je suis près de penser qu’on pourrait la supprimer tout
à fait (à part les ins de phrase) sans que le lecteur en soit énormément
incommodé.
Toutefois Henri Roddier s’est confronté au problème de la ponctua-
tion pour son édition des Rêveries du promeneur solitaire dans la collec-
tion des Classiques Garnier (1960). Celle de l’original est, dit-il, « si per-
sonnelle qu’aucun éditeur n’avait jamais osé l’adopter » :
Car l’irrégularité de Jean-Jacques, et le caractère inachevé de son dernier
ouvrage, font apparaître des variations assez sensibles pour qu’on puisse
contester la possibilité de jamais suivre une règle précise. Chacun convient
cependant que la ponctuation de Rousseau n’est pas grammaticale, mais sen-
Enfin la Pléiade 281

timentale. Elle relète la versatilité de son esprit, les temps d’arrêt se multi-
pliant lorsqu’il veut marteler ses airmations ou rendre ses arguments plus
incisifs, la ponctuation s’espaçant, au contraire, lorsqu’il s’abandonne à l’ins-
piration ou à la rêverie. Mieux encore, l’absence généralisée de toute vir-
gule entre les termes successifs d’une énumération […] permet, semble-t-il,
de conclure à une ponctuation orale qui nous révèle le débit même de Jean-
Jacques, si caractéristique de la vivacité de sa nature. (p. xcvi)

Reste à savoir ce qu’est au juste une ponctuation « sentimentale » (autre


efet de la phénoménologie, peut-être ?), au diapason apparemment des
états d’âme de l’auteur. Et il convient encore de relever la confusion de
deux ordres de choses, l’une rhétorique et l’autre psychologique : comme
si l’évocation d’un abandon « à l’inspiration ou à la rêverie » équivalait à un
relâchement de la plume ou la syntaxe. L’analyse de Roddier reste irrémé-
diablement subjective et ne peut servir à fonder aucune règle éditoriale. Il
croit avoir trouvé une nouvelle formule appropriée, non en refusant d’in-
tervenir, mais en poussant « aussi loin que possible la idélité au manus-
crit », résultat qui lui paraît rendre « un texte renouvelé, enin libéré de la
prison grammaticale qui jusqu’alors brisait son élan » (p.xcvii).
Ce qui est diicile à comprendre, vu la complexité de ce protocole que
les éditeurs de la Pléiade tiennent pour peu gênante, c’est pourquoi ils
ont tenu à garder une orthographe désuète qui a si peu de valeur docu-
mentaire et à laquelle beaucoup de lecteurs ne vont pas trouver facile de
s’habituer. J’aimerais autant qu’on modernise l’orthographe en gardant
l’ancienne ponctuation. Non pas que l’orthographe de notre temps soit
déinitive, le présent à aucun égard n’est jamais déinitif ; c’est que l’or-
thographe, quoi qu’il lui arrive, ne va pas rebrousser chemin et redevenir
ce qu’elle était il y a trois siècles. Sans être déinitive, la nôtre est une
étape qui ne sera pas révoquée ; on ne rétrograde pas. En revanche, garder
inchangée la ponctuation du xviiie siècle déroute tout lecteur qui n’y est
pas accoutumé ; c’est, comme le dit Raymond Joly, « coudre ensemble la
ponctuation d’il y a deux cents ans et le tissu tout neuf de son ortho-
graphe modernisée »³³.
Considérons encore l’ajout de l’italique par les éditeurs modernes de
Genève. D’entrée de jeu, il y a toujours, quoi qu’on pense, pour savoir

33 R. Joly, « De la ponctuation, à propos de Marivaux », Lumen. Travaux choisis de la Société


canadienne d’étude du dix-huitième siècle, vol. XX (2001), p. 123-135 ; p. 135. Surtout l’argument
de Joly revient à être clair et à ne pas croire à la transparence d’une notion de « idélité » à
l’original qui ne peut qu’être trompeuse.
282 Éditer Rousseau

si un titre d’ouvrage est un titre ou non, bien des cas ambigus. Il arrive
fréquemment à Rousseau d’évoquer « mes confessions », sans qu’il y ait
lieu d’insister, comme nos éditeurs le font pourtant, sur l’italique (« mes
Confessions »), de même qu’il mentionne le devin du village qui n’est pas
forcément Le Devin du village. Quand il écrit « l’Héloïse », il est à peu
près certain qu’il « veut dire » l’Héloïse, c’est-à-dire Julie, aucun autre réfé-
rent n’étant possible ; mais lorsqu’il écrit « Julie », cela peut signiier Julie
le personnage ou Julie le roman³4. Pourtant les éditeurs de la Pléiade ne
mettent jamais « Julie » le roman en italique parce que « Julie » – n’est-
ce pas – ne saurait être un titre… Ainsi contribuent-ils à perpétuer une
mauvaise pratique de substitution. Ils ont pourtant estimé « qu’il ne s’agit
là que d’une question de présentation » (p. xcviii). Et ce texte serait abso-
lument authentique ?
Une édition critique peut naturellement adopter des critères difé-
rents de ceux qui seraient appropriés dans une édition qui vise le grand
public ; il n’est pas moins dérisoire de « respecter l’original » en même
temps qu’on manipule la ponctuation, qu’on ajoute arbitrairement des
italiques ou des guillemets. Soit on fait une édition strictement critique,
et là on ne change rien ; encore n’est-ce pas absolument faisable avec des
manuscrits où il y a toujours des ratures, des mots écrits en marge ou au-
dessus de la ligne, des lectures ambiguës. Soit on adapte, peu ou prou,
pour un public moderne, tout en précisant aussi bien qu’on peut le type
d’interventions qu’on a trouvées utiles et justiiées. Mais on ne prétend
pas qu’un texte ainsi amélioré est authentique.

Syles d’intervenion criique

Les ouvrages autobiographiques et Julie, étant les premiers parus, ont


été le plus remarqués par la critique. Ceux qui ont été d’abord les plus
célèbres du temps de Rousseau paraissent au troisième tome et sont en
fait beaucoup plus sobrement (et moins universellement) traités³5. Ajou-
tons ici aux dithyrambes déjà cités quelques brèves remarques sur les par-
ticularités de l’annotation dans diférentes parties de l’édition.
Il arrive à Marcel Raymond et Bernard Gagnebin dans l’annotation

34 Sans compter que, de toute façon, très souvent, dans ses manuscrits, Rousseau ne se donne
pas la peine de souligner le titre de ses ouvrages.
35 Michel Launay donne un compte rendu fort méticuleux du tome III dans AJJR (no 36,
p. 405-417) où il appelle de ses vœux une réédition corrigée.
Enfin la Pléiade 283

des Confessions de récidiver avec le « nous » magistral dont j’ai déjà parlé,
c’est-à-dire en imposant d’oice, de manière à englober le lecteur, des
jugements qui sont néanmoins subjectifs, comme : « Il est diicile de lire
ce préambule sans malaise » (OC I, p. 1231). Certains textes évidemment
se prêtent mieux que d’autres à ce type d’intervention autoritaire. Il y a
des notes très longues, dont le style en général est très sobre. Le point
d’exclamation laisse eleurer de temps à autre un enthousiasme nor-
malement très mesuré : « Combien de fois Jean-Jacques, avant d’écrire
ses Confessions, n’a-t-il pas “raconté son histoire” (surtout devant des
dames !) » (p. 1259) ; plus volontiers ils s’en remettent à Jean Guéhenno :
« Quelle force dialectique ! quelle maîtrise de la langue ! »³6 (p. 1366) ou
un autre. Des paraphrases sentimentales – « Rousseau vit toujours sous
l’empire de ses sens. Le milieu changeant, il se sent un autre homme »
(p. 1475) – ne sont pas complètement absentes. Il leur arrive, mais rare-
ment, d’esquisser les grands traits d’un scénario, plein de ioritures méta-
phoriques : ainsi, le livre IX des Confessions est « à lui seul un drame »,
son tempo est « moins rapide que celui des livres précédents » et « ne
peut être comparé qu’au tempo du livre II » ; son « optique » est « gros-
sissante » (p. 1463-1464).
Georges May, comme Jean-Louis Bellenot et Ronald Grimsley³7
dans leurs comptes rendus de Julie, cherche un point de vue équilibré qui
n’implique aucune position critique précise en dehors d’un éloge décerné
à une grande leçon d’histoire littéraire : pour May la préface sur l’évolu-
tion du texte est un modèle de ce que peut réaliser une solide méthode. Si
le bilan reste des plus positifs, il exprime bien quelques doutes à l’égard
des notes interprétatives, jugeant par exemple que les nombreuses ana-
logies faites par Guyon entre Julie et l’opéra ne convaincront pas tous les
lecteurs³8. Jacques Voisine aussi exprime ses réticences à ce sujet :
Dans de belles pages, riches en pénétrantes observations, MM. Gagnebin
et Raymond fondent enin sur des analogies avec la musique leur interpré-
tation des Confessions en tant qu’œuvre littéraire. L’idée, séduisante et habi-
lement mise en œuvre, relève d’une critique « structurelle » aujourd’hui en
vogue […].³9

36 Je dirais bien quel ouvrage ils citent, mais la référence (op. cit., t. I, p. 144) n’est pas claire.
L’emploi constant des op. cit. dans cette édition est fait pour torturer le lecteur : essayez
de retrouver la mention précédente dans six cents pages de caractère menu…
37 Revue de littérature comparée, vol. 35 (1961), p. 681-682.
38 G. May, compte rendu du tome II, Modern Language Notes, vol. 77 (1962), p. 525-526.
39 Compte rendu du tome I, RHLF, vol. 62 (1962), p. 107.
284 Éditer Rousseau

Or s’il est vrai que les comparaisons dans les notes invoquent souvent
des formes et « structures musicales », elle n’ont en soi strictement rien
de « structurale », si c’est cela qu’il veut dire. Voisine aiche à la façon de
Raymond Picard40 son hostilité à toute la nouvelle critique en plaçant
son objection sous le signe d’un « structuralisme » dont ce n’est pas du
tout une instance claire.
Mais c’est bien une particularité du discours qui domine les deux pre-
miers volumes, et qui a été en général peu remarquée ou en tout cas peu
contestée : la prévalence de l’analogie musicale, qui revient de manière
quasi obsessionnelle. Voici le commentaire de Marcel Raymond dans
l’introduction du tome II :
Il faut lire La Nouvelle Héloïse comme une symphonie pour instruments à
corde, ou une rhapsodie. […] Rhapsodie, à cause de la diférence des tons et
des genres qui entrent en composition. Parmi les pages qui sont d’un mora-
liste d’une intelligence supérieure ou d’un peintre de mœurs (voyez les lettres
sur Paris), on glisse du ton de l’idylle à celui de l’hymne et à celui de l’élégie.
Et si le ton élégiaque forme peu à peu comme une basse continue, c’est que
le sentiment du passé et l’aspiration à l’au-delà fournissent à la conscience du
présent, de plus en plus divisée d’avec elle-même, comme une caisse de réso-
nance. […] Mais le bel-canto ne règne pas seul. Il y a des passes d’armes, des
manœuvres de fuite et des passages de staccato le plus aigu. (t. II, p. xvi)
C’est justement le genre de comparaisons que Rousseau lui-même aurait
sûrement trouvées mièvres. Quoique le principe n’ait en soi rien d’inex-
cusable, on est frappé par l’exceptionnel prolongement de ces parallèles.
Bernard Gagnebin reprend exactement le même langage dans l’intro-
duction du tome V :
Féru de musique et dévoué à l’art musical, Rousseau n’a pas eu tout le succès
qu’il espérait. Mais c’est peut-être dans sa prose que Rousseau se révèle avant
tout un musicien accompli. Harmonieuse, musicale, rythmée, sa langue
témoigne d’un souci musical constant. […] Toujours ample, souvent pério-
dique, sa phrase est riche en valeurs sonores. Des divers sens, Rousseau privi-
légie l’ouïe : assez pauvre en images, en métaphores visuelles, sa prose exalte
surtout les perceptions auditives.
Enin Rousseau a composé plusieurs de ses œuvres comme des parti-
tions de musique. La Nouvelle Héloïse est conçue comme un opéra, où les
voix de Julie et de Saint-Preux s’appellent et se répondent tout à tour, tandis
que d’autres chants s’engagent entre Julie et Claire, Saint-Preux et milord
Édouard. Les Confessions sont orchestrées comme une symphonie […].

40 Je pense surtout à Nouvelle critique ou nouvelle imposture (Paris, Pauvert, 1965).


Enfin la Pléiade 285

Les Dialogues appartiennent au genre de la sonate contrapuntique, où deux


thèmes s’opposent. (t. V, p. xxviii)
C’est là un thème qui court tout le long du commentaire sur Julie, où
l’auteur est constamment transiguré en poète et musicien : « […] seules
l’intéressent la musique et la poésie pures » (t. II, p. 1582). L’œuvre elle-
même est une symphonie avec « des “tempi” variés » (p. 1357)  : « Les
lettres 1 à 5 forment un tout bien à part caractérisé par un rythme très
rapide. Molto agitato, dans les trois premières lettres de Saint-Preux »
(p. 1361) ; « une ouverture presto agitato, où le rythme même de la phrase
nous fait participer à l’enthousiasme du narrateur » (p. 1587) ; « véritable
inale de ce grand morceau symphonique » (p. 1631). Les notes de Guyon
abondent en efet en analogies de ce genre. Ce qui ne paraît au premier
abord qu’une petite licence critique devient par ses excès tic ou manie ;
l’équivalence est poussée si loin que Rousseau est censé se mesurer avec
Mozart : « […] il fait glisser sur nos cœurs et sur nos nerfs une musique
de rêve à laquelle il n’est rien de comparable sinon la kleine Nachtmusik »
(p. 1640)4¹. Mais à la longue c’est l’image de l’opéra qui l’emporte : « Cette
lettre marque un des moments essentiels du roman. […] C’est un grand
air d’opéra » (p. 1395) ; « Pour sentir [cette scène] avec justesse, il faut une
fois de plus, se replacer dans le climat de l’opéra italien ou même de
l’opéra mozartien » (p. 1705) ; « Cette lettre ouvre la dernière séquence, le
dernier acte de ce grand opéra » (p. 1793)4² ; un opéra « baroque », voire
« une sorte de sommet de l’art baroque » (p. 1795). Force est de constater
que l’opéra et la prose ne sont tout de même pas la même chose, et que
le lyrisme du critique l’emporte un peu loin.
Quant à « La Nouvelle Héloïse », ce sous-titre de dernière heure, il
devient pour Guyon l’aboutissement prédestiné d’un acheminement ins-
piré. Ainsi, selon le scénario tracé dans son introduction, le titre connaît
trois étapes successives qui sont en même temps trois étapes logiques, à
savoir Lettres de deux amants, puis Julie, et enin « La Nouvelle Héloïse ».
Tant est puissante une notion quasi téléologique, qu’on ne trouve même
pas un argument4³, ou la moindre conjecture, concernant l’avènement du
titre Julie, simple jalon dans un processus dont le sens profond est ailleurs…

