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ÉTUDES TRADITIONNELLES

538 Année Avril-Mai 195a N° 399

UN PROJET
DE JOSEPH DE MAISTRE
POUR L’UNION DES PEUPLES (1>

|yj Emile Dermenghem, à qui l'on devait déjà une re­


marquable étude sur Joseph de M aistre mystique, a
publié l'an dernier (2) un manuscrit inédit du même auteur :
c'est un mémoire adressé en 1782, à l'occasion du Convent
de Wilheimsbad, au duc Ferdinand de Brunswick (Eques a
Victoria), Grand-Maître du Régime Ecossais Rectifié. Celui-
ci, désirant « porter l'ordre et la sagesse dans l'anarchie
maçonnique », avait, en septembre 1780, adressé à toutes
les Loges de son obédience le questionnaire suivant :
« i° L'Ordre a-t-il pour origine une société ancienne et
quelle est cette société ? 20 Y a-t-il réellement des Supérieurs
Inconnus et lesquels ? 3° Quelle est la fin véritable de l’Ordre?
40 Cette fin est-elle la restauration de l’Ordre des Templiers ?
50 De quelle façon le cérémonial et les rites doivent-ils être
organisés pour être aussi parfaits que possible ? 6° L'Ordre
doit-ü s’occuper des sciences secrètes ? » C'est pour répondre
à ces questions que Joseph de Maistre composa un mémoire
particulier, distinct de la réponse collective de la Loge La
Parfaite Sincérité de Chambéry à laquelle il appartenait,et où,
en sa qualité de « Grand Profès » ou membre du plus haut
grade du Régime Rectifié (sous le nom d'Eques a Floribtts),12

1. Publia dans Vtirs l'U n ttJ , m ars lfl27.


2. Paris, Rfeder, 1025.
7
98 ÉTUDES TRADITIONNELLES

il se proposait d'exprimer « les vues de quelques Frères plus


heureux que d'autres, qui paraissent destinés à contempler
des vérités d'un ordre supérieur » ; ce mémoire est même,
comme le dit M. Dermenghem, « le premier ouvrage -impor­
tant qui soit sorti de sa plume >>,
Joseph de Maistre n'admet pas l'origine templièm de la
Maçonnerie, et il méconnaît l'intérêt de la question qui s’y
rapporte ; il va même jusqu'à écrire : « Qu'importe à l’uni­
vers la destruction de l'Ordre des T. ? ». Cela importe beau­
coup, au contraire, puisque c’est de là que date la rupture de
l’Occident avec sa propre tradition initiatique, rupture qui
est véritablement la première cause de toute la déviation
intellectuelle du monde moderne ; cette déviation, en effet,
remonte plus haut que la Renaissance, qui eu marque seule­
ment une des principales étapes, et il faut aller jusqu’au
x ï v - siècle pour en trouver le point de départ. Joseph de
Maistre, qui d’ailleurs n'avait alors qu’une connaissance
assez vague des choses du moyen âge, ignorait quels avaient
été les moyens de transmission de la doctrine initiatique et
les représentants de la véritable hiérarchie spirituelle ; il n’en
affirme pas moins nettement l'existence de l'une et de l’autre,
ce qui est déjà beaucoup, car il faut bien se rendre compte de
ce qu’était, à la fin du xvuie siècle, la situation des multiples
organisations maçonniques, y compris celles qui prétendaient
donner à leurs membres une initiation réelle et ne pas se
borner à un formalisme tout extériem : toutes cherchaient à
se rattacher à quelque chose dont la nature exacte leur était
inconnue, à retrouver une tradition dont les signes existaient
encore partout, mais dont le principe était perdu ; aucune
ne possédait plus les << véritables caractères », comme on
disait à cette époque, et le Couvent de Wilheimsbad fut une
tentative pour rétablir l’oulre au milieu du chaos des Ri£es
et des grades. « Certainement, dit Joseph de Maistre, l'Ordre
n'a pu commencer par ce que nous voyons. Tout annonce que
la Franc-Maçonnerie vulgaire est une branche détachée et
peut-être corrompue d'une tige ancienne et respectable a.
UN P R O JE T D E JO S E P H D E MAISTRE 99
C'est la stricte vérité ; mais comment savoir quelle fut cette
tige ? Il cite un extrait d'un livre anglais où il est question
de certaines confréries de constructeurs, et il ajoute : « II est
rem arquable que ces sortes d ’établissements coïncident
avec la destruction des T. ». Cette rem arque aurait pu lui
ouvrir d ’autres horizons, et il est étonnant q u ’elle ne l’ait
pas fait réfléchir davantage, d 'a u ta n t plus que le seul fait
de l'avoir écrite ne s'accorde guère avec ce qui précède ;
ajoutons d'ailleurs que ceci ne concerne q u ’un des côtés de
la question si complexe des origines de la Maçonnerie.
Un autre côté de cette même question est représenté parles
essais de rattachem ent de la Maçonnerie aux Mystères anti­
ques : « Les Frères les plus savants de notre Régime pensent
qu'il y a de fortes raisons de croire que la vraie M açonne­
rie n'est que la Science de l'homme par excellence, c’est-à-
dire la connaissance de son origine et de sa destinée. Ouei-
ques-uns ajoutent que cette Science ne diffère pas essentielle­
ment de l'ancienne initiation grecque ou égyptienne ». Joseph
de Maistre objecte qu'il est impossible de savoir exactem ent
ce q u ’étaient ces anciens Mystères et ce qui y était enseigné,
et il semble ne s'en faire qu'une idée assez médiocre, ce qui
est peut-être encore plus étonnant 411e l'attitu d e analogue
q u ’il a adoptée à l’égard des Templiers. En effet, alors qu'il
n'hésite pas à affirmer très justem ent qu'on retrouve chez
tous les peuples « des restes de la Tradition prim itive », com­
m ent n'est-il pas amené à penser que les Mystères devaient
précisément avoir pour but principal de conserver le dépôt
de cette même Tradition ?, E t pourtant, en un certain sens,
il admet que l'initiation dont la Maçonnerie est l’héritière
remonte « à l'origine des choses », au commencement du
monde : «L a vraie religion a bien plus de dix-huit siècles :
elle naquit le jour que naquirent les jours ». Là encore, ce qui
lui échappe, ce sont les moyens de transmission, et ü est
permis de trouver qu'il prend un peu trop facilement son.
p a rti de cette ignorance ; il est vrai q u ’il n 'a v a it que vingt-
neuf ans lorsqu'il écrivit ce mémoire.
I 0O É T U D E S TRA D IT IO N N EL L ES

La réponse à une autre question prouve encore que l’in i­


tiation de Joseph de Maistre, malgré le haut grade q u 'il pos­
sédait, était loin d ’être parfaite ; et combien d ’autres Maçons
des grades les plus élevés, alors comme aujourd'hui, étaient
' exactem ent dans le même cas ou même en savaient encore
beaucoup moins ! Nous voulons parler de la question des.
« Supérieurs Inconnus » ; voici ce q u ’il en dit ; « Avons-nous
des M aîtres ? Non, nous n'en avons point, La preuve est
courte, mais décisive. C’est que nous ne les connaissons p as.,.
Comment pourrions-nous avoir contracté quelque engage­
m ent iacite envers des Supérieurs cachés, puisque dans le
cas où Us se seraient fait connaître, il nous auraient peut-
être déplu, et nous nous serions retirés ? ». Il ignore évidem­
ment de quoi il s'ag ît en réalité, et quel peut être le mode
d'action des véritables « Supérieurs Inconnus » ; quant au
fait que ceux-ci n ’étaient pas connus des chefs mêmes de la
Maçonnerie, tout ce qu'il prouve, c'est que le rattachem ent
eëcctif à la vraie hiérarchie initiatique n’existait plus, et le
refus de reconnaître ces Supérieurs devait faire disparaître la
'dernière chance qui pouvait encore subsister de le rétablir*.
La partie la plus intéressante du mémoire est sans doute
celle qui contient la réponse aux deux dernières questions ;
et ü faut y noter tout d'abord ce qui concerne les cérémonies.
Joseph de Maistre, pour qui « la forme est une grande chose *
ne parle cependant pas du caractère essentiellement sym­
bolique du rituel et de sa portée initiatique, ce qui est une
lacune regrettable ; mais il insiste sur ce qu'on pourrait appe­
ler la valeur pratique de ce même rituel, et ce q u ’il en dit est
d'une grande vérité psychologique : « Trente ou q uarante
personnes silencieusement rangées le long des m urs d 'u n e
cham bre tapissée en noir ou en vert, distinguées elles-mcmtes
par des habits singuliers et ne pariant qu'avec permission,
raisonneront sagement sur tout objet proposé. Faites tom ­
ber les tapisseries et les habits, éteignez une bougie de
neuf, perm ettez seulement de déplacer les sièges : vous allez *
voir ces mêmes hom mes se précipiter les uns sur les autres,
UN PIÎO JE T DE J O S E P H D E MAISTRE 101

ne plus s'entendre, ou parler de la gazette et des femmes ; et


le plus raisonnable de la société sera rentré chez lui avant
de réfléchir q u 'il a fait comme les autres... Gardons-nous
surtout de supprim er le serment, comme quelques personnes
l'ont proposé, pour des raisons bonnes peut-être, mais qu'on
ne sait pas comprendre. Les théologiens qui ont voulu
prouver que notre serment est illicite ont bien mal raisonné.
Il est vrai que l’autorité civile peut seule ordonner et recevoir
le serm ent dans les différents actes de la société ; mais l'on
ne peut disputer à un être intelligent le droit de ceibfier par
le sen n en t une détermination intérieure de son libre arbitre.
Le souverain n'a d ’empire que sur les actions. Mon bras est
à lui ; ma volonté est à moi ! >),
E nsuite vient une sorte de plan de travaux pour les diffé­
rents grades, dont chacun doit avoir son objet particulier,
et c'est là ce sur quoi nous vo dons insister plus spécialement
ici ; mais, tout d'abord, il importe de dissiper une confusion.
Comme la division adoptée par Joseph de Maistre ne com­
p o rte que trois grades, M. Dermenghem semble avoir com­
pris qu'il s'agissait, dans son intention, de réduire la Maçon­
nerie aux trois grades symboliques ; cette interprétation est
inconciliable avec la constitution même du Régime Ecos­
sais Rectifié, lequel est essentiellement un Rite de h au ts
grades. M. Dermenghem n'a pas rem arqué que Joseph de
Maistre écrit « grades ou classes » ; à la vérité, c'est bien de
trois classes q u ’il s'agit, chacune d'elles pouvant se sub­
diviser en plusieurs grades proprem ent dits. Voici comment
cette rép artitio n paraît s établir : la première classe com­
prend les trois grades symboliques ; la seconde classe cor­
respond aux grades capitulaires, dont le plus im portant et
peut-être même le seul pratiqué en fait dans le Régime Rec­
tifié est celui d ’Ecossais de Saint André ; enfin, la troisième
classe est formée par les grades supérieurs de Novice, Ecuyer,
e t Grand Profès ou Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte.
Ce qui prouve encore que c'est bien ainsi qu'il faut l'en­
tendre, c’est que, en parlant des travaux de la troisième classe,
102 É T U D E S TRA D IT IO N N EL L ES

l'auteur du mémoire s'écrie : « Quel vaste cham p ouvert au


zèle et à la persévérance des G. P. ! ». Il s'agit évidem m ent
des Grands Profès, dont il était, et non des simples M aîtres
de la « Loge bleue » ; il n'est donc nullement question ici de
supprim er les hauts grades, mais au contraire de leur donner
des buts en rapport avec leur caractère propre.
Le but assigné à la première classe est tout d ’abord la p ra­
tique de la bienfaisance, « qui doit être l'objet apparent de
tout l’Ordre » ; mais cela ne suffit pas, et il faut y joindre un
second but qui est déjà plus intellectuel : « Non seulement
on formera le cœur du Maçon dans le prem ier grade, mais
on éclairera son esprit en l'appliquant à l’étude de la moralç
et de la politique qui est la morale des E tats. On discutera
dans les Loges des questions intéressantes sur ces deux
sciences, et l'on demandera meme de temps à autre l'avis
des Frères par écrit... Mais le grand objet des Frères sera
surtout de se procurer une connaissance approfondie de leur
patrie, de ce qu'elle possède et de ce qui lui m anque, des
causes de détresse et des moyens de régénération ».
« La seconde classe de la Maçonnerie devrait avoir pour
but, suivant le système proposé, h instruction des gouverne­
m ents et la réunion de toutes les sectes chrétiennes ». En ce
qui concerne le premier point, « on s’occuperait avec un soin
infatigable à écarter les obstacles de toute espèce interpo­
sés par les passions entre la vérité et l'oreille de l'autorité...
Les limites de l’E ta t ne pourraient borner l’activité de cette
seconde classe, et les Frères des différentes nations pour­
raient quelquefois, par un accord de zèle, opérer les plus
grands biens ». E t voici pour le second objet : « Ne serait-il
pas digne de nous de nous proposer l'avancem ent du chris­
tianisme comme un des buts de notre Ordre ? Ce projet a u rait
deux parties, car H faut que chaque communion travaille
par ede-même et travaille à se rapprocher des autres.. . Il
faut établir des comités de correspondance composés surtout
des prêtres des différentes comm unions que nous aurons
agrégés et initiés. Nous travaillerons lentem ent mais sûre-
UN P R O J E T DE J O S E P H DE MAISTRE 103

ment. Nous n'entreprendrons aucune conquête qui ne soit


propre à perfectionner le Grand Œuvre,., T out ce qui peu t
contribuer à l’avancem ent de la religion, à l'extirpation des
opinions dangereuses, en un mot à élever le trône de la vérité
sur les ruines de la superstition et du pyrrhonisme, sera du
ressort de cette classe ».
Enfin, la troisième classe aura pour objet ce que Joseph de
Maistre appelle le « Christianisme transcendant », qui, pour
lui, est «la révélation de la révélation» et constitue l’essen­
tiel de ces « sciences secrètes » auxquelles il était fait allusion
dans la dernière question ; par là, on pourra « trouver la
solution de plusieurs difficultés pénibles dans les connais­
sances que nous possédons ». E t il précise en ces termes :
« Les Frères admis à la classe supérieure auront pour objet
de leurs études et de leurs réflexions les plus profondes, les
recherches de fait et les connaissances m étaphysiques...
Tout est mystère dans les deux Testam ents, et les élus de
l’une et l'autre loi n ’étaient que de vrais initiés. 11 faut donc
interroger cette vénérable A ntiquité et lui demander com­
m ent elle entendait les allégories sacrées. Qui peut douter
que ces sortes de recherches ne nous fournissent des armes
victorieuses contre les écrivains modernes qui s'obstinent
à ne voir dans l'E criture que le sens littéral ? Ils sont déjà
réfutés par la seule expression des Mystères de la Religion
que nous employons tous les jours sans en pénétrer le sens.
Ce m ot de mystère ne signifiait dans le principe q u ’une vérité
cachée sous des types par ceux qui la possédaient ». E st-il
possible d'affirmer plus nettem ent et plus explicitement
l'existence de l’ésotérisme en général, et de l'esotérisme
chrétien en particulier ? A l’appui de cette affirmation sont
rapportées diverses citations d ’auteurs ecclésiastiques et
juifs, em pruntées au Monde Primitif de Court de Gébelin.
D ans ce vaste champ de recherches, chacun trouvera d'ail­
leurs à s'em ployer suivant ses aptitudes : « Que les uns s'en­
foncent courageusement -dans les études d ’érudition qui
peuvent m ultiplier nos titres et éclaircir ceux que nous pos-
iû 4 É T U D E S T R A D IT IO N N EL L ES

sédons. Que d 'au tres que leur génie appelle aux contem pla­
tions m étaphysiques cherchent dans la nature même des
choses les preuves de notre doctrine. Que d ’autres enfin (et
plaise à Dieu q u ’il en existe beaucoup !) nous disent ce q u ’ils
ont appris de cet E sprit qui souffle où il veut, comme il veut
et quand il veut ». L'appel à l’inspiration directe exprimé
dans cette dernière phrase, n'est pas ce qu’il y a ici de moins
remarquable.
Ce projet ne fut jamais appliqué et on ne sait même pas si
le duc de Brunswick put en prendre connaissance ; il n'est
pourtant pas aussi chimérique que certains pourraient le
penser, et m us le croyons très propre à susciter des réflexions
intéressantes, aujourd'hui aussi bien qu'à l’époque où il fut
conçu ; c’est pourquoi nous avons tenu à en donner d ’assez
longs extraits. En somme, l’idée générale qui s’en dégage
pourrait: être formulée ainsi : sans prétendre aucunem ent
nier on supprim er les différences et les particularités natio­
nales, dont il faut au contraire, en dépit de ce que prétendent
les internationalistes actuels, prendre conscience tout d ’abord
aussi profondément que possible,il s ’agit de restaurer l’unité,
supranationale plutôt qu'internationale, de l’ancienne Chré­
tienté, unité détruite par les sectes multiples qui ont « dé­
chiré Ii robe sans couture », puis de s’élever de là à l’uni­
versalité, en réalisant le Catholicisme au vrai sens de ce mot,
au sens où l’entendait également Wronski, pour qui ce
Catholicisme ne devait avoir une existence pleinement effec­
tive que lorsqu’il serait parvenu à intégrer les traditions
contenues dans les Livres sacrés de tous les peuples. Il est
essentiel de rem arquer que l’union telle que l’envisage J o ­
seph de Maistre doit être accomplie avant tout dans l’ordre
purem ent intellectuel ; c’est aussi ce que nous avons to u ­
jours affirmé pour notre pari, car nous pensons q u ’il ne peut
y avoir de véritable entente entre les peuples, surtout efitre
ceux qui appartiennent à des civilisations différentes, que
celle qui se fonderait sur des principes au sens propre de ce
m ot. Sans cette base strictem ent doctrinale, rien de solide
UN P R O JE T DE J O S E P H D E MAISTRE 105

ne pourra jamais être édifié ; toutes les combinaisons poli­


tiques et économiques seront toujours impuissantes à cet
égard, non moins que les considérations sentim entales, ta n ­
dis que, si l'accord sur les principes est réalisé* l'entente dans
tous les autres domaines devra en résulter nécessairement.
Sans doute lu Maçonnerie de la fin du xviu^ siècle n'avait-
elle déjà plus en elle ce qu'il fallait pour accomplir ce « Grand
Œ uvre », cîont certaines conditions échappaient d ’ailleurs
très probablem ent à Joseph de Maistre lui-même ; est-ce à
dire q u ’un tel plan ne pourra jamais être repris, sous une
forme ou sous une autre, par quelque organisation ayant un
caractère vraim ent initiatique et possédant le « fil d ’Ariane »
qui lui perm ettrait de se guider dans le labyrinthe des formes
innombrables sous lesquelles est cachée la Tradition unique,
pour retrouver enfin îa « Parole perdue » et faire sortir « la
Lumière des Ténèbres, l'Ordre du Chaos ? ». Nous ne voulons
aucunem ent préjuger de l'avenir, mais certains signes per­
m ettent de penser que, malgré les apparences défavorables
du monde actuel, la chose n ’est peut-être pas tout à fait
impossible ; et nous terminerons en citant une phrase quel­
que peu prophétique qui est encore de Joseph de Maistre,
dans le 11e entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Il
faut nous tenir prêts pour un événem ent immense dans
l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse
accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Des oracles
redoutables annoncent déjà que les temps sont arrivés ».

R e n é G uenon
REMARQUES
SUR LA TRADITION CHINOISE

e sixième siècle avant Jésus-Christ fut le point to u r­


n an t du cycle actuel ou âge de fer et le commence­
m ent d'une période en palier dite historique. Ce fut le début
de la période classique en Grèce avec Solon, H eraclite et
Pythagore, l’établissement de la République à Rome, la
captivité des Juifs à Babylone, la fin des djmasties propre­
m ent égyptiennes, la fondation du premier empire Maya en
Amérique Centrale, la naissance du Bouddhisme aux Indes,
celle du Mazdéisme avec Zoroastre en Perse, sans com pter
d'autres événements plus ou moins caractéristiques et
im portants chez divers autres peuples.
E n Chine (a), ce fut la fondation du Taoïsme avec Lao Tsi 12

1. L'introduction à une nouvelle traduction du T a o te King parue dans le


uû de mars CMS des E tu d e s Traditionnelle.* e st devenue une im p o rta n te
étu de d’ensemble sur la traditio n chinoise dont nous commençons a u jo u r­
d'hui la publication (N. D, L R.)-
2, L’origine du peuple chinois fort discutée est assez obscure. T outefois
les histoires ré gulières indiquent clairem ent qu'a u d é b u t des tem ps h isto­
riques les cent familles ou ie peuple aux cheveux noirs (ou plutôt le peuple
n o ir ou les têtes noires) éta ient des pasteurs dont les tribus ressem blaient
à celtes des h o rd e s nom ades qui existent encore en T a r t a n e . Ce a 'e s t
qu’une fois établis dans !a valise et le Cours inférieur du Fleuve Jaune sous
S h e n Nun g, que tiucmg Ti et se s successeurs d evinrent sé de nta ire s et
s'a d o n n è ren t à l 'a ç n o u l tu r e . Edouard Biot est c ertain e m e n t dans le vrai
quand U écrit dans se s intéressann.-s C o n s id é ra tio n s su r les a n c ie n s t e m p s :
de la C ivilisa tio n ch in o ise (extrait n° 1 du J o u r n a l A s i a t i q u e , !8tS, p. U) :
* Les anciens souvenirs recueillis, au il'- siècle de notre ère, p a r , f h t a ï N o n
Tsï, placent le théâ tre de îa mythologie chinoise s u r le mont K’un Lun, la
gra n d e b ranche de l'iïim alaya qui se prolonge v e rs le nord ouest de la
Chine, Là se livrent les com bats des anciens demi-dieux chinois Kung Kung,
Niu Wa et a utres ; et on peut en inférer que cecte m ontagne a été la p r e ­
m ière ré sid e n c e de la r a c e aux cheveux noirs. L'établissem ent de ce fait
T RADITION C H IN O IS E IO 7

et celle de Confucianisme avec K ’un g Fu T sî ou Confucius -


On ne peut mieux comparer ces deux aspects de la pensée
chinoise qu'au dédoublement d'un courant unique, issu de la
tradition primordiale et polaire, et représentant la sagesse
ancienne — dont le Y i K ing est à peu près le seul vestige —
et que Confucius comme Lao Tsî désignent pai les expres­
sions Voie de l’Antiquité ou simplement l'A ntiquité, De
cette source commune qui se situe à l’époque <t légendaire »,
le Confucianisme représente le courant de surtaxe, acces­
sible à tous et tourné vers les applications sociales tandis que
le Taoïsme d ’ordre transcendant et m étaphysique représente
le courant souterrain plus ou moins sensible et réservé à une
élite qualifiée. Mais l’un et l’autre, étroitem ent apparentés
malgré certaines divergences extérieures, ont eu une in­
fluence capitale et profonde sur toute la civilisation chi­
noise dont ils ont été depuis des millénaires vraim ent les
deux pôles d ’attraction. L 'installation du Bouddhisme au
premier siècle de notre ère, ne fut possible que par l’adap­
tation, la sinosation de cette doctrine qui dut établir plus
d ’un point de contact avec les deux courants indigènes. Elle
semble avoir servi de pont à ceux-ci pour pallier leur oppo­
sition croissante et même en dernier lieu de couverture au
Taoïsme dont la haute doctrine ne pouvait plus atteindre-
directem ent les couches profondes du peuple chinois.
Selon hi chronologie non officielle Han T i Cki, qui date
des H an, depuis l'origine du monde jusqu'à la capture de-
TUnicome {Lin) à l'époque de Confucius (4S1 avant J.-C.),
il s'écoula une période immense s'élevant selon les uns à.
3,276.000 ans, selon les antres à 2.267.000 ans et divisée en dix
époques. La première commença avec P ’an Ku, géant pri­
mordial né du grand vide, dont la triple descendance consti-

historique, au milieu de toutes ces fables, est confirmé par le re sp ec t cons­


tant des Chinois p our le Nord Ouest On tro u v e ra un bon résumé de ia
question des origin es des Chinois d a ns Kiang-tCang-Ku, C h in e s e C iv iliz a -
iio n , p. 3-7. Enfin Lo Ci, cité par le P è re de P rém are dans se s V e s tig e s s u r
te s a n c ie n s D o g m e s , p. 135, déclare : “ Nos P è re s nous ont appris qu'ils
tenaient de leu rs ancêtres que le m ont K'un Lun existe réellem ent m ais
que jusqu'ici p e rso n n e n’a pu y p a r v e n i r , .
10 8 ÉTU D E S TRA D IT IO N N EL L ES

tu a les familles du Ciel, de la Terre et de l’Homme. P ’an K u


pénétra parfaitem ent les lois du Ciel et de la Terre ainsi que
les transform ations des deux principes cosmiques Y n e i Y a n g ,
auxquels sont soumis les êtres et les choses ; cette connais­
sance en ht le chef des trois agents : Ciel, Homme, Terre.
Il eut le Ciel pour père, la Terre pour mère et pour cette rai­
son fut appelé Fils du Ciel. D 'aucuns disent que son origine
est inconnue et qu’à sa m ort les diverses parties de son corps
donnèrent, naissance à tout ce qui constitue l'univers. Les
représentations q u ’on donne de P'an K u et des diveio sou­
verains et personnages des époques qui suivirent ju sq u 'à
F u Hi et même jusqu’à Confucius sont des plus fantastiques
et form ent un immense bestiaire au symbolisme compliqué
et peu connu (i).
Après P'an K u (2) apparut T ’ien Huang, souverain du Ciel,
appelé aussi T i e n Ling, intelligence du Ciel, le Fils qui en tre­
tient tout, le souverain Roi au milieu du Ciel. Il naquit sur le
m ont 1Vu Wai, qui renferme tout, hors duquel il n ’y a rien,
et qui se trouve à 12.000 lieues du mont K ’un Lun, la m on­
tagne centrale de la Terre. C’est à T ’ien Huang q u ’on a ttri­
bue les noms des dix tiges et des douze branches, caractères
cycliques et horaires pour fixer l'année. Il m it et classa en
divers ordres les figures de toutes choses et rendit parfaite
leur substance. Sa dynastie se compose de douze ou, selon
certains, treize souverains de même nom appelés Frères
qui régnèrent chacun 1S.000 ans.
A T i e n Huang et sa dynastie succéda T i Huang. Seigneur
de la Terre, appelé aussi T i Ling, intelligence de la Terre, le
souverain au milieu de la Terre, Fils aîné. Il n'eut pas de
naissance et ne fut pas sujet au changement ; il protégea et

L Cf. M ayer’s Chinese Marusal, p, 384, T’oung Pao XXVIII, 1U31 (p, 4G6-4G9)
et île rb . J. Allen, P ‘an Kou dansChina Revient. Vol. XIV, p. 31-28.
2, les Vestige s des principaux Dogmes Chrétiens ■
f'our plus de dé tails voir
tires des anciens livres chinois duPère de Pré m are et surtout ses Recherches
sur les Temps antérieurs à ceux dont parle le Chou King, basées su r le La Shr
de Lo Pt, qui date de la dynastie Sang. Cf. égalem ent Ed, CUavannes. L o t
Mémoires Historiques de Se-ma T’sien, vol, I (p, 17-22), et C, W arn e r Dict. o f
-Chinese Mgthology et Myths and Legends o f China.
T R A D IT I O N C HINOIS E IO 9

fixa toutes choses. Après avoir distingué le soleil, la lune et


les étoiles, il partagea le jour et la nuit, établit le mois
lunaire de trente jours et le solstice d ’hiver à îa 11e heure.
Sa dynastie se composa de onze souverains du nom de Yüe,
montagne, parce qu’ils sortirent du mont tu n g M en,
Ensuite vint Jen Huang, Seigneur des hommes, appelé
aussi T'ai Huang, le grand Souverain, lequel naquit sur le
m ont Hing M a d’où sort l'eau de la Vallée lumineuse, 11
partagea îa terre et les eaux en neuf parties et l’eau de la
Vallée lumineuse en neuf fleuves. Montés sur des chars de
nuages, attelés de six êtres ailés, ses neuf frères priren t cha­
cun une partie de la terre, tandis que lui régnait au milieu ;
ils bâtirent des villes qu'ils entourèrent de murailles. Placé
au-dessus du peuple et des êtres, Jen Huang établit l'ordre
entre le roi et le sujet et éd i:ta le premier les règles de gou­
vernement. Sa dynastie comprend 150 générations. Il est dit
que le peuple était alors content de son sort ; on travaillait
le jour, on se reposait la nuit, nul ne songeait à son in térêt.
La deuxième époque est celle des cinq Dragons ou Souve­
rains. Iis sortirent comme T'ien Huang ân m ont Wu Wai. Ils
examinèrent la Voie et leur dom ination s'étendit ju sq u 'au x
cinq planètes dont ils portèrent également le nom, et a u x ­
quelles correspondent les cinq notes de la gamme. Montés
sur un nuage, ils visitèrent les cinq m ontagnes et parcoururent
l'univers sur des dragons.
On ne connaît que les noms des troisième, quatrièm e, cin­
quième et sixième époques ; ce sont S i T ’i, gouvernem ent
paisible, avec 59 générations ; Ho Lo, harm onie continue,
trois générations ; Lien Tung, association universelle, six
générations ; Su Ming, établissem ent du m andat céleste,
quatre générations.
La septième époque porte le nom de Sun Fei et compte
vingt-deux rois. Ceux-ci, est-il dit, avaient tan t de vertus que
les peuples suivaient leur exemple comme s'ils avaient des
ailes pour voler, d ’ou le nom de S u n Fei. Le premier de cette
lignée Küe Ling, naquit du souffle primordial, véritable
IIO ETUDES T R A D IT IO N N E L L E S

mère des neuf souverains- Tenant dans îa main la grande


image avec le pouvoir de tout convertir, il m onta sur le
Grand Faîte, T'ai K i et m archa dans îa plus pure et îa plus
haute région ; sans intervenir, il agissait sans cesse. Il so rtit
' des bords de 3a F en et, précédant le repos et le m ouvem ent,
iî retourna les montagnes et détourna les fleuves (i). Grâce
au don dJubiquité il était partout où il voulait agir. A cette
époque vécut Huang S heu, dont certains disent que c'est
Lao Tsï incarné au temps de îa paix moyenne (Chung Ho),
et d'autres qu'il eut pour disciple S heu Nung, Huang T i et
Lao Tsi. Ce personnage, qui ne régna pas, semble avoir été
le premier chef de l’organisation qui devait diriger par la
suite les destinées de la Chine {2},
La huitième époque Y n T 'i compte treize dynasties.
C’est à cette époque que lurent instituées les règles que les
hommes purent suivre avec profit. Son premier souverain
fut S/m Shan, lequel enseigna la culture du ver à soie. Après-
une longue période, le pouvoir fut transmis à Y n C h ’ao, deux
générations, puis à Suei Jen, douzième dynastie qui comprend
quatre générations. On attribue â ce dernier l'invention du
feu et de la pêche. Quatre grands officiers sortirent du fleuve
pour* régler toutes choses selon la volonté du Ciel et il utilisa
leurs services ; alors îa Voie du Ciel fut droite et tes choses
humaines restèrent en bon état. Les dragons apportèrent
une table et la tortue des caractères. C'est le premier souve­
rain qui bénéficia de ces prodiges dont on raconte qu'ils
se reproduisirent plusieurs fois par la suite. Il s’agit de toute
évidence des influences spirituelles qui se m anifestèrent à des12

1. On n o tera que les souverains de toutes les périodes lége ndaire s ré- .
aident dans les régio ns qui constituent maintenant les provinces de Shen
du Shan Si. é,u Ho Nan et du Shan Tung, c’est-à-dire les régions avoisi­
n a n te s du Fleuve Jaune.
2. CT. 1’. de Prémare, V e s tig e s d e s p r in c i p a u x D o g m e s, p. 42t. A ceux qui
s'é tonnera ie nt de notjB voir utiliser les ouvrages du Père de Prém are, nous
nous born e ro n s à faire r e m a r q u e r que nul n’a repris ses tra v a u x s u r les
tem ps a n térieurs à ceux dont parie le Afiou K tn g et en particulier su r les p é ­
riodes a n té r ie u r e s à Fo Hi. Maigre c ertaines e r re u r s de perspective, com­
préhensibles par l’époque où H écrivait, ses travaux sont plus in té res sa n ts
qu'on ne p o u r r a it le croire à pre m ière vue, ne serait-ce que p o u r les textes
qu'ils contiennent.
TRADITION* C H IN O IS E I II

_ -époques critiques pour ram ener le peuple chinois dans la voie


qui lui avait été tracée dès les origines. En contem plant le
Nord, Sut Jen fixa les quatre parties du monde, forma son
gouvernement sur le modèle du Ciel et imposa le premier des
noms aux plantes et aux anim aux ; ces noms exprim aient si
bien leur nature qu'il suffisait de les prononcer pour faire
connaître exactement ce qu'ils désignaient. 11 inventa aussi
les poids et mesures et fixa l'âge du mariage à 30 ans pour
les hommes et 20 ans pour les femmes. Enfin, c'est à lui
qu'on attribue l'invention cïe l'urbanité et de la politesse,
La treizième dynastie Y un Chang, huit générations, m arqua
une dégénérescence. C'est à partir d'elle qu'on commença à
se servir de cordes nouées en guise d'écriture,
La neuvième époque appelée Shan Tung eut pour premier
souverain Rien Yuan, lequel fut suivi de Yung Chu et F u H i .
C'est de ce dernier empereur que part l'histoire proprem ent
dite de la Chine, à l'orée de l'âge de fer. Le titre de cette
époque rappelle que le trône fut alors transm is à un succes­
seur qui possédait la Voie du Ciel. 11 est dit que Fn Hi succéda
au Ciel ou plutôt à une longue suite d'êtres divins. Sa mère
H ua S u le porta 12 ans dans son sein, après l ’avoir conçu sous
l ’inspiration du Ciel en m archant sur les pas du Souverain
d'en Haut, Ti. Il naquit entouré d ’un arc-en-ciel, le quatrièm e
jour de ia nouvelle lune à l'heure de midi, d'où son nom Suei>
Ju p iter, planète correspondant à l'agent bois. E t de cet
arc-en-ciel, dont la partie inférieure se changea en fleuve,
sortit plus tard le cheval dragon qui lui apporta, tracé sur
son dos, le fameux tableau du fleuve, Ho T 'u , arrange-
m ent de nombres mystérieux, composés de points noirs et
blancs, dont il tira les huit trigrammes, puis les soixante-
quatre hexagrammes du Y i King et de ceux-ci les six classes
d'écritures. Il instruisit le peuple dans l'a rt de la chasse,
de ia pêche et du pâturage, institua le mariage, les sacrifices
, avec animaux, la musique, l’écriture et l'astronom ie (1). Son

ï. L e Chou Ici p ré c is e q u 'il d iv is a le C iel e n d e g r é s .