41 Même comparaison p. 1729.


42 D’autres comparaisons peuvent aussi s’exprimer en termes de genres musicaux, ainsi : « Ce
récit est long, très long. […] Mais une sonate n’est pas un opéra » (p. 1795).
43 Guyon avoue que les rapports entre l’histoire de Julie et celle d’Héloïse sont en fait plutôt
minces (p. 1337).
286 Éditer Rousseau

Le répertoire exhaustif de toutes les sources, de tous les intertextes


antérieurs et postérieurs, de toutes les études, que représente souvent
l’annotation de la Pléiade, parfaitement dans la ligne historique et phi-
lologique de Gustave Lanson et de Daniel Mornet, à certains égards
admirable ou en tout cas impressionnant, s’accompagne malgré tout d’un
certain bagage poético-idéologique, en fait de toute une mentalité pro-
fessorale comportant non seulement une théorie littéraire mais aussi un
parti pris de perpétuelle adulation de l’auteur. Une juste appréciation de
cette approche doit justement remonter au lointain Lanson et au plus
proche Mornet, dont les travaux servent de modèle, et pour qui le rap-
port fondamental de Julie à la vie de Rousseau relevait déjà de l’idée ixe.
Mais la critique a son style aussi et c’est là surtout que Guyon encore plus
que les autres relète la « grande » tradition. Le « bon » jugement indis-
sociable d’un biais critique qui refuse toute autonomie (et donc presque
toute vraisemblance) aux personnages justiie, en retour, le fait qu’on les
traite de fantoches, de purs porte-parole de leur créateur.
Si la vie de Rousseau avait dominé la critique du premier volume, c’était
naturellement en raison de son récit personnel ; mais ce qui est frappant,
c’est que dans le deuxième volume le roman soit traité avec la même pers-
pective, comme si, à l’instar de Musset-Pathay, Guyon voyait Julie comme
un prolongement des Confessions. Guyon partage les postulats de Mornet,
en particulier le rôle central de l’information biographique – même si à ce
sujet il tient particulièrement à se démarquer de son prédécesseur. Il prend
plaisir à souligner, par exemple, « à l’usage des exégètes qui veulent à tout
prix faire de Mme d’Houdetot l’original de Julie », que Sophie avait des
cheveux noirs alors que Julie est blonde (p. 1365) ; il insiste même sur son
propre refus d’une telle lecture machinalement biographique : « [Q]uelle
tentation d’imaginer que la vie, ici encore, a dicté la iction ! Mais il faut
être prudent » (p. 1594)44. Son rejet de maint détail relevé dans les com-
mentaires de Mornet lui-même manifeste l’ironie supérieure de celui qui
aurait pu, l’eût-il voulu, renchérir au même jeu, signalant par exemple les
pièges qu’il a su éviter : « On est surpris que les partisans de l’explication
du roman par la passion vécue, n’aient pas usé des armes que leur ofrait
ici la correspondance » (p. 1535).
De même, Guyon, comme Mornet, s’eforce de cerner au plus près
la date de composition de telle ou telle lettre de Julie et de la rappro-

44 Autre exemple, soupirs à l’appui : « Preuve nouvelle du danger qu’il y aurait à faire de la
maîtresse de Saint-Lambert le prototype de… Julie ! » (p. 1578).
Enfin la Pléiade 287

cher de la vie de Rousseau au moment précis, la diférence étant que


Guyon dispose d’un ensemble beaucoup plus vaste de brouillons et de
documents lui permettant « de serrer de plus près le problème des rap-
ports entre la vie et le roman » (p. 1362). En distinguant entre ce passage-
ci et ce brouillon-là, en attirant l’attention sur telle rature ou tel ajout, on
s’approche d’autant de ce que Rousseau a réellement ressenti ou pensé
à un instant donné. Guyon est donc, comme Mornet, amené à s’inté-
resser moins à la chronologie diégétique qu’à la chronologie vécue qui
est, pour lui, la réalité fondamentale. Le travail génétique méticuleux
doit être distingué pourtant du besoin parallèle de lier chaque étape à
un moment existentiel. Or rétablir la chronologie de la composition d’un
texte long et complexe, quand la documentation le permet, peut consti-
tuer un acquis utile et admirable ; ce projet, en tant que tel, n’implique
nullement de lier les détails de cette progression à la vie afective au
jour le jour et à la vie intérieure de l’auteur comme si elles étaient deux
manifestations d’une même chose. Pour Guyon, l’élaboration de Julie et
l’évolution du cœur de Rousseau sont à fondre ensemble et non à distin-
guer. C’est pour cela que le procédé semble souvent si fastidieux.
Il ne s’agit pas de savoir si le lecteur s’intéresse à la vie intime de Rous-
seau, ce dont il a le droit ; c’est une question de méthode. Mais pour Guyon
il n’est pas question de lire Julie, ou de la laisser lire au lecteur, comme une
œuvre en soi. On peut y trouver comme le relet idèle de l’ambition déli-
rante exprimée longtemps avant par Gustave Lanson au sujet de Voltaire :
« L’idéal eût été d’arriver à découvrir pour chaque phrase le fait, le texte
ou le propos qui avait mis en branle l’intelligence ou l’imagination de Vol-
taire. »45 Un idéal non seulement d’exhaustivité, que Guyon reprend à son
compte, mais de précision, chaque énoncé ayant une seule et unique cause.
Le personnage littéraire, pur écran, n’existe que pour permettre de dépister
l’homme véritable. Et si la biographie parfois refuse de fournir un rapport
de cause, on peut le retrouver grâce à deux stratégies. L’une est le déplace-
ment : Laure, dans Les Amours de Milord Édouard, n’est qu’un habile tru-
chement de Rousseau pour nous parler de hérèse (p. 1726) ; et la seconde
est de supposer que la iction « anticipe » sur la réalité : « Cette note nous
ofre un bel exemple d’anticipation de la iction sur la réalité » (p. 1548).
Il arrive aussi qu’au cours d’une même note on passe impercepti-
blement du personnage à l’auteur lui-même, même sans transition : en

45 Lettres philosophiques, Paris, Hachette, 1924, I, p. l–li.


288 Éditer Rousseau

refusant Claire, par exemple, St Preux « donne à l’unique femme vrai-


ment aimée, le suprême témoignage d’amour. Étrange profondeur de ce
premier amour de Jean-Jacques ! Nous en aurons trouvé la trace tout au
long du roman » (p. 1764 ; je souligne. Si Julie par malheur se contredit,
le commentateur précise aussitôt : « Contradiction apparente de Jean-
Jacques avec lui-même » (p. 1620 ; je souligne), comme si une des tâches
du critique était de passer autant que possible sur les voix intermédiaires.
Ce qui n’exclut pas entièrement, paradoxalement, un efort pour mettre
en valeur la « profondeur psychologique » du roman.
Ainsi l’annotation de Guyon manifeste une tension constante entre
des tendances divergentes ; elle s’eforce d’entretenir plusieurs dis-
cours critiques parallèles sans qu’aucun d’entre eux discrédite jamais les
autres : c’est Rousseau qui parle et c’est le personnage qui parle ; ce sont
de « vrais » personnages « de chair et de sang » et ce ne sont que des sosies
de Rousseau ; ils sont convaincants en tant qu’individus agissant dans
des circonstances ictives concrètes et ils relètent de manière privilé-
giée les mystères inefables de l’« homme ». Pour cette raison, la question
de savoir qui parle dans le texte est entourée d’ambiguïtés. D’un côté il
faut toujours prêter quelque épaisseur au personnage ; d’un autre côté,
c’est Rousseau qui « est également présent derrière chacun de ses per-
sonnages » (p. 1449). Guyon jongle constamment avec ces points de vue
pourtant antagonistes. Tous les niveaux se confondent, toutes les dimen-
sions mythiques aussi y sont savamment combinées : Rousseau pair des
plus grands poètes (Rousseau-Racine, Rousseau-Mérimée), Rousseau
classique et romantique, Rousseau prince et Rousseau aux humbles ori-
gines qui sont pour lui un autre titre de noblesse.
La démarche critique étant ambiguë, il en résulte un certain lou
dans le discours critique. De nombreuses notes comportent ou consti-
tuent entièrement des jugements péremptoires sur le « goût » de tel ou
tel passage. Tout comme Mornet, Guyon s’arroge la fonction de parler
au nom du « nôtre » (p. 1705) : « Ce n’est pas sans un peu d’agacement que
nous lisons cette page » (p. 1385) ; « Cette conclusion de la crise peut nous
paraître plate, hypocrite, dangereuse » (p. 1402) ; « Il est permis de trouver
cette lettre ridicule. La vraisemblance y est mise à dure épreuve […]. On
est gêné de voir Saint-Preux si benêt, si timide ! » (p. 1510). Ou, par méto-
nymie romantique, ce nous peut s’exprimer encore par notre « cœur » :
« Ce sont de telles phrases qui donnent à ce roman un accent absolu-
ment unique en son siècle, et un pouvoir intact sur nos cœurs » (p. 1659).
Ces commentaires sont souvent concessifs, preuves encore de l’objec-
Enfin la Pléiade 289

tivité même peinée d’un lecteur qui n’en reste pas moins plein d’admira-
tion. Héraut des lumières modernes, il attire également notre attention
sur les choses que « nous n’acceptons plus ». Toujours attentif à la « qua-
lité » inégale des lettres, il intervient pour arbitrer entre celles qui sont
très importantes et celles dont on aurait pu se passer ; il décide si Rous-
seau a eu raison ou non de rejeter telle ou telle variante. Certains de ces
jugements se rapportent proprement à la technique romanesque ; ainsi,
il reproche à Rousseau ses maladresses, ses indécisions, allant parfois
jusqu’à dénoncer un « artiice assez grossier » (p. 1798). Mais là encore,
d’apparentes contradictions se dissolvent en vérités simultanées : on a
parfois afaire à un « romancier novice » à la technique « souvent hési-
tante » (p. 1369), à d’autres moments à un Rousseau « fort habile », voire
à un « maître » du genre (p. 1522).
Au-delà des questions purement littéraires, il est du devoir de l’in-
terprète oiciel de dégager les grandes questions soulevées par le texte
au moyen de paraphrases solennelles : « Grande et classique question :
l’amour est-il générateur d’illusions ou nous rend-il plus lucides ? » (p. 1415),
ou encore : « Dernière richesse de cette lettre ; elle s’achève par une ques-
tion métaphysique. Et la plus grave. Le mal peut-il naître du bien ? Faut-
il condamner l’amour ? » (p. 1524) Les grands principes abstraits au besoin
sont distingués par des majuscules : « Pathétique débat entre la Chair et
l’Esprit » (p. 1369). Guyon comme Mornet proitent de toute occasion pour
airmer le sérieux de la littérature et, implicitement, la place qu’elle mérite
parmi les autres branches du savoir. On sent qu’ils travaillent sous le poids
encore sensible d’un double complexe d’infériorité qui forçait le critique à
faire, en même temps que l’étude, l’apologie de Julie et, au-delà, de la lit-
térature elle-même. De peur de voir Rousseau toujours mésestimé, on fait
constamment de lui la quintessence des talents de tous ses contemporains
(Crébillon, Prévost, Marivaux, Diderot) en même temps que le précurseur
(non sans exagération) d’une grande lignée littéraire.
L’œil du commentateur démarque les grands mouvements du roman
comme les étapes les plus cachées, quitte à se tromper quelquefois. Devant
une occurrence du mot repos, il signale, par exemple : « Voici introduit pour
la première fois ce mot capital » (p. 1518) : or c’en est la dix-huitième ; du
mot conscience : « Première apparition dans le roman de ce mot important
entre tous pour l’auteur de l’Émile » (p.1549-1550) : or c’en est la vingtième…
Ce n’est pas un défaut de n’avoir pu disposer de concordances informa-
tisées comme on le peut aujourd’hui, mais l’erreur de fait n’en trahit pas
moins un désir excessif de relever une observation qui en fait n’est qu’une
290 Éditer Rousseau

intuition. L’éditeur se hâte de tout signaler au premier moment pos-


sible, anticipant sur le texte comme doit sans doute le faire une annota-
tion savante. Cela ne justiie pas le recours aux soupirs d’étonnement ou
de ravissement devant ce qui passe pour l’inefable, le secret « des âmes »46.
L’aspect vieilli de certains de ces textes n’est certes pas attribuable à
tel ou tel éditeur ; ce n’est même pas un défaut, tout étant relatif. Si, après
les manifestes de Roland Barthes et de Michel Foucault sur « la mort de
l’auteur »47, on ne serait plus tenté de vanter l’héroïque humanité de l’au-
teur48, il n’en est pas pour autant déinitivement banni. Les choses ne sont
jamais si simples en littérature, et des approches plus récentes peuvent à
leur manière y réinsérer des facteurs relevant de l’expérience réelle d’un
auteur sans pour autant retrouver le ton de certains de ces volumes. À cer-
tains égards Mornet et Guyon anticipent sur la génétique des textes ; ce qui
les en sépare, c’est l’intimité supposée d’un rapport immédiat entre l’encre
qui coule et la vie afective de l’auteur, la nécessité de mettre toujours celui-
ci au premier plan. Cette critique est doublement « romantique » puisqu’en
plus de son lyrisme qui paraît excédentaire, elle s’eforce d’annexer Rous-
seau au romantisme proprement dit ain que, « Lumière » suspecte ou
défectueuse, il soit reconnu au moins comme un « moderne ». Un psycho-
logisme encore timidement proto-freudien fait partie intégrante de cette
approche, qui est en même temps celle d’un comparatisme classique, c’est-
à-dire encore inspiré par des modèles étymologiques du xixe siècle. Le tra-
vail de Guyon fut en efet accueilli par certains, comme on l’a vu, comme
un véritable manifeste d’arrière-garde face à de nouvelles approches qui
commençaient justement à poindre vers 1960.
La longueur de l’apparat critique n’est pas la seule question, c’est
encore plus le type de texte et la voix qui y parle. Si on regarde le com-
mentaire de Marcel Raymond et de Bernard Gagnebin, on trouve certes
une tendance un peu forte à souligner les étapes que Rousseau avait déjà
signalées, à mettre en relief telle ou telle transition qui aurait pu se passer
de commentaire, mais ils ne se prennent pas pour des chefs d’orchestre.
Les renvois et références tout aussi étendus et denses dans les autres
volumes du Rousseau en Pléiade peuvent quelquefois paraître exces-
sifs, mais en général ne manifestent pas les excès sublimes qu’on ren-

46 « Innocence ? Hypocrisie ? Mystère des âmes… » (p. 1636).