112 ÉTUDES T R A D IT IO N N E L L E S

règne va de 2852 à 2738 avant J.-C. C'est le fondateur de


la civilisation chinoise. On lui donne pour successeur Shen
N ung (1) dont la dynastie dura 17 générations, puis Yen Ti>
lequel fut détrôné p ar son frère Hilang Ti.
La dixième époque, appelée Su Y i , commença avec H uang
Ti, l'Em pereur jau n e , qui, fait im portant à noter, est à la
fois le patron reconnu des Taoïstes et l'ancêtre non seule­
m ent des fondateurs des trois dynasties Hia, Shanget Chou,
mais également des principales maisons nobles qui jouèrent
un rôle im portant jusqu’à la fin de l’époque féodale. La
légende dit qu'il devint bienheureux pt m onta au Ciel.
Au dernier Huang T i succéda son fils Shuo Hao qui ne-
ré gn a que 7 ans, puis Chuan Hü et I \ u . C’est Chuan H ü qui
chargea Ckung et Li de m ettre fin aux communications
entre la Terre et le Ciel et de régulariser les relations avec
les influences errantes dont le contact, vu la tendance
cyclique, allait devenir dangereux. Ensuite vinrent Yao et
Shun, les deux parangons du confucianisme, .-tous deux des­
cendants de Chuan H ü et par lui de Huang Ti et célèbres,
l'u n par sa lu tte contre les eaux qui avaient envahi la terre
l'au tre p ar son organisation de l'agriculture (2). Cette pé­
riode se termine, selon les uns, avec l'Em pereur Y ü (2198 av,
J.-C,), le fondateur de la dynastie Hia, trente générations
après Huang Ti, selon les autres avec la dynastie des Chou.
La capture de l’Unicome, Lin, lors d'une grande chasse
impériale au temps de Confucius, est regardée par celui-ci
comme un m auvais présage, car elle fut prise morte, ce qui
indique la fin de ces périodes fabuleuses et le début des tem ps
historiques, qui ne sont, à vrai dire, que la période finale de
cette dixième époque.

î. Le Ni T sï. c?rand appendice du Y i-K in q , prétend que c’est en considé­


ra n t les lû t a- Yi et S h i Ho (42 et 22) que Shen Nung donna aux hommes rirt-
teiüqonee de l’a g ric u ltu re , li leur apprit à construire des c h arru e s et à s'en,
servir, d’où son nom qui ve ut dire le divin laboureur, il établit les foires et
les m archés qui se tenaient à l'h eure de tuîdi. L u P u W e i lui a ttribue une
m esure de ia t e r r e e ntiè re qu’il parcourt sur un char volant.
2, P o u r plus de détails, CL Fungr Yu Lan. H is to n j o f C h in e s e P h i lo s o p h y ,
p. 22 et suiv ; G. Maspero. E tu d e s m y th o lo g iq u e s s u r le C h o u K in g , et s u r ­
tout B. K arlgren. L é g e n d s a n d c u its in A n c te n t C h in a .
T R A D IT IO N CHINOISE 113

Cette chronologie, en majeure partie d ’inspiration Taoïste,


' n'a jamais été admise par les lettrés, car ceux-ci ne recon­
naissent que celle qui commence avec les cinq Souverains,
plus rarem ent avec J?u Hi et les trois Augustes. Cette a tti­
tude tient à plusieurs raisons dont la plus im portante est
que cette chronologie no pouvait cadrer avec la doctrine et les
ouvrages de Confucius, porte-parole des Chou, Ceux-ci, qui
avaient pris, la place des Shang, semblent s'être appliqués à
se donner dès leur conquête une antiquité classique, com ­
mode et accessible. Il est naturel qu'ils aient éliminé, non
sans mal d'ailleurs, ce qui pouvait rappeler les vertus éteintes
de leurs prédécesseurs dont cependant ils dem euraient les
héritiers, leur em pruntant ce qu'ils pouvaient assimiler de
leur haute civilisation. On a parlé à ce sujet de falsification
de l'histoire par les Chou, Il s'agit plutôt d ’une réadaptation
où seuls importaient les faits pouvant étayer les principes
directeurs des doctrines destinées désormais à encadrer la
civilisation chinoise (x). On sait aussi que Confucius n 'h é sita
pas à supprimer de ses ouvrages ce qui semblait de n atu re
à jeter le trouble dans l'esprit public et, sans doute aussi,
ce qui s'accordait mal avec les principes qu'il avait à cœ ur
de répandre (2). Se Ma T sie n nous informe que Confucius
retrancha du Cke King ou Livre des Vers, lequel com prenait
à 1 origine plus de trois mille pièces, celles qui faisaient double
emploi et ne conserva que celles qui pouvaient être utiles
pour les rites et la justice, soit environ un dixième. Il recher­
cha et suivit à la piste les (textes relatifs aux) rites des trois
dynasties. Il groupa et classa les sujets dont ils traitaien t.
Quoi qu'il en soit, il est un fait reconnu q u ’avant le sixième
siècle avant Jésus-Christ un voile est tendu sur tout le passé
du monde. Ce qui en subsiste se présente sous la form e
de légendes plus ou moins tronquées dont le peuple, tou­
jours et en tout lieu porté au merveilleux, conserve la mé- 12

1. Cf. H. G. Creel, L a N a is s a n c e d e la C h in e et ses S tu d io s in E a r i y C h i -


n e s e C u ltu r e .
2. Cf, L. de Rosny, L e T a ô is m e , p. 5.
8
Il 4 ÉTUDES T R A D IT I O N N E L L E S

moire sans en saisir la raison profonde. Le problème des


origines de la civilisation chinoise est encore compliqué p ar
le fait que tous les ouvrages qui subsistent de l'an tiq u ité
chinoise ne rem ontent guère plus haut que la dernière pé­
riode des Chou et qu'ils furent retranscrits, résumés ou rem a­
niés sous les Han et les S un g par des lettrés qui n ’en purent
guère donner que des recensions expurgées et systém atiques.
Ce n’est qu'après ce travail de fixation qu’on éprouva le
besoin de recueillir puis de publier, plus ou moins fidèlement
pour délasser les uns et éclairer les autres, ces légendes qui
circulaient parm i le peuple.

ÏI

Alors que la biographie de Confucius est assez com plète,


celle de Lao Tsï-, son aîné de cinquante trois ans dit-on, est
quasi inexistante, pour ne cas dire tout à fait légendaire.
D 'après certaines traditions il serait né dans la troisième
année de l'Em pereur Ting Wang de la dynastie des Chou,
c ’est-à-dire en 604 avant J.-C,, 24 ans avant le Bouddha et
20 ans avant Pythagore. Son père aurait été un paysan qui
épousa à l'âge de 70 ans une femme d ’un peu moins de 35 ans.
Quoique ceci paraisse apocryphe et calqué sur la biographie
de Confucius, l'indication que son père était un paysan est
un détail qui a son importance. En effet, sous les Chou les
paysans semblent avoir été pour la plupart d ’anciens sujets
de Shang, donc des asservis, et il est notoire que Confucius
était de souche noble, donc d'allégeance ët d'esprit Chou.
il est toutefois curieux que la famille de Confucius préten­
d ait descendre de la branche aînée de la maison royale de
Sung, que son arrière grand-père avait dû fuir. Or, les
princes de cette maison avaient pour ancêtres les rois de la
dynastie Shang. Peu après la conquête, à la suite de la ré­
volte des partisans des Shang et leur écrasement, un des­
cendant de l'avant-dernier roi Shang, du nom de Wei, fut
T R A D IT I O N CHINOISE
US
intronisé par les Chou pour remplacer le fils du dernier sou­
verain à la tête de la principauté de Sung et perm ettre l'ac ­
complissement régulier des rites des ancêtres de la dynastie
déchue.
Le P 0 Hou 7 ''ung nous apprend que les familles rustiques
donnaient la préférence à la gauche parce qu'elles prenaient
pour modèle l’ordre céleste, tandis que les familles dis­
tinguées, suivant l'ordre terrestre, préféraient la droite, ce
qui semble indiquer que les paysans conservaient des trad i­
tions très anciennes que les Chou, conquérants et sem i-bar­
bares, ne s’étalent pas assimilées ou avaient écartées parce
qu'elles ne répondaient pas à leur génie (1). On lit d 'a u tre
part dans le Ch’iun l's’iu qu'au temps de la dynastie Y n ,
nom donné aux Shang p a rle s Chou, les cinq planètes furent
en conjonction dans la constellation du Scorpion (la m an­
sion F an g du Palais Oi ær tal). Or, Se ma T s’ien, dans son
traité sur les gouverneurs du Ciel, déclare que la rencontre
de planètes est le signe astrologique de ce q u ’on appelle Y i
Hing, conduite changée, ou mieux, transform ation. D 'autre
part, Hinen M ing Pao déclare que le Scorpion est l'essence
de l'esprit azuré, T s an g Shen, et que lorsque la dynastie
Choti vint au pouvoir cet esprit prévalut (2}.
D ’après Se ma T s ’ien, Lao Tsi était originaire du ham eau
de Ch’u J en dans la commune de Li, district de K'u, ville
de Cii u, ancien royaume de la Chine centrale situé dans la
province actuelle du Ho Nan, Son nom de famille était Li,
son prénom Er, son titre honorifique Po Yang, son nom
posthume Tan. O occupa la charge d'annaîiste-historio-
graphe, conservateur des archives secrètes, livres et autres
objets, au musée impérial de Lo, capitale des Chou.
Rédacteurs et conservateurs des traditions en toutes 12

1. Cf. M. Granet, L a P o ly g y n ie S o r o r a ;e, p 41. note 3.


2, lî r e ssort donc de tout ce qui précède, et la légende de Lu S hang le
montre clairem ent, que les véritables rep ré se n tan ts ’de la Tradition c h i­
noise se so nt ralliés d'emblée aux C h o u quand üs ne les ont pas d ir e c te ­
m ent inspirés. Par contre d’a utres, trop engagés, mai inspirés ou dévoyés,
r e s tè r e n t fidèles aux S h a n g et ré sistè re n t de toutes leurs forces aux c h an ­
g e m e n ts pourtant n é ce ssa ires à la m arche du cycle.
Il6 É T U D E S T R A D IT IO N N EL L ES

choses (y compris les précédents astrologiques), les a n n a ­


listes sous les Chou comme auparavant sous les Shang,
avaient pour mission de rédiger selon les principes bien,
établis le récit laconique des rapports que les hommes avaient
entre eux ou avec les puissances spirituelles. L'annaliste de
l'intérieur, en particulier, gardait les archives non seulem ent
de la dynastie régnante mais aussi celles de toutes les d y n as­
ties antérieures. Certains prétendent même qu'elles rem on­
taient aux trois lignes de Souverains d'avant F u HH. Il
était également le conservateur des vêtements et o b jets
rituels de ces dynasties et avait à sa disposition les d e s­
cendants des races déchues, seuls exécutants qualifiés pour
les sacrifices et les danses. Sans eux en effet la dynastie
régnante n'aurait pu exercer ses droits de conquêtes.
On lit dans le Chou K ing que Sin Kia, grand officier de
Chou S in , s'enfuit et devint le grand annaliste des Chou,
q u ’il abandonna pour les Y n, qui furent de nouveau reniés
par lui. Il apporta aux Chou ses livres. Le premier et le se­
cond précepteurs s'enfuirent eux aussi munis de leurs ins­
trum ents de musique. Huai N an Tsî précise ; lorsque IL ia
fut sur le point de tomber, Chtmg Ku, le premier m inistre,
prévoyant le désastre, s'enfuit à Shang ; et juste trois ans
après, Kie, l ’empereur, périt. Lorsque Y u fut près d'être
renversé, Huang et Yi, ministres, se rendirent à Wen Wang,
un an avant la m ort de Chou (i). Nous avons ici en raccourci
et sous une forme systém atique, te récit de la transm ission
traditionnelle dans la haure antiquité chinoise et les réajus­
tem ents de la tradition jusqu’à sa polarisation lorsque les
Chou commencèrent à dégénérer. La fonction d ’annaliste
n ’ayant plus alors de raison d'être, on comprend que Lao T si,
comme on le verra par la suite, se soit démis de sa charge et se
soit retiré vers le grand centre traditionnel situé aux confins
du Thibet, et identifié par certains avec le K ’-un Lun, la mon- I.

I. Cf. E Morgan T a o ih e G r e a t l a m in a n t. E s s a y s f r o m H u a i iS a n T zu,


cluip. VI, p. 158. On trouvera au début de ce chapitre VI une interprétation
légiste de i’bistoire ancienne de la Chine Ic i- p. HS, H7, ISO, 361).
TRADITION CHINOISE 117
tagne centrale de la terre. Certes, on retrouve des annalistes
et des astrologues sous les Han. Mais ceux-ci, malgré toute 1

leur valeur personnelle, comme Se-ma K uang, Se-ma T s ’ien


et Pan K u , due d'ailleurs à leurs attaches plus ou moins
taoistes, ne présentent plus que des cas isolés. La tentative
de restauration de l'antiquité sous les H an n'eut p;ts de suite
e t l'influence de l’antique organisation traditionnelle devint
de plus en plus cachée et effacée (1). C’est ce qui ressort
notam m ent de la notice du Y i W en Chi sur l'école du Tao
par Pmi K u ; l'école du Tao commence avec le ministère
des historiens officiels. En étudiant les principes des succès
et des insuccès, de la conservation et de la destruction, de
la calamité et de la prospérité des temps anciens jusqu'à
nos jours, ils apprirent comment s’attacher à l'essentiel et
atteindre le fondamental. Ils se gardaient par la pureté et
le vide, ils se m aintenaient dans l'hum ilité et la faiblesse.
C’est la m éthode ancienne du souverain sur le trône. Cet
enseignement s'accorde avec la modestie de Yao et l’ensei­
gnement de l’hum ilité qu'on trouve dans le Y i K ing, où il est
dit que l'hum anité a quatre avantages (celui du Ciel, celui
de la Terre, celui des esprits et celui de l’homme). C'est en
cela que réside le point im portant de la doctrine. Enfin, ceux
qui agissent sans contrainte doivent rejeter toutes les études
sur les rites et en même temps écarter la bonté et l’équité
(Jen Y i), Ils déclarent que le monde peut être gouverné
par la pureté et le vide.
De son côté Se ma T a n écrit : l’école du Tao invite les
hommes à l'unité d ’esprit, en enseignant que toutes les
activités doivent être en harmonie avec l’invisible, avec une
abondante libéralité envers tous les êtres de la nature.
Comme pratique, ils acceptent la succession régulière de
l’école du Y n et du Yang, en réunissant les meilleurs points
des Confucianistes et des Taoistes et à ceux-ci les points
im portants des Logiciens et des Légistes. En conformité

' 1. Cf, Nï. Granet, D a n s e s e t L é g e n d e s , pp. 64, 396 et 458 ; £d. Biot, Le
T c h e o u Li, t. Il, p. 104, 110 et lljB.
n 8 ÉTUDES TRADITIONNELLES

avec le changem ent des saisons, ils suivent le développe­


m ent naturel des choses, leurs procédés conviennent p a rto u t
leurs idées sont simples et faciles à suivre ; ils font peu de
choses (en apparence), mais leurs œuvres sont nombreuses.
On notera la tendance rationaliste et en conséquence syncré-
tiste de ces deux auteurs. Ils ne pouvaient guère s'expliquer
autrem ent sans risquer non seulement d ’être mal compris,
mais aussi de s’g itire r de graves ennuis. E t Se~ma T s ’ien,
moins heureux ou moins prudent, paya d ’une m utilation
honteuse sa persévérance à poursuivre et éditer l’œ uvre
inachevée de son père Se-ma Tan,
Une tradition transmise par Se ma T sien prétend que Lao
Tsï rencontra Confucius vers l'an 525, et il rapporte de leur
entretien quelques paroles qui ne font que souligner le con­
traste de leurs enseignements (r). Venu à la cour des Chou
pour consulter Lao Tsï sur les anciens rites en vue de leur
restauration,Confucius se vit répondre; « Maître, les hommes
dont vous parlez n'existent plus, leurs ossements ne sont
plus que poussière. Il n'en subsiste que les maximes. Si un
homme vient en son temps il parvient aux honneurs e t
m onte sur un char, sinon trouvant sur son chemin des obs­
tacles il poursuit son chemin (et roule au hasard comme la
plante Fong dans les sables) ; je remarque qu'un sage
m archand enfouit ses trésors et paraît comme dépourvu.
L ’homme supérieur et d ’une haute vertu se donne un air
stupide. Laisser donc, là, Maître, votre affectation et vos
plans exagérés. Tout cela ne vous mènera à rien. C'est tout
ce que j ’ai à vous dire ». Kung T si se retira et, s'adressant à
ses disciples, leur dit ; « Je sais que les oiseaux peuvent
voler, et les animaux courir. On peut faire des pièges pour
les animaux, des blets pour les poissons, des flèches pour les
oiseaux. Quant au dragon je n'ai pu savoir s'il m onte lel,

l , D'autre part le K o a K i n t ' o u S h o u T s u C h ' i n g , ci té par G. Douglas


dans son C o n f u c l a n i s m a n d T a o i s m , prétend que l’un des objets de la visite
da Conîucius à L a o T s ï était de lui remettre un livre 1 déposer dans les
archives.
Il est bon de noter que la date 525 ne ligure pas dans L e m a T s ’i e n .
T R A D IT IO N C H IN O ISE , II9

vent sur un nuage pour s’élever jusqu'au Ciel. Aujourd'hui


j'a i vu Lao T si, il ressemble au dragon ».
Dans la biographie de Confucius, Se-ma T Tien donne une
au tre version de l'entrevue de celui-ci avec Lao Tsï. Lors­
que Confucius prit congé peur s’en aller, Lao l'si le recons-
duisit en lui disant : « J ’ai entendu dire que l'homme riche et
puissant reconduit les gens en leur donnant des richesses, que
l'homme bon reconduit les gens en leur donnant dei paroles
Je ne saurais être riche et puissant, mais je prends furtive
m ent le titre d'homme bon ; je vous reconduirai donc en
vous donnant des paroles et voici ce que je vous dirai ; Celui
qui est intelligent est près de mourir, car il critique les
hommes avec justesse ; celui dont l’esprit est très savant»
ouvert et vaste (grandement pénétrant}, m et en péril sa
persc/nne, car il dévoile .es défauts des hommes. Celui qui est
fils ne peut plus se posséder ; celui qui est sujet ne peut
plus se posséder ».
Enfin, dans le chapitre F son g T si IVen, du Li Ki, Con­
fucius rapporte ce qu'il a appris sur le compte de Lao Tan
en quatre occasions différentes. Dans l'un de ces cas une
éclipse de soleil vint à se produire, ce qui fixerait la rencontre
en 518, Confucius aurait eu alors 34 ans. D ’autre part, le
Cnuang Tsî m et souvent Confucius en conversation avec Lao
Tsï et précise au sujet d ’un de ces entretiens, que Confucius
était âgé de 51 ans lorsqu’il rencontra Lao Tan à Pei (r).
On peut donc considérer comme à peu près certain que
Confucius rencontra à plusieurs reprises des sages typique­
m ent Taoïstes, sa biographie en fait foi, et q u ’il reçut d ’eux
des avertissements sinon des instructions. Il convient de sou­
ligner que Lao Tsï, en tant q u 'ap partenant au corps des
annalistes attachés à la cour des Chou, occupait une fonc­
tion centrale et permanente quoique effacée. P ar contre,
Confucius, conseiller occasionnel de maisons princières, n'oc­
cupa guère que des fonctions excentriques et extérieures 1

1. C t S e ma T8’ica, M é m o ir e s H is to r iq u e s , T. V, pp. 239-300.


12 0 É T U D E S T R A D IT IO N N EL L ES

toujours éphémères. Si, par La suite, à cause des nécessités


cycliques, les positions relatives de leurs disciples respectifs
changèrent du tout au tout, il n'en est pas moins vrai que
jusqu'à nos jours, les véritables dirigeants, disons respon­
sables, de la Chine n'occupèrent que rarem ent des fonctions
officielles extérieures, en tout cas jam ais de premier plan. Ils
préférèrent toujours la solitude et l'isolement des m ontagnes
retirée,s de l'ouest à une fonction en vue plus propre à les
em barrasser qu’à faciliter leur tâche suprêmement d ésin té­
ressée. Ainsi ils ont toujours su, par des moyens appropriés
et en application du principe de l'alternance cyclique Y-n
Yang, représentée symboliquement par la double spirale,
conduire m agistralement les destinées de la Chine contre
vents et marées, quoique souvent par des voies inscrutables
et sinueuses. Ce principe de la double spirale est n e tte m e n t
indiqué dans les proverbes suivants : du désordre vient l’ordre
et de l’ordre, le désordre ; ce qui est longtemps uni sera
divisé, ce qui est longtemps divisé sera réuni ; un long
tem ps de paix engendre le désordre, un é tat extrêm e de
désordre amène le bon ordre ; c’est la somme de tous les
désordres qui concourt à l'ordre final. Là gît le secret de
l’étonnante stabilité et de longue permanence de la civilisa­
tion chinoise (i).
Lao tsï, précise Se-nta Ts'ien, se consacra à ia Voie et à la
Vertu et p rit pour seul but de ses études de rester caché et
sans renommée. Il dem eura longtemps à la cour des Chou,
mais voyant que la dynastie dégénérait il qu itta sa charge et
s ’en alla par le passage de Han Kou. Le gardien de ce passage,
du nom de Y-n Ht, lui dit : « Maître, puisque vous allez vivre
dans la retraite.daignez composer un livre pour mon instruc­
tion ». Lao Tsî écrivit alors un ouvrage en deux parties,
sur la Voie et la Vertu, contenant un peu plus de 5.000 ca­
ractères, puis il s'éloigna et nul ne sut où il finit ses jours.
Se ma Ts'ien termine sa courte notice en indiquant que 1

1. Ci. Acîrian P a te r s o a . T h e M id d U E m p ir e . Rev. E s fa n ., a* 3, m ay 1941 e t


ICiane S a n s H a . C h in e s * C iv ilis a tio n , p. 39.
T R A D IT IO N C H I N O I S E 121

Lao Tsï était un maître qui aim ait l’obscurité, qu'il eut un
fils qui devint général à la cour de Wei et dont les descen­
dants existaient encore sous les Han.
Bien plus tard, sous l’influence du Bouddhisme, une foule
de légendes firent leur apparition dans lesquelles, à défaut
d'une biographie proprement dite, ce qui, au point de vue
doctrinal, est bien secondaire, on discerne sans peine des
allusions à l'origine non-humaine du Taoïsme. Ces légendes
donnent à Lao Tsï une naissance miraculeuse à l’instar des
Souverains légendaires et des ancêtres des fondateurs des
trois Dynasties. Sa mère le porta 72 ans, certains disent
82 ans, dans son sein après l'avoir conçu sans l'intervention
d'un époux, à la vue d ’une étoile filante, esprit vital du Ciel,
et sans cesser d ’être vierge. Elle le mit au monde par le côté
/gauche, certains précisent sous son bras gauche, à l’ombre
d'un prunier, symbole d ’imm ortalité, d ’où son nom Li qu'il
se décerna lui-même, étant doué comme Huang Ti de la
parole dès sa naissance. M ontrant l'arbre il dit : Li sera
mon nom de famille. Il vint au monde avec des cheveux
blancs, des oreilles longues et la face d ’un vieillard, d ’où
son nom de Lao Tsï, qui signifie aussi bien vieux Maître
qu’enfant vieillard, son prénom Er, oreille, ou Chung Er
oreilles longues, et son titre posthum e ou plutôt son pseu­
donyme Tan, oreille longue. On le représente souvent
m onté sur un buffle noir et on le dépeint avec une protu­
bérance au sommet du crâne, deux autres aux ailes du
front, une grande raie sur celui-ci, une bouche carrée et
autres détails extraordinaires. On dit qu'il q u itta l'E m pire
chinois sur un char tiré par un buffle noir et qu'il se dirigea
vers le Thibet, certains disent vers le m ont K'un L u n ,
d'autres vers l'Inde et m ourut à l'âge symbolique de
8 î ans en 523. On prétend aussi q u ’il eut douze disciples,
deux directs, les autres posthumes, et que Y n Hi, le gar­
dien de la passe, céda son livre à Wen Tsï l'un des premiers
écrivains Taoïstes.
Certains ont soutenu que Lao Tsï n 'a jamais existé,
12 2 ÉTUDES T R A D IT IO N N E L L E S

d ’autres qu’il y eut deux personnages de ce nom, l'un légen­


daire, l’autre postérieur de 129 ans à Confucius, et le véri­
table auteur du Tao te King. On parle même d ’un troisième
personnage qui se situerait entre les deux premiers et qui
aurait écrit un ouvrage perdu depuis (1). Tout cela im porte
peu, car l'influence profonde qu'à jouée le Taoïsme dans tous
les domaines de la pensée et de la civilisation chinoise dé­
passe immensément le cadre individuel. L'indication qu'il
était archiviste à ia capitale des Chou peut fort bien signifier,
comme on l'a vu plus haut, qu’une organisation tradition­
nelle, apparem m ent les annalistes et les astrologues du tro i­
sième ministère dit des archives, dont certains m embres
sinon la plupart devaient être de souche ou d'esprit Shang,
a désigné, directem ent ou non, un représentant qualifié pour
rédiger un ouvrage résum ant l'enseignement antique ou
simplement l'a produit sous un nom fictif, ce qui au fond
revient au même. Il n'existe, en effet, d ’originalité q u ’en
surface, et le propre du S?ge n ’est-il pas de rappeler le sens
véritable des vérités éternelles que l'hum anité oublie ou
dénature avec le temps, vérités qu’il retrouve naturellem ent
et spontaném ent ou dont il reçoit la Tradition du fond des
âges ?
Q uant aux prétendus emprunts du Taoïsme à d 'a u tre s
Doctrines orientales voire occidentales, ils n'ont apparence
de réalité que lorsqu'on méconnaît le fait évident selon nous
que toutes ces Doctrines ne sont que des adaptations faites
en leurs temps et lieu du Livre unique et non écrit de la T ra ­
dition primordiale (2). C’est dans ce sens qu'il faut in te r­
préter les légendes qui disent que Lao Tsï est né a v a n t le
Ciel et la Terre ou que le Ciel et ia Terre l'ont institué pour
être le modèle de toutes les générations à venir, qu'il avait 12

1 . C f . F u n g Y u L a n , o. c . , p . 1 7 0 - 1 7 2 .
2. C ' e s t c e q u e d i t l’A b b é d u P a i Y u n n K o a n a u P è r e W i é g e r : " E n t r e -
n o u s , v o u s e t n o u s , n o u s f û m e s v o i s i n s à l’o r i g i n e . N o u s , T a o ï s t e s , n o u s s a ­
v o n s cel3 C f. h i s t o i r e d e s c r o y a n c e s e n C h in e , p . 150. O u p e u t v o i r u n
* s i g n e d e s t e m p s ,, d a n s l e f a i t q u ' i l n e s e m b l e p l u s y a v o i r d e s T a o ï s t e » ,
d e c ette e n v e rg u re .
T R AD IT IO N CHINOISE Î 23

; une âme pure émanée du Ciel etc,.. Elles le font exister


dès les trois premiers souverains {San Huang), avec P ’an
K u , le premier homme, et apparaître ensuite à plusieurs
j reprises sous des noms différents, en particulier au tem ps
i de F u H i et de ses successeurs Shen Nung, Chu Yung, Huang
I Ti, Ch'uan Hü, Yao, Shnn et au début des trois premières
dynasties historiques H ta, Shang et Chou. Son activité fut
particulièrem ent grande au début et au cours de cette d e r­
nière, ce qui indique dans le monde de grands changem ents
I nécessitant une réorganisation interne et externe des diffé­
rentes civilisations existantes.
On peut considérer comme très plausible que Lao Ts%
fut assistant-annaliste et conservateur des archives au tem ps
de Wen Wang ut de Wu Wang (113 r - r n e ) av. J.-C., les deux
fondateurs de la dynastie des Chou, ainsi que sous le succes­
seur du dernier Chung Wang (i ï 15-1079). Pendant le règne
de celui-ci, il est censé avoir voyagé aux extrém ités de l'oc­
cident et avoir visité les pays Ta T'sin, Thîbet occidental,
et Tu TCien, Turkestan chinois, sinon plus loin. Il revint
reprendre ses fonctions sous K ’ang Wang en 107S ; m ais
sous Chao Wang il quitta ses fonctions et vécut dans la
retraite pour repartir finalement vers l’occident dans la
13e année du régne de cet Em pereur. Il est dit qu'il sortit
cette fois aussi par la passe de H an Kou et que le gardien
de celle-ci le suivit et l'interrogea sur le Tan. Il ne fut pas
question alors d'écrire un livre, la transmission orale suffi­
sant seule encore (x).
Dans le Fa Lun K ing, entre autres, on trouve le récit,
d'environ vingt apparitions de Lao Tsî depuis les tout pre­
miers temps jusqu’à l’époque de Confucius. A l’époque du
roi K ’ang (1078-1053 av. J.-C.}, alors qu ’il était connu sous
le nom de Kuo Shu Tsï, il s’en alla par la passe de l'ouest
puis revint par le désert pour instruire Confucius (517 av.
J.-C.) sur la question des rites. Après avoir donné le nom d es 1

1. Cf, Ma yers. Chinese Reader’s Manaai, p. 110 et T. W attera. Lao Tzu+


124 É T U D E S T R A D IT IO N N E L L E S

m aîtres célestes et hum ains de Lao Tsï, l'ouvrage ajoute :


Lorsque Lao Tsï naquit il ht un bond et neuf pas en l'air
tandis que des fleurs de lotus s'ouvraient sous ses pieds.
M ontrant le ciel de la main droite et la terre de la main
gauche il dit : Dans le ciel au-dessus e t-par la terre au-des­
sous seul le Tao est honorable. De même, lorsque Sakya-
mouni (le Bouddha) n a q u it, il ooncut et ht sept pas dans l'air
puis m ontrant d'une main le ciel et la terre de l’autre il d it :
Dans le ciel au-dessus et sur la terre au-dessous, je suis seul
honorable (i).