47 R. Barthes : « La mort de l’auteur », Mantéia, no 5 (1968) ; M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un
auteur », Bulletin de la Société française de philosophie, vol. 63, no 3 (1969), p. 73-104.
48 « […] derrière chaque phrase, un homme vivant qui parle à chacun de nous » (p. 1598).
Enfin la Pléiade 291

contre dans Julie. Reconnaître la contingence permanente de la critique


ne revient pas à nier toute possibilité de perfectionnement. Le discours
critique de toute époque représente probablement un progrès, au moins
à certains égards, par rapport à celui de l’époque précédente.
Ce qu’on serait peut-être tenté d’objecter aux commentaires de Marcel
Raymond pour Les Rêveries du promeneur solitaire, c’est d’abord un psycho-
logisme qui va un peu trop de soi. Ainsi, il insiste un peu trop sur les symp-
tômes de la démence de Rousseau : « La psychiatrie croit reconnaître ici
un symptôme pathologique caractérisé » (p. 1819). Encore n’est-ce pas trop
grave, et cela permet de lui prêter des aperçus originaux : « Rousseau fait
une découverte : l’obsédé s’use à vouloir résister à l’obsession, et celle-ci s’en
trouve renforcée » (ibid.). Plus généralement, Raymond comme Pomeau
refuse de problématiser la rhétorique du texte, la prenant trop au pied de
la lettre. Si Rousseau écrit : « Je ixerai par l’écriture [les contemplations]
qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m’en rendra la
jouissance » (OC I, p. 999), Raymond répète : « Rousseau n’écrit donc pas
seulement pour se connaître, ou pour se justiier devant un tribunal uni-
versel ; il écrit aussi pour le plaisir, et pour le plaisir de se relire » (p. 1768).
Est-ce vraiment éclairer un texte, que de paraphraser ce que l’auteur vient
de dire ? Pourtant la phrase de Rousseau n’est pas une donnée, c’est une
assertion, et mérite à ce titre d’être interrogée.
Ni François Bouchardy, commentateur du Discours sur les sciences et
les arts, ni Jean Starobinski, celui du Discours sur l’inégalité, qui appor-
tent autant de soin à la documentation de la genèse, des intertextes et
des questions de langue que les éditeurs qui les précèdent, ne s’époumo-
nent à en vanter le génie, ne se livrent au moindre lyrisme, à la moindre
qualiication subjective. Il est vrai, quoique certains de ces textes fussent
déjà parmi les plus commentés de Rousseau, qu’il n’était pas question
d’être moins exhaustif que pour d’autres textes ou d’en marquer moins
les méandres ; mais leurs commentaires sont faits dans un tout autre
style. Ain de faciliter des rapprochements ou des distinctions, tout au
plus Starobinski se permet-il quelquefois des paraphrases judicieuse-
ment mesurées ; il explique patiemment les allusions et nuances que le
lecteur est libre de suivre ou pas. Il fait par exemple un usage très dis-
cret de réactions de Voltaire relevées par George Havens dans Voltaire’s
Marginalia on the pages of Rousseau49. On peut en dire autant de Robert

49 Columbia, Ohio State University Press, 1933. Il arrive à Derathé pour sa part de citer le Voltaire
du Dictionnaire philosophique ou des Idées républicaines (par exemple OC III, p.1468-1469, 1494).
292 Éditer Rousseau

Derathé pour le Contrat social et de Jean-Daniel Candaux pour le Dis-


cours sur l’économie politique. À la diférence de Guyon, il ne leur vient
jamais à l’esprit que leur tâche est de mettre en valeur au maximum l’art
de Rousseau, et il est douteux qu’on trouve chez eux la moindre interjec-
tion. Tout au plus Candaux se permet-il de remarquer, face à un texte où
foisonnent des périodes du grand rhéteur, que dans la conclusion de la
neuvième des Lettres écrites de la montagne « on trouve les pages les plus
éloquentes de tout l’ouvrage » (OC III, p. 1708).

Un dérivé : l’Intégrale

L’un des avantages d’une édition critique, destinée essentiellement aux


spécialistes, est de permettre une meilleure qualité de texte, et sou-
vent d’annotation aussi, à d’autres éditions visant un public plus large.
Nombre des textes établis pour la Pléiade ont réapparu dans la collection
Garnier Flammarion ou GF Flammarion et ailleurs, notamment dans
une édition sans grandes prétentions savantes mais d’une certaine utilité
tout de même, celle du Seuil (1967-1971), dirigée par Michel Launay, qui
est responsable aussi de plusieurs textes dans la collection qu’on vient
d’évoquer.
Peu d’années après un Rousseau par lui-même de Georges May dans
la série des Écrivains de toujours (1961, réédition 1994), les éditions du
Seuil ont commencé la publication des œuvres de Rousseau dans la col-
lection l’Intégrale qui ofrait depuis 1962 une formule très accessible des
œuvres plus ou moins complètes d’un écrivain classique, le plus sou-
vent en un volume : Corneille, Pascal, Montesquieu50, Flaubert, Musset,
La Fontaine, Montaigne, Baudelaire5¹… Puisque la Pléiade, sans être
vraiment une édition de luxe, était coûteuse surtout pour les étudiants,
cette collection ofrait une alternative qui réunissait en trois tomes bon
nombre de textes, y compris des polémiques, autour des œuvres phi-
losophiques et politiques et un nombre considérable de fragments et
brouillons.
La présentation est maigre, sans introduction générale ; en dehors du
premier volume ce n’est pour la plupart que des textes nus, avec parfois

50 Voir l’analyse de Catherine Volpilhac-Auger au chapitre 15 d’Un auteur en quête d’éditeurs ?


51 Le fait que ces volumes étaient repris sur le marché anglophone par la maison Macmillan
en rendait la difusion encore plus importante.
Enfin la Pléiade 293

une brève notice. Rien ne nous renseigne sur leur provenance, quoique,
pour faciliter leur préparation à une époque où l’utilisation de l’ordina-
teur n’était pas encore répandue, Michel Launay avait à sa disposition
les textes numérisés du Trésor de la langue française, déjà mis à contri-
bution pour la série des concordances préparées par son équipe de travail
à la faculté de Nice (et éditées chez Slatkine5²). Cela permettait l’éco-
nomie d’une nouvelle saisie manuelle aussi bien que d’un nouvel établis-
sement des textes, puisque de ce côté-là la Pléiade en faisait d’avance les
frais. Sans doute s’agissait-il quand même, pour les besoins des index,
de textes bruts que L’Intégrale n’en devait pas moins formater. En tout
cas, pas un mot sur l’état des manuscrits et des éditions.
À part le premier volume, concentré sur la biographie, c’est peut-
être la première répartition régulièrement chronologique des œuvres de
Rousseau. L’idée est très nettement de présenter d’abord l’homme Rous-
seau comme la clef de son œuvre ; aussi est-ce le seul volume compor-
tant un nombre assez important de notes d’identiication, de circons-
tances et de personnes. Voici la structure de cette édition (mes listes ne
sont pas exhaustives) :

Tableau 16. L’Intégrale.

Tome Date Pagination Rubrique Œuvres


I 1967 555 Œuvres auto- Jean-Jacques Rousseau, par Jean Fabre,
biographiques p. 7-10
Chronologie, p. 11-21
Vie de Jean-Jacques Rousseau
par Bernardin de Saint-Pierre, p. 23-39
Monuments de l’histoire de ma vie, p. 41-115
(extraits d’un recueil de documents destinés
aux Confessions)
Les Confessions
Rousseau juge de Jean-Jacques
autour des Rêveries
fragments écrits sur des cartes à jouer
et autres ébauches
Les Rêveries
citations célèbres, p. 545-550
index des personnages

52 Collection Études rousseauistes et index des œuvres de J.-J. Rousseau, 1977-1999.


294 Éditer Rousseau

II 1971 589 Œuvres philo- Les écrits philosophiques et politiques de


sophiques Jean-Jacques Rousseau, de Michel Launay,
et politiques : (p. 7-10)
des premiers I. Premiers écrits religieux, pédagogiques
écrits au et politiques
Contrat social – De l’existence de Dieu
(1735-1762) – Deux prières, des projets (y compris
l’éducation de Sainte-Marie),
fragments politiques
II. Le Discours et la polémique sur
les sciences et les arts, 1749-1753
– Discours sur les sciences et les arts
– Observations sur le discours
– Lettre de Rousseau à Raynal
– Réponse du roi de Pologne, etc.
– Observations de Rousseau sur
la réponse du roi de Pologne
– Réfutations
– Lettre à Grimm
– Discours sur la vertu du héros
– Discours de M. le Roi
– Dernière réponse de Rousseau de Genève
– Réfutation par M. Lecat
– Lettre de Rousseau à M. Lecat
– Désaveu de l’Académie de Dijon
– Observations de M. Lecat
– Fragments sur les lettres et la vertu
– L’inluence des climats sur l’histoire
– Des juifs
– Fragments sur les lois
– Fragment sur la patrie
– Préface d’une second lettre
à Charles Bordes
– Fragments sur le luxe, le commerce
et les arts
III. Premiers chefs-d’œuvre politiques,
1753-1755
– Discours sur l’inégalité + fragments
préparatoires, fragment d’un brouillon
– Lettre de Voltaire et réponse
de Rousseau
– Lettre de M. Philopolis et réponse
de Rousseau
– Réponse à un naturaliste
– Article Économie politique + première
esquisse et fragments
– Fiction ou morceau allégorique sur
la Révélation
IV. À Montmorency : gestation de l’Émile
et du Contrat social, 1756-1760
– Lettre à Voltaire sur le tremblement
Enfin la Pléiade 295

de terre de Lisbonne
– Fragments philosophiques et moraux
– Discours sur les richesses
– Extrait du projet de paix perpétuelle
de l’abbé de Saint-Pierre
– Jugement sur le projet de paix perpétuelle
– Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre
– Jugement sur la polysynodie
– Fragments divers sur la politique
étrangère
– Projet d’introduction à un ouvrage
sur l’abbé de Saint-Pierre
+ fragments et notes
– Liste des manuscrits de l’abbé…
– Liste des imprimés
– Distique sur Frédéric II
– Fragment sur la guerre
– Que l’état de guerre naît de l’état
social + autres fragments sur la guerre
– Fragments préparatoires
au Contrat social
– Fragments sur la noblesse
– Du contrat social (ms de Genève)
– Notes sur De l’esprit
– Paris 1758
– Fragments préparatoires à l’Émile
– Émile, première version (ms. Favre)
V. Le Contrat social, 1760-1762
Illustrations (crédits)
III 1971 585 Œuvres phi- VI. Émile ou de l’éducation
losophiques VII. Les luttes du proscrit (1762-1765)
et politiques : – Lettre à Monseigneur de Beaumont
de l’Émile aux – Des poursuites contre les écrivains
derniers écrits – Histoire de Genève, fragments
politiques – Lettres écrites de la montagne
(1762-1772) – Projet de constitution pour la Corse
VIII. Derniers écrits philosophiques
et politiques (1769-1772)
– Lettre à Franquières
– Considérations sur le gouvernement
de Pologne

La minceur de la première catégorie du tome  II est plus ou moins


imposée par l’ordre chronologique. Le tout est complété par deux index,
un « Dictionnaire politique et philosophique de J.-J. Rousseau » et un
index de « Personnes citées ». On trouvera fort peu d’annotations dans
ce troisième volume.
Non seulement cette édition l’Intégrale de Rousseau, à la diférence des
296 Éditer Rousseau

autres de la collection, ne tient pas en un volume, mais malheureusement


elle n’est même pas complète. Le tome IV, celui qui aurait comporté les
œuvres littéraires – Julie, les pièces de théâtre, peut-être les écrits sur la
musique – fait toujours défaut. Une édition qui s’annonçait comme des
Œuvres complètes s’interrompt de façon d’autant plus regrettable qu’elle
semble par là trahir une préférence pour l’œuvre autobiographique et
politique. Dans la mesure où un plan représente implicitement une lec-
ture idéale, comparaison qu’on a souvent faite dans ce livre, cet inachè-
vement en est l’aspect le plus désolant.

Un demi-siècle, c’était une longévité impressionnante et une domination


féconde pour la Pléiade quand on considère la vigueur des recherches
– et d’autres éditions – qu’elle a suscitées ou au moins facilitées dans cet
intervalle. Sa première importance était de fournir des textes d’une qua-
lité incontestable, même si, pour les raisons que j’ai suggérées, ils ne peu-
vent pas se donner pour déinitifs ni pour critiques au sens strict. C’était
déjà énorme, surtout quand on compare avec les projets d’Œuvres com-
plètes de Voltaire ou de Diderot qui n’en sont toujours pas là. On pou-
vait s’y référer avec coniance, et pendant ce temps il n’a plus été question
de donner d’autres références, surtout en matière de recherches systé-
matiques poussées.
L’édition de la Pléiade était plus qu’une édition : en raison justement
de la quantité de notes, c’était un manuel complet, c’était une encyclo-
pédie de Jean-Jacques Rousseau. Seulement, comme elle n’était pas orga-
nisée comme une encyclopédie, toutes les informations qu’elle renfermait
n’étaient pas toujours facilement consultables ; il n’y a pas d’index d’en-
semble, les diférents index sont dissemblables5³, et le tome II n’en a pas
du tout. C’est en partie pour cela que le Dictionnaire Jean-Jacques Rousseau
était si nécessaire. Bref, il était temps que la grande Pléiade soit remplacée
par une édition nouvelle ; le tricentenaire de la naissance de Rousseau en
a fourni l’occasion et l’impulsion. Ce qu’on n’aurait pu prédire, c’est qu’il
s’en produirait deux, exécutées indépendamment l’une de l’autre.

53 Tome I : « Index des noms cités et index des œuvres de J.-J. Rousseau » ; t. III : « Index
des noms cités », « Index des ouvrages cités » ; t. IV et V : « Index des noms et des ouvrages
cités ».
Conclusion

L’ensemble de l’œuvre d’un auteur n’est pas une donnée, il se construit.