(À suivre)
JACQUES LlO NN ET. i.

i. Cf. J, Lejge. Thé Rtligiorts, of Chinât P* 239, note D,


TEXTES SUR LA CONNAISSANCE
SUPRÊME

D ’un ensemble de travaux se rapportant à la m éthode de


réalisation m étaphysique selon l'école initiatique du Sheikh
el-Akbar Muliy ed-Dîn Ibn Arabî, nous détachons pour les
lecteurs des E t u d e s T ra d iU o n r.e iid s quelques pages ayant tra it à
la Connaissance Suprême. L 'annotation est ici de circonstance ;
elle ne sera complète que dans la présentation d'ensemble des
enseignements dont ils font partie.
Les textes originaux de ces documents se trouvent inclus
dans le recueil intitulé Rasâtlu Ibni-E Arabî publié à H ydera­
bad par le Bureau de Publications Orientales {Dâirat-u-l-Moâ-
rifi-l-Uthmânivah). Ils y figurent, le oremier sous le nom de
Kitâbu-l-Wacâvâ : « Le Livre des Instructions >>, le deuxième et
troisième couplés sous le titre: Risâlatun fî su’âli Ismâ'îla-bm
Sawdakîn = « Epitre relative à la question posée par Ism â’ÎI
Ibn Sawdakîn » ; celui-ci ne convient en réalité pas au dernier
texte dont le sujet est distinct, et qui s'intitule proprem ent
Ëâbu ma'rifati asrâri Takbîrati-c-calâh = « Chapitre tra ita n t
des secrets de la formule a Allah est plus Grand », prononcée
pendant le rite de la Prière »,

L e livre des instructions

onfrère dans la voie divine, qu'A llah « te fortifie par un


E sprit procédant de Lui >> (x) afin que tu sois instruit
à son Sujet par Lui-Même. Je te recommande de connaître
Allah (dont la gloire et la sublimité soient célébrées) con­
formément aux enseignements q u ’il t'a formulés (dans Sa
Loi) (akhbara-ka,) en ce qui Le concerne (2), tout en t ’ap- 12

1. Cf. Coran 55,22.


2, Ceci est un r a p p e l du principe traditio nnel que, au sujet d'Allah, on ne
peut savoir que ce q u ’il révèle lui-même, soit directem ent, soit p a r Vin t e r -
126 ÉTUDES TRADITIONNELLES

puyant sur ce qu'impose la dém onstration existentielle


[el-burhân el-wujûdï) au sujet de la transcendance {tanzîh} et
de la sainteté (iaqdîs) exigées par l'E tre vrai (el~Haqq) (i).
Ainsi, tu cumuleras la science que te confère la foi,
(el~ÎMLn) {2 ) et la science que t'impose la preuve ration­
nelle (3V Mais ne cherche pas à m ettre ensemble les deux
voies. Prends-les chacune à part. Que ta foi soit pour ton
cœur — en raison de ce qu’elle te confère en matière de
connaissance d'A llah — comme la vue sensible dans l’ordre
sensible, quand elle te procure des connaissances en con­
formité avec sa nature propre (4}.
Garde-toi de tourner ta spécula lion rationnelle (sn-nazhar
d-jikrî), vers ce que te confère la toi (5), car tu seras alors
privé de « l’œil de la certitude » (aynu-l-yaqin} (6). Allah est
trop vaste pour être conditionné par une intelligence (aql)
procédant de la foi, ou par une foi procédant de h intelligence.

médiaire d’un envoyé chargé d'une telle mission, sous la forme de Notifica­
tions { . t k h b t t r , s i k h a b a r ) ou sous la forme de Li vres { K u i u, sing. K i t â b l et
de Eeui ilôts (Caou/'j. ici. la recommandation du Sheikh ei-Akbar se rapporte
avant tout à l'enseignement divin existant dans la révélation faite an Pro­
phète et confiée aux détenteurs de ta tradition. Cet enseignement est ce que
désigne le terme k h a b a r surtout eu opposition avec le f i k r , la spéculation
rationnelle, dont il sera question dans la suite du traité,
t. Les caractères de t a m i ! i et l u n d i s sont des catégories conceptuelles
négatives que ta raison i e i - a q i ) par sa fonction spéculative et réflexive (eè/î.ér)
petit établir en mode valable. car cites consistent proprement dans la néga­
tion de tonte conception rationnelle affirmative.
2. Rappelons ici les fl points de Sa foi qui sont : AUah, Ses Anges, Ses
Livres, des Unvoyés, le Jour Dernier et la Prédestination. Les A k h b à r trans­
mis de la part do Dieu au sujet de ces 6 points constituent la base doctrinale
de ia foi.
:i. Cette dernière, sous le rapport de ia connaissance intuitive reste auxi­
liaire et de forme purs ment négative.
4. Ou notera ici le caractère d'affinité naturelle entre la foi et la connais­
sance intuitive.
5. La fonction dissociative do la réflexion ( e l - i i k r ) et 1s caractère incertain
de l'opinion ten-uarhor) sont naturellement divergents du caractère synthé­
tique et affirmatif de la foi. L’usage de la spéculation rationnelle quant à la
substance et aux raisons propres de la foi. est dissolvant de celle-ci.
fl. ■*L'Œdde la Certitude „ est le degré de l'intuition Initiatique. Suivant le
rapport sous lequel sont envisagées les choses ici, cet " Œil „ correspond
donc à 1'“ Œil „ du Cœur ., i a v r i u - l - q u a l b ) . Rappelons ici qu'il y a trois degrés
ne la Certitude ; 1° La Science de la Certitude { I l m u i - Y a q i n } qui est U certi­
tude théorique ; 2° L'Œil de la Certitude t , A ; ; n u i - Y a q i n ) qui est îa certitude
intuitive, mais procédant d'une connaissance encore distinctive d’on sujet
et d’un objet ; 3° La Réalité même do la Certitude (H a q q u l - Y a q i n ) qui est
ia certitude de la réalisation par soi et en soi dô ia Vérité du connu
{it a h a q q u q ).
LE L I V R E DES I N S T R U C T IO N S I 27

Bien que la lumière de la foi donne témoignage en faveur de


l'intelligence quand celle-ci, par l ’exercice de la spéculation
rationnelle {fikr), aboutit, à des jugements apophatiques
{cs-sukïb), la lumière de l'intelligence ne saurait confirmer
par la vertu de cette même spéculation ce que confère la
lumière de la foi et. le dévoilement initiatique fel-kashf).
Mais la lumière de l'intelligence peut comporte! une cer­
taine réception (qabûl) en dehors de la pensée rationnelle,
tém oignant de la vérité de ce que confèrent le dévoilement
initiatique et la foi (1).

’ L a Loi possède une lumière et les compréhensions une


balance,
E t la Loi est pour l'intelligence raffermissement et pou­
voir
Le dévoilement est une lumière avec laquelle ne sauraient
s’accorder
Que des intelligences qui lors de la pesée reçoivent un
poids qui l’emporte.

Sache, mon frère, que toutes les intelligences, tant celles des
anges que celles des hommes, et même l'Intellect Prem ier
(d~Aql el- Awwal) qui est le premier être existencié dans le plan
de l'Inventaire et de l'Inscription (aiamu-t-tadivtni wa-i~
tastîr) (2), connaissent leur insuffisance et leur ignorance à
l'égard de l’Essence de leur Créateur, et smit conscientes
q u ’elles ne savent, au sujet de cette Essence Transcendante,

L Dans ce cas la “ réceptivité „ de l’intelligence puise dans quelque me­


sure au mode * divin „ même par lequel ont été révélées les données pro­
posées à la foi, ou par lequel celles-ci sont attestées intuitivement ipar le
dévoilement), et c’est pour cela qu’elle peut confirmer ces données. CL
FutûUât, intr. : “ Certes les intelligences ont une limite à laquelle elles s'ar­
rêtent en tant que facultés raisonnantes 'mufalckiraiem mais rton pas en tant
que facultés réceptives (qâbilaien). C’est pourquoi nous disons d’une chose
qui n’est pas possible selon la raison (oq/en) qu'elle peut ne pas être impos­
sible sous le rapport divin inisbaten ilàhyyaten). de même que nous disons
au sujet de ce qui est possible selon la raison que cela peut être impos­
sible sous le rapport divin
2. On désigne ainsi le degré existentiel où se situent le Calante (épithète
de l'Intellect Premier) et la Table Gardée (épithète de l'Ame Universelle).
Selon le hadith, le Caiarae reçoit d'Allah l'o rdre d'inscrire sur la Table Gar­
dée tout ce qui sera dans le inonde ju sq u 'a u jo u r de la Résurrection,
128 ÉTU D E S T R A D IT IO N N EL L ES

que la part exigée par le Monde sous son rapport de cor­


respondance ou analogie (&l-7nu~nâsabah), c'est-à-dire sous
le rapport des Attributs (eç-Cifâl) du « Dieu » (el-Ilâh). Elles
ne connaissent donc que le degré Divin, el-Martabah (i).
Toutes les intelligences, tant pénétrantes que déficientes, se
tiennent compagnie dans cette ignorance et cette incapacité.
Ce qui reste en dehors de cette connaissance (inaccessible
aux intelligences en tant que telles), c'est la science au sujet
de ce qui est autre qu’Allah, et nous n'avons pas d’intérêt
pour cette science sur « autre qu’Allah >>. Nous n’avons pas
pour celle-ci l’intérêt majeur par lequel on obtient la per­
fection de l'ame ou de soi. Car la qualité propre (eç-cijah &n~
najsiyah) de cette Essence transcendante ne pourrait être
autre qu'une seule (wâhidah ), qui serait l’Essence même
(aynu-dh-Dhât), or, la détermination (d-ta’în) de celle-ci par
un. mode positif (M in haythu-l~ühbâi) est impossible, La
science à son sujet est alors également impossible (2}.
L'Essence ne saurait comporter composition ; elle dépasse
toute possibilité de parties composantes.
La chose étant ainsi, il ne reste à l'âme que la « disposition >>
( d d a h a y y u ) , en raison de ce que ceile-ci peut occasionner
sous le rapport de la grâce divine (el-xeahb el-iiâht) (3), car,1
1 E ntre e l- H a q q et il n'y a aucune correspondance ou analogie
(mundsabnn) sous le ra p p o rt de l'Essence mais se ulem ent sous le r a p p o rt
de la Fonction D i v i n e , e l - U t ù h a h , qui inclut tous les attributs divins. Cette
Jonction divine s'appelle aussi e -/t/nrfcôa/t. io Degré ou la Dignité (s. e. :
divine), CL “ Le Livre d e là Prem iè re Connaissance „ : K i t û b u - l - M ' a r i f a t i - l - U l à :
“ L’intontgence a une lumière par laquelle elle attein t des objets déterm i­
nés, et la foi a une lumière par laquelle elle attein t toute chose contre
laquelle U :i’y a pas d'obstacle. Par U lumière de l'intelligence, on aboutit
à la connaissance de la Ulûluih, de ce qu'elle exige et de ce qui est i m p o s­
sible à son sujet, ainsi que ce qui reste possible, c'est-à dire de ce qui n’est
ni impossible ni nécessaire. Par la lumière de ta foi, l'intelligence atteint la
connaissance de l'Essence et des c a r a c t è re s que s ’est ra ttachés e l - H u q q à
lui-même
2. La D h â i n'est pas “ scible „ {là i n ’t a m u ) , mais Mconcempîable „ (fus-
h h a d : i) . alo rs que la {juin a h n'est pas " com em plable „, maïs, " scible „. A. cet
é^arri. rf'.-seuee et ta Divinité sont polairem ent opposées. Cf. " Le Livre de
la t',‘emiù.e Court ■issanee „ (K it n b u - l- fi U i n f a t i - l - U l à ) . et F u t iîh ù t, Introd,
3. Le terme T u l u i i / y u ' signifie une sorte de “ préfiguration „ de la Réalité,
constituée dans Pâme qui se dispose à c onte m ple r cette Réalité, La connais­
sance effective ne viendra toutefois que par la grâce divine qui donnera
réalité à cette préfiguration. On peut é voquer à ce propos te symbolisme
de la création par Jésus des oiseaux d'argile qu’il anime ensuite par son
souffle en raison de l’ordre divin. Dans le texte coranique (3, 43 et 5, 110) la
LE LIV RE D E S INSTRU CTIO NS I 29

pour ce qui est des facultés (naturelles) {el-quwâ), elles ne con­


fèrent que ce quelles comportent, or, tout ce qu'elles com­
portent leur est connaturel. Il leur est donc impossible de
connaître leur Existentiateur .selon la Science qu’il a Lui-
même au sujet de Lui-même. Mais lorsque tu <sdisposes » ton
réceptacle {eUmahall) en vue du dévoilement divin [ei-taiallî
el-ilâhi) nui est le mode le plus parfait d'obtention de la
Science, et dont résulte la Science que possèdent les intelli­
gences des Anges, des Prophètes et celles des grands initiés
d’entre les purs adorateurs d'Allah, ainsi que celles des êtres
de constitution lumineuse — ne fatigue pas ton mental à
méditer sur la Science par Allah (et-tajakkuru jî-l-ilmi bil-
lâh), A ce sujet, Allah a dit : « Allah vous avertit de prendre
garde au sujet de Lui-même » (nafsu-hu) (Coran, 3, 27 et 28).
D’autre part, le Prophète — sur Lui le salut — a dit : « ne
méditez pas sur l’Essence d'Allah » (Là tafakkarû jî D h â h -
Llah), Par conséquent s'occuper de ce qui ne saurait y con­
duire, c'est laisser échapper ce que le temps mériterait
avant tout.
Sache, mon frère, que, en fait de Science divine, il ne s'en
insère dans le monde que la part qui correspond au monde
jusqu’au Jour du Jugement (r). Ceci tant pour le domaine
des choses supérieures, conformément au vernet : « Il a ré­
vélé dans chaque Ciel le commandement qui lui revient a
(Coran 4 1 , 14), que pour le domaine dus choses mîérioures,
suivant cette parole, dite au sujet de Su Terre : « il a déter­
miné en elle les nourritures qu’elle doit porter » (Coran 41, 9).
De ce fait, lorsque ton âme sera rendue pure et que son mC
roir sera poli (2), ne considère pas avec eilc le monde pour
recevoir en elle l’image de ce qui est dans le monde même
pris dans sa totalité, car ü n’y a aucune utilité en cela, mais

" figure „ des oiseaux est d’aiileurs désignée par le t e r m e t w / a h qui est de
la même racine que t a h a y y u ’ de notre texte- Le souffle ( n a f k h ) viviiicateur
de Jé su s c orrespond à la grâce divine.
1. Cî. le hadith rappelé au sujet des sciences inscrites par le Calante su r
la Table Gardée.
; 2. Cette mention sommaire se r a p p o rte à toute la discipline initiatique
né c e ssa ire p our l'acquisition des qualités et des vertus spirituelles.
9
130 ÉTU D E S T R A DITION NELLES

oriente ton âme vers la Dignité Essentielle {el-Iiadrah


edh-Dhâliah ) sous le rapport de la science que Celle-ci a
dJElle-même. Tu lui donneras cette orientation dans un état
de pauvreté {ijtiqâr ) et de nudité (tariyah) afin que l’Etre
Vrai [el-Haqq) lui accorde, de Sa connaissance, ce qui peut
être obtenu par cette voie (x). Cette autre part de science
n'cst pas de colles qui s’insèrent dans le monde extérieur à
toi. Si l’on t’objecte qu'une telle science doit être tout de
même inscrite dans la Table Gardée [d~Lawh d-M ahfâzh) qui
contient tout ce qui sera jusqu'au Jour de la Résurrection,
et que cette science lui a été enseignée par le Caiame (d -
Oalam), qui est l'Intellect Premier, et que par conséquent la
science que tu pourras obtenir fait partie de celle qui se
trouve déposée dans le monde (dont tu fais partie toi-même),
comment répondre ? — Nous répondons ainsi : N’ont été
inscrites dans la Table Gardée, et n'ont été tracées sur elle
par le Caiame, que les sciences qui peuvent être transférées,
qui font l’objet d'un « transfert » (naql) (2}. Quant à ce qai
ne peut être retransmis ainsi, mais qui est donné (directe­
ment) par dévoilement divin— ce dont nous entendons par­
ler justement maintenant — cette chose-là n'est aucune­
ment insérée dans le Monde. Sa réalisation dans l'homme se
produit selon un rapport divin spécial {d-ivajh el-khâçç e l~
ilâhî) qui concerne tout être existant, et ce rapport rcote en
dehors de la science de l'Intellect Premier et de tout autre
être produit (3). Sache cela.
Sache aussi que le moyen par lequel on arrive à ce que
nous disons ici, est, d’une part, la libération {îafarrugh) de
la conscience (d-khâtir) et du cœur {1d-qalb) de toute science

ï. La * disposition „ dont il éta it question ae définit ainsi par ra p p o rt à


aoi comme une conscience de sa propre inexistence.
2, Ce n a q t a lieu tout d ’abord quand le Caiame reçoit d ’ÀUah les sciences
relatives au Momie : ensuite, il se produit encore quand ce 9 sciences sont
inscrites par lui su r la Table Gardée dont procèdent tous les autres degrés
d ’existeuce et de connaissance,
3. Toutefois, l'Intellect Prem ier lui-même, comme chaque être existant,
reçoit sous un tel rapport spécial une connaissance qui lui r e ste popre et
q u ’il ne tran s m e t donc pas. Sur la notion de tv a jh k h a ç ç ou a k h a ç ç , qui litté­
ra le m e nt signifie * face p r o p r e », voir plus loin le texte II.
LE LIVRE DES IN S TR U C TIO N S I 3Ï

(ilm) ainsi que de ia réflexion {fikr) requise pour l’acquisi­


tion des sciences (théoriques) (el-ulûm), la libération de tout
ce que l'on a écrit, enfin l'oubli de tout ce que l’on sait ;
(d’autre part, ce moyen consiste dans la séance avec Allah
en pureté {eç~çajâ) et dans le détachement intérieur (tajrîdu -
l-bâtin) de tout lien avec autre chose que l'Essence d'Allah
selon Son mode absolu. Ne siège pas avec Allah selon un
-, point de vue déterminé. Si tu le fais, si tu détermines, et qu’une
ouverture intuitive ■>(fat'h) survient, il ne t'en résultera ainsi
autre chose que ce que tu as déterminé (1). Que ton incan­
tation perpétuelle (hajîr), dans ta séance, soit avec ton
Ultérieur : Allah ! Allah ! (2}, sans aucune représentation
(takhayyul), ou plutôt avec intellect ion [laaqqul] des lettres
{du Nom) maïs pas avec leur représentation (3). Tu ne dois
pas attendre 1’ « ouverture » divine par le moyen de cette
séance et de cet état (q), mais invoque-Le en conformité
avec (ia nature de) cette incantation {dhihr), et'en vue de ce
qu’exige Sa majesté, avec l’intention de Le faire prévaloir
contre tout, selon ce qu'Ji est en Lui-même, et non pas selon
la science que tu as de Lui, ou selon ta conviction théorique
(aqidah) à Son égard ; mieux encore, procède en cela selon
une « ignorance totale') [jahlâmm] (3). Alors s’Il t'ouvre une
des portes de 12345a Science à Son sujet, dont tu n’avais pas
éprouvé précédemment le «goût » [daivq] (6),et si cela te vient