D’abord, de son vivant, par sa productivité continuelle et en fonction de
choix que l’auteur lui-même est à même de faire ; et après sa mort, désor-
mais indépendamment de l’auteur, par accrétion, et ensuite, éventuelle-
ment, par triage et rainement. L’auteur peut brûler un manuscrit, cela
n’empêche pas toujours un éditeur futur, pour peu qu’il en existe une
autre copie, de le récupérer pour ses œuvres complètes. L’appartenance
d’un texte à un corpus d’écrits inachevés ou fragmentaires ou d’attribu-
tion douteuse est souvent disputée, quelquefois par les éditeurs entre eux.
Il est bon que de tels jugements soient expliqués, car il ne peut y avoir
de règle ferme.
Une édition collective peut être regardée alternativement comme un
artefact unique, ayant ses propriétés distinctes et incarnant les ambitions
de ses éditeurs et libraires, et comme un chaînon dans un processus en
évolution, un exemple entre autres, mais possédant peut-être tout de
même quelques traits distinctifs ou louables.
D’une manière ou une autre, même si c’est en visant le dénomina-
teur le plus bas, l’imprimeur, comme l’éditeur scientiique s’il y en a un
– puisque, quels que soient les critères, il s’agit d’une grande entreprise
qui met en jeu beaucoup d’argent et de travail – vise un certain créneau
du marché. Rousseau échappe aux spécialistes des bibliothèques de col-
portage qui fournissent le bas de l’échelle : son roman est trop long et le
reste de son œuvre est trop sérieux. Au minimum son libraire peut sup-
poser cette dernière qualité chez un acheteur qui envisage de se pro-
curer 15 ou 20 volumes de Rousseau. Mais à feuilleter les collections qui
298 Éditer Rousseau

couvrent toute la gamme, on ne peut que se rendre compte que les prio-
rités sont déterminées par celles qu’on prête à l’acheteur, la grande majo-
rité des collections représentant un compromis qui fait pencher l’équi-
libre tantôt du côté du bas prix (ou, plus positivement, du grand accès),
tantôt du côté du prestige, pour paraître dignement dans une belle biblio-
thèque. Rousseau lui-même faisait bien la distinction, et dès le départ.
Il y a des monuments d’érudition comme il y en a de typographie ou
d’illustration. Mais souvent les monuments les plus connus de l’illustration
sont créés en dehors des éditions collectives. Julie et Émile ont été illustrés
dès le départ, et par d’excellents artistes, bien avant de igurer dans une
collection qui elle-même l’était. Et la grande édition illustrée, quel que
soit le nom de l’auteur, est souvent décevante sur ce plan dans la mesure
où certains ouvrages tirent à eux toute l’illustration, la grande majorité des
planches étant concentrée dans le petit nombre de ceux qui ont déjà béné-
icié de cet honneur. Ce sera beaucoup plus les scènes de romans – ou des
frontispices, pour des pièces de théâtre – qu’autre chose. Car en dehors
d’un frontispice allégorique, qui a jamais illustré une œuvre comme Du
contrat social ou la Lettre à D’Alembert ? Le Dictionnaire de musique est un
autre type de livre qui appelle des planches techniques, comme l’Encyclo-
pédie. Nombre d’artistes fort doués se sont évertués à illustrer Julie – Gra-
velot, Moreau le Jeune, Marillier, Prud’hon, Marckl, Devéria, Desenne,
Johannot – mais personne ne l’a fait pour la grande majorité des écrits
de Rousseau. Alors que si le papier et la typographie font la beauté d’une
édition, tous les textes en bénéicient plus ou moins, mais même alors les
volumes ne sont pas toujours tous de qualité uniforme et certains minora
peuvent être négligés ou rejetés en bloc vers la in.
Le luxe en soi, tout en libérant l’imprimeur de certaines contraintes
fâcheuses, n’assure aucun mérite particulier du travail sur les textes ;
souvent au contraire les éditions de luxe se contentent de réduire au
minimum l’apparat critique qui ne peut que distraire l’œil du beau papier
ou du tracé in des planches. Il faut encore se souvenir que, puisque au
xviiie siècle c’est souvent l’acheteur qui fait relier les livres, une bonne
partie de ce qui fait belle igure dans une bibliothèque est un aspect non
intrinsèque à l’édition en tant que telle. Les distinctions faites entre
diférentes formes de présentation, si elles n’étaient pas tout à fait les
mêmes qu’aujourd’hui, n’en étaient pas moins sensibles au client ; c’est
bien pour cela que les notices cherchent si souvent à persuader l’ache-
teur potentiel sur place qu’il fera meilleure afaire, tout compte fait, avec
le livre qu’il est en train de parcourir en librairie qu’avec celui d’un rival
Conclusion 299

dont la collection est peut-être moins bien faite, restée inachevée, ou pas
encore sortie. Car les lecteurs comme les éditeurs peuvent panacher leurs
propres « collections ».
Les progrès techniques n’ont pas toujours tenu non plus tout ce qu’ils
semblaient promettre. Le tout en un volume, moyennant des caractères
minuscules ? la reliure craque. Le papier bon marché parce que fabriqué
en chaîne, et de bois, jaunit et s’efrite. C’est d’ailleurs souvent les plus
anciennes éditions qui ont le mieux résisté au temps, surtout du point
de vue du papier. Le cuir, s’il y en a, sèche et tombe en poudre. Au cours
d’une longue publication la maison peut changer, ce qui pose un pro-
blème pour assurer l’uniformité de la typographie et du papier.
Qu’en est-il du perfectionnement scientiique ? La question ne se
pose pas de la même manière sur les deux plans. Les « œuvres » de Rous-
seau prennent forme, à la fois par leur accroissement dans le temps et par
la volonté de l’auteur à les façonner, à l’époque même où est en train de
se constituer progressivement la notion même d’« œuvres complètes » ; ce
n’est pas une notion toute faite où on n’a qu’à attacher un jour les titres
aux places réservées d’avance, comme sa bibliothèque future qu’envi-
sage le jeune Sartre dans Les Mots¹. Au dire de Rousseau, ses ennemis
« ne verront jamais à ma place que le J.J. qu’ils se sont fait et qu’ils ont
fait selon leur cœur, pour le haïr à leur aise »². Ou l’aimer à leur aise :
les deux réactions sont bien attestées. L’objet s’invente sur place, au gré
des passions mais aussi des caprices des entrepreneurs. Travail d’amour
quand c’est Beaumarchais pour Voltaire, Du Peyrou ou Moultou pour
Rousseau : ce sont des éditions faites, on pourrait presque dire, pour les
faire entrer au Panthéon, et qui y entrent efectivement avec eux. Simple
besogne, au contraire, pour bien d’autres qui espèrent en tirer quelques
sous sans se déshonorer. Splendeurs et misères…
Tel est le jeu souvent recommencé entre mise inancière, volonté
scientiique, ambition artistique et prétention politique. Si on peut
remplir d’images trop belles un texte mal soigné, on peut aussi insulter
un texte et son auteur par une présentation excessivement médiocre.
« Rousseau n’a pas besoin de commentaires », disait Charles Lahure³,

1 « Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents gravures dont le por-
trait de l’auteur » ( J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 161).
2 Les Rêveries du promeneur solitaire, F. S. Eigeldinger éd., Paris, Champion (Classiques),
2010, p. 112.
3 Voir plus haut, p. 188-189.
300 Éditer Rousseau

faisant de défaut vertu. Une neutralité absolue ? C’est vrai et c’est faux.
Un texte possède une valeur intrinsèque sans doute, ce qui n’empêche
pas qu’il y ait plusieurs manières de le faire valoir. Il suit certes d’un
texte nu pour habiliter un lecteur jusqu’à un certain point à analyser et
discuter ; de temps à autre les interprètes trouvent utile ou nécessaire
de faire table rase d’un fatras de commentaires ain de contempler une
œuvre avec un regard neuf 4. En ce cas, il ne s’agit pas de partir dans
l’ignorance mais avec un bagage considérable de connaissances qu’on
met heuristiquement entre parenthèses.
Deux sortes de lecteurs demandent plus : celui qui n’est pas familier
de la langue, de l’histoire et de la culture du xviiie siècle, et celui qui au
contraire en sait assez pour avoir besoin de compléments d’information
sur de nombreux plans. Le public que « vise » une édition donnée n’est
peut-être jamais que virtuel, mais il est des diférences de dosage qui sont
appropriées ou non selon la façon qu’on a de l’imaginer. Historiquement,
on n’identiie la plupart de ces publics que par inférence. L’œuvre dont
nous héritons n’est pas un simple squelette ; elle nous parvient afublée
bon gré mal gré de plus de deux siècles d’interprétations et même quel-
quefois d’applications directes dont on n’est pas si vite débarrassé. S’il est
vrai que Rousseau a été mis à toutes les sauces, il en résulte que Rous-
seau a eu, et a encore, les publics qu’il mérite.
Toutefois la concurrence est bonne à quelque chose. Le désir de faire
mieux est un grand stimulant, même un excitant, qui alimente l’imagina-
tion et peut plonger certains esprits curieux dans les magasins d’archives.
On découvre des choses oubliées, cachées, séquestrées, on les produit au
grand jour. Quitte, évidemment, à les traiter d’une manière qui convient
aux orientations du découvreur… Ce n’est pas par accident que publier
et publicité ont une racine commune : la publication est le moyen, pour
l’éditeur comme pour l’auteur, de se faire connaître sur la place publique
et pour celui-là de participer de la gloire de celui-ci. Les noms de Beu-
chot, Musset-Pathay, Azzésat, Tourneux, et plus récemment Besterman,
Roth et Leigh leur ont plus survécu par leurs éditions que par tout le
reste de leurs recherches. Et à juste titre, parce que éditer et bien éditer
est un grand mérite et a été pour certains un glorieux destin.
J’ai parlé des enjeux d’un corpus, qui, comme on l’a vu, n’est jamais

4 Principe qu’ont en commun Pierre Burgelin, Jean Starobinski, Jacques Derrida et Paul De
Man selon Guillemette Johnston dans « Rousseau et la critique moderne », SVEC, no 369
(1999), p. 293-307.
Conclusion 301

une chose donnée : il naît et se développe, il se mue avec des ondula-


tions plastiques, il attire des pièces qui s’y agglutinent ; par moments aussi
il s’en afranchit. La forme qu’il peut prendre à un moment donné ou
chez un éditeur donné peut répondre directement à une prise de position
idéologico-philosophique si ce n’est philosophico-politique, surtout dans
le cas d’un auteur qui a voulu secouer, déranger les ornières de la pensée sur
la nature humaine et préconiser des voies de réforme qui en même temps
obéissent fort souvent à des instincts fort conservateurs. Adulé selon les
moments par la droite et par la gauche, Rousseau donne l’impression de
devoir une partie de son actualité à la variété de ses doctrines, voire – pour
reprendre une des plus anciennes accusations – à ses contradictions…
Il ne serait plus pensable aujourd’hui qu’une seule personne entre-
prenne d’éditer tout Rousseau, comme Mercier ou Musset-Pathy l’ont
fait, ni même la seule correspondance, comme Dufour ou Leigh. Que
dis-je, « seule » correspondance, alors qu’il s’agit de 49 volumes contenant
8 400 lettres ! Sans en rien diminuer l’importance de ce qu’ils ont réalisé
au prix d’un dévouement coninant à l’héroïsme, le fait est que la barre
est plus haute, qu’il y a trop d’informations à compulser, des articles sans
nombre qui ont paru depuis. Un corpus est constitué cumulativement,
non en refusant de rejeter ce qui en cours de route se révèle comme caduc
ou intenable, mais en proitant savamment de l’acquis d’un demi-siècle.
Rien que les protocoles à élaborer, s’agissant d’un auteur relativement
proliique, exige une longue rélexion collective ; comme l’a remarqué
Jean Varloot à propos de l’édition des œuvres de Diderot, commencée
dans les années 1970 et encore pas terminée : « Nous ne connaissions
aucun modèle qui s’imposât à nous, ni par l’autorité, ni par la pertinence ;
nous étions loin d’estimer les consignes de heodore Besterman pour
les Œuvres complètes de Voltaire, et les coutumes de la collection de la
Pléiade n’avaient pas non plus notre agrément. »5 C’est dire que pour le
présent les critères évoluent encore et qu’un ensemble de directives est à
mettre en place avant qu’on puisse avancer plus loin.
Ain que le lecteur soit à même d’évaluer pour lui-même, s’il le sou-
haite, le degré d’intervention d’un éditeur et d’apprécier le bien-fondé
de ses choix, il est désormais essentiel qu’en plus de la transcription
imprimée – et de plus en plus sous des formats variés – soit mise à sa
disposition la numérisation des manuscrits, au moins ceux qui sont dans

5 J. Varloot, « À propos de l’édition des œuvres complètes », p. 27.


302 Éditer Rousseau

les bibliothèques publiques. Déjà les éditeurs peuvent eux-mêmes en


proiter dans la majorité des cas, mais en acquittant les frais de repro-
duction. Un modèle dont il faut souhaiter la généralisation est le projet
de la Société Montesquieu qui intègre déjà dans le plan global de l’édi-
tion des œuvres un accès internet aux manuscrits, en tout cas ceux qui
sont conservés à la bibliothèque municipale de Bordeaux et à la Biblio-
thèque nationale de France. Même les lecteurs qui sont mieux servis par
des livres imprimés seront en mesure de mieux comprendre ce que repré-
sente le travail éditorial, et pourquoi l’étudiant de l’histoire de la langue
en particulier ne saurait plus se ier à aucune édition quand un manus-
crit (voire plusieurs) est disponible.
Que deux « éditions du tricentenaire » paraissent simultanément paraît
étrange de notre temps, mais on a vu qu’au long de toute cette histoire
une telle rencontre est loin d’être sans exemple. Je ne suis pas à même de
mesurer l’enjeu de la part de chacun des éditeurs ni les raisons des choix
qui ont été faits. Toute considération inancière à part, les deux éditions
réunissent les eforts d’un nombre de chercheurs sans précédent, ofrant
aux lecteurs de toute sorte un riche ensemble de textes améliorés, de
mises au point, de commentaires et d’analyses. La diférente structure des
formules proposées suit à elle seule à en garantir l’intérêt comparatif ;
le chercheur sera sans aucun doute tenté d’aller de l’une à l’autre pour
trouver de nouvelles perspectives dans la confrontation de deux approches
aussi divergentes, sans parler des diférences considérables d’annotation
qui ne peuvent manquer de se manifester. On comparera sans doute,
et nécessairement, les nouvelles éditions, et surtout œuvre par œuvre :
ce sera un régal. Je dis cela avec toute l’attente et la curiosité que susci-
tent deux points de vue, deux façons de présenter et de trancher les pro-
blèmes posés par chaque ouvrage de Rousseau. De quoi apporter de l’eau
au moulin pendant longtemps.
Mais non à tout jamais ; inexorablement, l’édition déinitive d’au-
jourd’hui est le déchet de demain, ou au moins le fossile. Ce n’est pas
une conclusion négative. Le Rousseau du xxiie siècle ne sera plus tout à
fait le nôtre, comme celui-ci n’est plus celui de Musset-Pathay, ni, à plus
forte raison, celui de Mercier, de Du Peyrou, de Rousseau lui-même ; et
son œuvre sera incontestablement, avec le temps, encore reconigurée,
ne serait-ce que modestement. C’est cette progression elle-même qui
lui donne raison contre ceux, même imaginaires, qui auraient voulu l’al-
térer ou l’enterrer. Ces textes dont l’auteur désespérait sont mieux assurés
que jamais.
Annexe
Deux « édiions
du tricentenaire »