1. il y a correspondance nécessaire entre le t a h a y u n ' et le icifatlt, et cela


malgré le manque de commune m esure a ppare nte entre eux.
2. Le nom Altàh est le nom par excellence de la m éthode incantatoire
islamique.
3. Il existe à ce sujet différentes attitudes et d isc iplines; il y en a qui se
basent Justement su r la représentation des lettres du nom, mais cela reste
encore un mode conditionné et provisoire,
4. Attendre la “ connaissance „ pour soi, chtst envisager, dans un c ertain
sens, autre chose qu.’Allah lui-mème et pour autre que lui.
5. Ici apparaît dans l e s t e r m e s les piu s n e t s te c a r a c tè re négatif du
ta ha i/i/iO dans la conscience. Toutefois, il est à r e m a r q u e r que cette i n d é ­
term ination intuitive est prise en mode actif. A cet “ ignorance totale
difficile à obtenir et à maintenir, ré p o n d ra , par une sorte de conversion
mmédiate, ia Connaissance. C'est là la raison p our laquelle il est parlé
quelquefois de l ‘“ Ignorance „ ( J a h l ) comme d ‘un m ystère initiatique. Cf.
L a P a r u r e d e s A b d a l de Ntuhy ed-Dïo Ibn Arabî, p, i l , note I dans notre t r a ­
duction.
S. T erm e technique d é signant ‘ le com m e nce m e nt d ’un, dévoilement .
{tajalli}.
132 É T U D E S T R A DITION NELLES

par le truchement d'un Esprit de sainteté [Rûh qudusî), ne le


repousse pas, mais ne t'y arrête pas non plus, et occupe-toi
de ce dont tu t'occupais. Si les « goûts >>se succèdent, variés,
par le truchement des Esprits séparés (de la matière) (el-
Àrvâh eLmujarradah), que ton état avec ceux-ci soit iden­
tique à ton état avec le premier esprit mentionné, jusqu’à
ce que dans ton intérieur perce ce qui transcende ces
goûts >> provenant de l’Assemblée Sublime (des Esprits
Angéliques} ](al-Mala’el-Aalâ) (i), et'jusqu'à ce que tu ne
sentes pas même le parfum du l’entremise d'un de ces
esprits sanctissimes. Examine néanmoins ce nouveau « goût »
étiange qui t’arrive alors, et s’il donne preuve au sujet d’un
nom divin de ceux que nous savons (el-Âsmâ-llatî bi-aydînâ)
— et c'est tout un qu'il s'agisse d'un nom de transcendance
{tanzîh) ou d'un autre nom — que ton état avec ce « goût »
soit identique à ton état avec les <igoûts » venant des Esprits
mentionnés, Sans aucune différence. Si tu éprouves un
« goût » qui te rend perplexe et que tu ne peux repousser, et
si tu sens, dans cette perplexité (hayrah), de la dispersion
(tatriq), que ton état avec cette perplexité soit comme ton
état avec les Esprits et les Noms divins. Si, par contre, ce
goût de perplexité est accompagné d'une quiétude pure
(sukûn) (2) que tu ne peux repousser, alors cela est ce
qu’il faut. Prends-y appui. Mais si tu trouves le pouvoir de
repousser cette quiétude, n'y prends pas appui (3). Si ce
«goût » se détermine en ton âme en deux fois séparées par une
discrimination, au point que tu te rendes compte qu'il s'agit
de deux moments distincts, cela n'est pas la chose qu’il
faut. N'y prends pas appui. Si, enfin, tu es détaché abso-
L Cette notion corre sp o n d à celle du Piérôme Divin de re n seig n e m e n t
gnostique.
2. Ce term e r a ttac h e l’état en question à ia notion de S a k i n a h , la T ran ­
quillité on la Présence de U Divinité.
2. Cette recom m andation doit s'e xpliquer par ceci que, lorsqu'il s'a g it
d’une vé ritable descente de la S a k i n a h , celle-ci est accompagnée d ’une
grande puissance. Il est in té res sa n t de re m a r q u e r cela dans le Coran chaque
fois q u ’il est parlé de la S a k i n a h , il est même question des “ arm ées invi­
sibles „ qui l'accom pagnent ou de la “ victoire „ (cf. Coran ; 9, 26 et 40 ; 4 8 f
4,18 et 26). Cette ** victoire f a f h , est initiatiquem ent P" o u v e r tu r e „ de l’intui­
tio n ou de la vision.
LE LIVRE D E S INSTRU CTIO NS *33
1liment de tout ce que nous venons de mentionner (r),
ensuite, quand tu es renvoyé à toi-même et au monde sen­
sible {âlamu-l-hiss), tu auras su quel est le degré auquel se
placent les envoyés (er-Rusul) pour prophétiser, et du quel
sont révélés les Livres [el-Kuiub) et les Feuillets (eç-Çnhuf),
Tu auras su ainsi ce qui reste encore « ouvert » de ces portes
et ce qui en a été « fermé », et la raison pour laquelle fut
fermé ce qui en est fermé {2). Tu sauras alors ce que tu dis
et ce qu'on te dit. Tu seras gratifié d’une compréhension en
toute chose. Tu ignoreras le Connu (ordinaire), tu connaîtras
l'îgnorc (connaissable) tu ignoreras ITgnoré (inconnais­
sable) et tu connaîtras le Connu (véritable). Tu seras la plus
savante des créatures au sujet du fait que tu en es la plus
ignorante. Et il ne te restera en fait d’invocation perpé­
tuelle que : « Mon Seigneur, accrois ma science » (Cf. Coran
20,113). C’est en cette invocation que tu vivras et que tu
mourras.
Je t'ai montré en quoi réside ton bonheur dans les deux
demeures (celle de cette vie et celle de la vie future), et à
quoi parviennent les âmes des Connaissants.
« Et Allah dit la Vérité. C’est Lui qui conduit dans la Voie ».

M uhy e d - D în I bn A rabî

Traduction et notes de M. ,V a l s a n .

I. L'état de s u f n l n lui-même peut être dépassé par ce f a t ' h dont ü a été


question dans la note précédente. Cf. la relation entre la descente de la
S a k i n a h et t’annonce de ia Victoire rochaine (ç i- P aU i e l - Q a r i b ) , Coran, 4 3 ,
28. De plus, la S a k i n a h confère un accroissement de la foi, c i. Coran 48, 4,
alo rs que le f a i h est vision.
2* La mention concerne principalem ent la distinction entre la Prophétie
légiférante qui a cessé avec le Sceau de la Prophétie qui fut S e y i d n â h t u h a m -
m a d , et la Prophétie générale des NoUÜcations divines ( k h b â r ) qui subsis-
e ra dans des formes qui lui sont p r o p r e s jusqu'a u J o u r de la R ésurrec tion *
e t même d a ns la vfe future (cf. P u t û h â t , ch. TJ),
QUELQUES CONSIDÉRATIONS
SUR L’ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN

N a dit et répété que ie Christianisme représente une


voie de grâce et d’amour et cela correspond bien, en
effet, aux caractéristiques les plus apparentes de cette forme
traditionnelle qui se présente comme reposant sur les trois
vertus théologales de Loi, d'Espérance et de Charité (i).
Encore pourrait-on se demanderai ce qu'on considère géné­
ralement comme caractéristique du Christianisme n'est pas,
en réalité, commun à toutes les traditions envisagées sous
leur aspect exotérique et si la différence à cet égard entre le
Christianisme et les autres traditions ne réside pas surtout
'dans la tonalité sentimentale de ses formulations, tonalité
de plus en plus accentuée au fur et à mesure du dévelop­
pement historique. En effet, nous ne voyons pas comment
une forme traditionnelle quelconque pourrait bien ne pas
être une « voie de grâce >>, et, pour une large majorité de
ses fidèles, une « voie d'amour >>.
Bien que des affirmations du genre de celle que nous avons
rappelée au début ne soient nullement erronées, nous avons
constaté que certains étudiants des doctrines traditionnelles
en déduisaient, un peu trop vite, que le point de vue de la
Connaissance ne tenait aucune place dans le Christianisme.
Comme René Guenon nJa cessé d'affirmer que seule la Con-i.

i. On re m a r q u e r a une c o r re sponda nc e entre les trois vertus théoiogale#


et les * trois gra n d s pilier* , qui soutienne nt la Loge m açonnique ; Sagesse»
Force e t Beauté.
ESOTERISM E C H R É T IE N 135

naissance peut conduire à la Délivrance et, à la limite, se


confond avec elle, il n'y a qu'un pas à franchir — et certains
le franchissent — pour considérer le Christianisme comme
une tradition incomplète de par sa structure meme. Or,
si René Guenon ne s’est, pas privé de critiquer durement le
sentimentalisme occidental, il a affirmé de la façon la plus
catégorique la parfaite orthodoxie du Christianisme, envi­
sagé en lui-même, par rapport à la Tradition primordiale (1),
ce qui exclut tout à fait l'hypothèse que le Christianisme en
tant que tel, et considéré dans sa totalité, soit incapable de
conduire au terme ultime de la réalisation spirituelle et, par
suite, que le Christianisme ne comporte pas une voie de
Connaissance puisque « c’est seulement par jnana qu’il est
possible de parvenir au but final, tandis que bhakti et
karma ont plutôt un robe prépara toire, les voies correspon­
dantes ne conduisant que jusqu'à un certain point » (2).
Aussi est-ce la Connaissance que le Christ promet à ceux qui
« demeureront dans sa parole », seront « vraiment ses dis­
ciples », et grâce à quoi ils « connaîtront la Vérité », cette
Vérité qui les <t rendra libres » (St. Jean, VIII, 32}, c'est-à-
dire qui les conduira à la libération finale.
Les êtres qui sont appelés à cette Connaissance, à cette
Vérité, à cette Libération, qui sont « vraiment » les disciples
du Christ sont évidemment ceux « qui non du sang, ni de
la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme mais de
Dieu sont nés » (SL je a n , I, 13), c’est-à-dire ceux qui ont été
engendrés (de nouveau) par « l'opération du Saint-Esprit »
ou transmission de l’influence spirituelle paraclétique, lors
du rite d'initiation, dans cette substance vierge qu'est une
individualité purifiée (3). Les êtres auxquels s'adresse123

1. Cf. Lu Roi du monde, c h , I V .


2. R e n é
G u e n o n : Les trois voies et les formes initiatiques, n ° d e j u i n 1950
des Etudes Traditionnelles.
3. N o u s d e v o n s p r é c i s e r ic i q u e n o u a a v o n s e n v u e , a u m o i n s p o u r le
moyeu â g e e t l e s é p o q u e s u l t é r i e u r e s , u n r i t e s p é c i f i q u e m e n t i n i t i a t i q u e q u i
ne s a u r a it ê tr e c o n fo n d u a v e c a u c u n d e s s a c r e m e n ts c o n fé ré s à to u s les
Û d è l e s d e s d i v e r s e s E g l i s e s a p o s t o l i q u e s . T o u t e p o s s i b i l i t é d ’a s s i m i l a t i o n d e
c e r i t e à u n s a c r e m e n t t e l q u e l a C o n f t r m a t i o n e s t e x c l u e p a r ie f a i t q u e ,
d a n s Ie3 o r g a n i s a t i o n s i n i t i a t i q u e s d e la C h r é t i e n t é l a t i n e m é d i é v a l e , l e s
136 É T U D E S T R A DITION NELLES

la promesse sont ceux pour qui il est écrit «j'ai dit: vous êtes
des dieux >>(SL Jean, X, 34), et qui, ayant mangé à la fois les
fruits de l’arbre de science et ceux de l’arbre de vie, vérifient
la parole de Jéhovah : « Voici que l'homme est devenu comme
l'un de nous >>(Genèse, III, 22}, parole qui est aussi celle de
l’antique serpent.., (1). Ce sont ceux qui suivent le Christ
au Thabor, puis sur la montagne du Crâne, là où, selon l'in­
comparable parole de Maître Eckhart, « Dieu lui-même rend
l’esprit >>...
Nous avons souligné plus haut que le Saint-Esprit était
particulièrement en rapport avec l'aspect initiatique du
Christianisme, et cela ressort également du fait que, sur les
sept dons du Saint-Esprit, quatresont purement intellectuels :
dons de Sagesse, d’intelligence, de Science et de Conseil On
remarquera que si, dans cette énumération, les dons de Sagesse
et d’intelligence doivent sans doute être rapportés au do­
maine de la Connaissance métaphysique ou Connaissance
pure, ceux de Science et de Conseil, par le fait même qu’ils
sont distingués des précédents, doivent se rapporter au
domaine des connaissances cosmologiques, c'est-à-dire aux
divers aspects de la connaissance du monde et de l’homme.
Il n'est pas douteux que si le Nouveau Testament con­
tient, notamment dans l'Evangile de saint Jean, les prin­
cipes (et seulement les principes) d’une connaissance méta­
physique et ontologique, que s’il renferme, dans toutes ses
parties, une description de l’attitude spirituelle selon la voie
chrétienne, l'aspect de « science », ainsi que nous l'avons déjà
souligné dans un précédent article, y est fort peu développé,
sauf dans l'Apocalypse qui, se rapportant à la dernière partie
du cycle, apparaît ainsi comme le dernier chapitre du récit
qui commence par la Genèse et décrit, pour un certain cycle
humain et pour une certaine « humanité », tout ce qu'il lui
a s p i r a n t s à l ’i n i t i a t i o n d e v a i e n t ê t r e p r é a l a b l e m e n t d e b o n s C a t h o l i q u e s q u i ,
p a r c o n s é q u e n t , a v a i e n t d é j à r e ç u t o u s le s s a c r e m e n t s c o n f é r é s a u x Ü dèie»
a y a n t a t t e i n t l ’â g e a d u l t e .
l. O n p e u t p e u t - ê t r e e n t r e v o i r i c i l ’u n e d e s r a i s o n s d e ï ’e s p è o e d e r é p r o ­
b a t i o n q u i , d u p o i n t d e v u e e x o t é r i q u o , s ’a t t a c h e à i ’i n i t i a t i o n e t à l a r e ­
c h e r c h e de la C o n n aissan c e .
E SO T E R ISM E C H R É T IEN *37

importe de connaître relativement à l'origine et à l'histoire


du monde, à travers la succession de tous les livres de l'An­
cien Testament. Au point de vue où nous nous plaçons,
cette solidarité et ce complémentarisme des textes de l'An­
cien et du Nouveau Testament n'ont de valeur que dans la
mesure où l’on peut affirmer que les fondateurs du Chris­
tianisme avaient connaissance des interprétations et des
méthodes de Pésctérisme juif, c'est-à-dire de la Kabbale,
et que cette connaissance s'est transmise au cours des temps
à l'intérieur des lignées initiatiques chrétiennes.
Nous nous en tiendrons pour aujourd'hui au premier point.
Un érudit catholique dont les conceptions sur l'initiation
étaient assurément fort différentes de celles que nous expo­
sons ici à la suite de René Gué non, mais qui possédait une
ample information sur la Kabbale et sur les origines du
Christianisme, signale dès les premières lignes de son cha­
pitre Influence de la Kabbale- et les KabbaUsles chrétiens (r),
que des hébraïsants réputés ont affirmé que saint Paul fait,
en quelques endroits, allusion à la Hochma m s far a ou sagesse
secrète du judaïsme. Paul Vulhaud donne une entière adhé­
sion à ce point de vue et le justifie par des exemples précis
qui dénotent entre autres choses chez saint Paul la connais­
sance de la doctrine kabbaUstïque des Sephiroth. Plus loin,
le même auteur n’hésite pas à écrire que « le document juif-
chrétien nommé Apocalypse de saint Jean pourrait être tra­
duit kabbalistiquement dans sa totalité >>. Il relève que l'ex­
pression apocalyptique « celui qui est, qui était et qui est
à venir » est la périphrase du Tétragramme et que les sept
esprits qui sont devant le trône sont les sept Sephiroth infé­
rieures. Avant Paul Vulliaud, un autre hébraïsant d'enver­
gure dont nous aurons sans doute l’occasion de reparler car
quelques indices donnent à penser qu’il ne fût pas un simple
érudit, P. Nommés, assurait que Y Apocalypse était un authen­
tique document de kabbale chrétienne et apportait à l’appui.1