Voilà que pour le tricentenaire de Rousseau deux éditions sont


simultanément proposées par deux maisons bien connues, l’une en
24 volumes par les Éditions Slatkine de Genève alliées aux Éditions
Honoré Champion à Paris ; l’autre en 21 volumes par les Classiques Gar-
nier à Paris. Ce lancement parallèle est frappant, vu le peu d’activité (sauf
évidemment pour des titres édités à part) depuis l’édition de la Pléiade,
mais non étonnant si l’on considère le foisonnement de la recherche
rousseauiste – favorisée, il faut le dire, par cette édition standard que la
Pléiade fournissait – et le nombre de spécialistes formés dans l’inter-
valle. Ces deux éditions en revendiquent toutes deux la succession, tout
en proposant de nombreux ajouts et une mise à jour importante de l’ap-
parat critique, sans parler d’un apport signiicatif de documentation ico-
nographique sous divers formats.
Mais la similarité apparente des ofres cache des diférences assez
importantes, sinon d’approche critique, au moins de stratégie éditoriale
et de coniguration tant des œuvres que des équipes d’exécution du tra-
vail. Car – et c’est surtout pour cela qu’on ne peut vraiment comparer cet
événement avec la grande poussée des entreprises autour de 1820 – il n’est
plus question aujourd’hui qu’un individu ou même deux entreprennent de
se charger tout seuls d’une édition d’ensemble. À ne tenir compte que de
la littérature critique, la bibliographie de Rousseau a pris des dimensions
telles – témoin la Bibliograia degli studi su Rousseau (1941-1990) de Giu-
seppe Agostino Roggerone, en 1 385 pages – qu’il faut être plusieurs pour
rassembler les connaissances requises ; et comme chacune de ces éditions
306 Éditer Rousseau

se veut critique, un travail immense de contrôle de manuscrits et d’éditions


s’impose qui dépasserait de loin les compétences même d’un spécialiste
aussi passionné que Musset-Pathay ou que Dufour. Mais comme ces édi-
tions sont encore virtuelles à l’époque où j’écris ceci, il ne peut être ques-
tion d’une analyse réelle et je ne peux présenter que les intentions des édi-
teurs telles que les prospectus respectifs les représentent.

Une « Édiion thémaique du tricentenaire »


chez Slatkine-Champion1

Le projet d’une édition du tricentenaire a été arrêté tôt entre l’éditeur


genevois Slatkine et Raymond Trousson, de l’université libre de Bruxelles,
qui a établi le plan – 17 volumes d’œuvres plus 7 volumes de correspon-
dance – et la répartition des tâches entre collaborateurs. Leur inten-
tion de la faire paraître entièrement en 2012 exigeait un début immé-
diat ; le travail commence en août 2008, Trousson s’adjoignant Frédéric
S. Eigeldinger de l’université de Neuchâtel comme codirecteur de l’en-
treprise, et pour la correspondance Jean-Daniel Candaux, historien de
Genève. Trousson et Eigeldinger, hors de nombreuses études séparées
que chacun avait publiées, avaient déjà collaboré pour la direction du
monumental Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau et pour la chrono-
logie globale : Jean-Jacques Rousseau au jour le jour (voir Bibliographie).
C’est la première édition des œuvres complètes de Rousseau publiée à
Genève depuis la Collection complète en 1780-1782.
Avec les directeurs, l’équipe est composée de 21 universitaires, qui
sont les suivants :
Brenno Boccadoro, Université de Genève
Alain Cernuschi, Université de Lausanne
Patrick Coleman, UCLA, Los Angeles
Amalia Collisani, Université de Palerme
Marie-Hélène Cotoni, Université de Nice
Alfred Dufour, Université de Genève
Frédéric S. Eigeldinger, Université de Neuchâtel
Simone Goyard-Fabre, Université de Caen
Tukuya Kobayashi, Keio University
Catherine Labro, docteur ès lettres

1 Le PDF « Œuvres complètes Jean Jacques Rousseau 2012 » peut être téléchargé sur le site
http://www.slatkine.com (choisir Catalogues PDF). Site consulté le 26 mars 2012.
Annexe 307

Tanguy L’Aminot, CNRS, Paris


Michel Marty, Université de Paris 4, Sorbonne
Jacques Montredon, Université de Besançon
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Université de Paris 12
Charles Porset², CNRS, Paris
Daniel Schulthess, Université de Neuchâtel
Gabriella Silvestrini, Université de Turin
Philip Stewart, Duke University
Raymond Trousson, Université libre de Bruxelles
Christophe Van Staen, Université libre de Bruxelles
Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon
Le but déclaré est de « rassembler à neuf l’intégralité du corpus » à un
point apparemment sans exemple (« qu’ils aient déjà été édités ou non,
qu’ils relèvent de plein droit de l’œuvre de l’écrivain (Du contrat social)
ou appartiennent à ses marges (papiers dits Dupin, herbiers, etc.) »), et
avec « une attention particulière » portée aux minora, « pour la première
fois éclairés par des analyses approfondies », et à des ouvrages « long-
temps moins fréquentés par la critique, comme les Institutions chimiques
ou les travaux de botanique ».
Il s’agit, en accord avec la tradition, d’une organisation thématique,
quoique conçue d’une façon nouvelle, qui s’annonce de la manière suivante :
t. I-III Écrits et documents autobiographiques
t. IV-VI Écrits politiques et économiques
t. VII-VIII Écrits pédagogiques
t. IX-XI Écrits historiques, scientiiques et traductions
t. XII-XIII Écrits sur la musique
t. XIV-XV Julie ou la nouvelle Héloïse
t. XVI héâtre et écrits sur le théâtre
t. XVII Contes et récits, poésie ; écrits sur la langue, la morale et la
religion
t. XVIII-XXIV Lettres de Rousseau
Débuter non par les Discours ou même avec Julie suivie d’Émile, mais
par la vie de Rousseau : Les Confessions abord, suivies de Rousseau juge de
Jean-Jacques et de divers autres « documents autobiographes » et « docu-
ments biographiques », est une décision aux implications profondes.
Cette dernière catégorie, pour en donner une idée, accueillant des docu-
ments biographiques autres que auto-biographiques, comporte, comme
l’avait fait le premier volume de la Pléiade, le contrat d’apprentissage de

2 Décédé en 2011.
308 Éditer Rousseau

Rousseau, mais en plus trois testaments, divers mémoires, un extrait du


registre du Consistoire, et le pèlerinage autour du lac Léman.
Ensuite seulement viennent les deux Discours académiques accom-
pagnés de quantité d’autres documents relétant les controverses qu’ils
provoquaient, plus le Discours sur l’économie politique, tout ce qui concerne
le projet de paix perpétuelle, les Lettres écrites de la montagne et les pro-
jets relatifs à la Corse et la Pologne. Les écrits pédagogiques attendus
sont suivis du mandement épiscopal et de la lettre à Christophe de Beau-
mont. L’Émile déinitif est accompagné de la version du manuscrit Fabre,
comme dans l’édition de la Pléiade.
Quant aux « écrits historiques, scientiiques, et traductions », on y
trouvera un mélange de textes plus ou moins familiers, comme les tra-
ductions partielles de Tacite et de Sénèque, les lettres sur la botanique,
et Olinde et Sophronie, avec un ensemble si varié d’autres ouvrages que
nous citerons la liste des tomes IX à XI textuellement d’après la notice
de catalogue :
écrits historiques. – Chronologie universelle – [Textes autour de l’Ou-
vrage sur les femmes de Mme Dupin]³ : Idée de la méthode dans la com-
position d’un livre. [Sur les femmes]. [Un ménage de la rue Jean-Saint-
Denis]. [Essai sur les événements importants dont les femmes ont été la
cause secrète] – Fragments politiques sur Sparte : Histoire de Lacédémone.
Parallèle entre les deux républiques de Sparte et de Rome – [Fragments
d’une Histoire du Valais] – Lettres sur la Suisse – [Histoire du gouverne-
ment de Genève].
écrits scientifiques – Cours de géographie – Réponse au mémoire ano-
nyme intitulé, « Si le monde que nous habitons est une sphère. » – Traité de
sphère – Le Nouveau Dédale – [Lettre à l’abbé Raynal sur les ustensiles de
cuivre] – Institutions chimiques – Lettres sur la botanique – Caractères de
botanique – Fragments pour un Dictionnaire des termes d’usage en bota-
nique – Fragments de botanique.
traductions – Lettre de Corchut à l’empereur Sélim – [Traduction de
l’Ode de Jean Puthod] – [Un extrait du onzième livre de la Géographie
de Strabon] – [Essai de traduction d’une épître d’Horace] – Traduction
du premier livre de l’Histoire de Tacite – [Traduction de l’Apolokintosis
de Sénèque] – [Traduction du De brevitate vitæ de Sénèque] – Olinde et
Sophronie tiré du Tasse – Essai de traduction du chant I de la Jérusalem
délivrée du Tasse. Annexe : Notes tirées des Œuvres morales de Plutarque.

3 Les crochets sont dans le texte cité pour indiquer un titre descriptif en l’absence d’un titre
formel.
Annexe 309

En revanche, peu de surprises sur ce plan dans les volumes consacrés à


la musique, à Julie et au théâtre, si ce n’est que l’Essai sur l’origine des lan-
gues est classé avec les écrits sur la musique (comme en Pléiade) et non
au volume XVII qui comporte cet éblouissant assemblage :
poésies – [Fragments d’une cantate] – [Fragments d’une épître] – Vers à
la louange des religieux de la Grande-Chartreuse – Virelai à Madame la
baronne de Warens – Le Verger de Madame la baronne de Warens – Épître
à M. Bordes – À Mademoiselle h. qui ne parlait jamais à l’auteur que de
musique – Énigme – [Fragments amoureux] – Pour Madame de Fleurieu
– Épître à M. Parisot – À Fanie – Vers sur le commandement en Bohême
donné à M.  de Broglie en 1742 –  [Fragment d’une épître à M.  Bordes]
– Pour la [Zulietta] – Imitation libre d’une chanson italienne de Métastase
– L’Allée de Silvie – Épître à M. de l’Étang, vicaire de Marcoussis – Ins-
cription mise au bas d’un portrait de Frédéric II – Quatrain pour un de ses
portraits – Épitaphe de deux amants.
romances – [Air pastoral] – Un papillon badin caressait une rose – Contre
un engagement – Au lever de l’aurore – Daphnis et Chloé – Les Consola-
tions des misères de ma vie.
contes et récits – La Reine Fantasque – Les Amours de Claire et de
Marcellin –  Le Petit Savoyard ou la Vie de Claude Noyer –  Le Lévite
d’Éphraïm – La Vision de Pierre de la Montagne dit le Voyant.
écrits sur la langue, la morale et la religion  –  Prononciation
– Remarque lexicologique – Discours sur cette question : « Quelle est la vertu
la plus nécessaire au héros ? » – Conseils à un curé – Sur les richesses – Oraison
funèbre de S. A. S. Monseigneur le duc d’Orléans – [Parallèle de Socrate et de
Caton] – De l’art de jouir – [Lettre sur la vertu] – Notes en marge de Mon-
taigne – Lettres morales ou Lettres à Sophie – Lettres à Sara – Notes sur Hel-
vétius – Oraison funèbre d’Isabelle Guyenet – Pensées d’un esprit droit et d’un
cœur vertueux – Sur Dieu – Prières – [Fiction ou Morceau allégorique] – Lettre
à Voltaire sur la Providence – Lettre à Franquières – Fragments divers.
Une table chronologique, pour compenser ce que peut avoir de désorien-
tant une organisation thématique de tant de titres, facilitera le repérage
de chaque œuvre selon sa date de composition.
Les 7 volumes des « Lettres de Rousseau » comporteront non la « cor-
respondance complète » à la manière de Leigh – c’est-à-dire une col-
lection comprenant à la fois les lettres de Rousseau mais aussi celles
adressées à Rousseau qu’il avait gardées, plus de nombreuses lettres com-
plémentaires ayant trait à Rousseau même après sa mort – mais seule-
ment les 2 412 lettres qui sont de lui4, modernisées et retranscrites sur

4 Entreprise analogue à l’édition des lettres de Voltaire en Pléiade, mentionnées au chapitre 7,


310 Éditer Rousseau

l’original partout où le manuscrit est repérable. On promet d’y incor-


porer des progrès accrus : lettres inédites ou inconnues, rectiications de
date, identiications de correspondants, et une mise à jour de l’annotation
« tenant compte des travaux les plus récents ». Un index nominum cumu-
latif complétera la collection ainsi qu’un dictionnaire des correspondants.
Le tout est promis pour le millésime précis du tricentenaire de la
naissance de Rousseau, le 28 juin 2012. Certains de ces titres sinon tous
seront disponibles simultanément (certains en fait le sont déjà) en format
de poche Champion classique, et l’ensemble en version numérique dont
les conditions exactes restent à préciser. À la diférence de l’édition en
Pléiade, celle-ci opte pour une orthographie moderne, en gardant impli-
citement l’essentiel de la ponctuation originale.
Les souscriptions ouvertes jusqu’à la in de 2011 proposaient deux
prix pour les 17 premiers volumes : les reliés à 1 250 euros et les brochés à
450 euros. Les Lettres de Rousseau en 7 volumes, sous abonnement séparé,
s’ofraient respectivement à 400 et 160 euros. Les prix respectifs à partir
du 1er janvier 2012 étaient de 1 600 ou 600 euros pour les Œuvres et de
450 ou 190 euros pour les Lettres.

Une « présentaion chronologique » du tricentenaire


chez Classiques Garnier5

Claude Blum, qui prend la direction éditoriale de Classiques Garnier


en 20086, conie le projet d’une nouvelle édition de Rousseau à Jacques
Berchtold (Université de Paris 4 - Sorbonne), Yannick Séité (Université
de Paris 7 - Denis Diderot) et François Jacob, conservateur à l’Institut et
musée Voltaire à Genève. Publiée à Paris, l’édition est, comme celle de la
Pléiade, largement ancrée à Genève, Jacques Berchtold étant ancien pro-
fesseur à l’université de Genève et membre de la Société Jean-Jacques
Rousseau ; celle-ci soutient oiciellement le projet, avec la participation de
plusieurs de ses adhérents7. Mais là s’arrête toute ressemblance, la struc-
ture de l’édition obéissant à une tout autre logique que celle de la Pléiade.

parue séparément de ses autres œuvres dont la Pléiade ne proposait pas d’édition complète.
5 Voir http://www.classiques-garnier.com/editions-bulletins/Fascicule_Rousseau_souscription
.pdf (consulté le 11 janvier 2012).
6 http://www.classiques-garnier.com/editions/index.php?option=com_content&view=article
&id=6%3Anotre-maison&catid=1%3Aaccueil&Itemid=42
7 Voir AJJR, no 49 (2010), p. 420.
Annexe 311

Les directeurs rassemblent une importante équipe de 74 autres parti-


cipants ; selon le prospectus, deux parmi eux, Alain Grosrichard et Jean-
François Perrin, servent de conseillers scientiiques, sans que ce rôle soit
spéciié. La sortie annoncée des 21 volumes s’échelonne de 2011 à 2016.
(On ne peut nier que si la primeur de l’édition Slatkine-Champion lui
confère un certain privilège au début, chaque éditeur qui vient ensuite
bénéicie de l’avantage naturel de pouvoir proiter des apports, voire des
erreurs, de son prédécesseur.)
Voici la liste des collaborateurs, en plus des directeurs :
Gauthier Ambrus
Sophie Audidière
Blaise Bachofen
Olivier Bara, Université de Lyon 2
Bérengère Baucher
Bruno Bernardi
Jean-Marc Besse
Christian Biet, Université Paris Ouest - Nanterre - La Défense
Fabrice Brandli, Université de Genève
Olivier Bruneau, Université de Nantes
Daniel R. Brunstetter, Université de Californie
Marc Bufat, Université Paris Diderot - Paris 7
Alain Cernuschi, Université de Lausanne
Anne Chamayou, Université d’Artois
Pierre Chartier, Université Paris Diderot - Paris 7
Alexandra Cook, Université de Hong Kong
Jean-Patrice Courtois, Université Paris Diderot - Paris 7
Michèle Crogiez, Université de Berne
René Démoris, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle
Jean-Marc Drouin, Muséum d’histoire naturelle de Paris
Olivier Ferret, Université de Lyon 2
Éric Francalanza, Université de Brest
Luis Fernando Franklin de Matos, Université de Sao Paulo
Pierre Frantz, Université Paris 4 - Sorbonne
Maria das Graças de Souza, Université de Sao Paulo
Anne-France Grenon
Alain Grosrichard, Université de Genève
Jean-Luc Guichet, collège international de philosophie de la montagne
Sainte-Geneviève
Claude Habib, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle
Christine Hammann, Université d’Angers
Jean-Louis Haquette, Université de Reims
Marc Hersant, Université de Bordeaux 3
312 Éditer Rousseau

Patrick Hochart, Université Paris Diderot - Paris 7


Giovanni Incorvati, juriste
Morihiko Koshi, collège Shirayuri de Tokyo
Anne Krwawicz, Académie polonaise des sciences
Shojiro Kuwase, Université Rikkyo (Tokyo)
Erik Leborgne, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle
Maria Leone, IUFM - Université Lyon 1
Christophe Martin, Université Paris Ouest - Nanterre - La Défense
Frédéric Marty, Université de Toulouse
Makoto Masuda, Université de Kyoto
Caroline Mineau, CEGEP de Sainte-Foy (Québec)
Ricardo Monteagudo, universidade Estadual Paulista Júlio de Mesquita
Filho de Sao-Paulo
Ourida Mostefai, Boston College
Valérie Nachef, Université de Cergy-Pontoise
Michael O’Dea, Université de Lyon 2
John O’Neal, Hamilton College
Jean-Noël Pascal, Université de Toulouse le Mirail
Jacques Patarin, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Jean-François Perrin, Université Stendhal - Grenoble 3
Maria Constança Pissarra Peres, Université catholique de Sao Paulo
Martial Poirson, Université Stendhal - Grenoble 3
Michel Porret, Université de Genève
Alessandro di Proio, Université François-Rabelais de Tours
Anne Régent-Susini, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle
Nathalie Rizzoni, Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises
des xviie et xviiie siècles
Martin Ruef, Université Paris Diderot - Paris 7
Jean-Christophe Sampieri, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle
Maria Semi, CESR - Université de Tours
René Sigrist, Observatoire de Paris
Gabriella Silvestrini, Université du Piémont oriental
Robert hiéry, directeur du musée J.-J. Rousseau de Montmorency
Laurence Tibi, Université Paris Diderot - Paris 7
Yves Touchefeu, lycée Gabriel Guist’hau de Nantes
Dominique Triaire, Université Paul Valéry Montpellier 3
Laurence Vanolen, Université Paris Ouest - Nanterre - La Défense
Yves Vargas, PUF
Philippe Vendrix, CESR - Université de Tours
Michel Vergé-Franceschi, Université de Tours
Vincent Vivès, Université de Provence
Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon
Jacqueline Waeber, Duke University
Ghislain Waterlot, Université de Genève
Annexe 313

Il est naturellement diicile de comparer deux équipes de recherche


de composition aussi dissemblable. Quoique beaucoup des chercheurs des
deux listes se connaissent évidemment entre eux, et qu’ils soient à peu près
tous des spécialistes reconnus, tout se passe comme si par une convention
tacite une ligne invisible les séparait8. À supposer que la quantité de travail
à efectuer reste toujours équivalente (ce qui est impossible à vériier), un
moindre nombre (21) implique que les directeurs se chargent directement
d’une part plus importante du travail, alors qu’un nombre très élevé (77)
impose sans doute un plus grand efort du point de vue de l’organisation
et de la direction. On a afaire ici, en efet, à deux types de gestion complè-
tement diférents pour une entreprise littéraire. C’est peut-être en fonction
de son « vaste réseau scientiique » que, à la diférence de l’édition Slatkine-
Champion qui n’a pas promulgué de protocole formel, le prospectus Clas-
siques Garnier comporte une liste de « conventions éditoriales destinées
aux éditeurs scientiiques ».
Comme l’autre, cette deuxième édition annonce non seulement la
correspondance et l’iconographie, mais aussi des partitions et perfor-
mances des œuvres musicales et des images des herbiers. En se récla-
mant également, comme je l’ai indiqué, de la tradition de la Pléiade, les
Classiques Garnier ne laissent pas de se comparer, pour le renouvelle-
ment du corpus, à l’édition de Musset-Pathay de 1823. Paradoxe, dans la
mesure où la grande innovation de leur édition (on pourrait presque dire
la grande gageure) est de tout donner par ordre rigoureusement chro-
nologique, jusqu’au point où même la correspondance sera insérée dans
les divers volumes au fur et à mesure, en regard des ouvrages constitués.
Il s’ensuit qu’il ne saurait être question d’un abonnement séparé pour la
correspondance, du moins dans le grand format.
Or c’était justement Musset-Pathay qui désespérait des inconvé-
nients d’une ordonnance chronologique, en particulier toutes les fois
où une série logiquement cohérente serait interrompue par un opuscule
de moindre importance. Il est vrai, accordait-il, que « rien n’est si facile,
quand les dates sont connues (comme le sont les époques où Rous-
seau composa ses principaux ouvrages), que d’adopter et de suivre l’ordre
chronologique » :
Mais cet ordre peut placer entre deux ouvrages qui sont comme la suite l’un
de l’autre, un troisième avec lequel ils n’ont aucun rapport. Ainsi, l’on devrait

8 Mystère qu’il ne m’appartient pas d’éclaircir : deux personnes igurent aux deux équipes.
314 Éditer Rousseau

mettre entre le Discours sur les lettres et celui sur l’Origine de l’inégalité des
conditions, l’Oraison funèbre du duc d’Orléans, dans laquelle on chercherait en
vain quelque trace du talent de Rousseau. L’Émile et le Contrat social, qui
marchèrent de front, parurent en même temps, devraient être séparés par la
Reine fantasque9 ; et les Lettres sur la législation de Corse le seraient nécessaire-
ment des Considérations sur le gouvernement de Pologne par les Lettres à Sara,
le Dictionnaire de musique, Pygmalion, et les Éléments de botanique.
Le seul motif à faire valoir pour adopter la chronologie est la possibilité
qu’elle donne de suivre les progrès de l’auteur. Mais on peut le faire à l’aide
d’un tableau qui rétablisse cette chronologie et présente tous les écrits dans
l’ordre où ils furent composés¹0 ; encore devons-nous faire observer qu’on
suit ces progrès, pour l’idée dominante de Rousseau, dans cette admirable
série d’ouvrages qui en sont le développement, depuis son premier Discours
jusqu’à ses Considérations sur le gouvernement de Pologne.
Cet ordre chronologique que je repousse, parce qu’il interrompt un corps
d’ouvrages liés entre eux et tous enfants d’une idée mère, et parce qu’il en
rompt l’ensemble et l’harmonie, ne servirait même pas, quant à Jean-Jacques,
à faire suivre la marche de son talent, car la gradation n’est point observée.
Dès son début il se place à une telle hauteur, et même à une si grande dis-
tance de lui-même, qu’il n’y a pas le moindre rapport entre les productions
qui précédèrent ce début et celles qui le suivirent ; et cette diférence est si
frappante qu’on a peine à comprendre que toutes soient sorties de la même
plume. (Édition de 1823, p. vi-viii)
Il est vrai aussi que la notion d’œuvre « mineure » qui semblait si évi-
dente pour Musset-Pathay n’a plus cours aujourd’hui, pas du moins avec
la même netteté ; et c’est cela qui explique que son objection cède devant
un choix quelque peu hardi.
Nos éditeurs en efet relèvent pleinement le déi, avec en surplus tout
ce qui s’est ajouté depuis au corpus de Musset-Pathay. Pour reprendre ses
propres exemples, on sera surpris par la diférence des dimensions envi-
sagées. Car ici, il ne sera question du premier Discours qu’au volume V,
et avant le deuxième Discours, au volume VII, on aura Le Devin du vil-
lage et la Lettre sur la musique française. Dans les 4 premiers volumes on
trouvera des mémoires et épîtres (souvent relégués aux mélanges de la
in dans d’autres éditions), le projet de notation musicale, et d’autres
écrits sur des sujets musicaux, y compris les articles pour l’Encyclopédie,

9 Comme on date aujourd’hui La Reine fantasque de 1755-1756, l’exemple ne serait plus


approprié (on la trouvera au volume IX) ; mais il soulève une autre question, qui est de
savoir si on retient la date de composition ou de première publication (en l’occurrence,
1769), problème dont le prospectus ne traite pas explicitement.
10 C’est la solution adoptée par l’édition Slatkine-Champion décrite ci-dessus.
Annexe 315

les dépêches de Venise (comme au tome III en Pléiade), Le Persileur,


Les Muses galantes… En efet, ici les 4 premiers volumes sont presque
entièrement composés d’ouvrages que Rousseau ne comptait même pas
inclure dans le projet de 1764-1765. Quant à l’Oraison funèbre, il faut
l’imaginer situé, en efet, en 1752, c’est-à-dire au volume VI, sans que cela
soit précisé dans le prospectus ; elle n’a été publiée qu’en 1782, mais il n’y
a pas de volume « posthume » prévu. L’Émile pour sa part igure, comme
le Contrat social, au volume XIV ; le manque de détails du sommaire
interdit de situer précisément le Projet de constitution de la Corse (sans
doute au tome XV) ou les Lettres sur la botanique, mais les Considérations
sur le gouvernement de Pologne se trouvent au tome XVI, étant précédées
par les Lettres à Sara (tome XI), le Dictionnaire de musique (tome VIII),
Pygmalion (tome XIV), sans parler de la première moitié des Confessions
et, naturellement, de bien d’autres ouvrages.
En voici la distribution sommaire :

Tomaison Vie de l’auteur Ouvrages


I 1730-1740 Mémoire présenté à M. de Mably sur l’éducation de son ils,
Projet pour l’éducation de M. de Sainte-Marie
II 1740-1743 Projet concernant de nouveaux signes pour la musique,
Dissertation pour la musique moderne, Les Prisonniers de guerre
III 1743-1747 Dépêches de Venise, Les Muses galantes, Les Fêtes de Ramire,
Lettre sur l’opéra italien et français, Le Persileur
IV 1748… Articles sur la musique pour l’Encyclopédie
V 1749-1752 Discours sur les sciences et les arts et autres documents
VI 1752-1753 Le Devin du village, Lettre sur la musique française
VII 1753… Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Essai
sur l’origine des langues
VIII 1753… Dictionnaire de musique
IX 1754-1756 Discours sur l’économie politique, La Reine fantasque,
L’origine de la mélodie
X 1756… Julie, ou La Nouvelle Héloïse + estampes
XI 1756-1758 Première version du Contrat social, Lettre à D’Alembert, Lettre
à Voltaire sur la Providence, Lettres à Sara
XII 1758 Seconde version du Contrat social, notes sur
De l’esprit d’Helvétius
XIII 1758… Émile, « manuscrit Favre » et version déinitive
316 Éditer Rousseau

XIV 1758-1763 De l’imitation théâtrale, Pygmalion, Émile et Sophie


XV 1763-1766 Les Confessions (livres I à IV), préambule de Neuchâtel,
XVI 1766… Les Confessions (livres V et VI), Considérations sur
le gouvernement de Pologne
XVII 1769-1771 Les Confessions (livres VII-XII), écrits sur la botanique
XVIII 1771… Rousseau juge de Jean-Jacques et textes périphériques
XIX 1772… Musique et botanique, fragments d’observations sur
l’Alceste de M. le chevalier Gluck, Lettre de J.-J. Rousseau
à M. le docteur Burney, « Consolations des misères de ma vie »
XX 1776-1778 Les Rêveries du promeneur solitaire
XXI Annexes, index, tables