1. P a u l V u l l i a u d : La Kabbale juive; to m e H, c h . X IX .
138 É TU D E S TRA D IT IO N N EL L ES

de son affirmation des arguments que nous ne reproduirons


pas ici puisqu'ils ont déjà été publiés dans cette revue (i).
Si catégorique en ce qui concerne l'époque apostolique,
Paul Vulïiaud devient beaucoup plus réticent lorsqu’il passe
à la période patriotique car, dit-il, « les Pères de l'Eglise ne
fournissent aucun document sur la Kabbale proprement dite»,
ce que nous n'avons aucune raison de contester vu Fam­
pleur de l'information de Paul Vulïiaud en la matière. Mais
. il s'agit là d'un argument purement négatif et qui implique
l'idée préconçue que tout enseignement doit laisser des
traces écrites et que les écrits sonr nécessairement rendus
publics. Tout en admettant que l’existence d'une tradition
orale et les méthodes d’interprétation de l’ésotérisme juif
n’ont pas été inconnues des Pères de l'Eglise, notamment de
saint Jérôme, de saint Justin et d’Eusèbe, Paul Vulïiaud
déclare qu'on ne peut prouver chez les Pères une connaissance
vraiment approfondie des traditions ésotériques juives et
cela s'explique selon lui par l’antagonisme existant entre
Chrétiens et Juifs. Mais si les Apôtres ou quelques-uns
d’entre eux au moins ont possédé cette connaissance appro­
fondie de l’ésotérisme juif, comment expliquer qu’ils ne
l'auraient pas transmise ? Contrevenant à la parole du
Maître, les Apôtres auraieni-iE mis la lumière sous le bois­
seau ? Ne serait-ce pas plutôt que les ésotéristes chrétiens
des âges postérieurs ont eu des raisons pour se montrer plus
discrets dans leurs écrits, ou même se sont entièrement abste-
tenu d’écrire ?
Nous savons qu'en réalité la transmission ne s'est pas
interrompue à une époque aussi lointaine, et même qu'elle
s'est poursuivie au moins partiellement jusqu'à une date
beaucoup plus rapprochée de nous qu'on ne le pense géné­
ralement.
J ean R e y o r .1

1 . P . N o m m e s : Fragments sur l’Apocalypse e t La pêche miraculeuse, é l u d e s


p a r u e s p r i m i t i v e m e n t d a n 3 le Musëon e t r e p r o d u i t e s d a n s Le Voile d’Isix
n o » d e d é c e m b r e 1931 e t n o v e m b r e 1933.
LES REVUES

D a n s l e n ° d e m a i d e Masonic Light, n o u s m e n t i o n n e r o n s u a
c o u rt article, c o n sa c ré à une q u estio n des plus .im portantes :
l’e m p l o i d e ia l a n g u e h é b r a ï q u e d a n s l e s m o t s s a c r é s e t les m o t s
d e p a s s e d e la M a ç o n n e r i e . C e t a r t i c l e m e t b i e n e n l u m i è r e l ' i m ­
p o s s i b i l i té de t r a d u ir e r i g o u r e u s e m e n t les t e r m e s d 'u n e la n g u e
sa c ré e . L 'a u c e u r e h o i s i t c o m m e e x e m p l e s les d e u x m o t s S/io/om
e t Z ' d o k o l g q u ’o n r e n d h a b i t u e l l e m e n t p a r « p a i x » e t >< c h a ­
r i t é ü. O r , l e p r e m i e r n e s i g n i f i e p a s s e u l e m e n t a b s e n c e d e
g u e r r e , n ia is e n c o r e intégrité", p e r f e c t i o n , s a n t é d u c o r p s et d e
l ’â m e , H a r m o n i e , p r o s p é r i t é ; e t Z ’d o k o h n e s i g n i f i e p a s s e u l e ­
m e n t c h a r i t é , m a i s a v a n t t o u t j u s t i c e , e t e n c o n s é q u e n c e l es-
r è g l e s t a l m u d i q u e s c o n s i d è r e n t la c h a r i t é n o n pas c o m m e
u n e œ u v r e « s u r é r o g a t o i r e », m a i s b i e n c o m m e u n e œ u v r e d e
s t ric t e é q u i t é , les b ien s q ue t o u t h o m m e possède, ne lui a p p a r ­
t e n a n t pa s e n p r o p r e , m a i s é t a n t u n s i m p l e d e p o t q u e D i e u lui
a confié.

— L e n° de la m i - é t é r e p r o d u i t q u e l q u e s e x t r a i t s g l a n é s
d a n s u n e p u b l i c a t i o n a n t i m a ç o n n i q u e q u ; v i e n t d e v o i r le j o u r
a u C a n a d a . C e s e x t r a i t s d o n n e n t , s u r l ' o r g a n i s a t i o n d e la M a ­
ço n n erie internation ale, des re n se ig n e m e n ts tellem ent s e n s a ­
t i o n n e l s q u e n o u s n e r é s i s t o n s p a s a u d é s i r d ’e n f a i r e p r o f i t e r 1
n o s l e c t e u r s . « L a M a ç o n n e r i e n e c o m p t e p a s ?M d e g r é s , m a i s
b i e n 34 ; b e a u c o u p d e M a ç o n s n ’e n s a v e n t r i e n , l e f a i t é t a n t
re n u s t r i c t e m e n t s e c r e t , m ê m e à l ’é g a r d d e s t i t u l a i r e s d u
33° d e g ré . Ce 3qe d e g ré est c o n s t i t u é p ar ies m e m b r e s de
l ’ O r d r e d e s B m i t , B r i t ' n , O r d r e q u i c o m p t e 5o m e m b r e s , d o n t
3o s o n t J u i f s . . . C h a c u n e d e s g r a n d e s d é n o m i n a t i o n s d u P r o ­
testantism e e t d e l’ E g l i s e O r t h o d o x e , a u s s i bien q u e de-
l ' I s l a m , a sa p r o p r e M a ç o n n e r i e p o u r la d i r i g e r : a i n s i l ' E g l i s e
a n g l i c a n e est d o m i n é e p a r i e s O i d - f e l k m s ; les m é t h o d i s t e s et
l e s p r e s b y t é r i e n s s o n t d o m i n é s p a r l ’O r d r e d e s O r a n g i s t e s ; la
M a ç o n n e r i e g r e c q u e esc d o m i n é e p a r les * C h e v a l i e r s do
P y t h ï a s » ; la M a ç o n n e r i e a / a b o - p e r s a n e e s t d o m i n é e p a r le
M y s t i c S h n n e ; l a M a ç o n n e r i e é g y p t i e n n e e s t d o m i n é e p a r le
K a m a k T e m p l e . L a M a ç o n n e r i e c o n t r ô l e e g a l e m e n t les c o m ­
p a g n i e s d ’a s s u r a n c e s , p a r l ’ i n t e r m é d i a i r e d e P * O r d r e I n d é ­
p e n d a n t d e s F o r e s t i e r s s>. E l l e i n f l u e s u r l a p o l i t i q u e m o n d i a l e -
a u m o y e n d ’u n S u p r ê m e C o n s e i l q u e d i r i g e u n Président,
assisté de 4 M inistères. Ce S u p rê m e C o n seil a p o u r e m b lè m e
u n s e r p e n t m y s t iq u e . L e P r é s i d e n t est ju if. L e s 4 m in is tè re s ,
s o n t -, l e m i n i s t è r e d e l a H a i n e , d i r i g é p a r u n r a b b i n ; l e m i ­
n is tè r e d e la R e l i g i o n , c h a r g é d e s c é r é m o n i e s s a c r i l è g e s du
c u l t e m a ç o n n i q u e , y c o m p r i s l e s m e u r t r e s r i t u e l s , l ’a d o r a t i o n
d e 8 a a l e t l e s p i r i t u a l i s m e a v a n c é (sic) ; l e m i n i s t è r e d e la-
14 o ÉTU D E S T RADIT ION NEL L ES

F a u sseté, a u x ord res de Y In te llig e n c e S e rv ic e , cette d ern ière


o r g a n i s a t i o n é t a n t , c o m m e c h a c u n le s a it, c o m m a n d é e p a r ie
P ré s id e n t du S a n h é d r in israélite. L e q u a tr iè m e m in is tè re est
c e l u i de l 'E r r e u r , a u q u e l p ré s id e le G r a n d - P r ê t r e d e s J u i f s
(y 'e sic ). C e d e r n i e r m i n i s t è r e e s t c h a r g é de r é p a n d r e d e s m e n ­
s o n g e s p a r m i les m e m b r e s d e t o u t e s ies E g l i s e s , d a n s le b u t
d e f a v o r . s e r le j u d a ï s m e . R y a a u s s i u n e s o r t e d e s o u s - s e c r é ­
t a r i a t d ’ E t a t à l ' A v a r i c e , d o n t l e t i t u l a i r e e s t u n de-s b a r o n s d e
la h n a n c e ju ive. U n e telle o r g a n i s a t io n exige d e s f o n d s i m ­
p o r t a n t s . I l s s o n t f o u r n i s p a r la c o n t r e b a n d e e n m a t i è r e d e
s o i e r i e s ; de b i jo u te r ie , d 'a l c o o l s , de s t u p é f ia n ts , et a u s s i par
d ’a u t r e s r e s s o u r c e s , t e l l e s q u e l a t r a i t e d e s b l a n c h e s , l e s b a n ­
q u e r o u t e s f r a u d u l e u s e s e t te p i l l a g e d e s m a i s o n s i n c e n d i é e s .
U n e a c t i v e p r o p a g a n d e e n f a v e u - d e l a M a ç o n n e r i e s ’e x e r c e a u
m o y e n d e la l i t t é r a t u r e p o r n o g r a p h i q u e , a n a r c h i s t e e t n i h i ­
l i s t e , e t a u s s i p a r l e s * c e r c l e s f r a t e r n e l s » t e l s q u e l e R o t a r y »,
R p a raît q u e la feuille qui r a p p o rte ces d é tails s u r p r e n a n t s se
flatte de c o m p t e r p a r m i ses a b o n n é s p l u s i e u r s p r ê tr e s et un
é v o q u e . M a s o n i c L i g h t s ’e n a t t r i s t e . M a i s p o u r q u o i d e s e c c l é ­
s i a s t i q u e s n ’a u r a i e n t - i l s p a s te d r o i t d e s e d i v e r t i r h o n n ê t e ­
m e n t à la l e c t u r e de c es folios ? P o u r ce qui est d e s l e c t e u r s
o r d i n a i r e s , il e s t b i e n é v i d e n t q u e l e p r o g r è s d e s l u m i è r e s l e s
re n d ap te s à tou t a c c e p t e r . E t ies c o n t e s b l e u s q u e n o u s a v o n s
r a p p o r t e s s o n t t o u t de m ê m e plus v r a i s e m b l a b l e s q u e les h i s ­
to ir e s qui a v a i e n t c o u r s en F r a n c e au d é b u t d u s i è c l e s u r
le d i a b l e B i t r u , g r a n d v i s i t e u r d e L o g e s , et c e r t a i n c r o c o ­
d ile, j o u e u r de piano. E t q u e l q u e s a n n é e s s e u l e m e n t n o u s
s é p a r e n t d e la p u b l i c a t i o n d e L ' E l u e d u D r a g o n , o ù t o u s d é t a i l s
é t a i e n t d o n n é s ( a v e c p l a n s à l ’a p p u i ) s u r Ses p r a t i q u e s d e s
« a r r i è r e - l o g e s », p r a t i q u e s s u r l e s q u e l l e s n o u s n o u s g a r d e ­
r o n s d ' i n s i s t e r , p a r c e q u ’e l l e s r e l è v e n t d e l a p o l i c e d e s m o e u r s .
R est p ar a i l le u r s bien é v id e n t q u e l’ E g l i s e c a t h o l i q u e n e s a u ­
rait être r e n d u e solidaire des m e n s o n g e s ( b e a u c o u p m o i n s
i n o f f e n s i f s q u ’o n p o u r r a i t ê t r e t e n t é d e ie c r o i r e ) d e s a n t i ­
m a ç o n s ; la vérité, c 'c s t q u e ces derniers s'efforcent de
c o m p ro m e ttre certaines p ersonnalités religieuses dans leurs
c a m p a g n e s r i d i c u l e s . . . e t q u ’i ls y r é u s s i s s e n t q u e l q u e f o i s . D u
reste, m ê m e au C an ad a de langue française, q u i s e m b le être
a u j o u r d ’ h u i l e d e r n i e r r e f u g e d e l ’a n t i m a ç o n n i s m e m i l i t a n t , il
n ’e s t p a s r a r e q u e d e s r e l a t i o n s c o u r t o i s e s e x i s t e n t e n t r e la
M açonnerie et des organisations strictem ent catholiques.
M a s o n ic L ig h t d o n n e sur ce poin t des in d ica tio n s qui s u r­
prendraient certainem ent beaucoup de Français.

— D a n s le n° de se p te m b re , n o u s tr o u v o n s q u e l q u e s notes
s u r l a c a r r i è r e m a ç o n n i q u e d e D a n i e l O ’C o n n e l , le « L i b é r a ­
t e u r i r l a n d a i s », q u i , n o n s e u l e m e n t s u t r e n d r e u n e â m e à s a
patrie o p p r i m é e , m ais e n c o r e fut ie véritable artisan de
R k a c t e d ’é m a n c i p a t i o n » d e i 8 a g , p a r l e q u e l t o u s l e s c a ­
t h o l i q u e s d u R o y a u m e - U n i r e ç u r e n t la p l é n i t u d e des d roits
civ ils et p o l i ti q u e s , a p p a r t e n a i t e n effet à la F r a n c - M a ç o n n e r i e .
I l j o u a d ’a i l l e u r s u n r ô l e m a ç o n n i q u e a c t i f : i n i t i é e n 1 7 9 9 à la
L o g e n ° 1 8 9 d e D u b l i n , i l e n d e v i n t l e P r é s i d e n t l ’a n n é e s u i ­
v a n t e . U f u t m e m b r e f o n d a t e u r d ’u n e L o g e d e T r a i e e e t a f f i l i é
LES R E V U E S 141

d ’u n e L o g e d e L i m e r i c k . M a is en i83S, a y a n t eu c o n n a i s ­
s a n c e d e s c o n d a m n a t i o n s p o n t i f i c a l e s p o r t é e s c o n t r e l ’O r d r e ,
il s e r e t i r a v o l o n t a i r e m e n t d e l a M a ç o n n e r i e , à l a q u e l l e il
av ait a p p a r te n u p e n d a n t p r e s q u e 4 0 a n s . — D a n s le m ê m e n°,
e s t a n n o n c é e l ’é l e c t i o n , c o m m e G r a n d - M a î t r e d e l a G r a n d e
L o g e U n i e d ’A n g l e t e r r e , d u c o m t e d e S c a r b r o u g h , a n c i e n
G r a n d - M a î t r e de ia G r a n d e L o g e d e D i s t r i c t d e B o m b a y .

— D a n s le S y m b o l ' . i m e d e j u i n i o 5 i , n o u s s i g n a l e r o n s u n b e l
« H o m m a g e à R e n é G u e n o n u p a r M . G. d e S a i n t - J e a n . —
V i e n n e n t e n s u i t e trois é t u d e s s u r les r a p p o r ts du R o s i c r u c i a -
n i s m e e t de ia M a ç o n n e r i e , s i g n é e s r e s p e c t i v e m e n t d e M M . L e ­
page, B ern ard E. Jo n e s (étude extraite du F r e e m a s o n 's G u id e
and C o m p e n d i u m ) et G . - H . Luquet. Dans cette dernière
é t u d e , q u i e s t d e b e a u c o u p la p l u s l o n g u e , M . L u q u e t a n a l y s e
l e s d i v e r s t e x t e s s u r l e s q u e l s o n a t e n t é d e s ’a p p u y e r p o u r
p r o u v e r e u e les R o s i c r u c i e n s o n t jo u é un rôle lors du p a s s a g e
d e la M a ç o n n e r i e o p é r a t i v e à l a M a ç o n n e r i e s p é c u l a t i v e . C e
s o n t divers p o è m e s , o p u s c u l e s , lettre s et a r t i c l e s de j o u r n a u x ,
q u i s ’é c h e l o n n e n t d e 1 6 3 8 à i j 3 o . S ’ il s e m b l e b i e n , c o i n m e l e
a i t M. L u q u e t , q u e c h a c u n de c e s é c r i t s p n s à p a rt ne p r o u v e
p a s g r a n d ’ c h o s e , il e s t t o u t d e m ê m e é t r a n g e d e v o i r , d a n s s i x
d e s n e u f t e x t e s a n a l y s é s , le n o m d e s F r a n c s - M a ç o n s r a p p r o ­
c h é de c e lu i des R o s e - C r o i x et, d a n s un s e p ti è m e texte, de
celui des K ab b aiiste s. Ce faisceau de c o ïn c id e n c e s est digne
d ’ e x a m e n , si l’ o n s o n g e à l ' h a b i t u d e d e s r o s i c r u c i e n s d e p r o ­
c é d e r p a r a l l u s i o n s , d ’a t t i r e r l ’a t t e n t i o n p o u r l a d é t o u r n e r
e n s u i t e , de j e t e r e u x - m ê m e s le d i s c r é d i t s u r l e u r s p r o p r e s
o u v r a g e s . L e h u i t i è m e d e s n e u f t e x t e s é t u d i é s , q u e M. L u q u e t
a n a l y s e l o n g u e m e n t , e s t i n t i t u l é L o n g L i v e r s ( c e q u ’o n p o u r r a i t
t r a d u s r e p a r : « C e u x q u i s o n : d o u é s d e l o n g é v i t é ») , p u b l i é
à L o n d r e s e n 1 7 2 3 , s o u s le nom d ’Eu genius Phiiaiethes'
j u n i o r . C ’ e s t l a t r a d u c t i o n d ’ u n t r a i t é h e r m é t i q u e d ’A m a u l d
d e V i l l e n e u v e , t r a d u c t i o n d é d i é e ■< a u x G r a n d - M a s t r e , M a î t r e s ,
S u r v e i l l a n t s et F r é t é s de la tr ès a n c i e n n e et tr ès h o n o r a b l e
F r a t e r n i t é d e s F r a n c s - M a ç o n s d e G r a n d e - B r e t a g n e e t d' 1 r-
i a n d e ». S u r l ’ i d e n t i t é d e i ’a u t e u r d e c e t o u v r a g e , d u r e s t e f o r t
i n t é r e s s a n t , v o i c i c e q u e n o u s d i t M . L u q u e t . >< En* s ' a p p e l a n t
E u g e n i u s P h i i a i e t h e s l e j e u n e , il a t o u t P a i r d e v o u l o i r s e
p l a c e r s o u s le p a t r o n a g e d ’ u n E u g e n i u s P h i i a i e t h e s p l u s a n ­
c i e n , E n fait, d e s li vre s i m p r i m é s d e i 6 5 o à i 6 5 y é t a i e n t s i ­
g n és E u g e n i u s P h i i a i e t h e s . S o n vrai n o m fut T h o m a s V a u g h a n .
M a i s la q u e s t i o n se c o m c l i q u e . D e s o u v r a g e s d u m ê m e g e n r e
q u e c e u x d ’E u g e n i u s P h i i a i e t h e s o n t été p u b l i é s à A m s t e r d a m
et à L o n d r e s d e r6 6 4 à 1 6 7 8 p a r u n c e r t a i n E i r e n a e u s P h ü a ­
l e t h e s , « A n g l a i s d e n a i s s a n c e e t c o s m o p o l i t e d e r é s i d e n c e »,
q u ’ o n n ’e s t p a s p a r v e n u à i d e n t i f i e r . D i v e r s a u t e u r s o n t c o n ­
f o n d u c e s d e u x P h i i a i e t h e s , et iis s o n t d ' a u t a n t p lu s e x c u ­
s a b l e s q u ’à c e q u ’o n d i t , E i r e n a e u s l u i - m ê m e a u r a i t p r i s p o u r
u n d e s e s o u v r a g e s l e p r é n o m d ’ E u g e n i u s . Il n ’y a u r a i t d o n c
r i e n d e s u r p r e n a n t à c e q u ’E u g e n i u s P h i i a i e t h e s l e j e u n e a i t
c o m m i s l a m e m e c o n f u s i o n , e t , b i e n q u e s e p l a ç a n t s o u s le
s i g n e d ’E u g e n i u s , s e s o i t i n s p i r é à la f o i s d ’É u g e n i u s e t
d ’ E i r e n a e u s ». E n s o m m e , t o u t a é t é f a i t , e t m ê m e t r è s b i e n
T AO ÉTU D E S TRADITION NELLES

f a i t , p o u r « b r o u i l l e r l e s p i s t e s », e t l ’ o n n e s ’y r e t r o u v e g u è r e . . .
C e u x , q u i v o u d r o n t d ’a u t r e s r e n s e i g n e m e n t s s u r l e s d e u x ( o u
s u r les trois) P h i l a i e t h e s , « j e u n e s » o u n o n , et qui a p p a r u r e n t
çà et là s o u s les n o m s de G e o r g e S t a r k e y , D r Z h e i l , C h i l d e ,
C a r n o b i u s , p o u r r o n t c o n s u l t e r le T h e o s o p h is m e de R e n é G u é -
n o n ( p . 53) e t a u s s i Y H i s t o i r e e t D o c t r i n e s d e s R o s e - C r o i x d e
S é d i r ! o . 3 5 7 ). Q u o i q u ’ il e n s o i t , L o n g L i v r e s d u t a v o i r u n
c e r t a i n r e t e n t i s s e m e n t d a n s l e m o n d e m a ç o n n i q u e d ’a l o r s ,
c a r M . L u q u e t n o u s a p p r e n d q u e c i n q a n s p l u s t: r d , u n h a u t
dignitaire de la M a ç o n n e r i e g a llo is e , E d w a r d O a k l e y , ht,
d e v a n t l a L o g e l o n d o n i e n n e « A u x t r o i s C o m p a s ». u n d i s ­
c o u r s q u i fut im p r im é e n su ite d an s un d o c u m e n t officiel, et
o ù il r e p r e n a i t n o n s e u l e m e n t les i d é e s ri e L o n g L i v e r s ,
« m a i s j u s q u ’à d e s p a s s a g e s t e x t u e l s , e n t r e g u i l l e m e t s ». S i ­
g n a l o n s au ss i trois p o i n ts d o n t M. L u q u e t ne parle p a s, m a i s
q u ' é v i d e m m e n t il n e p e u t i g n o r e r . D ’a b o r d , s ’ il e s t b i e n v r a i
q u e L o n g L i v r e s ne fait a u c u n e m e n t m e n t i o n d e s R o s e - C r o i x ,
c e t o u v r a g e n ’e n e s t p a s m o i n s ■< s i g n é » p a r e u x , c a r , d a n s
u n e p a r t i e d e la p r é f a c e q u i p r é c è d e c e l l e q u e M . L u q u e t a
t r a d u i t e , il e s t p a r i é d e c e r t a i n e s p e r s o n n e s « d o n t l e n o m
d o i t ê t r e r a y é p o u r t o u j o u r s d u l i v r e M . ». fl s ’a g i t b i e n é v i ­
d e m m e n t d u ,( L i v r e M . » d e s R o s e - C r o i x , q u ’o n a i n t e r p r é t é
p a r L i b e r M u n d i ou m ê m e p a r M u n i s L i b a n et q u i e s t le s e u l
l i v r e d a n s l e q u e l i l s c o n s e n t a i e n t à l i r e , e u x q u i n ’é c r i v e n t
point. Ensuite, il e s t f a i t m e n t i o n d e L o n g H v e r s e t d u
f Frère » Eugcnius P h i l a i e t h e s d a n s un oMvrage é d i té à
L o n d r e s e n r 7 c 3 « à l ' u s a g e d e s L o g e s » et i n t i t u l é E b r ie L it ts
E n c o m i u r r i Q E l o g e d e l ’ i v r e s s e »}. E n f i n , d i v e r s a u t e u r s o n t
p e n s é q u ’ E u g e n i u s P h i l a i e t h e s é t a i t u n c e r t a i n R o b e r t S a m ’o e r ,
q u i v i v a i t d a n s l ’e n t o u r a g e d u d u c d e M o n t a g u , s u c c e s s e u r d e
D c s a g u l i e r s c o m m e G r a n d - M a î t r e d e s « M o d e r n e s ».

— D a n s le n ° de s e p t e m b r e - o c t o b r e - n o v e m b r e , a r t i c l e de
M. j C o r n e l o u p , i n t i t u l é « L e C e n t r e d u M o n d e ». L ’a u t e u r ,
d o n t o n s ait les t e n d a n c e s r a t i o n a l i s t e s , r e c o n n a î t tr è s f r a n ­
c h e m e n t q u ’e n l ' e s p a c e d ' u n e g é n é r a t i o n , u n e é v o l u t i o n s ’ e s t
p r o d u i t e d a n s les m i l i e u x « c u ltiv é s » : alo rs q u ’a u d é b u t de
n o t r e s i è c l e , les « s p i r i t u a l i s t e s » y é t a i e n t c o n s i d é r é s c o m m e
a e s « o r i g i n a u x » o u m ê m e c o m m e d e s » f a i b l e s d ’e s p r i t » , c e s o n t
m a i n t e n a n t les m a t é r i a l i s t e s q u i f o n t f i g u r e d ’ « a t t a r d é s » et d e
m i n i h a b e n l e s . M . C o r n e l o u p e s t d ’a i l l e u r s a u s s i s é v è r e p o u r
les « f o r c e n é s d u s c i e n t i s m e » q u e p o u r les « m o u s q u e t a i r e s
d u n é o - s p i r i t u a l i s m e ». M a i s il e s t v i s i b l e q u e s e s s y m p a t h i e s
v o n t t o u t d e m ê m e a u x p r e m i e r s : e n e f f e t , il s ' a t t a q u e d a n s
s o n é t u d e à l a c o n c e p t i o n t r a d i t i o n n e l l e s e l o n l a q u e l l e l ’h o m m e
e s t l e « c e n t r e d u m o n d e », e t U « m e t e n f a c e c e q u e n o u s
s a v o n s a u j o u r d ’ h u i : q u e l ’h o m m e n ’e s t q u ’u n e i n f i m e m o i s i s ­
s u r e » (Grc) E t il a j o u t e : « L a p l u s h u m b l e a b e i l l e , l a p l u s
chétive f o u r m i , p e u t c r o i r e q u ’e l l e e s t f a i t e à l ’i m a g e de
l ’ E t r e S u p r ê m e q u i l u i a d i c t é s o n d é c a l o g u e e n c r é a n t l ’u n i ­
v e r s s p é c i a l e m e n t p o u r q u e s o n e s p è c e y p r o s p è r e », N o u s
n o u s d e m an d on s v raim en t ce que pourrait être un D é c a lo g u e
p o u r a b e i l l e s et p o u r f o u r m i s . M a is n o u s é t o n n e r o n s san s
d o u t e M . C o r n e l o u p e n l u i d i s a n t q u e si c e s e s t i m a b l e s i n -
LES REVUES 143

sectes constructeurs étaient doués de la faculté de penser (ce


que nous ne croyons pas, la pensée étant le propre du régne ho-
minai), et si, dans leurs cogitations, ils se figuraient être l’image
du Suprême Architecte des Mandes, ils auraient parfaite­
ment <1 raison » ; car ils le sont en eflet. Le Maçon qu’est
M. Corneloup ne sait-il pas que l'abeille, insecte géomètre,
i fille de la Lumière », annonciatrice des premiers soleils, qui
a rassemble ce oui esc épars » en butinant toutes fleurs pour
faire à i’homme 0 ^ don divin: le miel, substitut!; de i’amnroL
sie, est un des plus anciens symboles du Maître Maçon, sym­
bole lui-même de l’ArchiteetTde toutes choses ? Oui,l'abeille
est bien créée à l’image de Dieu, et, plus précisément, elle est
l'image du Verbe créateur; ne vole-t-elle pas sur tes lèvres du
divin Platon, le chantre du Logos, ei sur celles de saint Am­
broise, donc le noua est le nom meme de l’ambroisie, et dont
la parole d ’or, selon la liturgie catholique, •< engendra au
Christ saint Augustin, cette éclatante lumière de 1 Eglise" ?
M. Corneloup, qui a si souvent siégé au D e b ir , ne sait-il pas
que ce mot hébraïque est le nom même de l'abeille, D e boni ,
tiré de la racine DBR, qui signifie ;< parob 1 « ? Lui qui, dans
ses * allocutions de bienvenue » aux nouveaux Maçons, a dû
souvent leur transmettre l’antique devise initiatique : C o n­
nais toi toi-mème, sait aussi bien que nous que cette sen­
tence était gravée au Delta > >du temple élevé parles Grecs à
la ff Vraie lumière >», et dont le « prototype », construit en cire
par les abeilles, fut transporté par le << Dieu géomètre » dans
son royaume d'Hyperborée. M, Corneloup nous dira sans
douce que cc sont là des légendes ", q u ’on ne peut mettre
sur le même plan que les « certitudes de la science ", selon
lesquelles l’abeille et l’homme sont des « moisissures 0. Mais
nous, qui ne professons aucun respect pour la « science » d ’a u­
j o ur d’hui, d'hier ou de demain, nous pensons avec la < t tradi­
tion perpétuelle et unanime » que l'abeille, comme la iourmi,
le papillon, le scarabée, comme tous les insectes, tous les
animaux, toutes les plantes, toutes les pierres, comme toute
la parure delà terre et toute l’armée des cieux, est un symbole
de l’Ltre divin, ;< Car les perfections invisibles de Dieu,
sa pu iss mcc éternelle et sa divinité, se voleur comme à l'œil,
depuis la création du monde, quand on considéré ses
Ouvrages * (Epure aux Romains, 1, 2 0 ). Toutes choses étant
des symboles de Dieu sont u à l’image de Dieu », le moins
imparfait de ces symboles étant l’homme, qui occupe de
ce fait une place « centrale » -dans l’univers, et le plus parfait
étant l'Homme-Oieu, a qui a manifesté d ’une manière ineffable
les perfections du Pere ». A la fin de son article, M, Corne­
loup donne aux« spiritualistes » et aux chrétiens en particulier
quelques conseils que nous reproduisons in extenso : « Mon
seul désir est d ’aider mon frère néo-spiritualiste à dépouiller
ses métaux, et non de troubler sa foi, quelle q u ’elle soit. Si,
par exemple, sa vocation est d'être chrétien, j'applaudirai à ce
qu'il s'y efforce. Mais q u ’il soit chrétien dans l’humilité et
dans la clarté. Quand il prononcera < Notre Père qui êtes aux
cieux », qu'il sache quel est ce Père, ce que sont ces cieux.
Et il ne le saura que s'il a une nouvelle fois crucifié le Fils
144 ÉTUDES TRADITIONNELLES

dans son cœur. Mais alors il pourra marcher s ur le sentier


initiatique en communion fraternelle avec l’athée qui, s u r m o n ­
tant effroi et dégoût, a frappé aux portes de la Mort et a d é ­
couvert la Vie ». M, Corneloup nous croira-t-il si nous lui
disons que le conseil de « crucilier une nouvelle fois le Fils
dans leur cœur® ne peut être écouté par des chrétiens q u ’avec
horreur ? Il connaitrnal, ou plutôt il ne connaît pas du tout le
christianisme, et c'est pourquoi nous ne lui en voulons point.
Ce qu'un chrétien doit « crucifier dans son cœ ur », c ’est le
« vieil homme », et il doit s'efforcer de « ressusciter avec le
Christ ». lit quelle idée M. Corneloup se fait-il donc de la Foi
quand il s’imagine q u ’elle puisse être u troublée » par les
arguments rationalistes ? 1 ! est visible q u ’il confond cette
vertu théologale avec la simple « croyance », semblable à la
croyance que peut avoir un scientiste dans les « enseigne­
ments » éphémères et les « toutes dernières acquisitions » de
la science du jour. Mais la Foi n ’est pas un échafaudage de
vérités partielles plus ou moins hien assemblées, et dans lequel
il suffirait d ’enlever un élément pour que tout s'effondre. C’est
bien autre chose, qu’il serait trop long d'expliquer à M. Cor-
neioup. D’autre part, nous ne cacherons pas notre surprise
d ’apprendre q u ’il existe des athées qui ont « frappé aux portes
de la Mort et y ont découvert la Vie » J us qu ’ici, ceux dont
nous avions entendu dire à peu près la même chose, comme le
Christ et comme Dante, n’étaient pas précisément des athées.
Il nous est difficile de croire M. Corneloup sur parole, car son
affirmation est hien grave, et le inonde est bien vieux... Pour
terminer, nous ajouterons qu'il est impossible à un être limité,
tel que l’homme, de se faire une idée claire de la Divinité. Que
M. Corneioup, dont le zèle pour la Maçonnerie est réel et
sincère — et c’est pourquoi il nous est au fond si sympathique,
et c'est pourquoi nous nous sommes attardé si longtemps à
essayer de le réfuter — que M. Corneloup lise donc le récit de
la dédicace du premier Temple maçonnique (I Rois VHI,
EO-r>). « Au moment où les prêtres sortirent du lieu saint, la
nuée remplit le temple de ['Eternel. Les prêtres ne purent y
rester pour le service, car la gloire de l’Eternel remplissait le
temple Alors Salomon s’écria ; L’Eternel veut habiter dans
l’obscurité ». Rien ne peut évidemment s’opposer à la volonté
d 'En -Hau t. Or, Salomon nous l’affirme, l’Eternel veut habiter
dans l’obscurité. C’est le « Maçon du Seigneur » q u ’il nous
faut croire, et non pas M. Corneloup. —, Dans le même n°,
M. jean Piette a publié un article intitulé : « L’aspect méta­
physique du Christianisme », dont nous nous proposons de
parler prochainement.
D enys R oman.

L â G éra n t ; P a u l C h a c o r n a c .

901 . Imprimerie Jouve et Cu, 15, rue Racine, Paris. — 5-52

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