Il va de soi que cette présentation vise à lier intimement l’œuvre à


la vie de l’auteur ; la déclinaison des volumes sur le site internet déjà
signalé insiste très fort, en efet, sur le mouvement de la vie où s’intègre
les œuvres. Reste que Les Confessions posent nécessairement problème si
on ne veut pas les disséminer, comme la correspondance, le long de toute
la collection. On préfère donc la date de composition et non de référence
ain de les garder toutes ensemble, quitte à parsemer leurs 3 volumes de
documents complémentaires ou d’œuvres contemporaines.
Imaginez qu’un seul musée rassemble tout l’œuvre d’un peintre et
l’exhibe en alignant strictement les tableaux, dessins, etc. selon la date de
leur production. L’efet ne pourrait manquer d’être lumineux, au moins
par certains côtés. Ce n’est pas la pratique usuelle des musées, même
dans les « rétrospectives » où l’on est à même de réunir une gamme assez
vaste des productions de l’artiste. Pourtant cela se défend, on a envie de
voir. L’analogie a naturellement ses limites, entre autres la question des
dimensions des cadres et l’espace physique du musée, qui fait forcément
de l’étalage chronologique un ordre présumé de « lecture ». Il n’en est
pas ainsi d’une édition collective, qui en soi, tout en présentant certains
avantages heuristiques, ne préconise aucun ordre particulier de lecture ;
les deux paradigmes ne se superposent pas tout à fait.
Comme les 32 volumes du Voltaire de Louis Moland (Garnier Frères,
1877-1885), les quelque 100 volumes de l’édition des œuvres de Voltaire
approchant de leur in à la Voltaire Foundation sont répartis diachro-
niquement, à l’exception des 45  volumes de correspondance (17 chez
Moland) qui viennent après. Y intégrer plus de 20 000 lettres tout le
long aurait entraîné, dans le cas de Voltaire, le chaos. Cela voudrait dire
Annexe 317

qu’il ne peut y avoir des volumes consacrés, par exemple, au théâtre de


Voltaire, car il a écrit des pièces, comme des lettres, d’un bout de sa vie
à l’autre. La série fait provisoirement tout de même une pause pour les
grands monuments (Questions sur l’Encyclopédie, l’Essai sur les mœurs),
même s’ils ont demandé à l’auteur plusieurs années de travail mêlé à
d’autres projets qui n’en allaient pas moins entre-temps leur chemin.
Mais les dimensions ininiment plus modestes du corpus de Rousseau
sont capables de rendre un résultat bien diférent.
Se proposant de garder l’orthographe et la ponctuation originales,
cette édition dans un grand format relié, comme celle de Champion-
Slatkine, sera doublée d’une version électronique et d’une version en
format poche, laquelle ne gardera pas l’ordre chronologique (« les grands
textes classiques, comme d’autres moins attendus, seront regroupés »).
Au total, 21 volumes, dont chacun renfermera environ 1 500 pages en
grand format relié (16 x 24 cm). La formule d’abonnement, qui du reste
ne valait que jusqu’au 31 octobre 2010, sans ixer de prix exact promettait
pour celui ou celle qui s’engageait une réduction de non moins de 30 %
sur le prix de vente et un maximum par volume de 100 euros.
Bibliographie

Pour les ouvrages et collections fréquemment cités, voir la liste des abréviations
en tête du volume. Figurent ici les sources citées plus d’une fois et les ouvrages
plus généraux qui ont été consultés et qui portent sur les questions traitées ici.

Barny Roger, Prélude idéologique de la Révolution rançaise : le rousseauisme avant 1789,


Paris, Les Belles Letres, 1985.
— Rousseau dans la Révolution : le personnage de Jean-Jacques et les débuts du culte
révolutionnaire, 1787-1791, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC, no 246), 1986.
Beaudoin Henri, La Vie et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Lamulle et
Poisson, 1891, 4 volumes.
Bessire François dir., L’Écrivain éditeur, Travaux de litérature, t. XIV (2001).
Besterman heodore, « Twenty thousand Voltaire leters », Editing Eighteenth-
Century Texts, D. I. B. Smith éd., University of Toronto Press, 1968, p. 7-24.
Birn Raymond, « he proits of ideas : privilèges en librairie in eighteenth-century
France », Eighteenth-Century Studies, no 4 (1971), p. 131-169.
— « Rousseau and literary property », Leipziger Jahrbuch zur Buchgeschichte, no 3
(1993), p. 13-37.
— « Rousseau et ses éditeurs », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 40
(1993), p. 127-136.
— « Les œuvres complètes de Rousseau sous l’Ancien Régime », AJJR, nº 41 (1997),
p. 231-264.
— Forging Rousseau : Print, Commerce and Cultural Manipulation in the Late Enligh-
tenment, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC 2001:08), 2001.
— Book Censorship in Eighteenth-Century France and Rousseau’s Response, Oxford,
Volaire Foundation (SVEC 2005:01), p. 223-245.
— La Censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, O. Jacob, 2007.
Blum Carol, Rousseau and the Republic of Virtue : the Language of Politics in the French
Revolution, Ithaca, Cornell University Press, 1986.
320 Éditer Rousseau

Bonnet Jean-Claude, « L.-S. Mercier et les “Œuvres complètes” de Jean-Jacques


Rousseau », La Notion d’œuvres complètes, Jean Sgard et Catherine Volpilhac-
Auger éd., Oxford, Votaire Foundation (SVEC, no 370), 1999, p. 111-124.
Charlier Gustave, Madame d’Épinay et J.-J. Rousseau, Bruxelles, M. Weissenbruch,
1909. Extrait de la Revue de Belgique, novembre-décembre 1909.
Crue [de Stoutz] Francis de, L’Ami de Rousseau et des Necker : Paul Moultou à Paris
en 1778, Paris, Honoré Champion, 1926.
Delon Michel, « Éditer Diderot », RHLF, no 83 (1983), p. 241-248.
De Negroni Barbara éd., Jean-Jacques Rousseau / Chrétien Guillaume de Lamoignon
de Malesherbes : correspondance, Paris, Flammarion, 1991, p. 97-98, p. 316-322.
— Lectures interdites : le travail des censeurs au xvıııe siècle, 1723-1774, Paris, A. Michel, 1995.
Dufour héophile, Recherches bibliographiques sur les œuvres imprimées de J.-J. Rous-
seau, suivies de l’inventaire des papiers de Rousseau conservés à la Bibliothèque de
Neuchâtel, Paris, L. Giraud-Badin, 1925, 2 volumes.
Gagnebin Bernard, « L’héritage litéraire de Rousseau », Rousseau ater 200 Years,
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Guyot Charly, Un ami et défenseur de Rousseau, Pierre-Alexandre Du Peyrou, Neuchâ-
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Histoire de l’édition rançaise, Henri-Jean Martin et Roger Chartier éd., t. II-III, Paris,
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Joly Raymond, « De la ponctuation, à propos de Marivaux », Lumen. Travaux choisis
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Kelly Christopher, « La place de Rousseau juge de Jean-Jacques dans les Collected
Writings of Rousseau », AJJR, no 49 (2010), p. 173-195.
Kuwase Shojiro, « Les Confessions » de Jean-Jacques Rousseau en France (1770-1794) :
les aménagements et les censures, les usages, les appropriations de l’ouvrage, Paris,
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L’Aminot Tanguy dir., Jean-Jacques Rousseau et la lecture, Oxford, Voltaire Founda-
tion (SVEC, no 369), 1999.
Latour Marie-Anne de, La Vertu vengée par l’amitié, ou recueil de letres sur J. J. Rous-
seau, par Madame de *** (in-4o, 1782), CC, t. XV, Supplément III, p. 309-610.
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composée de documents authentiques, et dont une partie est restée inconnue jusqu’à
ce jour ; d’une biographie de ses contemporains, considérés dans leurs rapports avec
cet homme célèbre ; suivie de letres inédites, Paris, Pélicier, Blanchard, Niogret,
Paschoud, 1821, 2 volumes ; d’autres exemplaires portent le nom de Dupont et de
J. L. J. Brière et sont datés de 1822.
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Index des noms

Allem, Maurice – 265 Boiteau, Paul – 195


Ambrus, Gauthier – 15, 311 Bonnet, Jean-Claude – 99, 126, 129, 134-
Angiviller, Charles de La Billarderie, 135, 154
comte d’ – 84-88 Boothby, Brooke – 84, 86-88, 108, 119, 123,
Arnaud, Pierre – 261 200-201, 219
Assézat, Jules – 102, 249 Bouchardy, François – 267, 269, 278, 291
Aubert, Fernand – 227 Bougeault, Alfred – 195
Boulogne, Étienne de – 154
Badinter, Élisabeth – 159 Bouvier, Bernard – 226-227, 230
Bancarel, abbé François – 144, 148 Bozerian, Jean-Claude – 149
Barde, Jean-Paul – 111, 113-116 Brizard, abbé Gabriel – 129
Barny, Roger – 141 Broome, J. H. – 274
Barrière, Pierre – 199 Brunet, J. C. – 158-159
Barrillot, Jacques – 20 Brunetière, Ferdinand – 211, 227, 249
Barrillot, Jacques-François – 20 Burgelin, Pierre – 267, 269, 300
Barthélemy, Charles – 195
Barthes, Roland – 290 Candaux, Jean-Daniel – 254, 267, 269,
Belin, Auguste – 129, 148-149, 155, 161, 166, 292, 306
169, 174, 224 Cazin, éditeur – 114
Bellenot, Jean-Louis – 257, 264, 275-276, 283 Charlier, Gustave – 153, 159, 160
Berchtold, Jacques – 310 Charrière, Isabelle de – 111, 113, 115-117, 213
Bérenger, Jean-Pierre – 223 Chasselat, graveur – 166
Besterman, heodore – 213, 237-244, 248, Choiseul, Étienne François, duc de – 88,
268, 273, 300-301 214
Beuchot, Adrien Jean – 161, 166, 168-170, Clausel de Montals, Claude – 154
249, 300 Cochin, Charles Nicolas – 55, 142, 161
Birn, Raymond – 14, 20, 24-25, 44-45, 65, Coindet, François – 25, 34, 41, 80, 114, 226
70, 82, 84, 97, 101 Colardeau, Charles Pierre – 203
Blum, Carol – 141, 310 Colin, Armand – 230, 232, 236, 250, 252, 258
Boissais, Maurice – 70 Condillac, Étienne Bonnot, abbé de – 77,
324 Éditer Rousseau

86-87, 90, 123, 192, 200


Coulet, Henri – 145, 258, 266, 268 Fabre, Jean – 267, 269, 293, 308
Courant, Paul – 265 Fauche-Borel, Louis – 108, 113, 115, 161
Couvreur, Manuel – 20, 21 Fauche, Samuel – 59-61, 70, 97, 128
Crocker, Lester – 274 Fayolle, François Joseph – 144, 148
Crue [Stoutz], Francis de – 91 Fayolle, Roger – 250
Culot, Paul – 149 Formey, Jean Henri Samuel – 45, 50, 251
Foucault, Michel – 252, 290
D’Alembert, Jean Le Rond – 20, 23-24, François, Alexis – 67, 129, 148, 180, 226,
29, 39, 42-44, 46, 55, 61, 63, 69, 82, 88, 230, 254, 258, 267, 278, 291, 310
104, 117, 119-120, 122-124, 126, 128, 137, Fuchs, Max – 253
139, 149, 156-157, 162, 165-166, 178, 181, Furetière, Antoine – 9
192, 220, 222-225, 233, 239, 250, 253-255,
169, 172, 298, 315 Gagnebin, Bernard – 47, 160, 206, 234-
Defer de Maisonneuve – 142, 145, 148 236, 253, 263, 266,-269, 282-284, 290
Deleplanque, Jacques – 70 Gallimard, Gaston – 159, 258, 263, 264,
Deleyre, Alexandre – 87, 192 265, 266, 274, 299
Delon, Michel – 195 Ganilh, abbé – 154
De Man, Paul –  300 Gauthier – 15, 56, 311
Derathé, Robert – 267, 269, 291-292 Geofroy, J. L. – 98
Derrida, Jacques – 253, 300 Ghendt, Emmanuel de – 140
Diderot, Denis – 13, 20, 49, 73, 102, 148, Girardin, René Louis de – 69, 75-76, 79,
158-159, 164, 178-179, 192, 215, 239, 240, 81, 83-88, 90-93, 111-112
246, 249, 289, 296, 301, 310-311 Girardin, Saint-Marc – 195-196
Didot, Pierre – 103, 131, 142, 144, 148-149, Gobet, Philippe – 115
155, 161, 166, 183, 224-225, 256 Goodman, Dena – 73
Doumic, René – 211, 249 Gouhier, Henri – 267, 269
Duchesne, Nicolas – 25, 37, 39, 42, 45, 50, Grangé, imprimeur – 25
51, 54, 58, 59, 60, 61, 63, 65, 203, 207 Gravelot, Hubert Bourguignon, dit – 55-
Dufour, héophile – 227, 230, 232, 234, 235, 56, 70, 129, 261, 298
236, 237, 238, 279, 301, 306 Green, Frederick Charles – 273
Dufour, héophile – 142 Grifet, le père Henri – 40
Du Peyrou, Pierre Alexandre – 11, 59-61, Grimm, Friedrich Melchior – 19, 51-52,
65, 69, 78, 79-87, 90-93, 95, 100-101, 56, 73, 114, 135, 137-138, 158-160, 165, 178,
103-104, 107-109, 111-114, 116-117, 126- 180, 192, 255, 272, 294
128, 130, 134, 137, 142, 156, 165, 168, 173, Grimsley, Ronald – 283
179, 192, 200-201, 222, 225, 299, 302 Grosclaude, Pierre – 226
Dusaulx, Jean Joseph – 88, 223 Grosrichard, Alain – 15, 311
Guéhenno, Jean – 283
Eigeldinger, Frédéric S. – 51, 247, 306 Guillemin, Henri – 254
Eigeldinger, Jean-Jacques – 267 Guy, Pierre – 54, 61
Eisen, Charles – 55 Guyon, Bernard – 211, 212, 258, 264, 266,
Encyclopédie – 13, 19, 49, 70, 78, 119, 122, 268, 275, 276, 283, 285, 286, 287, 288,
128, 137, 192, 193, 211, 221, 298, 314-315, 289, 290, 292
317 Guyot, Charly – 267, 268, 269
Épinay, Louise d’ – 73, 114, 153, 158-160,
163, 192, 195-196, 224-225, 233, 279 Hamel, Ernest – 193
Escherny, F. L., comte d’ – 163 Havens, George – 291
Index des noms 325

Healey, F. G. – 274 Lewis, Wilmarth Sheldon – 241


Healy, George R. – 200 Luxembourg, maréchale de – 42, 78, 103,
Houssiaux, Alexandre – 185 109, 135, 142, 144-145, 156, 169, 192-193,
Hume, David – 69, 72-73, 96, 123, 126, 130, 211-212, 216, 223-225, 241
136, 139, 158, 192, 222, 234 Lyons, Martyn – 184

Jacob, François –  11, 30, 178, 192, 221, 310 Macdonald, Frederika – 160
Jimack, Peter D. – 254 Malesherbes, Chrétien de Lamoignon
Johannot, Tony – 185, 298 de – 7, 20, 24-26, 28, 33-37, 40-41, 44, 78,
Johnston, Guillemette – 300 84, 126, 148-149, 156-157, 163, 166, 168-
Joly, Raymond – 281 169, 172, 182, 185, 192, 223-226, 270-271
Jourda, Pierre – 277 Manget, Gaspard Joël – 111, 113-116
Marillier, Clément Pierre – 129, 131, 142,
Kafker, Serena L. – 148 149, 298
Kaplan, Alice – 265 Martin-Chauier, Louis – 263
Kelly, Christopher – 270-273 Masson, Pierre-Maurice – 251
Kenrick, William – 208 May, Georges – 226, 249, 258, 260, 277-
Kohler, Pierre – 266 278, 283, 292
Kuwase, Shojiro – 72, 85, 93, 98, 111, 115, 312 McEachern, Jo-Ann – 15, 26, 207-208
Meister, Jacob Henri – 178
La Bédoyère – 28 Mellot, Jean-Dominique – 59, 129
La Borde, Élisabeth de – 87 Mély, Benoît – 8, 19, 60
La Harpe, Jean François de – 162, 180, Mémoires secrets – 54, 75, 76, 77, 78
183, 254 Mercier, Louis Sébastien – 9, 13, 99-100,
Lahure, Charles – 188-189, 299 128-131, 134-136, 140, 154, 224, 254,
L’Aminot, Tanguy – 306 301-302
L’Aulnaye, François de – 129 Michaud, Louis Gabriel – 155-156, 161,
Lanson, Gustave – 209, 211-212, 221-222, 223-225
227, 249, 260, 266, 286-287 Moland, Louis – 249, 316
La Porte, abbé de – 45, 50-52, 54, 58-59, Monglond, André – 261
63, 135-136 Monmollin, Frédéric Guillaume de – 130
La Tour, Marie-Anne de – 96, 119, 139, Monnet, Charles – 129, 140
156, 165, 185, 215, 223-225 Montesquieu, Charles de Secondat,
Launay, Michel – 258, 282, 292-294 baron de – 11, 156, 189, 199, 202, 214-
Le Barbier, Jean-Jacques – 70, 109-110, 215, 248, 274, 292, 302
131, 149, 166 Moreau, Jean Michel, dit le Jeune – 70, 256
Le Bègue de Presle, Achille – 77, 92, 139 Moreau, L. Ignace – 194
Lefranc de Pompignan – 103 Morin, G. H. – 155, 178, 180, 191, 192
Leigh, Ralph A. – 44, 50, 58, 79, 83, 91, 98, Mornet, Daniel – 64, 104, 145, 199, 208-
100, 104, 114, 117, 159, 235-245, 247-248, 209, 211-212, 221-222, 230, 250-252, 254,
252-253, 273, 300-301, 309 257-258, 260-261, 277, 286, 288-290
Lemaître, Jules – 166, 250 Moultou, Paul Claude – 69, 79-80, 84-85,
Lenoir, Jean Charles – 75 88, 90-91, 93, 95, 100-101, 104, 108,
Lequien, E. A. – 170, 172, 177, 232 110-111, 113-114, 116, 126-129, 137, 179,
Le Tourneur, Pierre – 129, 134, 136 191-192, 222, 225, 248, 299
Levallois, Jules – 192-193 Moureau, François – 77
Le Vasseur, hérèse – 46, 76, 80, 92, 112, 141 Moureaux, José-Michel – 13, 49
Lévi-Strauss, Claude – 252 Musset-Pathay, Victor Donatien – 56, 153,
326 Éditer Rousseau

159, 161, 163-166, 169, 170, 172-174, 176- Richard, Pierre – 254, 258
180, 183, 185, 188-189, 192-193, 200-201, Richomme – 140, 148
224-225, 227, 232, 235, 237, 249, 270, 286, Robinson, Philip – 11
300, 302, 306, 313-314 Robin, Étienne Vincent – 25, 34
Roddier, Henri – 254, 261, 273, 280-281
Naigeon, Jacques André – 144, 148, 161, Roggerone, Giuseppe A. – 305
168, 179 Rosenberg, Aubrey – 97
Néaulme, Jean – 39, 42, 45, 47, 50, 215, 219, 251 Roth, Georges – 159, 160, 239, 240, 300
Necker, Louis – 91, 192, 255 Roussel, Jean – 141, 153-154, 159, 161, 173
Negroni, Barbara de – 226 Roussin, Philippe – 265
Nivelle de la Chaussée, Pierre – 209
Sainte-Beuve, Charles Augustin – 159-160,
Osmont, Robert – 88, 201, 268, 275 192
Saint-Lambert, Jean François de – 159,
Panckoucke, Charles Joseph – 44, 59, 69, 192, 246, 286
98, 223 Saussure, Hermine de – 82, 101, 117
Parison, J. P. A. – 158, 159 Scherer, Jacques – 267-268
Perrin, Jean-François – 43-44, 61, 108, 226, Schifrin, André – 265
253, 275, 311, 312 Schifrin, Jacques – 264
Perronneau, veuve – 161, 166, 170, 224, 256 Schinz, Albert – 25, 66, 153-154, 161, 188,
Petitain, Louis Germain – 166, 168-170, 194-195, 226-227, 230, 232
177, 185 Seguin, Jean-Pierre – 217
Peyre, Henri – 222 Séité, Yannick – 14, 66, 206, 310
Picard, Raymond – 284 Sénelier, Jean – 253
Picquet, Christophe – 26, 28 Servan, Jean Michel – 98, 180
Pigalle, artiste – 55 Sevelinges, R. de – 155
Pissot, Noël Jacques – 19-21, 23, 43 Sgard, Jean – 20, 63, 68, 208, 214, 221, 256,
Pittard-Dufour, Hélène – 230 258
Plan, Pierre-Paul – 230, 232, 234-239, 271-272 Société Jean-Jacques Rousseau – 226,
Poinçot, Claude – 13, 98, 100, 111, 128, 230, 234-236, 258, 263, 266, 270, 274,
129, 134-135, 141-142, 210, 223-224, 279, 310
254, 256 Société typographique de Genève – 13,
Pomeau, René – 254, 257-258, 261, 291 78-79, 83, 85, 94, 98, 100, 104, 107, 109
Pompadour, Mme de – 33, 216 Société typographique de Neuch‚tel – 13,
Ponce, Nicolas – 131 59, 98, 109
Pope, Alexander – 203 Spink, John S. – 253, 267, 269
Prévost, Pierre – 35, 164, 255, 264, 289 Starobinski, Jean – 11, 253, 265, 267, 269,
276, 291, 300
Queval, Élisabeth – 59, 129 Stelling-Michaud, Sven – 267, 269
Quillau, G. F. – 19 Stewart, Philip – 271, 307
Still, Judith – 212
Raymond, Marcel – 14, 45, 70, 82, 84, 160,
236, 247, 253, 263, 265-268, 281-284, hibaudet, Albert – 263
290-291, 306-307 Tourneux, Maurice – 249, 300
Restif de la Bretonne, Nicolas Edme – 131 Trousson, Raymond – 67, 111, 113, 224, 247,
306-307
Rey, Marc Michel – 10-11, 20-24, 26, 28,
36, 38, 40-47, 50-52, 61, 65-68, 70-72, Van Tieghem, Paul – 261
80, 145, 203, 206-207, 215-216, 220, 225 Varloot, Jean – 203, 215, 246, 301
Index des noms 327

Varry, Dominique – 22, 25 166, 179, 189, 191-192, 195, 211, 213-215,


Vercruysse, Jérôme – 220, 69, 109 221, 223, 233, 237-244, 248-249, 256,
Vernes, Jacob – 211, 30, 139, 157, 164, 192, 221 266-268, 287, 291, 294, 296, 299, 301,
Vernière, Paul – 2199 309-310, 315-316
Villenave, Mathieu Guillaume – 2155, 169
Voisine, Jacques – 2254, 276-277, 283-284 Walpole, Horace – 2195, 223, 241
Volland, Denis – 270, 129 Wielhorski, Michał, comte – 284
Volpilhac-Auger, Catherine – 189, 202, Wirz, Charles – 2266, 269
268, 292, 307, 312 Wokler, Robert – 2232, 238
Voltaire – 213, 47, 49, 55, 57, 63, 76, 88,
91, 103, 126, 128, 148, 150, 153-156, 161, Yvon, abbé – 238
Liste des illustraions

1. Page de titre d’une édition pirate de Julie 27


(McEachern, Bibliography, no 9), 1761.
2. Œuvres de M. Rousseau, de Genève. Paris, Duchesne, 1764, t. I. 53
(Houghton Library, Harvard University, FC7 R7628 764o v. 1)
3. C. P. Marillier, frontispice du tome I de Julie, 132
gravure de J. J. Habert. Paris, Poinçot, 1788.
4. C. P. Marillier, frontispice du tome IV de Julie, 133
gravure de A. C. Giraud. Paris, Poinçot, 1788.
5. Cochin, frontispice des Confessions, 146
gravure de Trière. Paris, Defer de Maisonneuve, 1793.
(Houghton Library, Harvard University, Typ 715.93.753)
6. Monsiau, Le Lévite d’Éphraïm, gravure de De Ghendt, 147
Paris, Defer de Maisonneuve, 1793.
(Houghton Library, Harvard University, f Typ 715.93.753)
7. Musset-Pathay, Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau. 171
Paris, Pélicier et al., 1821, t. I.
8. Édition Musset-Pathay des Œuvres complètes de J. J. Rousseau. 175
Paris, P. Dupont, 1823, t. I. (Hamilton College Library)
9. Œuvres complètes de J. J. Rousseau. Paris, Alexandre Houssiaux, 1852, t. I. 186
(Duke University Library)
10. Johannot/Rével, La Coniance des belles âmes. 187
Paris, Alexandre Houssiaux, 1852, t. II. (Duke University Library)
11. Faux titre, Julie ou la nouvelle Héloïse, 204
édition originale (McEachern no 1A). Amsterdam, Marc Michel Rey,
1761. (Rubenstein Library, Duke University, E R864LE t. 1)
12. Page de titre, Julie ou la nouvelle Héloïse 205
(McEachern no 1A). Amsterdam, Marc Michel Rey, 1761.
(Rubenstein Library, Duke University, E R864LE t. 1)
13. Premier numéro des Annales de la Société 228
Jean-Jacques Rousseau, 1905. (Duke University Library)
14. héophile Dufour, Recherches bibliographiques sur 229
les œuvres imprimées de J.-J. Rousseau. Paris, L. Giraud-Badin, 1925.
(Duke University Library)
15. Correspondance générale de J.-J. Rousseau de Dufour et Plan. 231
Paris, Armand Colin, 1924, t. I. (Duke University Library)
16. Premier volume de l’édition Mornet de Julie. 259
Paris, Hachette, 1925. (Duke University Library)
Liste des tableaux

1. Répartition du projet de Môtiers-Neuchâtel. 61


2. Plan des Œuvres posthumes de Genève. 95
3. Les Œuvres posthumes de Boubers. 110
4. La Collection complète de Genève in-quarto, 1781-1783. 117
5. La Collection complète de Genève in-octavo. 120
6. La Collection complète de Genève in-douze. 124
7. Les Œuvres complètes de Poinçot, 1788-1793. 136
8. L’édition Belin (1817). 157
9. L’édition de veuve Perronneau. 163
10. Édition Dupont (Musset-Pathay), 1823-1824. 180
11. Œuvres de Rousseau parmi les best-sellers, 1816-1840. 184
12. Plan général des éditions Hachette. 190
13. La Correspondance générale. 233
14. Répartition des œuvres dans l’édition de la Pléiade. 268
15. he Collected Writings. 271
16. L’Intégrale. 293
Table

Introduction 7

Rousseau, l’homme de ses livres


Vitam impendere libro ?

première parie

chapitre ı La construction d’une œuvre (1739-1764) 19


chapitre ıı Vers une édition « générale » (1764-1778) 49
chapitre ııı La Collection complète de Genève (1778-1789) 75
chapitre ıv La consécration révolutionnaire (1788-1801) 127

Une œuvre en héritage :


faire plus, faire mieux

deuxième parie

chapitre v Le siècle de Musset-Pathay (1817-1900) 153


chapitre vı Le métier d’éditeur 197
chapitre vıı De lettres en correspondance (1900-1995) 221
chapitre vııı Jalons pour une relance (1920-1960) 249
chapitre ıx Enin la Pléiade (1959-1995) 263
Conclusion 297
Annexe 303
Bibliographie 319
Index des noms 323
Liste des illustrations 329
Liste des tableaux 331
Cet ouvrage, composé en Adobe Caslon Pro,
a été mis en page par les soins du service des
éditions de l’École normale supérieure
de Lyon. Il a été reproduit
sur papier Olin naturel.

Il a été achevé d’imprimer


par l’imprimerie Chirat
Numéro d’imprimeur : XXXXXXX
Dépôt légal : mai 2012

IMPRIMÉ EN FRANCE

Rousseau a toujours eu peur que ses œuvres ne soient falsifiées, si
bien que le Rousseau qui parviendrait aux générations futures serait
un autre que lui. Il fut, longtemps, le plus souvent opposé à Voltaire,
sauf lorsqu’ils étaient considérés tous deux comme les représentants
les plus glorieux ou les plus condamnables du siècle des Lumières.
On suit d’abord ici, à travers sa correspondance et celle de ses
imprimeurs et intermédiaires, sa lutte pour laisser ses œuvres en
mains sûres, puis la longue histoire, au cours de plus de deux siècles
et demi, des éditions collectives dans leurs incarnations nombreuses
et controversées. Chaque édition représente, certes, un investissement
financier, mais aussi une gageure artistique, idéologique, pédagogique
voire politique. Cette comparaison diachronique permet de réunir
des données dispersées dans quantité de bibliothèques et souvent
cataloguées de manière inadéquate. On voit ainsi se dessiner
une grande variété de formats, de présentations, de censures et
de contenus. Enfin, le xxe siècle voit paraître des éditions plus
scientifiques, ayant fait l’objet de nombreuses études qui trouvent
leur aboutissement dans les dernières éditions publiées à l’occasion
du tricentenaire de l’auteur.

Prix : 28 euros
ISBN 978-2-84788-343-5

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